STAATSOPER im SCHILLER THEATER BERLIN 2013-2014: LE VIN HERBÉ de Frank MARTIN le 26 AVRIL 2014 (dir.mus:Franck OLLU; ms en scène: Katie MITCHELL)

 

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Frank Martin, compositeur suisse né à Genève en 1890 et mort à Naarden aux Pays bas en 1974, n’est pas si fréquemment joué ou représenté. Pour ma part, depuis 2007, où Claudio Abbado a présenté à Lucerne les Sechs Monologe aus Jedermann avec Thomas Quasthoff, je n’en avais pas entendu. Avec Der Sturm (La Tempête, d’après Shakespeare) un opéra créé à Vienne et Monsieur de Pourceaugnac, d’après Molière,  (1962), repris à Lausanne en 2007 (dirigé par Jean-Yves Ossonce), Le Vin Herbé (1938-1941) est l’un des trois « opéras » qu’il a composés et sans doute le plus célèbre.
Il fallait d’ailleurs avoir une dose d’inconscience ou un sacré cran pour composer une version musicale du mythe de Tristan et Iseut après le Tristan de Wagner. Mais Frank Martin entreprend un chemin différent : Wagner s’est inspiré de la version de Gottfried de Strasbourg, elle même appuyée sur celle de Thomas d’Angleterre, plus que sur celle de Béroul. Frank Martin s’appuie sur la réécriture du mythe par Joseph Bédier au début du XXème siècle, qui s’est inspiré notamment de Béroul et de Thomas d’Angleterre, et qui a très largement contribué à populariser le mythe : il n’écrit pas un opéra mais un oratorio profane. (1938 / 1940-1941), texte d’après trois chapitres du Tristan et Iseut de Joseph Bédier 1. Le Philtre, 2. La Forêt de Morois, 3. La Mort
Frank Martin prend en quelque sorte le contrepied de Richard Wagner, en s’appuyant sur un chœur de 12 voix d’où quelques solistes émergent, et sur un orchestre pour 7 instruments à cordes et piano. Est-ce pour autant un opéra dit « de chambre » ? Rien n’est moins sûr, notamment après le spectacle de la Staatsoper Berlin im Schiller Theater, qui présentait dans la même salle le lendemain Tannhäuser de Wagner, d’un tout autre format.
Le spectacle, créé en mai 2013, mis en scène par Katie Mitchell (dont on connaît le magnifique Written on Skin de George Benjamin), impose une atmosphère confinée et sombre, mais pas vraiment chambriste. Nous sommes invités comme à une représentation clandestine, nocturne, dans les ruines d’un théâtre où une troupe semble représenter de manière fugace un mystère. L’influence du religieux est marquante dans l’œuvre de Frank Martin, très marqué par Bach, et fils de pasteur.
L’ensemble des acteurs, vêtus comme en 1940, semblent sortis d’un film de ces années-là (plus ou moins contemporaines de l’œuvre), peu de lumière, mais des bougies, des lampes vacillantes (magnifiques éclairages de James Farncombe) un plateau de théâtre en ruines, un rideau déchiré qui donnent presque l’impression d’une église, ou du moins d’une célébration païenne d’un monde qui se réveille d’une longue nuit. C’est aussi pendant la guerre que Cocteau écrivit l’Eternel Retour, version cinématographique du mythe de Tristan qui fit long feu, avec Jean Marais et Madeleine Sologne réalisé par Jean Delannoy.
Ainsi Katie Mitchell inscrit-elle son travail dans  la (fausse) simplicité d’un théâtre bombardé, allusion au Schiller Theater lui-même bombardé en 1943, réduit à l’essentiel, aux meubles abandonnés et contraint à l’utilisation de ce qu’on trouve sur place pour créer l’illusion théâtrale, l’un des moments les plus réussis à ce titre est la tempête sur le bateau,  créée à partir d’une corde tendue et des mouvements des personnages.

Le Vin herbé, Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé, la tempête, Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Frank Martin appelle Le Vin herbé un oratorio  profane, qui va s’inscrire en contrepoint à un Wagner largement exploité par les nazis (et notamment Tristan und Isolde affiché avec Germaine Lubin à Bayreuth, puis à Paris) et qui va affirmer, dans un monde réduit en cendres et piétiné dans son tissu le plus humain à cause de la barbarie nazie, la suprématie de l’amour sur la mort et la nécessité d’affirmer encore et toujours, la suprématie de l’art.
La simplicité des lignes, la discrétion des mouvements des chanteurs, leur aspect presque interchangeable (comme leurs noms Iseut aux blanches mains, épouse de Tristan jalouse d’Iseut la Blonde) plaident pour l’image d’une sorte de célébration collective presque druidique d’une éternelle histoire d’amour qui survit même des cendres produites par la barbarie. Il en résulte un spectacle d’une force surprenante, d’une rare intensité, où la mise en scène par son austérité et son intelligence impose en quelque sorte la concentration sur la musique, ou mieux, tisse avec la musique un formidable lien . La présence sonore en est presque imposante, dans cet espace malgré tout relativement vaste pour un ouvrage considéré comme chambriste, qui ne pourrait être plus éloigné d’un orchestre wagnérien.  L’ensemble de deux violons, deux violes, deux violoncelles, d’une contrebasse et d’un piano dirigés avec fermeté et à la fois délicatesse par Frank Ollu éclaire cette musique, à la fois tonale et atonale, marquée par l’école de Vienne et Debussy, qui accompagne avec simplicité et intensité les voix, sans jamais créer de contrepoint, reproduisant en dialogue instrumental un dialogue qui ressemble à une sorte de litanie des personnages entre eux. Entre eux ? non, plutôt un récit presque psalmodié au delà du dialogue, comme une passion de Bach. La prestation des musiciens de la Staatskapelle Berlin est  exceptionnelle, et l’instrument prolonge le dire, et clarifie en même temps les circonstances du récit avec une force inconnue et surprenante.

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater Berlin © Hermann & Clärchen Baus

Au service de l’entreprise, une distribution de très bon niveau, largement appuyée sur la troupe, composée de chanteurs plutôt jeunes, ce qui donne encore plus de force à l’idée de résistance à laquelle cette représentation nocturne et clandestine semble se référer avec notamment en Iseut aux blanches mains Katharina Kammerloher, et la Branghien d’Evelin Novak, et bien sûr l’Iseut la blonde particulièrement intense d’Anna Prohaska, à la voix bien projetée, à l’aigu contrôlé, même si la diction française laisse un peu à désirer .

Anna Prohaska, Iseut la Blonde © Hermann & Clärchen Baus
Anna Prohaska, Iseut la Blonde © Hermann & Clärchen Baus

Du côté masculin, le Marc de Ludvig Lindström (un nageur de compétition devenu chanteur…) s’impose par sa voix sonore et juvénile, tandis que Matthias Klink illumine Tristan, tant par son intensité, par la poésie de son expression, par sa diction impeccable de clarté que par la délicatesse de la voix.

Au total, une soirée difficilement oubliable, grâce à une mise en scène d’une intelligence et d’une finesse rares, et d’une intensité musicale qui par l’émotion qu’elle distille égale des Tristan plus wagnériens. [wpsr_facebook]

Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater © Hermann & Clärchen Baus
Le Vin herbé Staatsoper im Schiller Theater © Hermann & Clärchen Baus

 

KOMISCHE OPER BERLIN 2013-2014: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 15 JUIN 2014 (Dir.mus: Gabriel FELTZ; Ms en scène Calixto BIEITO)

Die Soldaten (Komische Oper) © Monika Rittershaus
Die Soldaten (Komische Oper) © Monika Rittershaus

On pourra se reporter aux comptes rendus de Die Soldaten (4 Octobre 2013), Die Soldaten (26 Octobre 2013) dans cette mise en scène, et Die Soldaten (31 Mai 2014) dans la production de Munich (Kriegenburg/Petrenko), et pour mémoire, le compte rendu de la production de Salzbourg (Alvis Hermanis/Ingo Metzmacher) en 2012 (26 août 2012)

C’est une année placée pour moi sous le signe de Zimmermann. Deux productions importantes, Zürich et Berlin pour l’une (Calixto Bieito), Munich pour l’autre (Andreas Kriegenburg), et trois chefs (Marc Albrecht, Kirill Petrenko, Gabriel Feltz) qui permettent à cette musique de s’installer auprès du public, et de s’imposer après le spectacle de Salzbourg en 2012 (Alvis Hermanis) qu’on verra la saison prochaine à Milan, recalibré pour la salle milanaise, très différente de la Felsenreitschule à Salzbourg.
À ma quatrième audition de l’œuvre pendant cette saison, il y a au moins une certitude, qui est une interrogation. Cette œuvre fait-elle à ce point peur que, 49 ans après la première, elle soit aussi rare sur les scènes ? La production de Calixto Bieito montre en plus que, si c’est intelligemment agencé, des théâtres de taille plus réduite peuvent l’accueillir et qu’il n’est pas besoin d’une impressionnante arène pour la monter.
Il fallait peut-être à Salzbourg pour imposer l’œuvre à un public souvent rétif miser sur le grand spectacle et la fresque : immense décor, orchestre à la masse impressionnante, s’imposant comme une énorme machine, dans un cadre suggestif comme la Felsenreitschule. La production munichoise, dans une salle comparable aux grandes salles d’Europe, est en quelque sorte, « normalisée ». Et celle de Bieito s’impose définitivement comme un choix différent, celui d’un spectacle intégré où musique chant et jeu s’interpénètrent.

Calixto Bieito le 15 juin 2014
Calixto Bieito le 15 juin 2014

J’ai dans ce blog rendu compte deux fois déjà de la production zurichoise signée Calixto Bieito. Très frappé par la première vision, j’ai tenu à le revoir une fois encore quelques semaines après. Fin mai, c’était au tour de la magnifique production munichoise, et c’est de nouveau la production Bieito que je revois, et avec quel plaisir, à Berlin.

Le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son originalité, les magnifiques éclairages de Frank Evin, le dispositif de Rebecca Ringst, le déroulement en avant-scène, sur la fosse recouverte, de l’ensemble de la pièce, la disposition de l’orchestre en hauteur, permettant de rééquilibrer le son et dans une salle aux dimensions plus réduites, de donner aux voix et aux protagonistes une présence, voire une urgence : tout cela évidemment permet au spectateur de rentrer dans l’œuvre avec une tension inconnue. Je renvoie le lecteur aux articles du mois d’octobre 2013 pour un descriptif plus détaillé, même si Bieito a légèrement modifié certaines vidéos,  certaines scènes ou certaines coiffures dont celle de Susanne Elmark qui a perdu ses couettes initiales de petite fille. L’Andalouse n’est plus une femme, mais un travesti qui montre son sexe lorsqu’elle s’isole à cour avec un des officiers, vision d’un couple amoureux qui tranche avec la violence de la scène d’ensemble, certaines scènes à forte connotation sexuelle (Mary avec Marie et Charlotte par exemple) ont été atténuées, distanciées presque. Les dernières scènes ont été retravaillées de manière plus claire, peut-être un peu plus lisible. Il est vrai que Bieito a remonté le spectacle avec un chef différent, un orchestre différent et une distribution quasi intégralement modifiée, puisqu’on ne retrouve de la production zurichoise que Susanne Elmark, magnifique Marie, et Noëmi Nadelmann, comtesse de la Roche déglinguée que Bieito, qui ne laisse aucune espace à l’humanité ou à l’espoir, rend tout aussi violente et terrible que les autres personnages. Pour le reste, et pour l’essentiel de la distribution à quelques exceptions près, c’est la troupe remarquable de la Komische Oper dont la performance est à souligner.
J’ai pourtant été un peu déçu par rapport à mon souvenir zurichois. Le spectacle m’est apparu moins dynamique, moins rythmé, moins fort musicalement. Marc Albrecht à Zurich avait misé sur force, violence, contrastes et dynamisme, avec un orchestre-maison superlatif. Kirill Petrenko à Munich, avec un orchestre exceptionnel aussi, avait travaillé avec une précision incroyable sur la clarté, les échos et les contrastes stylistiques, en privilégiant une approche presque bel cantiste de la part des chanteurs (notamment pour Daniel Brenna en Desportes, Michael Nagy en Stolzius et Nicola Beller-Carbone en comtesse de la Roche).

Gabriel Feltz le 15 juin 2014
Gabriel Feltz le 15 juin 2014

Gabriel Feltz, actuellement GMD de la ville de Dortmund, est l’un des chefs intéressants de la génération des quadragénaires, qu’on commence à voir diriger dans les grands théâtres allemands (en juillet, il fera Der Fliegende Holländer à Munich) et son répertoire, comme tout GMD, est très large (il va d’Intolleranza de Luigi Nono à Carmen).
Son approche de la partition est très différente celle de Marc Albrecht : un tempo manifestement plus lent, une grande lisibilité, un son peut être un peu plus chaleureux (si ce mot peut convenir à cette œuvre) mais en même temps moins de dynamique, ce qui nuit à mon avis au rendu d’ensemble du spectacle et à sa tension. L’orchestre de la Komische Oper, tout en étant très honorable, n’est pas tout à fait à la hauteur des deux autres phalanges entendues et certains moments (l’ensemble de jazz, jazz-combo) ne semblent pas encore au point. Il est probable qu’à mesure des représentations, les choses se stabiliseront. D’ailleurs, étant placé très près de la scène, le son et les équilibres ne me sont peut-être pas apparus aussi fusionnels qu’à Zurich.

