TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LES TROYENS d’HECTOR BERLIOZ le 16 AVRIL 2014 (Dir.mus: Antonio PAPPANO; Ms en scène: David McVICAR)

Le Cheval est dans les murs © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
Le Cheval est dans les murs © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Les Troyens  de Berlioz fut longtemps à Paris un serpent de mer. Lorsqu’un directeur de l’Opéra était critiqué, immédiatement lui balançait-on le reproche de ne pas avoir monté Les Troyens . Ce fut le cas de Liebermann, ce fut le cas d’autres. Aussi lorsque Pierre Bergé prit les rênes de l’Opéra Bastille, comme président du conseil d’administration, après que Daniel Barenboim eut été remercié avec l’élégance légendaire des hiérarques, et que le très regretté René Gonzalès fut embarqué dans la galère,  il décida que Les Troyens ouvriraient la salle. Les travaux n’étaient pas terminés, mais il en fallait plus pour effrayer Pier Luigi Pizzi, un des maîtres de la mise en scène monumentale qui permet de faire de magnifiques photos. Monter les Troyens était le signe qu’enfin l’on prenait enfin en compte le vrai répertoire français, et qu’on faisait honneur à son œuvre la plus monumentale. À la grandeur retrouvée de l’Opéra de Paris correspondait la grandeur affichée des Troyens.
Bien sûr, on ne reprit jamais la production, signe évident qu’il s’agissait d’une opération de com, dirait-on aujourd’hui.
L’entreprise ne valut à mon avis que parce qu’elle permit de voir en scène (et en alternance) Mesdames Grace Bumbry et Shirley Verrett, et elles le valaient bien.
Depuis, on représente Les Troyens assez régulièrement, puisque qu’on a vu des Troyens à Salzbourg (merci Mortier) dans une production de Herbert Wernicke reprise à Paris (merci Mortier), au Châtelet et à Genève (production de Yannis Kokkos) à Amsterdam (Pierre Audi) et récemment à Berlin (Deutsche Oper, prod. de David Pountney) et à Londres dans cette production de David McVicar dont la prise de rôle de Jonas Kaufmann dans Enée devait constituer le must, mais Kaufmann, malade, renonça.
C’est cette dernière production qui est présentée à la Scala en ce mois d’avril.
Programmer Les Troyens, pour n’importe quel théâtre, est une entreprise d’envergure. D’abord à cause de la longueur de l’œuvre, puis des masses artistiques impressionnantes qu’elle nécessite, enfin à cause d’une distribution lourde, exigeant notamment plusieurs types de ténors ayant chacun au moins un air important à chanter, sans parler de l’impossible Enée, mélange de Faust, d’Hoffmann et de Samson, avec un zeste de Siegfried et une pincée de Siegmund, et des protagonistes féminines d’exception, sopranos dramatiques ou mezzo-sopranos tirant vers le soprano, nécessitant un spectre vocal large, une puissance notable pour dominer l’orchestre, et un contrôle vocal tout particulier bien caractéristique du style français, exigeant émission, phrasé, diction, parfaitement dominé au niveau technique. Quand vous avez réuni ces oiseaux rares, vous pouvez monter Les Troyens. Il est pour moi moins difficile de rassembler une distribution du Ring qu’une compagnie pour Les Troyens.

La Prise de Troie Acte II © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
La Prise de Troie Acte II © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Des deux parties, La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage, j’ai plutôt un faible pour la seconde : j’aime les histoires d’amour brisées, j’aime les héros qui choisissent leur héroïsme plutôt que leur amour. Cet Énée qui choisit l’Italie et l’avenir du Monde, plutôt que le nid douillet et voluptueux de Didon me rappelle Siegfried qui laisse Brünnhilde à sa couture pour aller vers de nouveaux exploits. Et la musique est souvent sublime, notamment le duo Nuit d’ivresse et d’extase infinie, tout le cinquième acte et la mort de Didon.
Les amoureux des Troyens ne me le pardonneront pas, mais je trouve La Prise de Troie moins stimulante musicalement, avec son dramatisme débordant, un peu superficiel, et – hélas – la marche des Troyens me renvoie systématiquement en superposition les petits rats du défilé du corps de ballet de l’Opéra, dont elle est la musique. Au milieu des grecs sauvages et des troyens massacrés, des troyennes promises au viol et à l’esclavage, ces images de tutus me perturbent.

Cassandre (Anna-Caterina Antonacci) © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
Cassandre (Anna-Caterina Antonacci) © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Trêve de plaisanterie : Cassandre est un très grand rôle, qui demande une immense présence dramatique, et, servi par Anna-Caterina Antonacci, il devient anthologique. J’avais vu à Amsterdam Eva-Maria Westbroek, et c’est à des statures de ce type qu’on doit le destiner..

Didon (Daniela Barcellona) © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
Didon (Daniela Barcellona) © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Il est plus difficile à distribuer que Didon, plus lyrique, moins tendu, presque plus banal. Rien de plus banal à l’opéra que la femme abandonnée ou trompée, même pour un rêve de gloire. À la Scala, Antonacci, reste après de nombreuses années de fréquentation du rôle de Cassandre, une torche vivante, une authentique héroïne tragique, prêtresse dédiée à la mort et à la ruine, qui vit intensément, presque de l’intérieur, la tragédie de la parole de vérité qui tombe dans le vide. Il faut pour cela une vraie bête de scène, avec son engagement, avec ses brisures, y compris vocales, une Herlitzius peut-être ?

Daniela Barcellona le 16 avril 2014
Daniela Barcellona le 16 avril 2014

Didon tranchait fortement : on pouvait espérer en Daniela Barcellona, irremplaçable héroïne rossinienne, une homogénéité et une rondeur vocales d’exception et une présence émouvante. Mais une diction française très problématique, une difficulté notable à rentrer dans la subtilité du rôle, une voix qui ne réussit pas à s’imposer, rendent la performance très décevante. À l’évidence, Didon n’est pas pour elle.
Car c’est bien Cassandre et Didon qui sont les pivots d’une représentation des Troyens, quelquefois distribuées à la même artiste, comme les deux faces d’un Janus féminin, d’un malheur féminin : la femme publique qu’on méprise et la femme privée qu’on abandonne.

Gregory Kunde le 16 avril 2014
Gregory Kunde le 16 avril 2014

Énée était Gregory Kunde dont les dernières prestations ne m’avaient pas convaincu. Je m’attendais donc à des difficultés. Et j’ai été agréablement surpris d’une remarquable prestation, qui alliait une élégance du style, une certaine vaillance, une vraie prise à l’aigu et une présence scénique indéniable. Des Énée vus ces dernières années (dont Brian Hymel, aujourd’hui le grand titulaire du rôle) c’est sans doute le plus mur, le plus intéressant, je dirai le plus intelligent. Je n’ai pas vu Alagna, dont tous disent qu’il est exceptionnel dans ce rôle…j’attends, et Alagna, et sans doute un jour Kaufmann. Mais pour l’instant, Gregory Kunde dont je n’attendais pas grand-chose a comblé mes espérances.
Les autres rôles sont plus épisodiques, mais exigent aussi une belle technique et une solide présence, notamment  la Anna de Maria Radner, plus habituée à Erda, qui a ici un vrai relief, Narbal (Giacomo Prestia), toujours exemplaire, et Panthée, confié à Alexandre Duhamel, qui se révèle à chaque apparition comme une des réelles promesses du chant français. Iopas est confié à Shalva Mukeria, ténor georgien spécialiste de bel canto qui donne au rôle une authentique présence vocale et scénique, et Hylas, l’autre ténor, confié à Paolo Fanale, un ténor lirico-leggero des plus en vue aujourd’hui qu’on commence à voir sur toutes les scènes italiennes et internationales. Son air en haut d’un mât est l’un des moments forts des Troyens à Carthage : jolie diction, technique bien maîtrisée, grande poésie, une prestation remarquée.

Antonio Pappano le 16 avril 2014
Antonio Pappano le 16 avril 2014

Antonio Pappano, qu’on a peu vu à la Scala sinon à l’occasion de concerts, signe son premier opéra dans le théâtre de Piermarini, un titre qu’il a dirigé à Covent Garden la saison précédente. L’orchestre, qui n’est pas toujours régulier, a bien suivi le chef, avec précision, avec un son mesuré, sans scories. L’orchestre de la Scala ne sonne pas toujours avec cette qualité.
On ne peut dire que Pappano ait une interprétation très personnelle qui renouvelle la vision de l’œuvre, mais le rapport fosse/plateau est très  équilibré, les voix ne sont jamais couvertes, et surtout il veille à ne pas donner du relief au clinquant, mais plutôt à l’épaisseur dramatique et à la dynamique. Il en résulte un travail vraiment exemplaire.

Le chœur dirigé par Bruno Casoni est remarquablement préparé, avec une vraie vibration notamment dans La Prise de Troie.
La mise en scène de David McVicar, qui va circuler entre Londres, la Scala, San Francisco et Vienne est un travail impressionnant par le décor monumental d’Es Devlin. C’est d’abord ce qui frappe. David Mc Vicar ne révolutionne pas la conception de l’œuvre et nous sommes aux antipodes du Regietheater, qu’outre-atlantique on appelle quelque fois de manière mal intentionnée eurotrash. Du point de vue des rapports entre les personnages, et des interactions, cela reste à la fois sage et traditionnel : gestes stéréotypés, attitudes convenues, disposition des foules habiles pour qu’elles fassent face au chef. C’est une mise en scène d’images, souvent frappantes, comme ce Cheval gigantesque oscillant, à la fois léger et énorme, qui écrase de sa grandeur le plateau.

La Prise de Troie © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
La Prise de Troie © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Deux ambiances très différentes : une ambiance noire, sombre, métallique, froide pour la Prise de Troie. Troie vue de l’extérieur, coursives, mur monumental, sentiment d’écrasement, et en même temps fragilité du dispositif qui s’ouvre pour laisser passer le Cheval en une entrée impressionnante, voire écrasante. Le spectateur est « hors les murs », il voit tout d’en bas, du dehors, il a le point de vue des grecs et ça, c’est assez bien imaginé..

Les Troyens à Carthage © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
Les Troyens à Carthage © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Dans Les Troyens à Carthage, on est dans les murs, à l’intérieur d’une ville lumineuse qui se construit (une grande maquette au centre),  ensoleillée, presque troglodytique qui rappelle les Sassi de Matera, couleur claire, ocre, peuple coloré alors qu’on baignait dans le noir et le deuil précédemment : cela commence dans le bonheur et la fête (Chœur Gloire à Didon). Évidemment, peu à peu, l’atmosphère s’obscurcit, la nuit envahit le plateau en de belles images d’ailleurs pour finir presque comme au premier acte avec une gigantesque statue au fond (Hannibal?). Une mise en scène qui prend en compte l’épos virgilien, grande geste, mouvement, foules, mais qui ne s’intéresse pas aux personnages, moins caractérisés. Ce sont des tableaux, des images, des grands arcs, on est vraiment dans le Grand Opéra, plein les mirettes et peu dans la tête. Et cette mise en place de contrastes nuit/jour, destruction/construction, noir/couleur, n’est pas désagréable. Voilà une Carthage qui va survivre à Didon, qui dominera grâce à Hannibal, mais qui finira comme Troie, car c’est bien connu, Carthago delenda est, mais cet avenir-là, aussi prophétique que le reste, n’est pas vraiment évoqué.

Un spectacle propre à séduire le public, pour les grandes salles et les grands espaces, qui privilégie la geste à l’émotion. On passe un très bon moment. [wpsr_facebook]

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OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2014-2015

La salle de Jean Nouvel
La salle de Jean Nouvel

Serge Dorny reste donc à Lyon.  En soi c’est une très bonne nouvelle. Pour lui c’est sans doute plus difficile. Après plus de 10 ans il est légitime d’aspirer à autre chose. La perspective de diriger un opéra historique comme celui de Dresde pouvait être d’autant plus intéressante que la programmation actuelle en est relativement médiocre si l’on excepte les quelques soirées dirigées par Christian Thielemann.  L’aventure mort-née laisse un goût amer. Et le retour à Lyon s’accompagne probablement d’un désir d’ailleurs : comment pourrait-il en être autrement ?
Le spectateur que je suis profitera donc néanmoins de ces prochains mois avec gourmandise. Serge Dorny propose une des programmations les plus complètes et les plus intelligentes d’Europe. En cela, il est le digne successeur de Jean-Pierre Brossmann. Combien de metteurs en scène, combien de chefs sont passés à Lyon avant de connaître une gloire internationale ?  Il suffit de penser à Kirill Petrenko ou à Kent Nagano.
Serge Dorny formé à l’école de Mortier a imposé un style,  une esthétique puisant largement dans l’école allemande ; ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Et le public lyonnais, depuis longtemps habitué à des œuvres sans concession, public formé à l’école de Planchon, de Chéreau,  un public qui va du TNP à l’opéra, de Villeurbanne à Lyon,  fait bon accueil à ces productions,  qui d’ailleurs ne sont pas toutes exceptionnelles et c’est bien normal, mais toujours d’un niveau plus qu’honorable au minimum.  Quel opéra en France peut se targuer d’accueillir Peter Stein, Olivier Py, François Girard, Christophe Honoré, Yoshi Oida, La Fura dels Baus, Ivo van Hove ou de faire découvrir David Bösch ou David Marton ?
L’an prochain,  dans une saison appelée « Au-delà du réel », nous reverrons La Fura dels Baus (Le Vaisseau fantôme),  Christophe Honoré (Pelléas et Mélisande), David Marton (Orphée et Eurydice) qui signa un si beau Capriccio, Olivier Py (reprise de Carmen), David Bösch qui crée à Lyon Simon Boccanegra au début de ce mois de juin proposera l’an prochain Les Stigmatisés de Schreker, une production très attendue. Pour la première fois, Stephan Herheim  présentera une production en France, sa Rusalka, déjà vue à Bruxelles et Barcelone, Martin Kušej (La Forza del Destino à Munich…) fera Idomeneo et Michel van der Aa créera à Lyon un opéra hyper technologique,   Le jardin englouti,  dans le cadre du festival désormais traditionnel dédié cette année aux jardins mystérieux.
Enfin, Jean Lacornerie, directeur du Théâtre de la Croix Rousse, élève et compagnon de route de Jacques Lassalle fera à la fois le musical de Broadway bien connu Le roi et moi de Rodgers et Hammerstein, et Roméo et Juliette de Boris Blacher, un compositeur peu connu, classé comme dégénéré par les nazis, spectacles tous deux présentés à La Croix Rousse.
Enfin comme chaque année en version de concert un opéra belcantiste de la première moitié du XIXème : Lyon commence un cycle Rossini avec la redoutable Semiramide dirigée par Evelino Pido’ avec Elena Mosuc.  Mais cette année, en plus, Joyce Di Donato,  prêtresse mondiale du bel canto notamment rossinien  ouvrira la saison par un concert exceptionnel le 22 septembre 2014.
Comme il se doit la programmation propose quelques grands standards, des œuvres du répertoire moins connues, des chefs-d’œuvre totalement ignorés dans des propositions scéniques qui excitent la curiosité:  l’opéra de Lyon reste l’un des meilleurs du monde pour l’innovation et le risque artistique.
Serge Dorny  réunit aussi les équipes musicales cohérentes, jeunes, qui reviennent souvent à l’opéra de Lyon,  et qui finissent par former une sorte de troupe ou tout du moins un groupe d’habitués.  C’est l’occasion d’entendre de belles voix encore protégées du star-system,  ou des chefs originaux , dynamiques,  dont on commence à entendre parler. Ainsi dans l’ordre chronologique découvrirons-nous :

