FESTIVAL BERLIOZ DE LA CÔTE SAINT ANDRÉ: APERÇU DU PROGRAMME 2015

Un concert d'Hector Berlioz (A.Geiger-1846)
Un concert d’Hector Berlioz (A.Geiger-1846)

 

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Le Festival Berlioz de la Côte Saint André a eu au long de sa vie presque quadragénaire des fortunes diverses, né – je m’en souviens bien – pour être le Bayreuth berliozien français, il ne put accomplir ce rêve, il est vrai que les opéras de Berlioz sont peu nombreux, qu’ils coûtent très cher (Les Troyens et Benvenuto Cellini au moins) et que ce rendez-vous méritait plus d’originalité, plus « dailleurs » en lien avec le personnage particulier qu’était Hector Berlioz.
Depuis que l’ethnomusicologue Bruno Messina en a pris la direction, le Festival a labouré des espaces nouveaux, en cherchant à impliquer de manière plus systématique le territoire isérois, et en travaillant sur une sorte d’espace musical berliozien, c’est-à-dire sur Berlioz et son temps, Berlioz et son espace, Berlioz et ses rêves. Il en résulte une programmation riche, diversifiée, surprenante aussi, qui essaie de correspondre au personnage, et qui va plus loin que la simple exécution de ses œuvres dans le cadre de concerts traditionnels.
Certes, la petite ville de la Côte Saint André, où naquit le compositeur, avec son Château Louis XI reste le centre névralgique du Festival, mais les thématiques choisies portent ailleurs, en Amérique pour l’édition 2014, et cette année, bicentenaire du « Vol de l’aigle » de 1815 oblige, c’est autour de la figure napoléonienne que se construit la programmation, qui cherche à cheminer le long de cette « route Napoléon » qui traverse le territoire isérois.
On sait que toute la période de la monarchie de Juillet, la grande période créatrice de Berlioz est aussi une période où se constitue la légende napoléonienne, y compris dans la littérature (la Chartreuse de Parme de Stendhal est de 1839 et Une ténébreuse affaire de Balzac de 1841), avec le transfert des cendres en 1840, et qu’elle se conclut sur le retour au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III (le « petit » selon Victor Hugo).

Alors, la programmation concoctée par Bruno Messina qui prend appui sur le regard berliozien sur Napoléon et toutes les évocations napoléoniennes de la musique, commence le 20 août par des errances, au bord de la route Napoléon, jalonnée de banquets et de moments célébratifs, à Corps, à la Prairie de la rencontre à Grenoble, pour se terminer par un banquet-cabaret à La Côte Saint André où c’est le célèbre chansonnier Bérenger qui sera à l’honneur.

Ce Festival Berlioz sonnera Berliozz à Vienne, le 21 août par l’exécution du Te Deum qu’il voulait dédier à Napoléon Bonaparte et qu’il dédia finalement au prince Albert, époux de la reine Victoria. Il fut créé à Saint Eustache en 1855 avec 950 exécutants. A Vienne, 600 enfants venus du département de l’Isère y participeront, le Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz et les Grands Chœurs de Spirito, les solistes Nicolas Courjal et Pascal Bourgeois, ainsi que Daniel Roth à l’orgue, le tout sous la direction de François Xavier Roth.
La soirée se terminera par une promenade musicale très jazzy ( hommage à Jazz à Vienne) à partir de thèmes de la musique de Berlioz.
Le 22 août, le Festival sera à Saint Antoine l’Abbaye pour une soirée construite autour de Tristia, la méditation religieuse de Berlioz, accompagnée d’évocations funèbres diverses, de Napoléon Bonaparte et d’autres souverains, (La marche funèbre pour les funérailles de Napoléon 1er dont la dépouille fut ramenée de Sainte Hélène, d’Auber  la Messe des morts à la mémoire de Marie-Antoinette de Plantade et enfin le Requiem en ut mineur à la mémoire de Louis XVI de Cherubini). C’est le Concert Spirituel (Orchestre et Choeur) sous la direction d’Hervé Niquet qui officiera.

Enfin, le 23 août, le Festival se lovera de nouveau dans le berceau du musicien, à La Côte Saint André pour un concert « révolutionnaire et romantique » où seront exécutés ensemble, comme le voulait Berlioz, La Symphonie Fantastique et Lelio, sa suite qui, disait-il, « doit être entendue immédiatement après la Symphonie Fantastique, dont elle est la fin et le complément. »
L’exécution en sera confiée à l’Orchestre révolutionnaire et Romantique sous la direction de John Eliot Gardiner.

Le 24 août, toujours à la Côte Saint André, un concert très original tout dédié à la figure de Napoléon, Le Lion, l’Ogre et le Renard, avec au programme l’Ode à Napoléon de Schönberg (1942-43), trois fanfares pour les proclamations de Napoléon de Castanède, et la Suite symphonique sur le Napoléon d’Abel Gance d’Arthur Honegger et Marius Constant, par l’Orchestre Symphonique OSE, jeune collectif dynamique dirigé par Daniel Kawka qui explore des modes nouveaux pour l’exécution et la diffusion symphoniques.

C’est au tour de l’Orchestre National de Lyon dirigé par Fabien Gabel d’évoquer le 25 août l’Empereur pour un programme dédié à Guerre et Paix, marqué par le point de vue russe avec Tedi Papavrami, violon, et la participation de l’Ensemble à Vents de l’Isère. Au programme Hary Janos la suite symphonique de Z. Kodaly, qui narre l’histoire d’un hussard autrichien qui se vanta d’avoir conquis Marie-Louise et vaincu seul Napoléon, le concerto pour violon n°7 du Paganini français, Pierre Rode, un des fondateurs de l’école russe et de l’école allemande de violon romantique qui servit Napoléon, le Tsar et le Roi de Prusse,  ainsi que les plus connues  Ouverture 1812 de P. I. Tchaïkovsky et la Suite symphonique Guerre et Paix, de S. Prokofiev arrangée par Christopher Palmer.

L’héroïsme, part intrinsèque de la Légende napoléonienne, sera l’objet du concert (« héroïque fantaisie ») donné le, mercredi 26 août par l’excellent Orchestre des Pays de Savoie dirigé par le non moins excellent Nicolas Chalvin avec au programme Beethoven (La Bataille de Vitoria ou La Victoire de Wellington et la Symphonie n°3 « Eroica ») et Saint-Saëns ( Concerto pour piano n°5 « L’Egyptien » ).

Le 27 août la Corse fait irruption dans le programme pour une création mondiale sur des paroles de Napoléon Bonaparte de Nabulio Oratorio pour chœur polyphonique, orchestre symphonique et récitant avec l’orchestre Poitou Charente et A Filetta, polyphonies corses, Didier Sandre, récitant sous la direction de Jean-François Heisser, lequel offrira un concert d’évocations hispaniques le 28 août à 17h.

