BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: PARSIFAL le 29 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Puisque cette édition va faire l’objet de la seconde retransmission TV en direct de l’histoire du Festival, je voudrais m’arrêter sur la difficulté qu’a la télévision de rendre compte de spectacles qui nécessitent, pour être parfaitement perçus, d’une vision “directe” en salle. Une mise en scène de type traditionnel passe, parce que le téléspectateur a un horizon d’attente qui correspond grosso modo à ce qu’il va voir, mais dans le cas de mises en scène complexes, hyper-référentielles, dont la moindre image est un “parti pris” assumé, c’est beaucoup plus difficile. Peut-être ce Parsifal, plus spectaculaire que le Lohengrin de l’an dernier, séduira-t-il un peu plus, mais le spectacle est tellement foisonnant que je me demande ce qu’il en restera sur le petit écran.
La même remarque vaut pour le son. Déjà, le son TV d’un spectacle d’opéra rend-il souvent difficile à analyser une direction musicale (les voix, c’est  plus facile), a fortiori à Bayreuth, au rapport scène-salle si particulier et si délicat qu’il est à mon avis impossible vu de la TV, d’émettre une opinion à partir de ce que les téléspectateurs vont entendre. Ce peut-être d’ailleurs un avantage pour les directions qui comme celles de Philippe Jordan, ne semblent pas s’être mises au diapason acoustique de cette fosse et de cette salle uniques en leur genre. Autant je me réjouis que la TV entre à Bayreuth, autant je sais que le résultat ne pourra jamais rendre la singularité du Festspielhaus et que le son apparaîtra  comparable à tout ce qui se retransmet ailleurs, alors que c’est justement l’incroyable différence avec le reste des théâtres que le spectateur présent en salle perçoit.
Dans le cas de ce Parsifal, la mise en scène de Stefan Herheim est l’un des gros succès des dernières années (il a d’ailleurs été fortement applaudi par le public). Elle inscrit l’œuvre dans une double histoire, celle de l’Allemagne depuis l’Empire de Bismarck et Guillaume et celle de Bayreuth, puisqu’elle est la seule œuvre spécifiquement écrite pour la salle du Festspielhaus et en fonction de son acoustique. Il s’agit donc d’une lecture essentiellement historique, qui s’efforce aussi de démêler la complexité du mythe et de l’histoire de Parsifal, dont Wagner adapte librement le récit de Chrétien de Troyes et de Wolfram von Eschenbach, mais à qui il rajoute des éléments religieux d’ordre divers et une relation de Parsifal à sa mère Herzeleide dont Herheim fait le point de départ de toute l’œuvre, puisque le prélude représente à la fois la mort de la mère, mais aussi le refus de l’enfant Parsifal de répondre à la demande de baiser de sa mère mourante.
Ce baiser refusé, on le retrouve comme motif récurrent, notamment dans le rôle de Kundry, sorte de mère substitutive et initiatrice à la fois (on n’a jamais peur de l’inceste et de tout ce qui peut lui ressembler dans le monde wagnérien) . J’ai plusieurs fois dans ce blog rendu compte de cette mise en scène. Ce fut même cette production qui motiva l’ouverture de ce blog. Je reviens rapidement sur le concept de Herheim qui fait de Parsifal une sorte de mythe civil de l’Allemagne, qui lui fait revêtir les atours de Germania (1914) comme dans le portrait peint par Friedrich August von Kaulbach qu’on voit sur scène au premier acte. L’action se déroule dans le décor de Wahnfried, la demeure des Wagner, au premier acte pendant le Reich wilhelminien, jusqu’à la première guerre mondiale, moment de rêve (tous les personnages ont des ailes d’aigle) sous le regard naïf de Parsifal enfant qui regarde, qui dort, qui rêve et dont s’occupe une Kundry “gouvernante”, avec ses références à la guerre, aux décors originaux du Parsifal de Bayreuth (la mise en scène de Parsifal à Bayreuth resta la même pendant plusieurs dizaines d’années, tant l’œuvre était sacralisée), le second acte se déroule dans l’entre deux guerres, s’ouvre sur un hôpital de campagne aux infirmières “gentilles” avec les blessés (les filles fleurs…), puis on passe aux années trente avec une Kundry vêtue en Marlène Dietrich dans l’Ange Bleu (excellente idée), et aux années quarante, pour finir sur la destruction par Parsifal de ce monde du mal absolu qu’est l’Allemagne nazie. Ensuite, le  troisième acte s’ouvre sur Bayreuth en ruines (Wahnfried a été bombardée et n’a été réouverte comme Musée qu’en 1976), mais non plus sur une vision directe, mais sur celle d’une une représentation de Parsifal à Bayreuth, claire allusion au Neues Bayreuth de Wieland et Wolfgang Wagner, vu comme symbole de la naissance d’une Allemagne nouvelle, d’ailleurs; en exergue, projetée, la fameuse phrase de Wieland et Wolfgang  demandant aux artistes d’éviter des discussions politiques: “Hier gilt’s der Kunst”, (Ici on traite d’art). Et Parsifal rédempteur d’une Allemagne civile peut intervenir pour libérer Amfortas dans le Bundestag, puis disparaître et laisser aller la place à une  démocratie apaisée: l’Allemagne n’a plus besoin de sauveur, et nous sommes tous à Bayreuth pour célébrer cette renaissance. L’image finale reflète dans un miroir géant la salle éclairée par la seule colombe de la paix.
Mise en scène très détaillée, pleine d’idées diverses, et très spectaculaire avec ses changements de décors incessants dans la plus pure  tradition du théâtre à machines, un chef d’œuvre technique.
A cette mise en scène très pertinente correspond une distribution un peu en dessous des années précédentes. Des Parsifal qui se sont succédé, Christopher Ventris, Simon O’Neill c’est le dernier, Burkhard Fritz  qui est le moins intéressant. Le timbre est certes joli, mais la voix manque de puissance, et de couleur. L’interprétation reste un peu plate, même si on sait que Parsifal n’est pas un rôle à effets , Fritz n’est pas Parsifal!. La production n’a pas eu non plus de chance avec ses Kundry: Mihoko Fujimura n’était pas à l’aise dans un rôle qui demande des aigus fortement tendus, la Kundry du jour non plus, Susan McLean, aux qualités éminentes d’actrice, diseuse de texte remarquable (on l’a entendu dans Ortrud il y a trois jours), mais soit Ortrud a laissé des traces, soit Kundry ne lui convient pas, car là c’est nettement insuffisant, chaque aigu un peu tendu devient cri,  et le final du second acte en regorge…et ces cris se supportent difficilement. La voix n’est pas suffisamment large pour passer dans ce rôle redoutable.
Detlev Roth en rajoute beaucoup dans Amfortas, il se roule, se tord de douleur. Bon, un peu surjoué, avec un timbre agréable, velouté, mais là aussi un certain manque de puissance. Rien à dire de Klingsor: la composition de Thomas Jesatko en travesti est étonnante et en fait un très beau Klingsor, rien à dire non plus des Filles Fleurs, à commencer par la délicieuse Julia Borchert, magnifique. Tant à dire en revanche du Gurnemanz de Kwanchoul Youn, qui fait  une immense prestation, avec les mêmes remarques que pour son Marke, c’est à dire une vraie interprétation là où l’on avait seulement une performance vocale impressionnante mais un peu froide. La voix se colore, l’acteur se débloque, et même s’il fatigue un peu à la fin, on oublie bien vite tant le personnage est vécu.
J’oublie quelquefois de signaler comme toujours l’extraordinaire prestation du chœur, une phalange hors du commun, dont on ne cesse à chaque fois de découvrir, redécouvrir, jouir des qualités, mais c’est la force de l’habitude de l’excellence…. On sait ce que vaut le chœur de Bayreuth.
L’Orchestre cette année était dirigé non plus par Daniele Gatti, à Salzbourg pour Bohème, mais par Philippe Jordan, dont c’est la première descente dans la fosse. C’est une relative déception. Là où Gatti avait immédiatement perçu l’espace particulier de la fosse et du parcours des sons et avait su  moduler et faire chanter l’orchestre, Jordan dont l’orchestre est  très évidemment techniquement au point, produit un son monocorde, sans relief, sans espace sonore, sans grande épaisseur. Bien sûr, c’est Parsifal et c’est de la musique sublime, notamment les 10 dernières minutes, qui ne peuvent être ratées, mais on ne sent pas d’énergie, pas de sève, pas de tension: cela reste mou, sérieux certes, mais sans grand intérêt. Cela ne décolle jamais, ce n’est pas de la nourriture pour l’âme. Et de l’âme dans Parsifal, il en faut.
Beau succès final, sans être triomphant, quelques buhs très limités pour Kundry, Parsifal et le chef. Peut-être les représentations suivantes vont-elles gagner en sûreté sonore. C’est ce qu’on peut souhaiter aux téléspectateurs, mais au vu de cette première, nous n’y sommes pas encore tout à fait.

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BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TANNHÄUSER le 28 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Avant la représentation