Suzanne Elmark le 15 juin 2014
Susanne Elmark le 15 juin 2014

Il reste que Susanne Elmark une des rares artistes issues des représentations de Zurich dans cette production, est toujours aussi passionnante en Marie, avec un jeu toujours aussi engagé. Ce soprano colorature a une voix large, solide, très lyrique, bien posée, magnifiquement projetée, mais une couleur très différente de celle de Barbara Hannigan à Munich, plus fragile, mais aussi plus ductile. Avec deux Marie aussi différentes, sans oublier Laura Aikin dans la production d’Alvis Hermanis à Salzbourg, les théâtres n’auront aucune difficulté à proposer Die Soldaten dans des interprétations magnifiques, et radicalement opposées.
Noëmi Nadelmann en comtesse de la Roche promène son personnage complètement déglingué, violent, méchant, à l’opposé de l’élégante et stylée Nicola Beller-Carbone à Munich, qui m’avait vraiment séduit. Mais Nadelmann est vraiment une bête de scène, impressionnante, frappante même (au propre et au figuré), et même si la voix n’a en rien la tenue et le lyrisme de sa confrère munichoise, il reste qu’elle est souveraine par sa présence.
Le reste de la distribution est  issu pour l’essentiel de la troupe vraiment excellente de la Komische Oper: belle Charlotte de Karolina Gumos, voix profonde, sonore, bien posée, très vibrant Stolzius du norvégien Tom Erik Lie, belle voix de baryton, belle articulation, interprétation très concentrée, sans rien de démonstratif, mais toujours tendue, ce qui lui donne une grande présence et une grande puissance émotive ; citons aussi Christiane Oertel, la mère de Stolzius, un des piliers du théâtre et le jeune australien Adrian Stooper, qui vient d’intégrer la troupe si je ne me trompe, joli ténor à suivre en jeune La Roche.
Mais quatre chanteurs se détachent à des degrés divers, Jens Larsen, très bon Wesener, un des meilleurs de la distribution, à la belle voix, bien projetée, particulièrement apte à colorer, et qui produit l’impression d’un mélange de faiblesse et d’absence, qui convient très bien à ce rôle, le Desportes de Martin Koch, en troupe à Cologne, à la voix forte, énergique, un Desportes « soldat », très différent de Peter Hoare à Zurich, plutôt ténor de caractère un peu pervers et cynique, et de Daniel Brenna à Munich, moins héroïque et plus lyrique, le Haudy de Tomohoro Takada, en troupe à Kiel, belle voix de basse, sonore, juste, claire, qui se détache fortement de la scène de la taverne et enfin l’excellent Mary de Günter Papendell, un autre pilier de la troupe depuis 2007, qui me frappe à chaque fois que je l’entends par sa voix si contrôlée au beau timbre, si sonore,  et qui remporte un vif succès. Une seule petite ombre, la vieille mère de Wesener (Wesener’s alte Mutter) de Xenia Viaznikova n’a ni la présence, ni la sensibilité, ni le métier, ni la diction de Cornelia Kallisch à Zurich,  authentique apparition,  qui disait son texte comme un Lied, inoubliable.
Malgré ma réserve sur cette troisième vision de la production, que la troupe puisse fournir à un si bon niveau tant de rôles dans un opéra si rarement joué et si difficile est pour moi la confirmation du travail excellent qui peut être fait quand on a en main un ensemble homogène et engagé. J’avoue enrager quand j’entends dénigrer le système de répertoire, parce qu’il est garant d’une bonne irrigation artistique du territoire, d’une bonne qualité au moins dans les villes importantes, (Hamburg, Berlin, Munich, Francfort, Stuttgart, Dresde) mais aussi dans les villes moyennes (comme Cottbus, ou Heidelberg, ou Karlsruhe, ou Freiburg), et permet une ductilité exemplaire voire acrobatique : Die Soldaten alterne à la Komische Oper avec West Side Story, l’opérette Clivia, Così fan tutte, Castor et Pollux et La Traviata et un ballet, Don Juan !
J’ai aussi une grande sympathie pour cette institution, plus populaire que les autres opéras de Berlin, qui sait prendre des risques, menée depuis deux ans par Barrie Kosky, metteur en scène décoiffant qui a animé avec excellente humeur la fête consécutive à cette Première, où les personnels du théâtre étaient visiblement ravis. La routine, qu’on reproche si souvent au théâtre de répertoire était bien loin. Voilà des chanteurs employés, mensualisés, et heureux ;  voilà un système qui ignore l’intermittence, garanti par la puissance publique, et qui présente en un mois autant (sinon plus) de titres (et quels titres) qu’un opéra moyen en France en une saison. Cherchez l’erreur.
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Die Soldaten (Komische Oper) © Monika Rittershaus
Die Soldaten (Komische Oper) © Monika Rittershaus

 

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: LA NOUVELLE SAISON

 

La Scala: façade
La Scala: façade

Un peu tardivement, mais c’est assez traditionnel, la scala et son nouvel intendant Alexander Pereira a présenté sa saison, qui doit cette année briller de mille feux à cause d’EXPO2015, l’exposition universelle de Milan du 1er Mai au 31 Octobre. Les choses ont dû être un peu précipitées, parce que visiblement toutes les distributions ne sont pas bouclées et les alternances de distributions encore floues, mais enfin titres, dates et chefs sont donnés.

Voilà ce qu’on appelle une saison charnière : on pensait l’avenir de la Scala consolidé par le passage de témoin entre Stéphane Lissner et Alexander Pereira, plus tôt que prévu, qui arrangeait Lissner arrivant à Paris plus tôt, et Pereira qui pouvait quitter Salzbourg la tête haute après le grave conflit avec la présidente du directoire, Helga Rabl-Stadler à propos du déficit du Festival. C’était sans compter sur la situation milanaise, avec une EXPO engluée dans les scandales des « appalti » (les marchés) truqués qui ont vu réapparaître ceux-là même qui avaient été dénoncés à l’époque de mani pulite. Dans une situation pareille, sans doute Pereira a-t-il été l’objet d’un « complot » visant à le faire tomber lui aussi (la place est bonne et cela grenouille fortement autour), en l’accusant de prise illégale d’intérêt.  Si c’était le cas, pourrait-on penser que le conseil d’administration de la Scala le laissât en place ? Il est pourtant en place et a présenté la saison. Tout en étant en quelque sorte en sursis. Peut-on alors penser que Pereira, qui n’est ni un ange, ni un naïf, va se laisser humilier de la sorte ? Le feuilleton n’est pas fini, plus Dallas que Joséphine Ange Gardien.
On a appelé Pereira pour sa capacité à séduire les sponsors et à amener de l’argent. C’est sa réputation depuis Zürich. Son passage à Salzbourg n’a pas été aussi réussi, ni du point de vue artistique (un court bilan contrasté), ni du point de vue financier (un déficit). À Zürich, c’était un prince qui faisait à peu près ce qu’il voulait. À Salzbourg, ce n’était pas le cas et à Milan, c’est encore plus complexe. Il y a les problèmes claniques, assez fréquents en Italie, des débats autour de la programmation de la Scala : on a beaucoup reproché à Lissner ces dernières années ses choix, et notamment  dans le répertoire italien, par exemple cette dernière Traviata d’inauguration très discutée et certains lui reprochent violemment les choix de mises en scène. Le public de la Scala n’a jamais été ouvert, c’est un public conservateur, qui vient voir et revoir ses opéras favoris, dont le XXème ne fait pas vraiment  partie (sauf Puccini…). La dernière Elektra mise en scène par Chéreau, pourtant un immense succès, n’a jamais affiché complet.
Et ce type de comportement n’est pas récent. Jamais ou rarement (Wagner excepté peut-être) les opéras qui sortent à peine des sentiers battus ne font le plein, quels qu’en soient les protagonistes. Lissner lui-même finissait par être lassé : les huées permanentes des puristes de type « Corriere della Grisi », l’impossibilité de trouver des distributions incontestées pour le répertoire italien -et ce n’est pas une question de chanteurs italiens ou non, puisque la Bartoli ne peut (presque) plus mettre le pied à Milan- ne permettent plus, au-delà d’un certain point, de gérer une vraie programmation ouverte. J’ai souvent souligné le paradoxe des meilleurs spectacles  à la Scala qui sont des opéras hors de son répertoire traditionnel : cette année par exemple La Fiancée du Tsar ou Les Troyens, ou Elektra, et surtout pas des opéras italiens (Traviata mise à part, c’est du moins mon avis, mais je sais qu’il n’est pas vraiment partagé).
Il reste que la Scala ne peut être seulement le temple du bel canto ou de Verdi. Sa vocation de théâtre européen ou international, comme le soulignait jadis Cesare Mazzonis, dernier grand directeur artistique de la maison, dernière figure d’intellectuel expert, oblige à des choix aussi ouverts que ce qui se fait ailleurs. En ce sens, l’appariement avec la Staatsoper de Berlin, Barenboim oblige, a plutôt été une bonne chose.
Une saison de la Scala doit donc par force avoir au moins 50% de répertoire italien, le reste se divisant entre russe, français, allemand pour l’essentiel. La question de la mise en scène se pose fortement dans un pays où les hommes de théâtre de référence se font rares ou triomphent ailleurs (Castellucci) et où le public est peu éduqué à la chose théâtrale : on n’a pas encore digéré la mort de Giorgio Strehler, et Luca Ronconi encore vivant, et je l’adore, ne peut représenter à son âge un avenir mais seulement des souvenirs. Les difficultés identitaires et artistiques du Piccolo Teatro qu’il dirige actuellement en disent d’ailleurs long.
L’apparition sur le marché de Damiano Michieletto coqueluche actuelle de nombreux théâtres, est en train de corriger un peu le tir, mais son dernier Ballo in maschera n’a pas totalement convaincu le public milanais.

Quadrature du cercle donc que de gouverner ce théâtre. Pereira a d’ailleurs mis le mani avanti en priant le public des poulaillers d’avoir un comportement civil. Quel aveu le jour d’une présentation de saison !
Voici donc la saison 2014-2015, la saison de l’EXPO universelle pour laquelle un effort tout particulier a été fait. Comme Lissner à Paris avec Joel, Pereira assume l’héritage Lissner : le Fidelio inaugural est évidemment un projet de l’ancien team. Mais la saison, destinée au public très international qui visitera l’EXPO, se doit aussi de correspondre à l’image que le touriste moyen se fait de la Scala, on verra donc Tosca, La Bohème, Turandot, L’Elisir d’amore, Lucia di Lammermoor, Aida, Cavalleria Rusticana et Pagliacci, Il Barbiere di Siviglia, Otello (de Rossini), Falstaff, et l’incoronazione di Poppea (cette dernière production sans doute trop raffinée hors expo).

Deux parties dans l’année, de décembre à mai et de mai à novembre (EXPO).

Décembre-Mai

C’est Fidelio, qui ouvre la saison en décembre, dernière apparition de Daniel Barenboim sur le podium, dans une mise en scène de Deborah Warner, qui a déjà mis en scène Death in Venice de Britten  en 2011 : avec Deborah Warner, on est loin du Regietheater, mais c’est une femme intelligente dont je n’ai vu que des spectacles très défendables, avec une bonne distribution : Anja Kampe et Klaus Florian Vogt qui reprendra Florestan, un rôle qu’il n’a pas abordé depuis 2010  (il l’a chanté à Bordeaux en 2007 comme le signale un lecteur que je remercie – voir le commentaire ci-dessous), Mojca Erdmann et Florian Hoffmann, ainsi que Falk Struckmann,  Peter Mattei et Kwanchoul Youn. Une distribution incontestablement solide, voire stimulante pour Vogt.

Suivra (Janvier) Die Soldaten une première à Milan, dans la production de Salzbourg d’Alvis Hermanis. Le spectacle aura bien du mal à entrer dans l’espace scaligère, qui n’a rien à voir avec la Felsenreitschule de Salzbourg. Il sera intéressant de voir ce que devient  le décor impressionnant de Hermanis, mais aussi certaines scènes désormais célèbres (la Funambule). Ingo Metzmacher  dirigera l’orchestre de la Scala, et la distribution est assez semblable à celle de Salzbourg en 2012 avec Laura Aikin en Marie, Daniel Brenna en Stolzius, Okka von der Damerau, Gabriela Beňačková, Cornelia Kallisch, ce qui nous assure un niveau musical exceptionnel. J’ai écrit combien le travail d’Hermanis, séduisant au premier abord, m’était apparu fade face aux productions plus récentes de  Bieito (Zürich 2013/Berlin 2014) et Kriegenburg (Munich 2014) mais c’est l’occasion de la revoir. Gageons qu’il y aura des places….
De l’opéra du XXème – du siècle dernier, il y a environ 50 ans- , on passe aux origines, avec l’Incoronazione di Poppea (Février),  dans la production de Robert Wilson en scène en ce moment à Paris  avec au pupitre, comme à Paris, l’excellent  Rinaldo Alessandrini et dans la distribution Miah Persson, Monica Bacelli, Sara Mingardo; aussi une création, pour qui aime les sublimes lenteurs répétitives du maître américain.
Du 15 février au 14 mars, une nouvelle production d’Aida (la troisième vue à la Scala depuis 10 ans) confiée  à Peter Stein, avec Kristin Lewis (Aida) et Anita Rachvelishvili (Amneris) Fabio Sartori en Radamès, Carlo Colombara et Matti Salminen, tandis que George Gagnidze et Ambrogio Maestri alterneront dans Amonasro. Une distribution honnête sans être renversante, sous la baguette de Lorin Maazel, qui revient diriger Aida (il la dirigea en 1985, pour l’inauguration de la saison, production Ronconi avec Luciano Pavarotti et Maria Chiara). Vu la manière dont le public de la Scala l’a accueilli dans ses récentes apparitions, je prévois quelque agitation orchestrée bien sentie.
De fin février au 17 mars 2015, Lucio Silla de Mozart, une œuvre historiquement liée à Milan, où elle a été créée en 1772 au Regio Teatro Ducale dont l’incendie trois ans plus tard provoquera la construction de la Scala. C’est une équipe spécialisée dans le travail sur le baroque, le couple canadien Marshall Pynkoski pour la mise en scène et son épouse Jeannette Zingg pour la chorégraphie, qui assurera la production, venue avec armes et bagages de Salzbourg. Rappelons pour mémoire que la précédente production maison (coproduction avec La Monnaie qu’on a vue aussi au théâtre des Amandiers de Nanterre, était signée Patrice Chéreau et Richard Peduzzi).
Elle sera dirigée par Marc Minkowski, avec notamment l’excellente Marianne Crebassa et Rolando Villazon en alternance avec Kresimir Spicer (si j’ai bien lu le site de la Scala, très peu explicite pour les distributions, sans doute parce qu’elles ne sont pas complètes). A voir pour l’œuvre et pour la production.
Avec Carmen du 22 au 26 mars et du 4 au 16 juin commence la série des grands standards touristiques qui vont illustrer le reste de l’année, dirigée par Massimo Zanetti, qui n’est pas un mauvais chef mais dont les débuts prometteurs ne furent pas suivis d’une carrière de grand relief, dans la production d’Emma Dante, bien connue désormais, avec en alternance Elina Garanča (mars probablement) et Anita Rachvelishvili (juin) dans Carmen, Elena Mosuc et Nino Machaidze dans Micaela (deux voix de formats différents) et José Cura alternant avec Francesco Meli, deux ténors au répertoire et à la typologie vocale là aussi très différents. Une reprise honnête, d’une production correcte, sans qu’il y ait de quoi se précipiter sur le site pour réserver des billets.

 

EXPO 2015 MIlan: 1/05/2015- 31/10/2015
EXPO 2015 MIlan: 1/05/2015- 31/10/2015

De mai à fin octobre: L’EXPO

Pour l’ouverture de l’EXPO et presque seconde ouverture de la saison (ouverture au moins des opéras-EXPO), du 1er au 23 mai 2014, Turandot de Giacomo Puccini, dirigé par Riccardo Chailly, dans une mise en scène de Nicolaus Lehnhoff. Le vétéran de la scène allemande, dont on connaît à la Scala (et à Lyon) le Lohengrin et dont à Paris on a connu Die Frau ohne Schatten (1972, 1980) mais surtout cette saison La Fanciulla del West sera-t-il accueilli avec les égards dû à son âge par les hueurs professionnels de la maison ?
La distribution, au moins féminine, devrait satisfaire les aficionados puisque Nina Stemme en Turandot passera des saloons à la cité interdite et Maria Agresta sera une Liù sans doute émouvante. Du côté des hommes,  c’est moins excitant : le très solide Aleksandr Antonenko ne me paraissant pas un Calaf apte à faire rêver.

