IN MEMORIAM WOLFGANG WAGNER

Incontestablement c’est l’une des figures historiques de la musique et de la culture européennes qui nous a laissés le 21 mars dernier. Petit fils de Richard Wagner, à la tête du Festival de Bayreuth depuis 57 ans, il en avait abandonné la direction en septembre 2008. A la faveur de la réouverture du Festival en 1951, et de la mise à l’écart de Winifred Wagner, sa mère, suite à ses relations très étroites avec le régime nazi, il prit la direction à 32 ans avec son frère Wieland du “Neues Bayreuth”, le Festival de Bayreuth “nouveau” d’après guerre. Moins créatif que son frère qui pendant les années 50 et 60 fut incontestablement la référence du Festival, il en prend définitivement la tête, seul, à la mort de Wieland en 1966. Sans rentrer dans les polémiques qui ont ravagé la famille Wagner jusqu’à une période récente, qu’on pourra évoquer en d’autres lieux, il faut lui reconnaître un sens peu commun des opportunités et du rôle moteur du Festival de Bayreuth. Il fut incontestablement l’un des plus grands directeurs de Festival, maintenant contre vents et marées la même ligne artistique, celle de faire de Bayreuth un atelier musical et scénique. D’où l’appel à des chefs et chanteurs plutôt jeunes, d’où l’appel à des metteurs en scène souvent contestés, souvent expérimentaux, sentant souvent le soufre. Il a su alterner des mises en scènes assez traditionnelles et d’autres très décoiffantes ; l’une des dernières en date, celle du Parsifal de Christoph Schlingensief, a considérablement troublé le public. Le symbole de cette politique est évidemment l’appel à Patrice Chéreau et Pierre Boulez pour réaliser le Ring du centenaire en 1976, mais n’oublions pas qu’il avait déjà défrayé la chronique en appelant Götz Friedrich pour Tannhäuser en 1972, dont la mise en scène assise sur la lutte des classes avait déjà profondément choqué à l’époque. Il avait compris que la survie de l’identité du Festival, qui avait construit sa réputation de “nouveau” à partir des mises en scène de Wieland, ne pouvait être un conservatoire “théâtral” ce qu’il avait été avant guerre et qu’il risquait de redevenir si l’on revenait sans cesse à Wieland, même disparu. Mais il avait senti que c’est bien la mise en scène qui marquerait de pierres miliaires l’histoire du Festival. Il se réservait donc les mises en scènes traditionnelles, et choisissait par un savant dosage les artistes qu’il voulait voir travailler sur le Festival. D’un point de vue musical, il a su créer d’incontestables fidélités: Birgit Nillson, Theo Adam, Gwyneth Jones, Deborah Polaski, et bien sûr sa grande découverte des années 1980, Waltraud Meier, qui a représenté le Festival pendant près de vingt ans, et Nina Stemme, ultime révélation qui commença à faire des petits rôles dans les années 90 à Bayreuth. Au niveau des chefs, il était très lié à Pierre Boulez, mais il invita aussi Solti (un échec relatif), Colin Davis, Barenboim qui resta lui aussi vingt ans la référence de Bayreuth, James Levine, Giuseppe Sinopoli et maintenant Christian Thielemann. Fidélités diverses, qui montrent l’ouverture du personnage. Il essaya plusieurs fois d’inviter Abbado, mais celui-ci refusa toujours car c’était sa traditionnelle période de vacances. Beaucoup de chefs hésitèrent à venir à cause du temps de répétition réduit avec l’orchestre. Ce fut l’une des raisons de l’abandon par Carlos Kleiber du Tristan und Isolde légendaire qu’il dirigea en 1975 et 1976. Avec des fortunes diverses, il invita aussi des jeunes, Dennis Russell Davies, Woldemar Nelsson, Marc Albrecht, avec lesquels il n’eut pas toujours la main heureuse (Mark Elder, Eiji Oue), il entretint aussi des fidélités avec de grands “Kapellmeister”, Horst Stein ou plus récemment Peter Schneider. Au total, un personnage ouvert au monde, qui refusa toujours de transiger sur l’essentiel, à savoir que se produire à Bayreuth, c’est adhérer à un projet et obéir à des obligations (cachets ou salaires réduits, refus du star system, obligation de résidence pendant de longues périodes de répétitions). D’où de douloureux changements à prévoir  dans les prochaines années, à charge pour ses filles Eva et Katharina de les mener et de conduire le modèle de Bayreuth au XXIème siècle, en rénovant sans renoncer à l’essentiel.

Wolfgang Wagner est sans doute un des derniers grands princes de l’opéra, contestable et absolu comme tous les princes, de la stature des Liebermann, des Bing, des Toscanini, un de ces modèles de référence, porteurs d’une tradition véhicule d’avenir.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER, dirigé par Zubin MEHTA avec Anja HARTEROS (27 mars 2010)

270320101925.1269776924.jpgTannhäuser n’est pas le moins bien servi des opéras de Wagner à la Scala. La dernière production remonte à février 2005, au Teatro degli Arcimboldi et fut l’un des ultimes spectacles de l’ère Fontana/Muti. A part la direction de Jeffrey Tate, elle n’appelait pas de commentaires: on se souvient seulement de la très belle interprétation de Wolfram par Peter Mattei. Cette année, en demandant à Zubin Mehta de diriger et à Carlus Pedrissa (La Fura dels Baus) de mettre en scène, Stéphane Lissner a voulu donner à cette production un lustre que l’on n’avait pas vu depuis 1967 (direction Wolfgang Sawallisch). L’opération est réussie.
La direction de Zubin Mehta, bien qu’un peu lente pour mon goût, est précise, somptueuse, ample et très attentive et concentrée. Zubin Mehta  est beaucoup moins routinier dans Wagner que dans Verdi (à Vienne dans Forza del destino!), à part quelques menues scories dans les cuivres (et notamment les cors), l’orchestre délivre une prestation de grande qualité, sonne bien et la lenteur laissant certaines phrases et certains pupitres très découverts, on entend avec bonheur certains moments musicaux habituellement masqués, très bien interprétés par les “professori” de l’Orchestre de la Scala. Il est vrai aussi que depuis l’arrivée de Lissner, la variété des titres et des chefs, la bonne proportion d’oeuvres non italiennes a redonné à cette excellente phalange une qualité qu’elle avait perdue à la fin de l’ère Muti. Le crescendo final est un moment d’exception.
270320101916.1269776876.jpgLa distribution est aussi de bonne qualité globale, à l’exception de la Venus de Julia Gertseva, jolie femme, mais voix sans éclat, sans projection, sans puissance ni volume notables. Une prestation totalement inintéressante au niveau vocal, qui pâtit du voisinage de l’extraordinaire Elisabeth de Anja Harteros, triomphatrice de la soirée. Si elle n’a pas tout à fait le format ( à un poil près) pour le “Dich teure Halle” d’ouverture du deuxième acte, tout le reste est extraordinaire d’engagement, d’intensité, mais aussi de technique vocale, notamment toute la seconde partie du deuxième acte, absolument saisissante, surprenante, bouleversante, qui fait sursauter dans son fauteuil; Anja Harteros est à l’aise aussi bien dans l’héroïsme que dans le lyrisme, elle est exceptionnelle dans les grands rôles lyriques italiens (Amelia Grimaldi, Traviata!), dans certains rôles baroques (Armida, à la Scala), et dans les rôles wagnériens (Magnifique Eva, magnifique Elsa, et magnifique Elisabeth).