La production n’avait pas convaincu l’an dernier. Les chanteurs non plus. Le chef non plus, du moins pour une partie du public. Cette année, la distribution a partiellement changé. Exit l’horrible Venus de Stephanie Friede. Exit Lars Cleveman, pas vraiment en phase avec la vocalité du rôle. Exit enfin Thomas Hengelbrock, le chef qui n’avait pas vraiment emporté les suffrages.
Torsten Kerl comme Tannhäuser, Michelle Breedt comme Venus, et enfin Christian Thielemann comme remplaçant de luxe de Thomas Hengelbrock: on pouvait s’attendre à plus convaincant, au moins musicalement. Sebastian Baumgarten a adapté sa mise en scène aux nouveaux venus, il a effacé certains moments et changé certaines scènes, et ça n’est pas mieux que l’an dernier.
Pour ma part c’est une grande déception, musicale et scénique. Malgré l’immense succès public, qui n’atteint tout de même pas les sommets du Lohengrin de la veille, rien ne m’a convaincu dans cette deuxième édition.
Sebastian Baumgarten a beaucoup réfléchi à ce Tannhäuser, et son propos n’est pas stupide que de prendre le monde clos de la Wartburg pour en faire un monde clos de l’après culture, du jour où progrès et technologie auront définitivement annihilé toute humanité. Il a lu les écrits de Wagner sur la question, et la méfiance que Wagner nourrissait pour la confiance aveugle dans le progrès scientifique. Dans un monde digne d’Huxley, il installe un Tannhäuser d’où tout rêve, toute beauté, toute poésie est exclue, et seul Tannhäuser l’artiste porte en lui ce qui reste d’humanité aimante, d’où le décalage avec le reste des hommes. En séjournant au Venusberg, il est tout de même tombé dans le piège, le Venusberg dans cette production n’étant pas un ailleurs, mais une cage que l’on conserve comme une soupape de sécurité, comme un antimonde nécessaire à la survie du monde “positif”. D’où Venus, présente au concours de chant du deuxième acte.
Beaucoup de scènes ont été revues, et simplifiées, ou aplanies. Je regrette pour ma part la disparition des “descentes” des personnages (Elisabeth comprise) dans le Venusberg, qui prenaient sens dans un monde aussi hygiéniste (entrée des pélerins qui s’essuient au troisième acte) et aussi réglé, d’où toute liberté est exclue. On apprécie aussi le traitement d’Elisabeth, comme être désirant et non pas seulement sainte en devenir. Quelques belles idées, comme la romance à l’étoile de Wolfram chantée à Venus, présente sur scène devant lui, une Venus laide, enceinte, qui ne porte rien d’autre que cette prégnance depuis le début de l’œuvre et qui seulement à la fin en sera libérée, Venus porteuse d’un avenir que ni Tannhäuser, ni Elisabeth ne peuvent porter.
Mais il y a trop de choses en scène, des cuves, des appareils, des robinets, des réceptacles pour excréments (la société Wartburg est spécialiste du recyclage d’excréments pour en faire du méthane), et même un dortoir au dernier niveau (il y a trois niveaux de hauteur d’un décor gigantesque toujours à scène ouverte dès que les spectateurs arrivent. On pouvait éviter les vidéos préparatoires, le compte à rebours avant la représentation, les intermèdes dans les entractes. Qui sortait lentement de la salle pouvait avoir droit à une sorte de messe autour d’un autel où les figurants chantaient l’hymne allemand.
A la fin, tout cela fait fatras. D’accord pour l’esthétique de la laideur, mais ne donner au spectateur aucun espace de rêve peut préfigurer ce qui nous attend dans quelques siècles est un peu excessif ! Nous sommes à Bayreuth, et aimons aussi respirer et rêver. La mise en scène du Lohengrin, qui part de présupposés voisins, a su créer de belles images, a su servir une certaine esthétique: nous sommes avec ce Tannhäuser au coeur de l’idéologie du metteur en scène totalitaire: prisonniers dans notre cage comme Tannhäuser dans le Venusberg, obligé comme nous de subir le bal des spermatozoïdes géants…Même pour moi qui suis un ardent défenseur du Regietheater, c’est un peu trop…
Qui connaissait ce travail de Baumgarten s’attendait cette année à une explosion musicale. Le souvenir ému de merveilleux Tannhäuser de Christian Thielemann dans cette salle (production colorée de Philippe Arlaud) accompagne les festivaliers fidèles. Sa venue au pupitre après une prestation discutée de Thomas Hengelbrock était attendue ardemment, il n’y a pas de foule aujourd’hui “qui au nom de Christian ne s’aille réveillant”. Il a donc reçu l’ovation attendue, sinon méritée, sinon justifiée. Je dois confier avoir préféré Hengelbrock l’an dernier à cette direction sans éclat, aux tempos ralentis, au son assourdi. Est-ce voulu? A-t-il voulu accompagner la vision noire de la mise en scène par une direction aussi aseptisée? Évidemment, c’est en place, évidemment, les trois dernières minutes du spectacle restent splendides et provoquent l’explosion du public, mais le reste, y compris l’ouverture, surprend par son manque de dynamique, sa lenteur: ce n’est pas plat, c’est à côté de ce qu’on attend dans cette musique plutôt luxuriante.
La distribution n’a pas grand chose pour compenser: la Venus de Michelle Breedt efface évidemment le pénible souvenir de Stephanie Friede. Est-ce pour autant une Venus convaincante? Pas vraiment, aigus tirés et volume limité ne font pas une Venus. Le Tannhäuser de Torsten Kerl,  personnage à mi-chemin entre Siegfried et Parsifal (sorte d’enfant pénible à punir du martinet) chante tout sur le même ton et fatigue assez vite, pas de coloration vocale, pas d’interprétation, peu de volume. Torsten Kerl ne serait-il convaincant qu’en Rienzi à la Deutsche Oper?
L’an dernier on avait apprécié le Wolfram de Michael Nagy, cette année, grosse déception là aussi, la voix n’a plus ce timbre velouté, certains sons émis sont pénibles, le grave est affecté, l’aigu moins triomphant…coup de fatigue?
Restent l’Elisabeth de Camilla Nylund, qui fait une belle prestation, avec une voix sûre, un bel aigu, et surtout un registre central particulièrement charnu. Ce ne sera pas l’Elisabeth du siècle, mais c’est une bonne référence aujourd’hui, le Landgrave toujours impressionnant de Gunther Groissböck, au physique athlétique de chevalier sans peur qui régit tout ce petit monde de tuyaux et cuves à la baguette, c’est la seule vraie voix, avec celle encore plus convaincante que l’an dernier encore de Lothar Odinius, Walther von der Vogelweide magnifique qui pourrait bien être, lui, un Tannhäuser crédible.
Donc un Tannhäuser sans Tannhäuser, sans Wolfram ou presque, sans Venus avec un chef discutable et un metteur en scène qui a raté son coup, ça en fait beaucoup en une soirée. Il en va ainsi de Bayreuth, après le Capitole de la veille la Roche Tarpéienne du jour. N’importe, qui connaît Bayreuth sait qu’il vaut toujours mieux être là qu’ailleurs, et que ce sont lamentations d’enfant (trop) gâté.
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Après la représentation, salut sous les huées de Sebastian Baumgarten

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: LOHENGRIN le 27 juillet 2012 (Dir.mus: Andris NELSONS, Ms en scène: Hans NEUENFELS)

La présence de la chancelière Angela Merkel (assise en seconde – vous avez lu et bien lu: SECONDE- catégorie de Parkett, comme toute chancelière normale au sens hollandais du terme) nous rassure:  si elle est à Bayreuth, c’est que la maison Euro ne brûle pas encore tout à fait, et de toute manière ce n’est pas le Crépuscule des Dieux qui est au programme, mais ce Lohengrin tant décrié par beaucoup de ceux qui l’ont vu en retransmission TV le 14 août 2011 (cette année, ce sera Parsifal le 11 août sur ARTE). Ce Lohengrin qui une fois de plus a obtenu un de ces triomphes dont seul Bayreuth peut faire cadeau, hurlements, battements de pieds, enthousiasme délirant, et  salle divisée en buhs et bravos quand Neuenfels est apparu pour saluer. Mon compte rendu de l’an dernier est à répéter mot pour mot. Musicalement, on peut difficilement faire mieux, même si quelques chanteurs ont changé, et scéniquement, on a la confirmation qu’il s’agit d’une mise en scène d’une rare intelligence notamment en ses deuxième et troisième acte, une des grandes mises en scène de ce temps. Quand mise en scène, chanteurs et chef se rejoignent dans l’excellence voire l’exceptionnel, c’est le triomphe assuré.
Je voudrais m’arrêter d’abord sur Klaus Florian Vogt. Il est LE Lohengrin du jour, aucun, même pas Kaufmann, ne réussit à imposer ainsi le personnage. Voix tombée du ciel, miracle de justesse, de délicatesse, de contrôle, de poésie, de tendresse Klaus Florian Vogt est le triomphateur de la soirée en recevant une ovation de celles dont on se souvient. Le timbre un peu nasal convient parfaitement et au personnage et à la mise en scène. La voix est tellement différente de celle de ses collègues qu’on la reconnaît immédiatement dans les ensembles, même ceux qui impliquent chœur et tous les solistes. Cette singularité en fait un personnage particulier, qui réussit à captiver depuis son premier mot, comme sorti du ciel tellement les premières paroles du premier acte apparaissent saisissantes. Tour à tour des mezze voci, des forte, des “diminuendo” avec une impeccable diction qui détaille et sculpte chaque mot: oui c’est miraculeux…et unique, car Vogt dans d’autres rôle peut être décevant, voire franchement insuffisant, mais dans Lohengrin, il est à la fois unique et singulier car il ne ressemble à aucun autre et lui seul peut chanter ainsi.
Je voudrais m’arrêter aussi sur Andris Nelsons, qui après quelques hésitations au début du premier acte (quelques scories dans l’ouverture, menus décalages dans la conduite du chœur, il est vrai dissimulé sous les masques de rats qui peuvent être un obstacle au suivi musical), prend la partition avec une telle énergie, une telle plénitude, une telle sûreté, un tel dynamisme, un tel lyrisme qu’il ne lâche pas la tension et le public jusqu’à la fin: formidable énergie du second acte, miraculeux prélude du troisième acte, explosif et grandiose,  cors à se pâmer, cordes époustouflantes (ah, le violoncelle solo!), cuivres impeccables de précision et de contrôle: il dirige désormais un Lohengrin d’anthologie, dominant la partition de bout en bout, et offrant une interprétation au milles couleurs, attentive à ce qui se passe sur scène, attentive aussi au rythme de la mise en scène comme dans la marche nuptiale, très sautillante, alors qu’on a l’habitude de quelque chose de plus linéaire, de plus doux, de plus étiré. Un travail littéralement prodigieux.
Je voudrais m’arrêter enfin sur Hans Neuenfels, qui, n’en déplaise aux vestales, est un immense metteur en scène, qui a su faire de ce Lohengrin un moment de théâtre exceptionnel, alors que le public et la presse se sont focalisés souvent sur les rats, qui ne sont qu’un aspect bien partiel d’un travail d’une très grande justesse et d’une très grande précision. L’expérience à laquelle se livre un Lohengrin étrangement humain, qui va jouer le jeu de l’humain dans un monde qui lui est a priori interdit (il essaie d’en forcer l’entrée dès l’ouverture), un monde où la foule écoute qui lui parle plus fort, qui porte la victoire, pour qui il n’y a pas de vérité, une foule de rats avides, un monde où le pouvoir est tenu par un roi à la Ionesco, qui tient à peine debout, qui dépend d’autrui pour maintenir son statut, Telramund au départ (et Elsa est alors méprisée, torturée, percée de flèches pendant que triomphe le couple Telramund/Ortrud, et puis, quand Lohengrin apparaît et triomphe de Telramund, c’est vers lui que se tournent et les rats et le roi. Telramund à son tour est seul. Grandeur et décadence: les jugements de cour vous rendent blanc ou noir.
Neuenfels a eu quelques nouveaux venus et a retravaillé certains mouvements, certains personnages. C’est justement le cas du couple Ortrud/Telramund dont il a changé les costumes (deux costumes d’apparatchiks masculins, redingote, cravates noires), et changé le jeu pour une Ortrud actrice plus exceptionnelle (Susan McLean)  que chanteuse, au physique moins imposant que l’ogresse Petra Lang, qui produit une prestation scénique impressionnante. Thomas Johannes Mayer, Telramund, a été injustement hué par un spectateur. C’est un acteur prodigieux d’engagement. Le roi Henri l’Oiseleur n’est plus hélas Georg Zeppenfeld, cette année Sarastro à Salzbourg, il est remplacé par Wilhelm Schwinghammer, qui est très honorable mais qui n’atteint pas dans l’interprétation de son personnage le roi halluciné de Zeppenfeld.
La vision désespérante de Neuenfels, qui laisse en fin de parcours Lohengrin s’avançant seul vers le public, au milieu d’un océan de cadavres, seul avec le monstre sorti de l’œuf que cette histoire a enfanté, seul humain, qui a résisté, dans ce monde qui ressemble fortement à celui du Rhinocéros de Ionesco. La cruelle lecture de la relation Lohengrin/Elsa, dont on comprend qu’il n’y a pas d’amour durant toute l’œuvre, sauf au moment où Lohengrin révèle son nom, moment où explose la carnalité, quand toute la relation entre Elsa et Lohengrin a été marquée par la fuite, l’évitement, le doute. L’amour n’est jamais aveugle, il naît d’un contexte, il ne peut tomber du ciel: tout le reste est fable. Grand grand grand spectacle, qui réussit à alimenter la tension musicale au point qu’on sort de là épuisé.
Musicalement, on l’a dit, on le redit, c’est un enchantement, même si çà et là tel ou tel chanteur n’est pas toujours très à l’aise avec les tessitures. C’est le cas de Susan McLean, Ortrud immense actrice, mais dont le volume ne réussit pas à embrasser l’étendue de la redoutable tessiture d’Ortrud, certains aigus sont tirés, d’autres ne passent pas, mais la diction, l’expression sont telles qu’on peut fermer les yeux sur les aigus.
Le Telramund de Thomas J.Mayer est un excellent acteur aussi, et même si la voix n’a pas l’éclat voulu quelquefois par le rôle, il réussit à créer la tension et la voix s’impose, justement parce qu’elle est sans éclat et que l’effort pour chanter crée une impression d’énergie dans la désespérance qui en fait un personnage éminemment humain.
Le roi de Wilhelm Schwinghammer est vocalement très honnête, mais n’entre pas vraiment dans le personnage voulu par Neuenfels, il hésite entre l’ailleurs et l’ici-bas, trop réel, insuffisamment décalé, on n’arrive pas vraiment à y croire et il n’arrive pas vraiment à exister. Le héraut de Samuel Youn est très attentif au chant, particulièrement sonore et énergique, dans son rôle de “chauffeur de salle”, de manipulateur de foules, un vrai rôle qu’on ne voit pas toujours aussi approfondi dans d’autres mises en scène.
Annette Dasch n’aura sans doute pas l’exacte voix du rôle, une voix courte, qui pourrait se laisser engloutir par le flot sonore de l’orchestre. Outre que, je l’ai déjà écrit l’an dernier, cette vision d’une Elsa fragile convient bien au rôle voulu par Neuenfels, cette voix dans la salle de Bayreuth parvient à s’imposer, grâce à un chant supérieurement dominé, grâce à une salle favorable aux voix, grâce à un jeu totalement prodigieux, totalement engagé. Alors oui, à Bayreuth, dans cette vision, Annette Dasch est irremplaçable.
Quant à Vogt, il n’y a rien à dire des Anges qui descendent du ciel, sur un cygne ou non. le plus beau Lohengrin depuis des dizaines et des dizaines d’années.
Le résultat, comme l’an dernier, un indescriptible triomphe. Vous ne verrez pas plus beau Lohengrin aujourd’hui.