Mais évidemment, c’est le choix par Chailly (qui l’a enregistré) du final réécrit par Luciano Berio qui fait événement, dans le théâtre où l’œuvre fut créée il y a presque 90 ans, le 25 avril 1926 et pour laquelle Francesco Alfano écrivit la scène finale, jouée dans tous les théâtres. On viendra tous, évidemment, pour écouter ce que donne, à la scène, cette version radicalement différente de celle de Franco Alfano, sous la direction du tout nouveau directeur musical de la maison, notable interprète de Puccini.
Voilà maintenant me faire mentir puisque j’ai assimilé la période Mai-Novembre à la saison touristique de la Scala, alors que le théâtre affiche même une création de Giorgio Battistelli, du 16 au 29 mai 2015, CO2, qui verra débuter dans le temple milanais le jeune chef allemand Cornelius Meister, très apprécié, dans une production de Robert Carsen. Le livret, inspiré de l’ouvrage d’Al Gore, An inconvenient Truth, est une méditation sur la fin de la planète due aux désastres écologiques, en lien avec les thématiques de l’EXPO, avec dans la distribution l’excellent Anthony Michaels Moore. Avec Fin de Partie, de György Kurtag, coproduction avec Salzbourg qui clôt la saison comme son nom l’indique, ce seront les concessions au « modernisme » que même cette programmation sage va se permettre.

Exceptionnellement, à cause d’EXPO 2015, le Teatro alla Scala restera ouvert pendant l’été, et présentera une sorte de Festival Italien, illustrant évidemment le répertoire traditionnel de la maison, on verra donc successivement :

–       Du 28 mai au 11 juin : Lucia di Lammermoor dans la production maison actuelle de Mary Zimmermann, dirigé par Stefano Ranzani (bof bof) avec Diana Damrau et Elena Mosuc en alternance face à Vittorio Grigolo (et Juan José De Leon ?). Belle distribution, chef très passable. On peut faire l’impasse…

–       Du 12 au 23 juin, il sera impossible d’avoir des places à Cavalleria Rusticana/Pagliacci, dirigé par Carlo Rizzi (Moui…), mis en scène par Mario Martone. Elina Garanča (Santuzza, étonnant !) et Jonas Kaufmann (Compare Turiddù), dans Cavalleria Mara Zampieri dans Mamma Lucia, tandis que Marco Berti et Fiorenza Cedolins chanteront  I Pagliacci. Pour Jonas, et peut-être  Garanča…on courra.

–       Du 22 juin au 9 juillet, Tosca dans la production de Luc Bondy (MET, Munich, Scala) dirigé par Carlo Rizzi  qui signera le retour de Roberto Alagna (corrida avec le poulailler en perspective ?) avec Béatrice Uria-Monzon et Zeljko Lučić. Intéressante distribution, si Lučić fait le job. Le chef Carlo Rizzi au moins défendra l’œuvre, comme dans la production précédente.

–       Du 4 au 24 juillet, un Otello de Rossini, très rare à la Scala, dirigé par John Eliot Gardiner (rare, lui, dans Rossini), dans une production de Jürgen Flimm avec des décors d’Anselm Kiefer (c’est bien lui qui aura la vedette), et une belle distribution, Juan Diego Florez, Olga Peretyatko et Gregory Kunde : vaudra sans doute le voyage . A noter dans les tablettes.

–       Du 27 juillet au 10 août, Il Barbiere di Siviglia, dans la légendaire production de Jean-Pierre Ponnelle dirigée par Massimo Zanetti, et avec une étrange distribution faite de solistes de l’académie de la Scala et de plusieurs générations de chanteurs : Ruggero Raimondi ( !), Leo Nucci (…) et Massimo Cavaletti. Ce sera curieux, et nostalgique en diable.

–       Du 19 août au 2 septembre, l’inévitable et l’inratable Bohème, emblème de la Scala dans la production historique de Franco Zeffirelli (créée par Herbert von Karajan en janvier 1963, déjà avec Freni). Qui n’a pas vu cette Bohème a fait une erreur coupable, avec son lever de rideau au deuxième acte applaudi à chaque fois à scène ouverte depuis 50 ans. Une Bohème avec un vrai chef, Gustavo Dudamel, qui l’a déjà dirigée à Berlin – certes c’était un peu décevant, mais c’était il y a déjà longtemps- , et une distribution alternant Maria Agresta/Ailyn Pérez, Vittorio Grigolo/Ramon Vargas, Massimo Cavaletti/Gabriele Viviani. Allez-y, elle vaudra quelques larmes d’été…

–       Du 18 septembre au 13 octobre, une vraie production de remplissage, hommage aux années de Zürich de Pereira, qu’il a dû faire monter rapidement pour combler un trou, L’Elisir d’amore, de Donizetti, dirigé par l’inusable Nello Santi, habitué de Zürich, un chef de répertoire d’une sûreté à toute épreuve, que nous connaissions bien à Paris au temps de Liebermann (I Vespri Siciliani notamment, mais aussi Simon Boccanegra à la place d’Abbado l’année deux..) et qui fit de nombreux soirs de répertoire à Zürich. Autre compagnon de route de Pereira, Grischa Asagaroff, metteur en scène, qui revisite les vieilles mises en scène à ripoliner, actuellement en poste à Salzbourg. Un Elisir avec Vittorio Grigolo et Michele Pertusi, et le jeune ténor Atalia Ayan (qui doit alterner avec Grigolo : il y a 9 représentations entre septembre et octobre) ainsi que la jeune soprano talentueuse Eleonora Buratto. Bon, à visiter si vous êtes à Milan un soir de pluie et que Da Aimo e Nadia est complet ou fermé.

–       8 représentations automnales de Falstaff, du 14 octobre au 4 novembre, vont conclure la période de l’EXPO. Elles seront dirigées par Daniele Gatti dans la production très mondialisée de Robert Carsen que je viens de revoir à Amsterdam, mais avec une distribution un peu différente. À la Scala, c’est Eva Mei qui sera Alice, et Marie-Nicole Lemieux qui reprendra Quickly pour notre bonheur, Eva Liebau sera Nanetta, Laura Polverelli Meg Page, Massimo Cavaletti reprendra Ford et Francesco Demuro que les parisiens désormais connaissent bien (c’est l’Alfredo d’une Traviata inoubliable, je crois) sera Fenton. Mais l’intérêt c’est le Falstaff de Nicola Alaimo, qui devrait nous enchanter. Pour Gatti d’abord, pour Alaimo ensuite et pour Lemieux, allez-y, et si vous arrivez avant le 31 octobre, vous aurez même la possibilité de visiter l’EXPO.

–       Enfin, l’année de la Scala se terminera par Fin de Partie, un opéra de György Kurtag qui devait être créé à Salzbourg cette année, mais remplacé apparemment par une autre création de Dalbavie, Charlotte Salomon. Le spectacle, mis en scène par Luc Bondy, sera dirigé par Ingo Metzmacher et chanté en français entre autres par Jean-Sebastien Bou et Marie-Ange Todorovitch, pour 7 représentations entre le 29 octobre et le 13 novembre. Comme le rappelle le « pitch » de la Scala, Claudio Abbado avait dirigé des pièces de Kurtag sur des textes de Samuel Beckett et c’était un compositeur qu’il affectionnait. György Kurtag reste l’une des références de la composition aujourd’hui.

Au total, 19 titres, si l’on compte en sus deux événements exceptionnels

–       Werther, dirigé sous forme concertante par Georges Prêtre (depuis toujours très aimé à Milan) à l’occasion de ses 90 ans, avec Roberto Alagna, Béatrice Uria-Monzon et Laurent Naouri les 23 et 25 novembre 2014.

–       Une soirée dédiée à Donizetti par Edita Gruberova, qui osera les trois scènes finales des trois opéras « des reines » le 23 juillet 2015, Lucrezia Borgia, Anna Bolena, et Maria Stuarda avec au pupitre Marco Armiliato. À cette occasion, elle sera entourée des solistes de l’Académie de la Scala (« Accademia di Perfezionamento per Cantanti Lirici del Teatro alla Scala »).

 

La saison, qui s’efforce de réunir des distributions homogènes et dignes (pas d’Oksana Dyka à l’horizon), bien sûr manque d’imagination sur les titres proposés pendant la période de l’EXPO, mais cela fait partie du jeu obligatoire. Il reste que beaucoup de production peuvent attirer. Mais l’effort sur les œuvres modernes (Die Soldaten, Fin de partie et CO2) est non seulement louable et inattendu, mais surtout immense pour un théâtre qui a souvent eu du mal avec les œuvres d’aujourd’hui (encore que les Stockhausen et les Nono des années Abbado…). C’est évidemment stratégique, il s’agit de donner le change, pour montrer que la Scala est un théâtre ouvert à la création, moderne, un vrai théâtre d’aujourd’hui et pas un conservatoire de fossiles. Il s’agissait peut-être aussi de proposer une porte de sortie à Fin de Partie, qui ne sera pas présenté à Salzbourg cette année alors que c’était prévu. D’ailleurs, effectivement Salzbourg a fourni à Pereira l’occasion d’importation de productions : on l’en a accusé, mais le public se plaindra-t-il ? Enfin, l’idée des deux inaugurations, l ’une d’adieu par Barenboim  le 7 décembre avec Fidelio, et l’autre d’ouverture de l’EXPO avec Turandot et le nouveau directeur musical, est habile. Au total, la saison est peut-être pour partie touristique, mais elle ne manque pas d’allure et donne quelques occasions de passer le Simplon  le Fréjus, ou le Mont Blanc, en tous cas les Alpes.
L’EXPO donne aussi l’occasion  d’accueillir à Milan la fine fleur des orchestres internationaux dans une saison symphonique je crois unique dans les annales du théâtre, dans une ville dont les concerts symphoniques ne font pas vraiment partie de la culture, et dans un théâtre où les orchestres invités sont de plus en plus rares. Rome à ce titre est un peu plus gâtée.
Alors, les milanais doivent se réjouir en 2014-2015 d’entendre outre l’Orchestre de la Scala et son frère le Philharmonique de la Scala, les Wiener Philharmoniker (Jansons, dans Mahler 3), les Berliner Philharmoniker (Rattle, dans Bruckner 7), l’Orchestre de Paris (Paavo Järvi), Le Cleveland Orchestra (Franz Welser Möst) plusieurs orchestres vénézuéliens dont l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar (Gustavo Dudamel), le Concentus Musicus de Vienne (Harnoncourt), le Boston Symphony Orchestra (Andris Nelsons), le Budapest Festival Orchestra (Ivan Fischer) ou l’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia (Pappano) et l’Israel Philharmonic Orchestra dirigé par Zubin Mehta. Le mélomane milanais pourra enfin entendre des chefs qui n’ont jamais été vus à Milan. Et Last but not Least, Pereira ose imposer Cecilia Bartoli dans un concert Vivaldi, concert final de l’EXPO dirigé par Diego Fasolis avec ses « Barocchisti ».

Incontestablement, la saison a bien plus d’attraits et d’intérêt que d’autres saisons plus proches de nous, mais sans discuter sur les titres, ce qui frappe, c’est que les choix de chefs sont pertinents pour la plupart des titres : Chailly, Metzmacher, Maazel, Alessandrini, Gatti, Barenboim, Dudamel, Eliot Gardiner sont des chefs de premier plan : quel théâtre d’opéra peut se permettre d’en afficher autant en même temps ?
Allez, réservez vos avions ou TGV, vos hôtels et vos billets : 2014-2015 sera aussi milanais. On peut discuter, pinailler, sghignazzare : La Scala, malgré les vrais/faux scandales, fait honneur cette année à son nom. [wpsr_facebook]

Scala: la salle
Scala: la salle

PHILHARMONIE BERLIN 2013-2014: GUSTAVO DUDAMEL DIRIGE LES BERLINER PHILHARMONIKER le 14 JUIN 2014 (BIRTWISTLE – MAHLER) avec Gerhild ROMBERGER, mezzosoprano

Saluts du 14 Juin, à droite Gerhild Romberger, à gauche Gustavo Dudamel
Saluts du 14 Juin, à droite Gerhild Romberger, à gauche au fond Gustavo Dudamel

BERLINER PHILHARMONIKER
Gustavo DUDAMEL (remplaçant Mariss Jansons), direction
Gerhild ROMBERGER Mezzo-Soprano

Ladies of the Rundfunkchor Berlin
Tobias Löbner, Chorus Master
Boys of the Staats- und Domchor Berlin
Kai-Uwe Jirka, Chorus Master

Harrison Birtwistle
Dinah and Nick’s Love Song
Gustav Mahler
Symphony No. 3 in D minor

Je voulais faire le voyage de Berlin pour la Troisième de Mahler dirigée par Mariss Jansons. Il a annulé ses trois concerts, et c’est Gustavo Dudamel qui l’a remplacé. Le dernier concert auquel j’ai assisté, à Lucerne (voir compte rendu précédent), m’a convaincu qu’il fallait venir écouter ce chef, avec le Philharmonique de Berlin. Cela m’intéressait d’autant plus que je ne l’avais jamais entendu avec Berlin. Et comme d’aucuns en font l’un des possibles successeurs (possible, mais j’ai mes doutes), ce pouvait être une expérience intéressante.
Le programme proposait deux pièces, l’une très courte de Harrison Birtwistle, Dinah and Nick’s love song (1970, première en 1972), pour la première fois au répertoire de Berlin, et la symphonie de Mahler.
Dinah and Nick’s love song est une pièce de cinq minutes environ, pour harpe et trois cors anglais. La harpe (Marie-Pierre Langlamet, magnifique) est disposée au centre du plateau, derrière elle un premier instrumentiste (Albrecht Mayer, le hautboïste de l’orchestre, un grand soliste international, Dominik Wollenweber (cor anglais, ex Gustav Mahlerjugendorchester, qui nous a souvent fait chavirer – je me souviens des Rückert Lieder avec Waltraud Meier et Claudio Abbado où il tirait les larmes) et l’un des autres hautboïstes de l’orchestre, Christoph Hartmann. Wollenweber et Hartmann sont au loin au milieu de la salle. Les trois jouent la même mélodie, qui répond en écho à la harpe au départ discrète, mais bientôt très présente de l’instrument délicat et léger qui se mélange aux sons à la fois très mélancoliques et un peu rèches des bois. Il en résulte un moment suspendu de tension tout particulier, dont la brièveté crée en même temps une frustration. Ce petit ensemble, qui va laisser la place à l’immense complexe de Mahler , avec ses chœurs et sa soliste, produit un effet de contraste, mais en même temps une musique qui s’impose, très prenante même . J’ai été très marqué par ce moment, exécuté par chacun des musiciens à la perfection, la harpe dans l’effleurement initiale à peine perceptible, et les bois extraordinaires (avec un petit plus pour Albrecht Mayer, proprement phénoménal). Un chant orphique, au sens antique du terme, qui serait bien près de nous enchanter : une sorte de musique des origines, qui a quelque chose d’envoûtant.