270320101922.1269776899.jpgVoilà une artiste complète qu’il ne faut pas manquer, sous aucun, mais aucun prétexte!
Les voix masculines sont d’une bonne qualité d’ensemble: Georg Zeppenfeld est prète sa voix de basse au Landgrave de Thuringe, et la prestation est vraiment de très haut niveau (on l’avait déjà remarqué dans Sarastro de La Flûte enchantée avec Abbado), c’est une des jeunes basses allemandes du moment. Le Wolfram de Roman Trekel a peut-être une voix un peu opaque qui dans les ensembles, qui ne surnage pas. En revanche son troisième acte est d’une poésie exceptionnelle et dégage une grande émotion dans “Oh du, mein holder Abendstern”, la voix est très contrôlée, la technique impeccable,  l’attention aux paroles permanente, on sent le chanteur habitué à Mozart et au Lied.
Robert Dean Smith m’est apparu un peu en deçà de ses prestations habituelles. Il m’a plus convaincu en Tristan où sa voix vaillante et claire faisait merveille (à Bayreuth) que dans ce Tannhäuser où la voix paraît plus tendue, le volume quelquefois insuffisant, notamment dans la scène du Venusberg. Son troisième acte est bien plus convaincant en revanche. C’est un bon Tannhäuser mais je lui préfère un Stephen Gould (à Bayreuth, mémorable). Les autres chanteurs sont à la hauteur et l’ensemble est musicalement très dense. Quant au choeur, il était très bien préparé, et le texte très clairement prononcé, très compréhensible;e, ce qui est rare dans Wagner à la Scala.
La mise en scène de Carlus Pedrissa et des compères de la Fura dels Baus (désormais complices de Zubin Mehta avec lequel ils ont fait le Ring à Florence et Valence) est complexe, et se lit à plusieurs niveaux. L’utilisation de la vidéo et des images de synthèse est impressionnante, d’autant qu’elle suit “en direct” les mouvements des foules et des danseurs: cela donne un spectacle aux images souvent fortes et esthétiquement très belles. Les ressources techniques sont multiples,

main_guido1a.1269776051.gifla main articulée gigantesque, souvenir de Guido d’Arezzo (présent sur scène sous la forme d’un personnage, sorte de scribe informatique, dans un coin de la scène)  et symbole du spectacle (Guido d’Arezzo est à l’origine du système de notation musicale sur lequel nous vivons), symbole de l’art, de la technique, bref de tout ce qui fait la singularité du personnage de Tannhäuser, l’aquarium du Venusberg, rappelant l’origine marine de Venus,

da-vinci.1269775903.jpgle cercle inscrit dans un carré, renvoyant au dessin de l’homme de Leonard de Vinci, où s’inscrivent Tannhäuser, Elisabeth et Venus lorsqu’ils sont crucifiés par la souffrance, ou bien divinisés est aussi une idée qui mêle l’invention de la renaissance, la technique et l’architecture (ce dessin illustre un passage de Vitruve),enfin la tête de mort composée de corps entremêlés, dernier avatar du Venusberg à la fin de l’œuvre. Mais au-delà des performances techniques, la mise en scène est aussi distanciée par rapport à l’histoire, une distance qui relativise les personnages: partant de l’idée que le Venusberg renvoie à des scènes érotiques sculptées sur des temples indiens, et à un univers oriental presque baudelairien, mais aussi à la fascination que Wagner éprouvait pour la culture indienne, Carlus Pedrissa a fait de cette histoire une sorte de légende indienne (hommage à Mehta?), où Hermann est un Maharadjah et Elisabeth une princesse orientale. Cette ironie se voit à plusieurs moments: l’entrée de la cour au deuxième acte traitée comme une grande scène Bollywodienne, aux couleurs criardes et aux ballets désopilants,  les flots de larmes versés par Elisabeth au troisième acte avec un dispositif étrange et fascinant. Mais cette surcharge volontaire est pondérée par des scènes d’une simplicité étonnante (au troisième acte) et d’une poésie à couper le souffle (la romance de Wolfram sur fond de danseuses qui marchent dans les airs!). On peut être surpris, voire réservé, mais c’est un spectacle de grande ampleur, qui exerce une fascination énorme, et qui transforme cet opéra au livret tellement germanique en une œuvre symbolique de la rencontre des cultures, un spectacle syncrétique et profondément moderne qui marque le spectateur. Une vrai, belle, grande soirée d’opéra, grâce à Mehta, Harteros, la Fura dels Baus.

ABBADO et le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA à Paris le 20 octobre

Le 20 octobre prochain, Salle Pleyel, les parisiens pourront enfin entendre le Lucerne Festival Orchestra dans la Symphonie n°9 de Mahler, dirigée par Claudio Abbado. Après Tokyo, Londres, New York, Madrid, Rome et Pékin, Paris accueille enfin cet orchestre exceptionnel. Pour une seule soirée malheureusement, mais elle en vaut la peine, et le voyage. Précipitez-vous pour avoir des billets!