Le 28 août, au Château Louis XI, « Le Vol de l’Aigle » une intégrale des concertos pour piano de Beethoven (avec une pause ravitaillement appelée panier du Grognard) par François-Frédéric Guy et l’Orchestre de Chambre de Paris, couronnée par le Concerto n°5, L’Empereur .

Berlioz avait été profondément marqué par l’audition de la 9ème symphonie de Beethoven, et son dialogue avec Beethoven a été permanent. La soirée du 29 août s’appelle donc « Hymne à la joie » et conjugue des œuvres de Berlioz, Scène héroïque (La Révolution grecque) et la mort de Sardanapale et la 9ème de Beethoven, avec Sylvia Schwartz, soprano – Henriette Gödde, mezzo, Bogdan Volkov, ténor,  Michel de Souza, basse, Rodion Pogossov, basse. C’est l’Orchestre National de Lyon sous la direction de son chef permanent Leonard Slatkin avec le Chœur Spirito sous la direction de Bernard Têtu qui sera à l’œuvre pour une soirée qui promet d’être l’un des sommets du festival.

Enfin, le 30 août, la clôture des dix jours de festivités, sera célébrée par une fête musicale funèbre et triomphale, avec l’ Orchestre d’harmonie de la Garde républicaine sous la direction du Colonel François Boulanger, avec Jacques Mauger, trombone pour un programme diversifié de Bizet, Saint Saëns, Chabrier, Fauré qui se terminera inévitablement par la Symphonie funèbre et triomphale, version 1840 d’Hector Berlioz.

J’ai passé sous silence les concerts de 17h, les voyages en musique orientale, les récitals, les multiples manifestations qui émaillent toute la semaine. Il y en a pour tous les goûts, pour ceux qui habitent ce territoire très agréable en fin d’été et pour ceux qui aimeraient terminer leurs vacances en musique.
C’est un festival à la fois culturellement exigeant et très ouvert, un peu hors des sentiers battus, qui célèbre notre Berlioz national par des chemins multiples, directs ou de traverses, dans une géographie musicale explosée et joyeuse. Berlioz rencontre Napoléon en cette fin d’été sur un territoire où chacun des deux a laissé ses traces, Berlioz rencontre Napoléon en cette fin d’été pour que la musique efface le sang des guerres épuisantes, et qu’il ne reste que la geste et la légende.[wpsr_facebook]

 

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METROPOLITAN OPERA 2014-2015: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 21 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE, Ms en scène: Bartlett SHER)

Olympia (Erin morely Distrib.A) ©Marty Sohl /Metropolitan Opera
Olympia (Erin Morley Distrib.A) ©Marty Sohl /Metropolitan Opera

Encore une œuvre du répertoire français, et pourtant le texte n’est pas disponible dans le display de surtitrage qu’il y a devant chaque fauteuil. Anglais, allemand, espagnol seuls ont droit de cité. Il faut donc faire confiance à la diction et la prononciation française des chanteurs. On me répondra que le livret de Jules Barbier ne nécessite pas un effort intellectuel particulier mais tout de même…
On ne reprendra pas la polémique sur la version jouée, à chaque production sa version, d’autant plus depuis les dernières découvertes de Jean-Christophe Keck notamment sur l’acte de Giulietta et le final. Mais James Levine a choisi de suivre la version Œser qui remonte à 1976 et désormais remise en question après l’édition de Michael Kaye et évidemment celle de Keck. Une édition saluée lors de sa parution, qui fut suivie par l’enregistrement de Sylvain Cambreling qui n’est pas l’un des plus mauvais loin de là et qui conserve scintille diamant et le sextuor du 3ème acte (Giulietta). Levine propose non les dialogues parlés mais les récitatifs chantés de Guiraud (une rareté désormais…). Voilà pour les choix de version.
Cette production des Contes d’Hoffmann remonte à 2009, James Levine la dirigeait, et il la reprend aujourd’hui. Les Contes d’Hoffmann qu’il dirige avec les forces du MET depuis 1988 (avec une tournée au Japon) et au MET même depuis 1992. Contrairement à d’autres œuvres qu’il se réserve, il a souvent laissé la baguette (Simone Young, Frédéric Chaslin), il était donc intéressant de l’écouter dans un opéra où, on le sait, il excelle, mais où il n’est pas si fréquent, d’autant que c’était la dernière.
La mise en scène est de Bartlett Sher, metteur en scène américain fameux, pour les pièces qu’il a mises en scène et pour les musical, il fait partie des metteurs en scène que Peter Gelb a appelés pour renouveler un peu les mises en scène au MET, dont on sait ce qu’elles sont, et surtout ce qu’elle ne sont pas; on lui doit un Barbiere di Siviglia de bonne facture. Ces Contes d’Hoffmann ne révolutionnent pas la vision de l’œuvre : Chéreau le fit et avec quelle maestria à l’Opéra de Paris en 1975, et Marthaler à Madrid récemment en a proposé une vision étonnamment noire et tendue. Bartlett Sher en fait une vision à la fois littéraire, fantasmatique et fantasmagorique : Hoffmann est souvent derrière sa table de travail écrivant ses Contes et s’impliquant de manière romantique dans les histoires qu’il raconte ou en faisant un fantasme comme c’est visible dans l’acte de Giulietta, le moins linéaire et le plus violent.
Dans un décor sombre de Michael Yeargan, les visions alternent, plutôt fantasmagoriques pour l’acte d’Olympia, nous sommes presque à la limite du musical, plutôt épuré pour l’acte d’Antonia : je ne sais si Barltlett Sher a eu accès à la vidéo de Chéreau (hors commerce, mais qui doit circuler), mais au moins deux idées sont semblables, d’une part l’arrivée du Docteur Miracle en calèche (chez Chéreau, vraie calèche et vrai cheval), et d’autre part l’évocation de la mère avec un simple voile blanc. Il reste que c’est l’acte le plus réussi car le moins surchargé. L’idée de vêtir Antonia d’un habit de Diva en récital est excellente. L’acte de Giulietta est comme souvent le plus confus : le livret est surchargé de petits faits, peu clair et tout se succède à grande vitesse, sans vraiment de ligne limpide et suivie. Venise est évoquée, inévitable gondole, les fêtes masquées du XVIIIème aussi (Giulietta est vêtue comme au XVIIIème) avec une atmosphère à la fois de fête vénitienne, de maison de rendez-vous, mais avec aussi une violence contenue puis explosive, par exemple, lorsque Hoffmann tue Schlemil. C’est d’ailleurs l’un des moments où il apparaît le plus clairement que tout cela n’est que rêve. Bartlett Sher construit donc un rêve d’Hoffmann, souvent à sa machine à écrire : c’est un peu le même dispositif et la même idée que pour l’Orphée de Gluck vu récemment à Lyon, mais pas vraiment mené au bout de sa logique. Du point de vue plus strict du jeu et de la direction d’acteur, le travail est sommaire, et Sher laisse l’élaboration aux chanteurs qui font en somme ce qu’ils ont l’habitude de faire.
Il reste que c’est une mise en scène qui fonctionne, mieux que bien d’autres productions du MET.
Elle fonctionne aussi parce que la compagnie est engagée avec une énergie peu commune. C’est plutôt une distribution B, la reprise de janvier affichait Thomas Hampson dans les quatre rôles maléfiques et Vittorio Grigolo en Hoffmann. Même si les chanteurs sont apparemment moins « bankables », l’ensemble a une tenue et une homogénéité remarquables.