De gauche à droite Christoph Hartmann, Albrecht Mayer, Marie-Pierre Langlamet, Dominik Wollenweber
De gauche à droite Christoph Hartmann, Albrecht Mayer, Marie-Pierre Langlamet, Dominik Wollenweber

Bien sûr, tout le monde attend Mahler. L’orchestre est là, au grand complet, avec ses solistes vedettes, Albrecht Mayer, Emmanuel Pahud le flûtiste, Stefan Dohr au cor, Ludwig Quandt, le violoncelliste (qui fut l’un des porteurs du cercueil d’Abbado), le premier violon Daishin Kashimoto (même si je lui préférais Guy Braunstein). C’est l’un des grands concerts de l’année.

Ludwig Quandt
Ludwig Quandt

Ce qui frappe chez Dudamel, et c’est immédiat, c’est sa prise sur l’orchestre, et sa familiarité avec l’œuvre qu’il dirige sans partition. J’ai souvent écrit que Dudamel a une prise sur le public, évidente, par sa gentillesse et sa chaleur ; on remarque là sa parfaite maîtrise de l’orchestre de Berlin, qui le suit beaucoup d’attention et grand soin. Il est vrai que la très haute technicité de Dudamel, un chef au geste précis, qui a soin de la construction sonore sans jamais vraiment la mettre en scène, sans jamais faire de spectacle est un bonheur pour n’importe quelle phalange. Il a même été d’une grande économie gestuelle, comme si il n’en avait pas besoin pour être compris et suivi de l’orchestre. Il y a de bons chefs qui dirigent Berlin sans vraiment dialoguer (Ingo Metzmacher par exemple) avec un résultat discutable ou décevant. On a ici une véritable entente, qui se sent, qui se traduit notamment par un premier mouvement fulgurant (malgré une toute petite errance), tendu, somptueux, et en même temps d’un très grand classicisme. Il ne faut pas attendre de Dudamel des prises de risque énormes, c’est un vrai classique, c’est un vrai lecteur/traducteur de partition, je ne le sens pas comme un chef qui va inventer, y compris des voies inhabituelles, voire choquantes, ou totalement convaincantes d’ailleurs à la Harding, ou à la Gatti, ce n’est pas non plus un chef lyrique à la Nelsons ou trop sensible (sa Bohème jadis à Berlin manquait singulièrement de pathos), il va chercher la partition et la présente dans tous ses secrets, dans tous ses méandres, d’une manière à la fois objective et respectueuse, presque distanciée, mais avec un sens du rythme, avec un sens des gradations sonores, avec un souci de la révélation du son qui sont proprement quelquefois bluffants .
Il est accompagné par le chœur de femmes de la radio de Berlin (direction Tobias Löbner) et les enfants du Chœur d’Etat et de la Cathédrale de Berlin (direction Kai-Uwe Jirka), vraiment magnifiques de fraicheur, mais c’est le mezzo-soprano Reinhild Romberger, déjà remarquée l’an dernier à Lucerne, qui stupéfie. J’ai rarement entendu O Mensch aussi senti, aussi profond, aussi sensible:  avec une voix sonore, ronde, magnifiquement projetée, un grave d’une rare pureté, un aigu sûr, un phrasé exemplaire, une diction de rêve (on comprenait chaque mot), elle transcende ce moment : en un seul mot, une merveille. Elle laisse loin derrière nombre de solistes pourtant renommés. Ne la manquez pas si vous la voyez son nom sur une affiche, elle est simplement prodigieuse.
Un certain nombre de mes amis (nous étions nombreux à Berlin ce jour là) mahlériens ont été un peu déçus par le manque d’émotion, la distance avec laquelle Dudamel a abordé l’œuvre. Il y a une sorte d’objectivité, de Sachlichkeit dans cette lecture qui m’a frappé aussi, mais la perfection de l’exécution, son côté direct, l’absence de volonté de faire des effets calculés, voire millimétrés (au pays de Rattle, c’est notable), comme si Dudamel voulait se cacher derrière cette musique en ne cherchant rien d’autre que de la reproduire avec la plus grande honnêteté possible mais aussi avec tous les détails et dans tous ses recoins. On ne cessera pas de louer l’orchestre, le violon de Kashimoto, certes, mais les contrebasses en pizzicati, mais les violoncelles (dernier mouvement) surtout la flûte chavirante de Pahud, le cor jamais en défaut, phénoménal dans le dernier mouvement et d’une puissance d’émotion indicible de Stephan Dohr, le hautbois de Mayer (que j’ai adoré dans le quatrième et le dernier mouvement, notamment dans son dialogue avec la flûte et même malgré une petite scorie) et cette fois-ci les trombones stupéfiants et notamment le trombone soliste Christhard Gösslin, époustouflant, même si l’intervention du cor de postillon a été clairement ratée.
Cette quasi perfection transcende les émotions, elle les stimule. Depuis le 6 avril dernier (le concert hommage à Abbado du LFO à Lucerne) le dernier mouvement de la troisième me fait venir les larmes dès les premières mesures : allez savoir pourquoi. Mais l’émotion est restée présente, une émotion certes moins bouleversante qu’avec qui vous savez, mais réelle, mais profonde, qui produit au final une grande joie, et le sourire d’avoir vraiment ressenti ce Mahler qui nous amène vers la transcendance, un Mahler moins grinçant et plus optimiste. Un Mahler ascensionnel.
Avec un orchestre dans une forme pareille, avec un chef vraiment remarquable, d’un très grand niveau et avec Mahler, ce fut un très beau moment, paraît-il le meilleur des trois concerts. Vous pourrez allez l’écouter sur le Digital Concert Hall (http://www.digitalconcerthall.com) lorsque le concert (du 13 juin) sera en ligne.
Et en tous cas, il se vérifie encore une fois si c’est possible que les Berliner savent être totalement bluffants lorsqu’ils ne veulent, et qu’encore une fois la magie de la salle agit, avec ce son si proche, si net, si clair. Enthousiasme du public, qui fut un peu étonnant en ce lieu, applaudissant à la fin du premier mouvement et après le troisième,  longs applaudissements, et salut de Dudamel seul, lorsque l’orchestre est sorti. Comme avec Abbado. [wpsr_facebook]

Gustavo Dudamel salue seul
Gustavo Dudamel salue seul

 

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: Gustavo DUDAMEL dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS (BEETHOVEN-STRAVINSKI)

Gustavo Dudamel © Vern.Evans
Gustavo Dudamel © Vern.Evans

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sinfonie Nr. 6 en fa majeur op. 68 Pastorale
Igor Strawinsky (1882-1971)
Le Sacre du Printemps

 

Le festival de Pâques de Lucerne propose traditionnellement une mini résidence du Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks, et cette année, c’est Gustavo Dudamel et Andris Nelsons, les stars de la nouvelle génération, qui le dirigent à tour de rôle.

Qui est Gustavo Dudamel ? Est-il un superficiel ? Un médiatique ? Un travailleur ? Un classique ? Un novateur ? Quelle place a-t-il dans l’actuel Panthéon des chefs ?
Et d’où vient son immense popularité ?
Ayant suivi sa carrière depuis les origines, lorsqu’il effectua ses premières tournées en Europe avec l’orchestre Simon Bolivar des jeunes du Venezuela qu’il dirigeait à 19 ans, lorsqu’après avoir remporté le concours de direction d’orchestre Gustav Mahler de Bamberg, il dirigea l’automne suivant les Bamberger Symphoniker, dans un programme Jean Françaix (bien connu en Allemagne) et Saint-Saëns (Symphonie avec orgue).
On remarquait immédiatement des qualités notables : sens de la dynamique, extrême précision du geste, pulsation rythmique marquée.
Très vite sa carrière a explosé, et même à l’opéra : il fut appelé à la Scala par Stéphane Lissner pour diriger Don Giovanni dans une mise en scène de Peter Mussbach, et la scène de la mort de Don Giovanni reste ancrée dans ma mémoire, elle me rappelait en effet Furtwängler.
Malheureusement, les autres expériences à l’opéra (Bohème, Rigoletto) furent assez décevantes :  Dudamel s’occupe avec un soin extrême de l’orchestre, pas forcément des chanteurs.
Car, chef d’orchestre depuis l’âge de 14 ans et ayant fait ses armes auprès de l’orchestre des Jeunes du Venezuela, il a dû à la fois diriger et former, et effectuer un travail de grande précision auprès de musiciens formés sur le tas, dans l’orchestre et par l’orchestre, pour leur permettre d’arriver au niveau exceptionnel qu’ils ont atteint.
J’avais en tête tous ces souvenirs en voyant Gustavo Dudamel diriger le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.
Je ne l’avais pas entendu depuis plusieurs années lors de ce concert de Lucerne. Et j’avais entendu des avis contrastés de la part de ceux qui avaient écouté certains de ses concerts. Les derniers (à Paris, Requiem de Berlioz à Notre Dame) étaient unanimement salués, d’autres expériences avaient été moins heureuses : on l’estime tantôt froid et peu expressif, tantôt métronomique (sic), tantôt très (trop) classique tantôt très (trop) sirupeux.
Rien de tout cela ce soir.
Le programme proposait en première partie la Symphonie n°6 Pastorale de Beethoven, une pièce rebattue, qui permet aussi d’innover dans l’interprétation: pour ma part quand je l’écoute elle me rappelle le tableau de Giorgione, La Tempesta (Galerie de l’Académie à Venise). Une femme (gitane ?) protégeant un bébé  au premier plan qui regarde le spectateur et un soldat tourné vers elle face à un paysage qui commence à s’agiter au milieu d’une végétation abondante, avec en arrière plan une ville sous un ciel menaçant.
Il y a dans ce tableau quelque chose de serein, et en même temps d’inquiétant. Une composition qui met en scène une nature luxuriante envahissante, et une ville, et de l’eau, et deux êtres un peu perdus, ou là par hasard. Et quand je lis les lignes de Berlioz sur cette symphonie, je comprends, par Giorgione interposé, ce qu’il veut nous dire lorsqu’il parle de paysage composé par Poussin et dessiné par Michel Ange. Je tiens le tableau de Giorgione comme l’un des plus grands de l’histoire de la peinture, et lorsque je reviens à Venise, je vais systématiquement le voir comme aimanté par ce regard féminin un peu mystérieux, vaguement craintif, et pourtant d’une étrange sérénité.
Et la Pastorale de Beethoven, c’est pour moi la musique qui convient à cet univers, une nature qui n’a rien de mièvre, qui n’a rien de bucolique, qui n’a rien de pastoral au sens du XVIIème : pas de bergers ni de bergères, adieu Tircis, adieu le Tendre mais une vision syncrétique des sons, des bruits, des fluides mystérieux de la nature, avec leurs contrastes et leur violence, leur douceur et leur souffle.
Dudamel aborde l’œuvre, que le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks connaît bien et qu’il a jouée avec Mariss Jansons son chef il n’y a pas si longtemps, d’une manière qui évite toute mièvrerie, avec une sorte d’objectivité étonnante, laissant la musique parler sans jamais se laisser aller à je ne sais quelle complaisance. Le son est plein, décidé, fabuleusement clair. Il y a lecture, il y a vraie direction de quelqu’un qui sait ce qu’il veut offrir. Ce Beethoven-là est un vrai tableau, c’est une véritable description qu’il conduit, et qu’il balaie. Mon mouvement préféré, le quatrième ( Gewitter – Sturm <Tonnerre – Orage>) est abordé de manière à la fois sèche et prodigieusement précise, qui met en valeur les fulgurances de l’orchestration beethovénienne, s’emparant d’un topos de la musique descriptive qui court les opéras de Vivaldi à Rossini pour en faire un instantané inquiétant, où les choses deviennent personnes, où la nature devient presque terreur, une nature qui parle. C’est magnifiquement interprété et coloré.

Gustavo Dudamel
Gustavo Dudamel

J’avoue avoir été étonné de la maturité de ce travail, et du son extraordinaire qui en sort, un son à la fois plein, présent, sans jamais être un son à effets, alors que ce serait si facile.
Et c’est la même impression avec le Sacre du Printemps, une pièce que Dudamel affectionne, et qui prolonge d’une certaine manière cette vision païenne de la nature, par une célébration sacrificielle. Ici, en maître absolu de l’orchestre, Dudamel impulse, c’est à dire instille une pulsion phénoménale qui semble venir des profondeurs. Il n’y a rien là de descriptif, il y a là un véritable regard, froid, méthodique, un regard non plus à la Giorgione, mais à la Flaubert, au Flaubert de Salammbô, exact, précis et à la fois terriblement romanesque, quelque chose de monumental et d’écrasant. J’ai vraiment admiré l’animation, c’est à dire le paysage plein de souffle et d‘âme qu’il réussit à dessiner, animus et anima, et il sollicite l’orchestre pour créer des contrastes d’images sonores brutales, sans jamais aucune scorie, des sons d’une précision presque inhumaine, la messe inquiétante de la nature.
Ce concert fut pour moi une sorte de fête de correspondances, musique, peinture, littérature se répondent en une sorte de fête sabbatique dont je garde encore un souvenir vibrant. Dudamel m’a étonné, m’a même saisi. Grand, vraiment.
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Gustavo Dudamel & Andris Nelsons après l'acte III de Parsifal (Lucerne, 12 avril 2014)
Gustavo Dudamel & Andris Nelsons après l’acte III de Parsifal (Lucerne, 12 avril 2014)

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2013-2014: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI le 11 JUIN 2014 (Dir.mus:Daniele RUSTIONI; Ms en scène: David BÖSCH)