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2010: Gustavo DUDAMEL dirige le Sinfonica della Juventud Venezolana Simon Bolivar au Festival de Lucerne-Pâques (20 mars 2010)

 

Hugo Chavez ramasse la mise. Bien qu’il n’ait rien à voir dans la création du fameux « sistema », antérieur à son arrivée au pouvoir, les tournées de cet orchestre sont l’occasion d’une sympathique opération d’image pour le Venezuela, tant ces jeunes sont talentueux et sympathiques, et tant leurs prestations sont l’occasion pour des compatriotes  d’agiter frénétiquement dans les salles de concert autant de petits drapeaux vénézuéliens. Il faut quand même dire et répéter combien l’idée de faire jouer dans des orchestres des dizaines de milliers de jeunes est géniale. Jouer dans un orchestre, c’est jouer « collectif », mais écouter sans cesse les autres, être attentif au voisin, être dans un groupe et écouter les individus : école de tolérance, de civilité, de citoyenneté, et école de promotion sociale dans un domaine, la musique classique, confisqué le plus souvent par les classes privilégiées. Quand on voit ce que provoque le sport en terme de violence dans les stades, ou bien ce qu’il développe en haute compétition en terme d’égoïsme, d’appât du gain, d’individualisme forcené, on se dit que les valeurs de la musique valent bien celles du sport (aujourd’hui) qu’on veut nous faire croire universelles et porteuses de paix…

Et cet orchestre est un incroyable réservoir de talents : pendant l’une des répétitions de « Francesca da Rimini », Gustavo Dudamel a laissé la baguette pour le mouvement final à un tout jeune homme, 17 ou 18 ans, et ce fut miraculeux !  La technique et l’enthousiasme des jeunes musiciens est désormais légendaire, là où ils passent ils déchainent un désir de musique et une passion immédiats ainsi qu’une joie communicative. Il n’est qu’à voir Gustavo en coulisse après la fin d’un concert serrant dans les bras les fans, les musiciens, les professionnels, attentif aux gens, disponible.

Après la soirée délirante du vendredi avec Claudio Abbado, Gustavo Dudamel dirigeait Francesca da Rimini, une pièce de Tchaïkovski rarement donnée, et la Alpensinfonie de Richard Strauss, déjà entendue à Paris en octobre dernier. Ce sont des pièces qui donnent à l’orchestre l’occasion de se faire entendre, à tous les niveaux de pupitres, et qui montrent à quel point la maîtrise de ces jeunes est grande. « Francesca da Rimini » est une œuvre écrite à partir de l’épisode fameux de la Divine Comédie de Dante (dans l’Enfer) mis en musique aussi mais dans un style tout différent par Riccardo Zandonai. Zandonai a retenu les leçons de Debussy, tandis que Tchaïkovski a retenu celles de Wagner, après avoir entendu L’Anneau à la création à Bayreuth. Tout le début est un véritable écho à L’Or du Rhin, les sonorités sombres soulignant l’Enfer rappelant celles de Niebelheim. Tchaïkovski convient bien à Dudamel, qui sait faire sonner l’orchestre, et façonner un son plein, charnu, contrasté, qui convient bien quant à lui à Tchaïkovski.
Dudamel continue d’étonner par la précision de son geste, la maîtrise de chaque pupitre, la qualité de sa communication. Ce n’est pas un « révolutionnaire » au sens où ses interprétations restent très « classiques », mais d’un classicisme épuré, énergique, on dirait presque « modernisé ». Le contraste avec Abbado la veille est clair, l’un est en début prometteur de carrière, et il a tout à faire, tout à construire, tout à prouver, l’autre a tout prouvé, et peut laisser libre cours à une fantaisie créatrice exacerbée, qui rend chaque concert une divine surprise. Mais on sent chez Gustavo Dudamel un tel espace de possibilités, une telle prise sur le public, un tel vrai talent, qu’on attend, à partir des sons obtenus dans le Tchaïkovski, impatiemment son premier Wagner.
L’impression est confirmée par la lecture de Strauss, dans cette symphonie à programme où l’on passe « une journée de la vie en montagne », de la nuit à la nuit, de la base au sommet, de la nature paisible à la tempête, tout est abordé, tout est dit. Dudamel sait doser les effets, avec une science du son et des équilibres d’une redoutable efficacité. Les moments qui précèdent la tempête, par exemple, font irrémédiablement penser, par la distribution des sons, par l’arrivée lointaine du tonnerre, dans ce ciel encore serein, au fameux tableau de Giorgione, que l’on voit presque en correspondance. J’ai été cette fois très sensible aux parties nocturnes, aux moments élégiaques plus qu’aux moments de déchainement, un peu trop  démonstratifs car je voulais voir quels types de pianissimis Dudamel obtenait : il est sur la bonne voie, ses pianissimis sont presques aussi ténus et tenus que ceux de Claudio.

Est-ce le son, plus chaleureux, plus enveloppant, plus réverbérant à Lucerne qu’à la salle Pleyel, cette exécution m’est apparue encore plus maîtrisée, et plus accomplie, plus ouvragée, dirais-je. Un très grand moment de musique, qui s’est conclu par un triomphe mérité (avec standing ovation là aussi et infinis rappels).
Gustavo Dudamel est un grand chef, un très grand avenir lui est ouvert, son exécution était mémorable mais des deux artistes entendus, le plus jeune était encore et toujours Abbado !Il reste que j’attends avec impatience la série de Carmen que Dudamel dirigera cet automne à la Scala, je ne serais pas étonné que son approche soit plus convaincante que celle de Barenboim en décembre dernier.
Quelles deux merveilleuses soirées! Il faut aller à Lucerne!

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2010: Claudio ABBADO dirige le Sinfonica della Juventud Venezolana Simon Bolivar au Festival de Lucerne-Pâques (19 mars 2010)

 

C’était l’autre soir à Lucerne la rentrée de Claudio Abbado, après deux mois passés au Venezuela et quelques concerts avec le Sinfonica de la Juventud  Venezolana Simon Bolivar qu’il fait venir pour quelques jours à Lucerne.  Tout d’abord, il était très en forme, sautant les marches, redirigeant avec sa baguette, souriant, énergique.  Que ceux qui s’inquiètent de sa santé se rassurent, il va très bien, et comme d’habitude, le contact avec les jeunes le galvanise.