Le choeur sublime dirigé par Eberhard Friedrich

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TRISTAN UND ISOLDE le 26 juillet 2012 (Dir.mus: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Pour la sixième et dernière série de représentations de cette production de Christoph Marthaler et dirigée par Peter Schneider (la prochaine en 2015 sera dirigée par Christian Thielemann) quelques rappels s’imposent.
Dès la première série, en 2005, le chef choisi, Eiji Oue est apparu assez problématique pour ne pas être réengagé, c’est Peter Schneider, un habitué de Bayreuth qui a repris la direction musicale dès 2006 et qui a dirigé chaque année. En 2005 et 2006, Nina Stemme était Isolde, mais elle a renoncé aux reprises, et c’est  Irene Theorin, suédoise comme Stemme, qui assuré toutes les Isolde depuis 2008. Robert Dean Smith est Tristan depuis 2005. Kwanchoul Youn, qui était Marke en 2005 et 2006, a repris le rôle cette année en remplacement de Robert Holl qui avait assurée les séries depuis 2008.
Michelle Breedt est la Brangäne de cette production depuis 2008.
En fait depuis 2008, la distribution est stable. Les reprises ont été assurées avec un relatif succès: la production étant déjà ancienne, le public est seulement moins curieux de ce Tristan.
Pour cette dernière série, on a plaisir à retrouver le rituel de Bayreuth écrasé par la chaleur, avec les inévitables petits changements: le parking réaménagé, l’apparition dans le kiosque à saucisses vanté par Colette de saucisses au homard, la disparition de la seconde société de soutien apparue l’an dernier pour faire pièce à la puissante Société des Amis de Bayreuth, fâchée avec la Direction bicéphale du Festival, et depuis réconciliée, puisque les sœurs Wagner étaient présentes à l’assemblée générale pour l’annoncer et prévoir un avenir apaisé.
Au programme des prochaines années, de nouveaux espaces de répétitions, et une restauration du théâtre, progressive jusqu’en 2020 pour éviter de fermer. On a annoncé des Meistersinger pour 2017 (Gatti?), on a annoncé aussi que la programmation jusqu’à 2020 était arrêtée, et que le Ring 2013 était complètement distribué contrairement aux dires de la presse (sic), et les festivités 2013 calées (il y a même un concours de Rap wagnérien…) et les représentations des opéras de jeunesse (en collaboration avec Leipzig) avant le festival 2013 dans la Frankenhalle dont un Rienzi dirigé par Christian Thielemann.

Revenons à Tristan version 2012, que rien ne prédisposait à être différent des éditions précédentes: et pourtant, petit miracle, cette première représentation est l’un des plus beaux Tristan vus à Bayreuth. Soulignons d’abord encore et toujours l’intelligence de la mise en scène, réglée par Anna Sophie Mahler, un travail d’une grande précision, d’une grande finesse, et d’une sobriété remarquable. Certes, on y retrouve l’ironie de Marthaler (les gestes mécaniques, le jeu des chaises renversées du 1er acte, celui sur les interrupteurs du second, celui sur les néons du troisième qui s’allument en tremblotant quand la passion de Tristan mourant est à son comble) mais aussi des idées splendides comme la première scène du second acte, où Isolde impatiente cherche à faire signe à Tristan avant le moment voulu, entame une sorte de valse solitaire, ou ce duo où le jeu s’arrête pour laisser place à la musique, se limitant à des gestes essentiels qui prennent alors une importance démesurée (la fameuse scène du gant, ou bien celle où Isolde dégrafe la veste de son tailleur, que Marke dès son irruption s’empresse d’agrafer de nouveau, ou les regards méprisants de tous sur Melot et enfin la magnifique mort, qui s’achève sur une Isolde qui s’installe sur le lit médicalisé où gisait Tristan,  en se recouvrant d’un drap linceul. Images inoubliables qui font de cette mise en scène de Tristan une des grandes références d’aujourd’hui et qui va sans nul rentrer dans l’histoire de la mise en scène wagnérienne.
Ce qui a changé cette année, c’est l’empreinte musicale. Peter Schneider a la réputation d’un “Kapellmeister” de bon aloi, pas très inventif et toujours très sage. Ce n’est pas de lui qu’on attend une surprise et c’est de lui que vient l’immense surprise de la soirée. Avec un orchestre en état de grâce, sans une faute, sans une scorie (les cors! les cordes!, le cor anglais au troisième acte, autant d’éléments qui ont déjà donné le ton de la soirée), Peter Schneider impose une version assez lente, parfaitement en phase avec la mise en scène, presque ritualisée de Marthaler , il fouille chaque détail de la partition, en proposant des solutions inattendues: le final en suspension du 1er acte, qui a stupéfié le public, un second acte éblouissant, avec des prises de risques à l’orchestre sur les cordes et des équilibres inhabituels qui ne laissent d’étonner et d’enthousiasmer, un prélude du 3ème acte d’une longueur inhabituelle, où le défilé des compagnons de Tristan devant le lit prend l’allure d’un hommage funèbre au rythme d’une musique qui devient litanie, une mort d’Isolde profondément symphonique,  où Isolde sussure une mort qui devient en même temps mort du chant. Oui, ce soir, Peter Schneider a fait un grand Tristan, une vraie référence musicale, enrichie par l’acoustique du théâtre et de la fosse, qui même après 35 ans de pèlerinages successifs est toujours objet d’émerveillement. A cette direction exceptionnelle, correspond une distribution qui s’est surpassée: Irene Theorin, chante avec un engagement et une intensité peu communes, la voix est beaucoup plus homogène, les graves sortent, le centre est d’une largeur inouïe, et les aigus sont triomphants, même si (quelquefois seulement) un tantinet criés, comme on le remarque chaque année; elle est cette année une très grande Isolde, très engagée dans le jeu et qui réussit une incroyable mort, noyée dans le flot orchestral, elle se fond, on l’entend certes, mais on l’entend mourir, et le Lust final devient presque un son supplémentaire de l’orchestre qui s’étiole. Magistral car joué sur une voix sans doute fatiguée par la performance, mais en même temps intensément présente. Bouleversant.
A ses côtés, Robert Dean Smith, plus en forme cette année, a toujours cette voix claire qu’on croit légère et courte, mais dont la clarté et le timbre cachent une forte résistance et une grande intensité. Acteur exceptionnel (son troisième acte est anthologique), il réussit jusqu’au bout à maintenir une tension extraordinaire, à jouer avec le volume de l’orchestre qui lecouvre quelquefois, mais dès que la voix est découverte, alors, on sent l’engagement, la couleur, le jeu même sur l’intonation, sur le texte (dit à la perfection). Une immense performance.
Kwanchoul Youn est un  Marke sonore, puissant, mais ce chanteur, quelquefois un peu froid et distant, a acquis en Marke une humanité qui se lit dans la voix et la manière de chanter, de prononcer les mots, de dire le texte, de le colorer, de l’adapter à la situation. Ce n’est plus seulement un Marke bien chanté, c’est un Marke souffrant qui tire les larmes, d’autant plus fortement que dans son costume gris de premier secrétaire d’un parti communiste des années 50, il affiche extérieurement une sorte de fixité, de distance, qui multiplie encore l’écart entre cette apparente distance et un chant littéralement habité.
Michelle Breedt ne m’enthousiasme pas en Brangäne notamment au premier acte, mais reconnaissons que son deuxième acte est somptueux, avec des Gib’Acht charnus, sonores, parfaitement intégrés à l’orchestre.
La voix de Jukka Rasilainen m’était apparue un peu ternie l’an dernier, mais si son premier acte est effectivement un peu terne, il se réserve pour son troisième acte,  scéniquement et vocalement impressionnant: d’une intensité, d’une humanité peu communes dans son rôle de vieillard écrasé de douleur: il remporte un triomphe mérité, en bien meilleure forme que l’an dernier.
Le reste de la distribution n’appelle pas de reproche.
Ainsi, voilà un miracle comme Bayreuth nous les réserve. On ne s’attendait qu’à un Tristan de bon niveau, mais sans surprise, et l’on a un Tristan en tous points exceptionnel, un moment intense d’ivresse wagnérienne. Ce qu’on attend de vivre à Bayreuth et qui n’est pas hélas, toujours garanti.

FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: L’ENFANT ET LES SORTILÈGES de Maurice RAVEL le 22 juillet 2012 (Dir.mus : Didier PUNTOS , Ms en scène : Arnaud MEUNIER)

©Henry Ely Aix

Il y a les grands spectacles qui déplacent foules et critiques, cette année les Nozze di Figaro, Written on skin, David et Jonathas, il y a les spectacles bucoliques qui fleurent bon l’été, la nature, le mistral et la poésie, cette année La Finta Giardiniera. Il y a enfin les spectacles de jeunes, fruits de l’enthousiasme, fruits d’ expériences, les spectacles sur lesquels ont travaillé les écoles (pan important de l’activité du festival sur Aix) et cette année, c’est L’Enfant et les sortilèges dans la version adaptée de Didier Puntos (pour piano à quatre mains, violoncelle et flûte) et dans la mise en scène d’Arnaud Meunier, au théâtre du Jeu de Paume.
Le théâtre du Jeu de Paume, qui remonte à 1757, et restauré depuis, a été ouvert en 2000, et depuis est l’un des lieux du Festival, pour des opéras contemporains, pour des classiques du XXème siècle, pour le baroque aussi. En tous cas pour des œuvres qui ne sont pas sensées drainer un public trop important. La salle qui était aussi appelée “L’Opéra” n’est d’ailleurs pas si minuscule qu’on a bien voulu le dire: un orchestre une corbeille, deux balcons relativement hauts, au total à peu près 500 places.
C’est évidemment un espace idéal pour les formes plus intimes, ou des œuvres rares: si Bernard Foccroule s’était souvenu que 2012 était l’année du tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau , il aurait pu imaginer au Jeu de Paume la représentation du mélologue Pygmalion, ou même du Devin du Village (imaginable aussi au Grand Saint Jean). Mais c’est sans doute un oubli.
Il reste que cet Enfant et les sortilèges est une réussite, et beaucoup d’enfants se pressaient dans le théâtre, certains même ont été très apeurés (“Papa j’ai peur!”) et pleuraient abondamment: l’atmosphère des contes de fées n’est pas toujours source de quiétude pour les enfants en très bas âge.
Ayant vu la représentation de Lyon il y a quelques mois (Direction musicale Martin Brabbins, mise en scène Grzegorz Jarzyna) dont on retrouve plusieurs chanteurs à Aix (Mercedes Arcuri dans le Feu et le Rossignol, Jean Gabriel Saint Martin dans l’Horloge comtoise et le Chat à Lyon, le Chêne et le Fauteuil à Aix, Majdouline Zerari dans la Chatte, l’écureuil, la bergère à Aix, Maman, la tasse chinoise, la Libellule à Lyon), il est intéressant de mettre en perspective version adaptée et version originale. La version originale impose un orchestre important, Ravel étant un maître de l’orchestration, et la version adaptée est plus intime, plus conforme à une ambiance recluse d’une chambre d’enfant (à Lyon, le décor était un semi-remorque aménagé…), plus exigeante aussi pour les voix, très découvertes, mais pas écrasées par l’orchestre.
Ici, le décor est celui d’un grenier où sont entreposés vieux meubles, vieux jouets, et musiciens – piano, flûte et violoncelle sont sur le plateau dissimulés parmi les objets abandonnés-, dans une ambiance nocturne, à la lumière limitée, qui donne encore plus cette impression de clôture, d’enfermement, et tout à la fois de rêve fantomatique propice à la naissance du conte et à la peur des enfants.
Le spectacle se déroule avec une grande fluidité, le plateau se vide peu à peu de ses objets à mesure qu’ils sont intervenus et l’espace s’élargit lorsqu’on passe dans le jardin, qui est là une forêt décharnée sur fond de lune pâle. La mise en scène d’Arnaud Meunier et le dispositif scénique de Damien Caille Perret ne prétendent aucunement à une “lecture” de l’œuvre au sens prétentieux du terme: ils accompagnent le déroulement de l’opéra, avec bonheur, car ils créent immédiatement un univers, renforcé par les costumes d’Anne Autran. L’univers est celui des albums d’enfants, comme nous en avons tous lus, des monstres qu’on crée avec un rien, des ombres portées. Si l’univers intime de cette boite à joujoux est bien rendu, si le spectacle permet à de nombreux enfants de découvrir l’opéra, ce n’est pas pour autant un spectacle “pour enfants”:  deux scènes au moins,

La théière (Valerio Contaldo)

celle de la théière avec son bec “phallus” et la tasse chinoise prête à en recevoir le suc et celle des chats, sont clairement orientées vers une certaine paillardise, ainsi que d’une certaine manière l’horloge comtoise, en slip, sur un mode moins explicite.
C’est justement ce savant mélange qui fait de ce spectacle une réussite totale, un vrai petit bijou, simple et direct, qui fait filer les 50 minutes à une vitesse incroyable. C’est déjà fini quand on en voudrait encore!
Alors, à ce travail de qualité correspond une approche musicale évidemment faite pour un espace réduit, une intimité de  bon aloi, qui convient pour un jeu d’enfant. Les musiciens, insérés dans le décor sont comme des poupées abandonnées, Didier Puntos, l’auteur de l’adaptation, qui aujourd’hui a fait le tour du monde, est accompagné au piano à quatre main du chef de chant Michalis Boriakis, de la flûtiste Anne-Lise Teruel et du violoncelliste William Imbert, tous trois participant à la résidence mélodie française de l’Académie Européenne de Musique. Une réussite, avec un son évidemment très particulier, qui correspond à l’ambiance voulue, et qui se fond avec bonheur dans la mise en scène. Évidemment, pas de chœur dans cette version, l’ensemble des chanteurs prend en charge les parties chorales de la scène finale. Et le chant est beaucoup plus présent, beaucoup mieux mis en relief que dans la version “ordinaire”: on sait que Ravel a voulu donner un espace à des types vocaux et à des styles très différents. Dans la salle du jeu de Paume, les voix prennent donc une importance plus grande, leurs qualités et leurs défauts également.  La distribution, jeune, fraiche – ils ont tous autour de trente ans- est très honorable dans l’ensemble, avec l’enfant à la fois très naturel et très simple de Chloé Briot, qui réussit donner du relief au rôle sans afféterie ni gnangnan, le chat et l’horloge de Guillaume Andrieux, au joli timbre de baryton, comme le chêne et le fauteuil de

Le Chêne (Jean-Gabriel Saint Martin)/©Patrick Berger ArtcomArt

Jean-Gabriel Saint Martin , à la diction exemplaire, tous sont justes.  Ils  font tous d’ailleurs un bel effort pour bien dire le texte, si bien que ma voisine qui amenait son petit fils et qui se réjouissait de pouvoir lire les surtitres, n’a pas été déçue quand elle a constaté qu’il n’y avait pas de surtitrage (sans doute à cause d’un problème technique): on comprenait en effet tout le texte. Le ténor Valerio Contaldo, la soprano Mercedes Arcuri (malgré des difficultés de gestion des aigus de la Pastourelle) complètent très dignement la distribution, ainsi que la Maman (qui est aussi tasse chinoise et Libellule) terrible de Eve-Maud Hubeaux. Un bon point également pour la chatte (mais aussi l’écureuil) de l’excellente Majdouline Zerari. Quant à Clémence Tilquin elle se sort à peu près de la princesse, et de la Chauve Souris: merci à ce propos à une lectrice qui a signalé une erreur dans la distribution, la Pastourelle étant chantée par Mercedes Arcuri et non par Clemence Tilquin, j’étais tombé dans le piège, je prie de m’en excuser.
Triomphe mérité à la fin, on a tous passé un excellent moment, et cet ” Enfant et les sortilèges” de chambre laissera sans doute plus de traces que celui de Lyon il y a deux mois, parce que la poésie était là, au rendez-vous, derrière chaque poussière de ce grenier magique.
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Chloé Briot (L'Enfant)/©Patrick Berger ArtcomArt

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: L’AFFAIRE EVGUENYI NIKITIN (DER FLIEGENDE HOLLÄNDER)

Evguenyi Nikitin

Evguenyi Nikitin, qui devait chanter Der Holländer dans la nouvelle production de Der Fliegende Holländer dirigée par Christian Thielemann et mise en scène par Jan-Philipp Gloger s’est retiré du Festival de Bayreuth.
Le journal Bild am Sonntag a révélé que Nikitin avait des tatouages nazis sur le corps, la magazine Der Spiegel a confirmé. Ces tatouages remontent à l’époque où Nikitin appartenait à un groupe Heavy Metal ou Gothique (je ne sais pas trop faire la différence), une faute de jeunesse qu’il regrette amèrement, a-t-il déclaré.
Après une entrevue avec la direction du Festival, il a décidé de se retirer. La direction du Festival, très sensible à tout ce qui peut évoquer le passé auquel le Festival de Bayreuth a été lié pendant les années noires du nazisme en Allemagne et fermement décidée à ne jamais laisser entrer le ver dans le fruit (voir la mise en scène très critique des Meistersinger von Nürnberg de Katharina Wagner) ne transigera jamais sur ces questions.
La situation pour l’administration du festival est délicate, à trois jours de l’ouverture du festival et de la Première de la nouvelle production. Elle a demandé à Samuel Youn, très bon chanteur découvert dans la production de Lohengrin mis en scène par Hans Neuenfels où il chante Der Heerrufer des Königs (le héraut) de reprendre le rôle au pied levé.
Je ne suis pas loin de penser que cette malheureuse affaire, révélée par la presse, ne soit une manière de déstabiliser la direction bicéphale du Festival, qui a beaucoup d’adversaires en Allemagne. Au-delà du lamentable cas de Nikitin, beaucoup considèrent que les deux soeurs Wagner n’ont pas le poids suffisant pour assumer la direction du Festival de Bayreuth. Je pense qu’on va avoir de nombreux débats pendant la préparation de Bayreuth 2013, prenant prétexte de la production du Ring par Frank Castorf, et peut-être quelques polémiques bien ciblées, dont celle-ci est un prélude.
Il reste que le départ de Nikitin était, politiquement, une obligation. Enfin, beaucoup de bruits courent sur les opinions politiques de Christian Thielemann (voir la polémique sur son programme Strauss avec les Berliner Philharmoniker en Mai 2011), et lui est fermement ancré à Bayreuth. Il a d’ailleurs fortement condamné le chanteur, tandis que l’Opéra de Munich critique une décision précipitée…A qui profite le crime?

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Samuel Youn en Héraut dans la production de Lohengrin de Hans Neuenfels

FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: LA FINTA GIARDINIERA de Wolfgang Amadé MOZART le 21 juillet 2012 (Dir.mus : Andreas SPERING , Ms en scène : Vincent BOUSSARD)

Layla Claire / ©Patrick Berger Artcomart

Une fausse jardinière dans un vrai jardin, c’est ce qu’on retient d’abord de cette Finta Giardiniera présentée dans la cadre bucolique du Grand Saint Jean.  Au milieu du parc enchanteur dont la composition arborée renvoie à des tableaux du XVIIIème, Hubert Robert, John Constable, un dispositif scénique recouvert d’un sol laqué noir, où se reflètent les rares accessoires, et des fleurs de plastique illuminées d’un effet douteux: ce lieu très artificiel n’a rien de comparable avec la scène délicieuse de l’Acis et Galatée de l’an dernier proposé par Saburo Teshigawara, qui avait su rendre cohérent le paysage réel et le paysage scénique.
C’est bien d’ailleurs le parc et le lieu qui sont un enchantement: le coucher de soleil, avec ses couleurs moirées, le ciel qui peut à peu s’obscurcit et commence à s’étoiler, les arbres aux verts multiples qui peu à peu devient des ombres, pour disparaître enfin dans la nuit provençale, mais qui restent très présents par le bruit du vent insistant dans leurs branches, et puis  alternativement illuminés à mesure qu’avance la soirée selon les exigences de la mise en scène (lumières très subtiles de Guido Levi, au moins dans le parc). Tous ces éléments concourent à faire de la soirée un moment délicieux.
Tout commence d’ailleurs “à la Glyndebourne” avec la possibilité de pique-niquer dans le gazon, ou de prendre un plateau-repas (cher) dans le bar-snack installé dans la cour d’honneur, pendant que les inévitables  invités des  sponsors dînent sur le pouce dans un espace dédié…
Et puis il y a Mozart, un Mozart de 19 ans, qui propose un opéra aux entrelacs complexes, aux longueurs quelquefois pesantes (malgré les coupures effectuées), mais avec une musique souvent sublime, d’une étonnante maturité. Cette Finta Giardiniera (1775), connue jusqu’à la fin des années 70 par sa version allemande (1779) en Singspiel “Die Gärtnerin aus Liebe” (la jardinière par amour), a été redécouverte en 1978, dans sa version originale italienne avec récitatifs, sur un livret de Giuseppe Petrosellini (compliqué, d’abord mis en musique par le napolitain Pasquale Anfossi en 1774, puis repris par Mozart un an plus tard). Le Festival d’Aix l’a présentée en 1984. Il n’y avait pas eu de reprise depuis.
C’est donc une bonne idée que de  produire cette Finta Giardiniera , dans une distribution jeune s’appuyant largement sur des ex-membres de l’Académie Européenne de Musique. C’est en effet un opéra qui convient bien à de jeunes chanteurs, et qui n’exige pas d’acrobaties vocales impossibles.

Le début de l'opéra, Colin Balzer, Julie Robard-Gendre, John Chest @Patrick Berger ArtcomArt

Le sujet est assez simple : Le comte Belfiore a failli tuer (avec un poignard) sa fiancée Violante (cela ne s’invente pas…) Onesti (cela ne s’invente pas non plus). Laissée pour morte, elle est en réalité vivante et disparaît pour réapparaître sous les traits de Sandrina, une jardinière au service du Podestat Don Anchise (qui tombe amoureux d’elle). Elle est accompagnée de son valet Roberto, qui sous le faux nom de Nardo est amoureux de la servante du Podestat Serpetta. Mais Serpetta est amoureuse du Podestat, et ce dernier s’apprête à marier à un comte son orgueilleuse et prétentieuse nièce, Arminda, au désespoir de son amoureux Ramiro (rôle confié à un castrat, et à Aix à un mezzo-soprano). Mais voilà, le comte en question est Belfiore, qui va se trouver nez à nez avec son ex-fiancée qu’il croyait morte. Comme dans les vraies histoires d’amour chez Mozart, tout est bien qui finit bien à la fin, après de longs  méandres du livret : le couple Belfiore/Violanta se retrouve et va tenter de vivre ensemble, Arminda épouse Ramiro qu’elle n’aime pas, Serpetta épouse Nardo/Roberto qu’elle n’aime pas, et le Podestat va chercher à épouser une autre jardinière. C’est amer et mélancolique, comme les opéras de Mozart.

L'ensemble du plateau ©Patrick Berger Artcomart

L’interview du metteur en scène Vincent Boussard dans le programme de salle insiste sur les ressorts psychologiques, voire psychanalytiques du livret et des personnages. Sa mise en scène ne le laisse pas trop voir et essaie surtout de rendre l’aspect buffo de l’opéra, avec ses jeux sur les fleurs, sur le tuyau d’arrosage tour à tour cor, serpent, corde et même tuyau d’arrosage, sur le linge étendu qui devient (presque) monstre dans la forêt profonde. Mais elle ne réussit pas à se sortir des difficultés du lieu, plateau réduit, mouvements répétitifs : on court dans tous les sens, peu de gestes originaux correspondant aux motivations psychologiques des personnages : on est plutôt dans la gestuelle habituelle des opéras, avec peu de progression dans la lecture des personnages, et peu d’explicitation du livret ; le passage de la raison à la folie des deux personnages principaux reste obscur, même si la scène de la folie et l’ensemble du troisième acte sont plutôt bien réglés.

John Chest / ©Patrick Berger Artcomart

Il faut s’en remettre aux qualités scéniques des chanteurs, pris individuellement, comme John Chest, joli Nardo aux qualités expressives (son air de séduction à la française, ou à l’anglaise est une grande réussite) ou Colin Balzer, Don Anchise le Podestat, qui après un début plutôt terne, prend de plus en plus d’espace et compose un personnage jamais franchement buffo, mais faisant toujours sourire, et ainsi arrive à rendre son jeu subtil.
Une mise en scène plutôt discrète, qui n’arrive pas à se démêler des problèmes posés par le livret, ni à enlever l’ennui inhérent à certaines scènes, malgré une musique magnifique, à laquelle le chef n’arrive pas non plus à rendre totalement justice.
Musicalement, le Cercle de l’Harmonie, qu’on a (mal) entendu dans les Noces, est beaucoup plus audible cette fois, il est vrai que l’espace est plus réduit et que les musiciens ne jouent pas en fosse mais à niveau. On entend bien les cordes, très soyeuses, très rondes, les cuivres, mats comme dans tout ensemble baroque, mais on n’entend rien du continuo, un clavecin et un pianoforte (le chef Andreas Spering est au pianoforte), à cause du plein air. C’est effectivement une gageure : le plateau est nu, ouvre sur le parc, et le son ne réverbère pas. Les voix sont obligées de jouer en frontal :  dès qu’elles se tournent vers le parc, le son se perd . L’orchestre est suffisamment nombreux et présent dans l’espace réduit de l’amphithéâtre (environ 400 spectateurs), mais les sons les plus grêles comme celui du clavecin se perdent. Dans ces conditions, il est difficile d’apprécier pleinement d’une direction musicale : celle d’Andreas Spering est apparue techniquement au point, sans scories, pas de problème de rythme ou d’inadéquation scène/fosse, mais peu inventive, et plutôt monocorde et sans relief. Dans les mêmes conditions, l’an dernier Leonardo Garcia Alarcon avait autrement réussi son Acis et Galatée. Ceci étant, justice est rendue aux moments les plus émouvants de la musique de Mozart, notamment le long ensemble du troisième acte.
Du point de vue du chant, c’est plus contrasté. D’un ensemble de jeunes chanteurs, on ne peut attendre d’emblée la maturité voulue, sauf à avoir une brochette de stars naissantes, mais néanmoins on peut attendre d’un Festival une distribution au moins homogène, c’est presque le cas, sans enthousiasmer. Même si globalement les voix n’impressionnent pas, certaines arrivent à convaincre. Reste à savoir l’effet qu’elles produiraient en salle, et non sous la magie du ciel étoilé de l’été provençal, qui induit à pardonner les erreurs.
Les femmes sont globalement plus convaincantes que les hommes, avec deux chanteuses nettement plus aguerries, et plus matures, Layla Claire, Violanta/Sandrina aux accents marqués de Fiordiligi, voix faite, ronde, bien posée, très contrôlée (mais attention à quelques aigus criés), intense qui réussit à chanter vraiment le personnage et à donner de la couleur à la douleur, en construisant un profil psychologique. Comment reprendre une vie avec qui a tenté de vous tuer ? comment aimer son (presque)assassin sans arrière-pensée ? comment pardonner à qui a cherché à épouser une autre pour oublier ? Bien des obstacles à la reprise d’une vie sans arrières pensées de couple amoureux : Mozart sans illusion aime à peindre ces hésitations qui finissent par être presque des choix par défaut d’amour déjà mangé par le vert de gris et Layla Claire sait donner de la couleur à ces tergiversations. C’est ici le chant, et pas la mise en scène, qui nous éclaire.

Julian Pregardien et Ana Maria Labin/ ©Patrick Berger Artcomart

Ana Maria Labin, Arminda altière, a peut-être, de tout le plateau, la voix la mieux posée (et la plus jolie) la plus faite, la plus ronde, la plus maîtresse d’elle-même. Le timbre est beau, la tenue de son parfaite, la ligne de chant impeccable, sans problème d’homogénéité vocale. De plus, l’actrice est agile, expressive. Une jolie découverte. Les deux ont d’ailleurs participé à l’Académie Européenne de Musique.

Colin Balzer et Sabine Devieilhe/ ©Patrick Berger Artcomart

La jeune Sabine Devieilhe en Serpetta serait-elle à l’orée d’une belle carrière de soprano léger, dans la bonne tradition française qui nourrit pour cette tessiture une vraie passion. La voix est évidemment plus claire, plus légère que celle de ses deux collègues, le timbre est joli, le contrôle sur le son efficace, le souffle fait tenir de longues notes. On annonce déjà de futures Reines de la Nuit, je trouve la voix petite en volume mais on est en plein air. Acceptons-en l’augure, en tous cas, cette jeune Serpetta a remporté un beau succès, mérité, grâce à la voix et à l’engagement scénique.
Julie Robard-Gendre s’en sort moins bien avec Ramiro. La voix ne réussit pas à porter, même si le dramatisme est présent : c’est le rôle le plus désespéré de l’opéra, le perpétuel lamento du Mal Aimé, et comme tout Mal Aimé devient méchant (merci Racine !), c’est aussi celui qui va piéger le héros. La partie est délicate, plutôt destinée à un castrat (que nous n’avons plus sous la main depuis plus d’un siècle, avec la disparition de Giuseppe Moreschi), et quelques hésitations, des sons pas très jolis, malgré un bel engagement.  Du côté masculin, ni John Chest, ni Colin Balzer ne déméritent : Balzer compose, je l’ai dit, un personnage sans doute comique mais pas buffo ni ridicule, ce n’est pas un barbon du type de Geronimo dans le Matrimonio Segreto de Cimarosa, il a une certaine élégance, de port et de voix, qui pose le personnage sans le détruire. La voix a du mal au départ à s’affirmer, mais au fur et à mesure, il s’installe sur le plateau et finit par le dominer.  John Chest en Nardo joue avec beaucoup de désinvolture et interprète avec un vrai professionnalisme son rôle, notamment dans son monologue de séduction.

Julian Pregardien-John Chest-Layla Claire /@Patrick Berger ArtcomArt

Enfin, Julian Pregardien (le fils du grand Christoph) a une jolie voix, un joli timbre, mais ne sait pas beaucoup en jouer. Les sons sont plutôt fixes, et évidemment le tout aboutit à beaucoup d’approximations dans la justesse, et dans les agilités (dès qu’il faut vocaliser, c’est faux). Le style de jeu est assez sommaire, et ennuyeux. La voix a une certaine élégance, mais sans vraie couleur et le style de chant ne convient pas à l’italien. Peut-être dans la version allemande ? En tous cas c’est le maillon faible de la distribution.
Une distribution jeune, une distribution avec quelques atouts, mais quand ni l’orchestre (fade) ni la mise en scène (répétitive et sans invention) n’aident, les chanteurs, surtout quand ils sont jeunes, sont bien seuls pour faire le spectacle.
Bernard Foccroule a quand même eu raison de proposer la Finta Giardiniera, il a eu raison de la proposer pour le Grand Saint Jean, mais il n’a pas mis assez d’atouts pour en faire un vrai moment, comme l’an dernier avec Acis et Galatée. Il faut une forte personnalité scénique pour remplir le minuscule plateau et le grand parc tout à la fois, il faut une vraie personnalité musicale pour emporter le pari du plein air et le pari de la tension sur une œuvre aussi étirée et peu connue : il en faut donc plus pour réchauffer un public frigorifié sous ses couvertures par le vent.
Succès au rendez-vous, oui, mais bien loin du triomphe.
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FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: DAVID ET JONATHAS de Marc-Antoine CHARPENTIER le 19 juillet 2012 (Dir.mus : William CHRISTIE , Ms en scène : Andreas HOMOKI)

Le prologue (Neal Davies à droite/Dominique Visse à gauche)© Pascal Victor/ArtComArt

Ils en avaient de la chance les garçons et filles des collèges ou maisons d’éducation de la fin du XVIIème!  Dans les mêmes années, aux  demoiselles  de Saint Cyr, Racine écrivait Esther et Athalie, et aux garçons du collège Louis le Grand, Charpentier concoctait ce David et Jonathas, série d’intermèdes devant être insérés dans une tragédie, et composant eux mêmes une belle tragédie lyrique. Il est vrai que Charpentier, face au grand Lully jaloux de son exclusivité, n’avait pas grand espace pour produire. On puise donc dans des épisodes bibliques (ici le premier livre des Rois de l’Ancien Testament) pour contribuer à l’édification des jeunes…sauf que pour l’édification des jeunes, l’histoire de l’amour de David et Jonathas pourrait induire à des pratiques que la morale réprouve, et que les collèges (qu’on dit surtout anglais…) ont largement accueillies. Littérature, musique et cinéma abordent la question des amitiés viriles avec une jolie constance, le livre Les amitiés particulières de Roger Peyrefitte, en 1943, des films comme Another Country de Marek Kanievska (1984) ou Maurice de James Ivory (1987). A l’opéra, le sujet est clairement abordé dans Iphigénie en Tauride de Gluck avec la relation entre Oreste et Pylade.
Amitié passionnée? Amour? Relation physique? Platonique? La question de l’amitié entre hommes aux XVIème et XVIIème se pose en termes philosophiques, dans le monde intellectuel des lecteurs du De amicitia de Cicéron ou des Lettres à Lucilius de Sénèque ou même des Essais de Montaigne, avec la relation qui existe entre Montaigne et La Boétie, ou sur le théâtre (Alceste et Philinte dans Le Misanthrope). Il semble qu’il y ait entre amitié camaraderie et homosexualité un espace occupé au XVIIème par le concept d’amitié, dans la société noble, une amitié beaucoup plus forte, plus passionnée, plus exclusive que ce que notre société du XXIème siècle appelle amitié. Une sorte d’amour sans sexe . Les exemples sont assez nombreux à l’époque et les études universitaires sur le concept ne manquent pas, surtout à l’heure des “gender studies“.
Tout cela pour dire qu’il n’est pas vraiment étonnant de voir l’enseignement des collèges religieux s’approprier des codes sociaux de la société noble: après tout, ils formaient leurs élèves aux codes de la vie sociale aristocratique, où depuis le Moyen Âge, les relations individuelles vassal/ suzerain, chevalier/écuyer, maître/page débouchent sur des relations où l’amitié peut aussi être le nom déguisé du clientélisme, notamment au XVIIème siècle: le nom d’ami ne recouvre pas les mêmes concepts d’un siècle à l’autre: il n’est que de voir la fortune du mot sur Facebook aujourd’hui…

Ana Quintans/Pascal Charbonneau©Pascal Gely / CDDS Enguerand

Ainsi la relation entre David et Jonathas n’est pas forcément réductible à un simple amour homosexuel, et Andreas Homoki a raison de ne pas (trop) insister sur la chose, en dépit de quelques baisers passionnés.
La seconde piste suivie par ce David et Jonathas, est de parcourir les méandres des conflits ethniques, religieux, sectaires, qui émaillent la bible (Ancien et Nouveau Testament), notamment en Palestine, et de tirer de cette triste histoire des conclusions très actualisables sur les rivalités entre juifs et philistins (origine du mot Palestine…). Au yeux du roi Saül, David est l’autre (un berger, non un fils de roi), qui s’introduit par son amitié avec son fils dans la famille royale, pour la détruire de l’intérieur, le ver dans le fruit en quelque sorte: il le pousse dans le camp philistin, alors que David ne le veut pas, si bien qu’à la fin, David est un roi reconnu par les deux communautés, une sorte de modèle héroïque qui par son nom unit les peuples opposés (un Tito des temps bibliques, en quelque sorte).
Andreas Homoki propose une vision très sobre, qui ne manque pas de grandeur, de la situation. Avec son décorateur Paul Zoller, il opte pour des espaces qui n’ont rien de baroque: pas de colonnes, pas de dorures, pas de franfreluches (on est à l’opposé de l’univers d’un Pierluigi Pizzi), mais des caissons en bois, modulables en hauteur et en largeur, qui semblent enfermer les personnages dans des scènes (un peu la même idée que dans Written on skin) qui sont autant de vignettes: il est vrai que l’absence de continuité dramatique, la composition en scènes successives reliées par de la musique (sublime) favorise ce cloisonnement.
Comme le sens dramaturgique n’est pas la qualité principale du librettiste le père François de Paule Bretonneau, que cette tragédie était destinée à se mêler à une autre tragédie (latine), Saül, du père Étienne Chamillard, on a en fait une juxtaposition de tableaux  comme on pouvait en imaginer dans des peintures murales, mais qui sont cette fois-ci des tableaux vivants, un peu comme ce qu’on pouvait voir dans certaines fêtes religieuses, illustrant tel ou tel épisode biblique: Andreas Homoki et Paul Zoller, en concevant ces caissons de bois, qui n’accrochent en rien le regard, en font un espace abstrait qui devient aussi espace psychologique, c’est très évident dans le prologue, transféré en fin de second acte, qui est le climax de la représentation, montrant le glissement de Saül vers la folie: les espaces rétrécissent, s’agrandissent, le plafond monte ou descend, les cloisons s’écartent ou se rapprochent, pendant que la Pythonisse vêtue en ménagère de plus de 50 ans (extraordinaire Dominique Visse) se démultiplie dans chaque espace et crée l’étourdissement de Saül,  c’est aussi notable dans l’air de Jonathas de l’acte III, où Jonathas finit coincé entre deux cloisons rapprochées. Caissons de bois, quelques tables, quelques chaises, et le tour est joué: l’espace est dessiné.

AFP PHOTO/GERARD JULIEN

En choisissant d’actualiser le propos et situant l’histoire dans une Palestine des années 30, avec d’un côté les juifs, de l’autre les palestiniens (femmes voilées, hommes portant le fez ou la chéchia), et, belle idée, faisant de cette amitié une longue histoire d’enfants, où se voient des retours en arrière (au début) où les deux enfants sont ensemble et où le père de Jonathas essaie de les séparer, quand la mère veut les laisser ensemble. Il n’y a aucun indice de “pouvoir”, pas de roi, pas de cour, peu de soldats: on est dans un monde “civil” où se pose la question des amours inter communautaires, comme l’ont posé certains films israéliens des dernières années, comme The Bubble de Eytan Fox (2007): en faisant de cette histoire d’abord une histoire d’individus, Homoki débarrasse l’histoire de son arrière plan biblique à première vue, mais il souligne du même coup comment la Bible pose des questions fortement ancrées à notre quotidien, à notre histoire, à nos mythes. L’héroïsme de David est à la fois invisible et présent: il est chez Homoki un jeune homme écrasé par l’amour, par les obstacles à sa vie individuelle, et qui à la fin résiste au destin que le peuple lui offre (le peuple le hisse en triomphe et le tient pour l’empêcher de tomber, très belle image). La sortie de Jonathas mort, attiré vers une lumière latérale où l’attendent aussi le David  et le Jonathas de l’enfance, sorte de passage de plain pied dans le mythe est d’une jolie facture également. On a souligné la manière dont les chœurs se donnent des bourrades et dont ils épousent mal le jeu imposé par Homoki. Mais justement, le jeu est très limité (l’espace, les mouvements sont rares) et je pense que c’est volontaire: il faut aussi donner dans le cliché des tableaux vivants ou des tableaux d’histoire. Ce qui m’a frappé, c’est plutôt comment le chant, qui est si codé dans le répertoire baroque, est ici quelquefois libéré, devient cri, devient parole, et parole rauque selon les besoins: la vie vient de la musique.
Car à cette mise en scène d’une grande rigueur, et aussi d’une grande profondeur, et d’une belle modernité, correspond une lecture musicale exceptionnelle des Arts Florissants et de William Christie, le vieux pape du baroque. On reste stupéfait du son qu’il imprime à son ensemble, de la clarté de la lecture, des rythmes et des sons à la fois ronds et nets, et de cette musique souvent  sublime (le final est tout à fait extraordinaire). J’avais noté la difficulté à repérer les niveaux sonores (et quelquefois les sons, simplement) dans l’orchestre des Nozze di Figaro, dirigé par son ancien assistant Jérémie Rhorer,  il n’en est rien ici, où l’on entend vraiment chaque instrument, chaque son, chaque inflexion. Magnifique travail sur une musique grandiose, sans ornementation, mais avec une sorte de naturel qu’on trouvera  notamment chez Gluck.
Ce naturel, on le retrouve dans le travail sur le texte et sur la diction de l’ensemble des chanteurs, une volonté d’éviter tout ce qui pourrait être afféterie ou maniérisme, avec une diction très contrôlée, mais aussi souvent comme précisé plus haut, souvent parlée, donnant quelquefois l’impression d’un texte dit plutôt que chanté, avec de beaux effets, alimentant le concept de “Tragédie lyrique”.

Ana Quintans/Pascal Charbonneau ©Pascal Gely / CDDS Enguerand

Les chanteurs servent globalement avec bonheur cette belle entreprise: au premier rang, le ténor canadien Pascal Charbonneau, qui avait participé l’an dernier à l’aventure d’Acis et Galatée au Grand Saint Jean, David héros malgré lui, plus David “normal”(au sens hollandais du terme)  que David “héros”, avec son timbre très étrange, qui surprend d’abord, mais qui séduit vite, avec un beau contrôle sur la voix, mais aussi des moments très forts (ah! la manière dont il crie “Ciel!” à la fin), une très belle prestation d’un artiste très éclectique (il était dans la distribution de My fair Lady au Châtelet) dont on entendra sans doute parler.
Jonathas était confié à la jeune portugaise Ana Quintans. Ce jeune soprano réussit à la fois à construire un personnage juvénile et engagé, et à chanter avec une rare intensité, avec une diction française parfaite. La voix porte dans tous les registres, grave comme aigu, et la présence est remarquable.
Plus difficile d’apprécier en revanche le Saül de Neal Davies, la voix est vieillie, et éprouve des difficultés, dans le grave notamment, complètement inexistant. Le personnage est bien campé, mais c’est vocalement insuffisant.
Dominique Visse compose, on l’a dit, une pythonisse exceptionnelle. Le contre ténor réussit non seulement une composition scénique d’envergure, mais réussit à donner à sa voix diverses colorations, et une expressivité modèle. Un grand moment.
Tout en étant bien meilleur dans Joabel que dans Titus il y a deux ans, Krešimir Špicer continue de ne pas m’impressionner. La prestation est correcte, mais rien de plus
Frédéric Caton compose un Achis très satisfaisant, et l’ombre de Samuel confiée à Pierre Bessière complètent la palette de basses de bon niveau de la distribution. A noter l’utilisation de solistes du choeur (excellent) des Arts Florissants pour chanter l’Ombre de Samuel, mais aussi des bergers et bergères avec un joli résultat.
Au total, un spectacle aussi rigoureux scéniquement que musicalement: il marque surtout un effort commun pour rendre l’action lisible. Cette lisibilité et cette grande simplicité (nous sommes à l’opposé des Nozze surchargées d’accessoires) permettent de comprendre les caractères de la Tragédie Lyrique, et aussi de  l’ascétisme de Charpentier. Un grand moment, à mettre à l’actif du Festival, grâce à un William Christie toujours au sommet et un metteur en scène qui a construit un  travail clair et convaincant.

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FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: LE NOZZE DI FIGARO de Wolfgang Amadé MOZART le 17 juillet 2012 (Dir.mus : Jérémie RHORER , Ms en scène : Richard BRUNEL)

La troupe salue le 17 juillet 2012

Mozart est le fonds de commerce  du festival d’Aix-en-Provence, né autour de l’interprétation de ses opéras. Cette saison, deux opéras sont affichés au programme : Le nozze di Figaro et La finta giardiniera.  Face à des œuvres aussi représentées que les grands opéras de Mozart, deux voies s’ouvrent pour un festival qui doit être un lieu d’exclusivité : ou bien attirer les foules par chef, orchestre et distribution, l’option la plus festivalière, ou bien créer la surprise et la discussion par des mises en scène échevelées et novatrices, option la plus médiatique.  Rien ne serait plus dommageable que de proposer des productions interchangeables avec celles d’une maison d’opéra. Ce qui est irréductible à un festival, c’est son caractère unique et exclusif. La politique de coproductions est un sérieux accroc dans le concept d’exclusivité, mais les contraintes économiques sont telles qu’on peut difficilement y échapper, sauf à s’appelerBayreuth ou Salzbourg. Du point de vue musical, c’est autre chose, et Aix pourrait viser haut mais ces Nozze ne sont pas vraiment une réussite musicale exemplaire.
Il est difficile de rendre compte d’un spectacle qui n’est pas désagréable, qui a bien des qualités scéniques, quelques éléments musicaux remarquables, mais qui dans l’ensemble est plus un produit à la mode qu’une pierre miliaire de l’interprétation scénique et musicale de Mozart.
La production de Richard Brunel pointe à la fois les fonctions des personnages, juges, hommes de droit et donc installe l’intrigue dans un cabinet d’avocats d’aujourd’hui dirigé par le Comte, qui est entouré de ses collaborateurs dont Figaro et Marcellina, et les relations privée des personnages entre eux, et notamment le couple comte/comtesse en crise. Le cabinet d’avocats est à la fois privé et public (les espaces de bureau, le jardin, les espaces privés de la comtesse). La référence est à la fois Beaumarchais et Mozart, et les relations du livret et de la pièce, mais sans clairement prendre un vrai parti pris: c’est l’un et l’autre qui  servent de base, à ce travail éminemment théâtral, très dense, très précis, très soucieux du suivi de chaque personnage et du jeu. Beaucoup d’accessoires, beaucoup de jeu théâtral: chaque personnage est bien dessiné, aucun n’est vraiment ridicule, les chanteurs jouent avec engagement et il y a de très jolies idées, la manière dont Marcelline rêve de mariage en endossant le voile de Susanna et dont ce voile nuptial devient une sorte de fil rouge dans toute la pièce, le traitement très juste de Chérubin, qui rappelle un peu celui de Marthaler, grâce à l’engagement scénique de Kate Lindsey, la manière dont est mis en scène le monologue de la Comtesse au troisième acte (“Dove sono..”) sur fond de procès, d’attente, de mélancolie, mais aussi d’énergie. Autre très bon point, le traitement de l’espace, modulable, changeant donnant à la fois l’impression d’espaces multiples, de points de vue divers, dedans, dehors, de côté, derrière les portes, d’intime et de public, d’ombre et de lumière.. Chantal Thomas a créé un dispositif d’autant plus impressionnant que chacun connaît les contraintes de l’espace du théâtre de l’archevêché et que les changements à vue se passent dans un silence et une fluidité remarquables.
Le problème vient de ce que ces excellentes idées et cet excellent travail théâtral, aux accessoires (trop?) nombreux (et on sait que la pièce de Beaumarchais tourne autour des accessoires, et même si le fameux fauteuil du premier acte est ici un lit clip-clap), aux repères multiples et à la limite trop touffus, se trouvent être au service d’une relative pauvreté conceptuelle. La lecture du programme de salle “éclaire” sans vraiment convaincre, et ne montre pas que la transposition effectuée entre le monde d’Aguas Frescas et le cabinet d’avocats dominé par la libido exacerbée du Maître des lieux, est pertinente. Tout au long de la représentation, je me suis dit que si l’on avait gardé la référence à l’époque de la pièce, avec des costumes XVIIIème, avec la même mobilité du dispositif scénique, cela n’aurait pas changé grand-chose, et aurait peut-être eu un résultat plus convaincant: Brunel refuse la problématique  de classes sociales dans les relations des maîtres et valets qu’il classe dans les clichés sur l’œuvre, et l’aspect pré révolutionnaire, mais l’importance donnée au superbe chien de chasse accompagnant le comte au deuxième acte met tout de même en évidence un signe d’appartenance  à la classe de pouvoir. Strehler avait donné un petit signe tout à fait extraordinaire d’un autre ordre, l’arrivée du comte avec pied de biche et marteau, tenus du bout des doigts comme des objets inhabituels, c’était à la fois plein d’humour, et plein de références…mais c’était Strehler (et Bacquier!). Brunel, en choisissant de placer l’affaire de nos jours, essaie d’atténuer cet aspect de l’œuvre. Au total, on ne voit pas vraiment ce qui est souligné par le point de vue de la mise en scène, qui devient un très joli exercice de haute voltige théâtrale, très réussi, au service d’une conception mal défendue et mal définie: le résultat, c’est un produit superficiel, à la mode qu’on définit (les spectateurs autour de moi) comme mise en scène “moderne”, mais j’ai du mal à voir de la modernité là-dedans, ni même du concept: on sort de là en n’ayant rien appris de plus sur l’œuvre. Cette production mise en perspective avec les productions des dernières années ailleurs laisse sur sa faim (Claus Guth à Salzbourg, Marthaler à Salzbourg aussi, puis à Paris  malgré les imbécillités lues sur cette production par les détracteurs, et évidemment  plus loin dans le temps, Strehler et sa lecture toujours actuelle, qui mélange idéologie, individu, poésie, comme une source inépuisable de trouvailles.
Ainsi une nette déception devant un travail témoignant d’éminentes qualités  utilisées  au service d’une conception assez légère pour mon goût. Il faut remonter à Tcherniakov et à son Don Giovanni pour trouver dans Mozart à Aix une entreprise scénique qui ait du poids et du sens.
La question musicale est pour moi autrement plus délicate, car c’est elle qui marque tout de même le caractère d’un Festival de musique comme Aix, plus que la question scénique. Je ne discute pas le choix de Jérémie Rhorer, jeune chef à succès dans la France mélomane d’aujourd’hui, qui dirige des Nozze pleine d’animation, de vie, des Nozze qui courent et qui sautent, mais qui dirige un orchestre qu’on n’arrive pas à entendre vraiment (au moins du parterre…). Est-ce dû au plein air? Je ne peux répondre car c’est la première fois que je remarque à ce point que les différents niveaux d’instruments s’entendent mal, qu’on ne perçoit pas la partition en épaisseur, que les pupitres sont difficilement audibles individuellement. En plus, la sonorité très mate des instruments ne sert pas le relief. Le son “baroque” sert-il cette partition archi-connue? On peut évidemment dire que l’expérience de ce son-là pour cette œuvre-là est à vivre, est à connaître. Mais on peut préférer, comme c’est mon cas, l’épaisseur orchestrale de l’interprétation traditionnelle. Sans doute le fait d’avoir entendu là-dedans à la scène Solti, Karajan, Abbado, Muti, Sawallisch peut-il pervertir l’écoute, sans doute aussi le fait d’avoir entendu pendant mon trajet vers Aix en voiture les Nozze d’Erich kleiber, avec Siepi, Della Casa, Gueden, Danco m’a-t-il empêché d’écouter pleinement Szot, Ketelsen, Byström et Petibon. Eh oui, j’avais en tête la diction impeccable, le rythme, la poésie mais aussi l’énergie de la distribution au disque et le son de l’orchestre, même mono, où l’on entendait chaque instrument. Avoir écouté peu avant Kleiber père  motive-t-elle la lourde déception de la distribution, notamment en ce qui concerne le Conte et la Contessa?
Paulo Szot n’a pas un vilain timbre, mais il est vocalement à peu près inexistant, aigus difficiles, agilités moyennement assurées, volume limité. Son monologue « Hai gia vinto la causa » est d’une grande platitude, modeste pour tout dire, même si en tant qu’acteur il a une bonne présence scénique, mais si à l’acteur correspond un chanteur qui n’est pas la hauteur du défi, on se retrouve quand même à des Nozze sans Conte.

Malin Byström, Patricia Petibon et Kate Lindsey©Pascal Gely/ CDDS Enguerrand

La Contessa de Malin Byström n’a pas tout à fait le même problème. Sa grossesse sert la mise en scène et le projet de Brunel. Sa présence musicale est assurée par une voix relativement bien posée, d’une jolie qualité, d’un volume marqué, mais l’italien est peu compréhensible, et surtout, cette artiste s’avère incapable de colorer sa voix, de varier le ton, d’interpréter en somme le texte. La platitude naît non des défauts de voix, mais d’un défaut notable dans l’interprétation. Dans « Dove sono » par exemple, tout est linéaire, on est incapable de lire l’amertume, la nostalgie, la déception car tout est dit de manière monotone, les reprises se font sur le même mode comme copie d’une phrase musicale sur l’autre, on oubliera cette Contessa.
L’autre couple Figaro/Susanna est bien plus présent scéniquement et vocalement que celui des patrons : Le Figaro de Kyle Ketelsen est vif, alerte avec une voix sonore (qui tranche vraiment avec celle du Conte) pleine de relief, et qui essaie quant à lui de moduler. Jolie interprétation, beau personnage, doué d’une belle diction (on comprend au moins les récitatifs !).

Patricia Petibon© Jean-Louis Fernandez

Patricia Petibon, star de la soirée paraît-il, compose une Susanna plus délurée que d’habitude, on n’est plus dans un gentil marivaudage, mais bien dans les romans libertins de l’époque. Le personnage est piquant, voire un peu vulgaire, mais sait aussi donner une image plus poétique au IVème acte. Musicalement, la voix a du volume et de la présence et l’air « Deh vieni non tardar » est un des beaux moments de la soirée (un des rares airs applaudis par le public).
Le Cherubino de Kate Lindsey est d’abord un vrai personnage, un ado qui ferait oublier le travestissement, et un personnage qui sait chanter et qui séduit le public dans « Non so piu’ » et surtout dans « Voi che sapete » chantés avec une grande justesse de ton, c’est sans doute là l’un des sommets de la distribution.
Les autres personnages voient leurs airs coupés : ainsi du Basile de John Graham-Hall, qui fut à la Scala un grand Peter Grimes, et qui n’arrive pas à vraiment s’imposer dans cette distribution, son air « in quegli anni » est coupé et Marcellina ne chante pas non plus « Il capro e la capretta ». C’est dommage car Anna-Maria Panzarella compose un personnage efficace et plein de relief. Mieux vaut oublier le Bartolo de Mario Luperi, voix vieillie qui ne se sort pas du tout, mais pas du tout de l’air du 1er acte « La vendetta » qui est normalement un morceau de bravoure et qui passe difficilement, avec des fautes de tempo, des paroles sautées, pas d’aigus et un suivi douteux de l’orchestre. En revanche assez jolie Barbarina de Mari Eriksmoen et Antonio sonore de René Schirrer. Ainsi donc au total nous n’y sommes pas musicalement, car la distribution est trop inégale et ne répond pas aux exigences d’un festival.
Comme on le voit,  la déception est marquée. On oubliera assez vite ces Nozze qui ne correspondent pas vraiment à ce qu’on attendrait du « Salzbourg français ».

© Jean-Louis Fernandez

FESTIVAL d’AIX-EN-PROVENCE 2012: WRITTEN ON SKIN de George BENJAMIN le 11 juillet 2012 (Dir.mus George BENJAMIN, Ms en scène Katie MITCHELL)

Photos de répétitions © Pascal Victor / ArtcomArt

Une salle debout ovationnant encore à la quatrième représentation un opéra contemporain,  c’est suffisamment rare pour être souligné. En général, après la première, les salles se clairsèment, les abonnés rechignent, et la création va remplir les rayons des créations “obligatoires” et oubliées des opéras. Mais là, ce spectacle est sans contexte une grande réussite, fonctionne sur le public, est pour une fois construit sur une vraie ligne dramatique,  malgré certains tics, avec des chanteurs remarquables, voire exceptionnels, et un orchestre au top, le Mahler Chamber Orchestra, dont on ne peut que regretter l’absence à Aix depuis quelques années. Voilà les ingrédients qui ont fait dire à certains qu’on était au bord du chef d’œuvre.
Il faudra cependant attendre quelques reprises pour savoir si la carrière de l’œuvre va dépasser les théâtres qui participent à la coproduction (De Nederlandse Opera d’Amsterdam, Teatro del Maggio Musicale de Florence, le Royal Opera House de Londres et le Capitole de Toulouse).
L’histoire est prise dans une biographie occitane (une razo) du XIIIème siècle, contant la vie de Guillem de Cabestany, troubadour catalan, qui, ayant séduit l’épouse du seigneur de Château-Roussillon, fut poignardé par ce dernier, qui lui arracha le cœur et le fit manger par l’épouse adultère. Les histoires de cœur mangé sont assez fréquentes dans les textes médiévaux, citons par exemple le Lai d’Ignauré ou l’histoire de Gabrielle de Vergy dont Donizetti fit un opéra (Gabriella di Vergy, 1826 avec révision en 1838).
Dans le livret composé par Martin Crimp, dont c’est la seconde collaboration avec George Benjamin (la première fut Into the little hill en 2006, représenté à l’Amphithéâtre de l’Opéra Bastille dans une mise en scène de Daniel Jeanneteau), le troubadour devient un peintre d’enluminures et l’opéra va représenter l’histoire comme une sorte d’enluminure vivante, les scènes devenant des enluminures animées, un peu comme ces peintures orientales qui doivent représenter le monde vu de la divinité, ici c’est le monde vu par les anges qui est représenté: les anges à gauche, mettant en place l’histoire enluminée à droite. En voyant le spectacle, j’ai pensé à l’entreprise de Ohran Pamuk dans son beau roman “Mon nom est rouge” dont je conseille la lecture à ceux qui l’auraient laissé passer, j’ai aussi évidemment pensé en permanence à Pelléas et Mélisande.
Martin Crimp ne propose pas de dialogues, mais un récit dialogué, avec les outils du récit dialogué, les “dit-il” ou “dit-elle” par exemple. En faire l’économie aurait séparé le monde des anges et le monde de l’enluminure, et n’aurait pas créé l’artifice: ce n’est pas l’histoire en direct, mais l’histoire mise en scène par les anges, qui habillent les personnages et les placent. Guillem de Cabestany avait vécu au XIIème et la razo est du XIIIème, les personnages sont morts, ils revivent à travers l’œuvre cette histoire d’enlumineur enluminé.
Ainsi donc le livret se présente-t-il ainsi: le maître (“Le protecteur”) engage un enlumineur pour mettre en enluminures le bonheur absolu de sa vie avec son épouse: la femme Agnès découvrant l’œuvre tombe amoureuse de l’artiste, qui finit par représenter cet amour dans le livre par un texte mis dans la partie “Enfer”. “Le protecteur” le devine, assassine l’artiste et lui arrache son coeur.
Il y a donc une succession de quinze scènes, un peu comme des vignettes de BD ou des icônes, distribuées sur trois parties, exposition, péripétie, catastrophe, séparées par une pause d’une minute ou deux dans le spectacle.
La structuration en “moments” fait un peu penser à celle du Saint François d’Assise de Messiaen, en moins monumental,  ce qui n’est pas tout à fait un hasard: George Benjamin étant un de ses  élèves.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

La mise en scène se met directement au service du livret, qu’elle illustre et commente avec clarté, grâce au beau travail de décoration de Vicki Mortimer: le monde des anges violemment éclairé, en noir et blanc, atelier de restauration d’œuvres d’art où les personnages s’habillent pour passer dans le monde de l’enluminure  de couleur beige ou brune, avec un éclairage plus subtil, l’espace étant bien séparé en “caissons”, sortes de “vignettes” en trois dimensions où à chaque scène l’éclairage (de Jon Clark) change. Sandro Sequi, pour ceux qui se souviennent de son ennuyeuse mise en scène du Saint François d’Assise à la création à l’Opéra en 1984, avait proposé un peu le même principe, isolant les scènes dans des caissons sensés figurer des enluminures. On a donc un espace scénique sur deux niveaux et six espaces qui se modulent au fur et à mesure qu’on avance dans l’œuvre. A gauche les anges, à droite le récit, avec un escalier (dans la troisième partie) qui lie les deux niveaux. Katie Mitchell a décidé de représenter l’histoire sans regard distancié, en jouant sur les rythmes des pas, sur des mouvements quelquefois un peu chorégraphiés, sur des “arrêts sur image”, s’inspirant du monde du cinéma et du monde de l’image où l’on cherche à “fixer” des scènes comme le ferait l’enlumineur, c’est très clair à la fin dans l’extrême stylisation du suicide d’Agnès. Il en résulte une sorte de grand écart en la stylisation scénique et l’extrême sensualité de certaines situations: on imagine ce qu’un Bieito en aurait fait! La violence du désir et de la passion n’est pas toujours rendue (alors que la musique est explicite), mais sans doute la volonté de n’être pas dans l’expression directe, mais l’expression “représentée” de l’enluminure y est-elle pour quelque chose. L’histoire étant médiatisée par les anges, qui comme on sait, n’ont pas de sexe: la représentation de la passion ne pouvait qu’être jouée sur le fil d’un rasoir qui reste assez sage au total. Le spectacle en tous cas n’est jamais ennuyeux et rend clairement la structuration du livret.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

A ce livret sur les ravages de la passion féminine (car c’est bien Agnès qui conduit “Le garçon” à elle, et qui lui fait préférer la réalité de la chair à celle de la peinture) correspond une musique qui accompagne l’histoire avec ses crises, mais aussi avec la linéarité d’un récit, éloigné de nous, d’où l’utilisation d’instruments anciens, comme la viole de gambe, ou anciens et très rares, comme l’harmonica de verre (appelé l’orgue” angélique” par Paganini, ce qui convient à notre histoire). On y lit une attention toute particulière à donner à chaque personnage une couleur et une instrumentation, d’où la richesse de timbres, de couleurs, de variations polyphoniques: l’accompagnement des voix n’est pas envahissant, même s’il est riche et c’est ce jeu en richesse sonore et en même temps discrétion orchestrale qui marque la subtilité de la composition. Benjamin voulait que les voix soient entendues et se sentent bien, il souligne dans le programme de salle deux points essentiels, d’une part, il a travaillé sur les voix en fonction de la distribution de la création, pour que la musique corresponde exactement aux possibilités de chaque voix, et d’autre part il souligne que “la norme, pour l’orchestre, c’est la retenue et la clarté” . Ainsi “les chanteurs ne doivent pas avoir pas besoin d’hurler, ils faut qu’ils puissent chanter doucement” . Car Benjamin a magnifiquement écrit pour les voix et la distribution est proche de l’idéal, par les timbres, par le mélange des couleurs, par les différents niveaux vocaux mis en place.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

Barbara Hannigan en Agnès est carrément stupéfiante: je connais les incroyables possibilités de cette artiste canadienne depuis l’avoir vue à Salzbourg avec Rattle et les Berliner dans un Ligeti aussi étourdissant qu’inoubliable, elle a la largeur vocale, mais aussi la ductilité, un incroyable contrôle technique et un sens de l’appui qui laissent rêveurs. Totalement extraordinaire, d’autant qu’elle joue avec une souplesse aussi merveilleuse qu’elle ne chante. Je suis secoué.
Bejun Mehta prête sa voix de contreténor au “garçon”, cette voix étrange comme venue d’ailleurs, est d’une rare fluidité, d’une pureté diaphane, mais aussi d’une expressivité inouïe. On connaît cet artiste pour ses belles interprétations baroques, il est ici inoubliable de poésie.
Christopher Purves a une voix de baryton-basse plus brute, plus “ordinaire” qui convient très bien au personnage du “Protecteur”, sorte de personnage au raffinement discutable, mais plus direct, plus pathétique, plus “tripal”, de tous, j’avais vraiment beaucoup aimé son Balstrode si humain dans le récent Peter Grimes de la Scala. Les autres (les anges) Allan Clayton et Rebecca Jo Loeb – qui remplaçait la titulaire souffrante-   savent à merveille moduler leur voix pour donner des anges un son vocal particulier.
Quant à l’orchestre dirigé par le compositeur, il a su épouser parfaitement la volonté de George Benjamin de lui donner cette présence à la fois discrète et pleine: la qualité des pupitres, leur habitude des grands chefs (c’est l’orchestre d’Abbado, c’est aussi le cœur du Lucerne Festival Orchestra), leur adaptabilité à des répertoires très divers, leur engagement, tout en fait une des très grandes formations d’aujourd’hui, au son particulièrement construit: ils sont idéaux dans cette musique. Je le répète, on ne peut que regretter le choix de Bernard Foccroule d’avoir mis fin à leur résidence aixoise lorsqu’il a pris ses fonctions. Les voir revenir, et dans ce répertoire, et avec cette réussite, est une source de joie.
Si toutes les créations avaient ce niveau, on n’aurait aucun souci sur l’avenir du genre “opéra”, George Benjamin et Martin Crimp ont su raconter une histoire, ils sont su dessiner des personnages, et surtout quel magnifique exemple d’écriture pour les voix: je ne peux que conseiller vivement de faire le voyage de Londres, Toulouse, Florence ou Amsterdam (cet automne en novembre) pour goûter à cette jouvence.

Photo de répétition © Pascal Victor / ArtcomArt