Scène finale © Stofleth
Scène finale © Stofleth

J’avoue avoir du mal avec Simon Boccanegra.
L’œuvre est tellement liée à Claudio Abbado, je l’ai si souvent entendue avec lui, j’ai dans ma discothèque je ne sais combien d’enregistrements live de représentations à Milan, Tokyo, Paris, Vienne que j’entends l’opéra de Verdi au prisme des souvenirs de cet orchestre sublime d’une infinie tendresse, d’un raffinement inouï, un orchestre qui parlait et qui pleurait quand à la fin Fiesco et Simon chantent « piangi »… Aucun opéra de Verdi dirigé par Abbado ne l’a été avec un tel amour, une telle osmose, une telle adéquation entre un chef et un compositeur. Et en 1971, Simon Boccanegra était une quasi découverte : ce qu’on considère aujourd’hui comme normal était neuf, et encore plus neuf à l’Opéra de Paris en 1977 ou 1978, où c’est Abbado qui le créa (Freni/Ricciarelli, Ghiaurov, Cappuccilli, Schiavi, Lucchetti) à la tête d’un orchestre de l’Opéra de Paris qu’il renia fortement, mais qui néanmoins, en témoignent les vidéos, était en état de grâce. Mais il n’y a pas que Claudio Abbado, il y a aussi la production de Giorgio Strehler (Milan 1971) qui a fait le tour du monde et qui a fini sa carrière à Vienne, où deux imbéciles, le baryton Eberhard Wächter, et l’agent Ioan Holänder, qui avaient pris les rênes de la Staatsoper, décidèrent de la retirer des cadres et même de la détruire. Elle était trop liée à un directeur musical (Abbado) qui avait fait acheter la production milanaise lors de son arrivée (tout comme celle du Viaggio a Reims de Ronconi, ou celle du Pelléas de Vitez) et qu’ils ont contribué à éloigner. Strehler c’est d ‘abord l’image inoubliable de ce lever de rideau sur Amelia (Freni), fond de barque et de voile, dans un éclairage crépusculaire, c’est Simon chantant la mer au dernier acte pendant que des marins en contre jour hissent une voile, au son d’un orchestre d’une légèreté évocatoire qui garde pour moi un goût d’infini, c’est ce prologue dans la nuit avec la trouvaille géniale du même décor figurant intérieur et extérieur du Palais où Maria gît. On ne cesserait de trouver des perfections à cette production, une de ces productions hors du temps, qui pourrait être reprise demain et qui garderait tout son sens et toute sa puissance sur le public, cela reste pour moi peut-être le plus grand travail de Strehler à l’opéra, supérieur encore à sa production des Nozze di Figaro (celle de 1973, pas celle de 1981 qu’on voit encore à Bastille). Comment ne pas évoquer ces souvenirs, qui restent imprimés dans ma mémoire de mélomane, et qui réussissent même à effacer la production de Peter Stein de Salzbourg (2000) : pour célébrer le millénaire, Abbado avait choisi de reprendre l’œuvre avec les Berliner avec une distribution somptueuse mais qui n’arrivait pas à faire oublier la précédente : Mattila remarquable, Guelfi sans grande présence, Raimondi trop vieux, et surtout un sublime Alagna dont l’entrée en scène courant sur la plateau reste la plus belle image de cette soirée. La production est celle qui a cours encore aujourd’hui à Vienne. Il reste que les Berliner avaient réussi à recréer une magie musicale d’une rare intensité, notamment dans les moments les plus dramatiques (troisième et quatrième acte), je me souviens des bois stupéfiants, je me souviens de cordes imperceptibles, de jeux de sonorités qui m’avaient saisi, moi qui connaissais chaque respiration de cette œuvre. Abbado a aussi à cette époque dirigé Boccanegra avec la Mahler Chamber Orchestra, à Ferrare et en Emilie Romagne, ce fut musicalement – et surtout orchestralement somptueux, vocalement et surtou scéniquement plus discutable. J’ai entendu aussi dans Simon Boccanegra Solti et Te Kanawa (pour l’enregistrement à la Scala du disque qu’il grava chez Decca), Chailly à Munich avec Freni, et bien sûr, le spectacle décevant de Johan Simons à Bastille sous Mortier, qui évacua toute poésie et plaça l’intrigue sous les projecteurs exclusifs d’un réalisme politique vulgaire et cru, et imbécile, du genre Boccanegra au pays de Jean-François Copé, et récemment Barenboim (à Berlin et Milan) avec Anja Harteros et Placido Domingo. Barenboim n’était pas dans son univers, Domingo y était merveilleux, mais ce ténor barytonnant ne faisait que remuer les souvenirs du Domingo ténor verdien qui reste l’un des soleils de ma vie de mélomane, et Anja Harteros est la seule qui puisse rivaliser avec Freni. Il reste une production ratée (Federico Tiezzi, décors de Maurizio Balo’ qu’on a changés à la Scala pour des décors de Pier Paolo Bisleri), d’une infinie pauvreté, laide à voir (et à revoir, vu le nombre de reprises) : tant qu’à faire, mieux valait proposer un travail semi-scénique ou concertant. Vous pourrez je crois revoir la production cet automne à Milan…
Je sens le lecteur agacé : c’est bien joli tout ça, mais Lyon ?
Je sens le futur spectateur lyonnais inquiet : si le Wanderer commence par évoquer les miracles passés, c’est pour mieux faire passer la déception présente, en la justifiant et en soulignant que la comparaison était inégale.

Prologue © Stofleth
Prologue © Stofleth

Et pourtant… Et pourtant, je vous engage à aller voir ce Simon Boccanegra de Lyon, qui est une production très digne, très émouvante, et qui rend justice à Verdi. D’abord, elle nous permet de voir le travail d’un jeune metteur en scène dernière génération des scènes allemandes, David Bösch, qui fera l’an prochain toujours à Lyon Die Gezeichneten/les Stigmatisés de Franz Schreker), un travail peut-être pas totalement abouti, mais fermement mené, avec des intentions claires, et de très bonnes idées. Elle nous permet aussi d’écouter un jeune chef de trente ans, Daniele Rustioni,  qui ne m’avait pas totalement convaincu à la Scala dans d’autres Verdi (Trovatore, Un ballo in maschera), mais qui dans la fosse lyonnaise, fait preuve d’une maturité, d’un sens dynamique, d’une exigence notables. Elle nous permet enfin d’apprécier une distribution plus qu’homogène, avec sa faiblesse (Simon) et ses forces (les autres).

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

David Bösch travaille sur trois plans :
–       d’abord il fait du vrai théâtre, en plaçant l’intrigue dans un décor de Patrick Bannwart (qui a réalisé les vidéos avec Falko Herold)presque unique : une tour fermée au départ du prologue, et qui s’ouvre dès l’acte I comme si le prologue renfermait en lui même l’histoire (et ce n’est pas faux), en éliminant toute référence anecdotique, plus de mer, plus de Gênes, mais un sol jonché de papiers, vaguement trashy, mais des objets symboles, comme ces valises qui sont le seul décor de l’intimité d’Amelia au premier acte, des costumes très essentiels de Falko Herold, des costumes à la fois d’aujourd’hui et sans âge, mais qui savent identifier les fonctions : Amélia, toute jeune fille avec son doudou, Simon devenu Doge en redingote écarlate, les autres tous en gris dans un univers presque sans couleur. Le premier acte, par la disposition même du décor, par ce mur qui réduit l’espace de jeu, reprend le parti pris de Strehler dont le prologue se déroulait devant cette façade immense et muette du Palais de Fiesco, et malgré les différences esthétiques, reproduit la même ambiance. Pour quoi du vrai théâtre ? parce qu’avec des ingrédients minimaux, il raconte une histoire, il raconte les cœurs qui saignent, il raconte l’amour de ces êtres dont, Paolo le traître mis à part, aucun n’est lâche, aucun n’est mauvais, tous nobles, tous grands, tous humains, ballotés par les luttes de clans, mais tous obéissant fortement à une morale. Un seul exemple de ce travail : l’image finale du prologue, très forte, où le peuple salue la victoire de Boccanegra, pendant que lui, en haut de la tour, se montre au balcon avec le cadavre de Maria dans les bras : rien que par cette image, on comprend que Bösch est un vrai metteur en scène.

Image finale - Prologue © Stofleth
Image finale – Prologue © Stofleth

–       Ensuite, il inscrit aussi une vraie vision politique, sans concession : Simon est un autocrate, un populiste arrivé au pouvoir par l’intrigue (achat de voix), c’est la plèbe contre le patriciat, mais une plèbe travaillée par des manœuvres troubles, avec ses hommes de main, qui stimulent les réactions de la foule comme les réchauffeurs d’ambiance des studios télé, qui ont toujours à la main un poignard (on ne sait jamais…), qui représentent le peuple qu’ils manipulent et qui attendent des prébendes. Simon, qui pourrait être l’exemple du despote éclairé, gouverne une assemblée de vieillards chenus, avec leurs cannes, leurs déambulateurs, leurs béquilles, eux aussi travaillés et contraints par les sbires, une assemblée lige qui n’a rien du noble conseil qu’on voit habituellement: honneur, richesse, pouvoir, voilà ce qui a été promis au prologue à ceux qui ont fait l’élection, tous les autres sont des outils au service de l’ambition de quelques uns. Mais Bösch montre aussi les mécanismes politiques sous jacents à l’histoire : à la fin, ce sont bien les aristocrates qui reprennent le pouvoir, et les vaincus sont bien les « populares », vaincus, ou condamnés à mort. Ceux qui avaient fait l’élection de Simon, resté 25 ans au pouvoir, finissent écrasés, comme si les valeurs morales étaient portées par l’aristocratie et les valeurs démocratiques perverties dès le départ n’étaient que valeurs démagogiques. Toute ressemblance…
–       Enfin, Bösch est persuadé que le livret n’est pas clair, et essaie, tout en racontant l’histoire sur la scène, de clarifier la situation en doublant le récit scénique d’indications en surimpression vidéo qui scandent les moments clés, dans une esthétique de manga : inscriptions agressives, dessins de Maria petite fille qui grandit : jolie idée que de marquer les 25 ans qui passent entre le prologue et le premier acte par une Amelia/Maria qui se transforme, par des feuilles de calendrier qui tombent comme autant de feuillets d’automne.  Tout n’est pas réussi , le souci de clarifier finit par réduire le sens de l’histoire, par distraire sans toujours éclairer (usage immodéré du graffiti, comme signe politique et signe explicatif) : malgré ces réserves, et grâce à son décorateur et son vidéaste, David Bösch crée un univers, gris, mélancolique, voire grinçant, bien que l’histoire soit traversée d’amour. Amour d’Amelia pour Gabriele, amour de Simon pour sa fille, et à la fin, amour mutuel des deux vieillards ennemis qui se retrouvent dans une communion autour d’Amelia/Maria

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

L’amour naïf d’Amélia, toute jeune fille au départ, sert de fil rouge à sa propre maturation : c’est lorsqu’elle est enlevée à la fin du premier acte qu’elle va se révéler à la fois face à foule, où elle prend clairement l’initiative, et au deuxième acte face à son père, qu’elle affronte, et face à son fiancé, qu’elle empêche d’accomplir l’irréparable. L’amour, du père et du fiancé, moteur de la maturation d’une âme : Amelia est changée, à la fin. Elle a grandi et elle s’est grandie. C’est bien aussi l’amour qui clôt ce Simon Boccanegra, d’une manière un peu naïve et discutable, à moins que ce ne soit une vision d’Amelia elle-même. Devant une assemblée du peuple composée de mariés et mariées, Simon meurt et disparaît en partant rejoindre sa Maria perdue au prologue, au milieu de cette assemblée devenue en quelque sorte une assemblée de Bienheureux. Maria sa fille épouse son Gabriele, pendant que Maria morte accueille son Simon…bon…c’est quand même un peu lourd, mais peut-être justifiable dans la vision d’un récit réductible à un Manga.

Daniele Rustioni
Daniele Rustioni

À cette vision forte, correspond un travail du jeune Daniele Rustioni incontestablement réfléchi et préparé. Il arrive à obtenir de l’orchestre des sonorités riches, pleines, voire inattendues dans cette salle à l’acoustique si sèche. Le début du prologue est vraiment très réussi, à la fois dans la simplicité et la linéarité, avec un son très égal, et qui installe parfaitement l’ambiance. Mais c’est dans les moments les plus dramatiques et les plus tendus qu’il excelle. Il mène l’orchestre avec une battue précise, ferme, énergique, et malgré les contrastes ne couvre jamais le plateau, car il est très attentif aux voix. Daniele Rustioni a une grande expérience de l’opéra, il a étudié à Londres où il a dirigé de nombreuses petites compagnies qui lui ont permis à la fois de construire son répertoire et mieux appréhender les lois de la direction. Il a donc une très bonne technique, un large répertoire malgré son âge, et guide parfaitement l’orchestre. Il a probablement travaillé en bonne harmonie avec l’orchestre, qui ne connaissait sans doute pas l’œuvre et qui a montré, peut-être mieux qu’à d’autres occasions, une maîtrise technique remarquable. C’est cependant dans les parties les plus lyriques que Daniele Rustioni pèche un peu. Or, dans Boccanegra, elles abondent. J’ai été gêné par des tempi un peu rapides, là où je suis habitué à un orchestre plus aérien, avec une couleur plus affirmée. La musique passe un peu linéaire, sans modulation, sans toujours parler vraiment de la situation (c’est notable dans le duo Amelia/Boccanegra au 1er acte, dont la scène avait très bien commencé avec l’introduction orchestrale à l’air d’entrée d’Amelia Come in quest’ora bruna ou surtout dans la partie finale de l’acte III, insuffisamment vibrante pour mon goût. Il en résulte une interprétation un peu froide. Il reste que dans l’ensemble, Daniele Rustioni montre une belle capacité à dominer cette partition, tellement marquée surtout pour un italien, surtout pour le milanais qu’il est.

Comme souvent à Lyon, la distribution est à la hauteur, globalement homogène avec des prestations vraiment excellentes.

Ermonela Jaho
Ermonela Jaho

C’est le cas d’Ermonela Jaho, une Amelia fraîche, solide vocalement, qui sait aussi ammorbidire et jouer sur la voix (notamment au final de l’acte II, redoutable pour le soprano). Certes, elle n’a pas l’aura ni le phrasé d’une Freni (mais qui ?), ni la présence d’une Harteros, il reste qu’elle s’impose par sa jeunesse, par la manière très franche d’affronter le rôle, par des aigus puissants, pas gonflés artificiellement et sans vibrato. Je sais que beaucoup de sopraïnomanes ne l’estiment pas, mais cette interprétation plus qu’estimable les contredit. Il reste que ce chant techniquement très au point mériterait peut-être une interprétation plus personnelle, un effort plus grand pour colorer, pour incarner. Elle a le temps de mûrir sa vision. Le Paolo de Ashley Holland qui avec le bon Pietro (très présent dans cette mise en scène) de Lukas Jakobski, composent les méchants de cet opéra de nobles cœurs, est un Paolo qui tranche avec la tradition initiée par Felice Schiavi, de Paolo difformes, qui roulent des yeux globuleux, qui en font des sortes de Quasimodo de pacotille.. Il est inquiétant, il donne une jolie interprétation scénique de ce personnage duplice et finalement assassin. Et vocalement, il chante avec style, sans surjouer ou surchanter, et c’est au total une prestation bien dominée.