Matthew Polenzani (Hoffmann) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Matthew Polenzani (Hoffmann) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera

Matthew Polenzani, qu’on connaît pour ses qualités de styliste est un Hoffmann très engagé, avec une diction impeccable et un style enviable. Lui dont on note toujours le volume relativement contraint (voir son Requiem de Verdi à la Scala où il remplaçait Kaufmann en octobre dernier), est ici très à l’aise et particulièrement en voix. Un travail de chant ciselé, attentif, et finalement une personnalité scénique attachante, voire émouvante, même s’il n’est pas un acteur de premier ordre. Un très bel Hoffmann, très propre, très net, impeccable en somme.

Laurent Naouri et Matthew Polenzani ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Laurent Naouri et Matthew Polenzani ©Cory Weaver/Metropolitan Opera

Coppelius, Dappertutto, Miracle et Lindorf, c’est Laurent Naouri, magnifique ce soir : une voix claire, bien projetée, une diction exceptionnelle bien sûr, et un magnifique timbre de baryton basse. Il sacrifie un peu aux gestes codifiés du personnage, mais du point de vue musical, il est vraiment une très belle référence. Son scintille diamant est exemplaire et remporte un triomphe. Enfin un vrai style français. Un modèle.
Notons aussi quelques personnages secondaires qui ont surpris par leur allant et leur présence, par exemple le Frantz de Tony Stevenson, jeune diplômé maison du Programme Lindemann vraiment excellent dans l’air de la méthode, ou même Mark Showalter (Spalanzani, Nathanaël, un étudiant).
Du côté des rôles féminins, c’est un peu moins homogène, la Muse (Nicklausse) de Jennifer Johnson Cano, est très correcte sans être exceptionnelle, notamment du point de vue de l’incarnation vocale et scénique. Elle est loin d’effacer la performance inoubliable de Anne Sofie von Otter à Madrid. On est disons, dans le « tout venant » honorable.

Antonia (Susanna Phillips) avec Hoffmann (Matthew Polenzani) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Antonia (Susanna Phillips) avec Hoffmann (Matthew Polenzani) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera

L’Antonia de Susanna Phillips est plus intéressante, plus vibrante aussi (pour le rôle, c’est indispensable), mais elle a eu ce soir deux accidents vocaux, un aigu qui s’est écrabouillé et un autre vraiment lancé faux, mais je pense que la tension consécutive au premier accident a créé le second. C’est dommage, car la personnalité et la voix sont intéressantes, et émouvantes.

Giulietta 5Elena Maximova) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Giulietta 5Elena Maximova) ©Cory Weaver/Metropolitan Opera

La Giulietta d’Elena Maximova est elle aussi de bon niveau; j’avoue avoir des difficultés avec Giulietta, qui est un rôle assez ingrat et qui nécessite une personnalité hors pair pour vraiment marquer. Vocalement c’est très honorable et quelquefois assez intense, sans être vraiment marquant. Ce n’est pas dans Giulietta que la Maximova impressionnera les foules.
En revanche, c’est dans Olympia que la jeune Audrey Luna m’a vraiment impressionné.
Olympia, machine à aigu, pour des voix petites qui montent haut et très haut et qui savent cadencer, vocaliser, roucouler, une bête de cirque en somme que Natalie Dessay, la dernière Olympia légendaire, finissait par haïr.
Audrey Luna a non seulement les suraigus, base nécessaire pour Olympia, elle a l’abattage, elle a les cadences et les variations, et surtout, ce qui la différencie d’autres Olympia, sa voix a une assise relativement large, et n’est pas ce rossignol qu’on entend habituellement, il y a là du corps, j’entends une future belcantiste car elle a un beau medium et une vraie personnalité. Dans un rôle aussi inintéressant, elle sait donner de la couleur. C’est suffisamment rare pour être noté. Ce soir, Audrey Luna c’est ma découverte. Retenez ce nom.

Olympia (Audrey Luna) avec Hoffmann (Matthew Polenzani)©Cory Weaver/Metropolitan Opera
Olympia (Audrey Luna) avec Hoffmann (Matthew Polenzani)©Cory Weaver/Metropolitan Opera

Au total, une distribution de très bon niveau, avec de vraies découvertes et de vraies personnalités, servie par un chœur (direction Donald Palumbo) en très grande forme (le chœur du sextuor de l’acte de Giulietta, dans cette version parce qu’on sait qu’il a disparu des éditions postérieures à Œser), est vraiment éblouissant, et le prologue est remarquable.
Mais celui qui donné à la soirée sa vraie couleur, c’est James Levine qui réussit à rendre cette musique bouleversante. L’acte d’Antonia, le plus accompli, est tendu, avec un sens dramatique développé et un art du crescendo consommé. Mais l’ensemble de l’œuvre est mené avec une grande énergie, une incroyable dynamique, un sens symphonique accompli, et aussi, il faut le souligner, une grande variété dans la couleur, et une manière d’aborder les moments plus lyriques, plus mélancoliques avec un son velouté, enjôleur, et une extrême sensibilité, ce qui n’est pas ce qu’on reconnaît le plus à ce chef . Il en résulte une direction musicale qui est pour moi la meilleure entendue dans cette œuvre depuis longtemps, même si les choix éditoriaux peuvent se discuter. Que des Contes d’Hoffmann puissent à ce point à la fois briller et émouvoir, c’est vraiment l’ouvrage du chef, qui soutient le plateau et lui fait donner le maximum, comme d’habitude sans jamais le couvrir et favorisant toujours l’expansion des voix, avec un orchestre exceptionnel ce soir.
Avec pareille direction James Levine rend honneur à Offenbach, il lui donne un relief et une profondeur qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Quelles magnifiques moments ![wpsr_facebook]

