OPÉRA NATIONAL DE PARIS : MÉMOPÉRA, LA MÉMOIRE ET L’ÂME DES LIEUX

L’Opéra est un lieu de mémoire. Les grands opéras internationaux, Bolchoï, Scala, MET, Staatsoper Vienne ou Bayerische Staatsoper et bien d’autres affichent leur histoire comme un drapeau. Une seule affiche de la Scala  en dit long sur le théâtre et sa tradition. Le MET affiche en son entrée basse une galerie des principaux chanteurs qui ont marqué le lieu. Deux moments d’humeur récents justifient ce billet que je voulais écrire il y a déjà longtemps, et qui concernent l’Opéra de Paris, celui de Joel, comme celui de Mortier, comme celui de Gall et de leurs prédécesseurs. C’est un constat permanent, désolant, qui montre qu’à Paris la mémoire des lieux lyriques n’est ni exploitée, ni mise en scène, ni même rappelée au public. On s’en moque, et s’en moquant, on dit le non-dit: l’opéra n’est pas considéré un lieu qui porte une culture, des valeurs, une histoire, ni un lieu symbolique de la France. Et pourtant, si je ne me trompe, la création de l’Opéra remonte à 1669, antérieure de 11 ans à celle de la Comédie Française qui, quant à elle porte quelque chose de notre mémoire nationale partagée.

Je vous raconte brièvement mes deux agacements.

Premier agacement: le site de l’opéra vient de changer et je suis allé voir Mémopéra, l’archive en ligne de l’Opéra National de Paris. Il y a peu, Mémopéra remontait à 1989, à l’ouverture de l’Opéra Bastille, comme si c’était en soi un  événement considérable: si l’on compte depuis 1669 le nombre de déménagements de l’Opéra, on va immédiatement en relativiser la portée . Aujourd’hui, Mémopéra remonte à 1980, soit au début de l’ère Lefort: si vous voulez savoir pour une raison quelconque ce que chantait Regine Crespin à Paris en 1957, impossible.
L’archive en ligne de l’Opéra de Vienne, de très loin la plus détaillée et la plus accessible, remonte à 1860, celle du MET peu ou prou à la même période, celle de la Scala commence à 1949, mais la Scala a publié depuis longtemps des chronologies qui remontent au XIXème siècle, Munich remonte à 2001, mais vient de faire paraître le journal de la Staatsoper jour par jour depuis 1963. A l’heure où l’accessibilité des données est une nécessité scientifique, mais aussi historique et mémorielle, tous les opéras devraient se retourner vers leur histoire et l’ouvrir au public. À Paris, avec la présence de la bibliothèque de l’Opéra et des trésors qu’elle contient, ce devrait être une obligation. L’Opéra est un patrimoine national, et le public a droit à accéder à son histoire. Espérons que Mémopéra peu à peu va remonter le temps et nous faire découvrir au jour le jour l’histoire de cette grande boutique dont le public connaît bien peu de choses.
En terme d’affichage, vous avez le choix entre la tendance ROH (Royal Opera House Covent Garden) très portée vers le marketing, le hic et nunc, et la tendance Vienne, très portée sur la valeur patrimoniale. Paris se situe ailleurs, car l’Opéra n’a jamais vraiment valorisé son histoire, la mémoire de son répertoire, le sillon tracé depuis
344 ans…sinon par des expositions, c’est à dire des actions ciblées sur un public captif, de gens curieux, et limitées dans le temps; aucune action pérenne envers le public le plus large.

Second agacement: lors de la sortie d’Elektra dimanche dernier,  je suis descendu par les longs escaliers de Bastille et ceux qui connaissent savent qu’il y a à chaque étage comme un coin salon avec quelques fauteuils. Au mur, des affiches? Non; des photos d’archive? Non; quelque chose qui trace la mémoire d’un lieu? Non; sur les murs, de la pub chic pour Piaget ou Repetto. Un peu comme dans un lounge d’aéroport.  Bastille est un lieu peu chaleureux qui se rapproche d’un hall pour 747 en péril: pourquoi ne jamais avoir cherché à l’aménager, à l’habiller, à illustrer cette histoire de l’Opéra de Paris. Cela coûterait donc si cher d’afficher au lieu de Piaget des photos de productions récentes ou non, de vieilles affiches, quelques costumes, des maquettes pour donner une âme à ce qui n’en a pas, cela coûterait si cher de mettre des photos d’artistes dans les couloirs qui mènent à la salle?
C’est exactement le même cas à Garnier, écrin chic pour les dîners de tel ou tel sponsor, mais lieu plein d’espaces vides, peu aménagés (les rotondes!) qui pourraient disperser le public pendant les entractes. Je ne comprends pas pourquoi les lieux n’affichent pas fièrement leur histoire, leur identité, leur mémoire, leur âme, pourquoi on refuse au grand public qui les fréquente (et dieu sait si l’Opéra de Paris affiche des bulletins de victoire sur la fréquentation) cette respiration-là, qui donne au moins l’impression de participer d’une trace, et de ne pas être simplement un consommateur de spectacle. J’ai écrit plusieurs fois que les administrateurs et directeurs successifs de l’Opéra (Massimo Bogianckino excepté) n’avaient jamais considéré le répertoire spécifique de cette maison et son histoire: cela se lit dans les programmations souvent standardisées, cela se lit aussi sur les murs, cela suinte de partout.
Pourtant, le public d’opéra est un public de mémoire: il n’y a qu’à lire le moindre article de ce blog, mais même les très jeunes mélomanes pensent souvent par référence à un passé même récent, à un opéra vu quelques mois avant à Lyon, Munich ou Londres, ou même à la TV.
Toute représentation d’opéra est une confrontation entre un présent et un passé mythique, explicite ou implicite. Pénétrer dans un Opéra, qu’il soit récent ou ancien, c’est pénétrer dans une histoire et dans une forêt de références. Quand je rentre à la Scala, je pense forcément à Callas et tout le monde y pensera le 7 décembre quand le rideau se lèvera sur Traviata. Quand on voit Elektra à Bastille, tout le monde pense à Chéreau (déjà le passé et déjà l’histoire!) et moi je pense en plus à Böhm et à Nilsson. Quand on va à Vienne, c’est à un défilé de fantômes familiers qu’on est convié. Quand on se promène dans les foyers de Munich,  tous les artistes qui ont foulé le lieu sont sur les murs en autant de portraits peints ou de sculptures. Le MET aussi est un lieu chaleureux, sympathique, rempli de souvenirs, vitrine d’une culture déjà longue et d’une très forte identité, mais à Paris, rien n’est fait pour créer une mémoire collective, un sentiment d’appartenance, un sentiment d’intimité chaleureuse, je dis bien d’intimité, et de familiarité qu’il ne doit pas être si difficile de susciter. L’Opéra de Paris nous informe qu’il va labelliser des produits à vendre, mais il ne se préoccupe pas de valoriser ses propres lieux, d’en donner une image autre qu’une vague histoire de marketing. Les opéras sont des lieux de mémoire, mais aussi de culture collective:  il semble que les managers successifs de l’Opéra de Paris n’aient jamais saisi cette balle là, n’aient jamais cherché à créer une relation affective entre le public et le lieu, comme si l’Opéra de Paris, ce n’était ni la France, ni notre histoire, ni notre culture, comme si cet art, si lié à l’histoire culturelle de Paris, était un art plaqué ou importé ou seulement un art du fric ou du paraître.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: I PURITANI, de Vincenzo BELLINI le 25 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Michele MARIOTTI, ms en scène: Laurent PELLY)

Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Soirée importante à Bastille ce soir, I Puritani faisait son entrée à l’Opéra par la grande porte, après l’avoir fait par la petite à l’Opéra Comique en 1987 (avec June Anderson quand même!). Bien que créée à Paris, en janvier 1835 au Théâtre Italien, l’œuvre a attendu 152 ans pour entrer au répertoire de l’Opéra, et 177 ans pour entrer dans la salle principale…pour un des chefs d’oeuvre du répertoire italien, ça n’est pas si mal.

L’histoire est assez simple: sur fond de luttes entre les partisans de Cromwell et les partisans de la monarchie, une jeune fille, Elvira, est amoureuse d’un beau et courageux chevalier, Arturo (ténor); alors qu’elle devait épouser un autre noble, Riccardo (baryton) finalement son père accepte qu’elle convole avec son aimé. Mais voilà, l’être aimé est si courageux que le jour du mariage, il plante là sa fiancée pour aller sauver la reine, prisonnière en secret dans le château: aux yeux des partisans de Cromwell, et aux yeux d’Elvira, c’est un traître . La jeune fille en devient folle, mais il reviendra, et en le revoyant elle retrouvera la raison. Traître condamné à mort, Arturo sera amnistié à la faveur de la victoire définitive de Cromwell, tout est bien qui finit bien et embrassons-nous Folleville.
Pour le bel canto romantique, il faut d’abord les voix, ensuite un chef qui les soutienne, et enfin (accessoirement) un metteur en scène. Il faut bien dire que ce répertoire n’est pas vraiment le chéri du Regietheater, du théâtre tout court d’ailleurs. À part Andrei Serban avec Lucia di Lammermoor, et quelques autres travaux qui essaient de tirer de ces oeuvres assez convenues un spectacle cohérent, la plupart du temps, on a droit à un travail au mieux illustratif. Laurent Pelly n’est pas un révolutionnaire de la scène, mais c’est un homme à idées, plein d’humour, qui a laissé à la postérité dans ce répertoire  une Fille du Régiment (Donizetti) qui a fait le tour du monde.

Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Cette fois-ci, on en est loin.
Dans un vaste espace gris assez vide, qui laisse les personnages et le chœur évoluer sur toute la surface du plateau, un décor réduit à l’os sur une tournette, un squelette de château anglais (Elvira passe son temps à monter sur les coursives et les parcourir), au deuxième acte, dans le même style, la chambre d’Elvira qui a tout d’une grande cage, au troisième, une façade, une tour, une cheminée, où brûle un feu qui donne à cet ensemble un peu de chaleur et de vie. Un espace scénique immense qui n’est pas vraiment favorable aux voix…L’humour (?) de Pelly se reconnaît à sa manière de traiter les masses (sautillantes comme chez Marthaler quelquefois, mais sans l’intelligence du propos) en automates où les femmes semblent être en patins à roulettes (elles semblent seulement), où les soldats casqués sont ridicules à souhait (ils le sont trop pour que ce ne soit pas voulu), où le chœur chante en rang d’oignons  face au chef, selon la bonne et détestable tradition. Les chanteurs sont quand même (un peu) dirigés, en tous cas plus que chez Py dans Aida, avec quelques moments réussis, par exemple lorsqu’Elvira cherche désespérément à se défaire de sa robe de mariée ou que Sir Giorgio et Riccardo se retrouvent seuls sur le plateau nu. Mais au total une production sans intérêt majeur même si quelquefois élégante, un spectacle qui se veut poétique, mais qui accumule les poncifs (voulus? pas voulus?) d’un style de représentation qu’on pensait révolu. À ce tarif là, mieux valait louer une production à Madrid, Florence ou Vienne, et se payer une vraie nouvelle production d’Elektra. Laurent Pelly n’a pas sollicité beaucoup ses neurones, c’est un travail pâle, faussement ironique, plat voire ennuyeux, qui ne rend pas justice à l’œuvre et qui ne marquera ni sa carrière, ni hélas celle de ces Puritani à l’Opéra.
Il en va autrement du point de vue musical: il est vrai que dans ce type de répertoire, il vaut mieux un plateau qui tienne la route, et dans Puritani,  il faut en plus un ténor qui monte à l’impossible contre-fa. Il faut aussi un chef qui aime les chanteurs et qui sache les soutenir. L’Opéra a invité Michele Mariotti. C’est un jeune chef de 34 ans, qui a beaucoup dirigé à Pesaro, dont il est originaire, et qui commence une belle carrière, notamment au MET où il a dirigé Carmen et la nouvelle production de Rigoletto (celle qui se passe à Las Vegas). En relisant ce que j’écrivais alors sur lui après Rigoletto, je remarque que je n’ai pas grand chose à changer: “Sans être exceptionnelle (apparemment ce ne sera pas le nouveau Toscanini), sa direction est intéressante car il sait bien doser les volumes, donner du rythme et de la palpitation et gérer les crescendo: il reste à donner plus de relief et d’accents, mettre en son comme on met en scène, c’est à dire mieux animer l’orchestre quelquefois un peu plat, mais il écoute les chanteurs et au total la prestation est loin d’être indifférente.” Un spectateur disait hier devant moi à sa compagne “le chef est inexistant”.  Il a d’ailleurs reçu des huées de la part des imbéciles de service, ignares et injustes. Sa direction, si elle n’est pas sonore, est très fluide, et assez fouillée: elle n’envahit pas le plateau ou la salle par son volume, car dans une salle aussi vaste et sur un tel répertoire, Mariotti retient le son pour laisser les voix s’épanouir, c’est un choix qui se défend, d’autant que l’orchestre est parfaitement au point, que l’ensemble est rythmé et respire, et que si “la tromba non suona”, il reste que cela sonne quand il faut, et avec une certaine élégance: Bellini n’est ni Donizetti, ni le jeune Verdi. C’est une approche dans le répertoire italien que je préfère mille fois à celle d’un Daniel Oren, ou à l’opposé de celle de Pido’ (que je ne déteste pas..) dans Norma pour de citer que ceux-là.
Même avec ses inévitables hauts et bas (bien plus de hauts que de bas, soyons justes) le plateau est assez défendable et les choix de chanteurs cohérents. Je voudrais d’abord saluer Luca Lombardo (qui commença sa carrière en s’appelant Bernard Lombardo, car il est français): il a une place particulière dans mon musée mélomaniaque car il fut le Floreski de Riccardo Muti dans ma chère Lodoïska à la Scala: il a ici un rôle de complément (Sir Bruno Roberton) dont il s’acquitte avec honneur, tout comme Wojtek Smilek qui prête sa voix de basse profonde à Lord Gualtiero Valton. Je voudrais aussi signaler le beau timbre d’Andreea Soare (issue de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris) dans le rôle d’Enrichetta di Francia, une voix chaude qui sonne bien, et qui laisse espérer une suite de carrière intéressante.

Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana

J’attendais beaucoup de Mariusz Kwiecien (Sir Riccardo Forth), qu’on n’avait pas revu à Bastille depuis le Roi Roger en 2009. Belle voix de baryton, bien posée, bien projetée, belle diction, jolis aigus: il fait une belle carrière dans les barytons de Verdi, Donizetti et Bellini au MET. Son premier air (Il duol che al cor mi plomba et bel sogno beato) est parfaitement en place, énergique, bien projeté: il obtient d’ailleurs des applaudissements nourris. La suite a moins de relief, l’aigu est un peu “savonné”, la voix manque quelquefois d’éclat, c’est un peu décevant par rapport à l’attente et même dans le duo fameux “suoni la tromba”, c’est Pertusi qu’on remarque le plus: il reste que l’artiste est intéressant, l’un des barytons du moment et  doit être réentendu en meilleure condition vocale.
Michele Pertusi est vraiment le triomphateur de la soirée dans Sir Giorgio: d’abord parce que de tout le plateau, c’est le seul qui ait exactement le style voulu. Sa longue fréquentation de Rossini et des romantiques lui a donné une impeccable ligne de chant, un sens de la nuance, une manière unique de colorer, une intelligence du texte, toujours d’une grande clarté et parfaitement émis. Oui, il a du style, et il sait ce qu’il chante. Dans ce rôle très humain, son chant dégage une chaleur, une douceur particulières. Il obtient le plus grand triomphe et c’est parfaitement mérité.
Le style n’est pas ce qui marque la prestation de Dmitri Korchak. Il a les aigus – même si les plus hauts ne sont pas très jolis-, le volume, le contrôle; mais son chant reste monotone et peu expressif, il chante tout de la même manière, a toujours le même mode de lancer la voix, en force, avec un appui justifié sur le diaphragme, mais un chant “di petto” excessif qui donne l’impression qu’il s’époumone, avec un timbre un peu nasal et sans vraiment le legato voulu et sans élégance.  Si on devait évoquer style,  modulation, notes filées, variations, cadences, on serait bien à la peine. De plus son attitude scénique raide, l’absence totale de mouvement (les bras désespérément le long du corps), n’arrangent pas les choses et le personnage est sans vraie vie, sans animation, sans âme. Du chant, oui, de la musique, pas vraiment, sauf peut-être dans le duo final avec Elvira où quelque chose vibre, même s’il est un peu fatigué.

Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Reste Maria Agresta. Cette jeune chanteuse éveille l’intérêt en Italie parce qu’elle sait chanter Verdi avec une certaine sûreté, elle a une belle voix de soprano lyrique, avec des aigus sûrs et une vraie aptitude à  la fois aux agilités, et à élargir la voix, notamment dans le jeune Verdi. Je l’ai entendue récemment à la Scala dans Oberto Conte di San Bonifacio, où elle ne m’avait pas déplu.

Dans Elvira, elle est d’abord très émouvante, très juvénile, dans sa robe de mariée qu’elle ne quitte pas, tache blanche au milieu de tant de gris et tant de noir, très engagée en scène, c’est un atout dans cette production,  surtout face à l’Arturo un peu plâtré de Korchak. Vocalement, elle domine sans conteste le rôle, notamment les parties centrales qui exigent quelquefois une forte tenue de souffle et une ligne qu’elle tient avec sûreté. Elle se sort des cadences avec bonheur, et la plupart de ses airs sont réussis. Il lui manque cependant de la réserve à l’aigu. Les aigus sont tous tenus, mais aussi tendus, mais aussi un peu tirés et même quelquefois un peu métalliques, notamment les notes les plus hautes. Par rapport à la couleur du registre central, cela détonne un peu. Le volume est satisfaisant sans être exceptionnel, mais la diction est bonne et la projection vocale bien en place.  Le timbre n’est pas (pour mon goût) particulièrement séduisant et n’a pas ce velouté et cette chair qui me plaisent tant dans ce répertoire, mais la prestation est plus qu’honorable et elle sait tenir ce rôle sans faiblir. Gros succès final.
Au total, ces Puritani font une entrée à l’Opéra musicalement réussie mais scéniquement indifférente sinon ratée (au moins pour mon goût), une Première au succès franc sans être triomphal. On devrait quand même entendre encore plus de Bellini à Paris: après Norma il y a quinze jours, I Puritani ce soir, on rêve d’entendre Beatrice di Tenda et l’on se réjouit de réentendre I Capuleti de i Montecchi que Mortier nous avait offert avec Netrebko et Di Donato…heureux temps…et que Joel  reprend cette saison avec une autre distribution.
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I Puritani, 25 novembre 2013
I Puritani, 25 novembre 2013

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 24 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Robert CARSEN)

Elektra chorégraphique © Charles Duprat
Elektra chorégraphique © Charles Duprat

Comme je l’ai écrit si souvent, j’ai vu tout on long de ma carrière de mélomane les plus grandes distributions et les plus grands chefs dans Elektra, tout simplement parce que tout au long de ma vie, j’ai essayé de retrouver ou d’approcher l’éblouissement initial de l’Elektra vue à Paris en 1974 et 1975, Karl Böhm, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Christa Ludwig/Astrid Varnay. Même avec Solti, même avec Abbado, je n’y suis jamais arrivé. L’Elektra récente d’Aix était exceptionnelle, prodigieuse théâtralement par la nouveauté de l’approche, prenant à contrepied ceux qui attendent d’Elektra une explosion de violence, un combat des anciens monstres, mais n’atteint pas dans mon souvenir Paris 1974, même si la production de Chéreau m’a tout de même profondément marqué .
Celle que présente l’Opéra de Paris est la cinquième production depuis 1974 (August Everding, Seth Schneidman, David Poutney, Matthias Hartmann et maintenant Robert Carsen), ce qui veut dire qu’on n’a pas encore trouvé de production qui puisse durer  quelques années avec des reprises fréquentes: pour s’assurer d’une production qui fasse référence, on a été chercher Robert Carsen, choix d’un industriel consacré de la mise en scène, surhabituel à l’Opéra de Paris, quelquefois remarquable, toujours élégant, quelquefois médiocre, et toujours habillé d’une aimable modernité qui ne fait plus peur à personne. On l’a été chercher à Florence, ce qui permettra peut-être à la prochaine d’être une vraie production maison. L’œuvre le mérite.
Le public parisien a donc vu souvent Elektra, dans des distributions de qualité et des chefs jamais médiocres, quelquefois des stars (Böhm, Ozawa), quelquefois très solides (von Dohnanyi) , quelquefois de très bons artisans (Kout, Schønwandt): Elektra n’est pas l’oeuvre la moins bien servie à Paris.
Et ce que je viens de voir confirme la tradition, même si je suis arrivé 10 minutes après le début pour cause d’éleveurs de chevaux emballés (les éleveurs, pas les chevaux) qui bloquaient (entre autres) le quartier de la Bastille . À quelque chose malheur est bon, je me suis retrouvé sur les marches du deuxième balcon, tout en haut, et j’ai pu ainsi juger de manière plus saine de l’acoustique de Bastille et de la projection des voix. Cette position très en hauteur permettait de voir le beau ballet orchestré par Carsen, et la chorégraphie (de Philippe Giraudeau)  agréable à l’œil et qui fait l’essentiel d’une mise en scène sans autre intérêt majeur. C’est le Carsen de grande série auquel on a droit, avec une seule idée, un choeur muet composé de clones d’Elektra, évoluant en mouvements chorégraphiques élégants sur un espace en terre battue, sorte d’orchestra de théâtre antique dont Elektra serait l’âme démultipliée: Carsen veut montrer l’espace de la tragédie antique, nudité du plateau, éclairages (de Robert Carsen et Peter van Praet, très bien faits d’ailleurs ), jeux d’ombres, et hauts murs sombres de Michael Levine concentrant le drame: on aurait pu imaginer cela dans le fond d’un gazomètre de la Ruhr, même oppression et même enfermement. C’est un peu répétitif, mais assez beau à voir. Quelques images réussies: l’apparition brutale de Clytemnestre sur son lit porté par les servantes, la descente dans les appartements du palais, comme une descente aux enfers, comme une descente dans la tombe d’Agamemnon, puisqu’au centre du dispositif, le trou béant d’une tombe d’Agamemnon qui est l’entrée d’une sorte de cité interdite va créer autour de lui tout le mouvement circulaire qui domine ce travail.
Pas de travail en revanche sur le jeu des acteurs, chacun reste livré à lui même, pour le meilleur (Waltraud Meier) et non pour le pire (il n’y en a pas) mais pour le neutre (Caroline Whisnant): pas d’idée porteuse, sinon celle qu’on peut se faire du mythe, de son éloignement de nous, de sa grandeur de cauchemar, mais pour le combat des monstres, il faudra repasser.

Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat
Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat

Une mise en scène au total illustrative et bien illustrée  sans vraie tension, peu dérangeante, qui n’accompagne pas vraiment le texte (magnifique) de Hofmannsthal, mais qui pour sûr pourrait durer 10, 20, 30 et 40 ans, avec vingt distributions différentes qui feraient la même chose; quitte à aller chercher une mise en scène ailleurs, celle de Harry Kupfer à Vienne (qui n’est pourtant pas une de ses meilleures )  dit au moins quelque chose de fort. Ici rien de vraiment fort, rien de frappant: des images sans doute, mais d’un Béjart au petit pied.
Du point de vue musical, il en va autrement. Nous sommes à l’avant-dernière et l’orchestre est parfaitement rodé, au point, sans scories: un travail d’une rare précision de Philippe Jordan, d’autant plus sensible à l’oreille que le son de l’orchestre envahit complètement l’espace du deuxième balcon; c’est incontestablement là-haut qu’on l’entend le mieux, qu’il a le plus de présence et de chair, mais au détriment des voix: les équilibres sont ruinés.
On entend effectivement chaque pupitre, chaque inflexion, chaque modulation: le travail de “concertazione” de Jordan est en tous points impeccable. J’avoue cependant qu’à cette perfection formelle ne répond pas la clarté des intentions. La direction de Jordan n’a rien d’une direction d’intention; c’est un exposé, pas un discours, c’est une vitrine impeccable de la partition et de chaque note, pas un projet à l’intérieur duquel le chef-architecte nous emmène et nous guide. On est à l’opposé d’un Salonen qui valorise tel ou tel pupitre dans la mesure où il sert une intention, ou de l’énergie phénoménale d’un Solti qui nous coupe de souffle, ou de la tension et de la palpitation d’un Böhm qui nous épuise et nous vide. Ce n’est pas plat, mais c’est toujours attendu, sans  originalité, sans innovation, sans fantaisie. Il reste que c’est évidemment très solide. On pourrait cependant en attendre beaucoup plus: Jordan fait du beau travail avec l’orchestre, il lui parle, mais ne nous/me? parle pas.
Du côté du plateau, dans cet opéra de femmes, parlons d’abord des hommes, des deux qui intéressent, Aegisth de Kim Begley et Orest de Evguenyi Nikitin. Même dans un rôle aussi réduit et ingrat qu’Aegisth, j’ai trouvé que Begley avait du style, notamment dans sa première et courte intervention: belle projection, magnifique diction, jolies inflexions que l’on retrouve dans son bref dialogue avec Elektra, avec cette voix un peu voilée et ce timbre un peu ingrat qui va si bien au personnage. Très beau travail. Quant à Nikitin, j’avoue qu’après plusieurs déceptions (Klingsor, Hollandais), son Orest m’a plutôt convaincu: timbre chaud, jolie couleur, diction satisfaisante, jamais appuyée (alors qu’il a tendance à surcharger ou caricaturer), un Orest humain et profond, un beau moment de théâtre musical.
Et nos trois dames? Cet après-midi, Irene Theorin avait laissé sa place à l’américaine Caroline Whisnant, très présente sur les scènes allemandes, et la distribution des couleurs vocales était très cohérente, très bien différenciée, clair obscur chez Waltraud Meier, belle chaleur et belle rondeur chez Ricarda Merbeth, plutôt métallique chez Whisnant. On retrouve avec bonheur une différenciation  marquée qu’on ne trouve pas toujours dans les distributions d’Elektra.

Scène finale © Charles Duprat
Scène finale © Charles Duprat

Des hauteurs de Bastille, avec un orchestre aussi présent, les voix passent souvent mal, notamment les graves et le médium. Caroline Whisnant en est victime: on n’entend peu les notes basses et les moments plus lyriques, en revanche les aigus (redoutables) sont la plupart du temps bien tenus, sauf à la fin où la voix fatigue un peu et perd de son éclat et de sa puissance. J’avais écouté cette chanteuse dans Brünnhilde à Karlsruhe. Son vibrato excessif m’avait frappé tellement il était gênant (dans une salle de mille personnes). Au marches du vaisseau de Bastille de 2700 spectateurs, il paraît moins accusé, mais tout de même encore présent, notamment dans les passages. Il reste que la prestation est honorable, soutenue, et qu’elle tient la scène sans être cependant bouleversante.

Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat
Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat

Ricarda Merbeth ne m’a jamais vraiment convaincu: c’est une voix, incontestablement, mais qui pêche souvent du côté de l’interprétation, souvent en deçà, à qui il manque toujours ce je ne sais quoi ou ce presque rien qui font tout. Sa Chrysothémis est le meilleur rôle dans lequel j’ai pu l’entendre. Après un début où la voix a encore une peu de difficultés à être bien projetée et bien posée, tout se met en place très vite, et son timbre chaud, l’aptitude à colorer (ce qui n’est pas vraiment habituellement son fort), l’engagement scénique et vocal sont dignes d’éloges. Il en résulte une prestation de grand niveau, une très agréable surprise et une vraie présence.
Waltraud Meier, tout de blanc vêtue, comme Aegisth, couleur de deuil, couleur des victimes promises aux Dieux, promène désormais sa Klytämnestra un peu partout et l’absence de travail de Robert Carsen sur les individus lui laisse tout le loisir de construire son personnage à son aise.  Alors on admire une fois de plus la clarté d’une impeccable diction, même des hauteurs, on entend chaque mot, chaque inflexion, chaque silence. Rythme lent, articulation des paroles, économie des gestes: tout cela est connu, la grande Waltraud est une des reines de la scène. Mais j’avais lu çà et là que la voix portait mal et qu’elle n’avait pas été très en forme dans les premières représentations. J’ai donc été ravi d’entendre, sur toute l’étendue du registre, une voix bien présente: la seule des trois dont on entende sonner le grave, et surtout exploser les aigus, plus puissants et plus présents que ceux d’Elektra dans leur scène. Waltraud Meier, en cette matinée, était impressionnante, scéniquement (c’est habituel) et surtout vocalement (c’est désormais un peu plus irrégulier): science de la projection, art suprême du dire, c’est pour Klytämnestra une nécessité  : les grandes interprètes du rôle (et je pense à Resnik, ou à Varnay) furent d’abord des artistes qui mâchaient lentement le texte, qui en distillaient chaque mot, qui donnaient le poids nécessaire à chaque parole. Waltraud Meier est de leur race.
Plateau de qualité, fosse sans défaut, mise en scène aux formes élégantes (mais sans grande substance): que demande le peuple? La représentation est de celles qui donnent satisfaction sans coup de poing. Comme les très bonnes reprises de ces productions qui ne surprennent plus, comme les bons soirs, voire les très bons soirs de l’opéra de répertoire. Pas mémorable, pas déplorable. Mais mon Elektra, mon héroïne de l’île déserte, sera immense ou rien.
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Saluts, 24 novembre 2013
Saluts, 24 novembre 2013

 

THÉÂTRE À LA MC2 GRENOBLE : LE CONTE D’HIVER, de William SHAKESPEARE le 21 novembre 2013 (Ms. en scène Patrick PINEAU)

Le voyage des comédiens © Philippe Delacroix
Le voyage des comédiens © Philippe Delacroix

Le Conte d’hiver n’est pas la comédie la plus limpide de Shakespeare. Et d’abord, est-ce une comédie? A en lire les trois premiers actes, on peut en douter: le roi de Sicile Leonte fou de jalousie accuse sa femme de convoler avec son meilleur ami, le Roi de Bohème Polixène. Il ordonne à son fidèle Camillo de l’empoisonner mais ce dernier s’y refuse, confie à Polixène la situation, qui l’invite à le suivre en Bohème. Camillo fuit et Leonte perd donc à la fois son plus fidèle serviteur et son plus cher ami. Ensuite, il renie sa fille qui vient de naître, doutant de sa paternité,  et ordonne à l’un de ses affidés de la conduire dans un pays lointain puis de l’abandonner aux fauves ou aux ours, il perd son fils désespéré de voir sa mère rejetée et insultée, il perd sa femme qui meurt de chagrin, non sans avoir été réhabilitée par l’oracle de Delphes.

Le procès d'Hermione © Philippe Delacroix
Le procès d’Hermione © Philippe Delacroix

En bref, une sorte d’Othello en proie à une folie passionnelle, complètement isolé au milieu d’une cour qui n’épouse en rien sa folie: dans cette pièce,  il n’y a pas un personnage qui ne soit vertueux et les courtisans sont honnêtes, et loyaux. Au milieu de tant de vertu, Léonte est un fou furieux, qui finit par comprendre son erreur et  va passer le reste de son âge dans le repentir, aussi excessif et douloureux que ne l’était sa jalousie précédente.
Les quatrième et cinquième actes renversent la situation, renversent le temps, renversent la focale. On était en Sicile, on est en Bohème seize ans après, Leonte était au centre, et cette fois au centre de l’action sont Polixène, l’ami perdu, son fils Florizel éperdument amoureux de la sublime Perdita, fille de bergers, le fidèle Camillo, aux expédients toujours efficaces, dans un univers pastoral, coloré, joyeux, traversé d’un personnage qui dans la commedia dell’arte pourrait être une sorte d’Arlequin, un larron sympathique à la fonction dramaturgique mal identifiable, mais qui envahit la scène et l’intrigue sans réussir à la dévier. Perdita, au nom prédestiné, n’est pas fille de bergers, mais une enfant abandonnée et trouvée par les bergers qui l’éduquent, elle est d’une beauté unique et d’une noblesse inouïe pour une fille de bergère: c’est bien la fille rejetée par Leonte. Comme dans le monde du conte, les princes aiment les princesses, Florizel a bien reconnu en Perdita, sans le savoir, son égale. Malgré l’opposition initiale de Polixène et grâce aux artifices de Camillo, désireux de revenir en Sicile, les deux enfants se retrouveront, Leonte retrouve sa fille, et même sa femme, qui a vécu cachée jusqu’à ce qu’éclate la vérité. Tout est bien qui finit bien.
Le spectacle de Patrick Pineau rend bien l’opposition entre les deux parties, la première, plus (très)(trop?) tendue, plus (très) (trop?) dramatique, et la seconde, plus fantaisiste (les italiens diraient fantasiosa), laissant plus de part au rêve, et présentant des personnages ou naïfs, ou gentiment larrons, dans un monde d’où la vraie méchanceté ou la folie sont absentes. Un monde de la comédie, avec ses figures obligées où les pères s’opposent à l’amour des enfants (Polixène face à Florizel), avec les inévitables figures secondaires et pleines de ressources pour aider les amants (Camillo): un schéma somme toute moliéresque, et digne de la comédie moyenne inventée par Térence: un théâtre plus formel et superficiel qui s’oppose à la lourdeur du drame précédent . L’opposition des deux décors, efficacement structurés en éléments qui tournent sur eux-mêmes, bi-face pour deux mondes opposés, avec d’un côté un usage (raisonnable) de la vidéo (Sicile), de l’autre un monde plus théâtral,  une Bohème qui serait une sorte d’Arcadie circassienne, ou d’Arcadie de Cabaret, une Bohème entourée d’eau dans le monde des contes fantastiques de Shakespeare. On passe du monde des cauchemars à celui des songes, avec ses personnages multiples et quelquefois inexplicables, des sentiments simples et positifs, un monde où la malhonnêteté n’est que roublardise, d’un monde obscur où le noir domine à un monde plus coloré.
Quelques trouvailles intéressantes: l’usage de la vidéo, dans la première partie, comme monde mental de Leonte, qui voit le monde à travers le prisme de caméras de surveillance,  et qui vit dans l’ère du soupçon, belle métaphore de l’univers de la jalousie. À l’opposé, des visions de poissons, images d’un monde au contraire serein et apaisant, sinon apaisé. Vidéo aussi pour Mamillius, le fils de Leonte, qu’on ne voit jamais qu’à l’écran, image  d’éloignement, de distance, de frontière réel/virtuel qui se confirmera par sa mort prématurée (qui résout au passage la question de l’enfant-acteur…). Autre trouvaille, l’opposition Leonte-Polixène, l’un petit et blanc, l’autre noir ébène, au corps sculptural, qui s’opposent en lever de rideau dans des jeux de lutte qui anticipent le drame.
Dans la seconde partie, séparée de la première par un nécessaire entracte à la fonction dramaturgique de coupure temporelle (le temps lui même ouvre la seconde partie soulignant les 16 ans qui séparent les deux moments) et stylistique, beaucoup plus de mouvement, beaucoup plus de familiarité, beaucoup plus de personnages accessibles et simples (les bergers père et fils) un monde sans distinction de races, de classe puisqu’au bout du compte (et du conte) tout le monde devient gentilhomme, un monde plus échevelé et plus léger, monde du cirque, comme évoqué plus haut, avec une scène de théâtre bienvenue, un monde du voyage des comédiens, à mi chemin entre Marx Brothers et Pieds nickelés,

Pieds nickelés? Marx Brothers? © Philippe Delacroix
Pieds nickelés? Marx Brothers? © Philippe Delacroix

monde de masques, des masques d’animaux qui soulignent la profonde unité du monde faite d’une humanité qui épouse le monde animal ou l’animalité (un peu comme chez Walt Disney, ou dans les contes de Perrault, ou chez La Fontaine). Tout se termine avec un retour de la vidéo (nous sommes dans le décor du premier acte) qui raconte la succession de coups de théâtres (reconnaissances, mariage des enfants royaux, réconciliation de Polixène et Leonte) comme autant de titres de magazines people, de reportages TV à sensation, comme autant de concessions à la folie médiatique, qui prend la suite de la folie pastorale et du monde de cabaret qui a dominé cette seconde partie, et qui renvoie notre monde à cette irréalité-là (ce qu’on peut d’ailleurs discuter: c’est sans doute un peu facile) tandis que l’apparition finale d’Hermione, en Madone baroque entourée d’une aura d’étoiles, fait traverser la frontière de la vie et de la mort, de l’art et du monde, du réel et du représenté, en une farandole désordonnée à laquelle nous renvoie bien souvent Shakespeare, notamment dans cette oeuvre où tout et le contraire de tout se retrouvent sur le plateau.
Au service de cette lecture au total classique et respectueuse du texte et de ses multiples facettes et déclinaisons, une troupe très homogène, une “troupe” au sens traditionnel du terme, visiblement heureuse de jouer ensemble, très fraiche, très vive, à la diction cependant quelquefois défaillante, où chacun joue plusieurs rôles, d’où émergent des comédiens efficaces comme le Léonte de Manuel Le Lièvre, et le Polixène de Babacar M’Baye Fall, Aline Le Berre en Paulina (qui joue aussi le Temps)  et surtout l’excellent Autolycus de Fabien Orcier, une authentique figure de théâtre, qui traverse avec bonheur toute la seconde partie. Une production dans la tradition du théâtre de voyage et de tréteaux (ce spectacle né à Sénart fera une longue tournée dans toute la France), le théâtre des comédiens d’Hamlet, un théâtre, d’une certaine manière, de retour aux sources, immédiat et roboratif, sans prise de tête, mais avec la prise du cœur.[wpsr_facebook]

Scène finale © Philippe Delacroix
Scène finale © Philippe Delacroix (photo reprise d’une page du journal “Le Bien public”)

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: NORMA de Vincenzo BELLINI le 10 NOVEMBRE 2013 – Version concertante (Dir.mus: Evelino PIDÒ)

Opéra de Lyon, 10 novembre 2013

Norma, de Vincenzo Bellini (1831, Teatro alla Scala, Milano)
Choeurs et orchestre de l’Opéra de Lyon
Direction musicale: Evelino Pidò
Norma: Elena Mosuc, Adalgisa: Sonia Ganassi, Pollione: John Osborn, Oroveso: Enrico Iori, Clotilde: Anna Pennisi, Flavio: Gianluca Floris.

Serge Dorny a choisi de présenter annuellement en version de concert un opéra du répertoire belcantiste. Cette année, c’est le tour de Norma, de Vincenzo Bellini, avec quelques soucis de distribution puisque la Norma prévue, Carmen Giannatasio, a fait faux bond, et que le ténor prévu, Marcello Giordano, a dû être lui aussi redistribué. Fatalité druidique… bienvenue. Ni la Giannatasio, surfaite pour mon goût, ni Giordano ne me paraissaient être des interprètes idéaux. C’est Elena Mosuc qui est Norma, ce qui garantit au moins du chant, et John Osborn qui est Pollione, ce qui garantit au moins du style: soyons honnêtes, le spectateur gagne sans doute à ces substitutions.

J’ai déjà évoqué à l’occasion de la Norma de Bartoli à Salzbourg les infinies discussions sur la manière de distribuer Norma: bien sûr personne n’a entendu ni la Pasta, ni la Malibran, toutes deux mezzo, voire contralto à l’origine  et elles furent chacune Norma, la Pasta à la Scala à la création (même si le rôle était apparemment un peu haut pour elle), la Malibran à la reprise napolitaine de 1835. L’époque (les années 1830) n’était pas aussi tatillonne que la nôtre sur le classement des voix et l’étendue vocale des grandes divas semble être un des caractères marquants relevés par les spectateurs du temps, notons quand même qu’une des voix les plus versatiles du XIXème, Lili Lehmann, fut aussi une grande Norma. Plus près de nous, Marilyn Horne a chanté aussi bien Norma (en début de carrière) qu’Adalgisa: Norma chantée par le plus grand mezzo colorature du XXème siècle, cela peut étonner. Grace Bumbry, autre mezzo (une Carmen de référence) a chanté tardivement Norma, tout autant qu’Edita Gruberova, soprano colorature à la voix d’une pâte radicalement différente de celle de la Bumbry. Sans parler de Cecilia Bartoli. C’est que le spectre vocal du rôle est particulièrement étendu, et ne se limite pas à Casta Diva: il y a dans Norma des agilités, des cadences à faire tourner les têtes, des moments dramatiques à la limite (presque) verdiens, des aigus redoutables, des notes filées impressionnantes à tenir, des graves sur lesquels s’appuyer. Bref, un rôle pour monstres sacrés, que bien peu osent affronter en scène: on attend aujourd’hui Netrebko qui élargit son répertoire (et sa voix) on attend, et les vestales du Bel Canto l’attendent aussi, mais au tournant. À la Scala, depuis Caballé entre 1972 et 1978, plus de Norma.

Disons le d’emblée, la Norma entendue à Lyon est sans conteste l’une des mieux chantées et des plus équilibrées  depuis longtemps, même si la Norma de Elena Mosuc n’est pas pour moi totalement convaincante. Sans doute est-ce dû à deux facteurs,
– d’une part j’aime dans Norma les timbres sombres: j’adore Leyla Gencer dans ce rôle justement parce qu’elle a le timbre et la couleur voulus: achetez au moins une de ses Norma pirates – c’est la plus piratée des divas et pour cause, elle n’a aucun enregistrement officiel. Et pour des raisons différentes (Callas hors compétition) j’aime Renata Scotto et Beverly Sills.
– d’autre part j’aime les voix “habitées” dans ce rôle, qui d’emblée portent en elle le drame final: j’aime les interprètes, avant les chanteuses (sans doute la Pasta m’eût plu, elle qui était, dit-on, bien plus drame que chant)
Elena Mosuc est d’abord un soprano colorature, ce fut une Zerbinetta de référence à Zürich où je l’entendis pour la première fois. Elle chante désormais sur les plus grandes scènes du monde et ce n’est que justice. La technique est impeccable, les aigus bien négociés et sûrs, les notes filées remarquablement contrôlées grâce à une tenue de souffle exemplaire, les agilités sans scories: bref, c’est une Gilda de très haut niveau.
Une Norma? c’est plus difficile. Ce soir, si Casta Diva fut très bien maîtrisé, si la cabalette qui suivit fut sans reproches, le reste du premier acte  fut très bien chanté, mais peu engagé: Elena Mosuc n’a pas été un seul moment le personnage: un chant maîtrisé mais aucune incarnation. La seconde partie a été au contraire bien mieux maîtrisée, et la scène finale impeccable musicalement a diffusé une émotion très marquée, d’autant plus marquée qu’on la sentait bien plus concernée par l’extraordinaire lyrisme de la musique, bien plus en tous cas que par les parties dramatiques de l’acte I et du trio final, là où Bartoli clouait sur place. Donc Mosuc a remporté le challenge, car la prestation est sans conteste de très haut niveau. Il reste que ce n’est pas la Norma dont je rêve, mais c’est une Norma très défendable et respectable qui trouve sa pleine vérité dans la seconde partie, infiniment plus sentie que la première.

Sonia Ganassi

Sonia Ganassi dans Adalgisa est au contraire une véritable incarnation. elle chante ce rôle depuis longtemps (déjà à Paris en 2000 aux côtés de June Anderson). Pour ma part, elle est la grande triomphatrice de la soirée. Cette chanteuse toujours très sérieuse ne fait pas la carrière qu’elle mérite, même si elle chante un peu partout. C’est une rossinienne exceptionnelle, c’est aussi une belcantiste de référence: elle a le volume, elle a les agilités, elle a l’intensité et la présence: une présence physique et vocale qui, même dans un contexte concertant frappe immédiatement. Elle est désormais très demandée dans Verdi, ce fut une Eboli extraordinaire dans la mise en scène de Peter Konwitschny (la pantomime du ballet était un morceau d’anthologie où elle fut inoubliable) du Don Carlos en français à Vienne et Barcelone, mais la voix manque de largeur (ou plutôt manque de réserves) pour Verdi et surtout pour ces rôles dramatiques: elle s’en sort avec honneur,  mais je pense que Ganassi a bien plus la voix qu’il faut pour le bel canto: suffisamment large, suffisamment ronde, et surtout suffisamment ductile (école rossinienne) pour être très à l’aise dans les mezzo belliniens et donizettiens. Son Adalgisa est simplement aujourd’hui  la meilleure qu’on puisse trouver: style, maîtrise technique, volume, aigus, agilités et surtout intensité; une intensité qui a fait de son mira o Norma en duo avec Norma un moment d’éternité. Elle fut magnifique et a remporté un juste triomphe.
Troisième triomphateur, John Osborn. Il était déjà Pollione à Salzbourg et avait remporté une très grand succès. De nouveau, il montre ce qu’est la technique de fer et la diction impeccable et claire apprises à l’école américaine: du style, un art consommé des notes filées, des mezze voci, un sens exceptionnel de la couleur. Un exemple de style qui le prédispose à tous les rôles belcantistes mais aussi ceux du grand opéra français: la Juive (il y fut merveilleux), Robert le Diable, Les Huguenots, voilà ce qu’il devrait exploiter au mieux. Son Pollione est d’une élégance exceptionnelle (trop peut-être pour le personnage, même si la scène du rachat final est vraiment bouleversante), la voix magnifiquement projetée, malgré l’orchestre sur la scène qui a tendance quelquefois à couvrir (Oroveso), qui rend chaque son produit parfaitement entendu et surtout compris. Je ne suis pas sûr qu’il ait intérêt à aborder les grands rôles du répertoire français post romantique: mais pour ceux du répertoire belcantiste français et italien il n’a pas de rival. Et sa prestation montre l’erreur que les programmateurs font en confiant Pollione à des voix plus larges (genre Johan Botha ou Franco Farina, voire Giordano) mais sans le style voulu.
L’Oroveso de Enrico Iori est un peu en retrait: rien à voir avec celui de Michele Pertusi à Salzbourg. Peu de personnalité affirmée, projection insuffisante, souvent couvert par l’orchestre: la voix est belle, mais ne sonne pas vraiment et la personnalité reste fade. Une petite déception, alors qu’aussi bien le Flavio de Gianluca Floris et  surtout la Clotilde d’Anna Pennisi ne sont  dénués ni de présence ni d’élégance dans leurs prestations.
L’orchestre et les choeurs de l’Opéra de Lyon étaient aujourd’hui au rendez-vous, les choeurs d’Alan Woodbridge sonores, énergiques, répondant avec justesse au tempo étourdissant voulu par Pidò dans Guerra et un orchestre en grande forme, sans aucune scorie,  des pupitres très bien mis en valeur, notamment la flûte magnifique d’une flûtiste nouvellement recrutée. Le son des cordes n’est pas toujours aussi velouté qu’on le voudrait dans Bellini, mais l’ensemble, mené avec une redoutable précision et une incroyable énergie par un Evelino Pidò des grands jours ne peut qu’emporter l’adhésion (bien plus pour moi que la version baroque de Salzbourg): il imprime une nervosité, une dynamique et une intensité qui répondent à l’engagement des chanteurs qu’il suit  et qu’il accompagne avec une attention extrême. Pidò est un chef qui soutient toujours très bien le chant, mais cette fois il y avait plus: il y avait une couleur spécifique à l’orchestre qui a participé sans aucun doute au succès général.
Cette Norma, qu’on va encore entendre à Lyon le 12 et à Paris au TCE le 15 novembre mérite le détour. Ce n’est pas si fréquemment qu’on entend un chant de cette qualité dans cette œuvre que les grands théâtres n’osent plus programmer: Vienne propose cette année 4 représentations concertantes (avec encore et toujours Gruberova qui n’en peut plus), l’Opéra de Paris ne l’a pas programmée depuis 2000 et la Scala depuis 1978.
Allez-y pour l’amour du beau chant.
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Norma, Opéra de Lyon, 10 Novembre 2013

 

THÉÂTRE À LA MAC-CRÉTEIL 2013-2014: L’AVARE de MOLIÈRE par le TONEELGROEP AMSTERDAM (Mise en scène Ivo VAN HOVE)

Hans Kesting (Harpagon) © Jan Versweyveld

D’après Molière,  Mise en scène :  Ivo Van Hove, avec :  Hélène Devos, Fred Goessens, Marieke Heebink, Hans Kesting, Vanja Rukavina, Leon Voorberg, Eelco Smits, Anna Raadsveld, Dramaturgie  Peter Van Kraaij, Décors : Jan Versweyveld, Costumes :Wojciech Dziedzic , Son :  Roeland Fernhout, Marc Meulemans

On l’avait vu lors de son Macbeth de Verdi à Lyon (saison 2012-2013), et indirectement lors de son Misanthrope à Berlin et à l’Odéon, l’un des axes porteurs du travail d’Ivo van Hove est la lecture des classiques à l’éclairage des tics, des perversions sociales et des horreurs économiques (et autres) du monde aujourd’hui. C’était les prisons américaines dans Edward II, la bourgeoisie chic et surtout choc dans le Misanthrope et le monde de Wall Street et ses jeux de pouvoir dans Macbeth, idée un peu reprise dans l’Avare (Production de 2011/2012) qui est présenté à la MAC de Créteil pour quelques jours encore, dont il fait du sujet central non pas un individu mangé par une passion-obsession, mais l’argent qui, pour parodier Marceline dans Figaro “fait tout”: un basculement qui d’une certaine manière innocente l’individu et en fait le jouet d’un cancer social. Le Misanthrope était joué par les comédiens de la Schaubühne de Berlin, c’est cette fois avec ses comédiens néerlandais qu’il est revenu à Molière.
 L’espace de jeu conçu par Jan Versweyveld est une sorte de loft sans doute en hauteur entourant une sorte de cour intérieure sur laquelle donnent deux balcons. Au fond, l’espace privé des deux enfants, deux chambres et deux penderies, un gros réfrigérateur encastré, sur la droite un espace bar et au premier plan un salon.

La famille © Jan Versweyveld

Dispersés dans cet espace, un nombre important d’écrans plats, un énorme désordre: trainent au sol canettes, ordures, chaussures, linge, ordinateurs, sac plastiques. On sent que vit là une famille très bourgeoise, mais sans aucune ‘Heimkultur” comme disent les allemands, sans culture du chez soi, une vie bohème, désordonnée, de gens “branchés” et reliés à des sites sans doute boursiers. Tous les hommes pianotent sur un clavier, Cléante, Valère, Harpagon. Cléante passe en outre son temps à changer d’habits, à s’occuper de son look, on le voit au fond changer  systématiquement de pantalon,  de pull ou de chemise au fur et à mesure des scènes. Frosine l’entremetteuse est pendue à son portable, les deux jeunes filles, Elise, puis Mariane, sont étrangement presque interchangeables: un modèle physique à la mode, grande maigreur, élancées, presque des mannequins modernes anorexiques.
La première scène donne le rythme de l’ensemble: long silence, au fond un couple dort: ce sont Valère et Elise. Elle se lève va rapidement prendre quelque chose dans le frigo, et s’habille. Puis lui se lève, s’habille, va dans le frigo aussi, et allume un des écrans pour quelques minutes de jeu vidéo: la scène I peut alors commencer.  Sur ce rythme lent, avec de longs silences, des échanges un peu pesants, l’ambiance est immédiatement lourde. Cette pesanteur sera un élément fort de l’ensemble du spectacle dont l’aspect “farce”, si important souvent chez Molière, et notamment dans l’Avare est totalement effacé. Il y a de l’ironie, de la distance, mais rarement un comique démonstratif, sinon quelques rires qui fusent à l’occasion des quiproquos traditionnels. Le texte n’est jamais dit de manière appuyée, toujours fluide et naturel et sans jamais un surjeu théâtral. C’est patent au moment du fameux “Sans dot” qui devient une sorte de raisonnement sans être un exemple de comique de répétition. C’est aussi net dans l’entrée en scène d’Harpagon, qui dans une vision traditionnelle est explosive, mais qui ici est jouée avec  un style de colère froide, qui sera la marque du jeu vraiment remarquable de Hans Kesting, un Harpagon qui n’a rien d’un vieillard, mais qui possède un physique d’acteur américain à la maturité sportive. Cet Harpagon là pourrait (s’il voulait dépenser inutilement) fréquenter les salles de sport pour cadres supérieurs dynamiques. Évidemment, cela change les rapports entre les personnages: il n’y a plus Harpagon et les autres, il y a Harpagon parmi les autres qui vivent tous sous le même toit et avec les mêmes modes. Dans ce monde-là l’argent joue un rôle évidemment déterminant: le personnage de Cléante en est particulièrement symbolique. Pour pouvoir vivre sa vie de jeune bourgeois à la mode, il doit emprunter, d’où la scène désopilante avec Frosine puis avec Harpagon où il découvre que son père, préteur inattendu, pratique des taux usuraires. Et dans la bouche de cet Harpagon là, les arguments qui lui sont opposés deviendraient presque raisonnables. Chacun se débrouille dans ce monde pour assurer son confort social et affectif avec les moyens du bord. Le jeune Valère n’est pas très sympathique jouant en permanence double jeu, assuré qu’il est de s’en sortir de toute manière.
 Enfin, la cassette, la trop fameuse cassette objet de tous les soins et de tous les amours d’Harpagon devient dans ce contexte une clef USB ouvrant à on ne sait trop quel compte, qu’Harpagon dissimule dans ses chaussettes (rires) puis imprudemment sous un coussin du canapé, et qui va être découverte par le valet. Ivo van Hove a suivi l’intrigue, mais a complètement rompu avec  ce qui est modes théâtraux propres au XVIIème et dramaturgie classique: d’une part le texte est évidemment légèrement adapté, les morceaux de bravoure éclatés, dilués, au profit d’un débit d’un rythme plus étal, plus régulier, où il n’y a pas d’un côté les “raisonnables” (enfants, Frosine, Maître Jacques), et de l’autre l’obsédé (Harpagon); ce qui frappe au contraire, c’est l’impression de clan, de “roulotte” à la manière des Parents terribles, et aussi des Enfants terribles de Cocteau. Ce qui relativise Harpagon, devenu plus chef de clan  que malade que l’on isole. Ces enfants là sont des enfants gâtés, perturbés par le père, mais peut-être encore plus gâtés que perturbés: il revendiquent leur liberté affective, soit, mais ils revendiquent aussi leur confort, et dès que les joujous leur sont enlevé c’est la violence qui éclate.

Cléante, Marianne et Harpagon (au fond) © Jan Versweyveld

Ainsi la scène de dépit amoureux, entre Cléante et Marianne n’est plus du dépit amoureux ici, mais  tourne à l’explosif: Marianne est jetée littéralement contre le mur. Ivo van Hove s’est vraiment appuyé sur Cléante, (servi par l’excellent Eelco Smits) pour appuyer sa thèse; il est bien plus important dans cette mise en scène que dans une vision traditionnelle où Harpagon écraserait tout. Dans cette vision dramaturgique où la mécanique moliéresque est mise à mal au profit d’une mécanique plus proche d’un Tennessee Williams, toute la fin, avec son Deus ex machina et son Seigneur Anselme arrivant à point nommé pour arranger les choses ne tient pas, ne peut évidemment tenir: c’est la limite de l’actualisation quand, comme Van Hove, on en joue le jeu jusqu’au bout. Il faut donc, en cohérence avec la lecture et surtout en respectant les données essentielles du texte, faire autre chose.

Harpagon vide les affaires de Cléante © Jan Versweyveld

Premier élément: les “autres” s’en vont, quittent la roulotte. Le ton est donné par Harpagon lui-même qui renie son fils Cléante et vide sa chambre en enveloppant tout dans un drap, cela se poursuit par le départ des autres, qui plient leurs affaires, qui prennent leurs valises, qui redressent matelas et lits.
Deuxième élément: ils ont pris la cassette-USB et au lieu de la rendre, s’en vont avec: l’argent fait tout et a fini par tout pervertir. La vraie vie, ce n’est pas la vie affective toute seule, c’est la vie affective avec le fric.

Et Harpagon reste seul, monologuant de manière moins obsessionnelle que pathétique: il a tout perdu, la famille (le clan), l’argent, l’amour et notamment l’amour de sa fille Elise qu’il essaie de retenir d’une manière tellement animale qu’on  se demande quel type de relation il entretient avec elle (très bonne Hélène Devos) : tous les autres doivent littéralement la lui arracher des mains. Pour gérer ce final tragique, Van Hove prend à la lettre le texte du monologue de la cassette en l’éclatant sur toute la fin, et, en en faisant le moteur, il en fait une chose sérieuse: tous les lecteurs de Molière savent bien  l’ambivalence de ce monologue, pathétique expression du malheur humain vu par Harpagon. Dit dans le contexte d’une mécanique farcesque, il fait rire, dit dans un contexte dramatique, il crée l’angoisse. Une musique répétitive scandant le temps accompagne cette fin sombre et sans issue ou du moins, accompagne la seule issue possible: Harpagon se jette du balcon.
Ivo van Hove a fait de L’Avare une chose sérieuse, une chose qui nous concerne: les rapports humains les plus forts dans ce monde où l’argent fait tout se délitent et se détruisent, dans ce monde où les écrans deviennent les médiateurs du dialogue

Cléante et Harpagon dialoguent © Jan Versweyveld

(extraordinaire scène où Cléante et Harpagon dialoguent dos à dos chacun tourné vers son écran), où chaque moment d’autonomie et de solitude est scandé par une installation devant un écran, une imprimante, un joystick, avec les inévitables éléments d’accompagnement, la canette de Coca et les cacahuètes qu’on grignote: c’est CE monde qui devient une mécanique et non plus Harpagon par l’effet de Molière.
On pourra discuter cette lecture toujours plus radicale et amère de la société d’aujourd’hui, on pourra discuter cette lecture terrible de la comédie moliéresque, mais Van Hove n’a pas tort de souligner que parler d’argent aujourd’hui engage non l’individu, mais le monde régi par sa circulation (l’économie)et la conséquence sa sanctuarisation (l’horreur économique), sa fluidité (la consommation): quant à Harpagon, il n’est plus une cause, mais un produit, le produit d’une société sans autre valeur que l’argent, comme tous les autres personnages.

© Jan Versweyveld

Au pays de l’équilibre et du bon sens, au pays de la raison-qui-triomphe-toujours, une telle lecture ne peut que déranger, ne peut que bousculer: la salle était un peu froide hier. Il a fallu un incident de surtitrage et une intervention très sympathique d’Hans Kesting en français pour la dérider: la farce faisait irruption dans le drame.
Au total, ce travail de Ivo van Hove est peut-être moins convaincant que celui sur le Misanthrope, sans doute plus adaptable par son organisation dramaturgique et aux problématiques plus familières à notre contexte social. Dans L’Avare, Van Hove est contraint de modifier le texte original, pour en faire une comédie dramatique, voire un drame. La proposition qui fait des textes de Molière des drames ou au moins des pièces sérieuses n’est pas neuve, celle de s’appuyer sur L’Avare pour soutenir cette thèse l’est plus en revanche; en cela la tentative est séduisante, et comme les acteurs sont remarquables, que la mise en scène est d’une grande intelligence, et que Molière tient le coup, la soirée est réussie.
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MAC Créteil, 9 novembre 2013

 

GENEVA WAGNER FESTIVAL 2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER le 5 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill KARABITS, Ms en scène Alexander SCHULIN)

Je vais vous soumettre un grave problème: le Hollandais volant est-il un fantôme? un fantasme? un personnage de chair et d’os à qui il est arrivé une désagréable aventure? Probablement, si le Vaisseau est fantôme, il y a de bonnes chances que son capitaine le soit, sinon, il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark (enfin…d’Écosse en l’occurrence). C’est une question qui a semblé tarauder certains lors du spectacle présenté dans le cadre du Geneva Wagner Festival, organisé par le Cercle Romand Richard Wagner, financé par la Fondation Hans Wildorf et dirigé par Jean-Marie Blanchard, ex-directeur du Grand Théâtre de Genève. Au vu du succès remporté par la représentation, de l’enthousiasme du public, de la qualité globale du spectacle, la question du fantôme ne perturbe pas notre plaisir.
De fait dans la mise en scène d’Alexander Schulin, Le Hollandais apparaît comme un fantôme, ou plutôt au départ comme un monstre marin émergeant des flots bruns dans le lointain, puis comme une sorte de Belphégor un peu sauvageon, enfin, lorsqu’il rencontre sa promise, il est (presque) présentable dans son vieil habit XVIIIème un peu passé (et froissé).
La mise en scène de Schulin n’apporte rien de neuf dans la lecture de l’œuvre, on peut même dire une fois de plus, merci Harry Kupfer, tant est présent le souvenir de la mise en scène “princeps” des trente dernières années , à Bayreuth en 1978. Il travaille comme tant et tant de metteurs en scène depuis (dont récemment Andreas Homoki à Zürich et à la Scala, ou  Philipp Stölzl à Berlin ou enfin Claus Guth à Bayreuth) sur l’idée que le Hollandais est un fantasme d’une Senta un peu trop adolescente ou un peu trop romantique ou un peu possédée (Senta/Satan?).

Ingela Brimberg © Gregory Batardon

Au lieu du portrait, elle tient dans ses bras comme son Doudou, une poupée à l’effigie du Hollandais, qui va aussi quelquefois se substituer au réel, s’y superposer ou s’y ajouter: le duo Senta/Hollandais est de ce fait un trio. Rien de neuf sous le soleil wagnérien, au final, elle se précipite sur le devant de la fosse et esquisse le geste (coupé par le noir total) de s’y jeter. La fosse comme l’Océan, on a aussi déjà vu. Auparavant, Senta cherche à suivre le Hollandais et se heurte à un mur: là il faut remercier Claus Guth à Bayreuth dont c’est l’image finale. Comme on le voit, Alexander Schulin a de (bonnes) références.

Ingela Brimberg © Gregory Batardon

Là où Schulin a vraiment fait du bon travail, ce n’est pas sur le concept qui commence à être sérieusement éculé, mais sur la manière qu’il a eue grâce au décor de Bettina Meyer  essentiel, mais très efficace, d’occuper l’espace, très réduit et surtout très bas de plafond. Il a su aussi jouer à la fois avec la vidéo, avec la perspective qui est si marquée que les personnages en fond de scène apparaissent géants (un peu comme ce qu’avaient fait les Hermann avec Wozzeck à la Monnaie il y a si longtemps – la production fut reprise par Lissner -et Blanchard- au Châtelet quand le Châtelet était théâtre musical et non théâtre du musical) et il a créé une ambiance grise et noire, peu situable, abstraite, et sans vraie tache de couleur sinon le costume de Georg (Erik pour les habitués à version habituelle), d’un marron décalé qui isole le chasseur au milieu des marins (Homoki avait fait la même chose à la Scala, mais avec le vert): cirés noirs, tabliers gris un peu bariolés (blanc, gris, noir), redingotes grises, un univers presque monocolore où la petite chemise de nuit rose et sexy d’ado que porte Senta tout au long de la soirée tranche:  l’univers des rêves ou des fantasmes est rarement coloré. Un univers non pas épique, mais intime où la tempête est sous les crânes et non sur les océans. Autre bonne idée: là où Kupfer montrait clairement les moments fantasmés et les moments réels par des changements de décor aussi acrobatiques que brutaux, Schulin ne donne pas toujours de clefs suivant en cela la lettre du texte: Versank ich jetzt in wunderbares Träumen?/Was ich erblicke ist es Wahn? – ai-je sombré dans un rêve merveilleux? ce que j’aperçois est-ce illusion? dit Senta au début du duo avec le Hollandais. De fait la mise en scène joue de cette ambigüité, d’autant que le duo est construit comme un rêve de Georg qui dort côté jardin. Un rêve dans le rêve qui par la construction en abîme sert bien un travail centré autour d’un univers mental. Dans un espace aussi réduit, les chœurs sont particulièrement bien réglés (et comme toujours vraiment remarquables quand c’est le chœur du Grand Théâtre dirigé par  Ching-Lien Wu) notamment pour le choeur des fileuses, particulièrement réussi (les fileuses cousent en réalité les fanions- noirs- qui décoreront les guirlandes de la fête de retour du vaisseau de Daland) et bien sûr au moment de la tempête du troisième acte où l’équipage du Hollandais chante dans la fosse, idée cohérente d’un océan qui est la fosse d’orchestre, mais aussi pendant que la fête des vivants sur le plateau est bien chorégraphiée : le chœur de Genève est très engagé dans le jeu, mouvements souples, corps dansants, vraie présence théâtrale, un travail excellent, scénique et musical. Au total donc un spectacle qui ne révolutionne pas la mise en scène, mais qui compte tenu des contraintes est habile et en tous cas fonctionne très bien, avec de jolis effets (effets vidéos du navire en tempête assez saisissants) et une bonne direction d’acteurs.

© Gregory Batardon

Musicalement, tout le monde s’est trouvé un peu bluffé par la tension qui préside à ce spectacle, le halètement permanent des rythmes, la dynamique imposée par le chef Kirill Karabits qui a fait là avec un orchestre de jeunes (Haute école de musique de Genève, Haute école de musique du Vaud-Valais-Fribourg, Conservatoire national supérieur de musique et de danse, Paris) un remarquable travail de préparation musicale, un travail de précision qui fait qu’en cette 4ème représentation, il y a peu de problèmes de décalage ou d’attaques. Certes, il faut passer sur des cuivres un peu trop problématiques – dans une œuvre qui en regorge c’est gênant -, mais, signe de la qualité de la prestation d’ensemble, on n’en est pas (trop) perturbé. Du point de vue de la dynamique, si importante dans cette version parisienne de 1841, du tempo, de la tension dramatique, c’est vraiment remarquable, tellement plus intéressant et plus habité que ce que faisait Minkowski avec la même œuvre il y a quelques mois (voir le compte rendu), avec pour (petite) partie les mêmes artistes.
Là où Blanchard a toujours fait merveille c’est par l’attention aux équilibres de distribution: il n’a pas failli à sa réputation. La suédoise Ingela Brimberg était déjà magnifique avec Minkowski, elle est ici fantastique de présence, de jeu, de gestuelle et sa voix est totalement exceptionnelle, intense, large (même si la salle du bâtiment des forces motrices-BFM- a des dimensions qui permettent aux voix volumineuses de facilement s’imposer) avec des aigus d’une force, d’une intensité et d’une sûreté extraordinaires: derrière cette Senta là, il y a une Sieglinde (et une Chrysothemis…). La voix que je trouvais froide à Grenoble, est ici complètement incarnée (la scène fait toute la différence); grande voix à la fois lyrique et dramatique, c’est une chanteuse à suivre qu’on devrait revoir très vite.
Le Hollandais d’Alfred Walker a fait belle impression: la voix est certes bien posée, la diction et l’articulation impeccables (école américaine oblige), je me demande s’il n’est pas servi par le personnage et son costume de monstre nocturne car il impressionne notamment au départ. J’ai cependant trouvé que la voix dont le timbre est vraiment de grande qualité,  suave et très pur, manquait quelquefois (juste un peu) de projection et qu’elle apparaissait un peu mate à certains moments. C’est incontestablement un beau Hollandais, je ne suis pas sûr que le volume passe une très grande salle; il faudra en tous cas le réentendre pour se faire une opinion définitive.
Le timbre de Dimitry Ivashchenko est moins joli (cela va avec le personnage: il a un timbre de maquignon), son Donald cependant gagne en présence et s’affirme de plus en plus: la fin du duo initial avec le Hollandais est très réussie, et ses interventions du deuxième acte (au troisième, il a très peu à chanter) sont plutôt mieux scandées, plus colorées. Le personnage est très réussi.
Le Georg d’Eric Cutler, qui a remplacé sur toute la série José Ferrero, est sans doute avec Ingela Brimberg le grand succès de la soirée: son Georg est naturellement très bien chanté, avec là aussi une diction exemplaire, et une technique de souffle impeccable. La voix est assez large et claire, toujours maîtrisée, avec un style et un contrôle qui sont des modèles du genre, mais au-delà de toutes les qualités musicales éminentes, c’est son intensité, son engagement, sa manière de colorer le rôle qui en font vraiment un personnage tragique (et rien du faible qu’on voit quelquefois sur les scènes). J’ai très rarement vu un Erik (je n’ai pas vu souvent de Georg!) aussi intense et aussi présent et j’ai très rarement autant vibré aux scènes avec Senta. Magnifique.
Maximilian Schmitt dans le Steuermann (en ciré et pyjama en dessous, on a ses élégances) est comme toujours (je l’ai entendu à Lucerne avec Abbado en concert) correct, bien contrôlé, mais sans véritable caractère ni charisme. Une prestation honnête mais qui n’a rien à voir avec celle de Bernard Richter, qui avait une autre élégance,  dans le même rôle avec Minkowski.
Enfin, la Mary de la brésilienne Kismara Pessati se défend mieux que d’autres dans le rôle ingrat (et pas si facile) de Mary.
Au total, je le répète, un  très beau moment, doué de cette magie qui prend le spectateur, qui fait oublier les quelques scories et qui montre que sans forces de référence, ni vedettes, mais avec un ensemble homogène, engagé, et un plateau sans faiblesses, on peut faire du très beau travail. Et puis le Bâtiment des Forces Motrices, planté sur son île au milieu du Rhône avait bien l’air d’un Vaisseau Fantôme,  dans la nuit pluvieuse de ce mois de Novembre; ce lieu, superbe, était l’écrin idéal pour cette opération qui va se prolonger à Luxembourg et Caen. Merci Genève, et merci Blanchard, dont le retour à Genève s’est soldé par un vrai succès. Ediles lyonnais, vous cherchez un directeur pour l’Opéra? Vous l’avez trouvé.
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Genève, BFM, 5 novembre 2013