Andrzej Dobber, Ermonela Jaho, Pavel Černoch © Stofleth
Andrzej Dobber, Ermonela Jaho, Pavel Černoch © Stofleth

Pavel Černoch dans Gabriele Adorno est sans doute pour moi l’une des révélations de la soirée. J’avais déjà entendu ce chanteur à Berlin dans Butterfly, très honnête Pinkerton (dirigé par Andris Nelsons), il est ici un Adorno qui existe (ce n’est pas toujours le cas) totalement incarné, avec une intensité rarement atteinte dans son air du II Sento avvampar nell’anima. D’ailleurs, la mise en scène en fait un personnage lacéré, presque tragique et lui donne un poids inhabituel. Il se révèle l’un des Adorno les meilleurs qu’on puisse entendre aujourd’hui. Un nom à retenir, et un triomphe mérité aux saluts. Ricardo Zanellato est aussi un Fiesco très efficace. Ce chanteur est de solide niveau pour les personnages qu’il incarne habituellement. Dans Fiesco, il y a un plus : il n’a pas la profondeur sonore d’un Ghiaurov ou même d’un Raimondi, mais il propose un Fiesco plus humain, presque plus tendre, qui donne à la scène finale et au duo avec Simon une profondeur humaine réelle. Une prestation  remarquable à l’actif d’un chanteur plutôt discret dans le paysage d’aujourd’hui, qu’on espère voir plus souvent sur les scènes européennes. DobberEnfin, Simon Boccanegra, c’est Andrzej Dobber, une basse chantante. Le rôle est écrit pour un baryton, c’est même l’un des très grands rôles de baryton : il fut chanté par Cappuccilli, qui l’a chanté partout, comme Renato Bruson, l’autre baryton italien… Aujourd’hui je serais bien en peine de citer un baryton (Domingo est hors course évidemment) capable de tenir le rôle…enfin, oui, il y en aurait un, c’est Ludovic Tézier qui est fait pour; il en aura la noblesse, l’élégance et la puissance. On aurait pu rêver que Tézier, si lié à Lyon prenne le rôle à cette occasion, mais il doit faire son 1234ème Germont à l’Opéra Bastille pour une vraie nouveauté : La Traviata…un événement paraît-il…laissez moi rire. Dobber est un chanteur qui travaille essentiellement en Allemagne, un des bons chanteurs du marché d’aujourd’hui. Mais Simon n’est pas vraiment fait pour lui, notamment toute la première partie (Prologue et premier acte) : phrasé discutable, diction problématique, aigus serrés, chant tout en force, toujours poussé notamment à l’aigu, et donc peu d’élégance et peu de style. C’est mieux dans la deuxième partie, le personnage, plus las, peut afficher une voix fatiguée et donc Dobber est plus à l’aise. Tout l’acte III est vraiment bien dominé, voire émouvant, et il a des accents qui rappellent Van Dam, ce qui est plutôt bon signe. Mais cette émission voilée, cette voix un peu sourde ne convient pas au rôle et ne convainc pas. Un Simon discutable pour un Simon Boccanegra convaincant, c’est le seul point un peu gris d’une entreprise très bien défendue par ailleurs ; le succès auprès du public lyonnais a été total, de longs applaudissements, fournis, répétés pour une œuvre qui malgré sa renaissance, reste relativement rare sur les scènes : il est vrai qu’elle exige un vrai cast, et un chef ; c’est une prise de risque pour bien des théâtres. Mais qui ne risque rien n’a rien, chi non risica non rosica. Et l’Opéra de Lyon à cette occasion a rosicato. Il mérite les roses. [wpsr_facebook]

Saluts le 11 juin
Saluts le 11 juin

DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2013-2014: FALSTAFF de GIUSEPPE VERDI LE 7 JUIN 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en sc: Robert CARSEN)

Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera
Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera

Pour une description détaillée de la production, je vous renvoie au compte rendu de représentation de la Scala dirigée par Daniel Harding (2 février 2013)

L’orchestre du Concertgebouw descend en fosse à peu près une fois par an, à l’occasion du Holland Festival, au mois de juin. Cette année, c’est pour Falstaff confié à Daniele Gatti avec lequel il entretient une belle relation (rappelons la magnifique IXème de Mahler l’an dernier à Lucerne).
Cette production de Falstaff, confiée à Robert Carsen, a déjà fait les beaux jours de Londres, Milan, New York,  maintenant Amsterdam et bientôt Toronto. Daniele Gatti l’a déjà dirigée à Londres, pendant que bonne partie de la distribution y a déjà chanté, Lisette Oropesa à New York, Massimo Cavaletti à la Scala, Ambrogio Maestri à la Scala, à Londres et à New York…

Robert Carsen le 7 juin 2014
Robert Carsen le 7 juin 2014

J’ai rendu compte de la production lors des représentations scaligères en février 2013, dirigées par Daniel Harding, avec Bryn Terfel en Falstaff. Mon opinion sur le travail de Robert Carsen n’a pas changé : c’est l’une de ses mises en scènes réussies, qui pose à la fois la question de l’individu, seul et abandonné, qui continue de vivre comme avant alors qu’il n’a plus d’argent, au milieu des reliques d’une vie comme des reliques de ses repas au lever de rideau. Carsen pose aussi la question de la rivalité des classes sociales, Ford, qui a fait fortune, veut établir sa fille, en bon bourgeois prévoyant et refuse la perspective qu’elle épouse Fenton, serveur dans le restaurant de l’hôtel de luxe  où se déroule la première partie dans cette production.
La cuisine américaine des années 50 où se déroule partie de l’acte II est applaudie à scène ouverte par le public hollandais ; c’est l’une des trouvailles les plus justes de ce travail pour caractériser l’intérieur bourgeois de ces ménagères, face au décor aristocratique où évolue Falstaff. Le troisième acte évidemment est moins réaliste, plus poétique, la scène est plus vide, les personnages presque évanescents.
La qualité de ce travail qui a été unanimement appréciée là où il a été présenté, était rehaussée ce soir (et le sera pendant toutes les représentations) par une qualité musicale exceptionnelle : une distribution très homogène, de haut niveau, et le joyau des orchestres, le Royal Concertgebouw  dirigé d’une main d’orfèvre par Daniele Gatti.

Car Falstaff est d’abord un opéra de chef.
À commencer par Arturo Toscanini dont ce fut l’un des chevaux de bataille, mais aussi Karajan, qui l’enregistra deux fois, et le fit à la scène (notamment de mémorables représentations viennoises), mais aussi Leonard Bernstein, mais aussi Carlo Maria Giulini, mais aussi Riccardo Muti, mais aussi Claudio Abbado, qui comme les autres l’enregistra, et le dirigea à Berlin (à la Staatsoper Unter den Linden) et en Italie, sans parler de Solti qui l’enregistra trois fois, et qui le dirigea à Salzbourg-Pâques , de James Levine, qui l’a encore dirigé au MET la saison dernière. En bref, les plus grands chefs s’y sont attaqués, comme à un monument qui ne souffre aucune médiocrité.
Pourquoi un opéra de chef ? D’abord, Verdi a conçu un opéra sans grands airs, du moins sans vision traditionnelle des airs, conçus ici dans la continuité de l’action, c’est aussi un opéra où les ensembles sont nombreux, et conduits avec une précision rythmique redoutable (notamment la seconde partie de l’acte I où l’ensemble des femmes mené par Alice fait écho à celui des hommes mené par Ford) qui doit beaucoup à l’école rossinienne: c’est non le chant qui conduit l’action, mais le fil sonore de l’orchestre, dont l’explosion initiale et la fugue finale donnent  la couleur, beaucoup de morceaux fugués, beaucoup d’ensembles, et des moments où l’orchestre explose brièvement, comme un claquement, en un rythme soutenu, voire quelquefois endiablé. Il y a dans Falstaff du Verdi, des citations d’Otello, des échos du Bal masqué, du Rossini, du Mozart aussi, comme une sorte de bilan d’un siècle d’une musique passée au crible de la lecture pétillante d’un jeune homme de 80 ans. Après Otello, c’est un virage à 180°, toujours Shakespeare, qui passionnait Verdi, mais un Shakespeare autre, inattendu, explosif, juvénile. Seuls des chefs de très grand niveau peuvent traduire cette complexité au niveau de l’orchestre, peuvent rendre lumineux cet écheveau d’échos, de rappels, de nouveautés, qu’est le Falstaff de Verdi.

Daniele Gatti le 7 juin 2014
Daniele Gatti le 7 juin 2014

Daniele Gatti a choisi une option très délicate, délicate au sens de difficile, et délicate au sens de fragile, raffiné, contenu. Son orchestre n’est jamais fort, son orchestre accompagne, il est continuo, il suit une conversation continue, il n’étouffe jamais les voix, il les laisse en valeur parce qu’il laisse en valeur l’intrigue, l’histoire, il laisse les choses se tresser entre la parole et la musique, entre la voix et l’instrument, pour produire une sorte de totalité syncrétique où tout se mêle sans jamais que le plateau domine l’orchestre ou l’inverse. Ainsi, il travaille sur les rythmes, sur les silences, sur un tempo soutenu, mais aussi sur la légèreté, sur la finesse, un peu comme dans sa Traviata scaligère. Il souligne l’écriture de Verdi par une lecture d’une grande clarté, par l’éclairage d’une partition rendue toujours lisible, sans jamais être écrasante, sans jamais donner dans le spectaculaire, mais cherchant sans cesse une fluidité, une continuité musicale d’une conversation sautillante tantôt et explosive tantôt.

Il est évidemment servi par l’excellent choeur d’Amsterdam, préparé par Bruno Casoni spécialement venu de la Scala, et par un orchestre, le Royal Concertgebouw qui pour ce type d’approche très fine, est unique : une mécanique de précision, des gradations sonores inouïes, faisant qu’on isole çà et là des moments qu’on n’avait jamais remarqués ;  les cordes sont d’une impensable légèreté, les bois d’une justesse et d’une précision diaboliques, le tout produisant une impression d’orfèvrerie de précision, sans jamais abandonner vivacité ni dynamique mais aussi avec des moments de retenue, de lyrisme, de poésie extatiques (notamment le troisième acte). On entend quelquefois Rossini, par les rythmes et la légèreté, la précision des ensembles, la fantastique mécanique des crescendos, on entend aussi le futur, les risques pris par Verdi, les chocs, les ruptures de ton, les limites avec lesquelles flirte le vieil homme. On entend dans cette interprétation d’une rare intelligence, dans cette interprétation pensée et repensée, le passé immédiat et le futur proche de la musique.
Quel bonheur ! Quel bonheur d’avoir un chef qui nous apprenne à écouter et à comprendre, au plus beau des claviers orchestraux, sur l’instrument idéal pour l’entreprise: le Concertgebouw.

Ambrogio Maestri le 7 juin 2014
Ambrogio Maestri le 7 juin 2014

À cette réussite orchestrale correspond une distribution qui s’est glissée dans le projet du chef avec une confondante homogénéité. Bien sûr elle est dominée par le Falstaff presque inévitable d’Ambrogio Maestri : il a le physique du rôle, il a la voix du rôle, une voix de pur baryton, plus que de baryton basse à la Terfel (qui est l’autre pôle, l’autre étoile au firmament falstaffien), il a en scène une présence, mais aussi une certaine élégance, voire une légèreté qui fait oublier son impressionnant volume. Il a aussi ce je ne sais quoi d’humain, de délicat, d’émouvant qui fait qu’il n’est jamais bouffon ou ridicule, il fait plutôt peine, on en serait presque solidaire. Grande interprétation.
Face à lui Ford de Massimo Cavaletti, lui aussi désormais habitué au rôle, très engagé scéniquement, très correct vocalement, peut-être juste un tantinet encore en sourdine par rapport aux grands Ford, qui sont souvent de futurs Sir John. Mais une belle présence et une voix encore juvénile et claire.

Paolo Fanale le 7 juin 2014
Paolo Fanale le 7 juin 2014

Fenton, c’est Paolo Fanale, désormais sur toutes les scènes dès qu’un bon rôle de ténor lyrique est à prendre. La voix est homogène, le chant est délicat, mais il manque un peu de rondeur, et notamment au deuxième acte, l’aigu se resserre et manque de projection. Pour tout dire, c’est au point mais manque un peu de personnalité et d’engagement musical.
Très bons et très efficaces le Cajus de Carlo Bosi, le Bardolfo de Patrizio Sauselli et le Pistola de Giovanni Battista Parodi.

Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014
Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014

Du côté des femmes, de magnifiques surprises, comme la Alice de Fiorenza Cedolins. J’ai toujours trouvé cette chanteuse très classique, trop pour mon goût, une sorte de chanteuse années 50, sans grande imagination. Elle fait une Alice magnifique, très débridée scéniquement (ce à quoi elle ne nous a pas habitués), mais surtout avec une palette de couleurs dans le chant, un contrôle technique alliant aigus sonores, notes filées, élégance, et diction impeccable. Cette Alice remarquable, une des meilleures entendues depuis longtemps, laisse espérer peut-être une explosion de cette personnalité un peu effacée quelquefois.

 

Lisette Oropesa le 7 juin 2014
Lisette Oropesa le 7 juin 2014

À côté d’elle, la merveilleuse Nanetta de Lisette Oropesa, que j’avais déjà beaucoup appréciée au MET dans Sophie de Werther (face à Kaufmann) : une voix fraîche, une tenue impeccable de la ligne de chant, un souffle qui permet de tenir les notes sans jamais faiblir, une diction modèle, comme souvent les chanteurs américains. Lisette Oropesa est l’exemple même de chanteuse américaine très préparée, techniquement sans failles, mais qui a aussi une vraie personnalité scénique, lumineuse, engagée. Quel bonheur elle diffuse!

Maite Beaumont, mezzo espagnole comme son nom ne l’indique pas, est une Meg Page sympathique, mais le rôle ne permet pas vraiment de faire exploser la voix ni la personnalité, il reste que le personnage est très bien campé.

Daniela Barcellona en Miss Quickly est très correcte, mais n’a pas la personnalité scénique d’une Marie-Nicole Lemieux qui m’avait tant plu à la Scala. Autant dans les Rossini, elle est irremplaçable, autant dans ce type de rôle elle ne frappe ni par son engagement, ni par le chant : elle ne colore pas beaucoup, elle n’entre pas vraiment dans la logique du personnage, elle reste un peu extérieure. Elle est seulement appliquée. Après sa Didon discutable, c’est le deuxième rôle dans lequel elle me déçoit un peu, en retrait par rapport à mes souvenirs extraordinaires d’il y a quelques années.
Ce fut une soirée triomphale, public debout pendant tous les applaudissements, une de ces soirées où les trois pieds de l’opéra, chef, metteur en scène, chanteurs étaient étroitement solidaires, et dans un théâtre qui a banni la médiocrité de ses programmes.
Le cœur était léger lors de la fugue finale qui a mis le public en joie : tutti gabbàti, et heureux. [wpsr_facebook]

Acte III © De Nationale Opera
Acte III © De Nationale Opera

SALZBURGER FESTSPIELE 2014 (PFINGSTEN): LA CENERENTOLA de Gioacchino ROSSINI le 5 JUIN 2014 (Dir.mus:Jean-Christophe SPINOSI; Ms en scène: Damiano MICHIELETTO) avec Cecilia BARTOLI

Cecilia Bartoli, rondo final © Silvia Lelli
Cecilia Bartoli, rondo final © Silvia Lelli

Cecilia Bartoli est à la fois directrice artistique, prolongée jusqu’en 2016 et vedette du Festival de Pentecôte de Salzbourg, traditionnellement dédié au répertoire baroque et construit en ce moment sur mesure pour la star italienne. Depuis deux ans, elle a proposé des pièces du grand répertoire (l’an dernier Norma, cette année Cenerentola) accompagnées par un orchestre d’instruments anciens, un « retour aux sources », dit-elle. C’était l’an dernier la formation baroque de l’Opéra de Zürich, l’Orchestra La Scintilla, c’est cette année l’Ensemble Matheus dirigé par son chef Jean-Christophe Spinosi.
La présence d’orchestres français dans la fosse salzbourgeoise n’est pas si fréquente, et l’on ne peut que s’en réjouir.