Une conversation le lendemain avec quelques uns des tout jeunes membres de cet orchestre était édifiante : « là où il nous mène, nous allons », « on se rend compte que l’on joue mieux sans savoir pourquoi »,  « il nous fait faire des choses incroyables ».
Incroyable, voilà le mot. On a beau assister à dix concerts d’Abbado par an, on oublie à chaque fois l’énergie, la vigueur, le dynamisme, la jeunesse éclatante de liberté qu’il diffuse, aux musiciens comme au public. C’est comme une éternelle découverte de l’évidence : il se passe quelque chose de fort, de rare, de profond à (presque) chaque concert.
L’autre soir à Lucerne, c’était un soir de miracle. La conjonction d’un programme magnifique, d’une énergie farouche, et d’un orchestre absolument extraordinaire, en état de grâce. A peine le temps de sauter sur le podium et la paroxystique Suite Scythe de Prokofiev sonne. Je ne suis pourtant pas un grand amateur de cette musique certes puissante, composée à l’origine pour un futur ballet de Diaghilev, mais qui n’eut pas l’heur de plaire. Pour Diaghilev, Prokofiev fera « Chout ». L’orchestre joue fortissimo, à une vitesse ahurissante, la lecture est d’une clarté cristalline, la précision redoutable. Cela sonne, et cela nous écrase littéralement. Une merveille. Mais quel contraste avec la Lulu Symphonie, toute subtilité : même clarté, même précision, mais cette fois-ci au lieu de la puissance écrasante, le miroitement, le scintillement lyrique des notes. Une musique d’un lyrisme étonnant, là où on est habitué plutôt à la froide chirurgie d’un Boulez, la partie finale est à ce titre frappante, cela sonne comme le Mahler de la 9ème Symphonie, d’une tristesse irrémédiable, infinie. Et puis une voix, fraiche, lisse, à la tenue et à la technique parfaite, qui immédiatement EST Lulu, celle d’Anna Prohaska, jeune soprano en troupe à Berlin, qu’Abbado veut en Lulu. Abbado la veut tellement qu’il fait, pour elle un bis, le « Ach ich fühl’s » de la Flûte enchantée. Mis en perspective avec la musique de Berg, la musique de Mozart sonne là aussi dans sa tristesse déchirante. Un moment d’exception, chanté avec une douceur et une profondeur qui étonnent.
La symphonie Pathétique, un morceau de bravoure attendu pour tout chef et tout orchestre, et pour tous les publics est abordée ensuite dans une lecture qui rappelle Mravinski, mais qui à réécouter le vieux chef russe, va encore plus loin dans l’énergie et les contrastes. Les parties les plus lyriques sont exacerbées, la lecture est écorchée, bouleversante. Puis vient le 3ème mouvement, et cette explosion d’énergie devient ivresse sonore, un océan mouvementé, ( ah ! ces cordes !! 13 contrebasses, 15 violoncelles), à tel point que le public tente d’applaudir mais Abbado ne marque même pas un silence entre le troisième et le quatrième mouvement, qu’il enchaîne et qu’il rend lui aussi  renversant de profondeur, d’amertume, de douloureuse humanité. Je cherche à exprimer par des mots, que je sens bien faibles, bien vides, cette impression de plénitude qui saisit le spectateur. A la fin, sourires rassasiés, comblés par Abbado et cet orchestre magnifique plein  d’énergie, plein de « futur », d’enthousiasme, d’engagement et surtout impeccable machine à faire de la très grande musique (un ami me disait en plaisantant, « c’était bien Berlin, hein ? »), tout le public jusqu’aux quatrièmes galeries bondit littéralement  pour une « standing ovation » délirante.

Oui, il faut aller à Lucerne, pour vivre ces moments de pur  bonheur stendhalien. Une fois de plus, l’incroyable jeune homme de 76 ans a transformé un concert en moment, en moment de pure joie, pour lequel il vaut la peine de vivre.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner, mise en scène Günter KRÄMER à l’Opéra Bastille (16 mars 2010)

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L’entreprise était une nécessité. L’Opéra de Paris, la plus grande maison d’opéra du monde avec ses deux énormes salles,  n’avait plus à son répertoire depuis des lustres une production de l’Anneau du Nibelung (le “Ring”). C’est au Châtelet (Bob Wilson) et au Théâtre des Champs Elysées (Mesguich) qu’on doit les dernières productions présentées, et mieux encore, à l’Opéra de Paris, la dernière tentative, qui remonte à 1976,- une production hardie de Peter Stein et Klaus Michael Grüber- avait avorté après “La Walkyrie”, pour cause économique (Problème des coûts de production soulevé par un audit-vengeance de Giscard suite à une grève survenue lors d’une soirée dédiée “aux français méritants”  ). Hugues Gall avait d’autres priorités, Gérard Mortier n’avait pas osé, ou pas envie.(1)
Nicolas Joel l’a enfin programmé, et c’est donc un projet qui se justifie, d’autant que tous les théâtres se mettent en ordre de marche pour 2013, année du bicentenaire de Richard Wagner. La Scala commence aussi cette année, le MET l’an prochain. Vienne, Londres, Florence et Valence ont déjà leur production en boite.
Quels sont les enjeux d’un “Ring”? Paradoxalement, pour une grande maison, ils sont évidemment musicaux, mais peut-être pas  prioritairement . En effet, la plupart des maisons d’opéra cherchent naturellement à proposer une interprétation de grande tenue avec des chanteurs de qualité et un chef de prestige (Pappano, Levine, Welser-Möst, Barenboim). La rareté des représentations, des reprises, font qu’un “Ring” est toujours un événement, c’est bien le cas cette année qui voit la ruée des spectateurs sur les représentations de l’Opéra Bastille. Pour une maison d’Opéra, l’enjeu du Ring, et notamment depuis celui de Chéreau à Bayreuth, réside sans doute plus dans la mise en scène, qui devient un emblème des choix artistiques, et qui va marquer les esprits, notamment par l’intérêt des médias. Le MET par exemple investit beaucoup dans le choix de Robert Lepage, La Scala aussi en misant sur Guy Cassiers, choix très novateur. En confiant la réalisation à Günter Krämer, Nicolas Joel fait le choix d’un grand professionnel pas vraiment inventif ni original, et celui d’une lecture conforme à la tradition allemande , suffisamment moderne pour être dans l’air du temps et suffisamment sage pour pouvoir durer sans trop choquer, le choix du répertoire plutôt que du coup médiatique, c’est le choix de la sécurité. En faisant de cet Or du Rhin, la première production dirigée ès qualités par le nouveau directeur musical Philippe Jordan, il en fait aussi un moment très symbolique de la vie de l’orchestre.

