BAYREUTHER FESTSPIELE/FESTIVAL DE BAYREUTH 2013 – WAGNERJAHR 2013: DAS LIEBESVERBOT (LA DÉFENSE D’AIMER) de Richard WAGNER (Ms en scène: Aron STIEHL, Dir.mus: Constantin TRINKS)

Image finale

Pour une surprise, c’en est une ! Après Die Feen moyennes à l’Oper Leipzig (reprise à Bayreuth en version de concert), après un Rienzi musicalement sans gros problèmes mais scéniquement indigent, voilà Das Liebesverbot, le moins connu des trois, le moins joué des trois, et incontestablement le meilleur moment, le meilleur spectacle de ce pré festival. un spectacle un peu fou, une musique que Rossini ou Auber auraient pu reconnaître, une verve totalement inconnue, un chef extraordinairement doué, un plateau homogène, sans vedettes (Christiane Libor exceptée) mais très solide, et enfin un metteur en scène, qui sait ce que rythme, ce que musique, ce que direction d’acteurs veut dire. Devant cette vraie réussite, on ne peut que regretter les erreurs de marketing et d’image qui conduisent à ces rangs déserts, ces gradins vides, ces trous dans le public de ce dimanche en matinée. Voilà un spectacle d’où on sort heureux, et surtout où tout le monde chantonne les refrains entrainants, guillerets, sautillants de l’auteur de Parsifal.
Voilà une musique qui non seulement se laisse entendre, mais qui, lorsqu’on se concentre sur l’orchestre, est souvent subtile, avec quelques strates mozartiennes, et une compréhension stylistique de l’opéra rossinien étonnante: sens du crescendo, sens des ensemble, sens des rythmes, sens aussi du lyrisme dans ces moments où les âmes s’expriment, comme ce magnifique duo initial de Mariana et Isabella, qui s’ouvre sur une phrase musicale qu’on retrouvera telle quelle dans Tannhäuser. Et Wagner nous étonne encore plus, et l’on ne peut que comprendre mieux le parcours qui le conduit là où l’on sait. Avec Die Feen, il aborde l’opéra à la Weber ou à la Marschner, fantasmagorique, horriblement difficile à chanter, mais aussi varié, coloré, même si dramaturgiquement longuet. Avec Rienzi, il montre qu’il sait faire un Grand Opéra à la Meyerbeer (ne dit-on pas de Rienzi qu’il est le meilleur opéra de Meyerbeer?), une grosse machine dramatique et spectaculaire. Avec Das Liebesverbot, il fait une incursion dans un style qu’on lui croit étranger, celui de l’opéra italien, rossinien, et même de l’opéra à la Auber avec airs, ensembles, dialogues, mais là où l’orchestre des opéras bouffes rossiniens est assez réduit, Wagner propose une oeuvre longue, avec des choeurs importants, un grand orchestre symphonique et une lourde distribution (trois sopranos, trois ténors etc…) tout en faisant, paradoxalement  le choix de la légèreté, pour une oeuvre inspirée de Mesure pour mesure de Shakespeare, dont il fait  une oeuvre un peu déjantée où il joue le carnaval, la gaieté, la folie.
J’avais bien entendu l’oeuvre au disque, et remarqué ce style inattendu; mais à la scène, avec une mise en scène adéquate qui vous met dans sa poche dès le début, et un orchestre impeccable qui vous enlève à un rythme totalement fou, vous finissez par vous demander pourquoi cette partition a si peu droit de cité. Ce n’est pas un immense chef d’oeuvre, mais c’est une pièce passionnante, qui s’écoute avec un réel plaisir, et même un réel intérêt. Un moment de musique, de joie,  de sourire, qui fait oublier et la salle de sport, et l’audience clairsemée, et qui vous fait dire que les absents ont vraiment eu tort.

Constantin Trinks


L’artisan de cette réussite, c’est sans conteste le chef Constantin Trinks, ce jeune chef, remarqué à Strasbourg pour Tannhäuser et qui commence à diriger dans les grands théâtres allemands (Dresde, Munich etc…) mène tout cela à un rythme d’enfer, avec une dynamique, une fluidité et une précision remarquables. L’orchestre du Gewandhaus est d’une clarté cristalline, tous les pupitres s’entendent, les violons, les cuivres, les bois: tout est si lisible et audible que l’on perçoit avec évidence les caractères de cette partition, les inspirations, les éléments pris ailleurs que Wagner fait siens, mais aussi ce qui fera de Wagner ce qu’il est aujourd’hui pour nous. La direction de Trinks agit comme révélateur pour le spectateur, mais elle est aussi l’élément qui scande, qui fait avancer, qui sécurise le plateau. Ce jeune chef de 38 ans ans (né à Karlsruhe) au geste clair, aux indications nettes fait à l’évidence partie des baguettes à suivre dans les prochaines années.
L’autre artisan de ce succès, c’est le metteur en scène Aron Stiehl. Il signe une véritable mise en scène, avec un vrai travail sur le jeu, les mouvements, les rythmes. Il fait de cette oeuvre une pièce de carnaval, joyeuse et folle, avec des costumes de bandes dessinée (de  Sven Bindseil) et des mouvements chorégraphiques qui rappellent la comédie musicale . Le décor unique de Jürgen Kirner divise le plateau en trois parties, séparées par des cloisons mobiles, qui déterminent trois ambiances: un espace d’une nature tropicale et  sauvage, grandes feuilles, fleurs, couleurs, pour l’ambiance de carnaval, l’amour, la liberté, un espace composé de tiroirs numérotés, fermés ou ouverts, une sorte d’espace administratif plus contraint, froid, géométrique, qui rappelle des murs d’urnes funéraires sans doute le monde où évolue Friedrich, le régent qui impose l’ordre moral, et un espace nu et blanc, avec une croix qui se projette au mur, qui est l’espace initial des novices. On passe alternativement de l’un à l’autre, mais celui qui domine est sans conteste celui de la nature où les coeurs se livrent dans une sorte de liberté aimable.
L’histoire pour faire bref reprend la pièce “Measure for measure” de Shakespeare: un roi de Sicile quitte le pays en le laissant au régent Friedrich, et en lui demandant de faire régner l’ordre moral et d’empêcher tout débordement social et moral, notamment en fermant tous les lieux d’amusement et en interdisant les manifestations du carnaval et toute manifestation amoureuse. Première victime, Claudio, condamné à mort parce qu’il est amoureux de Julia, à qui il a promis le mariage, et frère d’Isabella, une jeune novice . Pour le sauver, Isabella intercède auprès de Friedrich, qui contre toute les règles qu’il a édictées, lui demande son amour pour prix de son intervention. Mais Isabelle découvre que Friedrich n’a pas encore signé la condamnation, révèle au peuple la supercherie, et au final, Friedrich est confondu et humilié, Claudio libéré, Luzio le jeune ami de Claudio peut aimer Isabella, et là où l’amour était interdit, l’amour devient le guide du carnaval final.