Dispositif d'ensemble © Silvia Lelli
Dispositif d’ensemble © Silvia Lelli

La mise en scène a été confiée à Damiano Michieletto, qui commence à essaimer sur les grandes scènes internationales, et la distribution est évidemment dominée par Cecilia Bartoli en Angelina, un rôle qu’elle a beaucoup chanté et qu’elle a aussi enregistré, par le ténor mexicain Javier Camarena en Ramiro, et par le baryton Nicola Alaimo en Dandini.
Une production annonciatrice de succès, ce qui fut, et un succès même triomphal.
La présence d’un orchestre d’instruments anciens enrichit-il notre vision de l’œuvre? J’avoue avoir mes doutes à ce propos. L’an dernier, je n’ai pas été trop surpris par Norma ni même dérangé, par rapport à la version habituelle avec un orchestre traditionnel. Cette année, j’avoue que mon oreille habituée à d’autres sons et à un autre Rossini a été un peu perturbée : certes, Spinosi mène l’ensemble avec beaucoup d’énergie très démonstrative, mais je trouve que les rythmes (notamment dans l’ouverture) s’en ressentent, que la fluidité s’en ressent, et que le rééquilibrage cordes/vents au profit des vents donne un son très différent et pas forcément plus intéressant que dans la version traditionnelle. Est-ce dû à l’acoustique ? à la place où j’étais ? J’ai par exemple trouvé que la flûte solo avait un petit air d’acouphène très désagréable. Le son d’ailleurs était assez mat dans l’ensemble, et souvent l’orchestre se faisait trop discret au profit du plateau. J’avoue avoir été « formé » ou « formaté » à l’excellente interprétation que Lopez-Cobos en donna jadis à Paris (avec en alternance Teresa Berganza et Frederica von Stade, excusez du peu) puis avec Abbado dans la production Ponnelle, désormais légendaire, mais aussi par l’enregistrement de Chailly (avec Bartoli) dans une version un peu plus rèche que celle d’Abbado, qui reste pour moi dans Rossini la référence. J’ai trop entendu son Rossini léger, clair, rythmé, aux crescendos incroyables (ah, le final du 1er acte…quelle frustration !), pour être séduit par ce son mat, ce manque de clarté ou de lisibilité (pour mon goût), même si certains moments m’ont plu notamment dans le second acte et que j’ai trouvé le continuo magnifiquement réussi, de justesse, de rythme, de présence discrète (Felice Velanzoni au pianoforte, Claire Lise Demettre au violoncelle , Thierry Runarvot à la contrebasse)

Angelina acte I © Silvia Lelli
Angelina acte I © Silvia Lelli

Certes, dans une mise en scène certes très « fun », mais où les aspects dramatiques et sombres notamment au début ne manquent pas (ne pas oublier que Cenerentola est un melodramma giocoso), un son moins clair, moins lumineux pouvait se comprendre. Dans l’ouverture notamment, il y a de la part du chef un parti pris plus saccadé pour accompagner le plateau et correspondre point à point aux gestes et aux mouvements voulus par le metteur en scène, et une manière sympathique de s’engager dans le spectacle (notamment lorsqu’au début du second acte, Alidoro lui envoie une flèche qui le transperce : Spinosi s’en donne à cœur joie pour le plus grand bonheur du public), tout cela contribue évidemment à la bonne humeur générale.
Mais c’est la mise en scène qui soutient l’ensemble et non l’orchestre.
Il est évident aussi que cet orchestre plus sourd ne pouvait que convenir à la voix de Cecilia Bartoli, dans une salle à l’acoustique idéale pour elle. Mon sentiment est donc mitigé ; l’expérience reste seulement pour moi une expérience.
Le plateau était dans l’ensemble plutôt homogène et très équilibré : il faut pour Rossini un engagement vocal et musical exceptionnels, une technique très maîtrisée, notamment dans la diction, et les rythmes, et il faut que les chanteurs s’amusent, sans quoi le soufflé retombe. Le sextet Che sarà du second acte, où toute la distribution est enfermée par Alidoro dans un rouleau de plastique adhésif  est l’un des meilleurs moments où cette homogénéité est mise en valeur.

Dandini (Nicola Alaimo) et les deux soeurs Clorinda (Lynette Tapia) à dte et Tisbe (Hilary Summers) à gche © Silvia Lelli
Dandini (Nicola Alaimo) et les deux soeurs Clorinda (Lynette Tapia) à dte et Tisbe (Hilary Summers) à gche © Silvia Lelli

Le travail de Michieletto est tellement précis, tellement intelligent, tellement juste, que chacun est scéniquement à sa place. Les deux sœurs Clorinda (Lynette Tapia) et Tisbe (Hilary Summers) sont par exemple désopilantes, d’une incroyable justesse, d’un engagement scénique irréprochable, l’une Clorinda avec sa voix un peu nasale et l’autre Tisbé à la voix d’alto tellement profonde qu’on ne serait pas étonné que ce fut un homme déguisé, d’autant que, physiquement à l’opposé l’une de l’autre, elles composent une de ces paires impossibles qui ne peuvent qu’avoir effet sur le public. Mais voilà, quand elles jouent, c’est parfait, mais dès qu’elles chantent, c’est moins précis, moins en rythme, et quelquefois aux limites de la justesse (notamment Hilary Summers trop rauque, même si elle s’en sert avec brio). L’Alidoro de la jeune basse Ugo Guagliardo est très efficace scéniquement lui aussi, d’autant que dans la vision de Michieletto il est le personnage toujours présent en scène qui manipule toute l’action. Même si le timbre est pour mon goût un peu trop jeune pour le rôle, la voix a une belle couleur, et la prestation est très honorable.

Nicola Alaimo (Dandini) et Cecilia Bartoli © Silvia Lelli
Nicola Alaimo (Dandini) et Cecilia Bartoli © Silvia Lelli

Le Dandini de Nicola Alaimo est irrésistible de présence. On connaît ce baryton, neveu de Simone Alaimo, qu’on a vu à Paris dans Dandini et Melitone de La Forza del Destino. Belle technique, belle présence scénique, un vrai baryton de caractère à la voix plutôt puissante, avec un vrai contrôle sur la voix, qui dessine un personnage désopilant de Prince vulgaire et excessif.

Enzo Capuano (Magnifico) et Cecilia Bartoli (Angelina) © Silvia Lelli
Enzo Capuano (Magnifico) et Cecilia Bartoli (Angelina) © Silvia Lelli

Enzo Capuano en revanche est un peu décevant dans Magnifico : certes, lui aussi est scéniquement d’une rare justesse, dans son personnage de père méchant, voire violent, et pas vraiment la basse bouffe et presque inoffensive qu’on a l’habitude de voir. J’ai encore le souvenir de Paolo Montarsolo qui dans son monologue initial Miei ramponi femminini faisait crouler la salle. C’est la mise en scène qui impose un personnage plus négatif que le clown qu’était Montarsolo jadis, mais vocalement il ne réussit pas à s’imposer pour mon goût, même si scéniquement il est remarquable.

Javier Camarena est un Ramiro exceptionnel, dans la tradition des ténors latinos qui depuis Luigi Alva ont toujours été de grands rossiniens. La voix est ductile, puissante, et si le personnage reste un peu pâlichon (mais c’est aussi la couleur voulue par Rossini), la présence vocale est telle dans les airs qu’il remporte un immense triomphe, à l’égal de Bartoli. Un moment merveilleux de suavité musicale et de style, de très grand style même.
Reste Cecilia Bartoli, très familière du rôle, qu’elle reprend après avoir fréquenté d’autres répertoires ou un Rossini plus sérieux (Desdemona d’Otello par exemple). Les agilités de l’air final « Non piu’ mesta » sont étourdissantes, les cadences acrobatiques. On connaît cette Bartoli-là qui est un feu d’artifice irrésistible.

Enzo capuano (Magnifico) et Angelina (Cecilia Bartoli) © Silvia Lelli
Enzo capuano (Magnifico), Angelina (Cecilia Bartoli) et Ramiro (Javier Camarena) © Silvia Lelli

Mais dans la ligne de sa Norma de l’an dernier, c’est son sens dramatique aigu qui m’a frappé et c’est là ce qui m’a peut-être le plus ému : une Angelina quelquefois déchirante, discrète, modeste, d’une étonnante justesse en bref un vrai personnage à la fois émouvant, mais aussi énergique, qui ne s’en laisse pas compter. On reconnaît les très grands à leur capacité à vous étonner et à être là où on ne les attend pas : Cecilia Bartoli est de ceux-là.
Mais le plateau et l’orchestre n’auraient peut-être pas remporté l’immense triomphe qu’ils ont connu à Salzbourg sans le travail de Damiano Michieletto, qui donne sens à l’ensemble et qui porte complètement la soirée. C’est à mon avis lui la clef de voûte et qui va n’en doutez pas, faire courir le public cet été à Salzbourg. On connaît la technique de Michieletto : de la transposition naît la lumière. Il éclaire les livrets par une vision d’aujourd’hui (rappelons Un Ballo in maschera de la Scala vu comme une campagne électorale à l’américaine par exemple).
Ici toute l’action est transposée dans un bar-buffet à l’américaine (ce pourrait d’ailleurs être en Sicile ?) un peu cheap, tenu par un Magnifico qui a tout d’un émigré italien avec ses deux filles oisives et pestes, et Angelina qui fait tout le boulot : laver les sols, nettoyer les tables, servir les clients. La situation est donc respectée.

Au palais apparition d'Angelina © Silvia Lelli
Au palais apparition d’Angelina © Silvia Lelli

On passe ensuite au Palais, vu comme un bar de luxe, divans, lumières tamisées, jardin, fréquenté par l’aristocratie locale, structuré comme le bar de Magnifico mais en version luxe, avec l’apparition d’Angelina en star hollywoodienne qui m’a rappelé Audrey Hepburn. Ainsi les deux moments sont-ils d’une lumineuse clarté dramaturgique, d’une belle lisibilité et d’une grande logique.

Alidoro descend du ciel (image initiale) © Silvia Lelli
Alidoro descend du ciel (image initiale) © Silvia Lelli

Toute l’action est pilotée par Alidoro, sorte de magicien qui gère les lieux, les gens, les lumières, qui crée les situations, génie invisible ou visible selon les moments, et qui arrive dès l’ouverture comme descendu du ciel. C’est lui le deux ex machina, c’est lui le génie, le magicien d’Oz, sorte d’enfant grandi trop vite avec son petit costume blanc et son Bermuda. Une sorte de vision du bon génie qui créé les situations où les méchants se confirment et où la bonté d’Angelina éclate.
Alors, changements à vue, décor à transformations, changements de lumières très efficaces d’Alessandro Carletti et utilisation très réussie de la vidéo, qui contribue à éclairer l’intrigue, tout cela file avec une grande fluidité.  Avec évidemment des moments désopilants, qui provoquent applaudissements à vue, et une vraie joie du public.
Le rythme, la couleur, les contrastes, tout dépend de ce travail scénique d’une incroyable précision, d’une très grande tenue, et en même temps d’une justesse dans la transposition qui éclaire l’intrigue sans jamais casser l’histoire : Michieletto en bon italien a son Rossini dans le sang, mais il a su aussi en tirer des éléments moins souvent valorisés, comme la violence subie par Angelina, et la pointe tragique qu’on lit pendant le premier acte, une pointe de serio dans cette fête du giocoso. Un spectacle complet, une vision à la fois traditionnelle et renouvelée, une ambiance poétique par l’image finale où tous lavent les sols, pendant qu’Angelina, de blanc vêtue, chante son rondo, rythmée par les bulles de savon qui envahissent la scène, à la fois issues du nettoyage général et du rêve de la jeune fille. Monsieur Propre au pays des Fées. [wpsr_facebook]

Effets vidéo © Silvia Lelli
Effets vidéo © Silvia Lelli

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 MAI 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Otto Dix ,Tryptichon "der Krieg"  - Galerie Neue Meister, Dresde.
Otto Dix ,Tryptichon “der Krieg” – Galerie Neue Meister, Dresde.

Deuxième grande production de Die Soldaten en terre germanique cette saison. Après Calixto Bieito à Zürich (et bientôt à Berlin), voici Andreas Kriegenburg à Munich avec Kirill Petrenko dans la fosse.
Die Soldaten pour un théâtre est une entreprise gigantesque. Orchestre géant, distribution énorme, sans qu’il soit assuré que le public réponde à l’appel (beaucoup hésitent à affronter cette musique). C’est un risque que peu de théâtre prennent et c’est tout à l’honneur de Zürich, Berlin et Munich de l’oser.
Les atouts de Munich : un metteur en scène à succès dans la maison, aussi bien pour son Wozzeck que pour son Ring, un chef qui devient l’une des références européennes en matière d’opéra, qui est allé cette année d’un triomphe à l’autre, une distribution solide dominée par Barbara Hannigan, grande prêtresse de l’opéra contemporain.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Munich a déjà représenté Die Soldaten en 1969, dans une production de Hans Neugebauer et des décors de Max Bignens (le décorateur attitré de Jorge Lavelli) dirigée par Michael Gielen, après 33 services d’orchestre et malgré l’opposition de Wolfgang Sawallisch qui estimait, comme beaucoup d’observateurs l’opéra irreprésentable. Il est vrai que l’on avait dû renoncer à la présentation de la première version, en 1960, qui exigeait pas moins de sept chefs, et diverses scènes qui se superposaient. L’opération reste complexe, mais faisable puisque cette année, Kirill Petrenko n’a pas répété plus, dit-on que pour n’importe quel autre opéra.
Calixto Bieito à Zürich a signé une production tout à fait extraordinaire, mêlant orchestre, musiciens et chanteurs, dans un dispositif qui pariait sur la proximité du public (orchestre sur scène et chanteurs sur l’avant-scène, à la place de la fosse) dans l’espace relativement réduit de l’Opernhaus. Il sera intéressant de revoir la production, reprise dans 10 jours à la Komische Oper de Berlin.
Le dispositif munichois est plus traditionnel, nous sommes à l’Opéra, et la représentation est construite comme un opéra.
En est-elle moins frappante qu’à Zürich ? Non. Le silence suspendu qui saisit le public médusé et écrasé à la fin de la représentation en est une preuve, ainsi que la difficulté à sortir de la représentation qui nous poursuit longuement après. Avec des moyens différents, avec une esthétique différente, avec une approche musicale très différente, Die Soldaten ont encore frappé, comme ils avaient frappé à Zurich, et c’est sans doute la production la mieux réussie de la saison. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est l’ensemble de la presse allemande.
Ceux qui pensent qu’il faut faire du chemin, passer par les grands classiques avant d’aborder ce type de musique se trompent lourdement. Ce n’est pas après 20 Walküre et 13 Butterfly qu’on est plus mur pour Zimmermann…je dirai…au contraire. Je serais à Munich, je trainerais tous mes amis réfractaires à l’opéra, ou simplement peu spécialistes pour les confronter à ce choc plein de références politiques, culturelles, religieuses, écrasant, et surtout plein d’émotion, un mot qui semble étrangement absent des regards divers sur la musique d’aujourd’hui, et celle de la deuxième moitié du XXème. Pour leur montrer ce qu’est la puissance de l’opéra à l’état pur.
Voilà une œuvre d’une complexité rare, musicalement, à cause des différents styles, des orchestres insérés, de l’énorme effectif, mais aussi scéniquement. Jacob Lenz vivait au XVIIIème siècle, mais au moment où Zimmermann écrit, l’histoire du XXème a déjà à son passif deux guerres mondiales. Les soldats, vus comme une société fermée, en attente, oisive, qui attise les désirs, les perversions, les vices, une société sadienne, qui n’est pas sans rappeler Les Cent vingt journées de Sodome. Marie, la jeune fille, à la fois naïve et provocante, remplie de désir et imprudente comme une petite fille, une victime à la fois consentante et désireuse de corps, d’argent, de position. Et tous les hommes, Wesener le père compris, investissent dans Marie au prénom prédestiné …