Malheureusement c’est raté. Le résultat tape en dessous de tout ce qu’on pouvait souhaiter. Si les trois autres journées valent le prologue, cela nous promet de longs moments d’ennui. Le spectacle ne tient que par la direction musicale, précise, fouillée, très analytique, trop même car elle manque quelquefois de tension. Peut-on en tenir rigueur au chef quand on voit ce qui se passe sur scène ?…Philippe Jordan a fait preuve de sa rigueur habituelle dans la lecture de la partition, et l’orchestre le suit, avec une concentration qu’on ne lui connaît pas toujours. Il lui manque un soupçon de fantaisie, un soupçon de dramatisme, mais l’ensemble est vraiment appréciable, sinon remarquable.

La distribution réunie par Nicolas Joel est globalement décevante. Certes, Falk Struckmann est un Wotan de haut niveau, doué d’une diction parfaite, d’une voix encore sonore, d’un timbre de qualité. Mais il ne campe pas un personnage intéressant, dominant comme il doit l’être dans le prologue. Sophie Koch est une Fricka de très grande qualité, sans être aussi intense que dans Brangäne par exemple, Kim Begley s’en tire avec tous les honneurs dans Loge, c’est sans doute le meilleur de la compagnie, avec Iain Paterson dans Fasolt et la Erda de Qiu Lin Zhang  dont l’intervention cependant est bien mal réglée par le metteur en scène. Mais aucun n’est vraiment exceptionnel.
En revanche Peter Sidhom est un Alberich  bien pâle (comme le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), au moins dans la première partie, quasiment inexistant dans la première scène avec les filles du Rhin (un comble!), cela s’améliore cependant dans la scène de Nibelheim. Froh (Marcel Reijans) et Donner (Samuel Youn) sont traités par la mise en scène comme des comparses, et vocalement cela ne vaut guère beaucoup mieux. Freia est notoirement insuffisante (Ann Petersen), pas de volume, voix stridente et courte. Et les filles du Rhin restent assez moyennes, voire insuffisantes (Daniela Sindham en Wellgunde).
Quand on pense à la distribution rassemblée par Liebermann en 1976 (Sir Georg Solti, Adam, Ludwig, Dernesch, Mazura, tear, Finnilä), on reste sur sa faim.
Quand on pense aussi à la mise en scène de Peter Stein, qui avait si intelligemment utilisé l’espace de la scène de Garnier pour en faire un Univers, on se dit que le travail de Günter Krämer est un vrai recul, même par rapport à cette production de 34 ans plus ancienne. D’ailleurs, on aurait pu voir son spectacle il y a dix ans, vingt ans, trente ans tant il est déjà vieux, après quatre représentations. Tous les poncifs des 30 dernières années y sont servis, y compris les géants en ouvriers avec drapeaux rouges qui hurlent de la salle. Aucune direction d’acteurs (ils n’ont rien à faire pendant de longs moments sinon être là), des incohérences (entrée de Freia),  les scènes centrales (Les dieux, Nibelheim)  d’un ennui mortel: il ne s’y passe rien, les chanteurs sont livrés à eux mêmes ou platrés dans l’immobilité. Aucun travail sur les rapports des personnages entre eux, qui vivent une sorte d’existence cloisonnée, aucune lecture vraiment claire: l’allusion à Germania, le rêve architectural des nazis, est comme plaquée, et son absence n’enlèverait rien de fondamental à l’ensemble. Nibelheim est marquée au centre par une sorte de pendule (coupe-pizza géant a dit fort justement Renaud Machart dans “Le Monde”) qui taille l’or et les solutions des scènes de transformation (Dragon, Grenouille) a priori intéressantes, tournent court. Le Walhalla est une sorte l’Echelle de Jacob immense gravie comme les gradins de l’Olympia Stadion de Berlin par des athlètes en blanc “Riefenstahl”. Esthétiquement, cela ne vaut pas non plus tripette. Globe terrestre qui rappelle de très loin  la coupole actuelle du Reichstag pour le séjour des dieux, des solutions scéniques lourdes, qui nécessitent des machinistes a vue: on sait – c’est suffisamment souligné- que nous sommes au théâtre. Les mouvements des figurants, des machinistes, le miroir qui renvoie la salle ou les cintres, tout cela est archi déjà vu et ne donne pas grand sens à l’ensemble. Seuls le lever de rideau et la scène des filles du Rhin sont assez frappants et procèdent d’une bonne idée (des mains rouges qui remuent comme des animaux au fond des flots). . Ne parlons pas des costumes de Falk Bauer, hideux; quant aux décors de Jürgen Bachmann, ils sont sans intérêt. Bref, tout cela est une proposition faible qui ne fait qu’ accompagner ou illustrer (mal) l’histoire dont au fond, rien ne nous est dit. Il résulte qu’il est impossible d’y voir une ligne claire, un propos. Je préfère de loin Otto Schenk au MET, au moins, le parti pris “traditionnel” est assumé. On a ici une fausse modernité, qui n’apporte rien à la compréhension ni du texte ni de l’œuvre.

Allez, chers amis, replongez- vous dans vos DVD et revoyez Chéreau, ou même Schenk, cela vous évitera de perdre du temps en baillant à ces représentations qui laissent mal augurer de la suite. Dommage, vraiment dommage, quand on pense à l’investissement que représente un Ring: c’est une occasion ratée, et c’est vraiment regrettable pour Philippe Jordan qui défend vaillamment la musique de Wagner.

(1) Pendant l’interrègne de Bernard Lefort en 1971-1972, avant l’arrivée de Liebermann, avait été présentée une production de “Die Walküre”.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: DON CARLO de Giuseppe Verdi, à l’Opéra Bastille (14 mars 2010)

140320101635.1268605989.jpgDon Carlo, 14 mars 2010, saluts

Don Carlo est un opéra emblématique, lié à l’histoire de l’Opéra de Paris. A ce titre, à Paris, on devrait systématiquement le représenter dans sa version en cinq actes (au moins celle de Modène) et presque systématiquement en français, ou au moins proposer les deux versions en alternance. Je trouve regrettable que l’identité de cette maison ne soit pas tant soit peu soulignée alors que Vienne, Barcelone, et même Bâle ont récemment proposé la version française. Même remarque d’ailleurs pour les Vêpres Siciliennes, qu’on verra l’an prochain…mais à Amsterdam…dans leur version française. Il y a des chanteurs aujourd’hui (Giacomo Prestia qui chantait ce jour, en est un) qui connaissent la version française, à mon avis supérieure à la version italienne, notamment celle de la Scala de 1884 .
De plus, le livret en français de Don Carlo est un texte de qualité (à la différence de celui des Vêpres siciliennes) qui mérite d’être écouté.