– en octobre 2014, Le vaisseau fantôme  de Richard Wagner,  dans une production de Alex Ollé (La Fura dels Baus) qu’il se situe non dans le Nord mais dans le lointain Sud dans les cimetière de bateaux du Bangladesh,  restes rouillés de l’industrialisation occidentale.  Le chef en sera Kazushi Ono. Simon Neal ( qui a chanté Oedipe de Georges Enesco à Francfort cette année) sera le Hollandais,  Falk Struckmann Daland tandis que que Senta sera chantée par celle qui a stupéfié dans Erwartung, Magdalena Anna Hoffmann.

–En décembre 2014 et au tout début janvier 2015,  Rusalka, de Dvořák, dans l’étourdissante mise en scène du norvégien Stephan Herheim,   conte triste de la nymphe qui veut devenir mortelle et qui est victime de la méchanceté et de l’indifférence des hommes. La meilleure Rusalka du moment, Camilla Nylund, et le vaillant Dmitro Popov se partageront les principaux rôles tandis que Jezibaba sera interprétée par Janina Baechle. L’Orchestre est confié à Konstantin Chudovski, jeune chef russe qui commence a diriger partout en Europe.

–en décembre 2014 toujours mais au théâtre de la Croix-Rousse, Jean Lacornerie dans le cadre des spectacles jeune public présente et met en scène Le Roi et Moi de Rodgers et Hammerstein, le fameux music-hall de Broadway,  dirigé par Karine Locatelli.

–En janvier-février 2015,  Martin Kušej proposera Idomeneo de Mozart, dirigé par Gérard Korsten, bon chef pour ce répertoire, avec une jolie distribution Lothar Odinius, Kate Aldrich, Elena Galitskaya, et Maria Bengtsson (dans Elettra).

–En février-mars 2015 au théâtre de la Croix-Rousse Roméo et Juliette, de Boris Blacher, mis en scène de Jean Lacornerie et dirigé par Philippe Forget par le studio de l’Opéra de Lyon,  occasion de découvrir un compositeur peu connu qui fut  le maître de Gottfried von Einem ou d’Aribert Reimann.

– Du 13 au 29 mars 2015, le Festival annuel dédié cette année aux Jardins mystérieux avec trois opéras,  un opéra du répertoire,  un opéra jadis classé dans les dégénérés et qui revient sur les scènes désormais relativement régulièrement et une création.

  • Les Stigmatisés (Die Gezeichneten) de Franz Schreker (1918),  À voir absolument  dans une mise en scène de David Bösch dirigé par le jeune et talentueux Alejo Perez, et avec une belle distribution, Charles Workman, Magdalena Anna Hoffmann, Simon Neal, Markus Marquardt.
  • Orphée et Eurydice de Gluck,  mise en scène de David Marton,  dans la version de Vienne dirigée par Enrico Onofri, spécialiste du baroque et compagnon de route du Giardino Armonico et de Giovanni Antonini, avec un Orphée masculin, Christopher Ainslie (et son double Franz Mazura, qui aura alors 91 ans) et Elena Galitskaya en Eurydice.
  • Le jardin englouti de Michel Van der Aa, présenté au TNP de Villeurbanne en coproduction avec l’English National Opera et le Toronto Festival of Arts and Culture, dirigé par Etienne Siebens, qui travaille avec Michel van der Aa et participe à de nombreux projets contemporains, avec notamment Roderick Williams , Katherine Manley et Claron McFadden. Un opéra phénomène, réel, virtuel, digital

–fin avril et mai 2015 : reprise de Carmen dans la mise en scène discutée d’Olivier Py, et avec une tout autre distribution, sans doute meilleure que la première série, Kate Aldrich (Carmen), Arturo Chacon-Cruz,  qui fut Werther À Lyon dans la mise en scène de Rolando Villazon,  Jean-Sébastien Bou dans Escamillo (Claude l’an dernier) et Sophie Marin-Degor dans Micaela. L’orchestre sera dirigé par Riccardo Minasi , spécialiste du répertoire baroque qui succède au pupitre à un autre spécialiste du baroque, Stefano Montanari.

–en juin dernier opéra de la saison,  last but not least, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy,  dans une mise en scène très attendue de Christophe Honoré qui fait un lien entre Mélisande et Phèdre,  dans une intéressante distribution réunissant Bernard Richter, Hélène Guilmette, Sylvie Brunet-Grupposo, Vincent Le Texier et Jérôme Varnier, dirigé par Kazushi Ono.

Voilà une saison au total très stimulante,  qui excite la curiosité et va élargir la connaissance du répertoire. Face à une saison de l’Opéra de Paris particulièrement terne, le seul conseil qu’on puisse donner aux parisiens est de prendre un abonnement TGV et  un abonnement à l’Opéra de Lyon, car pas une production n’est à négliger. Dresde a beaucoup perdu et, pour cette année encore,  Lyon reste gagnant. [wpsr_facebook]

TEATRO REAL MADRID 2013-2014: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 25 MAI 2014 (Dir.mus: Sylvain CAMBRELING; Ms en scène Christoph MARTHALER)

Acte I © Javier del Real
Acte I © Javier del Real

Sur le site d’Arte la représentation du 21 mai : http://concert.arte.tv/fr/les-contes-dhoffmann-mis-en-scene-par-christoph-marthaler

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Après La Vie parisienne à la Volksbühne de Berlin où Gérard Mortier m’avait (bien heureusement) entraîné, après La Grande Duchesse de Gerolstein désenchantée et déconstruite de Bâle (déjà avec Anne-Sofie von Otter), je tenais à voir ces Contes d’Hoffmann mis en scène par Christoph Marthaler, voulus par Mortier, ultime trace de son travail de directeur artistique, auquel je voulais ainsi rendre hommage.
Christoph Marthaler ne laisse jamais indifférent : de grandes réussites comme Katia Kabanova (Salzbourg, puis Paris), Wozzeck (Paris) ou au théâtre les sublimes Légendes de la Forêt viennoise de Horvath à la Volksbühne, ou même Tristan und Isolde à Bayreuth, production discutée, mais aujourd’hui considérée comme une mise en scène de référence (voir la manière dont Graham Vick s’en est inspiré dans sa production berlinoise), d’autres mises en scènes honnies, considérées comme un viol de la tradition et de l’œuvre (La Traviata à Paris, ou viol parmi les viols, Le nozze di Figaro à Salzbourg et Paris). Le monde vu par Marthaler est profondément mélancolique, et sa puissance poétique naît d’une conscience nostalgique de la fin, avec une utilisation du burlesque un peu désespéré qui rappelle Chaplin.
Ces Contes d’Hoffmann ne font pas exception, d’autant que les problèmes d’édition de l’œuvre (trois ou quatre éditions maîtresses Choudens, Oeser, Kaye – et Keck, et pleines de variations – on découvre régulièrement çà et là des bribes de partitions) permettent des libertés et des adaptations que Christoph Marthaler et Sylvain Cambreling se sont permises puisque le programme indique « Nouvelle version de Sylvain Cambreling et Christoph Marthaler pour la nouvelle production du Teatro Real ». Il reste que le travail n’a rien à voir avec l’opération chirurgicale subie par la Grande Duchesse de Gerolstein à Bâle.

Le bar du Circulo Bellas Artes
Le bar du Circulo Bellas Artes

C’est bien l’histoire à laquelle on est habitué, inscrite dans un décor unique, reproduisant le cercle des Beaux Arts CasaEuropa, un bâtiment très connu des madrilènes pour son bar panoramique au centre duquel gît une statue de nymphe endormie (reproduite sur scène, mais vivante) et pour les manifestations culturelles qui y sont organisées (voir leur site : http://www.circulobellasartes.com) . Lieu de création, lieu d’apprentissage avec ses ateliers, lieu de manifestations culturelles, lieu de détente, concerts, expositions, conférences.

Acte I © Javier del Real
Acte I © Javier del Real

Le décor d’Anna Viebrock reconstitue une sorte d’espace syncrétique, bar, atelier, salle de spectacle, qui peu à peu se transforme (salle de billard au troisième acte) au gré de l’ambiance de chaque acte. En installant la mise en scène dans cet espace dédié à l’art à la création et donc à l’inspiration, Christoph Marthaler  installe le lien direct avec la thématique de l’œuvre d’Offenbach, qui est justement l’assèchement de l’inspiration. Il fait le choix d’effacer toute la fantasmagorie qui accompagne habituellement  l’œuvre. Pas de magie, pas de maléfices, pas de mystère non plus, mais une espèce de dessèchement qui provoque un sentiment de malaise et d’angoisse même avec les habituelles fantaisies burlesques chères à Marthaler :  corps disloqués,  serveurs qui s’écroulent,  chœur écarté du jeu et simple spectateur,  traversée de personnages divers, visiteurs hébétés sous la conduite d’un guide dont le nombre augmente à chaque entrée, utilisation d’une télécommande capricieuse, modèles nus changeant toutes les trois minutes posant pour deux dessinateurs,  muse vieillie, vagabonde qui boit, qui danse, et qui finalement renonce à s’habiller en Nicklausse.   Le même espace s’adapte à chaque acte.

Anne-Sofie von Otter, la Muse © Javier del Real
Anne-Sofie von Otter, la Muse © Javier del Real

Dès le prologue on nous prépare à l’acte d’Olympia en voyant Spalanzani transporter  des membres,  essayer d’attirer une jeune fille qui se défend dans sa salle d’expériences et l’on comprend que Spalanzani ne fait pas un automate mais bien plutôt un être reconstitué à la manière du monstre de Frankenstein,  d’où la conservation d’Olympia dans une sorte de frigidaire.
À chaque acte aussi,  la figure maléfique de Lindorf, Dappertutto, Coppelius, Miracle devient une image diversifiée du mal vêtue de cuir noir : une surveste d’employé de la Stasi au premier acte,  un manteau de cuir de gestapiste au deuxième, et un blouson de cuir de souteneur au troisième.  Marthaler utilise ainsi les lieux communs du film noir de série B et les images inscrites dans notre musée personnel du cinéma.
L’acte d’Antonia est particulièrement bien réglé.  Espace vidé, laissant au centre l’agrès  où se tenaient les modèles au prologue,  qui ressemble étrangement à un gibet, et  l’estrade sur lequel ces modèles posaient devenu une manière d’échafaud : c’est bien de mort qu’on va nous parler.  Dans cet espace vidé, Crespel va rester écroulé au milieu de ses violons démontés (la mort de la musique, la recherche de l’âme),  Hoffmann et Frantz tournent inlassablement autour de la salle dans un mouvement perpétuel qui finit par prendre à la gorge. Au fond, de dos, lisant un magazine celle qui sera la mère d’Antonia, figure rigide inquiétante. Cette mise à mort programmée de la jeune fille est mise à mort par le chant,  mise à mort par l’opéra : Antonia monte sur l’échafaud pour chanter ses dernières notes. Il n’y a rien d’anecdotique, il n’y a là  que lecture épurée qui rencontre d’ailleurs un grand succès auprès du public.