En répétition

La distribution est dominée par l’Isabella de Christiane Libor, qui devient la spécialiste des œuvres de jeunesse de Wagner (elle est déjà le soprano principal de référence pour Die Feen) . Les aigus sont éclatants, bien projetés, bien tenus, et s’élargissent à plaisir. Le registre central est moins agréable à écouter que les aigus, et la voix a perdu en homogénéité: il est vrai que le rôle est lourd, que la mise en scène lui demande beaucoup d’abattage. Il reste que la prestation sans être exceptionnelle, reste très appréciable, comme pour l’ensemble d’une distribution sans noms particulièrement connus, appartenant tous ou à peu près à la troupe de Leipzig. On remarquera l’excellent Friedrich de Tuomas Pursio, baryton basse au timbre agréable, à la voix bien projetée, qui sait donner de la couleur à ce rôle de méchant tourné en ridicule et qui s’engage vraiment en scène et dans l’économie générale du spectacle. Les deux ténors Bernhard Berchthold (Luzio) et David Danholt (Claudio) sans être des voix de premier ordre se défendent avec vaillance, avec une préférence pour le joli timbre de David Danholt. Notons aussi la jolie Mariana de Anna Schoeck qui accompagne dans le duo initial l’Isabella de Christiane Libor et qui a un joli timbre de soprano, bien contrôlé, et la pétillante Dorella de Viktoria Kaminskaite. Le Brighella (chef des sbires) de Reinhard Dorn est une basse bouffe (une sorte d’Osmin qui chanterait) dont la voix est épuisée, mais le personnage est posé et fait rire le public et passe malgré des insuffisances musicales.
Au total donc un spectacle frais, réussi qui sera repris cet automne à Leipzig (allez-y si vous pouvez) et un peu plus tard (en novembre) à Trieste. Et puis n’oubliez pas de guetter les apparitions de Constantin Trinks, il en vaut la peine.
On a un peu oublié grâce à toute cette fraîcheur, les erreurs de “com”, le programme de salle au design douteux et en tous cas bien peu lisible, le public qui n’est pas au rendez-vous, et au total le mauvais service rendu à ces oeuvres qui méritent plus que deux lignes méprisantes dans une histoire de la musique. J’ai découvert que “la défense d’aimer” peut être l’occasion d’un vrai plaisir, ne vous en défendez pas non plus.
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Ambiance de l’acte 2

BAYREUTHER FESTSPIELE/FESTIVAL DE BAYREUTH 2013 – WAGNERJAHR 2013: RIENZI de Richard WAGNER (Ms en scène: Matthias von STEGMANN, Dir.mus: Christian THIELEMANN)

 

Dispositif scénique, en construction

 

Une année anniversaire est toujours l’occasion d’exhumer des oeuvres moins connues de l’artiste célébré pour explorer l’ensemble du corpus. Pour Wagner se pose de manière récurrente la question des oeuvres de jeunesse qu’il a “reniées”, qu’on joue peu ou pas. Les uns en interpellent la qualité musicale, pour le moins discutée, les autres la difficulté (notable au niveau du chant) et donc d’une certaine manière le rapport investissement vs. résultat. La question a été depuis longtemps réglée à Bayreuth, puisque ni Die Feen, ni Das Liebesverbot, ni Rienzi n’ont droit de cité dans le Festival.
De manière récurrente aussi et notamment lors des débats sur la direction artistique, se pose la question du fonctionnement du théâtre, des oeuvres à y jouer, par exemple “Rienzi ou pas?” voire “Wagner et d’autres?”.  Pour ce bicentenaire, la direction artistique a choisi, pour la première fois, de donner un espace aux oeuvres de jeunesse, dans un jeu de dedans-dehors qui montre clairement la valse hésitation qui a dû à un moment occuper la programmation de ces célébrations.
Dedans:  la direction du Festival a décidé de programmer sur ses fonds propres et sans subvention spécifique (mais avec des sponsors) les trois opéras en question en collaboration (et coproduction) avec l’opéra de Leipzig (Oper Leipzig), ville natale de Wagner et donc référence en cette année de bicentenaire de la naissance (1813). Ce sont les forces du théâtre qui officient, choeur de l’opéra, et Gewandhaus Orchester. L’avantage est évident, les répétitions et tout le travail de préparation peut avoir lieu à Leipzig, à un moment où Bayreuth est pris par toute la préparation du Festival (et ne peut donc mettre à disposition les forces afférentes, orchestre et choeur, mais aussi techniciens).
Dehors: il n’est pas question, pour des raisons symboliques et aussi techniques (préparation et répétitions, occupations des espaces) de jouer dans le théâtre des Festivals (Festspielhaus) à cette époque de l’année: les répétitions musicales de Bayreuth sont brèves: 3 semaines pour 7 opéras, et avec un nouveau Ring, la pression est encore plus forte. Il faut donc jouer ailleurs. Et à Bayreuth, l’ailleurs se réduit à trois lieux:
– l’opéra des Margraves, joyau de l’architecture théâtrale baroque du XVIIème siècle, actuellement en restauration pour plusieurs années (étonnant de commencer les restaurations l’année du bicentenaire de Wagner, sensée drainer un flux touristique plus marqué) et de toute manière trop petit pour l’énorme machine wagnérienne,
– la Stadthalle, peu idoine pour de très grosses productions
– L’Oberfrankenhalle, un espace qui peut accueillir aussi bien des concerts pop que des matches de basket ou de Hand Ball, et qui pour l’occasion et pour la première fois accueille deux productions (Rienzi, Das Liebesverbot) et une version concertante de Die Feen (joué par l’Opéra de Leipzig ce dernier hiver, voir le compte rendu dans ce site).
Le public qui ressemble vu de loin à celui du Festival, trottine donc après le parking à trois étages en passant devant la piscine couverte, puis devant la patinoire, et arrive à l’Oberfrankenhalle,  béton, métal, saucisses (à 2,50 € au lieu des 4  ou 5 € pratiqués sur la colline sacrée: on sent bien qu’on est dehors), bière et Coca: Bayreuth chez le populo.
Et tout le monde de soupirer, à 1 km de là le Festpielhaus, espace interdit et tant désiré, et  de demeurer surtout frappé par  une communication peu claire, le Festival s’affichant à peine, (Wagnerjahr 2013):  dans le programme de salle, pas un salut de la direction artistique du Festival, sur les affiches, il est à peine signalé, et même si les billets d’entrée sont les mêmes qu’au Festival, on sent bien que l’administration  peine à s’afficher franchement, comme si elle avait un peu honte ou qu’elle voulait (pour quelle raison?) rester à la marge.

La salle en salle de sport

La salle (un grand hall de sport) avec ses gradins latéraux fixes et ses gradins provisoires de face est loin d’être pleine (curieusement les places les moins chères sont vides) pour ce Rienzi pourtant dirigé par Christian Thielemann, sensé ramener les foules sur son nom (d’ailleurs les affiches titrent sur Christian Thielemann, comme s’il dirigeait tout alors qu’il ne dirige que Rienzi, les autres chefs étant Constantin Trinks (Das Liebesverbot) et Ulf Schirmer (Die Feen).

On peut penser que si les trois opéras, même en version concertante, avaient été donnés dans le Festspielhaus, et même à un autre moment de l’année, on aurait affiché complet. mais Thielemann explique dans le programme qu’il se refuse à jouer autre chose que les dix opéras traditionnels dans le Festspielhaus.  J’oubliais un détail qui a son importance: les places sont chères, très chères même (jusqu’à 500 € pour quelques unes), plus chères qu’au festival comparativement (ce qui s’explique puisque l’opération n’est pas subventionnée, mais ce qui n’encourage pas le public à faire le déplacement à moins que le rapport qualité/prix soit à l’avantage de la qualité.

La façade qui fait rêver…

Ce Rienzi est musicalement solide et scéniquement indigent, c’est donc relativement mal parti.
L’histoire de Rienzi  prend place dans l’agitation politique à Rome aux temps de la papauté d’Avignon, où la ville éternelle est en proie aux appétits des familles nobles, au désir d’une certaine partie de l’Eglise de quitter Avignon, et aux atermoiements d’un peuple qui se cherche des héros. La situation ressemble assez à celle décrite par Verdi à Gênes dans Simon Boccanegra, doge presque malgré lui, dont les efforts consistent à apaiser les conflits et notamment celui qui l’ oppose aux aristocrates, lui dont la fille (Amelia) qu’il a retrouvée par hasard est amoureuse d’un des porte-drapeau de la noblesse (Gabriele Adorno). Dans Rienzi, c’est la soeur de Rienzi, Irene, qui est amoureuse d’Adriano, le fils de Steffano Colonna, qui lui essaie de s’interposer dans les luttes entre Rienzi et les familles aristocratiques: on a donc une même structure Simon/Rienzi, Amelia/Irene Gabriele/Adriano. Seule différence, de taille, tout le monde meurt à la fin chez Wagner, tandis que chez Verdi, le Doge meurt, mais dans une Gênes pacifiée.

Une scène de foule

C’est que l’opéra de Wagner est déjà un objet “politique”. Dans un XIXème fils de la révolution française, les oppositions idéologiques sont fortes, notamment dans une Allemagne encore morcelée, aux mains de princes et de roitelets divers, pendant que couvent les désirs d’une bourgeoisie et de peuples inspirés par le souvenir de la révolution française et du passage des armées napoléoniennes notamment en Rhénanie- Palatinat. Wagner analyse un de ses motifs favoris, celui de l’homme providentiel (Lohengrin, Parsifal), qui, accueilli en héros, est bientôt rejeté par ceux-là même qui l’ont porté au pouvoir. Rienzi, monté au sommet avec la bénédiction de l’église, et contre la noblesse, est bientôt rejeté, excommunié, puis détruit. On peut en faire un héros positif et charismatique, mais on peut en faire aussi un “populiste” perverti par le pouvoir qui finit victime de lui même.
Philipp Stölzl à Berlin (Deutsche Oper) avait travaillé la version populiste en s’appuyant sur une référence cinématographique, Le Dictateur de Chaplin et une référence historique, Adolf Hitler et le nazisme (avec des allusions à la Germania d’Albert Speer) et la production avait une grande cohérence et une grande séduction (voir le compte rendu dans ce site).
Mise en scène? Vous avez dit mise en scène? Matthias von Stegmann signe une mise en images (pauvres), une mise en espace (réduite à l’os) qui permet (à peine) de souligner les détails de l’intrigue, mais qui laisse pour une grande part les chanteurs livrés à eux-mêmes, quand c’est Daniela Sindram, merveilleuse Adriano, c’est positif, quand c’est l’Irene un peu pataude de Jennifer Wilson, c’est déjà plus problématique. Certes, on peut souligner la difficulté inhérente au lieu: une scène large, mais sans dessous ni hauteur, permettant des déplacements de décors exclusivement latéraux, un orchestre à niveau sans fosse, obligeant le chef à être assis, sinon il masque les chanteurs (oui oui, on est…à Bayreuth!). Pauvres spectateurs des premiers rangs (et des prix les plus chers) qui doivent affronter un son brouillé, une vision obstruée, et un manque de recul!

Dispositif scénique

Pas de vraie mise en scène (entendue comme lecture), mais une plate reproduction du livret, sans travail d’acteur, sans travail sur les foules (systématiquement le choeur est face au chef, se plaçant face au public comme pour la photo), le tout en costume de ville pour faire moderne, avec quelques vidéos (pour faire archi-contemporain) qui montrent la Oberfrankenhalle comme un lieu de rassemblement populiste (une sorte de Nuremberg en salle), des costumes d’aujourd’hui ( de Thomas Kaiser) des décors (Matthias Lippert, qui signe aussi les vidéos) qui évoquent le Colisée (on est à Rome) ou les thermes de Caracalla (deux murs verticaux latéraux qui rappellent la scène en plein air utilisée pour la saison d’été de l’Opéra de Rome), quelques escaliers et une reproduction des gradins de la Oberfrankenhalle, le tout avec quelques projections et lumières colorées. La messe est dite: pour son entrée sur le territoire de Bayreuth, ce Rienzi n’entrera pas dans la légende, une entrée et sortie par la petite porte. Sans doute ce travail est-il rapide et destiné à l’oubli: Leipzig a une production de Nicolas Joel et aucun théâtre ne reprendrait un spectacle aussi insuffisant.
Il en va autrement de la musique. L’Orchestre du Gewandhaus, malgré quelques petits problèmes aux cuivres quelquefois, dirigé (pour la première fois à ma connaissance) par Christian Thielemann est très bien préparé (il l’a déjà joué à Leipzig pendant la saison, mais sans Thielemann), direction précise, nerveuse, bien calibrée (encore que l’acoustique de la salle renvoie  un son souvent brouillé, où les pupitres sont mal distingués), rythmée, pleine de relief et de dramatisme. Thielemann semble très à l’aise dans ce type de répertoire: m’est avis qu’il pourrait avec profit se diriger vers Weber, Schubert (Fierrabras) ou même…pourquoi pas, Meyerbeer voire Berlioz vu ce que j’ai entendu hier soir:  pourquoi pas un Benvenuto Cellini ou des Troyens? Avec une telle direction, l’oeuvre est portée, servie, valorisée, si bien qu’on se demande pourquoi malgré ses longueurs (et bien qu’elle ait été encore coupée à la représentation, trop à mon avis: pour une fois, à Bayreuth, on pouvait OSER la version intégrale), l’oeuvre n’a pas un vrai destin dans les grands théâtres.
Le choeur de Leipzig, très sollicité, s’en sort avec les honneurs: on peut rêver de l’effet qu’il aurait pu produire dans la salle du Festspielhaus.
Les solistes rassemblés (grands solistes internationaux et membres de la troupe de Leipzig) forment un ensemble très solide, homogène: les rôles de complément sont tenus avec honneur (par exemple le Cardinal Orvieto de Tuomas Pursio, mais aussi le Paolo Orsini de Jürgen Kurth ou le Steffano Colonna de Milcho Borovinov).
Robert Dean Smith (Rienzi) donne toujours l’impression de relative fragilité, à cause de cette voix claire qui semble toujours a priori insuffisante pour les rôles écrasants qu’il tient (Tristan!) et au bout du compte, il tient toujours la distance, avec élégance, avec vaillance aussi. Il a un timbre qui me rappelle René Kollo, et dans Rienzi non seulement il tient la distance (avec quelques traces de fatigue à la fin dans sa fameuse prière néanmoins exécutée avec honneur) mais fait preuve de vaillance, avec de beaux aigus (premier acte) même si la présence scénique et le charisme font quelquefois défaut. Il reste un Rienzi qui peut faire référence désormais, à côté de celui de Torsten Kerl.
Le cas de Jennifer Wilson est très différent. J’ai aimé naguère à Valencia sa Brünnhilde, qui me rappelait les grandes Brünnhilde d’antan. Je pense même que c’est une vraie voix pour Brünnhilde, avec une couleur très différente de celle nécessaire pour Sieglinde par exemple. Pour Irene, il faut des aigus triomphants, mais il faut aussi un style qui se rapproche d’une Leonore de Fidelio, avec une voix ductile, une capacité à moduler, à cadencer, une voix douée de puissance, de volume, et aussi et surtout de souplesse (comme c’est difficile de trouver les trois en une): Jennifer Wilson n’a pas la souplesse: dès qu’il en faut tant soit peu, dès qu’il faut un tant soit peu d’agilité aussi, la voix devient problématique, avec des sons fixes, et quelquefois ratés; mais les aigus et les suraigus sont larges, bien posés, avec un bel appui sur le souffle. Dès qu’elle monte à l’aigu, la voix immense domine largement les ensembles et l’on entend des notes d’une grande beauté. Pour le reste, c’est un peu brut, et manque singulièrement de lyrisme voire de style.

Daniela Sindram (Adriano)

Quand on écoute Rienzi, on est surpris car le rôle qui nous marque n’est pas tant Rienzi ni Irene, mais celui d’Adriano. Sans Adriano d’exception, pas de grand Rienzi. C’est le rôle de référence (donné à la création à Wilhelmine Schröder-Devrient). Il exige intensité, volume, souplesse, ductilité, aigus, graves, couleur. Daniela Sindram, native de Nuremberg, qui conduit désormais une carrière en free lance après avoir été en troupe dans de nombreux théâtres allemands (et à la fin à Munich) est tout à fait extraordinaire dans Adriano; elle laisse loin derrière elle Kate Aldrich, dont j’avais pourtant apprécié la prestation à Berlin.

Daniela Sindram, travesti extraordinaire

Elle a d’abord la présence scénique, elle campe un travesti confondant de vraisemblance, elle a ensuite la voix, tant les aigus redoutables que la souplesse et le style: jamais un vilain son, la voix toujours bien posée, toujours projetée, toujours bien appuyée sur le souffle. Une prestation de référence. Il sera difficile de s’en passer si un théâtre veut remonter Rienzi. C’est elle qui emporte tout et notamment les hurrahs du public.

Au total, et malgré les défauts de communication, une réalisation scénique un, deux ou trois tons en dessous, malgré le lieu sinistre des représentations, malgré l’éloignement mental du Festspielhaus,  la réalisation musicale est vraiment de premier plan, le niveau général tout à fait remarquable, et dans un théâtre à l’acoustique seulement normale, un tel travail musical aurait fait date. Même si on aurait aimé dans ce lieu avoir droit à un Rienzi complet, sans coupures. Mais Thielemann argue du fait de ne pas avoir eu le temps d’y travailler suffisamment et promet pour plus tard un Rienzi complet avec ballet. Mais n’est-ce pas le rôle d’une direction artistique de décider quelle version proposer? Voilà un Rienzi de référence condamné à la petite porte, un peu victime de l’organisation artistique du festival et des erreurs de marketing patentes, ainsi que des prix extravagants, tout cela en porte la lourde responsabilité. Coup d’épée dans l’eau: une épée en diamant dans une eau trouble.
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Dispositif (Plan)

XLIIIème CONCOURS INTERNATIONAL DE CHANT TOTI DAL MONTE, TREVISE, 24-29 JUIN 2013

Le livre anniversaire du concours

Le concours Toti dal Monte à Trévise est l’un des plus anciens concours de chant italiens. Fondé par la soprano originaire de Trévise Toti dal Monte en 1969, très fameuse interprète, notamment de Madama Butterfly, il avait alors l’originalité (il a été bien imité depuis) d’attribuer des rôles pour une production du Teatro Comunale di Treviso (aujourd’hui Teatro Comunale di Treviso « Mario del Monaco »). Il ne s’agit donc pas de primer la plus belle voix, mais la mieux adaptée au rôle proposé. Le jury était cette année composé de Evguenia Dundekova, mezzo soprano et enseignante de chant, Vincenzo Scalera, fameux accompagnateur et chef de chant, attaché à l’Accademia della Scala, Claude Thiolas, enseignant (français) de chant installé depuis longtemps à Trévise, Gianni Tangucci, Directeur artistique de la fondation Pergolesi-Spontini de Jesi (près d’Ancone) et consultant du Mai musical florentin, Gabriele Gandini, Directeur artistique de Teatri Spa, qui gère entre autres le Théâtre de Trévise, Gianfranco Gagliardi, Président du Conseil d’administration de Teatri Spa, XX, directeur artistique du Teatro Comunale di Ferrara, Stephen Hastings, directeur de la revue italienne MUSICA et présidé cette année par Guy Cherqui, collaborateur de la revue musicale AMADEUS de Milan.
L’opéra mis au concours était cette année La Bohème de Puccini, pour la troisième fois de l’histoire du concours (dédié cette année à Alida Ferrarini, décédée pendant les épreuves, qui avait été la lauréate pour le rôle de Mimi au concours 1974), puisque La Bohème a été proposée en 1974 (outre Alida Ferrarini, parmi les vainqueurs, Paolo Barbacini , Garbis Boyagian, Max-René Cosotti et Alessandro Corbelli) et en 1984 (vainqueurs Fiamma Izzo d’Amico, Lucietta Bizzi et Roberto Servile).
Le nombre de candidats cette année particulièrement élevé (environ 150) a nécessité un écrémage important pendant les premières éliminatoires. Le concours est organisé en premières éliminatoires pendant lesquelles les candidats doivent présenter un air à leur convenance non lié à l’opéra mis au concours et en secondes éliminatoires où les candidats présentent, un air à leur convenance ou un air extrait de l’opéra (le choix étant fait par la commission), puis en demi-finale où les candidats encore en lice présentent les ensembles de l’opéra mis au concours et quelques airs, et une finale où deux distributions ou trois exécutent la plupart des airs et ensembles de l’opéra.
Ce qui a frappé le jury pendant les éliminatoires, c’est que les candidats ont souvent présenté des airs qui stylistiquement n’ont rien à voir avec l’époque ou le style de l’opéra mis au concours : cette année, de nombreux sopranos ont proposé de longs airs de bel canto (Anna Bolena, Lucia di Lammermoor par exemple) aux difficultés notables, mais aidant peu à comprendre si derrière une Lucia se cachait une Mimi. Pour une fois en revanche la commission s’est réjouie d’avoir à écouter une petite vingtaine de ténors, mais malheureusement beaucoup (7 à 8) ne se sont pas présentés ou ont renoncé en cours d’épreuve. Quelques-uns se sont présentés sur deux rôles (Mimi/Musetta ou Schaunard/Marcello avec des fortunes diverses.
À cause des nombreuses demi-finalistes pour Mimi et Musetta, la commission a dû procéder à une sélection ultérieure, pour déterminer qui des demi-finalistes pour ces deux rôles continuerait à se faire entendre dans les ensembles.
Il faut souligner qu’après les secondes éliminatoires, le niveau moyen des chanteurs était dans l’ensemble assez solide, et les épreuves finales ont permis d’entendre des distributions homogènes, d’un niveau très honorable, qui laisse espérer aux représentations de la Bohème (9 au total à Trévise, Ferrare, Jesi, Bolzano)  un joli succès.
Les chanteurs sélectionnés auront droit, avant les représentations, à une semaine de stage de préparation de chant, dirigé par Evguenia Dundekova, auxquels s’adjoindront ceux qui ont été distingués par une bourse d’études d’un montant de 500, 600, 1000€.
Même si tout au long de la semaine, la commission a eu le temps de se faire une idée précise de la distribution finale et que le choix définitif n’a pas donné lieu à des débats homériques, il reste que même départagés, les finalistes avaient des qualités qui aurait pu permettre de construire deux distributions, aux couleurs différentes, mais ce n’est pas conforme au règlement du concours, refusant les ex-aequo, et ne permettant de primer qu’une seule distribution.
Deux Mimi se disputaient le rôle, l’italienne Chiara Margarito et la sud-africaine Nozuko Teto. Deux voix et deux personnalités radicalement différentes. Chiara Margarito, avec quelques défauts de justesse, avait pour elle une très belle personnalité, fragile, distillant l’émotion, tandis que Nozuko Teto montrait une maîtrise technique,  une solidité musicale, une homogénéité vocale et une maturité telles qu’elle a emporté le rôle. Si elle continue sur cette lancée, et si elle continue à travailler, cette jeune chanteuse est une graine de soprano lirico spinto pour Verdi : la voix est large, les passages à l’aigu faciles, l’appui solide, et la personnalité scénique affirmée. Chacun des airs présentés au long du concours a été vraiment réussi.
La discussion a été plus animée pour le choix des ténors : au bout du compte, deux ténors se sont retrouvés en finale, avec chacun autant de qualités que de défauts. L’un, l’argentin Pablo Karaman, a séduit la commission par la musicalité, par la technique, la qualité du timbre, l’interprétation mûre et une réelle émotion (3ème acte), mais la voix était trop petite pour le rôle et surtout pour l’orchestration puccinienne et déjà elle disparaissait dans les ensembles. La commission a donc choisi l’italien Matteo Lippi, à la voix mieux adaptée au rôle, malgré des défauts dans les notes plus graves et une fâcheuse tendance à la nasalisation, et malgré un manque de tenue de scène. Mais elle a estimé que ces défauts pouvaient être corrigés lors de la préparation et qu’en tous cas la qualité et la tenue des aigus très bien placés, très bien projetés, et sans aucun des défauts remarqués dans les registres plus graves, ainsi que la projection générale de la voix (notable dans les ensembles) permettaient de le déclarer vainqueur. Il reste qu’aucun des deux n’était totalement convaincant, mais que le niveau des deux artistes ne justifiait pas la non-attribution du rôle (dans ce cas, la direction artistique recherche un chanteur « sur le marché » comme on dit).
Une autre discussion a marqué le rôle de Musetta, disputé entre trois jeunes artistes aux qualités diverses, mais équivalentes, la japonaise Erika Tanaka, aux grandes qualités techniques, à la voix puissante, aux aigus faciles, mais un peu agressive dans l’expression, et un peu verte encore, la russe Alla Molchanova, à la maîtrise technique affirmée, à l’élégance notable, déjà en carrière en Israël où elle va interpréter Musetta avec Daniel Oren, mais manquant un peu de cette fraîcheur qu’on aime chez Musetta et c’est la troisième, l’arménienne Buzan Mantashian, alliant les qualités des deux précédentes, agrément, technique, fraîcheur et facilité dans l’aigu, qui a remporté la finale.
Pour Marcello, encore trois candidats chacun très différents et chacun pouvant prétendre au rôle, le jeune italien Matteo Ascenzi, 23 ans, encore un peu rêche dans le style, mais engagé, au timbre agréable, à la jeunesse séduisante, l’italien Sergio Vitale, un peu plus âgé, qui après avoir été en troupe à Berlin, revient se réinsérer dans le circuit italien : il a la voix, les qualités déliées de qui a déjà fait de la scène, mais par rapport aux autres un peu trop « professionnel » et risquant de détoner. Enfin, le jeune coréen (24 ans) Byong Ick Cho, qui malgré une certaine inexpérience scénique, présente d’incontestables qualités vocales, volume important, timbre velouté, engagement, présence dans les ensembles. C’est lui que la commission a fini par choisir. Cette nouvelle génération de chanteurs coréens est vraiment mieux préparée, moins scolaire et plus engagée que les premiers venus étudier en Italie, il y a quelques années.
Entre les deux Colline, beaucoup de différence également, couleur, personnalité, structure vocale. Le jeune arménien Vahan Harutyunyan (25 ans) a la musicalité, le style, la technique : il a beaucoup séduit la commission durant les éliminatoires par l’intelligence du chant. Mais la voix est très claire, trop claire pour Colline, elle disparaît dans les ensembles jusqu’à l’inexistence (gênant au troisième acte notamment) et nous avons affaire plutôt à un baryton-basse, voire peut-être un baryton selon certains des collègues de commission. Il ne peut en tous cas convenir à Colline pour la composition d’une distribution de Bohème : c’est un vainqueur possible d’un concours purement vocal, mais sans doute pas pour un concours offrant une distribution pour La Bohème
Nous avons donc choisi Francesco Milanese, 33 ans, moins styliste, moins musical, mais plus présent, plus affirmé, une vraie voix de basse qui conviendra à Colline et notamment à la « Vecchia zimarra » qui constitue le cheval de bataille du rôle.
Restaient les Schaunard, avec un choix entre deux italiens, Filippo Fontana, très à l’aise en scène, avec quelques tics professionnels déjà, à la voix affirmée, mais en même temps une tendance à chanter toujours sur le même mode, et Paolo Ingrasciotta, 26 ans, au timbre plus élégant, plus juvénile, plus cohérent avec les choix effectués précédemment. Il est clair que le Schaunard d’Ingrasciotta correspond mieux au Marcello de Cho, alors que celui de Fontana est plus adapté au Marcello de Vitale. Tout cela sera vérifié début octobre, lors des premières représentations, à Trévise, à partir les 2, 4, 6 octobre prochains.
Car le « Toti dal Monte » est vraiment le symbole (« il fiore all’occhiello ») du Teatro Comunale di Treviso, lui aussi secoué par la crise économique. Porté par Teatri Spa, une structure qui dépend de la Fondazione Cassamarca (la fondation de la banque locale, qui a financé tant de transformations de la ville de Trévise), il est Teatro di Tradizione, et à ce titre reçoit aussi des financements publics. Mais ses financements sont très tendus : c’est le théâtre du Veneto le plus important après la Fenice de Venise et la Fondazione Arena di Verona, il a été récemment restauré, consolidé, réaménagé. Il serait profondément dommage que son activité soit interrompue. Or, ce concours lui donne sa couleur, et sa couleur, c’est la jeunesse. Ce fut longtemps, sous l’impulsion du grand chef Peter Maag et de l’immense Regina Resnik, un centre d’insertion pour jeunes chanteurs et musiciens « La Bottega ». Il faudrait retrouver à travers des mécanismes européens, à travers un peu d’imagination aussi, cet esprit-là. Car s’il y a de nombreuses structures de formation en Italie et quelques structures d’insertion (Comme l’AsLiCo en Lombardie ou celle du Teatro Sperimentale de Spoleto), il n’y a pas vraiment de structure de production dédiée exclusivement aux jeunes appuyée sur des lieux idoines: il y a à Trévise le magnifique théâtre où a lieu le concours, un théâtre plus réduit, pour des petites formes, et un théâtre studio pour des expériences de musique d’aujourd’hui. Rares sont les villes moyennes en Italie avec tant de structures qui n’attendent que les initiatives pour vivre ou revivre. Le Veneto qui est l’une des régions les plus riches d’Europe est au contraire une région assez pauvre en initiatives culturelles fortes (Venise et Vérone mises à part) en scènes musicales et en saisons musicales complètes, avec pourtant des foyers possibles comme Asolo, Conegliano, Bassano, Vicenza, Castelfranco Veneto – et son merveilleux mini-théâtre-), Trévise pourrait être une structure de production irriguant toute la région et la faisant vraiment renaître culturellement (car actuellement Venise aspire et assèche beaucoup d’initiatives) et en attirant des jeunes de tous pays, pourrait bénéficier de financements européens. Malheureusement, les débats clochemerlesques, les clans, les oppositions politiques sont souvent en Italie des obstacles difficilement surmontables ; l’Italie est un pays d’initiatives individuelles souvent originales et il a besoin d’idées fraîches, il serait tellement stimulant de rebondir ici sur une telle aventure. C’est un futur possible pour mettre ce concours au centre d’un système !

Enfin, ce concours permet de vérifier la diversité des chanteurs qui, de nationalités très variées, étudient pour la plupart en Italie et la difficulté pour les jeunes de s’insérer dans un processus de production. Il y a peu de débouchés pour un chanteur en Italie, les saisons se réduisent pour les raisons économiques que l’on sait. Les théâtres préfèrent alors se rabattre sur des chanteurs confirmés, voire sur des noms connus pour se garantir la venue du public, ce qui exclut d’emblée les débutants, condamnés aux petits rôles, même dans des théâtres moins importants. Les carrières pour certains se résument à quelques petits rôles et à un catalogue de concours d’où ils sortent finalistes ou demi-finalistes. Il est triste de voir des gens dont on devine les qualités ou le talent piétiner. Il est aussi triste d’entendre des voix déjà fatiguées à trente ou trente-cinq ans. Je suis sûr que certains d’entre eux auraient intérêt à se présenter dans des théâtres de troupe, en Allemagne, où le marché est bien plus ouvert et où le répertoire notamment italien est apprécié. D’ailleurs, de nombreux chanteurs italiens en carrière ne chantent plus en Italie et se concentrent sur les théâtres allemands où ils passent d’un théâtre à l’autre sur les grands rôles du répertoire italien. Ce ne sont pas des stars, mais au moins ils travaillent régulièrement et gagnent leur vie ; en Italie, beaucoup trop d’artistes sont contraints de vivre d’expédients, à cause d’un système bloqué, et de débouchés bien trop réduits l’Opéra ne doit pas mourir dans le pays de l’Opéra.
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OPÉRA NATIONAL DE LYON 2012-2013: DIE ZAUBERFLÖTE (LA FLÛTE ENCHANTÉE) de W.A.MOZART LE 4 JUILLET 2013 (Dir.mus:Stefano MONTANARI; Ms en scène: Pierrick SORIN et Luc DE WIT)

Le jour…©Stofleth

Connaissez vous le principe de la météo à la TV? Le journaliste devant un écran bleu regarde sur la droite une carte météo, et à l’écran la carte est incrustée sur l’écran bleu, comme si le journaliste évoluait devant alors qu’il est à côté. Illusion vidéo.
C’est ce principe qu’applique le vidéaste Pierrick Sorin pour cette Flûte Enchantée lyonnaise, chantée par les jeunes  studio de l’opéra de Lyon (dirigé depuis 2011 par Jean-Paul Fouchécourt) en deux distributions en alternance: les chanteurs chantent chaque jour, mais pas les mêmes rôles (par ex. le Tamino de la distribution A chante le premier homme d’armes dans la distribution B), seule, la Reine de la Nuit (Sabine Devieilhe) chante son rôle dans les deux.
Ce principe énoncé, je ne sais s’il sera facile au spectateur de la retransmission cinéma du samedi 6 juillet (qui atteint aussi Paris cette année) de repérer le trucage de manière si claire, puisqu’un des propos de la mise en scène est justement de proposer les chanteurs en trois dimensions sur le théâtre qu’on voit en direct sur un grand écran,  en vidéo sur des fonds divers (forêt, ciel, mur et fenêtre, fond aquatique).

Dispositif…©Stofleth

L’originalité du dispositif consiste en général en trois espaces divers : au centre un fond bleu devant lequel évoluent les personnages et sur les côtés de petites maquettes éclairées et reprises en caméra figurant les décors: le résultat de la fusion-incrustation des personnages et des petits décors se voyant sur l’écran au dessus de la scène. Des costumes colorés (même si les initiés du Royaume de Sarastro sont en blanc) , des décors d’albums d’enfants quelquefois désopilants, comme les enfants sur un nuage, sur une soucoupe volante, dans un panier d’osier,

Animaux…©Stofleth

les animaux (lion, éléphant, cheval) dont les têtes semblent voler en apesanteur, Sarastro sur fond de prairie fleurie dont les fleurs croissent à mesure de l’avancée de l’air.
Le procédé se répète pendant toute la soirée, et finirait par devenir répétitif (sans cesse entrée et sortie de figurants en collant bleu pour être invisibles à l’écran), mais le spectateur se laisse gentiment faire, et attend les idées de l’effet suivant. Certains sont moins réussis

Épreuves ©Stofleth

(paradoxalement les épreuves du second acte), d’autres mieux, comme la première apparition de la reine de la nuit, quelques scènes (notamment les scènes de chœur, échappent à ce procédé, sans créer d’effets alternatifs ou originaux: car pour le reste, il n’y a strictement aucune idée de mise en scène.

Apparition de la Reine de la Nuit ©Stofleth

Les personnages souvent contraints d’être devant ce mur bleu qui assure les effets d’incrustation ne peuvent donc bouger, et quand ils bougent, ils restent dans la plus stricte conformité à la tradition.
Certains se sont ennuyés et ont trouvé qu’on a vite viré au procédé, d’autres se sont laissés faire, et ont joué le jeu de l’image, de l’enfance, de la distance réel/virtuel, sans trop se malaxer la cervelle. C’est mon cas, le spectacle se laisse voir, il est frais, il rappelle des dessins d’enfants, des jeux (et des applications qu’on trouve aujourd’hui sur la toile pour se photographier dans des espaces virtuels) et on glisse aimablement du début à la fin. Ce n’est sûrement pas LE spectacle de l’année, ni à Lyon, ni ailleurs, mais c’est un spectacle agréable, vraiment agréable, et même sans tape à l’œil, vu que les effets se répètent et finissent par être attendus.
Du point de vue musical, c’est un peu différent; le studio de l’opéra de Lyon, ne fonctionne pas comme une école en continu mais travaille plutôt en sessions de préparation des productions (dans un village de Saône et Loire) entre lesquelles les jeunes chanteurs peuvent auditionner ou travailler. Le jeune Mauro Peter, Tamino de très grande qualité, ira l’an prochain à Zurich en troupe. C”est la première fois qu’une production entière est confiée à des jeunes issus du studio. On peut affirmer sans crainte que c’est une réussite. L’ensemble est homogène, et même si il y a des rôles qui manquent encore un peu d ‘assise, le spectacle tient très largement la route, à commencer justement par le Tamino de Mauro Peter, un jeune ténor qui pourrait être à l’orée d’une belle carrière. Magnifique ligne de chant, joli timbre, belle diction, la voix a la largeur voulue et le chanteur a du style, de l’élégance et de l’intelligence. Vraiment à retenir.
À retenir aussi, mais sa carrière est lancée (La reine de la Nuit à Paris, festival de Glyndebourne etc…), la Reine de la Nuit tout à fait extraordinaire de Sabine Devieilhe, dans la grande tradition des sopranos colorature à la française: une reine impeccable, avec tous les aigus, l’agilité, les vocalises stratosphériques. Le second air “Die Hölle Rache” est interprété avec une sûreté et une précision impressionnantes dans les notes piquées . Une prestation exceptionnelle.

 Le dispositif…©Stofleth

La Pamina de Heather Newhouse, familière du répertoire baroque, ne m’a pas impressionné au premier acte, même si la diction est bonne, si la musicalité est impeccable, le contrôle sur la voix sans reproche, j’ai trouvé que la projection  manquait de puissance, que le registre central n’était pas totalement convaincant. En revanche son second acte emporte l’adhésion par l’émotion diffusée, par l’interprétation très contrôlée, très juste notamment de son “Ach ich fühl’s”, par un contrôle impressionnant du souffle et simplement par une technique globale non seulement maîtrisée, mais presque sublimée par la science de l’interprétation. Magnifique.
Moins convaincant le Sarastro de Johannes Stermann, belle voix de basse qui pour moi manque un peu de maturité et d’étendue pour Sarastro dont il a la taille, mais pas l’épaisseur ni la présence.
Les trois Dames (Barbara Zamek, Camille Dereux, Dorothea Splilger) s’en tirent avec honneur, même si j’ai moins apprécié la troisième dame, et les enfants (avec quelques scories et quelques erreurs de mesure) très frais.
Le Papageno de Philippe Spiegel malgré un joli costume, manque de cette présence qui doit remplir la scène, et manque surtout d’épaisseur vocale. Peu d’aigu, un chant un peu monotone et jamais vraiment de relief: il est sympathique en scène, mais il lui manque cette légèreté, cette aisance, ce délié qui doit habiter les Papageno. Il lui manque enfin un chant au registre étendu, car la puissance n’y est pas. Un Papageno un peu en creux.
À noter également le très joli timbre et l’élégance de Rémy Mathieu qui compose un Monostatos qui pour une fois n’est pas caricatural. Tout le reste de la distribution (Sprecher et homme en armes de Jean Baptiste Mouret, homme  en armes de Jan Petryka, prêtres de Bonko Koradjov et Guillaume Andrieux, Papagena très fraîche et alerte de Caroline MacPhie) n’appelle pas de reproches, tout fonctionne à la perfection.
Tout fonctionne aussi vraiment sans problème avec le chœur  d’Alan Woodbridge et grâce à la direction musicale de Stefano Montanari. On pourrait préférer quelque chose de plus lyrique, de plus “poétique”, des tempos plus apaisés, plus de legato. Stefano Montanari , violoniste, vient du baroque, et “sonne” baroque, rythmes soutenus, sons très secs, tempos rapides, beaucoup d’énergie et un look un peu rock assez sympa , du Rockspiel à défaut de Singspiel. Tout cela est rondement mené, avec un orchestre précis et dont le son finalement surprend un peu pour Zauberflöte, mais finit par convaincre, en cohérence avec une acoustique de salle qui convient mieux à ce type d’approche.
Il en résulte ce qu’on appelle une bonne soirée, une très bonne soirée même qui ne laisse pas le public indifférent (très gros succès, plusieurs minutes de rappels). Je ne peux que vous encourager, lecteurs rhônalpins ou parisiens, à passer trois heures sous les étoiles samedi pour écouter cette Flûte dans la douce chaleur de l’été, et vous rafraîchir à la source Mozart, la plus jeune, la plus inventive, la plus jaillissante qui soit.
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La nuit…©Stofleth