Depuis Bogianckino et sa double production en français/en italien mise en scène (mal) par Marco Arturo Marelli (en 1986) et (bien) dirigée par Georges Prêtre, on n’a pas vu de Don Carlo(s) marquant à l’Opéra. C’est le Châtelet de Lissner qui proposa une production restée fameuse de la version française, de Luc Bondy, avec José Van Dam, Roberto Alagna, Thomas Hampson, Waltraud Meier, Karita Mattila, dirigée par l’alors jeune Antonio Pappano. Qu’attend donc Nicolas Joel?

Deuxième remarque, cette production remonte à 1998:  le choix de Nicolas Joel a été de proposer une reprise d’une ancienne production avec une bonne distribution, c’est à dire un choix de répertoire: il est clair qu’il faut puiser dans le répertoire, auquel Hugues Gall avait beaucoup travaillé dans les années 90. D’où cette production assez passe partout, qui est faite pour durer (on en est à la 44ème représentation!), et donc qui ne choque personne. Gérard Mortier avait lui aussi proposé à Paris la reprise d’une production, celle de Salzbourg ( de Herbert Wernicke) qui n’était pas une des plus grandes réussites du metteur en scène aujourd’hui disparu. Il eût d’ailleurs été élégant de le signaler dans le programme de salle, puisqu’en sa page 14 “l’oeuvre à l’opéra de Paris”, cette reprise a été oubliée…
La mise en scène de Graham Vick est traditionnelle pour un Don Carlo, on y voit du gris, du noir, des croix (motif récurrent..qui s’en étonne) dans un vaste espace écrasant et dénudé, géométrique, avec quelques projections et des éclairages qui découpent l’espace. Les personnages paraissent écrasés, minuscules, devant une transcendance qui leur échappe. Rien que de très ordinaire. Mais pourquoi diable faire chanter le “frate” en fond de scène: on n’entend rien de son intervention du début du premier acte.

Les scènes de foule sont assez mal réglées, aussi bien l’autodafé que la scène consécutive à la mort de Posa, elles sont peu claires, quelquefois un peu ridicules: le travail de reprise est là un peu léger, ou bien l’original n’était déjà sans doute pas bien en place.

Musicalement on regrette d’abord l’absence du fameux “lacrimosa” consécutif à la mort de Posa (ainsi appelé parce que Verdi le reprendra dans le “Lacrimosa” de son Requiem) “qui me rendra ce mort?”,l’une des musiques les plus sublimes de la partition abandonnée par Verdi après la générale de 1867 et mise au jour par Abbado en 1977 à la Scala à l’ouverture de la saison 1977-78, dite saison du “bicentenaire”.
Abbado avait alors fait le choix de proposer la version originale de l’opéra avec des musiques jamais jouées jusqu’alors, mais en langue italienne. Sans jouer la version originale, Gatti à la Scala, Maazel à Salzbourg, avaient inséré ce “lacrimosa”, arguant de l’importance et de la beauté du morceau et aussi d’une plus grande clarté du propos . Revoir la version traditionnelle sans lacrimosa révèle une réelle faiblesse de la structure théâtrale à ce moment-là et une singulière confusion pour le public qui se rajoute à la mauvaise mise en place scénique.

Musicalement aussi,on regrette la direction sans imagination de Carlo Rizzi, chef pourtant assez réputé. Aucune sensibilité ni aucun raffinement. Les moments les plus émouvants restent plats, des moments clefs comme le trio du deuxième acte dans les jardins de la Reine, ou le duo du cinquième acte ne sont pas vraiment mis en valeur par la direction musicale, qui accompagne les chanteurs sans vraiment donner une couleur singulière à l’oeuvre. C’est très en place, mais cela reste plat.

La réussite, c’est une distribution de haut, voire très haut niveau. On salue le Don Carlo de Stefano Secco, ténor dont nous avons déjà dit du bien, et qui confirme ses qualités techniques, même si la voix n’a pas tout à fait le format du rôle: c’est souvent tendu, mais ce n’est jamais faux, c’est surtout toujours propre. Il reste que ce n’est pas tout à fait le Don Carlo dont on rêve. Ludovic Tézier en revanche, malgré une annonce de fatigue passagère, offre de Posa une interprétation remarquable. On peut lui préférer (c’est mon cas) Simon Keenlyside, plus habité, plus bouleversant, plus impliqué. Mais il reste que vocalement, stylistiquement et techniquement, ce Posa là est irréprochable. Une très grande prestation. Giacomo Prestia dans Philippe II se montre lui aussi excellent. Le timbre n’a pas la séduction d’un Ghiaurov sans doute, mais la voix a une grande étendue, la technique est sans reproche, le volume remplit la salle de Bastille: sans doute le meilleur Philippe II d’aujourd’hui. L’autre basse en en revanche, le vétéran Victor von Halem, déçoit dans le Grand Inquisiteur: voix chuintante et fatiguée, émission ouatée, manque d’homogénéité, fortissimi proches du cri.
Les dames sont aussi de très haut niveau: on connaît la Eboli  désormais “classique” de Luciana d’Intino, même si quelques sons sont ratés (trio du deuxième acte), la prestation vocale est celle d’une très grande Dame du chant, technique, volume, intensité aussi bien dans la chanson du voile que dans le “Don fatale” . Et enfin, Sondra Radvanovski, soprano américain que l’on voit beaucoup distribuée ces derniers temps, campe une Elisabeth à mon avis exceptionnelle. Un volume qui remplit la salle immense avec une facilité déconcertante, une technique à toute épreuve, qui sait jouer des difficultés du rôle, avec pianissimi, notes filées, modulations, une homogénéité et une rondeur vocale qui impressionnent: enfin, devant nous un vrai lirico spinto pour Verdi,  ce qu’on n’avait pas vu dans ce rôle depuis Mattila avec Pappano au Châtelet dans les années 90. Jolie prestation pour la “voce del cielo” confiée à Olivia Doray.
Avec Anja Harteros et Sondra Radvanovski  peut-être nos soirées verdiennes vont-elles gagner en intérêt. En tous cas ne les manquez pas si vous les voyez dans une distribution.

Ainsi, cette reprise alimentaire a a-t-elle au moins tenu ses promesses vocales, à défaut d’avoir pleinement séduit musicalement à cause d’un chef un peu routinier, et d’une production vieillie et sans intérêt (Graham Vick est pour moi une de ces fausses valeurs modernes qui ne dérangent pas grand monde: son Macbeth à la Scala, géométrique -un cube- et coloré -jaune- est à oublier!). Mais un Don Carlo n’est jamais à négliger, et celui-ci était globalement meilleur que celui de Braunschweig à la Scala, à la distribution terne avec un chef -Daniele Gatti- à mon avis injustement discuté  .

Opéra plein à craquer, énorme succès: voilà pour Nicolas Joel une opération réussie.

METROPOLITAN OPERA (MET) 2009-2010: Il BARBIERE DI SIVIGLIA avec Diana Damrau (26 février 2010)

Une soirée ordinaire de répertoire, mais d’un niveau relevé, puisque l’on trouve dans la distribution Madame Diana Damrau, Samuel Ramey, Lawrence Brownlee, le tout dirigé par le très professionnel Maurizio Benini, dans une mise en scène de la coqueluche des scènes américaines d’opéra et de musical, Barlett Sher. Le MET affiche quand même en cette fin d’hiver trois représentantes du Panthéon des sopranos en même temps: Netrebko, Urmana (encore que sa présence au Panthéon me paraisse un peu usurpée…), Damrau.
La mise en scène de Barlett Sher est assez économe de moyens: un plateau composé d’éléments mobiles: des portes fermées, un balcon, le tout se déplaçant pour aménager des espaces. Figaro arrive dans une roulotte tirée par des dames, à l’arrière un âne. Le travail de Barlett Sher renvoie à la culture de tréteaux, avec des gags, des personnages de composition très marqués, comme le concierge (Rob Besserer), qui remporte dans ce rôle un éclatant succès.En bref, un travail professionnel, qui plaît au public, mais qui ne fait pas avancer le regard sur l’oeuvre. Une fois de plus Ponnelle (il y a 40 ans!) n’a pas été dépassé, ni détrôné.

Musicalement, Maurizio Benini est un chef de qualité, un de ces très bons chefs de répertoire qui garantissent une soirée musicalement sans reproches mais sans saillies non plus. Les chanteurs sont bien suivis,  la direction ne manque pas de rythme, même si on aimerait çà et là un peu plus de légèreté, et de dynamisme. Bon c’est vrai, n’est pas Abbado, irremplacé dans ce répertoire, qui veut.

Du point de vue du chant, la distribution réunie est l’une des meilleures possibles aujourd’hui. Franco Vassallo est le Figaro du moment, voix très sonore, bonne technique, mais un certain manque d’élégance, je n’ai pas retrouvé le style rossinien qu’on pouvait trouver chez un Prey bien sûr, mais aussi plus récemment chez des chanteurs comme Alessandro Corbelli, ou même Alberto Rinaldi. Il reste que c’est un Figaro solide qui connaît son métier et qu’on retrouvera à la Scala cet été. Le Bartolo de Maurizio Muraro est tout à fait excellent, personnalité scénique très présente, un vrai rossinien quant à lui. On retrouve avec plaisir Samuel Ramey dans Basilio, la voix a encore une étonnante présence, et le personnage est très bien dessiné. L’Almaviva de Laurence Brownlee est excellent, c’est un ténor fait pour Rossini, il en a la couleur, le style, et aussi la technique, acrobatique: certes nous ne sommes pas aux sommets dessiné pas Juan Diego Florez, mais Brownlee est vraiment un excellent ténor: tous les ténors rossiniens ne peuvent chanter ” Cessa di più resistere”, le redoutable air final (repris pour partie dans  Cenerentola, pour Angelina…). A revoir lui aussi à la Scala cet été.
Et Diana Damrau? Je ne suis pas un fan de la version pour soprano, que je trouve acrobatique, et qui donne à Rosine une légèreté coquine, presque enfantine. Je préfère la version pour mezzo où les Rosine paraissent aussi mutines, mais plus mûres. Rosine à mon avis n’est pas une Agnès (de l’Ecole des femmes). Pourtant force est de constater que la soprano allemande domine complètement le rôle, technique de bronze, présence scénique remarquable, style impeccable (encore qu’on aimerait plus de variations, mais ce soir là, une annonce avait averti que Diana Damrau avait un gros rhume).

Au total, une bonne soirée, un Barbier très honorable, et réussi. Une vraie soirée de répertoire de qualité. Que demande le peuple? Exactement ce que nous eûmes ce soir là.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DE LA MAISON DES MORTS de Leos JANACEK, mise en scène Patrice CHEREAU, direction Esa Pekka SALONEN (5 Mars 2010)

Plus de deux ans après Aix, le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son intelligence. Et le changement de chef ne fait pas regretter Boulez, mais instille seulement un peu de nostalgie. Esa Pekka Salonen propose une vision beaucoup plus haletante, rapide, lyrique. Ce lyrisme est vraiment ce qui nous frappe, nous qui avons dans les oreilles la construction boulezienne, la précision , la géométrie sonore. Salonen fait ressortir la construction dramatique, l’humanité et ses hoquets: les sons rugueux, les ruptures d’harmonie, au milieu de ce flot musical ininterrompu pendant 90 minutes n’en sont que plus forts, plus soulignés. C’est à la fois très différent de Boulez, et très cohérent, très prenant, très envoûtant aussi. Un très grand travail d’un chef dont nous connaissons l’excellence et l’aura. Pour sa première apparition sur le podium de la Scala, c’est une indéniable réussite.
Nous sommes à la Scala, et le public des abonnés considère sans doute l’oeuvre ultime de Janaček comme trop “sale”, trop “trash”, car un certain nombre d’ignares sortent de la salle bien avant terme, ne supportant sans doute pas l’insupportable vérité humaine montrée sur la scène.

La mise en scène de Patrice Chéreau propose une sorte de “choral de la misère”, où les voix se distribuent tour à tour et où l’on perçoit des bribes de violence, des bribes de relations, des bribes d’humanité, des torrents de frustration. Dans un espace abstrait construit par Richard Peduzzi, il dessine de petites vies bien concrètes: celle du vieux prisonnier encore magnifiquement campé par Heinz Zednik, le vieux compagnon du Ring de Bayreuth, inoubliable Loge et Mime, celle du jeune Aljeja, qui apprend à lire auprès de l’aristocrate Gorančikov, celle bouleversante de Šiškov, qui occupe tout le troisième acte. Chéreau réussit à construire à la fois le déchirement, la tragédie, la violence, mais aussi l’ironie et le sourire avec cette pantomime qui est à elle seule tout le deuxième acte, où affleurent les jeux des corps, l’homosexualité forcée, le travestissement mais aussi le sourire, avec les réactions du public et notamment du Pope du village, horrifié par ce qu’il voit: autant de touches jamais forcées, toujours justes. Chéreau réussit aussi à retisser le fil avec Dostoïevski, par de petits détails, comme le nombre de femmes, discrète allusion au texte russe. Certes on reconnaît aussi les “tics” de Chéreau, toujours à propos, fumées, baissers de rideau brutaux, chute d’immondices comme final du premier acte. Chéreau sait construire des moments de pur théâtre et des images difficlement effaçables. 

Vocalement, il est impossible de dire les rôles principaux tant les personnages appariassent et disparaissent tour à tour, occupent puis quittent le premier plan, passent, et disent leur misère. On notera bien sûr Willard White, dont la voix fatiguée sied à merveille à l’aristocrate Gorančikov prisonnier politique d’une profonde humanité; on préférait pourtant Olaf Bär à Aix. On apprécie comme toujours l’excellent ténor Stefan Margita, grand spécialiste de ce répertoire, et le vétéran Peter Straka, enfin last but not least, on reste frappé de la performance de Peter Mattei en Šiškov, voix profonde, tragique, déchirante et désespérée. 

On pense à Wozzeck, mais autant le musique de Wozzeck lacère, autant celle de Janaček, par son éclat, sa lumière, sa luxuriance, tient en haleine, soutient, bouleverse et laisse en fin de compte le public s’accrocher à  un soupçon d’humanité.

050320101628.1268084646.jpgUne vraie grande soirée. Un spectacle de référence, voire de légende.

 

METROPOLITAN OPERA (MET) 2009-2010: LA BOHEME , le 27 février 2010, avec Anna Netrebko et Piotr Beczala

La Bohème est une valeur sûre du panthéon lyrique, et parmi les Bohèmes qui traînent dans les opéras du monde, qui ne connaît pas La Bohème de Zeffirelli? sa mise en scène pour la Scala qui remonte aux années 60  avec Karajan, est toujours à l’honneur à Milan, ainsi qu’à Vienne qui en est la copie conforme. Pour New York, Zeffirelli en 1981 a refait des décors nouveaux, adaptés à l’immense scène,  encore plus impressionnants et plus chargés qu’ailleurs, le deuxième acte, qui arrache des applaudissements nourris d’un public heureux est à ce titre ahurissant! On y trouve tout, y compris une calèche avec un vrai cheval pour l’arrivée de Musetta!! Autre variation, la mansarde, vue de l’extérieur (en pan coupé), ce qui éloigne les protagonistes du spectateur  ( le premier plan est occupé par des toits, et la mansarde est en fait surélevée au deuxième plan) ce qui  ne favorise pas la naissance de l’émotion.
La direction de Marco Armiliato n’est pas dénuée de poésie, elle est même assez fine et souligne de beaux détails de la partition, mais elle manque un peu de chair, ce qui chez Puccini est difficile à admettre. L’orchestre ne sonne pas suffisamment, le pathos nécessaire est quelquefois absent. C’est un peu dommage parce qu’il y a un vrai travail de direction.
Le plateau réunit des chanteurs de très bon niveau. le Rodolfo de Madame Netrebko est Piotr Beczala, étoile qui monte vers l’Olympe des ténors. L’an dernier à Baden-Baden, dans Yolantha, avec Anna Netrebko, il avait vraiment  remporté un très gros succès. Ce soir, il remporte aussi les suffrages du public: la voix est carrée, solide, l’aigu soutenu avec vaillance, il n’y a rien à dire au plan technique mais le timbre, la couleur et le style ne correspondent pas vraiment au personnage solaire qu’on attend. Il reste que ce Rodolfe est crédible, même avec la voix d’Hermann de la Dame de Pique… Gérard Finley est un bon Marcello, on ne s’en étonnera pas, le chant est élégant et expressif, la diction est un modèle, le troisième acte est vraiment réussi. Musetta est la jeune soprano américaine Nicole Cabell, qui chante avec beaucoup de vivacité et d’engagement et obtient un triomphe personnel après “quando m’en vo”. Une vraie découverte.
Anna Netrebko est-elle une Mimi? Elle en a indiscutablement la voix, mais en a-t-elle  l’âme. Si l’on puise dans les stars du passé récent, il eut des Mimi improbables, Kiri Te Kanawa par exemple, et des Mimi dans l’âme: Mirella Freni d’abord, LA Mimi des quarante dernières années, sans l’ombre d’une discussion, et Ileana Cotrubas, autre Mimi dans l’âme, elle aussi née victime du Destin. Anna Netrebko n’a pas le physique du rôle, à voir cette figure délicieuse et charnue (elle a pris un peu de corps…) on croit difficilement à la maladie. La voix est incroyablement pure, ronde, le timbre est magnifique, la couleur somptueuse, mais justement, ce chant somptueux sans douleur dans la voix ne convient peut-être pas non plus. C’est très beau, très pur, mais peut-être pas assez habité ou concerné.

Au total bien sûr une matinée (commencée à 13h…) de qualité, on ne crache jamais sur une Bohème, surtout honorablement distribuée: les autres chanteurs sont bons (Massimo Cavaletti dans Schaunard) sans être exceptionnels (Oren Gradus dans Colline) et on se réjouit de voir le vétéran Paul Plishka faire les utilités (Benoît, Alcindoro): je vis ainsi Erich Kunz dans Benoît à Vienne. Le réemploi des gloires passées, loin d’être une aumône, est une marque de fabrique des grandes maisons.  Enfin, ce samedi commença par Bohème à 13h et se clôtura par Attila à 20h, c’est cela aussi, les grandes maisons.