Acte IV © Javier del Real
Acte IV © Javier del Real

L’acte de Giulietta se passe dans la même salle transformée en salle de billard,  sous une table des corps entremêlés ,sur une table la muse, sur l’autre Giulietta affalée qui chantent une barcarolle qui n’a plus rien de la romantique Venise mais plutôt d’un lieu glauque où se traitent des trafics louches : Schlemil est un vagabond,  Hoffmann une ruine humaine,  les corps enlacés qui se délient des sortes d’animaux sans forme,  pendant que défilent  sur les côtés les modèles entrevus au premier acte et une silhouette vêtue de noir : la Stella du dernier acte.
Justement le dernier acte qui dans toutes les versions d’Offenbach est l’acte de la désillusion et de l’échec, l’acte de l’abandon est ici un moment très fort notamment grâce à l’extraordinaire Anne-Sofie von Otter et au duo avec Hoffmann,  mais Marthaler et le chef Sylvain Cambreling ont choisi de faire dire à Stella (l’actrice Altea Garrido) un extrait d’un texte de Fernando Pessoa Ultimatum remontant à la fin de la première guerre mondiale qui demande le renvoi des classes dirigeantes, politiques et intellectuelles appelant des hommes capables de construire enfin une grande Europe du futur.  Poème qui sonnait étrangement en ce jour d’élections européennes aux résultats que l’on sait. La vision de Marthaler est particulièrement pessimiste, fin de l’inspiration, fin de la culture, fin de l’humanisme,  et quelque part fin de la musique.  Marthaler souligne ainsi que l’histoire des Contes d’Hoffmann est une histoire noire,  alors que cette noirceur est dans la plupart des productions atténuée par la fantasmagorie qui nous éloigne de l’effet de réel si inquiétant ici.

Acte II © Javier del Real
Acte II © Javier del Real

À cette interprétation très dépouillée et épurée,  qui, loin de déconstruire propose pour l’œuvre un sens qu’on ne lui connaissait pas, correspond une direction musicale surprenante de la part de Sylvain Cambreling.  Ce chef peu apprécié à Paris,  injustement traité par la pseudo-compétence d’un certain public, a enregistré Les Contes d’Hoffmann dans la version Oeser  en 1988,  il en propose une version qui a l’instar de l’interprétation de Marthaler,  évacue tout brillant, tout clinquant,  contient le son, retient le volume,  et met en valeur des phrases musicales qui renvoient aux grands auteurs du romantisme musical allemand.  L’édition choisie est la version Oeser avec quelques libertés, gardant la version traditionnelle de « Scintille diamant » qui est de Raoul Gunsbourg et André Bloch, tout comme le septuor avec chœur que Cambreling évacue sans doute parce que la pièce est trop brillante. Il en résulte une certaine sécheresse, voire quelque brutalité,  une couleur sombre, d’où toute démagogie est absente, ces Contes d’Hoffmann en deviennent des contes cruels.  Dans cette entreprise, l’orchestre le suit,  avec précision, avec exactitude, avec clarté.  Une lecture  très intellectualisante au bon sens du terme  de l’œuvre d’Offenbach à laquelle personne ne nous a jamais habitués,  ou peut-être à laquelle personne n’a jamais pensé. Une lecture compacte,  cohérente,  grise au service d’une vision construite en commun avec le metteur en scène : un authentique travail de recréation. Une vision musicale neuve.
C’est du côté de la distribution vocale que les choses semblent moins abouties. Gérard Mortier  à qui la presse espagnole reprochait des choix discutables au niveau des voix,  répondait qu’il construisait les distributions avec les moyens qu’on lui donnait.
Il reste que l’ensemble de la compagnie est honorable sans être exceptionnelle.

Acte II Olympa (Ana Durlovski) © Javier del Real
Acte II Olympa (Ana Durlovski) © Javier del Real

Du côté féminin,  la poupée Olympia d’Ana Durlovski, vêtue en petite-fille timide et introvertie par Anna Viebrock,  réussit à dominer les acrobaties du rôle, avec une jolie technique sans toutefois nous charmer par un timbre qui reste ingrat et quelquefois métallique.  La prestation reste néanmoins très honorable. La canadienne Measha Brueggergosman (Antonia et Giulietta), qui est une belle actrice engagée en revanche a plus de difficultés notamment dans le rôle d’Antonia : quelque grave,  un registre central acceptable mais qui se resserre à l’aigu.  L’aigu  ne sort pas,  n’est pas projeté,  au point que je me suis demandé si ce soprano lyrique n’était pas un mezzo contrarié,  d’autant que dans Giulietta,  plus sombre,  la voix s’en sort mieux,  même si elle reste matte, sans éclat, et sans présence.  C’est d’autant plus regrettable qu’elle est douée d’une très belle présence scénique.
Alors qu’en général c’est un rôle sacrifié, la mère de Lani Poulson est apparue présente avec un timbre agréable qui tranchait avec celui d’Antonia.

Anne-Sofie von Otter (La muse) © Javier del Real
Anne-Sofie von Otter (La muse) © Javier del Real

Anne-Sofie von Otter n’a plus la puissance de la voix d’antan les graves sont détimbrés voire inaudibles, le médium a des éclipses,  et l’aigu reste assuré.  Mais c’est elle qui remporte le plus grand succès de la distribution. Et ce n’est que justice. Avec les moyens dont elle dispose, avec une voix qui a perdu de son bronze, mais avec une diction et un sens du phrasé exceptionnels,  une intelligence du texte prodigieuse,  et un engagement dans l’interprétation du personnage qui en fait le centre de l’ensemble de la distribution, Anne-Sofie von Otter signe les deux plus grands moments de la soirée, son air du troisième acte (Vois sous l’archet frémissant), et son air final (On est grand par l’amour et plus grand par les pleurs) du cinquième acte-épilogue.  L’artiste fait passer un souffle, une sensibilité, une intensité qui laissent une trace profonde : ces moments sont comme suspendus, l’action s’arrête, laissent place à la pure poésie et à l’émotion.
Du côté masculin, la situation est, elle aussi, contrastée.  De bonnes prestations des rôles de complément, notamment Christoph Homberger dans Andrès,  Cochenille, Frantz, Pitichinaccio.  La voix n’est pas immense,  mais le chant est appliqué et expressif,  même si on a entendu plus caractérisé  dans l’air de la méthode du troisième acte.  Le vétéran Jean-Philippe Lafont est à la fois Luther et Crespel. Il a paradoxalement plus de difficultés dans le rôle épisodique de Luther au premier et au dernier acte,  que dans celui de Crespel qu’il caractérise avec ce professionnalisme dû à sa longue fréquentation des scènes et qui reste empreint de dramatisme,  avec une voix encore bien présente. Graham Valentine dans Spalanzani gène par une voix à l’étrange accent, un timbre assez ingrat, mais qui peut contribuer à servir le personnage particulièrement abject. Gerardo Lopez (Nathanaël) garde un fort accent en chantant en français.
Vito Priante est un baryton-basse bien connu désormais pour ses interprétations de Mozart (Figaro) et de Rossini. Il est plus inattendu de le rencontrer dans un rôle réservé à des basses plus profondes. La voix manque justement de profondeur et d’éclat,  et surtout a des problèmes de projection. Il ne s’impose pas par la voix mais compose un personnage intéressant puisque Christoph Marthaler lui faire endosser diverses figures négatives (Stasi Gestapo mais aussi mafia) en utilisant une veste de cuir noir déclinée en diverses variations auxquelles les films nous ont habitués. Mais ce rôle ne sert pas sa carrière qui devient intéressante par ailleurs, même si son côté sans éclat sert le dessein de la mise en scène et de la direction musicale.

Eric Cutler © Javier del Real
Eric Cutler © Javier del Real

Eric Cutler est Hoffmann.  En bon chanteur américain,  il est doué d’une impeccable diction,  d’un phrasé exemplaire,  et d’une technique solide. Il s’installe peu à peu dans le personnage scéniquement et vocalement, mais à mesure que la voix s’échauffe elle prend de l’assurance et les parties les plus dramatiques sont assurées avec un beau style,  une belle assurance à l’aigu, même si la voix reste claire et manque quelquefois de puissance.  J’avais remarqué ce chanteur notamment dans Erik (Georg) du Vaisseau fantôme dans la version présentée à Genève cet automne ; il confirme la bonne impression que j’avais de lui dans un rôle autrement plus exigeant. Il se plie à la mise en scène avec engagement. C’est un bon Hoffmann.
C’est la troisième production des contes d’Hoffmann à laquelle j’assiste cette saison, et c’est sans doute la plus novatrice et sûrement la plus inattendue. La mélancolie du monde de Marthaler est plus accentuée ici ; on y retrouve bien sûr ses silhouettes si caractéristiques, on y retrouve un univers rempli de références historiques cinématographiques ou géographiques.

Anne-Sofie von Otter © Javier del Real
Anne-Sofie von Otter © Javier del Real

Mais ce qui emporte la conviction c’est le travail étroit conduit par metteur en scène et chef pour proposer un univers commun, c’est la direction résolue prise par le chef pour atténuer tout ce que la musique pourrait avoir d’éclatant ou de racoleur. Enfin on gardera de ce spectacle la silhouette vagabonde d’Anne-Sofie von Otter,  une muse à rebours,  à l’opposé de celle, si fraîche si jeune de Munich (Kate Lindsey), muse revenue de tout qui fait penser par certains côtés à Jiminy Cricket, compagne d’un être qui se fissure dans un monde qui s’écroule. [wpsr_facebook]

Saluts, le 25 mai 2014
Saluts, le 25 mai 2014

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 21 MAI 2014 (Dir.mus: ESA-PEKKA SALONEN; Ms en scène Patrice CHÉREAU)

Le dispositif scénique
Le dispositif scénique

Pour une étude plus détaillée du spectacle on se reportera à l’article écrit sur cette Elektra à Aix-en-Provence
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Patrice Chéreau a dû, de là-haut, être agacé, lui qui détestait le théâtre-conservatoire. Il n’aimait pas le théâtre de répertoire à l’allemande qui reprend pendant des années des spectacles en l’absence du metteur en scène ; il veillait au contraire à retravailler à chaque fois sa mise en scène, et assister à chaque représentation. Il a rarement dérogé. Je me souviens lors du Ring à Bayreuth qu’il était là pratiquement tout le mois, et qu’il saluait chaque soir le public dont il recevait des hommages contrastés (un ami vient de me faire parvenir des huées terribles extraites du Ring 76), comme j’ai pu le constater au moins en 1977 et 1978 (après ce fut plus calme) : tracts, hurlements dans la salle étaient le lot de ce Ring.

Mais Chéreau était là, il lui arrivait même de travailler à des raccords pendant les entractes.
Que ce soit pour du théâtre ou pour de l’opéra, il tenait à être présent chaque soir. Car le théâtre est chose vivante, fluctuante, diverse, et la notion même de répertoire qui « conserve » une mise en scène était pour lui une hérésie. Une mise en scène est une œuvre d’art certes, mais éphémère, succession d’instants éternels, de poursuite d’instants qui fuient. Je l’ai déjà écrit dans ce blog : je n’ai jamais pleinement vécu Götterdämmerung dans la mise en scène de Chéreau, car je me disais sans cesse, cela va finirje ne verrai plus le rocherje ne verrai plus le quai du Rhin… je ne verrai plus… et l’immolation de Brünnhilde était à la fois une merveille et un déchirement. Aucun autre spectacle, de ma vie, ne m’a fait un tel effet émotionnel, ne m’a donné cette urgence. Alors certes, je regarde encore souvent la vidéo – qui est magnifique- , mais à l’écran se superpose le souvenir de la salle, du cœur qui bat, des émotions indicibles, et l’écran finit par s’effacer pour retrouver le Temps d’alors, chaque vision de ce Ring est pour moi le Temps retrouvé.
Je comprends cette position du metteur en scène, qui ne peut accepter qu’une mise en scène soit reprise sans celui qui l’a signée. Il y eut des velléités à Paris d’acheter son Ring, ou de reprendre après plusieurs années sa Lulu : entreprises étrangères à l’éthique artistique de Patrice Chéreau.
Reprendre un spectacle qu’il a signé en son absence, et pour cause hélas, est un acte qu’il aurait sûrement désapprouvé, à l’encontre de sa conception du théâtre, qui est vie, et non mort. Du théâtre conservé sous verre, c’est tout sauf du Chéreau.
Nous avons donc vu un spectacle d’après Patrice Chéreau, mais non de Patrice Chéreau, car il aurait sûrement – et ceux qui participent à l’entreprise et le connaissent le savent bien – changé des choses, transformé des mouvements, repris des moments, bref, il aurait fait du vivant, chaque représentation étant une étape vers LA représentation.
J’ai donc mes doutes quant à la pérennité de cette production, prévue au MET,  à Helsinki, à Berlin et à Barcelone. Dans d’autres distributions et peut-être avec d’autres chefs. Que restera-t-il de la démarche primitive, de l’original ? Une copie finit par se dégrader, forcément, ou bien elle perdra son âme et deviendra un cadre évocateur, un faire-part en 3D, mais sûrement pas un travail théâtral comme Chéreau le concevait, à savoir une œuvre. Ce sera un opéra où on verra Stemme, ou une autre, mais où l’on ne viendra plus pour Chéreau, sinon pour en sentir quelques fugaces traces.
À Milan, avec le même chef et la même distribution (sauf pour Orest), à quelques mois de distance, on peut comprendre la démarche, car chacun des protagonistes a en tête le souvenir du travail effectué, et la volonté dans le cœur de satisfaire à ce qu’ils pensent tous que Patrice Chéreau aurait voulu. Il y a sans contexte un lien profond de Chéreau et de ses artistes, qu’ils soient chanteurs ou acteurs (sauf quelques exceptions) et ce lien-là, tous les protagonistes de ce soir l’avaient.
Chéreau sans Chéreau (et presque contre ce que Chéreau a toujours affirmé), comme les concerts en hommage à Abbado à podium vide, c’est l’insupportable affichage de l’absence. Mais en même temps le signe que the show must go on.
Je serais bien hypocrite de me plaindre plus avant de cette reprise d’Elektra : j’étais évidemment ravi d’être ce mercredi à Milan, ravi de revoir cette œuvre chérie entre toutes, ravi de voir le spectacle triompher d’une manière indescriptible et rare pour Milan, ravi de penser intensément à celui qui m’a fait comprendre ce qu’était le théâtre et aimer l’art de la mise en scène.

Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d'Aix en Provence
Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d’Aix en Provence

Ce qui frappe, à revoir ce travail, et à entendre les commentaires, c’est que Chéreau n’est pas statufié : on aurait pu attendre un accueil de ce travail unanime dans l’éloge. Ce fut un peu le cas à Aix où tout le monde a crié au miracle. Ce cri universel au génie est trop universel justement pour être honnête : il fallait être serré autour du génie et toute entreprise critique était irrémédiablement vouée au haussement d’épaules. Il y a donc eu de nombreuses critiques a-critiques.
Il est heureux d’entendre des voix discordantes, y compris cette fois à la Scala, où le point de vue de Chéreau, qui est de traiter les relations entre les personnages en y cherchant non la monstruosité, mais l’humanité, reste discuté. Certains regrettent les monstres vaguement expressionnistes, le côté un peu « Secession » de l’œuvre, avec un style un peu plus décadent et « fin de siècle » (même si Elektra est créé en 1909) une Elektra rendue à la Vienne d’Hoffmannsthal et enlevée à la Mycènes de Sophocle.
C’est surtout  la manière dont Chéreau traite Clytemnestre qui divise : certains regrettent de ne pas entendre le rire sardonique de la reine lorsqu’elle quitte la scène en apprenant la mort d’Oreste, ils regrettent l’absence du monstre et la trop grande proximité Clytemnestre/Elektra. Pourtant, le beau film de Götz Friedrich (Böhm et Rysanek) est tourné à Mycènes, lieu de tragédie par excellence et non lieu d’un drame. Pourtant, pour avoir un jour, il y a longtemps osé écouter au walkman puis au magnétocassette à plein volume l’opéra de Strauss, assis sur une pierre d’une Mycènes désertée au coucher du soleil de mars, avec la complicité tacite de gardiens complaisants, je peux garantir que les choses vont très bien ensemble.
Certains autres regrettent le choix du Théâtre,  de l’affirmation du Théâtre, au détriment, disent-ils, de l’Opéra. Et pourtant, ce fut toujours le choix de Chéreau à l’Opéra, derrière Offenbach, je cherche Hoffmann disait-il en montant les Contes d’Hoffmann, un opéra où l’on ne l’attendait guère, et où il signa un travail de référence. Chercher le théâtre et faire travailler les chanteurs comme une troupe d’acteurs, ce fut toujours son objectif et sa méthode. Alors effectivement, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, il y a une troupe, compacte, serrée autour de l’œuvre et du metteur en scène.
Ce qui peut-être gêne certains spectateurs plus jeunes, c’est aussi que ce théâtre-là refuse les modes du jour, la vidéo et tous les effets numériques. Ce théâtre là, c’est du dur : un théâtre peut-être dépassé pour certains parce que l’espace théâtral est fait d’un décor essentiel, d’éclairages et de personnages, comme en 1960, comme en 1970, comme en 1980. Les premières vraies tentatives vidéo remontent à la fin des années 1980 (notamment Guglielmo Tell de Luca Ronconi à la Scala, où l’on découvrit une vidéo déjà fonctionnelle.).
Un théâtre où les rapports entre les personnages, où les gestes, où les mouvements discrètement chorégraphiés donnent au corps une fonction essentielle, ce qui fut toujours le cas chez Chéreau, gestes, embrassements, corps serrés, corps en lutte, corps qui s’observent ou se cherchent : par exemple, un instant, un instant seulement, dans le même axe Mazura debout, Orest à genoux sur l’estrade de l’entrée du palais et Elektra à genoux dans la cour. Par exemple le travail silencieux des servantes, avec le bruit obsédant du balai pendant les longues minutes initiales, dans cette cour fermée vite étouffante, si étouffante que dès qu’éclate le premier accord, les portes s’ouvrent, des groupes entrent et passent, et ça bouge, et ça soulage, et ça respire. Quelle merveilleuse métonymie de la Tragédie et étouffante et tendue et silencieuse qui mûrit jusqu’à l’explosion de la crise tragique, en quelque sorte sa libération : ici l’entrée en musique libère, on va pouvoir haleter tranquille jusqu’à la transe finale.
Plus encore qu’à Aix, j’ai observé les éclairages qui , comme le décor de Peduzzi d’ailleurs, varient très subtilement selon les moments du jour et qui scandent les différentes étapes, j’ai aussi été plus marqué par la clarté du décor : le jour a vraiment une grande importance dans un opéra qu’on a l’habitude d’associer à la nuit.
Et puis, à la Scala, le rapport scène-salle et le volume même de la salle donnent vraiment une autre allure au drame, sans l’impression de proximité que donnait Aix : ici le drame est plus lointain, et en même temps donc plus mythique, il y a une respiration implicite qui n’existait pas à Aix, mais une respiration qui est elle aussi tension, mais une autre tension, presque plus tragique, plus monumentale.
D’ailleurs les choses sont musicalement de très haute qualité, mais différentes d’Aix, l’orchestre est plus clair, plus lisible, le volume presque plus développé, la tension musicale presque plus affirmée, la dynamique plus grande, et la violence aussi. Ce qui m’a frappé et qui m’avait moins frappé à Aix c’est que Salonen, comme Abbado d’ailleurs, fait ressortir les avancées musicales qui tirent vers l’Ecole de Vienne et notamment Berg. Si la Vienne de Hoffmansthal est moins interpellée, celle de la musique l’est par une interprétation résolument ancrée dans le XXème siècle et dans les innovations musicales et les chemins nouveaux que marquent la période. Salonen remporte un très grand triomphe, mérité, car, plus sans doute que ses derniers Gurrelieder à Paris, que je trouve (à l’écoute radio cependant) plus formels et plus extérieurs, plus spectaculaires en volume qu’en épaisseur, j’ai trouvé que cette Elektra avait du sens, du sens dramatique et du sens musical. L’orchestre nous disait le bouillonnement interne des êtres qui se cherchaient sur le plateau, il nous commentait ce que le texte ne disait pas toujours, ce que les corps pouvaient esquisser. La scène de la reconnaissance d’Oreste, la plus lyrique de la partition, est à ce titre dirigée d’une main à la fois aérienne et retenue, tendue et offerte, tendre et violente à la fois. Extraordinaire.
Que dire des chanteurs qui n’ait pas été dit à Aix ? Encore plus peut-être qu’à Aix, Evelyn Herlitzius rentre dans le personnage voulu par Chéreau, avec sa soif d’existence, de violence, de vengeance et d’amour : son entrée en scène de SDF avec son sac de couchage ou sa couverture à la main, qui part se laver sous son recoin, comme une purification avant l’entrée en jeu, est stupéfiante de justesse. Chaque geste est à la fois calculé et précis et semble spontané, et la voix stupéfie par le volume, l’expansion, la présence, un timbre métallique et en même temps chaud, une déchirure palpable : anthologique.
Adrianne Pieczonka est d’une humanité confondante : j’ai plus apprécié l’espèce de retrait qu’on entend dans cette manière de chanter, comme pour marquer la différence, comme pour ne pas être le monstre, comme pour être plus faible et donc plus humain. Et dans la scène finale, elle est impressionnante, plus impressionnante qu’à Aix. Waltraud Meier est égale à elle-même, plus en voix peut-être qu’à Aix, mais avec toujours cette ligne de chant presque neutre, sans colorer excessivement sans en faire un monstre grimaçant, mais une femme perdue, isolée, cherchant comme sa fille un signe d’amour, paralysée par l’angoisse, et plus frappée de stupeur que joyeuse à la fin de sa scène, lorsqu’elle apprend la mort d’Oreste.

René Pape en répétition
René Pape en répétition

Un seul changement, mais de taille, René Pape succédait à Mikhaïl Petrenko dans Orest. À la voix jeune et un peu en retrait de la basse russe, succédait la voix mûre, profonde, obscure et claire à la fois, avec sa diction parfaite qui émet le texte et le fait s’expanser. Quel Orest ! quelle présence ! Avec une grande économie de gestes, avec une retenue tendue, René Pape est l’artisan de l’extrême tension de la scène avec Elektra, suivie par l’extraordinaire tendresse du rapport presque incestueux qui s’installe. Prodigieux.

Saluons encore une fois les plus anciens, Donald Mc Intyre et Franz Mazura, silhouettes légendaires (Mazura a 90 ans cette année), figures omniprésentes et presque toujours silencieuses, sorte de chœur muet, et Roberta Alexander, émouvante cinquième servante en qui Chéreau a voulu voir une nourrice. Et alors tout prend sens : le chœur des servantes, les vieux serviteurs, ceux qui ont suivi et vécu l’histoire en la subissant, et le serviteur d’Oreste,  qui a nourri comme son maître la haine et qui donc participe au meurtre en tuant Egisthe, quelle belle idée! Les uns ont subi et observé, les autres ont agi.
Quelle affaire!  Combien d’amis italiens m’ont dit avoir mis du temps à se remettre de cette explosion phénoménale.
C’est un travail collectif, d’une troupe résolue et serrée autour de la fidélité au grand maître disparu, et c’est ce qui fait sa force : un dynamisme et un engagement de tous qui frappent et qui donnent peut-être plus de force encore à ce spectacle milanais qu’à Aix…À moins que ma sensibilité et mes émotions ne me poussent à ressentir encore plus cette Elektra scaligère que l’Elektra aixoise. Effet Scala ? Effet de ces lieux où quand tout est réuni, le souffle de l’epos et de l’esprit soufflent ? Allez-y en tous cas, c’est jusqu’au 10 juin, un de ces moments à ne manquer sous aucun prétexte, une de ces flaques d’éternité dont on aimerait être encore longtemps éclaboussé.[wpsr_facebook]

L'ensemble des chanteurs et du chef  le 21 mai 2014
L’ensemble des chanteurs et du chef le 21 mai 2014

DEUTSCHE OPER BERLIN 2013-2014: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 18 MAI 2014 (Dir.mus: Donald RUNNICLES; Ms en scène: Graham VICK) avec Nina STEMME et Stephen GOULD.

Acte II(en 2011) © Matthias Horn
Acte II(en 2011) © Matthias Horn

 

Tels Alberich et Wotan rodant autour de l’antre de Fafner au 2ème acte de Siegfried, beaucoup de français wagnériens se sont retrouvés à Berlin en ce dimanche 18 mai pour un Tristan und Isolde alléchant affiché à la Deutsche Oper : Nina Stemme, Stephen Gould, Donald Runnicles dans la reprise du Tristan de 2011 mis en scène par Graham Vick, cela vous donne des ailes pour accourir humer l’air berlinois. Mais l’air berlinois joue quelquefois des tours, comme cette fois-ci à Nina Stemme, qui a fait annoncer devant la salle désolée qu’elle avait pris froid, qu’elle allait chanter sans savoir si elle terminerait, puisqu’une Isolde de substitution était en route. Le même porteur de mauvaises nouvelles annonça que pour une raison technique inexpliquée, une partie du décor (une lampe immense se balançant au dessus de Tristan et Isolde) n’avait pas pu être mise en place…Il y a des jours néfastes. Après ce prélude qui avait quelque peu refroidi notre attente, on commença d’entendre le fameux accord initial… La mise en scène de Graham Vick est, dirait-on, moderne : le couple ne boit pas le philtre mais se pique à l’héroïne, il nous est lourdement asséné qu’Eros et Thanatos vont ensemble : couple nu qui apparaît à l’acte II (Adam et Eve ? Si c’est le cas, Adam va passer une partie du temps à creuser sa tombe), femme enceinte qui surgit périodiquement, bébé apporté à Isolde : le cycle de vie va de conserve avec le cycle d’amour et surtout présence obsessionnelle d’un cercueil au milieu du décor, un décor de Paul Brown représentant une sorte d’immense salon d’une maison dans le style de Frank Lloyd Wright, mur percé de portes et de baies vitrées qui change de position selon les actes, revu années 50, à cause des meubles, divan, fauteuils, chaises et table métalliques sur lequel débouchent des portes donnant vers salle de bains ou chambres, ou réduit dans lequel loge Kurwenal derrière un comptoir.

Acte I (2011) © Matthias Horn
Acte I (2011) © Matthias Horn

Le cercueil au milieu fait table de salon au premier acte, sorte d’armoire au second (au salon se sont ajoutés deux sortes de Menhirs entourant une tombe que l’Adam du coin, nu comme un ver, est en train de creuser, comme je l’ai écrit plus haut). Une grande baie vitrée sépare deux mondes qui au troisième acte sont monde des vivants au premier plan et des morts au second plan: Tristan sort appeler Isolde…et en passant ce seuil, il est donc mort. Quant aux morts, ce sont des silhouettes multiples qui traversent l’espace dans une brume bienvenue. Je n’ose dire un fatras, mais il y a beaucoup d’objets et de petits détails qui envahissent la scène sans grande utilité, sinon  celle de disperser l’attention, et au milieu de cette abondance de biens nuisible, une idée intéressante : la marque du temps; d’acte en acte les héros vieillissent, ce qui donne à la fin un côté retrouvailles à l’asile de vieillards : Tristan est en pyjama robe de chambre, ffligé de mouvements convulsifs des mains, Isolde arrive pour le retrouver vêtue en ménagère de bien plus de cinquante ans. Mais soyons justes, l’idée n’est pas mauvaise, non plus que celle de l’héroïne dont on a parlé plus haut. Sauf que Vick n’en tire rien. Et donc cela fait une idée de plus, un signe de plus, mais comme disent les italiens, a che pro?

Final Acte I (2011) © Matthias Horn
Final Acte I (2011) © Matthias Horn

Notons également les beaux éclairages (Acte II) de Wolfgang Göbbel et l’idée d’un premier acte où Isolde est perdue, voire agressée dans un monde d’hommes, ou plutôt au milieu de la soldatesque installée dans l’espace commun, on est torse nu, on sort de la salle de bains, on se rapproche dangereusement de la reine et tout se beau monde se transforme en cour du roi au final portant les fleurs du mariage alors qu’Isolde se refuse obstinément à considérer la robe de mariée que Brangäne retouche, la rejette violemment…(merci Marthaler à Bayreuth…auquel par certains côtés l’ambiance se réfère (je soupçonne le lampion qui n’était pas là pour la représentation de ce jour de rappeler le jeu des lumières de Marthaler à Bayreuth) ; mais Marthaler a le sens de l’épure, mais Marthaler produit du sens. Graham Vick est bien plus fouillis. Le lecteur aura compris que je n’ai pas été convaincu par ce travail,  dispersif, mais au total pas très gênant, parce qu’en ce qui concerne la direction d’acteurs et les interactions entre les personnages, cela pourrait se passer dans le haut moyen âge ou en 2055, chez Wolfgang Wagner ou August Everding voire Otto Schenk : les gestes et les mouvements sont convenus, traditionnels et ce ne sont pas les costumes modernes qui y changent quoi que ce soit, c’est du faux moderne, un habillage complexe sans intérêt majeur.

Nina Stemme, Donal Runnicles, Stephen Gould le 18 mai 2014
Nina Stemme, Donal Runnicles, Stephen Gould le 18 mai 2014

Musicalement, c’est incontestablement Donald Runnicles qui porte de bout en bout la représentation. Le chef écossais, directeur musical de la Deutsche Oper propose rarement des interprétations médiocres. Et dans Wagner, c’est une figure reconnue. Son Tristan le confirme pleinement. C’est une version théâtrale, dynamique, passionnée, au tempo assez rapide, mais révélant la partition dans son épaisseur et ses détails, avec des moments vraiment exceptionnels (le duo du deuxième acte, le début du troisième acte)… Ce regard très lyrique produit un orchestre vivant, chatoyant, qui accompagne les chanteurs en les couvrant rarement (sauf quand Nina Stemme, fatiguée, ne peut pousser sa voix). Un orchestre très en forme si l’on excepte quelques scories aux cors du début de l’acte II, mais on a entendu plus catastrophique naguère dans des lieux bien plus wagnériens. Ce qui frappe dans ce travail c’est en même temps un engagement très fort dans le théâtre, mais aussi une lecture très dynamique d’une partition sans vraiment se complaire dans des effets inutiles, ou dans une polissure extrême qui confinerait au maniérisme. Il y a une  honnêteté, une franchise dans la manière d’affronter le tissu wagnérien qui à mon avis renvoie dans les cordes ceux qui lui reprocheraient une absence de style : c’est au contraire un vrai point de vue qui est affiché ici, convaincant, parfaitement au point, et qui veille à suivre le texte et l’intrigue avec clarté, sans autre dessein que de travailler à mettre en lumière, illuminer dirais-je, la musique de Wagner. Il est accompagné par un chœur efficace (direction Thomas Richter), spectaculaire même au final de l’acte I. La distribution fait honneur à l’entreprise : si l’on excepte les accidents vocaux de Peter Maus « ein Hirt» à la voix vacillante (ce qui se comprend dans un troisième acte marqué par l’usure du temps et le vieillissement), chacun reste très honorable, aussi bien Clemens Bieber (ein junger Seemann) que Ben Wager (ein Steuermann), très correct aussi le Melot de Jörg Schörner. Egils Silins en Kurwenal trouve là un de ses meilleurs rôles : une voix chaude, engagée, moins neutre que dans ses Wotan, une belle présence malgré une mise en scène qui ne le favorise pas. La Brangäne de Tania Ariane Baumgartner défend bien le rôle au premier et au troisième acte. Les appels dans le duo du second acte, où en général on attend Brangäne, restent en revanche bien pâles et bien éteints : on les entend mal, sans doute aussi parce que, dissimulée derrière le décor, la voix ne projette pas. Li Liang a une voix de basse profonde qui au contraire est très sonore et projette parfaitement. Il est un König Marke plutôt jeune au premier acte (ce qui surprend par rapport à la tradition : il a l’âge de Tristan). Une voix bien posée, mais une diction moins claire que celle des autres personnages principaux et surtout un manque d’expressivité très gênant au deuxième acte. Il chante, mais ne nous dit rien, cela reste neutre et plat ; cette absence est d’autant plus gênante que la voix, elle, est bien présente. Stephen Gould est considéré comme l’un des Tristan de référence aujourd’hui, sinon LE Tristan du jour. On comprend bien pourquoi : timbre chaleureux et juvénile, voix claire, qui projette bien, et un certain engagement scénique. S’il reste un peu en retrait au premier acte (mais c’est l’acte d’Isolde), le duo est particulièrement réussi, lyrisme, suavité, douceur, tout y est. Le troisième acte (l’acte de Tristan) est d’une extraordinaire vaillance (même avec de menus accidents ou quelques sons rauques dans les passages, qu’on peut intégrer volens nolens dans la couleur voulue pour le personnage). Il est non seulement convaincant, mais vraiment bouleversant. Grand moment, grande interprétation.

Nina Stemme le 18 mai 2014 (Berlin, Deutsche Oper)
Nina Stemme le 18 mai 2014 (Berlin, Deutsche Oper)

Nina Stemme n’était pas dans sa meilleure soirée, mais a eu le cran de mener la représentation à son terme. Son premier acte était difficile, la voix portait mal, les graves très affectés par la fatigue, sons rauques, menus accidents. L’aigu n’avait évidemment ni l’éclat ni la force auxquels elle nous a habitué et dont elle a gratifié paraît-il les spectateurs de la représentation précédente, sans parler de sa Salomé de Zürich des semaines passées (mais peut-on comparer l’endurance nécessaire à Isolde au sprint explosif qu’est Salomé ?). Il reste que, même avec ses faiblesses, on sent que le rôle aujourd’hui est complètement dominé, mature, réfléchi : elle réussit à produire une Isolde émouvante, engagée, présente : au deuxième acte, elle s’allie au Trsitan de Gould avec une retenue et un lyrisme saisissants, au troisième acte, s’étant reposée un peu, elle est vraiment bien meilleure vocalement et elle bouleverse, aidée par un orchestre merveilleux. Elle reste donc convaincante, elle reste une très grande Isolde, et elle finit donc par triompher. On peut rêver à ce qu’elle aurait donné si elle avait été en pleine forme. Malgré les accidents, ce fut donc une très belle représentation  finie dans un immense triomphe d’un public enthousiaste. Stemme a pu chanter malgré la fatigue perceptible : c’est la chance du répertoire wagnérien : elle n’aurait jamais pu chanter Verdi ou Puccini dans cet état. Et une confirmation: ne manquez pas une représentation dirigée par Donald Runnicles, c’est un grand chef d’opéra.
Ah, j‘oubliais…c’était une représentation de répertoire : j’étais au 18ème rang d’orchestre, parfaite vision, parfaite audition, à une place payée 66€.  À Paris (et c’est pareil à la Scala ou à Vienne), bien plus subventionné que Berlin,  pour le même type de place, j’aurais payé le triple, cherchez l’erreur…[wpsr_facebook]

Les rôles principaux Tristan und Isolde 18 mai 2014 Deutsche Oper Berlin
Les rôles principaux Tristan und Isolde 18 mai 2014 Deutsche Oper Berlin

 

THÉÂTRE À LA VOLKSBÜHNE DE BERLIN: DER GEIZIGE/L’AVARE d’après MOLIÈRE le 17 MAI 2014 (Ms en scène: Frank CASTORF, avec Martin WUTTKE)

Zum totlachen...à mourir de rire
Zum totlachen…à mourir de rire

La Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz est un beau théâtre. Architecture des années 30, entrée en marbre, salle en bois brillant. Rapport scène-salle parfaitement équilibré.
C’est le royaume de Frank Castorf depuis des années. Ensemble avec Christoph Marthaler d’abord, puis seul, contesté, provocateur, mais gloire qui affiche avec orgueil sur le toit du bâtiment OST (Est) pour montrer d’où il vient et surtout où est le théâtre et quelle histoire il porte…

La salle
La salle

Car la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, comme le Berliner Ensemble, comme le Deutsches Theater, comme le Maxim Gorki Theater, est situé dans l’ex-Berlin Est. Exactement dans une zone tampon entre les gigantesques bâtiments qui entourent Alexanderplatz, le quartier à peu près préservé qui entoure les Hackesche Höfe  (pas trop loin de la Synagogue sur Oranienburgstrasse) et les quartiers plus populaires et plus alternatifs qui entourent Prenzlauer Berg. Bref, loin de rien de ce qu’est Berlin ex-Est et déjà à peine un peu excentré.
Dans ce théâtre, que Castorf a marqué son identité par une variété d’approches et de lieux de représentation, par un design assez agressif (voir le site on a l’impression que tout bouge tout le temps, , on est à l’évidence dans un lieu qui n’est pas très sage, à la fois alternatif et officiel, comme si le théâtre à Berlin avait besoin d’un défouloir d’Etat : c’est le rôle de la Volksbühne. Et on s’y sent diablement bien.
En 2012, Frank Castorf a décidé de monter une trilogie Moliéresque avec une unité de style voulue (même décor de Bernd Neumann qui fait aussi les costumes) : Le Malade Imaginaire, joué et mis en scène par Martin Wuttke, Don Juan, mis en scène par Pollesch, L’Avare (Der Geizige) qu’il a mis en scène, interprété par Martin Wuttke.
Martin Wuttke, c’est l’acteur qui joue Ui depuis bientôt 20 ans dans La résistible ascension d’Arturo Ui au Berliner Ensemble, dans la mise en scène de Heiner Müller, qu’on a vue à Avignon, à Paris plusieurs fois, et dans le monde entier, jouée régulièrement à Berlin depuis plus 350 fois à raison de 3 à 4 représentations l’an, toujours complètes. C’est une des grandes stars de la scène allemande, que je tiens comme l’un des plus grands acteurs de théâtre que je connaisse, et qui est aussi le héros d’un feuilleton policier populaire en Allemagne Tatort (Lieu/Scène du crime). C’est lui qui joue Harpagon.
Frank Castorf, le public parisien, toujours à la pointe de l’innovation et de la disponibilité intellectuelle, l’a hué et insulté copieusement lors de la Dame aux Camélias à l’Odéon. C’est lui qui met en scène en scène le Ring de Wagner à Bayreuth actuellement. Autant dire un amateur, un provocateur, qui fait n’importe quoi.
Castorf a l’habitude de ne pas présenter d’un texte de théâtre le texte et rien que le texte, mais le texte et tous ses possibles, et toutes ses sources, et tout son futur, ou du moins ce que Castorf voit de son futur. Il a une vision pleinement dramaturgique du théâtre et offre à voir un foisonnement, à partir du texte original, dans lequel il insère d’autres textes, des musiques, d’autres scènes, et un texte original qu’il transforme à la mode des thèmes et variations….C’est donc une variation sur l’Avare de Molière qui nous est proposée : et d’ailleurs, l’affiche précise bien L’Avare, d’après Molière…une représentation performance de 4h15, en deux parties assez distinctes.

Martin Wuttke  & Sophie Rois ©Thomas Aurin
Martin Wuttke & Sophie Rois ©Thomas Aurin

Frank Castorf pousse le texte dans ses retranchements, et donc n’hésite pas à aller au-delà, à prendre aussi ce qui est fondamental chez Molière, à savoir la farce et la commedia dell’arte, mais à prendre des comédiens ce qu’ils sont, ce pourquoi le public les connaît : ici, à un moment, Harpagon-Wuttke fait le très fameux geste-croix gammée que tout le public connaît d’Arturo Ui ou bien fait des allusions lourdes évidemment à son statut de Commissaire dans le feuilleton Tatort
Pour apprécier le théâtre de Castorf il faut d’abord aimer profondément le théâtre, garder aussi une très grande distance par rapport à ce qu’on voit, et surtout être disponible, c’est à dire prêt à tout, et surtout prêt à ne pas toujours comprendre, pour mieux avoir à réfléchir ensuite. À un spectacle de Castorf ou bien l’on part (cf : Paris, Odéon), ou bien on aime. Pas de juste milieu. C’est un théâtre du risque, du triomphe comme du four. Rien d’indifférent et donc que du bonheur.

Ce soir, deux ans après la première, une soirée de répertoire à l’occasion d’une reprise de la trilogie Molière, salle remplie à 60% (mais c’était la finale de la coupe d’Allemagne de foot) quelques départs dans la deuxième partie, mais un long, un très long triomphe avec les gens debout à la fin de la représentation, qui étaient tous souriants et heureux.

Une partie de la troupe © Thomas Aurin
Une partie de la troupe © Thomas Aurin

Il en faut des précautions pour vous expliquer que dans cet Avare, on parle de révolution française, d’esprit des lumières, du feuilleton Tatort, de la Mort de Marat, Harpagon-Marat assassiné dans sa baignoire, que Marianne est vêtue…en Marianne (à la fin) avec son joli bonnet phrygien et que la moitié de la seconde partie se passe dans les coulisses, retransmise en direct en vidéo, dans l’ambiance sombre des arrières scènes.
Il faut des précautions pour vous raconter que la première partie au contraire est centrée autour de la farce, autour d’un personnage clairement inspiré de Louis de Funès qui en a la rigueur et les excès et autour des conflits de générations traduits en scène par le fait que les enfants Cléante et Elise osent s’asseoir en son absence sur le fauteuil du père, en n’hésitant pas à se déculotter et à s’y frotter les parties intimes.
Ainsi donc deux parties bien distinctes : une première partie où certes le texte est « enrichi » de commentaires ou de précisions, mais qui garde le fil de l’intrigue qui se noue totalement (jusqu’à l’annonce du désir d’épouser Marianne et jusqu’à la présentation), et une deuxième partie bien plus sombre, aux éclairages timides, avec des vidéos en direct de l’arrière scène, théâtre d’ombres, d’évocations de meurtres (Marat), de scènes de baignoire où les amants s’ébrouent, de poursuites, de lectures de textes divers issus du siècle des lumières, mais qui se terminera comme la pièce de Molière après avoir flirté avec la politique, la révolution, et des allusions plus récentes.
Frank Castorf joue de tout et se joue de tout : travaillant sur la possibilité d’un texte et non sur un texte, il procède par allusions, par sauts et gambades, passant d’un geste qui va rappeler le rôle fétiche de son acteur-star à une lecture de textes de Marat. De tous, seuls Harpagon et Anselme ont des habits « traditionnels » de père de commedia dell’arte, dont l’ambiance est bien marquée par les costumes féminins, par ces rayures rouges et blanches agressives qui caractérisent leurs jupes (ou le rideau de scène qui porte l’expression « Zum Totlachen » « À mourir de rire »). C’est bien cette alternance entre un rire explosif et souvent gras (avec un art du clystère consommé dont Harpagon use avec une Marianne stéatopyge) comme dans la farce ou la commedia dell’arte dans un décor de tréteaux, de Bernd Neumann, presque pliable et fragile, avec un cadre de scène dominé par un fronton où la mort est étendue à la madame Récamier, qui correspond à une deuxième partie où mort, assassinat, sang se mélangent aux rires. La pièce dans ce cadre grêle de bois fragiles est faite de cloisons de bois rappelant les décors de salon bourgeois des pièces de boulevard, mais les cloisons fines et instables, une table ronde bien bancale : enfin un théâtre qui sent son provisoire, qui sent son Illustre théâtre.
Au service de ces heures folles, une troupe de comédiens (à peu près les mêmes qu’à la création) dominé par des jeunes qui isole évidemment l’Harpagon vieux (ou faussement vieux vu l’usage qui est fait de sa perruque) de Martin Wuttke.
Le conflit des générations est marqué par les costumes, les filles (Elise, Lilith Stangenberg désopilante, Frosine entremetteuse et séductrice de Kathrin Angerer, Margarita Breitkreiz en Mariane pas si timide et assez délurée) toutes en rayures blanches et rouges, tous les valets étant malicieusement joués par Sophie Rois, les garçons (Valère de Maximilian Brauer et Cléante très engagé de Franz Beil) vêtus de la même manière, collants noirs, culotte courte et bouffante (sorte de gros slip) et vestes  à paillettes à la Gary Glitter, mais avec des perruques Louis XIV pur style. Les plus vieux, Axel Wandtke (Anselme, mais aussi Maître Simon) vêtus de noir avec une fraise, et Harpagon (Martin Wuttke), vêtu de noir lui aussi en Harpagon traditionnel.
Il faut évidemment conclure sur l’hallucinante performance de Martin Wuttke, qui joue aussi Don Juan et Le malade imaginaire. On connaît son côté ironiquement cabot : il parle, il éructe, il ronfle, il crie, il gronde, il grimpe au mur, il virevolte, il varie son débit et son volume, il joue sur sa voix : bref, il a vu Louis de Funès, c’en est quelquefois une réincarnation émouvante, et il tient la scène, dans son petit justaucorps noir et dans ce corps incroyablement mobile, incroyablement réactif, incroyablement vif : il tient le rythme aussi en cassant les rythmes, les conversations, les scènes, il est ridicule et il fait peur, il est pitoyable et il est grandiose, il est l’excès absolu voulu par le personnage moliéresque et n’est jamais émouvant par le personnage qu’il incarne au-delà du possible, mais par son être même, par sa performance même, par son être à la scène.
On peut alors comprendre pourquoi ce spectacle singulier et dérangeant a quelque chose de fascinant et de violent, et qu’il finit par vous envahir.
Oui, j’étais moi-aussi debout, applaudissant à tout rompre, souriant, et surtout, régénéré par ce théâtre de la vitalité, ce viatique à mourir de rire, une incroyable vie à mourir de rire. Il faut s’y plonger pour comprendre cette gifle délicieuse qu’on reçoit.
Et je pensais à Paris et à ces imbéciles qui sifflaient et hurlaient à la Dame aux Camélias…à mourir de rire.
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Frosine (Kathrin Angerer), Harpagon (Martin Wuttke) Cléante (Franz Beil)
Frosine (Kathrin Angerer), Harpagon (Martin Wuttke) Cléante (Franz Beil)

PHILHARMONIE BERLIN 2013-2014: CONCERT À LA MÉMOIRE DE CLAUDIO ABBADO par les BERLINER PHILHARMONIKER (Dir.mus: Sir SIMON RATTLE, Soliste FRANK PETER ZIMMERMANN, violon)

En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth  (détail)
En répétition à Stockholm (Vasa-Museum) © Cordula Groth (détail)

 

Schubert: Bühnenmusik zum Schauspiel Rosamunde, Fürstin von Zypern D797
Mozart: Violinkonzert Nr.3 G-Dur KV 216
Bruckner: Symphonie Nr.7 E-Dur

Il manquait aux différents hommages musicaux rendus à Claudio Abbado celui des Berliner Philharmoniker qui ont choisi d’honorer la mémoire de celui qui fut leur directeur musical du 8 octobre 1989 (date de son élection) au 13 mai 2002 (date du dernier concert en tant que chef des Berliner, à Vienne) aux dates où il aurait dû diriger comme chaque année les Berliner par un concert Schubert, Mozart, Strauss. En fait un règne de 12 ans commencé de fait par le premier concert en tant de « Chefdirigent »en décembre 1989, et pour l’histoire le 4 septembre 1990, date de la prise officielle de fonctions.

C’est Sir Simon Rattle, l’actuel « Chefdirigent », qui légitimement a dirigé le concert, en changeant le programme : au lieu des poèmes symphoniques de Strauss prévus, il a choisi de diriger la 7ème de Bruckner. Le reste du programme n’a pas été modifié, mais les Berliner ont joué sans chef, podium vide.
Par ailleurs, les Berliner ont édité une brochure d’une petite cinquantaine de pages « Erinnerungen an Claudio Abbado » (Souvenirs de Claudio Abbado),  dédié une jolie exposition dans le foyer de la Philharmonie et programmé la projection ce dimanche à 11h du Film de Bettina Ehrhardt (2001) « Eine Kielspur im Meer – Abbado – Nono – Pollini ».

Philharmonie, 16 mai 2014
Philharmonie, 16 mai 2014

Le 16 mai, tout le monde abbadien ou presque était là : amis italiens, son fils Sebastian, son entourage proche, et le public de Berlin, qui l’aimait tant est venu très nombreux puisque depuis plusieurs semaines les trois concerts prévus étaient complets. Une fois de plus, ambiance étrange que de voir les mêmes arriver à un an de distance, avec les mêmes habitudes, mais sans forcément le même sourire, pour voir le podium vide.
Dire que ce fut une émotion comparable à celle de Bologne, Milan ou Lucerne le 6 avril dernier serait mentir. Mais on ne venait pas chercher une fois de plus des larmes, mais simplement se retrouver tous rituellement et vivre ensemble un concert qui par bien des aspects fut d’une grande retenue et d’une grande tristesse.

Après Schubert...le 16 mai 2014
Après Schubert…le 16 mai 2014

Le Schubert initial (les musiques de scène pour Rosamunde, Princesse de Chypre D797) et notamment la pièce n°5 (entracte après le troisième acte –andantino), joué sans chef donc, avait déjà été joué en mai 2009, et donc répété avec Claudio. 7 minutes 30 de finesse, d’un son d’un pureté diaphane, avec des moments vraiment ineffables : ce fut musicalement et émotionnellement le sommet du concert. Cette pièce, très souvent insérée dans les programmes d’Abbado ces dernières années, avec tel ou tel orchestre, allie un certain lyrisme, une douceur indicible, et permet à l’orchestre de moduler, de jouer sur le volume, sur les différents niveaux sonores et met en avant une profonde sensibilité. Ce fut un grand moment.
Le public ne s’y est guère trompé : après un bref silence, des applaudissements chaleureux de tout le monde debout qui, comme à Lucerne, a fini par applaudir celui qui n’était pas là, longuement, avec ce caractère particulier des applaudissements-hommage, volume égal, pas d’excès, mais interminable.
Abbado aimait le public de Berlin, qui le lui rendait bien (voir l’indescriptible triomphe de la Fantastique de Berlioz l’an dernier) et qui répondait systématiquement à ce qu’il demandait. Désormais, c’est un lieu commun des concerts que le silence final avant les applaudissements. Abbado dès la fin des années 90 fut le premier à l’obtenir du public, on se rappelle notamment le silence extatique qui a conclu Parsifal dans cette salle en 2001.

Frank-Peter Zimmermann (de dos) à la fin du Mozart
Frank-Peter Zimmermann (de dos) à la fin du Mozart

Le concerto pour violon de Mozart n°3 KV 216 en sol majeur est une pièce bien connue pourtant longtemps laissée dans l’ombre, malgré une richesse rythmique, une fraicheur incomparable, tant du côté du soliste que de l’orchestre. L’adagio en particulier et le rondeau final inspiré d’une chanson populaire sont des moments d’une incroyable jeunesse. Frank-Peter Zimmermann n’a pas dirigé l’orchestre, même s’il a en imprimé le rythme et quelques attaques : sans effets virtuoses, avec une simplicité marquée et une certaine retenue, son interprétation est très convaincante. Il arrive à tirer un son extraordinairement clair, suave, et cette modestie globale sert le dialogue avec l’orchestre, qui du même coup s’en trouve valorisé.
Il reste, mais c’était à prévoir, que l’orchestre n’a peut-être pas eu le rythme ou le dynamisme qui correspondait à l’esprit de cette pièce. Le premier violon Daishin Kashimoto est un magnifique technicien, il n’y a bien évidemment aucune scorie, mais l’ensemble reste un peu retenu, et pour tout dire d’une grande tristesse. On dirait que tout est fait pour nous faire sentir l’absence.
Evidemment, chaque fois qu’on revient à la Philharmonie, chaque fois qu’on y réentend dans sa salle, et quelle salle, les Berliner Philharmoniker, on est toujours pris et fasciné par le son, par l’acoustique (c’est très banal de le dire, mais mieux vaut le répéter) incroyable de proximité, par le son parfaitement égal, pas la chaleur générale qui en émane : la Philharmonie est vraiment une salle du bonheur, d’une certaine simplicité : il n’y a rien-là que l’essentiel : on s’y sent bien. Et bien sûr, au-delà des classements médiatiquement payants des orchestres : lequel est le plus grand ? Berlin ? Amsterdam ? Vienne ? Munich ? Tout cela est un peu vain, notamment quand on constate la qualité du son produit, les pupitres solistes et notamment des cuivres et des bois : Stephan Dohr, Emmanuel Pahud, Albrecht Mayer, Dominik Wollenweber, Daniele Damiano. Saluons aussi l’arrivée comme premier violoncelle solo aux côtés de Ludwig Quandt du français Bruno Delepelaire.
On regrette d’autant leur absence du Lucerne Festival Orchestra à partir de 2005 (une règle qui leur a été imposée). Mais la chaleur du son, la perfection technique, la rondeur de l’ensemble laisse toujours pantois.
C’est bien ce qui caractérise le Bruckner qui fait la seconde partie du concert : la perfection orchestrale, un premier mouvement totalement bouleversant, notamment le tout début, parfaits équilibres, le tout mené avec une exactitude et une précision incroyable par Sir Simon Rattle qui n’avait pas la partie facile, et qui est apparu très retenu, moins extraverti qu’à l’habitude. La dernière fois qu’Abbado devait diriger la 7ème de Bruckner avec les Berliner, c’était à Lucerne en 2001. Mais il était malade et c’est Bernard Haitink qui l’avait remplacé.
En dépit de cette perfection technique et d’une exécution incontestable par sa qualité et par son total accomplissement formel, force est de constater qu’il ne passe pas grand-chose d’une émotion vraie. Que l’orchestre se laisse écouter passionnément, mais ne nous (me) parle pas. J’ai parlé d’exécution sur papier glacé, parfaite et luxueuse comme une revue chic, mais sans palpitation aucune (sauf, comme je l’ai dit, au début). Je suis resté sur ma faim, notamment lors du mouvement final et son élévation qui m’a laissé au sol. Une symphonie parfaitement mise au point, parfaitement mise en son, parfaitement en place, mais sans intériorité, ni véritable discours.

Sir Simon Rattle le 16 mai 2014
Sir Simon Rattle le 16 mai 2014

Je n’étais pas au second concert, mais on m’a dit que le Bruckner était plus parlant. Et les musiciens, pendant la première partie sans chef, avaient pris l’initiative d’un bouquet sur le podium.
Claudio n’est plus parmi nous, mais il est toujours dans notre oreille et dans le cœur, mais je ne suis pas sûr qu’il eût apprécié ces hommages répétés très vivement sentis par le public, lui qui disait que le chef n’est rien, mais le compositeur tout. La meilleure manière de le porter en nous, c’est d’aller au concert, de découvrir de nouvelles baguettes, d’écouter et d’aimer la musique, encore, toujours, et partout. [wpsr_facebook]

A Vienne le 13 mai 2002  © Cordula Groth
A Vienne le 13 mai 2002 © Cordula Groth

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: Andris NELSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS (Richard WAGNER – PARSIFAL Acte III)

Andris Nelsons le 12 avril 2014 avec Georg Zeppenfeld et Simon O'Neill © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 avec Georg Zeppenfeld et Simon O’Neill © Lucerne Festival/Peter Fischli

En 2016, Bayreuth a programmé une nouvelle production de Parsifal, confiée à Andris Nelsons, très apprécié pour son Lohengrin (vous vous rappelez ? Celui des rats…) et au performer allemand Jonathan Meese, ce qui au contraire provoque déjà la polémique. Comme c’est l’usage, les chefs invités à Bayreuth qui n’ont jamais dirigé l’œuvre pour laquelle ils sont invités la mettent au programme de leurs concerts. Ce fut par exemple le cas pour Kirill Petrenko à Rome avec Rheingold, ou Gatti, toujours à Rome, pour ce même Parsifal.
Par ailleurs, pour sa résidence pascale à Lucerne, l’Orchestre de la radio bavaroise, programme toujours un grand concert choral.
C’est donc un projet Parsifal qui est né, mais pour le seul troisième acte, avec le magnifique chœur de la Radio bavaroise (dirigé par Michael Alber) et des solistes de choix : avec Simon O’Neill (Parsifal), Georg Zeppenfeld (Gurnemanz) et Tomasz Konieczny (Amfortas).
Andris Nelsons est un vrai, un grand chef, et notamment un grand chef d’opéra. Il sait donner une vraie couleur, une vraie direction à ses interprétations : il y a incontestablement des prises de risque dans l’approche des œuvres. Voilà un chef qui excelle dans Wagner..mais aussi dans Puccini, dont l’épaisseur orchestrale et la complexité de l’écriture sont quelquefois une surprise pour ceux qui le prennent pour un simple vériste.
J’ai déjà entendu ainsi un troisième acte isolé, c’était à Paris, avec les Berliner Philharmoniker dans la fosse, et Herbert von Karajan au pupitre. Et c’est évidemment frustrant…pas d’explosion dramatique du deuxième acte, pas de lancinant et extatique premier acte. On rentre immédiatement dans le deuil, dans le drame, dans la nuit qui va précéder l’éveil du Printemps (dont le même orchestre avait interprété Le Sacre la veille avec Gustavo Dudamel).
En deux soirées, cette phalange exceptionnelle a connu deux des jeunes chefs les plus en vue, dont on peut à la fois admirer la technique, mais aussi les profondes différences, si l’on excepte leur manière de bouger en dirigeant, Andris Nelsons bougeant sa grande carcasse dans tous les sens, et pas vraiment d’ailleurs d’une manière élégante : il devra sans doute se contrôler plus..mais à 36 ans…

Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

À 36 ans, il s’attaque à un sommet wagnérien, avec cette sûreté que seuls les chefs de forte nature possèdent. Nelsons a un côté bûcheron nordique, bon enfant mais imposant qui fait contraste avec une approche très sensible, très raffinée quelquefois, et trépidante d’autres fois. Dans une salle peu favorable aux voix mais très favorable à l’orchestre par la clarté sonore qu’elle reproduit, il ne couvre jamais les solistes, et réussit à colorer d’une manière totalement inattendue l’ensemble de l’acte. Après un début retenu, sombre, sans lyrisme et sans aucun sentimentalisme, il réussit à sculpter des sons plus aérés avant d’être aériens pour gratifier d’un Karfreitagzauber (l’Enchantement du vendredi Saint) vraiment bouleversant, avec une sorte de trépidation intérieure et de vie bruissante qui étonne (d’autant qu’on sait qu’il y a eu très peu de répétitions). Certes la Verwandlungsmusik ne sonne pas comme cette antichambre de la mort qu’était Abbado dans cette même salle avec ses cloches orientales géantes, mais elle sonne tout de même très inquiétante, avec l’enchaînement d’un chœur qui ne mérite que des éloges, pas si nombreux, mais qui emplit la nef comme un chœur de cathédrale.

Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

À aucun moment, Nelsons ne se laisse aller à des complaisances, jamais son approche ne sonne pathétique, pas de pathos, mais pas d’objectivité froide non plus, il ya dans tout ce travail une étrange force intérieure, un tremblement fondamental qui secoue l’auditeur, d’autant que l’orchestre de la Radio bavaroise sonne sans aucune scorie, avec une netteté des attaques, une clarté des pupitres, un sens des niveaux sonores qui frappe d’admiration.
Face à ce travail admirable, trois solistes qui sont immédiatement entrés dans l’œuvre, avec la fugace Kundry de Sabine Staudinger, une artiste du chœur au timbre chaud à qui l’on demande de crier et de « dienen » et qui s’efface aussitôt.
Le Parsifal de Simon O’Neill est étrangement presque plus concerné en concert que lorsqu’on le voit en scène, beau timbre, très clair, très velouté, très lyrique, mais qui sait aussi montrer une voix puissante et héroïque (il est un bon Siegmund, et les bons Siegmund sont souvent de bons Parsifal (Vickers, Hoffmann et même Domingo, sans parler de Kaufmann) et un bel engagement. Comme les deux autres collègues, il est doué d’une diction d’une cristalline clarté.
Tomasz Koniecny est Amfortas, un Amfortas très honorable, mais peut-être pas au niveaud es deux autres, il incarne un Amfortas souffrant, mais à la fois trop clair et trop engagé pour être si affaibli, comme l’exige la partition ; Pour tout dire, il ne m’est pas apparu rentrer totalement dans le rôle (il est vrai que les conditions d’un troisième acte pour Amfortas sont difficile, 10mn pour convaincre), tout le monde n’est pas Mattei, ni Van Dam qui était Amfortas avec Karajan à l’Opéra de Paris lors du concert que j’évoquais. En revanche merveille que le Gurnemanz de Goerg Zeppenfeld qui fait regretter de ne pas entendre le premier acte. Diction parfaite, sens des nuances, sens du dire et du discours, voix étonnamment claire tout en étant profonde, sonore, bien projetée, et surtout sans maniérisme, sans coquetterie, avec une linéarité et une simplicité en plein écho avec la direction musicale. Prodigieux d’intelligence.
Au total, nous avons entendu à travers ce troisième acte la promesse d’un très grand Parsifal, ce fut un triomphe mérité, ce fut un très grand moment, ce fut aussi (et donc) une très grande frustration, mais c’est un mal présent en vue d’un bien (bayreuthien) futur.
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Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli
Andris Nelsons le 12 avril 2014 © Lucerne Festival/Peter Fischli

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2014: ARABELLA de Richard STRAUSS le 21 AVRIL 2014 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Florentine KLEPPER)

Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Acte II © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Le Festival de Pâques de Salzbourg ne vit pas de subventions, mais essentiellement de sponsors et de billetterie. Pour survivre à ce niveau et attirer le public qui paie, nécessité fait loi : il faut les plus grands noms.Du temps de Karajan, pas de problème..au seul bruit de son nom….Du temps d’Abbado, il avait fallu quelques années pour reconquérir les abonnés. L’arrivée de Rattle avait fait chuter les cours, et le départ des Berlinois fut un rude coup pour un festival qui avait bâti sa réputation autour de la présence des Berliner Philharmoniker, qui une fois par an s’installaient dans la prestigieuse et légendaire fosse.Les Berliner essaient d’attirer le même public (qui n’est pas extensible) à Baden-Baden, et donc désormais les deux festivals s’arrachent les vedettes : cette année à Salzbourg Harteros, Fleming, Hampson, Pollini, et Westbroek à Baden-Baden. L’an prochain, Baden-Baden affiche Harteros, et Salzbourg affichera deux fois Jonas Kaufmann, dans le Requiem de Verdi, et dans CAV/PAG : Thielemann dans du vérisme, c’est une curiosité esthétique.

Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller
Renée Fleming & Hanna-Elisabeth Müller

Arabella, au programme cette année, affichait donc une impeccable distribution sur le papier : Renée Fleming, désormais la référence d’aujourd’hui dans ce rôle, Thomas Hampson prestigieux chanteur qu’on attend cependant pas dans le rustre Mandryka, et Albert Dohmen dans le comte Waldner et Gabriela Beňačková dans la Comtesse Adelaïde. Christian Thielemann est considéré comme l’un des très grand spécialistes de Strauss aujourd’hui et la Staatskapelle de Dresde l’une des trois ou quatre phalanges de référence en Allemagne.
Pourtant, après la représentation et même après trois semaines (je suis horrifié des retards dans mes comptes rendus : ah ! si la vie au quotidien se limitait au blog…), il reste peu de traces sensibles de cette soirée. Les souvenirs ne sont pas amers, ils sont indifférents.

Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Dispositif (acte I) de Martina Segna © Osterfestspiele Salzburg/Forster

D’abord, la mise en scène de la jeune Florentine Klepper, metteur en scène qui vient de faire un Fliegende Holländer à Dresde avec à son actif de nombreux travaux autour du plus contemporain Musiktheater. mélange un classicisme de bon aloi (au premier plan) dans des décors début de siècle de Martina Segna, et propose en arrière plan des images plus rêvées, moins réelles, plus chorégraphiées et plus mimées qui n’ajoutent pas grand chose à l’œuvre (à moins qu’elles se veuillent poétiques : si c’est le cas, c’est raté). Si l’espace n’est pas mal géré, sur cette scène toute en largeur de Salzbourg, il ne se passe rien, et les chanteurs sont globalement livrés à eux mêmes. Mais c’est un bon travail si on veut garder cette production 15 ans en magasin pour du répertoire, ce qui ne manquera pas d’arriver à Dresde : dans quinze ans, elle n’aura rien gagné ni rien perdu : fade aujourd’hui, fade demain.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) © SN/APA/NEUMAYR/MMV

La distribution excitante sur le papier se révèle réussie là où on ne l’attend pas : cette Arabella révèle une Zdenka magnifique , Hanna-Elisabeth Müller, une voix que j’avais déjà remarquée à Munich dans La Clemenza di Tito, et qui interprète une Zdenka fraîche, à la voix claire, à la diction parfaite, à la projection solide, et à l’aigu triomphant : cette présence et cet engagement ont marqué le public qui lui a offert un authentique triomphe, le plus grand de la soirée.

Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Matteo (Daniel Behle) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Et son Matteo, Daniel Behle, lui répond en écho : voix claire, parfaitement scandée, projection impeccable, présence remarquée, et beaucoup de style. Tous deux forment le couple vedette.

Dohmen et Beňačková ont une belle présence et encore un bel organe dans le rôle des parents indignes, mais sympathiques au demeurant, mais celle qui par sa présence, par sa silhouette une fois de plus emporte l’adhésion est Jane Henschel, même dans le rôle très épisodique de la tireuse de cartes.

Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Fiakermilli (Daniela Fally) © Osterfestspiele Salzburg/Forster

Fiakermilli est Daniela Fally, la soprano colorature en troupe à Vienne préposée à tous les rôles qui furent ceux de Dessay quand elle était elle aussi en troupe dans la « Haus  am Ring », et elle obtient un joli succès dans un rôle qui l’a lancée, justement à Vienne, mais avec Franz Welser-Möst au pupitre. Quant aux rôles de complément, et surtout les trois soupirants, ils sont tous trois impeccables il faut dire que ce sont des soupirants de luxe : Elemer est Benjamin Bruns, désormais à l’orée d’une belle carrière, Dominik Derek Welton et Lamoral l’excellent Steven Humes, basse wagnérienne bien connue.

Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV
Thomas Hampson & Renée Fleming © SN/APA/NEUMAYR/MMV

Reste les deux vedettes : Thomas Hampson, traverse une période difficile, annulations, fatigue, virus. Les premières répliques montrent une voix claire et veloutée, on retrouve l’Hampson élégant qu’on aime. Mais peu à peu la voix disparaît dans le flot symphonique de l’orchestre (très fort, on le verra) de Christian Thielemann, on l’entend de moins en moins et notamment dans la fameuse altercation de l’acte II. La voix ne porte plus, sans éclat, sans écho. C’est triste pour un tel artiste qu’on aime.
Renée Fleming a une voix crémeuse, dit-on dans les salons parisiens qui comptent. Crémeuse comme la Schlagobers qui couvre les gâteaux de Demel à Vienne. Crémeuse, qui atténue toutes les aspérités, qui fond dans l’oreille comme dans la bouche.
Je ne sais si l’adjectif convient à une chanteuse d’opéra : on aime aussi quelques aspérités et quelque amertume dans l’océan de crème. De fait, Renée Fleming, qui a une voix extraordinairement belle et pure, n’a jamais été pour mon goût une chanteuse intéressante. Elle est belle et pure, cette voix, comme une autoroute toute neuve avec de jolies lignes des viaducs et sur laquelle on file en toute sécurité.
J’aime les voix plus accidentées, plus vivantes, plus vibrantes (il est vrai qu’une voix crémeuse n’a pas intérêt à vibrer…), celles qu’on entend respirer, celles qui incarnent et qui ne s’appliquent pas seulement à chanter, même parfaitement.
Mais cette fois-ci, de plus, pardonnez-moi cette méchanceté, la crème avait un peu tourné, elle avait ses acidités dangereuses et aussi bien dans la projection, que dans certains aigus difficiles, on était assez loin de la crème. L’orchestre, très fort, je l’ai déjà dit, la couvrait souvent,  et on entendait nettement les difficultés dans l’homogénéité de cette voix dont c’était naguère l’une des qualités essentielles. Une prestation bien en deçà de l’attendu, de l’espéré, de la réputation de la star. Le succès a été un très bon succès d’estime, mais pas le triomphe qu’on pouvait attendre.

Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster
Renée Fleming & Gabriela Beňačková © Osterfestspiele Salzburg/Forster

L’écrin de tout cela était l’orchestre mené par Christian Thielemann. Un son particulier, très fouillé, très clair, très structuré, un rendez-vous avec l’exactitude et la métrique, mais sans legato, sans laisser aller, sans jouissance du son comme on attend quelquefois chez Strauss, sans cette légère complaisance dans laquelle on se roule et qui fait monter au paradis, comme dans certains Strauss de Böhm, Sawallisch ou évidemment Karajan. Et en plus, un volume étonnamment gonflé, au point que certains inconditionnels ont pensé qu’il voulait couvrir les voix des protagonistes pour ne pas qu’on entende leurs failles.
En somme, j’ai entendu une Arabella sans poésie ni amour, sinon l’amour de la géométrie sans celui la finesse. Thielemann donne à son orchestre beaucoup de rutilance, mais sans souplesse. La qualité de l’orchestre n’est pas en cause, mais ce qui en est fait, dans les équilibres entre les pupitres, dans le refus de se laisser aller aux cordes, même si certains moments restent sublimes. Mais le fameux duo Zdenka/Arabella qui devrait être une fête étourdie du son, avec deux voix de femmes sublimes et un orchestre raffiné et poétique derrière, n’est sublime que par Zdenka dont la voix explose d’émotion. Arabella et l’orchestre suivent derrière, sans pouvoir rattraper.

Et pour moi, une Arabella sans amour, où le sentiment n’est pas là où on l’attend, n’est pas une Arabella. Je suis resté sur ma faim.
Anja Harteros à Munich l’an prochain ? avec Jordan dans la fosse. Espérons, attendons, rêvons…[wpsr_facebook]

Arabella, Saluts: 21 avril 2014
Arabella, Saluts: 21 avril 2014

STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 27 AVRIL 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Sasha WALTZ)

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il y a des soirées qui vous prennent et vous surprennent, et qui conduisent vers des sommets inconnus. Ce 27 avril 2014, ce fut le cas à Berlin, grâce à Wagner, grâce à Sasha Waltz, grâce surtout à Daniel Barenboim.
Il fallait oser.
Il fallait oser proposer à la chorégraphe allemande (née à Karlsruhe) si populaire à Berlin de mettre en scène Tannhäuser, un Wagner avec ballet, certes, le seul, certes, mais pas un ballet de 4h15. Or, sur les traces de Pina Bausch (avec son sublime Orphée et Eurydice de Gluck), Sasha Waltz qui a déjà quelques opéras à son actif s’emploie à montrer que l’art chorégraphique et l’art lyrique peuvent fonctionner ensemble, peuvent s’entremêler et faire rêver à l’unisson, y compris sur un grand pilier du répertoire, y compris dans l’intouchable (auquel d’ailleurs tout le monde touche)
Wagner.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quel défi ! Quel pari !
Un pari qu’une partie du public n’a pas apprécié, vu les buh qui ont accueilli le groupe des danseurs et la chorégraphe, affrontant crânement à bras ouverts ce public contrasté, car l’autre partie de la salle, la plus nombreuse, lui faisait une standing ovation.

Il est vrai qu’il y a gageure, et qu’elle n’est pas toujours gagnée, tout n’est pas réussi dans ce travail même si, une fois la logique perçue, une fois les yeux habitués, on entre de plain pied dans le spectacle.
La volonté de Sasha Waltz c’est de montrer une sorte d’union presque interchangeable entre les émotions provoquées par les voix et les chanteurs et celles traduites par les corps : du coup on n’a jamais chant puis danse et vice versa, mais chant-danse entremêlés, où même les chanteurs esquissent quelques sauts ou quelques pas (timides ou moins timides), où même le chœur se mélange aux danseurs, et où on ne peut (en théorie) distinguer les uns des autres.

Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quand c’est le ballet qui est prévu par Wagner lui-même, c’est un peu plus facile et réussi au-delà de toutes les espérances : le Venusberg est magnifiquement réalisé, avec cette grotte en forme de conque presque conçue comme une bouche qui vomit des corps qui se tordent et se disloquent en une vision qui fait mieux saisir la lassitude de Tannhäuser. Elle réussit ce prodige de faire en sorte que Peter Seiffert, qui n’a pas exactement le physique d’un danseur, arrive et se fonde, se noie dans cette mêlée de corps sans qu’on le distingue clairement,  d’où peu à peu on voit entrer puis émerger Venus, qui descend dans la mêlée en élégants volutes. Un tableau saisissant, magnifiquement éclairé par David Finn, qui répond exactement à la musique d’un dynamisme et d’une énergie peu communes, imposée par un orchestre très présent (la salle est petite) et pourtant jamais ni étouffant, ni trop fort.

ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
ActeI dernière scène ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La deuxième partie de l’acte I désarçonne, voilà la petite troupe autour du Landgrave qui arrive en sautillant, vêtue de costumes de chasse, esquissant des mouvements chorégraphiques auxquels se mêlent les danseurs vêtus de la même façon, si bien qu’au départ on distingue mal qui fait quoi. Ces mouvements convulsifs, ces petites gambades, tout cela est surprenant, ironique bien sûr, met à mal certains chanteurs qui évitent soigneusement de lever la jambe (René Pape) alors que d’autres (Peter Mattei, Peter Sonn) y vont franchement. Il en résulte une sorte de tableau, extrêmement vivant, vif, et même joyeux qu’on perçoit seulement à travers l’ensemble des mouvements de ce groupe. Et effectivement, c’est bien le sens de ce premier acte où tous retrouvent Heinrich dans une sorte de bonne humeur générale.

Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte I Image finale ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

À la fin de l’acte, la musique de scène (huit cors) suit en cortège les chanteurs et danseurs, et ce point de vue peu commun, cette optique ici expérimentée pour la première fois, à la fois met d’excellente humeur, mais quelque part dérange car tout le monde essaie de trouver un sens caché à tous ces mouvements, à cette chorégraphie, alors qu’il n’est pas caché, mais immédiatement donné.

Acte II - ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II – ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La Teure Halle de l’acte II est le Schiller-Theater lui-même, représenté en miroir sur scène par une série de fin troncs d’arbres suspendus à des tringles, le théâtre et son double où se déroule le concours de chant, ce qu’est toujours plus ou moins un opéra. Mais Sasha Waltz conçoit aussi l’opéra comme lieu de la mondanité et de la vanité, en faisant entrer le chœur comme l’entrée des couples au Bal de l’Opéra de Vienne (le fameux Opernball) (où le théâtre, lui aussi, est doublé sur scène), mais rompt le bel ordonnancement initial en cassant les couples des danseurs (faux pas, chutes, lancés maladroits – de cavaliers), en faisant danser deux femmes ensemble puis deux hommes, en soulignant en fait tout ce que cette scène a de convenu : ce n’est pas neuf, l’entrée des courtisans a souvent été l’occasion (depuis Götz Friedrich en 1972 à Bayreuth…) de souligner le côté traditionnel, convenu, rigide du rituel que Tannhäuser va violemment déconstruire par un coup de pied dans la fourmilière qui s’appelle corps, désir, sexe.

Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La convention, elle est aussi soulignée par les costumes : queues de pie grises et cravates pastel pour les hommes, et pour Elisabeth, une robe longue années cinquante qui renvoie aux modèles des icônes cinématographiques de l’époque : c’est Grace Kelly en quête du Prince Charmant au Bal de la Rose à Monaco.
Mais Tannhäuser en chantant enlèvera sa cravate, ouvrira son col, rejettera volontairement cette image très conforme que les autres maintiennent(et Wolfram en premier, mais aussi l’élégant Walther de Peter Sonn, toujours excellent).

Acte II Elisabeth aux pieds nus   ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte II Elisabeth aux pieds nus ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

La manière dont les danseurs portent Elisabeth à la fin de l’acte, comme une vierge en ostensoir, une Elisabeth icône aux pieds nus – début de la posture de sainte? – en un geste très fort et très élégant, renvoie évidemment à la transfiguration du troisième acte, qui commence dans la brume, dans un espace nu seulement éclairé par les lumières magnifiques de David Finn.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Le retour de Rome est un cortège conçu comme au IIème acte avec un mélange de danse et de chœur, une sorte de vision syncrétique qui mêle plusieurs type de manifestations religieuses montrant, l’espace ténu qui fait frontière entre paganisme et christianisme : branches d’arbres qu’on brandit comme des trophées, allusion à la crucifixion de Saint Pierre par un corps renversé porté en croix, allusion aux processions portant la vierge en triomphe comme on portait dans l’antiquité les statuettes de Dieux ou frontières entre les religions révélées (claire allusion aux derviches tourneurs en ouverture de l’arrivée du chœur). Sasha Waltz aussi nous dit l’espace ténu qui crée l’émotion, entre un chant sublime de Peter Mattei dans O du, mein holder Abendstern et ses pas de danse timides esquissés avec son ombre projetée par l’étoile (Vénus, comme l’avait très bien montré Baumgarten à Bayreuth en faisant venir Vénus sur scène) à laquelle il s’adresse.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Sasha Waltz esquisse un modèle de Musik/Tanztheater qui n’est pas seulement un exercice de style : elle souligne, grâce aux lumières, aux mouvements, aux attitudes et aux costumes (de Bernd Skodzig), mais aussi grâce aux espaces très essentiels construits par Pia Maier Schriever, les ambiguïtés d’une œuvre où se mélangent plusieurs cultures, plusieurs traditions, où les personnages eux mêmes restent ambigus, y compris Elisabeth (ce qu’avait montré intelligemment mais maladroitement Baumgarten – encore lui- à Bayreuth). Cette expérience des limites est riche, et esthétiquement traduite de manière convaincante. Le fait même que des spectateurs la refusent et que la salle soit divisée montre que le spectacle frappe, et c’est heureux.

Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Il n’y aucune discussion en revanche sur le plan musical où nous est offert sans doute ce qui peut se faire de mieux ou presque. La direction de Daniel Barenboim (dont je ne me souviens pas qu’il ait déjà dirigé au moins récemment, Tannhäuser) est étonnamment jeune, vive, dynamique, très contrastée dans les choix de tempo quelquefois très rapides, quelquefois lents à mettre en danger les chanteurs, mais ces choix sont toujours justifiés : il y a là un discours sensible, complexe qui fait émerger des secrets de la partition non encore remarqués, qui joue avec les espaces réduits d’une salle non conçue pour l’opéra (nombreux musiciens en coulisse) et avec les effets de rapprochement et d’éloignement, fort marqués dans une salle si réduite. Les pupitres pris individuellement sont sans reproches, et Barenboim fait ce qu’il veut de cet orchestre qui le suit aveuglément. Un travail d’orfèvre du son, qui épouse aussi le texte sans jamais couvrir les chanteurs, en leur laissant tout l’espace voulu : cela s’appelle le grand style, cela s’appelle une vraie direction. Barenboim dirige et organise, il donne aussi la direction à suivre, il nous dit le lyrisme, la sensibilité, l’énergie, il nous fait entendre l’œuvre, c’est à dire qu’il nous la fait comprendre.
C’est tout simplement stupéfiant.
Le chœur très bien préparé par Martin Wright prend sa part des choix de mise en scène, esquissant des pas de danse, se mêlant aux danseurs, jouant lui aussi au Tanztheater.

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Wolfram (Peter Mattei) Acte III dernière partie ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Quant aux chanteurs, au moins du côté des hommes, ils sont d’un exceptionnel niveau, totalement dominé par le Wolfram anthologique de Peter Mattei : qui peut lui discuter sa primauté ? il est l’Amfortas du moment, et le Wolfram du moment. Une diction exemplaire, un sens des nuances époustouflant, une puissance et un velouté uniques et en plus, il rentre dans la mise en scène, avec un affront splendide.

Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) Acte III ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin

Peter Seiffert en Tannhäuser reste exemplaire. Quelquefois, il peut décevoir, la voix, cet instrument humain, trop humain, peut le lâcher, mais ce soir, il domine le rôle de bout en bout, avec des aigus tenus de manière étonnante, une puissance d’autant plus marquée dans cette salle exiguë, et surtout un vrai sens dramatique et un engagement dans la mise en scène d’une honnêteté remarquable. On ne l’imagine pas dans du Tanztheater, et pourtant, il ne détonne pas, il est totalement le personnage voulu. Remarquable.
René Pape reste plus en retrait des choix de mise en scène, il évite de danser, de sautiller, mais la voix est là, avec sa diction incomparable, sa présence charismatique (bien que la mise en scène ait tendance à l’effacer, donnant au groupe la primauté sur les individualités) et sa puissance.
Parmi le groupe des chanteurs en concours, notons surtout Peter Sonn, qui à chaque apparition montre sa maîtrise, son contrôle vocal et les accents très émouvants d’une voix qui gagne en puissance. Un très bon Walther von der Vogelweide.

Du côté des dames, c’est un peu moins convaincant. Marina Prudenskaia est une Vénus très présente en scène, qui a bien épousé la mise en scène, les graves sont somptueux, les aigus un peu moins, un peu tirés, même si la prestation reste de haut niveau.
Ann Petersen en Elisabeth, qui remplaçait Marina Poplavskaia initialement prévue, convainc moins : la voix est très contrôlée, il y a de beaux moments, mais cela n’explose jamais, comme si elle n’arrivait pas à sortir d’un chant solide mais peu habité. Elle est émouvante en scène, elle l’est moins en voix. Il lui manque de la tripe, il lui manque de l’engagement vocal, il lui manque aussi une assise vocale large. Une prestation honnête, mais en retrait par rapport au reste de la distribution. Notons le junger Hirt de Sónia Grané, exemple de bon élément de la troupe qui réussit à émouvoir l’ensemble du public.
Tout cela réussit quand même à faire l’un des Tannhäuser les plus étonnants et les plus convaincants de ces dernières années. Il sera repris l’an prochain, sans Mattei et sans Pape, mais avec Gerhaher et Kwanchoul Youn, sans Ann Petersen, mais avec Pieczonka. Allez, de bonnes raisons de choisir Berlin en avril 2015…[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin
Tannhäuser (Peter Seiffert) & Venus (Marina Prudenskaïa) ©Bernd Uhlig/Staatsoper Im Schiller Theater Berlin