Irrésistible ascension puis chute, le parcours de Marie est comme une sorte de parabole religieuse, un chemin tapissé d’épines qui se termine en chemin de croix, en une sorte de Passion, et Die Soldaten constitue une Passion. Bach est d’ailleurs cité, interpellé, inséré, tissé avec le reste de la toile orchestrale.
Aussi faut-il s’étonner que Andreas Kriegenbuch et son décorateur aient conçu un espace unique, dominé par une croix géante telle un polyptique fait de petites scènes individuelles dans des boites grillagées, cages à Lapins ? cages à oiseaux ? où il se passe le plus souvent des choses animales : ça baise, ça gigote, ça grimpe au grillage comme un chimpanzé prisonnier, ou humaines, platement humaines : ça pleure, ça meurt, ça souffre ça compose aussi sa pietà.

La mère de Stolzius (Hanna Schwarz) & Stolzius (Michael Nagy)
La mère de Stolzius (Heike Grötzinger) & Stolzius (Michael Nagy)

Des cages qui rappellent aussi des vitrines à la mode d’Amsterdam, et qui étrangement, rappellent certaines icônes contenant des scènes de l’évangile.
La référence, elle est à la fois civile et religieuse, c’est le Tryptichon d’Otto Dix, Der Krieg, à Dresde : la guerre et les soldats bien sûr, mais la ruine de la guerre, mais la violence de la guerre, en une disposition exactement semblable (sauf que dans le décor, il y a plus de scènes). Et cette croix polyptique avance et recule dans le décor selon les besoins, pendant que le récit de Marie se déroule sur le plateau à ses pieds. Ainsi Kriegenburg résout-il la question des espaces parallèles, et donne-t-il un sens profondément antireligieux à ce mouvement : il traite l’ensemble comme une messe noire. Sade encore.

Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Comme chez Sade où le vocabulaire religieux, directement ou métaphoriquement, sert à décrire les pires turpitudes, la mise en scène de Andreas Kriegenburg se sert du religieux directement (la figure du pasteur) ou indirectement : allusion à la Pietà par exemple, ou présence répétée de la croix, par la disposition du décor ou par le geste, ou dans le final qui nous fait rentrer dans l’Enfer dantesque, la manière violente et répétée,  chorégraphiée, de s’agenouiller, comme dans une messe noire qui se termine en orgie démoniaque.

Zimmermann fait de Die Soldaten un tableau apocalyptique d’une ville de garnison, ou la soldatesque en attente fait du plaisir le principe de vie, dans une population où personne n’est épargné : les filles se jettent dans les bras des soldats, les pères abusent de leur fille, les mères pleurent, un peu inutilement, figures emblématiques fortement inspirées de la figure maternelle qu’est la Madone et les soldats, aux costumes inspirés d’uniformes noirs de SS, aux figures blafardes, interchangeables, avec leurs yeux marqués de noir, leurs coiffures gominées, leur raie : une sorte de modèle unique très inspiré de la peinture expressionniste.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Dantesque : voilà l’adjectif qui vient immédiatement pour qualifier un spectacle qui non seulement ne laisse pas indifférent mais stupéfie : une chorégraphie de la chute et de la mort, un monde maléfique (Charlotte, sœur de Marie, se promène pendant la seconde moitié de l’ouvrage avec des aiguilles, comme si elle voulait en percer sa sœur, poupée désarticulée au service du soldat, comme on perce les poupées vaudou sensées porter douleur et malédiction. Au final, Charlotte s’en percera les yeux, signe œdipien de la tragédie.
Dans les cages insérées dans le polyptique ou la croix, des scènes familiales, des violences sexuelles, des danses quasi bachiques d’un zoo humain, une zoologie fantastique à la Borges, un bestiaire dantesque qui balaie tout sur son passage. L’histoire de Marie (un prénom évidemment qui ne doit rien au hasard) étant représentée sur le plateau, comme une histoire-emblème, un exemple développé de ce qui se passe dans les cages, jusqu’à la terrible chute finale, où méconnaissable, Marie n’est pas reconnue de son père, et où elle est jetée dans la fosse à ordures, au milieu des sacs poubelles, pendant la messe noire finale menée par les soldats et l’ensemble des personnages en transes, au son obsessionnel des tambours et de la bande enregistrée prévue par la partition.

Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Sur des choix très différents de Bieito à Zürich, mais tout autant violents et frappants, Andreas Kriegenburg propose un travail très élaboré, d’une redoutable précision, qui n’a rien à voir d’ailleurs avec l’ambiance de son Ring, mais plutôt avec son Wozzeck dans la même maison. Il est servi par une distribution exceptionnelle, engagée, dédiée même, et par une direction musicale complètement en phase avec son projet comme toujours avec Petrenko .
Car le public, dont quelques éléments sont partis à l’entracte, est resté interdit et silencieux après le final époustouflant. Il explose à l’apparition de Barbara Hannigan, et de Kirill Petrenko, triomphateur de la soirée.
Kirill Petrenko mène l’énorme phalange avec une précision qui permet de lire clairement les différentes strates d’une partition complexe et réputée difficilement lisible pour un profane. Chaque moment est parfaitement identifiable, les éléments se superposent sans jamais se mêler, sans jamais brouiller les pistes.
Il réussit à isoler les moments les plus lyriques avec la recherche d’une finesse qu’on n’attendait pas, grâce à un orchestre d’une extrême ductilité, d’une extrême disponibilité, d’une extrême technicité. Il réussit aussi à mettre en valeur les citations ou les inserts de la partition, comme le Choral de Bach, parfaitement lié au contexte et en même temps parfaitement et clairement identifiable, ou bien la musique du quatuor de jazz, groupe enfermé dans une des cages et habillé en Beatles première version, en enfants sages : on est au cœur des années 60, années des Beatles et des Soldaten…et donc ces références traversent et la scène et la musique. Même si l’on ne peut faire des Beatles un groupe de Jazz, on peut en faire une référence de l’explosion des années 60, et une musique plutôt considérée à rebours de ce que nous raconte Zimmermann (comme peuvent l’être le jazz, et Bach). Troisième insert, dans la scène du café (une sorte de taverne bavaroise) les musiciens mêlés aux figurants frappent en rythme sur les bocks dans une scène hallucinante par l’inquiétude qu’elle diffuse. Ce qui m’a frappé, c’est que cette musique d’une violence explosive ne couvre jamais les chanteurs (qui sont amplifiés en des rares moments), et que Petrenko recherche au contraire à construire une chaîne musicale référentielle, et insiste sur les moments d’apaisement (merveilleuse scène de la Comtesse de La Roche, ultime effort de récupération de Marie avec une Nicola Beller-Carbone remarquable, d’une élégance exemplaire, et au chant proche du bel canto). Kirill Petrenko montre en quelque sorte le classicisme de cette œuvre qu’on semble redécouvrir ces dernières années, et que d’aucuns craignent : il est tellement rassurant de se gaver de Traviata et de Werther. Des musiques peu dérangeantes et peu subversives, notamment lorsqu’elles sont anesthésiées par des mises en scènes sages et consensuelles. Die Soldaten est une musique qui fait peur. Certes, cette musique secoue, interpelle, mais elle n’a rien d’inaudible, elle est simplement à la mesure de la société effrayante qu’elle annonce et qu’elle dénonce, d’une société devenue une animalerie, d’une société de la violence au quotidien que Pasolini avait déjà annoncé dans Salo’ ou les Cent vingt journées de Sodome, film auquel la mise en scène de Kriegenburg me fait penser, une société post-fasciste détachée des moindres valeurs, et qui dérive.
Un monde sans repères, de plaisir individuel et de la satisfaction animale immédiate qui prend comme emblème le destin de Marie, responsable et victime, perverses et naïve.
Avec une mise en scène et une direction musicale exceptionnelles, n’importe quel spectacle pourrait se permettre une distribution moyenne, il n’en est rien ici : la distribution, faite de « Gäste » et de membres de la troupe excellente de Munich, est elle aussi à la hauteur de l’enjeu.
À Zürich, l’action concentrée au proscenium demandait d’abord du jeu, de la proximité, de l’intimité dans toute sa violence quelquefois. À Munich, dans ce dispositif  « traditionnel » d’opéra, avec un chef bien décidé à tout montrer de cette musique, les extrêmes de la violence et de la douceur, l’horreur insupportable et la suavité, et un metteur en scène qui prend en compte à la fois les exigences de la musique et qui veut faire de cette histoire une sorte de Mystère sur le parvis de la vraie croix, la distribution se donne complètement à la musique dont elle fait découvrir des pans que souvent on ignore : prenons Daniel Brenna, Desportes exceptionnel par la variété de son chant, à la technique quelquefois wagnérienne, quelquefois belcantiste quand la voix s’amenuise jusqu’à un fil de notes, sans rupture, sans scories, avec une étonnante homogénéité. Il chante Siegfried sur d’autres scènes, mais on a l’impression qu’on pourrait lui faire chanter aussi et aussi bien du Donizetti. Plus qu’il y a trois ans à Salzbourg, il maîtrise les facettes du rôle en utilisant cette extrême ductilité au service d’une figure violente et cynique.

Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Michael Nagy, dont on connaît les qualités de lyrisme et le chant profondément humain, compose un Stolzius qui n’est pas la victime que Michael Kraus à Zürich proposait de manière remarquable. Il est d’abord juvénile, il est ensuite révolté, et la voix déchirante et en même temps résignée dit quelque chose du personnage douloureux et de son destin. Interprétation très humaniste et en même temps désespérée, avec une technique exemplaire. Grand moment de chant de la part d’un artiste dont la personnalité nous a depuis longtemps convaincu.
Dans les nombreux rôles masculins, tenus pour la plupart par des membres de la troupe, retenons le Wesener de Christoph Stephinger, au physique d’un Baron Ochs vaguement pervers, à la relation ambiguë (enfin pas tant que ça…) avec sa fille, le jeune La Roche de d’Alexander Kaimbacher, le Mary infecte de Wolfgang Newerla, au chant brutal et sans âme, l’Eisenhardt de Christian Rieger ou l’excellent serviteur de Johannes Terne.
Du côté des femmes, l’œuvre nous offre la génération des mères, souffrantes, la mère de Stolzius, très bonne Heike Grötzinger, la vieille mère de Wesener, la grande Hanna Schwarz, dont les restes vocaux sont un peu plus convaincants ici qu’à Zürich, ou la mère du jeune comte, la comtesse de la Roche, magnifique Nicola Beller Carbone, qui fait passer un réel moment d’émotion au début du troisième acte, mélange de légère ironie, de réelle humanité dans un style presque belcantiste.

Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

L’œuvre s’ouvre sur le dialogue entre Charlotte et Marie, entre deux voix vraiment opposées, la Charlotte au mezzo profond, sonore (presque vibrant) d’Okka von der Dammerau, membre de la troupe, qui à mon avis propose là sa meilleure incarnation, opposée physiquement et vocalement à sa sœur, Barbara Hannigan qu’on ne présente plus depuis la performance de Written on Skin. Barbara Hannigan est douée d’une voix très élastique, aux modulations infinies qui en font une favorite des compositeurs contemporains. Pour le grand vaisseau de Munich, il lui manque du volume, mais est-ce si important, tant la différence avec sa sœur est à la fois si criante et si juste? Cette voix aiguë et frêle est celle de cette poupée qui le jouet de tous, de ce pantin qu’on se renvoie ou qu’on renvoie (hallucinante scène où elle essaie d’aller chez l’un ou chez l’autre et où elle est tour à tour rejetée, en tombant de la table comme un pantin désarticulé. Son corps dans cette mise en scène est presque une métaphore de sa voix : un corps élastique, prêté à tous les mouvements, corps objet et corps sujet, chose et corps, animal et corps, comme cette voix aux incroyables possibilités miroitantes : notes filées, tenue de ligne incroyable, cris, chutes brutales. Tout est possible à cette voix et à ce corps, adaptables à tout. Un triomphe mérité pour une prestation inoubliable, tout comme celle de Suzanne Elmark à Zürich. Elmark était Barbie, Hannigan est un pantin, une marionnette dont on fait tout.
Comme on l’aura compris, pour la seconde fois de la saison, une représentation vraiment historique de l’opéra de Zimmermann, qui laisse dans le même état, littéralement lessivé, avec l’envie, je dirais une envie cathartique, de la revoir : heureusement, c’est repris à Munich l’automne prochain. Et ces deux productions laissent loin derrière la tentative historicisante et au total fade d’Alvis Hermanis, à Salzbourg, que j’avais pourtant aimée : Hermanis et Metzmacher, par l’énormité du dispositif, par la mise en scène spectaculaire de l’orchestre, étendu en largeur comme une barre dans l’immense Felsenreitschule, avaient d’une certaine manière, éloigné le spectateur de l’action, plus stupéfié qu’ému ou impliqué, même si la direction de Metzmacher et le Philharmonique de Vienne étaient remarquables (sans la bande enregistrée finale cependant…). Que ce soit à Munich ou à Zürich et par des moyens différents, le spectateur se retrouve impliqué au plus profond de son intimité, de ses craintes, de ses fantasmes. Je n’ai qu’un conseil pour tout lecteur : allez-y, osez, et vous ressentirez sans doute ce que rarement vous avez ressenti à l’Opéra, la terreur sacrée chère aux grecs, la peur abasourdie, le Thambos (Θάμβος). [wpsr_facebook]

Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl