LUCERNE FESTIVAL 2012: MESSA DA REQUIEM de G.VERDI, le 29 AOÛT 2012 ORCHESTRE ET CHOEUR DU TEATRO ALLA SCALA (dir.mus Daniel BARENBOIM) avec Jonas KAUFMANN, René PAPE, Anja HARTEROS, Elina GARANCA

©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Le Requiem de Verdi est  la carte de visite de la Scala. Ses forces l’exécutent régulièrement, toujours en tournée, et à Milan le plus souvent à la Scala et quelquefois dans la Basilica di San Marco où il a été créé. Je l’ai par exemple entendu à Paris lors de l’échange Lulu (Opéra de Paris à la Scala) et Wozzeck (Scala à l’Opéra de Paris) en Mai 1979; c’était alors Claudio Abbado avec Margaret Price, Veriano Lucchetti (remplaçant Pavarotti, malade), Christa Ludwig, Nicolaï Ghiaurov au théâtre des Champs Elysées: les anciens du temps de Liebermann s’en souviennent sûrement. Le Requiem de Verdi par la Scala, c’est la garantie de jouer à guichets fermés, encore plus avec un quatuor vocal tel qu’il a été réuni ici. De fait, devant le KKL, le Palais de la culture et des congrès, beaucoup de monde cherchait des places. La Scala fait à cette occasion une mini tournée, elle  donne trois concerts, l’un à la Scala le 27 août,  l’autre à Lucerne le 29 août, le troisième évidemment à Salzbourg le 31 août.
Si Verdi ne fait pas vraiment partie de l’univers habituel de Daniel Barenboim, il faut reconnaître que son Requiem est plutôt réussi, du moins lors des deux exécutions précédentes que j’ai entendues. Ce soir, il est très attentif à chacun, son geste est très précis, voire excessif lorsque sa main vibre sous le visage des chanteurs, qu’il veut très proches de lui, sous sa main justement, au point qu’il recule le podium (et que Jonas Kaufmann se précipite pour l’aider sous les applaudissements du public attendri). Le début est surprenant: on a l’habitude d’entendre ce premier mot “Requiem” murmuré, alors que là, le chœur attaque en appuyant fortement sur le “Re” de requiem avec un effet particulier, surprenant. Barenboim va insister sur les contrastes, passant du fortissimo à un murmure des cordes, et propose une interprétation spectaculaire, avec un tempo assez rapide, mais sans véritable intériorité. Rien d’aérien ni de suspendu (sauf de rares fois, et toujours grâce aux chanteurs) dans cette approche, assez expressionniste et un peu froide, même si elle reste très impressionnante: évidemment, l’explosion du Dies Irae, avec ses trompettes disséminées dans les hauteurs de la salle, fait l’effet voulu, écrase et frappe: le chœur préparé par Bruno Casoni est  impeccable de volume, de clarté, de grandeur, son Sanctus est tout à fait exceptionnel . Nous sommes aux antipodes de l’ambiance “suspendue” créée par Abbado dans le Requiem de Mozart quelques semaines plus tôt: ce n’est pas la foi et l’élévation vers le Ciel (thème du festival) qui ici est valorisée, mais le côté “laïc”, si j’ose dire, de l’œuvre, c’est un Requiem fortement terrestre! Mais le travail de Barenboim avec l’orchestre est si attentif et si précis (on a rarement l’habitude de le voir attaché ainsi à chaque détail et à chaque expression) que cette interprétation est acceptable, même si on peut en préférer d’autres (j’en reste quant à moi à une soirée salzbourgeoise incroyable avec Karajan et à un Abbado phénoménal dans le Duomo de Parme, deux concerts de 1980).
Évidemment, tout le monde attendait le quatuor vocal qui n’a pas déçu, car d’abord, tous quatre sont de remarquables techniciens, qui savent contrôler leur voix, qui savent murmurer, qui produisent des sons célestes: l’attaque du Kyrie de Jonas Kaufmann est anthologique, avec une voix qui monte progressivement et s’élargit d’une manière linéaire et avec un volume toujours contrôlé: du grand art! Ce grand art, on le retrouve dans l’ingemisco dont on ne sait quoi admirer: le volume, le contrôle, la retenue de la voix, les variations de couleur, ou simplement la poésie et l’émotion qui vous traversent le corps et vous font battre le cœur. Kaufmann est le seul à savoir contrôler la voix jusqu’à un murmure, avec des mezze-voci qui vous tourneboulent. Il sait dominer les formes, mais il sait aussi exprimer les émotions à tirer les larmes (un absolvisti  suspendu, aérien, un souffle, dans l’Ingemisco: je n’en suis pas encore revenu! ). René Pape en revanche ne m’est pas apparu dans sa meilleure forme. Au début notamment, la voix habituellement si large et sonore ne sortait pas et restait assez sourde dans le mors stupebit. Le chanteur est évidemment exceptionnel et la technique reste confondante, mais le volume ne réussit que rarement à frapper l’auditeur, même si peu à peu cela va mieux: son lacrimosa est d’une intensité rare ainsi que son confutatis maledictis.
Dès le Kyrie, Anja Harteros est renversante, mais c’est dans le Libera me qu’elle m’a le plus ému. Cette figure anguleuse, enfermée dans son vêtement noir (avec des cheveux courts, elle ferait penser à Barbara!) est une figure de la tragédie, elle exprime l’effroi devant l’inconnu: comment chante-t-elle in die illa tremenda! avec quelle humanité elle prononce le premier “Libera me” si précipité. Quelle sûreté dans les aigus (ignem!), bref, elle est égale à elle même, fascinante.
Mais c’est peut-être Elina Garanca qui m’a le plus étonné: la voix me semble élargie par rapport aux dernières apparitions entendues. Élargie, charnue, d’une rare pureté, avec des graves absolument somptueux, profonds, sonores, et des aigus d’une grande sûreté. Le passage du grave à l’aigu est d’une rare homogénéité, et le duo mezzo/soprano du Recordare (quaerens me sedisti lassus…) est une pure merveille, à couper le souffle ainsi que son nil inultum remanebit du Dies Irae J’avais un peu de réserves naguère à son propos, je la trouvais un peu froide, elles se sont envolées: elle fut vraiment grandiose.
Le moment le plus extraordinaire dans lequel le quatuor s’est montré totalement  irremplaçable, c’est l’offertorium où Harteros (libera animas omnium fidelium defunctorum) et Kaufmann (Hostias et preces tibi sublime!)  notamment clouent l’auditeur sur place, mais où les quatre chanteurs alliés à un orchestre il faut bien le dire époustouflant de finesse magnifient ce  moment où la musique devient elle-même d’un tel lyrisme qu’elle s’envole de l’église pour devenir pur quatuor d’opéra: au lieu de monter au ciel, elle va directement inonder notre cœur.
Long silence final, puis longs applaudissements, standing ovation, émotion partagée. Que de superlatifs j’ai usés dans ce compte rendu, parce que on ne sait plus que louer: dans un océan de grandeur, on essaie de traduire les émotions, de comprendre aussi comment elles arrivent dans une interprétation  qui évite tout mysticisme et où globalement l’émotion de la foi laisse place à celle de l’art pur, et où le Créateur auquel on se confie, c’est bien Verdi, si bien servi ce soir .
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©Priska Ketterer / Lucerne Festival

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: DIE SOLDATEN, de Bernd Alois ZIMMERMANN, le 26 août 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Alvis HERMANIS)

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Pendant des années, la presse a demandé aux managers des opéras en France de programmer “Die Soldaten” de Bernd Aloïs Zimmermann, un opéra “total” datant de 1964 et comptant parmi les grands chefs d’œuvre du XXème siècle. L’opéra de Lyon (production de Ken Russell en 1983), puis celui du Rhin (prod. de Harry Kupfer en 1988) précèdent la production parisienne (qui reprend Harry Kupfer) de 1994. Voilà une œuvre qui nécessite des masses musicales impressionnantes et qui de ce fait ne peut être fréquemment montée, malgré sa flatteuse réputation.
C’est une création au Festival de Salzbourg (comme Bohème!), en coproduction avec le Teatro alla Scala de Milan qui est proposée dans le cadre très fort de la Felsenreitschule, avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Ingo Metzmacher, bien connu pour son goût pour les œuvres du XXème siècle; lisez son livre passionnant “Keine Angst für neuen Tönen!” N’ayez pas peur des nouveaux sons) pour les germanophones seulement car ce livre n’est pas traduit en français (merci à l’intelligence des éditeurs français!). Alexander Pereira, le directeur du festival, a choisi le grand metteur en scène letton Alvis Hermanis pour mettre en scène cette production. Les spectateurs parisiens ont pu découvrir l’univers de cet artiste au théâtre de Chaillot en 2011.  Alvis Hermanis, c’est celui qui en quelque sorte porte sur le théâtre la mémoire collective et le sens de l’Histoire que le drame terrible, d’un pessimisme déchirant, de Jakob Michael Reinhold Lenz (1776) porte en lui. C’est une tragicomédie située à Armentières, ville de garnison en Flandres, et qui raconte en quatre “moments” l’histoire de la déchéance de Marie, jeune fille bourgeoise promise au marchand de drap Stolzius, qui s’éprend du soldat aristocrate Desportes, mue par le prestige de l’aristocratie et de l’uniforme, qui en est ensuite abandonnée, et qui tombe dans une déchéance telle qu’elle n’en est même pas reconnue par son père. Pour se venger, Stolzius empoisonne Desportes avant de s’empoisonner. Pas de vraie linéarité, les scènes se succèdent ou se superposent, mais la musique strictement dodécaphonique emprunte les formes les plus classiques, comme par exemple dans Wozzeck. “Ce qui me passionnait, écrit Zimmermann, c’était la manière dont ces personnages de 1776 se trouvaient pris dans un réseau de contraintes qui les menaient inéluctablement, plus innocents pourtant que coupables, à la violence, au meurtre, au suicide et, finalement, à l’anéantissement total. Mon opéra ne raconte pas une histoire, il expose une situation dont l’origine se trouve dans le futur et qui menace le passé.
Büchner, qui a écrit une nouvelle “Lenz”, sur le destin du dramaturge à la psyché fragile, s’est inspiré de cet univers pour son Woyzeck.
On reste frappé,  frappé dès le départ par le dispositif impressionnant réuni dans le Manège des rochers. Les musiciens sont partout, dans la fosse (plus un trou, plus un espace) et sur les côtés, voire dans les coursives qui dissimulent les projecteurs, on est impressionné par la réunion de tous les instruments à percussions, timbales, crotales, gongs, glockenspiel, bongos, celesta, tamtams, maracas, piano, clavecin, vibraphone, cymbales, tambours, et d’autres à l’infini qui entourent un décor constitué d’une galerie-verrière qui embrasse toute la largeur du lieu (une quarantaine de mètres) laissant voir le premier niveau des galeries creusées dans la pierre, et des chevaux qui inlassablement tournent emmenés par leurs lads. Derrière ces verrières, des ombres, des soldats qui regardent l’action comme derrière une vitrine, mais quelquefois aussi des rideaux qui tombent sur lesquels sont projetées des images d’une pornographie souriante du début du siècle.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Le proscenium laisse très peu de place pour les mouvements scéniques, étirés tout en largeur, délimitant des espaces divers, taverne, chambre à coucher, tas de paille pour nourrir les chevaux, salon bourgeois ou aristocratique, espaces interchangeables, car on le sait, Zimmermann a joué sur les superpositions, sur la rupture des trois unités, que Jakob Lenz l’auteur de la pièce d’origine refusait résolument. Pour Zimmermann, on le sait, l’opéra est une œuvre d’art totale (injouable, disait Sawallisch) qui doit donc réunir tous les arts (il y a aussi des projections de films prévues par le livret), ce qui peut essayer de rendre compte de cette complexité.
Alvis Hermanis, qui signe mise en scène et décor, a réussi à combiner l’espace particulier de la Felsenreitschule, en faisant de son décor l’entrée du manège (au centre, un fronton avec trois têtes de chevaux et l’inscription gravée “Felsenreitschule”) et instituant une relation logique entre la nature du lieu et l’œuvre. En situant l’action pendant la première guerre mondiale, il l’inscrit dans une époque avec laquelle nous entretenons une distance historique, mais encore suffisamment proche dans la mémoire pour permettre et faciliter l’identification. S’ il avait gardé la distance historique réelle (XVIIème ou XVIIIème), il n’est pas sûr que cette identification eût pu fonctionner. La première guerre mondiale est en quelque sorte par son horreur la mère de toutes les guerres. De ce travail d’une rare intelligence et d’une force peu commune, je me concentrerai sur trois images
– une cabine vitrée, que dès l’ouverture, des comparses font rouler et tourner, qui est en fait le lieu des prostituées, des filles à soldats, une sorte de BMC (Bordel militaire de campagne), la fille dans la “vitrine” excite les soldats qui se collent lascivement aux vitres.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

C’est là-dedans que finira Marie.
– Un tas de foin, dans lequel Marie et Desportes se noieront de plaisir, lieu du plaisir où les corps se mêlent dans un mouvement presque rituel,  lieu investi par Marie, qui y entraîne son père au quatrième acte. Le foin, nourriture des chevaux, est métaphore du plaisir, de la déchéance (scène hallucinante où Marie assise sur son lit gigogne le tire de son ventre comme une sorte d’accouchement effrayant)

La verrière© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

– La verrière, que nous voyons “de l’intérieur”, et qui pour les soldats de l’autre côté (vers les chevaux) est une vitrine pour voyeurs. Les soldats agglutinés regardent onanistiquement la naïve Marie devenue à son insu objet de désir: scène d’une force inouïe où toute la misère sexuelle de ce monde d’hommes est jetée au visage du spectateur.
L’image initiale, qui explose en qui même temps que l’ouverture, est en quelque sorte un concentré des lieux et des activités, que nous allons peu à peu identifier et découvrir par la suite.
Ce travail sur la misère, la violence et les rapports de force, sur les rapports hommes/femmes dévoyés par la guerre, sur la nature du “repos du guerrier” est une fresque qu’on n’oubliera pas de sitôt. Pour son premier opéra, Alvis Hermanis a signé là un coup de maître.
Coup de maître aussi la direction musicale de Ingo Metzmacher, qui domine l’ensemble impressionnant des musiciens: un regard sur la fosse écrasée par le nombre d’instrumentistes, et pourtant, il joue bien sûr sur les masses, sur les différenciations sonores, arrivant, grâce à un Philharmonique de Vienne en état de grâce, à isoler les sons, et à faire que cette masse immense ne soit jamais cacophonique (sauf au début, mais c’est voulu), on entend chaque son, les cordes à peine effleurées, les harpes, le clavecin et une guitare bouleversante dans les  troisième et quatrième actes. Un travail qui allie énergie et subtilité, sens dramatique et même lyrisme: le crescendo des tambours dans la scène finale est à peu près insupportable de tension. Un travail exemplaire, un coup de Maître là aussi!
La mise en scène d’Alvis Hermanis écrase volontairement les personnalités; seules, les femmes émergent, les jeunes femmes et notamment les deux sœurs, Marie (hallucinante, extraordinaire, bouleversante Laura Aikin, qui réussit à dominer la masse orchestrale de sa voix) et chaleureuse Charlotte de Tanja Ariane Baumgartner, et ce défilé de figures de mères, si fortes en scène, si présentes, mère de Stolzius (somptueuse Renée Morloc), mère de Wesener (Magnifique Cornelia Kallisch), mère du jeune comte (impressionnante Gabriella Benackova, une revenante, avec sa voix dévastée et ses aigus encore triomphants qui va si bien avec la musique) qui successivement scandent le malheur qui se met en place.
Le dispositif, l’énormité du lieu, l’anonymat voulu des uniformes fait qu’on distingue mal qui est qui, qui est officier et qui simple soldat, et qu’il est difficile pour le spectateur d’identifier les hommes: effet voulu par la mise en scène qui ainsi envisage “les Soldats” dans une sorte de globalité. Ainsi de Stolzius bien identifié au départ, fondu dans la masse dès qu’il devient soldat. On ne peut que citer pour les louer Tomasz Konieczny, Stolzius, belle voix de baryton, bien dominée, impeccable techniquement avec des variations de couleur et sa manière si particulière d’atténuer les sons, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Pirzel impressionnant et si fortement caractérisé, Mathias Klink en jeune comte dévoyé, Daniel Brenna, un Desportes puissant qui cependant au quatrième acte est écrasé par la difficulté des aigus, Boaz Daniel (le Posa du dernier Don Carlo munichois), bel Eisenhardt

Alfred Muff (Wesener) et Laura Aikin(Marie) © Ruth Walz/Salzburger Festspiele

et surtout le bouleversant Alfred Muff encore impressionnant vocalement, dans le rôle de Wesener.
Les détracteurs de ce type de musique affirment qu’elle casse les voix: or, l’écriture de Zimmermann reste très attentive aux voix, et même au “bel canto”. Il faut pour cette écriture des voix qui sachent chanter, c’est à dire sachent aussi s’imposer par la couleur, et la maîtrise technique. Dès qu’on se concentre sur un personnage, on remarque cette exigence de la partition, qui demande vraiment des chanteurs de très haut niveau, et la distribution réunie, impressionnante par le nombre  répond globalement présent et se révèle magnifique.
Au bout des deux heures trente ou quarante de spectacle, on sort assommé, “di stucco” diraient nos amis italiens. C’est un choc immense que cette rencontre avec une musique écrasante et en même temps si claire, si prenante, qui se mélange avec un univers scénique qui a su si bien l’illustrer.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

La scène de funambulisme de Marie, à laquelle succèdent ses pas hésitants sur les bottes de foin,

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

les dernières minutes avec Marie au sommet du fronton, au milieu des trois têtes de chevaux, entamant une sorte de danse bacchique resteront dans ma mémoire.
On se demande comment le dispositif conçu va s’adapter au Teatro alla Scala, coproducteur,  qui ne répond pas du tout aux exigences de cet immense espace. A moins que le spectacle ait lieu à Milan dans un lieu ad hoc, je suis curieux de voir comment les choses se passeront, mais ce sera en tous cas l’occasion de revoir ce merveilleux travail.
Une réussite à tous les niveaux, un des plus grands spectacles qu’il m’ait été donné de voir.
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SALZBURGER FESTSPIELE 2012: GIULIO CESARE IN EGITTO de G.F.HAENDEL le 25 août 2012 avec Cecilia BARTOLI (Dir.mus: Giuseppe ANTONINI, Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

© Hans Jörg Michel-Salzburger Festspiele

J’ai découvert Cecilia Bartoli lors d’une émission de RAI1, “Fantastico”, une émission culte du samedi soir  présentée par le Michel Drucker/Guy Lux italien, Pippo Baudo, alors époux de Katia Ricciarelli: résidant alors à Milan, j’écoutais la TV italienne avec avidité.
Pour mieux apprendre une langue, et surtout, plus vite, vive la TV!
J’avais été frappé par sa technique et surtout sa personnalité et son aisance, si jeune.
Je trouve que Cecilia Bartoli est injustement frappée d’ostracisme en Italie; comme Antonacci, l’essentiel de sa carrière se déroule aujourd’hui à l’étranger. Ceux qui détestent Bartoli considèrent que la voix est petite, et que sa fameuse technique de vocalises la rapproche d’une volaille en rut (sic) comme on m’a dit un jour. Bartoli qui connaît évidemment ses limites, a conduit sa carrière en choisissant de travailler au disque et de choisir des salles aux dimensions très raisonnables qui permettent à sa voix de passer, comme Zürich. Elle a été régulièrement présente aussi à Salzbourg, et le mandat actuel d’Alessandro Pereira qui l’accueillait à Zürich a favorisé son intronisation comme directrice artistique du Festival de Salzbourg-Pentecôte,  succédant à Riccardo Muti qui l’avait dédié à l’opéra napolitain du XVIIIème.
Sa carrière, elle la doit donc aussi à la fortune des disques “thématiques” ( qui explorent le répertoire baroque) avec son complice Giovanni Antonini à la tête du Giardino Armonico, ou les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski, ou l’Orchestra La Scintilla dirigée par Adam Fischer ou Alessandro De Marchi: Opera proibita (L’opéra interdit), Sacrificium, Sospiri, sont des programmes construits autour de ses enregistrements, ou des enregistrements originaux d’arias du répertoire baroque le plus acrobatique. Au disque, point de problème de volume, réglé par les ingénieurs du son (de DECCA, en l’occurrence)
L’an prochain, elle prendre un risque calculé à Salzbourg à la Pentecôte 2013, dont le thème est “OPFER” (victime), en proposant Norma, dans une nouvelle édition critico-philologique de Riccardo Minasi et Maurizio Biondi, avec un orchestre d’instruments anciens attaché à l’opéra de Zürich, l’orchestra la Scintilla, et le chef Giovanni Antonini, les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser dans l’espace raisonnable pour Bartoli de la Haus für Mozart. Dans une oeuvre que peu de chanteuses et peu de théâtres osent aujourd’hui aborder, nul doute que les juges de paix vont s’en donner à coeur joie: attention, chers amis de la Grisi, vous allez avoir du travail.
Dans le même espace cette année, elle a proposé pour sa première saison Giulio Cesare in Egitto de Haendel (1723), avec la même équipe (Giovanni Antonini, Patrice Caurier et Moshe Leiser) mais avec le Giardino Armonico, puisque son Festival de Pentecôte avait pour thème Cléopâtre. Ce fut un grand succès de presse et de public. Il est vrai que la distribution est impressionnante (Andreas Scholl, Philippe Jaroussky, Jochen Kowalsky, Cecilia Bartoli). C’est ce spectacle qui est repris comme dernière production  du Festival d’été dans une durée très wagnérienne de 5h.
On est bluffé, carrément bluffé à la fin de ces cinq heures par l’incroyable, l’inaccessible qualité musicale de l’ensemble de la représentation. Orchestre comme plateau clouent le public (enfin celui qui n’est pas bruyamment parti) sur place, tant les émotions et les surprises abondent, et tant les qualités techniques inouïes se déploient. On est un peu moins sensible au parti-pris de la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, dans des décors de Christian Fenouillat, qui hésite entre ironie à la Astérix et réalités violentes d’une guerre moyen-orientale dirigée par les stratèges de l’UE et qui n’arrivent pas à tenir la distance. Commençons donc par la mise en scène, en soulignant combien il est difficile de choisir un angle d’attaque pour des œuvres où les ressorts dramaturgiques ne sont pas toujours au rendez-vous. On a constaté aussi l’échec de Pelly aussi à l’Opéra Garnier. Les metteurs en scène s’en sortent par l’ironie, comme celle, bien réussie de Nicolas Hytner à l’Opéra de Paris en 1997, et par la mise à distance. Le choix de Patrice Caurier et Moshe Leiser est de placer l’œuvre dans une sorte d’imagerie. La présence des crocodiles par exemple est une référence à Asterix et Cléopâtre (vous vous souvenez sans doute que la menace essentielle de Cléopâtre consiste à jeter les ennemis aux crocodiles) et l’atmosphère voulue est clairement celle de la bande dessinée (et non de jouets d’enfants  comme je l’ai lu dans la presse allemande), mais une bande dessinée qui s’en tirerait mal avec les émotions réelles distillées par le livret:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le traitement du personnage de Cornelia en souffre, qui doit à la fin de son merveilleux air “priva son d’ogni conforto” mettre sa tête dans la gueule en mousse du crocodile qui orne l’avant scène, provoquant les rires du public. Un public d’ailleurs insupportable. Cela commence par l’arrivée au dernier moment d’un groupe (un car?) de spectateurs enstuqués qui s’installent bruyamment aux premiers rangs, puis dont des membres, au bout de 20 minutes, découvrant sans doute avec horreur l’œuvre pour laquelle ils avaient déboursé des centaines d’Euros, sortent en dérangeant tout un rang puis remontent toute la salle avec des talons hypersurélevés et bruyants, d’autres sortent à intervalles réguliers, sans doute assommés. Les cinq heures de musique fatiguent nos mélomanes amateurs d’un jour (d’une heure?). L’ironie n’est peut-être pas sur scène, elle est dans la salle avec ces gens qui n’ont rien à y faire.
Revenons donc au travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser. Cette hésitation entre franche ironie et réelle émotion se lit dans le déroulement même du spectacle:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le premier acte est le plus achevé des trois, qui place l’action dans un Moyen Orient en guerre: puits de pétrole, soldats en treillis qui dansent la guerre (chorégraphie bien fade de Beate Pollack), Giulio Cesare en hiérarque de l’Union Européenne(!) qui arrive en limousine, qui fait signer un contrat pétrolier au roi Tolomeo, pose en une seconde pour la photo et s’engouffre à nouveau dans sa limo. L’Union Européenne renvoie à l’image de l’ami américain en Irak, et Tolomeo a des faux airs de Khadafi. En bref, le cadre est posé, pas très sympathique pour les Européens venus sauver le monde (le livret le dit pour Giulio Cesare) et pas plus sympathique pour les égyptiens qui représentent un univers de trahisons, de viols, de turpitudes variées, mais sauvé par la bande dessinée qui peut parce qu’elle est bande dessinée, véhiculer les clichés les plus éculés possibles. Comme je l’ai écrit, la plus grande difficulté est d’insérer dans ce contexte les deux personnages les plus “nobles” de l’opéra, Cornelia (impériale Anne Sofie von Otter) en veuve éplorée de Pompée lâchement assassiné et son fils Sextus (ahurissant Philippe Jaroussky), en culotte courte et quasiment asexué, qui se proposera au sacrifice au nom de la vengeance, un sacrifice que sa mère préparera en le ceignant d’une ceinture de bombes, comme les bombes humaines d’aujourd’hui. On va passer de la caricature (premier acte) au drame, où tous les personnages frôlent la mort (deuxième moitié du deuxième acte/première moitié du troisième). Quelques moments réussis comme le spectacle préparé par Cléopâtre pour César, au début du deuxième acte,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

que César regarde avec des lunettes 3D, où Cecilia Bartoli en meneuse de revue avec son truc en plumes, finit par enfourcher une fusée bien phallique qui l’emmène au (septième?) ciel. D’autres moins comme ce final doux amer où tous les membres de la distribution (y compris les morts, revenus pour l’occasion) chantent l’ensemble final, avec cotillons et champagne, puis disparaissent dans les dessous, pendant que la scène est envahie par des soldats, et que l’arrière scène s’ouvre sur la rue, laissant voir le véhicule militaire d’un envahisseur: le dernier mot pour la guerre et la soldatesque.
On peut estimer juste la tentative d’actualisation et le choix de Cecilia Bartoli, directrice artistique du Festival de Pentecôte, de rompre avec les spectacles proposés par Muti les années précédentes (reconstitutions pseudo historiques sans grand intérêt) et de proposer quelque chose de plus contemporain, mais il reste que le livret pose des questions diverses, voire contradictoires, qu’il est difficile de résoudre. Patrice Caurier et Moshe Leiser n’ont pas réussi à le faire: leur spectacle n’est pas vraiment mauvais, il n’est pas vraiment satisfaisant, il ne va pas jusqu’au bout d’une logique, il ne va jusqu’au bout d’aucune logique.
Il en va tout autrement du point de vue musical: la mise en scène en souffre d’ailleurs: devant une telle performance, une telle perfection, du même coup, il y a un décalage béant entre musique et représentation scénique. Nul doute qu’avec une distribution moins éclatante, la mise en scène serait peut-être passée avec discrétion.
L’Orchestre de Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico ne joue d’ailleurs pas avec l’ironie montrée par les metteurs en scène, il a toujours une touche de mélancolie, des sons alanguis, très raffinés, très subtils; l’énergie (qu’on trouve à foison chez les Musiciens du Louvre-Grenoble) laisse place à la recherche de légèreté, à une sonorité à la fois discrète et présente (l’acoustique de la salle refaite depuis quelques années, moins favorable aux chanteurs, l’est en revanche pour l’orchestre) et accompagne à merveille les moments de recueillement, les méditations tragiques qui abondent dans la seconde partie de l’opéra.
Mais c’est par le duo conclusif du premier acte entre Anne Sofie von Otter et Philippe Jaroussky “Son nata/o a lagrimar/sospirar” que je voudrais commencer, car c’est un sommet qui n’a pas été surpassé dans toute la soirée. Anne Sophie von Otter pendant toute la représentation est vraiment extraordinaire dans son personnage de veuve éplorée, puis d’esclave de Ptolémée (Tolomeo), et montre une intelligence et des qualités de diction, de couleur, de tenue de ligne de chant, de souffle qui permettent d’émettre les sons les plus ténus, et qui laissent pantois. Beaucoup de mélomanes ont quelquefois des doutes sur cette voix qui n’est pas immense, et qui ne distille pas toujours l’émotion, disent-ils. C’est ici la perfection, on en a quelquefois des battements de cœur violents, tellement l’émotion est violente.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Quant à Jaroussky, on ne sait que privilégier, la projection, les agilités, l’art de retenir le son jusqu’à l’indicible, les aigus et suraigus qui font qu’entre le mezzo von Otter et le contre ténor Jaroussky, la voix féminine,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

c’est la sienne, et une voix d’une pureté inouïe: pareille maîtrise de l’art du chant et de l’ornementation en fait justement le grand triomphateur de la soirée . Ainsi, lorsque ces deux voix entament ce duo final de l’acte I, c’est une flaque de paradis, d’éternité qui se dessine: un des plus grands moments de chant qu’il m’ait été donné d’entendre de toute ma vie de mélomane.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Andreas Scholl est un Giulio Cesare qui joue le personnage un peu vulgaire du conquérant “à l’américaine”, avec une dégaine et un style assez désopilants au début. Le personnage prend de l’épaisseur au fur et à mesure des développements de l’intrigue, et notamment dès qu’il tombe amoureux.  On ne sait là aussi que louer, les agilités impeccables et acrobatiques, la diction confondante, le jeu sur le volume de la voix, avec des aigus impressionnants par leur force, la manière de colorer, de jouer sur la voix naturelle (“Tu sei” au premier acte), la suavité du timbre. Peut-être demanderait-on un peu plus de volume quelquefois à cause du rôle? Mais c’est vraiment vouloir être bien exigeant devant pareille performance.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Avec un timbre plus nasal, plus délicat aussi, Christophe Dumaux (Tolomeo) est le troisième contre-ténor de la distribution, et lui aussi exceptionnel,  d’abord, par son personnage, vulgaire, cruel, assoiffé de désir, violent, une manière de Khadafi auquel son bonnet de Léopard et ses Ray Ban peuvent faire penser, en tous cas, il est la figure des potentats/dictateurs de la région, et son personnage s’impose immédiatement en scène. Il s’impose aussi vocalement, tant les agilités, les inflexions, la diction sont soignées: avec un jeu mouvementé, il arrive à conserver une perfection technique dans le chant qui laisse rêveur. C’est à la fois une magnifique composition et une immense performance.
Jochen Kowalski, l’autre génération des contre-ténors, incarne Nireno, devenu Nirena pour la circonstance, une de ces figures de fidèle servante, d’extraction populaire, qui permet aux héros d’accomplir leurs hauts faits: elle aide le jeune Sextus contre Tolomeo . Le timbre est un peu vieilli (il a 58 ans), mais convient très bien au personnage, dont il fait une composition digne de tous les éloges.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Ainsi Cecilia Bartoli a réussi à réunir sur un plateau deux générations de contre-ténors et quatre artistes de très grand niveau, voir pour certains de niveau insurpassable, Jaroussky prenant (avantageusement) la place d’un rôle tenu à la création par la soprano travestie.
Margherita Durastanti.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Et Cecilia Bartoli? Elle est un personnage à la fois passionné, pétillant, très sympathique en scène (elle est irrésistible dans ses dessous affriolants). Son jeu est confondant de naturel, elle ne surjoue jamais, elle est pleine de vie et ne laisse aucune impression d’artifice. Le volume de la salle convient à sa voix. Elle est une Cléopâtre pleine d’auto-ironie, mais aussi d’une grande sensibilité par exemple dans l’ air “Se pietà di me non senti”  au deuxième acte et en général dans tous les airs du troisième acte, les plus fameux. Certes, on peut trouver un peu à redire sur la diction, un peu sur le vibrato, mais ce serait injuste, profondément injuste face à l’intensité, la fluidité, la douceur et la suavité de cette voix vraiment souveraine.
N’oublions pas non plus le bon baryton Peter Kalman, qui a passé lui aussi des années à Zürich, Curion le tribun qui est ici l’homme de main de César et surtout la belle voix de Ruben Drole, lui aussi membre de l’ensemble de l’opéra de Zürich, baryton basse qui, disent certains, fait penser à Bryn Terfel, voix chaude, belle ductilité, belle intensité notamment à la fin, et qui compose avec brio le personnage contrasté d’Achillas, général âme damnée de Ptolémée, qui concocte le meurtre de Pompée pour s’amouracher ensuite de sa veuve, et donc entrer en rivalité avec Ptolémée puis mourir au combat: le traître amoureux meurt ainsi grandi.
On peut dire sans crainte que ce Giulio Cesare in Egitto constitue un Festival vocal insurpassable, qui montre que la “mode” baroque a su faire émerger des artistes d’un niveau éblouissant. Il y a assurément sur le marché plus de contre-ténors de haut niveau pour le baroque que de ténors ou de sopranos lirico-spinto pour Verdi . Le marché répond et fournit à la demande. On fait émerger les voix dont on a besoin. Gageons que sur ce modèle le bicentenaire Verdi fera naître quelques vocations.
Quant à moi, j’ai en cet été entendu deux opéras de Haendel à Salzbourg dont je garderai souvenir: pour les amoureux du chant, la Haus für Mozart était hier la Haus für Haendel et
j’emporte en mon cœur qui en a tremblé le duo Cornelia-Von Otter/Sesto-Jaroussky comme trace indélébile d’une des plus belles soirées musicales de ces dernières années.[wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 17 & 18 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-BRUCKNER)

Claudio Abbado à la fin du concert du 18 août

Le KKL, le centre de conférences et de culture de Lucerne est l’un des bâtiments les plus réussis de Jean Nouvel. Le toit ayant quelques problèmes d’infiltrations d’eau, il est actuellement en réfection, mais cela ne gâche pas trop le paysage. Car construit au bord de l’eau, le bâtiment est traversé de bassins/canaux qui  rappellent le lac tout proche.
Comme on est à Lucerne et qu’il arrive d’y pleuvoir, le toit fait aussi auvent et permet d’être dehors sans jamais être mouillé, ni même de subir les assauts du soleil quand il frappe violemment comme ces jours-ci. Quant à la terrasse, sous le toit, elle fait découvrir Lucerne et son lac comme si c’était une longue tapisserie qui se déroulait autour du bâtiment. Magique, et unique. En bref, on y est bien.
L’acoustique de cette salle haute comme une cathédrale et dominée par l’orgue, au plafond en forme de ciel étoilé, est charnue, réverbérante, et en même temps claire: du haut du dernier balcon, on entend chaque pupitre avec une précision étonnante. Nouvel a usé pour Lucerne des même principes que l’Opéra de Lyon, sas de pénétration, salle comme suspendue dans une coque de bois, sauf que le blanc y remplace le noir. Il n’y a qu’à espérer que la future Philharmonie parisienne suive cet exemple.
L’ambiance n’est pas m’as-tu vu comme quelquefois à Salzbourg, les suisses (85% du public) sont gens discrets et plutôt bon enfant, même si l’on croise ici tout ce que la Suisse compte de richesse et de puissance. Enfin, la possession d’un billet du Festival donne droit à la libre circulation sur les transports en commun de Lucerne, et à 50% du prix du billet aller/retour en train, de n’importe quel point de la Suisse. Si vous venez en train, pensez-y!
(imagine-t-on la SNCF accordant le même privilège aux possesseurs de billets pour Aix? non, ce n’est pas imaginable)
Bref, les lecteurs de ce blog le savent, il faut aller à Lucerne: c’est le Festival où passent tous les orchestres du monde, les plus grands chefs du monde, pendant plus d’un mois et ce depuis 1938. Cette année il dure du 8 août au 15 septembre, avec un Festival d’automne dédié au piano, et un festival de Pâques.
Traditionnellement c’est le Lucerne Festival Orchestra, un orchestre composé de musiciens de divers horizons choisis par Claudio Abbado qui ouvre le Festival pendant une dizaine de jours, avec des concerts symphoniques et des formations de chambre. Si les éléments de l’orchestre d’origine de 2003 ont changé (plus de frères Capuçon, plus de Natalia Gutman, plus de Berliner Philharmoniker, à qui “on” a interdit de participer à l’orchestre) il reste de nombreux chefs de pupitre venus d’orchestres prestigieux (Camerata de Salzbourg, Gewandhaus de Leipzig, Concertgebouw d’Amsterdam, Deutsche Oper Berlin, Accademia di Santa Cecilia, quatuor Hagen et quelques ex des Wiener ou des Berliner Philharmoniker). Les tutti de l’orchestre sont constitués du Mahler Chamber Orchestra, et cette année, de quelques éléments de l’Orchestra Mozart ainsi que de musiciens indépendants ayant le plus souvent appartenu à la Gustav Mahler Jugendorchester du temps où Abbado dirigeait des sessions. Tous sont donc des musiciens qui ont l’habitude de jouer sous la direction de Claudio Abbado.
La programmation de cet orchestre explore le monde symphonique en privilégiant Mahler et Bruckner. La VIII de Mahler ne sera pas jouée et le cycle Mahler enregistré s’arrêtera peut-être là, à moins que Das Lied von der Erde ne soit au programme une prochaine année, puisque l’enregistrement avec les Berliner ne sort pas, alors que l’enregistrement de Rattle avec les mêmes solistes et les Berliner est déjà sorti et qu’il n’a rien à voir avec la magie vécue le 18 mai 2011. Notons que Rattle a pris pour habitude de reprendre systématiquement l’année d’après les œuvres faites par les Berliner avec Abbado…allez savoir pourquoi.

Concert du 17 août

Cette année donc, le second programme est composé du concerto n°3 de Beethoven avec Radu Lupu comme soliste, et de la symphonie n°1 de Bruckner.
Du concerto n°3 de Beethoven, un souvenir, immense, à Ferrare il y a une dizaine d’années: Mahler Chamber Orchestra, Abbado, Martha Argerich qui le jouait en concert pour la première fois. Une énergie, une virtuosité, un sang qui bouillonnaient si bien que Argerich et Abbado ont dû bisser le dernier mouvement. Il en reste un enregistrement DG.
Après la dernière prestation parisienne de Radu Lupu avec Abbado dans Schumann, j’avais quelques craintes. Mais cette fois, les choses ont été réussies. D’abord un orchestre extraordinaire, dès le long prélude orchestral et ensuite Radu Lupu plus concentré, plus attentif à l’orchestre, même lorsqu’il semble ne pas partager les options du chef (plusieurs fois, il fait signe d’une main gauche discrète de ralentir le tempo). En effet, l’orchestre lorsqu’il est lancé seul, est nerveux, vif, prodigieusement engagé. Lupu en revanche est beaucoup plus paisible, lent, avec ce toucher léger surprenant qui colle mal à son physique d’ours des Carpathes sorti du bois. Quand on compare l’attaque d’Argerich, nerveuse et énergique, à celle très intériorisée de Lupu, c’est un abîme qu’il y a entre ces deux regards.
Abbado navigue un peu entre les deux, il se met vraiment en osmose avec le soliste dans le largo, totalement extatique: une merveille artistique. Et entraîne Lupu dans le dernier mouvement, le rondo qui montre une véritable écoute réciproque. Radu Lupu fait même cette fois très peu d’erreurs, très peu de fausses notes, malgré un dernier mouvement qu’on sait très acrobatique. Il en résulte au total un très grand moment, où ces deux conceptions s’accordent néanmoins, l’énergie étant confiée à l’orchestre, et la vision plus intimiste, sans grandiloquence, au soliste. Oui, cet accord-là a priori difficile s’est réalisé ce soir et ce Beethoven était une merveille. Et en bis Radu Lupu a offert le 2ème mouvement de la sonate n°8 “Pathétique” de Beethoven
On attendait beaucoup de la symphonie de Bruckner, d’abord parce que cette année c’est le seul programme symphonique après l’aventure interrompue de la VIIIème de Mahler, ensuite parce que c’est peut-être la symphonie la moins “brucknérienne” de toutes, et donc, tous les auditeurs à la peine avec Bruckner étaient a priori mieux disposés, d’autant qu’elle n’est pas dilatée comme les suivantes et que son énergie se concentre autour de 50 minutes! De bien mauvaises raisons donc, qui s’évaporent dès les premières mesures d’un des immenses concerts de l’année.
Abbado a choisi de jouer la version de Vienne, révisée en 1891 suite à l’élévation de Bruckner au grade de Doctor Honoris Causa de l’Université de Vienne. Cette version est plus rarement jouée, et le chef Hermann Levi (créateur de Parsifal) avait essayé de dissuader Bruckner d’entreprendre une révision (surtout sensible au final me semble-t-il).
Il faut souligner comme d’habitude, et au risque de se répéter, l’incroyable ductilité, la redoutable virtuosité de l’orchestre dans les mains d’Abbado à tous les niveaux de pupitres. Chaque bloc a un son particulier qui échange avec le bloc voisin avec un sens de l’écoute mutuelle époustouflant: notons le jeu entre les cuivres et les cordes au premier mouvement, notamment dans les moments où il s’inspire du chœur des pèlerins de Tannhäuser avec les cors magnifiques emmenés par Bruno Schneider (Bläserensemble Sabine Meyer), et Ivo Gass (Tonhalle Zürich), les trompettes de Reinhold Friedrich (Staatliche Hochschule für Musik Karlsruhe) et Martin Baeza (Deutsche Oper berlin), mais aussi les trombones menés par Jörgen van Rijen (Concertgebouw), les bassons par Guillaume Santana (Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken) sans oublier le trio de choc flûte de Jacques Zoon (ex Boston Symphony Orchestra, ex Concertgebouw), hautbois phénoménal tout au long de la symphonie du miraculeux Lucas Macias Navarro (Concertgebouw) et la clarinette d’Alessandro Carbonare, l’un des grands solistes italiens (Accademia Nazionale di Santa Cecilia), ce dialogue et cette écoute entre les pupitres sont proprement uniques dans cet orchestre qui travaille à 120 comme une formation de chambre;   notons dans le scherzo le dialogue extraordinaire entre violoncelles altos et contrebasses d’un côté, et violons de l’autre, chacun plantant  un paysage d’une couleur particulière; notons enfin la science unique du crescendo que je crois seul Abbado possède à ce point, faisant partir le son d’un simple murmure (oui, même chez Bruckner) pour le faire arriver à une explosion large, universelle, qui déborde de force et d’énergie, comme dans le final, à couper le souffle. Il y a chez Mahler une montée sonore jusqu’à un climax, il y a chez Bruckner une sorte d’élargissement de proche en proche d’un son qui ne monte pas mais qui s’étend jusqu’à devenir un océan. Et quand le son s’arrête, le silence de suffocation se fait: il faut qu’un imbécile seul dans toute la salle se mette à applaudir pendant le silence pour interrompre ce souffle suspendu. Immédiate standing ovation, longs applaudissements, immense joie d’avoir été bouleversé par ces moments uniques. Claudio Abbado une fois de plus a frappé, on se souviendra de ce Bruckner et de ce Beethoven. Vivement demain en tous cas. A suivre!

 

Standing ovation (1)

Concert du 18 août

Pour ce dernier concert du cycle du Lucerne Festival Orchestra, mes amis et moi nous sommes livrés au petit jeu du “c’était mieux hier”… “j’ai préféré aujourd’hui” où les quelques dizaines de spectateurs présents aux deux concerts échangent des impressions, et font quelquefois baver d’envie les amis absents, en leur envoyant des sms émerveillés, et pire encore, les amis présents la veille et absents le soir, en leur faisant peser tout ce qu’ils ont manqué en n’étant présent qu’à un concert, évidemment le moins bon des deux.  C’est quelquefois vrai, car un concert n’est jamais tout à fait semblable à un autre, mais les impressions personnelles dépendent de l’humeur du jour, de la place occupée si elle est différente de la veille:  l’acoustique, le rendu des instruments, tout cela peut varier et voilà le jugement qui bascule. Enfin le dernier concert, traditionnellement, c’est celui du regret, des interrogations (que fera-t-il l’an prochain?) des adieux et des fleurs qui tombent en pluie sur l’orchestre. Moments de joie et d’émotion qui comptent évidemment dans la construction des mythologies abbadiennes.

©Peter Fischli Lucerne Festival

Le concert s’est terminé par une immense ovation, standing ovation, Claudio Abbado réclamé jusqu’à ce qu’il apparaisse seul après la sortie de l’orchestre (en réalité il est réapparu seul quand quelques musiciens se battaient encore à coup de fleurs).
Ce soir le Beethoven a commencé avec 15 minutes de retard (à cause d’une musicienne non  encore arrivée)  et m’est apparu sensiblement différent, même si toujours aussi merveilleux, mais cette fois ci un merveilleux plus rêveur, plus serein, où l’orchestre a suivi le ton du soliste, mais où Radu Lupu a joué encore mieux que la veille, avec ce toucher-effleurement inimitable, ce doigté délicat, mais aussi un peu plus de fermeté quelquefois et d’énergie, et des fausses notes infimes (toujours au troisième mouvement). Le Largo a été un moment de temps suspendu, où l’orchestre a rivalisé avec le soliste dans la recherche du son non pas le plus ténu, mais le plus aérien, jusqu’à l’évanescence, et des dialogues renversants entre le piano et les vents, des crescendos à se pâmer, un système d’échos et de reprises basson/hautbois stupéfiants, et une reprise des cors, sur un fil sonore, dans les dernières mesures qui laissent songeurs. Si le tempo du dernier mouvement imposé par Radu Lupu reste assez contenu, j’ai adoré les cordes, les reprises violoncelles, altos,  violons, et l’intense écoute mutuelle, il faudrait presque figurer ce réseau d’écoute qui s’installe à partir du soliste, les regards échangés, les signes de satisfaction. Oui, nous sommes ailleurs, j’allais dire comme d’habitude: marqué par Argerich, j’ai eu un peu de mal à entrer dans l’option de Radu Lupu, mais la manière dont Abbado fait répondre l’orchestre, l’osmose réelle ce soir plus qu’hier entre orchestre et soliste, m’ont fait sortir de la salle dans une sorte d’apesanteur, le sourire aux lèvres, heureux.

Radu Lupu le 18 août ©Peter Fischli Lucerne Festival

Triomphe et bis de Lupu, un morceau connu, plus dynamique que la veille mais comme souvent on connaît l’air, mais le titre échappe: tout le monde discutait Beethoven? Schubert? et personne n’a trouvé, au moins autour de moi (en fait une “amie” de Facebook a retrouvé le morceau, il s’agit du Moment Musical n°1 en do majeur de Schubert).

Standing ovation (2)

En ce qui concerne la seconde partie, j’ai commencé par considérer l’incroyable nombre de musiciens, notamment les cordes (j’ai à peu près compté 16 altos, 16 violoncelles au moins, 10 contrebasses et une cinquantaine de violons) et si j’étais à une place très différente de la veille, je n’ai pas perçu de différence fondamentale d’approche entre les deux concerts, sinon encore plus de précision, plus de clarté, encore plus d’engagement: mais est-ce une impression ou une réalité? J’ai toujours comparé Abbado à un architecte qui nous montre sa pyramide, puis nous fait rentrer dans les dédales internes de la construction: on comprend tout, on perçoit tout, rien n’échappe, pas un son n’est diffus, aucune confusion, chacun de ses concerts est une invitation à mesurer la densité d’un tissu sonore, à sans cesse aller plus loin,  un concert dirigé par Abbado met toujours en éveil et animus et anima. Abbado est un animateur au sens originel, ou plutôt un “animeur”, rien de l’image du “chef” dans cette manière de diriger au petit geste, au regard, au sourire, c’est un réseau serré de “ressenti” qui fait avancer le son. Et c’est souvent miraculeux.
Cette musique, pleine de reprises, d’allusions, de constructions, avec des moments mélodiques éthérés, mais qui ne semblent jamais aller jusqu’au bout, qui restent un peu frustrants, réclame cette clarté, cette fluidité étonnante. Je suis toujours ébahi par la plénitude du son des cordes, et notamment les altos, les violoncelles et les contrebasses, au son plein, chaleureux, profond, notamment dans le premier mouvement où ils rythment un pas de marche. Une fois de plus, c’est l’adagio et le scherzo qui m’ont séduit, moment larges qui évoquent de vastes horizons, des juxtapositions d’univers, un peu – mais pas trop-  répétitifs comme un exercice de grand style, avec des crescendos à couper le souffle, des enchaînements surprenants, où le fortissimo voisine subitement avec le son le plus ténu, sans heurts, sans brutalité; et puis cette incroyable énergie communicative (il faut voir les musiciens se démener, le timbalier penché sur ses peaux, les trompettes en extrême tension, le visage écarlate de Lucas Macias Navarro, la flûte jamais en défaut de Jacques Zoon. Chaque moment est l’occasion d’une jouissance esthétique infinie, issue d’une perfection technique, d’un engagement individuel de chaque pupitre, avec même une sorte de beauté des gestes, de ces vagues successives des mouvements de l’orchestre engagé, concentré, qui diffuse une énergie tellurique, oui, tellurique. En plus il y a du don dans ce jeu car c’est évidemment aussi pour Claudio Abbado qu’ils jouent et cela se voit, se vérifie dans cette joie finale où tous l’appellent, puis tous se saluent avec des embrassades chaleureuses. Expérience toujours recommencée, et toujours émerveillée, et toujours exceptionnelle, qui n’est pas du même ordre que les autres concerts, y compris les meilleurs, dans cette salle.
Rendez-vous en septembre à Vienne, Hambourg, Moscou et Ferrara, et rendez-vous le 16 août 2013 pour encore une fois cet enchantement irremplaçable.

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Claudio Abbado vient de saluer seul, il sort à gauche au fond

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012 : SUR LA MISE EN SCÈNE DE PARSIFAL (ENTRE AUTRES)

J’ai hésité à rebondir sur les quelques commentaires à propos de la mise en scène de Stefan Herheim, la plupart négatifs, car l’intérêt du blog est aussi le débat. Cependant, je ne résiste pas à intervenir, pour défendre cette mise en scène bien sûr, mais aussi pour simplement poser la question de la mise en scène en général et celle de Parsifal en particulier.
Je ne peux que m’inscrire en faux devant l’affirmation que le metteur en scène ne suivrait pas le livret. Le livret est scrupuleusement suivi au contraire, Gurnemanz n’est ni un  business man des années 2050, Parsifal n’est pas un jeune gauchiste, ni Kundry une marchande de fleurs. Stefan Herheim est parti d’une réflexion sur un contexte et sur l’image finale du livret. Que nous dit l’opéra Parsifal ? L’image finale est très claire, et je cite le livret : « Lichtstrahl : heiles Erglühen des Grales. Aus der Kuppel schwebt eine weisse Taube herab und verweiht über Parsifal Haupt…» (Rayon de lumière: le Graal resplendit. De la coupole descend une colombe blanche qui s’arrête au-dessus de la tête de Parsifal). C’est exactement l’image finale de Herheim, à cette différence que la Coupole est celle du Reichstag et que le peuple, réconcilié et apaisé, partage avec les chevaliers/députés la lumière émanant de la colombe, comme si la paix descendait enfin sur le Monde.
Si Parsifal a été interdit par les nazis pour pacifisme, il y aura bien une raison. Déjà Götz Friedrich (maître de Herheim, et premier metteur en scène autre que les Wagner à avoir été invité à Bayreuth pour un Tannhäuser qui déjà fit scandale en 1972), dans sa mise en scène de 1982, proposait un final où Parsifal invitait le peuple à se joindre à la cérémonie finale et changeait les règles du rituel pour en faire un rituel plus universalisé.
Quant à la question du Graal, elle est posée par tous les exégètes qui ne peuvent se contenter de voir une coupe de sang rougir et s’éclairer, sans essayer de comprendre ce qui se cache derrière cette adoration du sang : Schlingensief à Bayreuth en avait fait une cérémonie primitive de communion, où chacun plongeait sa main dans un giron féminin et se maculait, et c’était vraiment impressionnant, d’autres ailleurs comme François Girard, posent la question du sang d’une autre manière, notamment au deuxième acte, mais beaucoup de metteurs en scène essaient de donner une réponse, une interprétation possible au sens du Graal.
Laisser la coupe rougir sans autre forme de procès, c’est sans doute accepter le « Mystère », et aussi faire de Parsifal une œuvre sans réponse, un rituel de béatitude. Mais nous ne sommes pas à l’église, nous sommes au théâtre, même si Bayreuth est un théâtre particulier. En n’applaudissant pas au premier acte, on accepte de se soumettre à l’idée que Parsifal serait plus qu’un opéra, et Bayreuth autre chose qu’un théâtre, ce qui n’est pas le cas. Pourtant, Herheim respecte au premier acte cette image car elle correspond au Parsifal joué à Bayreuth à l’époque à laquelle le premier acte renvoie (le décor est aussi quasiment celui de la création). Il efface cette vision au dernier acte, en faisant disparaître Parsifal, et en couvrant l’aigle de sang. Herheim propose deux visions différentes du Graal, l’une traditionnelle au premier acte (la référence), l’autre éclatée, explosée, tendant vers l’universel au dernier acte. Parsifal disparaît parce que le Monde n’a plus besoin de Sauveur (il conquiert sa propre rédemption)ce qui en Allemagne ne peut qu’être vivement ressenti. C’est peut-être naïvement optimiste, mais pas plus que dans les visions sacrales où la rédemption vient d’ailleurs ou d’un sauveur. Wagner lui-même est ambigu sur les Sauveurs, voir l’échec de Lohengrin venu sauver le Brabant.
Certes, le fondement du théâtre, c’est le sacré, et le théâtre est aux origines une cérémonie religieuse; certes, il y a une nécessité du théâtre dans n’importe quelle culture et sous  n’importe quelle forme, pour que cette culture puisse communier ou se voir au miroir : ainsi quelle belle idée de Herheim, que de souligner cette communion-là, autour de Bayreuth comme symbole de renaissance culturelle simplement humaine, après la barbarie. C’est bien là le sens profond du théâtre : nous faire voir ce que nous sommes.
Herheim, norvégien, mais qui vit en Allemagne,  réfléchit à cet apaisement final, et au sens de Parsifal après le nazisme : il pense à ce nouveau régime démocratique (pour un allemand, cela a du sens – n’oublions pas « Allemagne année zéro ! ») dont le Neues Bayreuth est évidemment l’une des expressions : c’est bien Parsifal qui le 30 juillet 1951, est représenté le lendemain de la IXème de Beethoven et donc qui rouvre le Festival ! Il y aura bien une raison !
Comment alors ne pas insérer Parsifal dans ce contexte ? À ce point de la réflexion se pose évidemment l’autre question : comment a-t-on joué Parsifal à Bayreuth jusqu’à la première guerre mondiale et jusqu’à ce que les théâtres s’en emparent ? Le MET mis à part, qui le présente en 1903 avec la malédiction de Cosima, tous les grands théâtres européens, Covent Garden, Vienne, la Scala, Paris, le présentent en 1914! On découvre Parsifal à la veille de la guerre de 1914 dans le monde européen, et l’on s’étonne que Herheim à qui cela n’a pas échappé puisse clore le 1er acte sur le départ en guerre des soldats avec la fleur au fusil ! (aidé aussi par la musique martiale des chevaliers nourris par le Graal). Jusque-là effectivement Parsifal était une sorte de mystère angélique, propriété des Wagner, qui faisait de Bayreuth un reflet des anges, d’où les ailes, d’où l’image de ce monde un peu à part, un peu hors du monde réel qui est donnée par Wahnfried vue par Herheim. Une époque où Bayreuth, au-delà des oppositions franco-allemandes issues de 1870, était l’espace dans lequel se retrouvait bonne part du monde intellectuel français, les symbolistes, les décadents ou européen (Georges Bernard Shaw par exemple)…la meilleure trace de cette période est Le voyage artistique à Bayreuth d’Albert Lavignac, qui date de 1897 et qui relate cette ambiance où Bayreuth était un lieu de pèlerinage [“On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. Mais la voie la plus pratique, au moins pour les Français, c’est le chemin de fer.”] et l’art au service du Maître était la loi instituée, imposée et poursuivie par Cosima.
Ainsi je ne trouve pas que Herheim ait trahi l’œuvre : il en a fait un long symbole de l’Allemagne de son histoire bousculée, il la voit comme une image de la reconquête de l’esprit allemand, der deutsche Geist au plus haut sens du terme après l’épouvante et la barbarie. Pourquoi dire qu’il y a trahison, alors qu’il y a au contraire déclaration d’amour pour une œuvre dont on fait un symbole aussi fort. Du mythe religieux un peu vide et discutable il fait un mythe hautement politique, au sens le plus noble du terme, ou hautement humaniste au sens d’aujourd’hui, et qui correspond trait pour trait à une histoire et de l’Allemagne et de Bayreuth : le Bayreuth de Winifred et de « l’oncle Wolf » est tout de même une vraie perversion et de l’esprit initial, et de l’esprit artistique en général : en ce sens, le deuxième acte avec les déviances montrées et l’explosion finale peut correspondre aussi à une lecture cohérente.
Si le metteur en scène se contente d’illustrer une œuvre ou de satisfaire à des images collectives, toujours traditionnelles, bien sûr, il ne fait pas son travail, surtout à Bayreuth. Quant à la représentation “intemporelle”, c’est un pur mythe: Chéreau en son temps avait bien expliqué ce que signifiait pour lui “intemporel” en jouant sur des costumes d’époques différentes mélangés. La représentation quelle qu’elle soit, est toujours inscrite dans le temps, parce qu’elle est vue hic et nunc par des gens bien vivants et bien inscrits dans leur temps, il n’y a pas de représentation pour l’éternité: aucun intérêt, il n’y a alors plus de théâtre . Bayreuth depuis Wieland (et donc depuis la deuxième guerre mondiale) et surtout depuis Wolfgang est un atelier « Werkstatt Bayreuth » : le Festival donne l’opportunité aux metteurs en scène d’expérimenter la vision d’un opéra  et les manières de penser un opéra et Katharina et Eva Wagner continuent cette tradition (en donnant par exemple après ce Parsifal plus historiciste, l’occasion au plasticien Jonathan Meese de faire un projet sans doute radicalement différent pour le prochain Parsifal en 2016, certains hurlent déjà). Les mises en scène à Bayreuth sont des propositions, qui d’ailleurs se modifient d’année en année : cela n’a rien d’intemporel, c’est au contraire inscrit très fortement dans son temps, cela n’a rien d’un conservatoire de la parole divine, c’est l’opposé de ce que faisait Cosima, qui avait noté chaque respiration et chaque observation du Maître (un Maître qui d’ailleurs n’a cessé de se plaindre des réalisations théâtrales de ses opéras).
Il n’y a pas d’art sans liberté, et sans prise de risque, et sans échec aussi : voir le Tannhäuser en production actuellement, un enfer pavé de bonnes intentions.
Dans le travail de Herheim, il y a tout sauf de la provocation ou l’affirmation d’un ego, il y a un grand amour de l’œuvre et un grand amour de l’Allemagne ;  le succès continu de cette production, depuis 2008 en est un indice : encore en 2012, elle est toujours très demandée, ce qui n’était pas le cas de la production précédente (Christoph Schlingensief) .
Deux autres observations :
L’architecture même de la salle concentre le regard du spectateur sur le théâtre : on ne voit pas l’orchestre, on ne voit pas le chef (même si dans ce Parsifal, on voit le chef par miroir interposé, dans cette vision d’un Parsifal apaisant l’ensemble de la collectivité, artistes compris), c’est bien de théâtre qu’il est question, et d’un théâtre qui puisse parler à l’esprit, quand la musique parle à l’âme. Refuser les propositions théâtrales, c’est simplement être à l’opposé de ce que voulait Wagner lui-même avec son théâtre, faire que ses œuvres vivent, soient l’objet d’admiration mais aussi de débats. Et la meilleure manière de les provoquer, c’est d’offrir des propositions sujettes à débat, c’est de montrer que les œuvres vivent, évoluent, et que notre regard change et doit changer, s’ouvrir, respirer.
Ma deuxième observation concerne ce final de Parsifal comme Herheim l’a conçu, comme une expression de l’universel (avec le globe terrestre qui ressemble tant à la coupole de Norman Foster du Bundestag)  l’Allemagne n’étant malgré tout qu’un exemple, j’y vois un lien profond avec cette phrase de Richard Wagner, en exergue dans tous les programmes de Bayreuth jusqu’aux années 90, aujourd’hui hélas disparue :
« Si l’œuvre d’art grecque contient l’esprit d’une belle nation, l’œuvre d’art de l’avenir doit embrasser l’esprit de l’humanité libre par-dessus les barrières nationales, l’élément national ne doit en être que l’ornement. Le charme d’une diversité individuelle et non pas une limite. »
(Extrait de“ l’Art et la Révolution“)
«Umfasste das griechische Kunstwerk den Geist einen schönen Nation, so soll das Kunstwerk der Zukunft den Geist der freien Menschheit über allen Schranken der Nationalitäten hinaus umfassen, das nationale Wesen in ihm darf nur ein Schmuck, ein Reiz individueller Mannigfaltigkeit, nicht eine hemmende Schranke sein. »(Aus “ Die Kunst und die Revolution).

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SALZBURGER FESTSPIELE 2012: TAMERLANO DE G.F. HAENDEL LE 9 AOÛT 2012 (Version de concert) (Dir.Mus: Marc MINKOWSKI avec Placido DOMINGO)

Placido Domingo le 09/08/2012 ©Silvia Lelli

Je vais assez rarement au Festival de Salzbourg l’été, je vais plus régulièrement à Pâques. L’été, Salzbourg est livrée pieds et poings liés aux marchands du temple, Mozart en chocolat, en tee shirts, en cristal, en bonbons, Mozart en tout, et même en musique. En dehors des Mozart du Festival (cette année Zauberflöte avec Harnoncourt au Manège des rochers et Re Pastore en version de concert), des concerts apparaissent comme génération spontanée, de ci de là, avec des musiciens en costumes XVIIIème, sans compter les Mozart de rue, les acteurs statufiés devant sa maison natale etc…etc…
Contrairement à Bayreuth, où le Festival vit sa vie un peu en dehors de la vie citadine (et de plus, le Musée de Wahnfried est fermé, et encore pour quelques années, et l’Opéra des Markgraves va fermer pour au moins 4 ans), le Festival de Salzbourg est étroitement lié à la ville, et la puissante association des commerçants veille au grain.
Même si ce qu’on entend à Salzbourg est souvent exceptionnel, et impossible à entendre ailleurs (les Wiener Philharmoniker dans la fosse, les meilleurs orchestres, les plus grands chefs et chanteurs), cela reste pour moi un “produit” de luxe où il manque un peu d’âme.
Mon premier souvenir lorsque j’y vins en 1979  fut de voir les gens cherchant des billets pour l’Aida de Karajan, au lieu de produire un carton avec “Suche Karten” comme à Bayreuth, agiter en éventail des liasses de billets de 1000 Schillings devant les dizaines de Rolls qui déposaient les spectateurs au festival…
Aujourd’hui Audi sponsor du festival a remplacé les Rolls, j’ai compris depuis que Rolls ou Audi faisaient le tour du pâté de maisons à vide, pour faire croire à une abondance de véhicules qui n’est en réalité que mise en scène pour impressionner le bon peuple.
Salzbourg est une immense entreprise de spectacle, parfaitement organisée, huilée, avec aujourd’hui à sa tête Alexander Pereira, celui qui sait le mieux aligner artistes et sponsors, communiquer et aussi qui a su à Zurich s’attacher durant des années les meilleurs sponsors et les meilleurs artistes.
L’argent à Salzbourg n’est pas un problème, mais les années post-Mortier ont montré que gérer cette machine n’est pas si simple, vu la succession rapide des intendants (Peter Ruzicka, Jurgen Flimm…) qui n’ont pas réussi à tracer un sillon. Pereira, c’est le manager qu’il faut à Salzbourg, et on le voit dès cette première saison, où il affiche pour la première fois Puccini (La Bohème) dans un Festival où aucun opéra de Puccini n’a jamais été joué, avec Anna Netrebko et Piotr Beczala, dirigé par Daniele Gatti, mise en scène par la nouvelle star des scène italiennes, Damiano Michieletto. Le couple Netrebko/Beczala écume depuis plusieurs années les Bohèmes dans les bons théâtres, rien d’inattendu donc, mais tout le monde y court, impossible d’avoir une place, et tous ceux qui l’ont vue disent “remarquable”, un “spectacle qui comptera”,” grandiose”.
Pour ma part, j’ai voulu aller entendre encore et toujours Placido Domingo, affiché dans un opéra baroque en version de concert, Tamerlano, où il chante le sultan Bajazet. Je sais qu’il a abordé récemment ce répertoire, dans cette post-carrière tardive où il chante un peu ce qu’il veut, en fonction de ce qu’il peut et j’étais à la fois curieux et ravi d’entendre encore ce chanteur qui a accompagné toute ma vie de mélomane.
Bien m’en a pris, la soirée, Domingo ou non d’ailleurs, fut grande.

Je ne suis ni un amateur d’opéra baroque, ni un amateur de Minkowski. Mais il faut quelquefois ravaler ses opinions, pour admettre une performance exceptionnelle. Certes, je ne change pas vraiment mon goût pour l’opéra baroque, que je trouve être souvent plus une performance acrobatique, une succession d’airs assez répétitifs , même si souvent étourdissants. Il faut néanmoins reconnaître que Tamerlano présente aussi des moments dramatiques intéressants, surtout au troisième acte, où la succession d’airs et de récitatifs s’interrompt pour privilégier le récitatif accompagnato (presque un mélodrame) ou le récitatif pur, comme si le théâtre prenait la main sur la performance vocale: la longue scène finale, où Bajazet meurt dans un long murmure vocal accompagné par un long murmure orchestral, avec un Domingo encore bouleversant de présence, est une scène d’anthologie, ainsi que le surprenant ensemble final où quatre protagonistes sur cinq encore vivants chantent la clémence de Tamerlan, tandis que Asteria, la cinquième n’apparaît pas, comme effacée par la mort de son père Bajazet.
Autre attrait, la présence de deux contreténors, les deux amoureux d’Asteria, la fille du sultan Bajazet, Tamerlano, le conquérant mal aimé et mal aimant, et Andronico, l’ami de Tamerlan, amoureux d’Asteria, se croyant mal aimé d’une Asteria qui feint d’accepter l’amour de Tamerlan pour mieux l’assassiner ensuite (la parabole de Judith et Holopherne…), et chantant continuellement son désespoir.
Quand Minkowski dirige son orchestre, il en résulte une performance de haute qualité et de haute tenue, il obtient d’ailleurs un triomphe mérité, l’orchestre est magnifique de ductilité, les bois et cuivres sont somptueux, notamment lorsqu’ils jouent en solistes et sont mis en valeur par le chant, les récitatifs sont accompagnés au clavecin souvent avec humour (une touche de “marche nuptiale” de Mendelssohn bien incongrue et souriante à la fin!) par Francesco Corti, remarquable. Minkowski conduit avec beaucoup d’énergie comme toujours, mais aussi avec subtilité, en modulant le son, en donnant à chaque moment sa couleur, son volume, son épaisseur propres. Du grand travail, un magnifique résultat.
Si je venais en bon fan pour Placido Domingo, je repars ravi par le Festival de beau chant auquel nous avons eu droit à tous niveaux. Deux contreténors, d’une couleur et d’un timbre très différents. Le premier, Bejun Mehta, entendu il y a quelques semaines à Aix dans Written on skin, timbre clair, acrobate pyrotechnique de la vocalise, corps tout au service du chant, gesticulant, prenant ses élans, connaissant son rôle sans partition, qui compose un personnage certes conquérant mais faible devant l’amour: moins d’airs que l’autre contreténor, mais tous ahurissants de vélocité, de technicité. Une immense performance saluée par un très grand triomphe de public.
Le second, l’argentin Franco Fagioli, timble moins éclatant, plus sombre, voix plus petite aussi,  qui joue d’une alternance graves (avec une voix “normale” et aigus avec la voix du contreténor) d’une rare intensité. C’est qui a les airs les plus nombreux, souvent acrobatiques,  avec des variations de couleur étonnantes. Très grande performance également.
Face à eux, Placido Domingo dans le premier rôle écrit pour ténor de l’histoire de l’opéra je crois, qui affiche certes une voix au timbre un peu vieilli dans les parties centrales, qui cherche loin son grave un peu détimbré, mais qui, dès qu’il y a des agilités ou des aigus, retrouve son timbre de toujours et sa couleur intacte. On reste stupéfait de la maîtrise technique, de la perfection des agilités, de l’interprétation, et de la diction. Le personnage est là, remplissant la scène, et la scène finale à la fois dite et chantée, murmurée avec un sublime accompagnement orchestral, est un moment d’anthologie qui fait penser aux grandes morts chantées par Domingo, Otello ou Boccanegra et qui sait diffuser une émotion intense. Grandiose.
Face à ces trois grands, la jeune soprano Julia Lezhneva, 22 ans, chante Asteria de manière, il faut  bien le dire, totalement époustouflante: elle a tout d’une grande, technique, maturité, modulation. La qualité de la voix, le timbre, la maîtrise de la couleur, tout, vraiment tout y est. Chacune de ses apparitions est un pur bonheur. Ah! quelle Fiordiligi elle doit être!! En voilà une qui pouvait faire le soprano du Requiem de Mozart à Lucerne, à la place de  l’acide Prohaska. Si le marché et les agents ne la ruinent pas, elle pourrait bien être le soprano mozartien des prochaines années: en tous cas, ne la manquez surtout pas. Triomphe évidemment!
Face à elle l’Irene de la jeune française Marianne Crebassa, une belle voix de mezzo, aux graves sompteux, à la technique bien dominée, très énergique, très intense, qui promet de grands succès tant sa prise sur le public est forte par une présence hors du commun. Une future Charlotte peut-être, et en tout cas une future grande…
Enfin,  last but not least, dans le rôle secondaire de Leone, le baryton-basse Michael Volle, (le Mandryka d’Arabella à Paris, le Sachs de Meistersinger à Zürich, le merveilleux Wolfram de Tannhäuser à Zürich encore) venu à Salzbourg appelé par Pereira dont il a fait les beaux soirs zurichois, et l’un des barytons vedette des scènes germaniques, complète à la perfection la distribution, en apportant sa touche de (baryton)basse noble, et cette couleur incomparable dans les ensembles.
On l’aura compris, ce Tamerlano (long de 3h45 quand même) valait bien les onze heures de route aller/retour Lucerne Salzbourg et j’en suis revenu émerveillé par la qualité du chant entendu et ébloui par l’ensemble de la performance. Au-delà du formalisme inhérent au genre, car c’est bien d’abord un festival formel auquel l’opéra baroque invite le public, des formes pyrotechniques impressionnantes qui laissent évidemment imaginer ce que devaient être les représentations d’alors: on écoutait les airs et on faisait autre chose entre les airs. Mais avec un Domingo habitué des scènes, et maître de l’interprétation sensible (ceux qui l’ont entendu dans ses grandes années savent ce que je veux dire), et un opéra qui tranche avec les formes traditionnelles en son troisième acte, on a vraiment droit à un mélange entre forme et fond qui produit une soirée merveilleuse, et qui fait aussi mentir les Cassandre qui en 1976 promettaient à Domingo, tout jeune Otello encore, une fin de carrière dans les trois ans.
Ce ne fut ce soir que du bonheur.
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LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 8, 10 et 11 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-MOZART)

©Peter Fischli Lucerne Festival

Concert du 8 août

L’ouverture du Festival de Lucerne se déroule selon un rituel rodé: le président du conseil d’administration Hubert Ackermann accueille et souhaite la bienvenue aux invités officiels et au public, un/une politique prononce le discours d’accueil convenu, ce soir la Présidente de la Confédération Helvétique, Eveline Widmer-Schlumpf, qui ne s’est pas trop fatiguée, et un grand intellectuel parle du thème de l’année: on a eu naguère Peter Sloterdijk ou Nike Wagner,

©Peter Fischli Lucerne Festival

ce soir c’est le grand théologien et penseur Hans Küng, l’un des plus grands théologiens du XXème siècle (et du XXIème débutant) qui va disserter pendant près de 45 minutes sur les compositeurs et la foi. Il parle de musique, de foi, de Bruckner et de sa foi naïve, de Mahler et de sa foi tourmentée, de la VIIIème de Mahler, non sans ironie, vu les circonstances, et bien sûr du Requiem de Mozart et de Beethoven. C’est un peu long, cela manque quelquefois de nerf, mais ce discours dans un bel allemand académique ne manque pas de références et montre en tous cas quel rôle joue la musique dans la culture allemande.
Après une courte pause, le concert commence avec la première partie dédiée à la musique de scène de la tragédie Egmont (un texte de Goethe de 1788). Une œuvre peu jouée, dont on connaît surtout l’ouverture (qui combine l’ouverture effective et la “symphonie de victoire” finale) comme par exemple Claudio Abbado l’a dirigée dernièrement à Pleyel avec l’Orchestra Mozart. Le comte d’Egmont croit en la liberté et en la bonté, il s’oppose à l’envahisseur espagnol en la personne du Duc d’Albe, mais est abandonné par les siens, sauf de sa maîtresse, qui se suicide. Il est emprisonné, condamné à mort, il meurt en martyr, et dans la foi en ses valeurs. De cette tragédie Beethoven a tiré 40 minutes de musique, deux airs de Clärchen, la maîtresse (Juliane Banse) et de longs monologues parlés dits ici par Bruno Ganz, et accompagnés de musique comme un mélologue, des textes grandiloquents, un peu boursouflés, que Bruno Ganz lit en surjouant un peu, avec un pathos à la limite du ridicule, notamment à la fin, mais c’est le style là Sturm und Drang.
Chaque morceau chanté ou parlé est entrecoupé d’intermèdes de  musique, très dynamique, une musique un peu martiale qui allie brio, marches, rythme très vivace, et qui donne la part belle aux bois et notamment au dialogue clarinette (Sabine Meyer) et flûte (Jacques Zoon) et aux merveilleux solos de hautbois (Entr’acte III).
Évidemment dès les premiers moments de l’ouverture, le son de l’orchestre et l’acoustique de la salle effacent totalement le souvenir de Paris, des cordes soyeuses, qui savent moduler un son, qui rappellent celles des Berliner sous Abbado, des cuivres extraordinaires (Reinhold Friedrich) , des bois à faire rêver, tout cela donne, avec l’acoustique réverbérante de la salle, une chaleur, une énergie peu communes. On aurait préféré un autre soprano que la pâle Juliane Banse, qui fait honnêtement son travail, mais sans éclat, sans poésie, sans vraie présence: le rôle est ingrat, il est vrai, deux Lied initiaux, et puis c’est tout, jusqu’à la fin.
J’ai dit que Bruno Ganz, acteur immense, un peu cabot désormais, avait tendance à en faire un peu trop, mais il dit le texte avec des accents qui quelquefois  font aimer la langue allemande pour l’éternité. Reste le vrai protagoniste, l’orchestre dont on ne sait où tendre l’oreille tant c’est somptueux: l’ouverture est vraiment de l’ordre du sublime.
Abbado dirige avec énergie, avec dynamisme, faisant ressortir le brio, la vie, tous les aspects épiques: il en résulte de vrais instants de bonheur, et au total, c’est vraiment un magnifique moment, dont on sort ragaillardi. J’ai beaucoup aimé.
Face à cette explosion, le Requiem KV 626 en ré mineur est pris par Abbado sur un mode tout différent. A ceux qui attendraient de voir des orages romantiques se lever, une sainte colère de l’homme résistant face à la mort, Abbado oppose une sorte de sérénité céleste, comme si ce Requiem était déjà une pièce de l’au-delà, de l’apaisement, du repos éternel. L’orchestre est réduit (une quarantaine de musiciens) et va jouer “en mineur”, on l’entend juste ce qu’il faut, laissant au chœur la part des anges (c’est le cas de le dire), c’est à dire tout ce qui rend cette musique sublime et justement, céleste: le chœur est le vrai protagoniste ce soir et il est à vrai dire inouï, j’ai rarement entendu une telle perfection. Formé des meilleurs éléments de deux des chœurs les plus éminents en Europe, celui de la Radio bavaroise et celui de la Radio suédoise (qui étaient prévus pour une certaine symphonie de Mahler…), on se demande comment on pourrait prétendre à mieux, c’est tout simplement époustouflant: on se souviendra pour toujours de la manière dont il chante “requiem sempiternam” dans l’Agnus Dei. C’est pour ainsi dire, unique.
Du côté des solistes, on est frappé par René Pape, évidemment (éblouissant, notamment dans le Benedictus, et  bien sûr, le Tuba mirum) et par Sara Mingardo, voix pure, ronde, puissante, elle aussi dans le Tuba mirum (magnifique “Judex ergo cum sedebit”), moins par le ténor Maximilian Schmitt à la voix juste mais un peu légère. On est en revanche très réservé devant la prestation  pénible d’Anna Prohaska, voix âpre, rêche, avec de fréquents écarts de justesse, n’ayant aucune des qualités de lyrisme, de légèreté, de pureté vocale exigées par la partie. Elle gâche l’ensemble.
Quant à l’orchestre, j’ai dit qu’il était discret, travaillant souvent sur un fil de son, à peine perceptible comme Abbado sait en obtenir parce que le parti pris est clairement de donner au chœur la plus grande importance, et de laisser l’orchestre soutenir, par touches presque pointillistes.
On se souviendra avec émotion cependant de la clarinette (Sabine Mayer) dans l’introitus ou dans le benedictus, des trombones impeccables du tuba mirum, des cordes sublimes de suavité dans le recordare ou pleurantes comme Abbado sait l’obtenir dans le lacrimosa époustouflant, ou les trompettes (Reinhold Friedrich) du sanctus.
Le long silence final en dit long sur la manière dont le public est frappé par ce travail très particulier, qui marque une évolution nette. Le premier Requiem avec les berlinois m’était apparu un peu froid, un peu absent, celui-ci n’a rien de distant, mais c’est comme une sorte de regard serein sur la mort, sur le départ. Après la mort triomphante d’Egmont, on a là une mort sans souffrance, sans attaches terrestres mais déjà conquise par le ciel, une grande émotion et tout à la fois une sérénité bien éloignée des émotions mahlériennes qui vous secouent, et vous tourneboulent. De là où ce Requiem nous regarde, plus rien n’impressionne, ce Requiem est celui de l’ailleurs presque heureux, en tous cas rasséréné.

Au total, on continue évidemment de regretter le changement de programme, mais c’est une très belle soirée qui nous a été offerte, au point que je retournerai le 10 et le 11 avec un plaisir non dissimulé pour approfondir cette interprétation surprenante, avec deux pôles radicalement opposés, qui nous permet de naviguer entre le plaisir de la mort héroïque et celui de la mort sereine, sur les rives du plus beau des lacs suisses.

Concert du 10 août

Entre le 8 et le 10 août, il s’est passé un court laps de temps qui permet au concert de ce soir de passer du niveau de très beau concert à celui de sublime moment. Ce qui a été dit avant hier vaut pour ce soir, avec un plus qui place l’ensemble, à un niveau de perfection tel que les amis qui ont annulé à cause de l’affaire Mahler ont fait une belle erreur. Un Requiem de cette trempe, on n’en entendra sans doute jamais plus.
Egmont montre les mêmes qualités et les même défauts, sauf que l’orchestre est encore plus grand, encore plus pur, techniquement au point de la perfection. L’ouverture est littéralement un coup de tonnerre, encore plus somptueuse que le 8, avec un son d’une rondeur inouïe, des bois qui vous clouent sur place, des cordes à vous faire chavirer: les violoncelles et les altos sont époustouflants. Alors, certes, Juliane Banse reste en deçà, et Bruno Ganz un peu “au-dessus”, qui ne réussit pas à équilibrer une prestation qui reste de haut niveau, mais un peu trop surjoué, surdit, avec des maniérismes certes en liaison avec un texte difficilement acceptable aujourd’hui, mais Ganz ne fait pas grand chose pour le faire accepter…sinon qu’il y a l’orchestre derrière, et cette musique, qui n’est quand même pas l’une des meilleures que  Beethoven a écrites, n’est pas désagréable à entendre, surtout quand elle est jouée par des instrumentistes en état de grâce.
Dès le début du Requiem, avec l’attaque orchestrale reprise par le chœur, on sent que l’on est un cran au-dessus du 8 août, d’abord par l’homogénéité du son, la maîtrise du volume: l’orchestre effleure le son et donne paradoxalement une forte tension immédiatement perceptible. C’est peut-être la tension, palpable de bout en bout, qui donne ce plus dont je parlais. En tous cas, il apparaît clair que le quatuor des solistes n’est pas le protagoniste de cette interprétation. Même si Madame Prohaska est encore en deçà du nécessaire, avec son attaque problématique dès l’introitus, et même si cette fois le ténor Maximilian Schmitt est plus présent, et montre un timbre velouté et une bonne maîtrise technique, les solistes ne sont que quatre instrumentistes de plus, au milieu de l’orchestre. C’est le dialogue entre chœur et orchestre qui domine, un chœur dont il est inutile de décliner des qualités:

il est littéralement insurpassable, dans le murmure comme dans le forte, dans la modulation, dans la diction (on entend chaque mot). A ce chœur unique, répond un orchestre un peu plus présent que l’autre soir, qui montre une retenue, une domination du moindre son, à tous les pupitres, et qui accompagne le chœur dans un dialogue presque céleste et intense tout à la fois, d’une intensité inouïe. Dans cet auditorium qui est haut comme une cathédrale, avec un plafond constellé, l’effet est ravageur pour l’émotion, une émotion si contenue, si compressée qu’il faut de longues minutes pour s’en remettre, pour avoir même envie d’applaudir après le très long silence final. Mais le public se réchauffe de plus en plus, ne cesse d’applaudir pour finir par se lever et gratifier l’ensemble des protagonistes de la standing ovation méritée.
On se souviendra du 10 août. Qu’en sera-t-il le 11?


Concert du 11 Août

Globalement, le niveau du concert n’était guère différent de la veille. Egmont cependant, aux dires de ceux qui y étaient hier, et c’est aussi mon avis, était un peu en deçà du niveau atteint notamment par l’ouverture et à cause de quelques hésitations de Bruno Ganz,  qui a eu un “trou” au début de son texte, et qui ne retrouvait plus la suite (avec le texte sous les yeux…).

Saluts après Egmont

Juliane Banse était peut-être un peu plus en voix, notamment dans sa seconde intervention, “Freudvoll und leidvoll…”, mais la voix, jolie, manque quand même de projection. On reste toujours abasourdi par les bois, le hautbois de Lucas Macias Navarro (un rêve) et la clarinette de Sabine Meyer, ainsi que les cuivres étourdissants (les cors!!). Il reste toujours intéressant de voir comment la musique et le texte dit s’harmonisent. Abbado suit les inflexions de Bruno Ganz (un tout petit peu moins boursouflé) et fait écho aux modulations de la langue parlée. On peut trouver cette musique un peu ronflante, il reste des moments magnifiques, des retenues qui touchent vraiment, avec des cordes qui savent chanter avec un engagement peu commun: il suffit de voir se démener le premier

Sebastian Breuninger

violon Sebastian Breuninger (Gewandhaus Leipzig).
Le Requiem en revanche a été comme la veille, en tous points sublime, avec quelques

Claudio Abbado

différences (peut-être aussi dues à la place  occupée ce soir, plus proche de la scène). Notamment les solistes étaient plus présents , le ténor Maximilian Schmitt a été chaque soir un peu meilleur, et ce soir il a donné une joli preuve de style, de portamenti, de volume.
René Pape est toujours somptueux et écoute l’orchestre avec qui il chante en écho, Sara Mingardo est vraiment elle-aussi très présente, et perçoit immédiatement quelle couleur donner à ses interventions, Anna Prohaska est toujours un peu en marge, ce qui est dommage, car elle a les interventions solistes les plus importantes. Que dire du choeur et de l’orchestre, qui se répondent et s’écoutent, avec un orchestre toujours époustouflant de ductilité, je me suis intéressé ce soir aux trombones et à la trompette, tout en sourdine, en discrétion, mais aussi tout en fluidité: du grand art.
Ce soir encore, l’impression d’avoir entendu un immense moment, qui nous mène ailleurs: un tel Requiem, je ne l’avais jamais entendu. Il est autre, oui c’est quelque chose d’autre et Abbado une fois de plus nous surprend, tout en nous faisant oublier notre regret initial (pas de Mahler!) Hier et ce soir, nous avons été mené ailleurs, dans un espace autre, là où nous ne pensions pas aller avec un sentiment qui allie étrangement sérénité et tension extrême.
Le public une fois de plus ne s’y est pas trompé, il a accompagné le long silence final, et a commencé à applaudir longuement, mais sans cris habituels, puis de plus en plus chaleureux, de plus en plus fort, jusqu’à la standing ovation…il revenait du ciel et reprenait ses habitudes de public à Lucerne, ce soir en restant en salle et battant des mains jusqu’à ce qu’Abbado revienne seul, orchestre sorti, répondre à sa demande et saluer une dernière fois sous les vivats.

Vous pouvez revoir ce Requiem sur Medici TV en cliquant sur le lien suivant: Requiem Mozart Abbado 8 août 2012

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EX CURSUS (et EXCURSION): DE BAYREUTH À NUREMBERG: EXPOSITION DER FRÜHE DÜRER (DÜRER À SES DÉBUTS), AU GERMANISCHES NATIONALMUSEUM

Pour une fois, je laisse la musique pour le peinture, pour de manière bien modeste, vous engager à aller voir cette magnifique exposition. Vous allez à Bayreuth, vous visitez la Bavière, alors, allez voir à Nuremberg “Der frühe Dürer” qui présente 200 œuvres du Dürer des débuts, et qui explique clairement les composants du parcours du peintre. Certes, les grands autoportraits de la période n’y sont pas, ni celui du Louvre, ni celui de Vienne, ni celui surtout de la Pinacothèque de Munich (l’autoportrait à la fourrure). Le refus du prêt a suscité d’ailleurs une certaine polémique. Ils sont reproduits dès le début de l’exposition, comme pour clore d’emblée toute frustration.
Nuremberg a vu naître Dürer, et on peut en temps habituels visiter la maison de famille et voir au Musée un certain nombre d’œuvres: cette fois, c’est une rétrospective des débuts de Dürer, de ses diverses influences, de ses diverses activités qui est présentée dans un espace confiné (il y a beaucoup de monde) mais très bien structuré. Qui entre ignorant ressort avec l’impression très réelle d’avoir appris quelque chose, d’avoir eu un contact intime avec les œuvres: on peu s’en approcher à quelques centimètres, et notamment voir les dessins exceptionnels qu’on n’a pas toujours l’occasion d’observer. C’est une exposition très didactique, très claire, très progressive qui est offerte au visiteur. On découvre les influences locales, celle de Pleydenwurff, le maître de Michael Wolgemut, l’influence italienne, notamment celle de Giovanni Bellini, connu lors du premier voyage à Venise, on découvre aussi des aspects moins connus, Dürer illustrateur, Dürer aquarelliste de paysages, de fermes des environs de Nuremberg

Die Weidenmühle

(Die Weidenmühle!), inspiré par des artistes comme Katzheimer, le Dürer inspirateur de vitraux on découvre aussi des œuvres d’une incroyable précision comme ce museau de boeuf qu’on croirait être une planche scientifique de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Si vous êtes à Bayreuth, Nuremberg n’est qu’à 80km et le Germanisches Nationalmuseum est à deux pas de la gare, avec des possibilités de parking notables. Mais il est prudent de retenir son billet par internet: vous ne ferez qu’une heure de queue environ, et sans billet, compter deux heures. Et puis, en cette année sans Meistersinger, promenez-vous ensuite dans les rue de la vieille ville, elles en valent la peine.
Site du Germanisches Nationalmuseum: http://www.gnm.de/

Portrait de ses parents

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER le 31 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Jan Philipp GLOGER)

Depuis 34 ans, pas une production de “Der fliegende Holländer” n’a raté son rendez-vous avec Bayreuth, c’est de loin la production la mieux servie et musicalement et théâtralement.

Simon Estes (Production Kupfer)

Toutes les productions ont peu ou prou marqué le spectateur à commencer par la plus juste et la plus impressionnante de toutes,

Le décor du duo Senta/Hollandais (Kupfer)
Production de Harry Kupfer

celle de Harry Kupfer (1978), dirigée par Dennis Russell Davies, puis Woldemar Nelsson, avec Simon Estes, Matti Salminen et Lisbeth Balslev, dont il existe un DVD, à acheter séance tenante, aussi pour la version du Vaisseau sans rédemption finale.

 

 

 

La fameuse maison qui tourne, symbole de la production de Dieter Dorn

 

Puis vint Dieter Dorn, avec sa maison tournante,

Production Dieter Dorn

qui fit de grand souvenirs, notamment pour la direction de Giuseppe Sinopoli et ses deux basses, Bernd Weikl et Hans Sotin, avec la Senta de Elisabeth Connell ( à la fin Cheryl Studer).
Ces deux dernières productions furent présentées 7 fois au Festival, un record!

La dernière, celle de Claus Guth, plus psychanalytique, était aussi réussie, mais peut-être moins intéressante musicalement et surtout vocalement (John Tomlinson, les dernières années, n’avait plus la voix d’antan).

Production de Claus Guth

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C’est un metteur en scène peu connu du grand public, jeune (il est né en 1981), et très apprécié des spécialistes, Jan Philipp Gloger, actuel metteur en scène attaché au Stadttheater de Mayence qui est l’artisan de cette nouvelle production du Festival, avec les décors de Christof Hetzer et les costumes de Karin Jud.
A y bien réfléchir, la mise en scène allemande est fondée sur la figure de la métaphore: tout récit, toute histoire apparaissant une métaphore d’autre chose, d’un contexte, d’une époque, d’un destin humain. De plus, les trois mises en scènes de Lohengrin, Tannhäuser et ce Fliegende Holländer réfléchissent avec des fortunes diverses, à la signification des œuvres de Wagner aujourd’hui: il s’agit de montrer ce que ces récits mythiques disent de nous, hic et nunc, et après tout c’est bien la fonction du mythe que de nous éclairer sur le sens de notre vie.
La métaphore sur laquelle Jan Philipp Gloger réfléchit, c’est celle de l’Océan, force contre laquelle on ne peut rien et qui nous entraîne malgré nous. Et l’Océan, c’est ce monde qui nous ballotte et nous domine, contre lequel toute révolte est inutile, bien que nous nous dressions contre les éléments. Gloger et son décorateur Christof Hetzer voient l’Océan comme une structure complexe qui nous domine, une sorte d’entrelacs de circuits électriques, de néons, de chiffres qui défilent comme les sommes englouties en bourse, ou même comme une ville vue du ciel avec ses milliers de lumières qui dessinent les rues. En bref, notre monde, dominé par l’horreur économique et productive.
Ils s’inspirent étroitement des écrits de Wagner sur le Hollandais, ou de certaines phrases du livret. pour faire du Hollandais un marginal qui a quitté ce monde pour en chercher un autre, et qui ne réussit pas à changer de peau. Ce marginal arrive avec sa valise à roulette, buvant un café Starbucks dans un verre de carton, comme un cadre d’aujourd’hui, et pendant son monologue répond aux sollicitations des garçons d’hôtel, des femmes (une prostituée, une masseuse d’hôtel) mais il les renvoie, il les fuit,  c’est l’un de ces grands voyageurs désireux de commercer et d’ouvrir des routes commerciales, comme lors des grandes découvertes, et qui prend conscience de la vanité de cette vie, sans réussir vraiment à trouver le repos et tentant plusieurs fois le suicide: il s’ouvre les veines durant son monologue.

Ouverture de la valise pleine de billets (Bruns/Selig/Youn)

En rencontrant Daland, et le Steuermann, il rencontre de purs produits de cette horreur économique, des êtres qui ne pensent qu’argent, achat et vente, d’où la facilité avec laquelle Daland vend sa fille.
Dès le second acte, toute l’action va se dérouler sur un plateau, comme une scène couverte par une structure métallique comme on voit les scènes en plein air, et l’histoire de Senta et du Hollandais va se dérouler comme un “pezzo chiuso”, comme un espace clos de deux êtres qui se trouvent. Car il y a immédiatement entre les deux un véritable amour, et non la recherche d’un intérêt pour le Hollandais à attirer la jeune fille. C’est un coup de foudre.
Transposant toute l’histoire Gloger fait des fileuses des employées d’usine qui emballent des ventilateurs (Le Hollandais ne cesse de parler de vent) dans des caisses en carton.

Les jouets de carton de Senta

Avec ce carton, Senta, au lieu d’emballer comme les autres, fait des découpages et découpe un bateau, une statuette (le Hollandais évidemment), des maisons, des fleurs, du feu, en bref toute l’histoire du Hollandais dont elle rêve. Leur rencontre et leur duo se déroulent dans cet espace, et leurs silhouettes, ainsi que celle des jouets de carton, se projettent en ombre donnant à la scène une réelle puissance, et pour finir, le Hollandais donne à Senta des ailes de carton et une torche, qui lui donne une petite allure de statue de la liberté: Senta et le Hollandais sont semblables, deux marginaux perdus dans ce monde dont ils ne veulent pas. La foule, le peuple, sont sans cesse manipulés, par le Steuermann notamment, sorte d’homme de main de Daland: l’infantilisation du monde qui dit oui à l’argent et à l’argent seulement est l’un des traits marquants de cette production, qui fait de la société où évoluent les personnages une société sans âme, sans autre but que de produire et faire du fric.
Au milieu, le Hollandais et Senta vivent un amour qui ne peut que se heurter aux autres, même si Daland a plongé dans la valise à billets pour vendre sa fille à ce marchand si offrant. Au moment de grande scène du début du troisième acte, c’est toute la production  qui est remise en question, on brûle tout (le Hollandais et Senta brûlent les billets de banque) et les matelots (ici les membres du clan du Hollandais) se heurtent aux autres, obligeant le Hollandais à renoncer à vivre l’amour, et à demander à Senta de le suivre dans la mort, puisqu’il est impossible d’aimer ici bas: elle se remet ses ailes de carton, elle reprend sa torche, elle se poignarde, lui aussi et ils s’enlacent dans leur sang et dans leur amour, perchés au sommet d’une montagne de caisses de carton.
Rideau.
Musique de la rédemption par l’amour.
Le rideau s’ouvre à nouveau et des ouvrières emballent désormais des statuettes de carton représentant le couple enlacé qu’on va vendre à la place des ventilateurs. La rédemption, c’est la rédemption par l’argent, tout ce qui reste au monde d’aujourd’hui. Ils meurent, et leur mort ne résout rien. Elle accentue le cynisme du monde.
J’ai essayé d’expliquer l’essentiel d’une mise en scène copieusement huée (une dame horrifiée dès le début a crié “peinlich”  puis est sortie), mais qui, vu le parti pris, est plutôt cohérente, et en phase avec ce qu’écrit Wagner sur son œuvre, ainsi qu’avec le livret. Il y aura bien des points à clarifier, notamment le rôle des chœurs, et du peuple, la présence d’une barque dans laquelle dorment Daland et le Steuermann. En tous cas, même si elle surprend, plus de vaisseau – il est vraiment fantôme!-, plus d’Océan remplacé par cette structure métallique immense, plus de fileuses,  l’histoire est là, et une histoire centrée sur ces deux êtres qui se trouvent et qui vivent un instant de bonheur, plutôt que la seule histoire du Hollandais qui en général est plutôt un égoïste qui entraîne une jeune fille dans la mort pour résoudre son problème, mais sans  rédemption par l’amour, dans un monde où la seule valeur est l’argent.
Pour son entrée à Bayreuth, Gloger a montré qu’il savait ce que théâtre voulait dire, qu’il savait lire un livret, qu’il suivait aussi la musique, car tous les mouvements sont très en phase avec la musique.
Une musique dirigée par Christian Thielemann, bien meilleur à mon avis que dans Tannhäuser, avec une ouverture vraiment fantastique d’énergie, de dynamisme, de lyrisme et un parti pris qui tourne le dos à l’idée que Der Fliegende Holländer serait un opéra romantique, avec ses airs, ses duos, un peu “à l’italienne”. C’est une direction qui montre le Wagner du futur, avec des ruptures de tempo certes, mais aussi avec une fluidité, une continuité, un suivi du texte exemplaires; ce parti pris a surpris certains spectateurs, qui l’ont violemment hué. Une approche non conventionnelle, et plutôt réussie à mon avis. Sans parler de l’orchestre absolument impeccable, sans un seul raté, sans une seule scorie, avec un équilibre sonore phénoménal (ce qui nous changeait de Jordan la veille) et un chœur sur lequel il n’y a rien d’autre à dire qu’époustouflant.
Du côté des chanteurs, le remplaçant de Nikitin, Samuel Youn, s’en sort très bien: voix claire, diction impeccable, très beau timbre, art de la coloration. Il y a bien quelques signes de fatigue, mais le personnage est vraiment incarné, présent, engagé. Une belle (et inattendue) prestation. Je ne pense pas que Nikitin aurait fait mieux.
Le Daland de Franz Josef Selig est aussi “incarné” et la différence de voix entre les deux est frappante et caractérise parfaitement les personnages. Samuel Youn a plutôt une voix raffinée, et projette un personnage éduqué, voire aristocratique. Selig a une voix plus “brute” et donne au personnage une couleur moins élaborée, plus “popu” (ou comme on se l’imagine à l’opéra), Jean Gabin face à Pierre Fresnay, si vous voyez ce que je tente d’expliquer.
Les deux ténors s’en sortent très bien, Benjamin Bruns est un des meilleurs “Steuermann” qui m’ait été donné d’entendre, avec un jeu cynique accompli et une vraie présence scénique. Quant à Michael König en Erik, sans avoir un timbre follement séduisant, il a de l’énergie et de l’engagement qui en font un vrai personnage lui aussi très différent en diction et en couleur du Hollandais: on comprend que Senta le repousse…
Christa Mayer est une Mary sans relief, on a vu mieux.

Adrianne Pieczonka

Mais le vrai et seul problème de la distribution, c’est la Senta de Adrianne Pieczonka. La voix n’est pas (plus?) faite pour ce rôle qui exige un volume qu’elle n’a pas montré, des aigus qui ne se resserrent pas et des graves qu’elle n’a plus.. Seul le registre central est acceptable, mais le reste est vraiment insuffisant: le personnage est là, tache rouge sang dans un océan de gris, l’énergie est là aussi, mais une énergie scénique qu’on ne réussit pas à retrouver dans la voix. La ballade est décevante, les aigus de la scène finale sortent mal. Pour ma part, il s’agit d’une erreur de distribution, et c’est dommage pour une artiste de valeur comme elle.
Au total, une soirée très défendable, qui n’atteint pas de sommets, mais qui passe très nettement la rampe, même si je ne pense pas que cette lecture qui a volontairement fui la thématique du Hollandais “projection de Senta” (chez Guth comme chez Kupfer) et qui a tenté de travailler sur l’amour, dans un monde sans amour, marquera au même niveau que les productions précédentes auxquelles je faisais référence, mais on s’y habituera vite. Musicalement, on a entendu quelques buhs, injustifiés et dans l’ensemble avec les réserves exprimées, on tient là un bon niveau.
Et voilà, Bayreuth 2012 c’est fini pour moi, rangé dans les souvenirs, avec un inoubliable Lohengrin et un grand Tristan. Si on y ajoute un Hollandais acceptable, le cru 2012 peut se boire sans crainte, à quelques bouteilles près. 2013, ce sera une autre histoire et on y pense déjà avec angoisse et délice…
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