La distr.A: Thomas Hampson, Kate Lindsey,Vittorio Grigolo, Hibla Germova et  ©Marty Sohl/Metropolitan Opera
La distr.A: Thomas Hampson, Kate Lindsey,Vittorio Grigolo, Hibla Germova et ©Marty Sohl/Metropolitan Opera

ORCHESTRES DE RADIO FRANCE: PARIS SERA TOUJOURS PARIS

Après avoir applaudi à sa programmation à l’Opéra, la clique s’est gaussée des ignorances de Stéphane Lissner en matière d’opéra : il ne connaissait pas La Wally ! `
La belle affaire, avant le film Diva de Beineix, personne en France ne connaissait La Wally. Et qui dans la clique l’a écoutée jusqu’au bout ? Car après Diva, tout le monde s’est précipité pour écouter l’opéra et chacun a alors compris qu’il valait mieux ne pas connaître, tellement l’œuvre est ennuyeuse et sans intérêt.
On demande à Lissner de faire tourner la machine : certes, c’est mieux s’il connaît bien la musique, mais s’il sait s’entourer, ce qui est le cas, point n’est besoin d’être un spécialiste ou un musicologue. Lissner vient de l’univers du théâtre, un univers que bien des spécialistes de musique ignorent et il a montré qu’il savait prendre des risques (voir Die Meistersinger von Nürnberg de Claude Régy au Châtelet jadis…) et sa carrière parle pour lui, au-delà même de ses méthodes, de ses richesses comme de ses faiblesses. Et la médiocrité de l’ère Joel montre que même si on connaît Wally ou Verdi, on n’est pas forcément un grand manager.

Voilà le type de polémique stupide dont le net s’empare, au premier rang desquels le micromarquisat mélomaniaque. Mais c’est un détail de la poussière médiocre que nous respirons à Paris dans l’univers musical…

Autrement plus sérieux la grève à Radio France, les menaces qui pèsent sur ses orchestres, les bruits qui se mettent à courir dans la presse. Ce sont des indices du climat qui règne dans le pays, appliqué au microcosme microcéphale parisien. Une fois de plus, les bruits et les manœuvres sont aux commandes parce que la puissance publique fait défaut : le ministère de la Culture, qui n’a plus d’argent mais qui n’a pas d’idées non plus, et pas l’ombre d’une intelligence stratégique, se tait (en réalité aujourd’hui a -t-on entendu quand même Fleur Pellerin). Sa seule puissance, et encore, c’est nommer les patrons des grands établissements, puissance qu’il partage avec la présidence de la République, dans un sens aigu de la soumission au monarque, qui de culture n’a cure, sinon dans les discours.
À quoi sert un ministère de la culture sans idées quand la compétence culturelle est partagée par les collectivités territoriales, qui peuvent faire très bien (à Lille, à la Région Rhône-Alpes) ou très mal (comme en ce moment à Grenoble, avec une entreprise de destruction programmée dans la musique classique).

Si ce qui se dit est vrai, Radio France cherche à se débarrasser d’un de ses orchestres en le proposant à l’encan à la Caisse des Dépôts et donc au TCE. Que voilà belle politique ! Réflexion stratégique ou prospective? non. Politique culturelle ? ne prononçons pas de mots pornographiques. On cherche simplement à saisir l’occasion de se débarrasser d’un orchestre au nom des finances, c’est à dire pour la plus stupide des raisons, celle qui dicte les décisions à l’emporte pièce et à court terme pour des motifs d’épicerie.
Le président de Radio France a souligné le rapport entre coût des orchestres et billetterie. Comme si les orchestres devaient rapporter alors que leur rôle est la diffusion sur les ondes. Combien de fois entend-on sur France Inter, la radio grand public, un des deux orchestres. Tout juste entend-on quelquefois le chroniqueur Gérard Courchelle débiter ses fadaises. Mais de musique dite « classique », pratiquement jamais, surtout depuis que Mathieu Gallet, grand mélomane éclairé dit-on et formé à la meilleure école critique, a fait supprimer l’émission du dimanche soir. Et Frédéric Lodéon, trop intellectuel sans doute, a été envoyé à France Musique, et remplacé par Natalie Dessay l’après midi, pour faire plus people. Choix dérisoires, minables, qui ne traduisent que l’idée méprisable que se font des goûts du public ces grands penseurs, sans doute guidés par des études d’opinion mais guidés surtout par un grand mépris des gens.
Mais peu importe, ça, c’est le contexte (assez gauche caviar, il faut bien le reconnaître, plus apte au caviar qu’à la gauche).
Revenons aux orchestres ; la clique parisienne critique a commencé depuis longtemps à dire que l’Orchestre National de France était moins intéressant que le Philharmonique de Radio France et qu’ils ont le même répertoire etc…etc…Plein de mélomanes reproduisent à l’aveugle cette affirmation, à laquelle s’ajoute la critique quelquefois inculte et imbécile contre Daniele Gatti, mais par bonheur, il quitte la capitale du Monde pour celle de l’Edam et du Roll mops. Bon débarras.
Ce départ et ces polémiques sont évidemment l’occasion de grandes manœuvres et sans doute aussi pour les managers de Radio France de réfléchir à la situation en se débarrassant d’orchestres qui sont considérés comme un boulet coûteux plus que comme une chance. Dépeçons les orchestres, supprimons la Maîtrise et faisons de l’auditorium un aquarium plein de requins et de mollusques : on aura une belle métaphore de la vie culturelle parisienne.
Rappelons pour mémoire que dans les années 70, il y avait un troisième (!) orchestre à Radio France, l’Orchestre Lyrique, spécialisé dans les opéras rares en version de concert. Trois orchestres…une horreur…L’INA est plein de ces concerts dont personne ne pense à commercialiser le fonds. Dans une capitale dont l’Opéra National à l’époque venait d’accueillir dans son répertoire des pièces aussi rares que Le Nozze di Figaro (réservé à l’Opéra Comique auparavant), on peut penser que le répertoire des soirées de Radio France était large.
Déjà, cela coûtait cher. C’est bizarre d’ailleurs comme la culture coûte et pèse : on la glorifie à coup d’incantations et on la détricote au nom des coûts déraisonnables…Il est vrai que l’incantation ne coûte rien (“il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer” disait Rouseeau) et que ce ne sont pas les orchestres de Radio France qui feront descendre les gens dans la rue, d’autant que des gens bien intentionnés ne verraient pas d’un mauvais œil la disparition d’un orchestre. On va sans doute avoir à Paris pléthore de salles disponibles sans orchestre à y mettre dedans…
On a donc jadis fusionné l’orchestre Lyrique et le Philharmonique (Nouvel orchestre philharmonique de Radio France) avec pour mission d’être un orchestre lyrique, et un orchestre exploratoire d’autres répertoires etc…. Tout cela a fait long feu. J’ai beau scruter les programmes, rien de lyrique à l’horizon, ni de répertoire novateur ou élargi, à de très rares exceptions près.
On a laissé les directeurs musicaux et programmateurs proposer une programmation symphonique de plus en plus traditionnelle, qui devenait alors la photocopie du répertoire du National. La faute aux orchestres ? Non. La faute aux managers et aux chefs, qui au lieu de penser politique culturelle, ont pensé les uns à leur carrière, les autres au bling bling musical au lieu de penser mission culturelle.
Quand le Philharmonique jouait le Ring de Wagner avec Janowski, il était dans son rôle, quand il joue une intégrale Beethoven, il l’est déjà moins, à moins que cette intégrale ne soit l’occasion d’entendre une édition particulière, une formation différente que la formation habituelle etc…Education du public ? Diversification de l’offre ? Pornographie que cela, on vous dit.
On parle de guerre des chefs.
Ah ? depuis quand la gloire musicale à Paris est-elle un enjeu ? La clique parisienne pense que Paris est LA capitale de l’art et du bon goût. Ça lui permet de se penser importante et référentielle…C’est vrai pour l’architecture (mais voyez le sort de Nouvel à la Philharmonie..) c’est vrai pour l’art patrimonial, c’est vrai pour le théâtre patrimonial, mais ce n’est plus vrai pour l’art contemporain et très contemporain qui va ailleurs, sauf, et c’est un paradoxe, pour la musique contemporaine, grâce à l’action de Pierre Boulez (qui lui aussi a été l’objet de camarillas, voir la polémique pitoyable avec Michel Schneider jadis).

Pour la musique plus « classique » ou patrimoniale, Paris est une capitale somme toute assez médiocre, avec des orchestres corrects, mais moyens sur le marché international, tout simplement parce que la France, comme l’Italie, fournit des grands solistes, voire des grands chefs, mais que ses orchestres sont pleins d’individualités très douées pas toujours capables de jouer collectif. D’ailleurs, à Radio France, la programmation se limite peu ou prou à un concert hebdomadaire par orchestre, ce qui me paraît peu compatible avec la construction d’un travail très approfondi, même avec les meilleurs chefs. La diffusion, qui devrait être le souci premier d’un orchestre de radio, n’est pas assurée, sinon par les ondes spécialisées (France musique) et encore, et les tournées ont lieu essentiellement à l’étranger mais pas (ou très peu) en France, alors que c’est la collectivité nationale qui finance.
Ainsi, qui veut tuer son chien l’accuse de la rage.
On accuse les orchestres de coûter alors que les politiques menées au sommet dans cette maison ont abouti à des problèmes de public, des problèmes de répertoire et désormais des problèmes de diffusion et de finances. Où sont les incapables ?
Alors Mathieu Gallet dont la mission est de faire des économies et faire gagner de l’audience, le fameux « mieux avec moins » cher aux politiques incapables du mieux, mais garants du moins, est le pur produit de cette caste qui de diffusion musicale et d’acculturation du public se soucie en réalité comme d’une guigne.
On parle donc de guerre des chefs ou laisse entendre que l’un ou l’autre est responsable de la situation parce que certains éléments du milieu musical règlent leurs comptes, se placent, poussent des poulains. Alors que les chefs n’ont rien à voir dans la situation des orchestres aujourd’hui, bien plus liée aux organisations et aux politiques managériales qu’à la contingence.
En réalité, qui ferait la guerre pour conquérir Paris ? Paris est un marchepied pour chefs en ascension. C’est le cas de Jordan à l’Opéra qui ne va pas tarder à laisser la place à mon avis, pour aller vers des sommets plus germanophones. C’est aussi le cas de Gatti, qui laisse Paris pour Amsterdam, ce fut le cas de Barenboim jadis, qui fut lui aussi victime des cliques ou ce fut le cas de Bychkov. Mais aussi chez les managers, de Massimo Bogianckino à l’Opéra, victime avant même sa prise de fonction de polémiques, et bien sûr de Rolf Liebermann, quand il a restructuré l’Opéra et dans le sillon duquel Orchestre et Chœur de l’Opéra vivent encore.
Quant aux chefs prestigieux arrivés à Paris, comme Karajan pour l’Orchestre de Paris ou Solti pour celui de l’Opéra, ils étaient là pour (re) lancer les machines, et en sont repartis quand les machines tournaient.
Dans la musique classique, Paris n’est jamais un but, mais un moyen. Pour les orchestres internationaux, c’est évidemment un passage obligé (Paris sera toujours Paris) et l’ouverture de la Philharmonie est une aubaine (et là aussi, combien de polémiques et de contre vérités), Paris a désormais les structures, mais a-t-il la volonté ? Entre les coteries, les ignorances, le désintérêt de la puissance publique pour la musique classique, qui finance tant bien que mal, mais qui n’impulse rien, le manque d’idées et de dynamisme pour soutenir des institutions qui loin d’être un poids sont une chance et une opportunité, nous sommes bien mal partis pour diffuser la culture. Quant aux orchestres de Radio France, tout se passe comme si subrepticement on voulait faire croire que c’étaient des bouches inutiles dont personne ne veut ou pire, que la fusion annoncée n’était pas un mal, comme si la mort d’un orchestre n’était pas un terrible aveu d’échec. Manœuvres à l’image de ceux qui lancent ces bouchons…minables.[wpsr_facebook]

METROPOLITAN OPERA 2014-2015: MANON de Jules MASSENET le 21 MARS 2015 (Dir.mus: Emmanuel VILLAUME, Ms en scène: Laurent PELLY)

Manon Acte I ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Manon Acte I ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Avouons le, Manon de Massenet n’est pas l’un de mes opéras de l’île déserte. Mais étant sur place, j’ai voulu en profiter pour voir cette représentation coincée à 12h30 entre l’Ernani de la veille et les Contes d’Hoffmann du jour, dirigés par James Levine.
Et j’ai été bien inspiré car ce fut une belle et grande représentation.
Les matinées du samedi au MET ont un public fait de très jeunes et de très vieux, très typé, très aidé par le personnel de salle, toujours nombreux et sympathique, il y a une vraie ambiance, sympathique au demeurant. Le MET n’est pas un théâtre snob, ou très chic et très habillé ; le public y est spontané et chaleureux, même si à la différence de Munich, il ne s’attarde jamais au baisser de rideau final, mais réserve ses applaudissements les plus chaleureux durant la représentation, quelquefois à scène ouverte pour un décor, quelquefois même saluant l’entrée d’un chanteur. Bref, chaque théâtre a ses habitudes et j’aime bien cette ambiance, les bousculades à la MET Shop pour acheter les produits dérivés multiples, et même des variations sur les costumes de scène. Il y a avait vraiment beaucoup de monde en ce samedi midi.

Cours la Reine (Diana Damrau)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Cours la Reine (Diana Damrau) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

La production est bien connue, c’est celle de Laurent Pelly qu’on a vue à la Scala notamment en 2012 (voir mon compte rendu d’alors http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=3580). J’avais été assez sévère avec la mise en scène de Laurent Pelly. À distance, je le suis un peu moins, à moins que l’excellence musicale n’ait adouci mon jugement. Ce n’est pas un des travaux de référence de Pelly, mais il y a tout de même une distance assez ironique, une peinture des personnages, notamment secondaires, plutôt sarcastique (excellent Christophe Mortagne dans Guillot de Morfontaine), sans illusion, avec des moments réussis (le premier acte, très bien réglé, l’hôtel de Transylvanie, très acrobatique dans un espace relativement réduit), d’autres moins (Le Cours la Reine, malgré de jolis mouvements du chœur d’homme devant Manon), une vision plus évocatoire que réaliste, projetée au XIXème à l’époque de Massenet, dans une « belle » époque, bien décadente comme le XVIIIème de Prévost. Massenet stylise moins l’histoire que Puccini, rentre plus dans le détail, est moins elliptique, et s’intéresse beaucoup aux personnages secondaires qui gravitent autour le l’héroïne, Lescaut, le père Des Grieux, les chœur des femmes à Saint Sulpice, ou bien sûr Brétigny et Morfontaine, personnage ridicule, comique et fort dangereux à qui Manon devra sa ruine. Au total j’ai plus accroché à Pelly cette fois qu’il y a trois ans à Milan.
Mais c’est bien plus les aspects musicaux que j’ai trouvés ici très convaincants, à commencer par la direction musicale d’Emmanuel Villaume. Je sais depuis longtemps que c’est un chef intéressant, j’ai par exemple écouté son dernier enregistrement de Iolanta de Tchaïkovski avec Anna Netrebko et j’en conseille vivement l’achat aux mélomanes. Sa direction est vraiment étonnante de couleur, de tension, de vivacité, de poésie.
Ici, dès le prélude, cette musique souvent raillée par un snobisme de mélomane germanophile est prise ici au sérieux, avec sa générosité, son éclat, la luxuriance de ses détails ; ce qui me frappe dans la direction de Villaume c’est la luminosité d’une direction qui jamais ne relâche la tension, qui accompagne le plateau, qui sait exprimer la situation avec le pathos voulu, mais sans être démonstrative ni vulgaire, c’est au contraire d’une rare élégance.
Mais ce qui frappe plus qui comme moi n’est pas trop proche de cette musique (j’aime beaucoup Werther, Don Quichotte, mais le reste moins), c’est qu’il révèle des multiples détails de la partition, et il en ressort une richesse inattendue. Je sais que les lecteurs amateurs de Massenet ne vont trouver là rien que très normal, mais jamais quelqu’un n’avait autant focalisé mon attention sur les raffinements de cette musique, et sur les multiples signes qui nous invitent à une audition débarrassée des idées préconçues. Grâce à la direction d’Emmanuel Villaume, je vais essayer de me plonger de manière plus attentive sur cet univers que je trouvais vaguement ennuyeux. Ici je ne me suis pas ennuyé une seconde à l’écoute de l’orchestre, avec des sommets (l’acte de Saint Sulpice, bien entendu, mais aussi le deuxième acte, très tendu, très senti) et de très beaux moments (le dernier acte).

Christophe Mortagne (Guillot de Morfontaine)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Christophe Mortagne (Guillot de Morfontaine) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Il est vrai qu’il est servi par une distribution remarquable, avec des rôles de second plan très bien tenus, j’ai parlé du Guillot de Morfontaine désopilant et plein de relief de Christophe Mortagne qui obtient un grand succès mérité, Nicolas Testé en père noble qui rappelle Germont est aussi remarquable. On est d’ailleurs frappé dans la scène de l’hôtel de Transylvanie par le souvenir qu’a Massenet de la fête chez Flora à l’acte II de la Traviata. Russell Braun est un bon Lescaut (il l’était aussi à la Scala), tandis que le Brétigny de Dwayne Croft est un peu plus pâlichon. Chœur et ballet sont impeccables, les mouvements du chœur sont très bien réglés.
Quant au couple Manon-Des Grieux, qui malgré tout et surtout l’apparente importance laissée aux personnages secondaires, fait tout l’opéra, c’est Diana Damrau et Vittorio Grigolo. Les écarts stylistiques de Grigolo auxquels il nous a habitués et sa totale étrangeté à un style aussi contrôlé que le style français laissait craindre quelques bizarreries. Une seule, mais de taille, le long cri animal qui clôt l’opéra à la mort de Manon qui sonne Mascagni ou Leoncavallo, mais pas vraiment Massenet.

Car Grigolo a (un peu) tendance à rendre son chant un peu vériste. Mais soyons honnêtes et reconnaissons que son Des Grieux est bien plus contrôlé et bien plus émouvant que ce à quoi je m’attendais. Une diction impeccable, malgré un léger accent, une frâicheur, une spontanéité, une jeunesse dans le personnage qu’on n’avait pas vue depuis très longtemps, et sur les aspects strictement techniques, un style amélioré, un effort net pour dompter la voix, pour maîtriser des mezze voci, des notes filées, pour contrôler la parole, le tout couronné à la fois par une puissance vocale marquée, et par un timbre lumineux et chaleureux. Moi qui ai toujours eu des réserves sur ce chanteur, je l’ai trouvé ici convaincant voire émouvant. Son Des Grieux est une réussite, même si il nous a encore gratifiés de saluts bondissant, à genoux bras écartés attrapant les bravos comme autant de bouquets lancés. Pour cette fois, il lui sera beaucoup pardonné.

Scène de Saint Sulpice (final)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Scène de Saint Sulpice (final) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Quant à Diana Damrau, qui m’a émerveillé dans Lucia di Lammermoor il y a un mois à Munich, elle est dans Manon évidemment remarquable de style, de technique et d’engagement scénique : elle est vraiment naturelle et spontanée, aussi bien en petite ado un peu perverse (Acte I) qu’en femme plus mûre et arrivée (acte III) ou qu’en amoureuse éperdue (acte III toujours, à Saint Sulpice). Quelques problèmes de diction cependant pour mon goût : on ne comprend pas tout, en tous cas moins qu’en italien aussi bien dans Traviata que dans Lucia. Il reste que la prestation, sans être équivalente au sommet atteint par sa Lucia est très émouvante, très engagée et forme avec Grigolo un beau couple, très crédible et naturellement fort musical. Ils ont obtenu un triomphe mérité, comme l’ensemble de la production, qui m’a rapproché (un peu) de cette musique qui ne m’émeut pas en général.
Tout de même, dans quel théâtre du jour au lendemain peut-on voir et entendre des prestations d’un tel niveau dans des répertoires si divers. C’est bien là le caractère exceptionnel du MET, Disneyland lyrique, comme disent certains, mais pour ma part j’aime et j’ai toujours aimé et Disney et Disneyland, et surtout les attractions de ce niveau qui, elles, ne mentent pas. Je n’ai pas boudé mon plaisir et j’en suis fort satisfait.[wpsr_facebook]

Hôtel de Transylvanie (Diana Damrau)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Hôtel de Transylvanie (Diana Damrau) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: ERNANI de Giuseppe VERDI le 20 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Pier Luigi SAMARITANI) avec Placido DOMINGO

Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera

J’aime beaucoup Ernani parce que l’opéra a presque la folie de la pièce originale, parce que Hugo et Verdi savent les secrets du mélodrame, grands sentiments, moins grands principes. J’aime aussi parce que c’est l’un des opéras où l’art du chant est à son sommet, notamment pour le soprano qui a l’un des airs les plus difficiles du répertoire à chanter, et pour le chœur qui chante l’un des chœurs les plus célèbres de Verdi, pour le ténor dont le cœur balance entre héroïsme verdien et belcanto donizettien, pour le baryton qui trouve là l’un des premiers grands rôles de baryton verdien (et Verdi a donné ses lettres de noblesse à la voix de baryton) pour la basse qui trouve là aussi l’un des tous premiers grands rôles de basse mal aimée, anticipant Philippe II, et j’aime cette musique qui exalte la mélodie, sans tout à fait renoncer à oumpapa. Bref, j’aime ce « jeune » Verdi (il a quand même 31 ans) de 1844, qui plus qu’un autre titre, annonce le grand Verdi.
Et pourtant, j’ai vu très peu d’Ernani dans ma vie. Pas à Paris bien sûr, où je ne suis pas sûr qu’il ait jamais été représenté (quelle pitié que d’afficher des Traviata à répétition sans jamais avoir eu l’idée de programmer un titre ô combien lié à notre répertoire national, à notre histoire culturelle nationale).

En fait cette représentation d’Ernani est la troisième de ma vie de mélomane. J’ai vu à la Scala deux fois la production de Ernani de 1982, dans la mise en scène de Luca Ronconi (une des rares productions qu’il n’ait pas réussi), avec Placido Domingo (Ernani), Renato Bruson (Carlo), Nicolaï Ghiaurov (Silva) et Mirella Freni (Elvira) dans l’un des rares rôles qui ne lui allaient pas tout à fait, le tout dirigé par Riccardo Muti à une époque où son Verdi n’était pas anesthésié. J’ai vu aussi de cette production la distribution B : Lando Bartolini, Antonio Salvadori, Giorgio Surjan, Aprile Millo dirigés par Edoardo Müller (à l’époque d’ailleurs, vous réserviez pour la distribution A et vous arriviez à Milan en voyant affichée la distribution B, pour le même prix…c’était la Scala des bonnes années).
C’est dire ma joie de retrouver cette œuvre à New York, dirigée par James Levine qui depuis les années 70 est l’un des grands verdiens de notre époque avec des enregistrements splendides (I Vespri Siciliani par exemple) et qui reste une référence pour ce répertoire, dans une distribution qui compte les meilleurs chanteurs du jour pour Verdi, et surtout ce type de Verdi, et de retrouver Placido Domingo dans une œuvre où je l’avais entendu 33 ans avant (même si le rôle n’est pas le même…).

Il bandito (Acte I) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Il bandito (Acte I) Francesco Meli© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Bien sûr, il y a la mise en scène…dont c’est la 95ème représentation au MET dans une production dont la première remonte à 1983. Vu la production, elle eût pu remonter à 1970 ou 1958…on a presque perdu l’habitude de ces couleurs, de ces beaux costumes chamarrés et interchangeables, de ces mouvements ridicules, de cette poussière ambiante où les chanteurs peuvent librement mettre la main sur le cœur écarter les bras et monter et descendre les marches de gigantesques escaliers qui sont la manière de scander l’espace d’un acte à l’autre (sauf le tableau 2 de l’acte I), et qui rappellent les escaliers fameux de Josef Svoboda, le maître décorateur des années 70.
Décorateur et Metteur en scène ( ?), Pier Luigi Samaritani est un très bon décorateur à qui Paris (Garnier) doit les décors de La Bohème dans la belle mise en scène de Gian Carlo Menotti (1974), et un piètre metteur en scène à qui Paris doit Werther (1984) et Madama Butterfly (1983) .
Ce soir à New York, on y trouve les habituels poncifs de l’opéra sur scène, qui font sourire à force d’être ridicules ou surannés. Il n’y a rien à dire sur cette production, qui ravira ceux qui pensent que l’opéra c’est seulement du chant et des beaux costumes, mais qui laisse pensif quand à l’avenir du genre…

Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il faut donc se rabattre sur la musique, car ce soir c’est vraiment la seule chose intéressante, voire passionnante et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai traversé l’océan.
James Levine reprend donc une production qu’il a créée dont la dernière reprise remonte à 2012 (déjà avec Angela Meade) sous la direction de Marco Armiliato.
Dès le prologue, on entend son Verdi coloré, tendu, dans une lecture d’une incroyable clarté, qui exalte notamment les bois, et qui rend à Verdi sa pulsion, il y a là du rythme, de la dynamique, et une attention particulière aux chanteurs qu’il ne couvre jamais. On peut cependant regretter que l’orchestre ne soit pas aussi explosif qu’on souhaiterait, James Levine le retient un peu, comme il retient le chœur dans le fameux Si ridesti il leon di Castiglia qui n’a pas l’éclat habituel qui fait exploser le public. Il reste que ce Verdi là, on n’a plus l’habitude de l’entendre aujourd’hui et que James Levine sait à la fois mettre en valeur la mélodie, le tissu de la partition qu’il révèle en profondeur et sait donner à son Verdi une luminosité qu’on avait oublié. On est à l’opposé du Verdi sous verre, snob et distancié qu’on nous assène depuis des années. Enfin, ça vit, ça pleure, ça tremble. À ce titre le trio Ernani/Elvira/Carlo du 1er acte Tu se’ Ernani!… mel dice lo sdegno, un des moments qui me remplissent de cette joie et de cette palpitation si particulières aux grands moments verdiens (j’en ai encore les larmes aux yeux en y pensant) est ici exécuté avec la dynamique et le rythme, la vivacité, l’énergie incroyables qu’on attendrait toujours et dont on rêve toujours pour Verdi. Grandiose.

Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il est servi par un quatuor de référence. Je n’avais jamais entendu Angela Meade dont on me disait grand bien. La voix est grande, les aigus sont sûrs et la diction impeccable comme souvent chez les américains : dès le récitatif du premier air, le très redouté et souvent raté Ernani Ernani involami qui demande un très grand contrôle sur la voix, la messe est dite. Il y a dans cet air de quoi désespérer le soprano moyen, scalette, aigus et suraigus, filati, trilles. Mais madame Meade n’est pas un soprano moyen, elle est une magnifique voix verdienne, et la cabalette le confirme : nous y sommes…c’est si rare aujourd’hui d’avoir un soprano qui a à la fois la technique, l’intensité, les aigus, le contrôle, et la puissance qu’on ne peut que saluer la performance dans son ensemble. Certes madame Meade est un soprano scéniquement à l’ancienne, qui n’a pas l’agilité physique à laquelle nous sommes désormais habitués mais qui a en revanche une voix à laquelle nous ne sommes plus habitués. Ce soir, c’est un Verdi à l’ancienne, mais qui nous renvoie à un vert paradis qu’on croyait à jamais disparu : Carlo Bergonzi et Leontyne Price ne sont pas très loin et si on les voyait surgir, on ne serait pas plus surpris…

Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Et Placido ? quand il rentre en scène affublé d’une perruque un peu ridicule sensée en faire un jeune Carlo, une voix du fond de salle crie bravo. Ce soir, il est dans une grande forme, bien plus que pour son Trouvère salzbourgeois et le rôle qu’il chante pour la première fois lui va mieux car  moins exposé. Bien sûr c’est un ténor qui chante et entre Meli et lui c’est une rivalité de ténors, un jeune et un ancien…mais à vrai dire le timbre est tellement séduisant, tellement clair, tellement jeune, tellement incroyable qu’on reste éberlué. Certes, notre Placido sait à merveille masquer les inévitables petits problèmes, mais dans son air de l’acte III Oh de’ verd’anni miei, on reste interdit devant la tenue, devant le style, devant l’endurance de cette voix, même si les aigus sont descendus d’un demi ton au moins. Peu importe, parce qu’il y a là quelque chose de supérieur qui est une sorte de jeunesse de l’âme, de générosité, de grandeur à peu près uniques. certains ironisent sur le fait que Placido ne puisse s’arrêter, mais ces restes ( ?) d’une période et d’un style aujourd’hui disparus, ce timbre encore unique sont miraculeux, et sont une vraie leçon de vie et d’intelligence. Encore de quoi alimenter les émotions.

Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Dmitri Belosselskyi est Silva, cette voix encore jeune de basse chante le vieillard, quand Placido chante le jeune Carlo. Ce sont les paradoxes de l’opéra qu’on a pu relever ailleurs, par exemple quand la sexagénaire Freni chantait une Mimi encore pleine de fraîcheur et de jeunesse. Son Silva est noble, sombre mais pas noir. Après tout, dans cette œuvre où chacun des protagonistes fait des serments de gascon, il est le seul qui tienne parole, même si c’est aux dépens du héros. Il fait partie de ces personnages de Verdi qui gardent toujours une certaine grandeur même s’ils ont le mauvais rôle. On le voit lorsqu’il accueille et donne l’hospitalité à l’acte II à Ernani dissimulé sous un manteau de voyageur errant. Belosselskyi, que j’ai rarement entendu, a du style, la voix a du relief , de la présence et il campe un personnage crédible, non dénué d’authenticité et d’humanité.

Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Francesco Meli est Ernani. Plus j’écoute ce chanteur et plus je le trouve intéressant voire passionnant. D’abord la voix est magnifiquement claire et lumineuse, un vrai soleil que cette voix typiquement italienne et ce timbre qu’on trouvait il y a des décennies chez les ténors hispaniques qui fait penser à Aragall, voire Carreras, mais avec un contrôle et un soin de la diction et de la parole qu’on trouvait chez Kraus. Que de références élogieuses dira-t-on…certes, mais il y a peu de ténors qui affrontent les rôles avec une simplicité et une honnêteté notables sans être des histrions. C’est ce qui me frappe dans sa manière de chanter, directe, naturelle et pourtant si travaillée. Enfin un ténor qui a une voix naturelle et qui sait ammorbidire, adoucir, qui sait contrôler de manière intelligente. Certes, il y a encore un problème qu’on avait déjà remarqué dans les parties un peu plus héroïques et les notes très hautes : il y arrive, mais la gorge se serre un peu. Il sait que là est son talon d’Achille, il est encore jeune et cela se travaille, pourvu qu’en gagnant là il ne perde pas ce qui fait son prix, qui est ce style typiquement belcantiste qui manque à tant de ténors verdiens. Alors qu’un Alvarez ne m’a jamais ni remué, ni ému, ni impressionné, le chant et le style de Francesco Meli m’émeuvent parce que c’est senti, c’est vécu et que sans en faire des tonnes sur scène (ce n’est pas un acteur né) il a une vraie présence. On est loin des folies glamour d’autres ténors vedettes, mais on est près du vrai, près du cœur et c’est l’essentiel.
On aura compris qu’enfin on a tous vibré à ce Verdi là, même dans un décor d’un autre âge et dans une non mise en scène, mais dans mon trépied lyrique, si deux des composantes fonctionnent parmi musique, chant et mise en scène, alors le trépied tient. Ici, prima la musica qui a été plus que grande. On ne peut d’ailleurs que regretter que le MET Live in HD ne le retransmette pas tant cette soirée fut marquante.
Rien que pour cet Ernani, je ne regrette pas d’avoir traversé l’océan…Cela se joue jusqu’en avril. Si vous avez prévu un voyage à New York, allez-y, on trouve toujours des places au MET, et à la dernière heure elles valent 30 à 40% moins cher.
Ce fut une vraie leçon de vie, une vraie leçon de Verdi, une vraie leçon d’opéra.
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Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: ORFEO ED EURIDICE, de C.W.GLUCK le 14 MARS 2015 (Dir.mus: Enrico ONOFRI; Ms en scène: David MARTON)

Espace rêvé, espace littéraire © Stofleth
Espace rêvé, espace littéraire © Stofleth

Cette production d’Orphée et Eurydice (en réalité Orfeo ed Euridice puisque c’est la version originale sur le livret de Calzabigi qui a été choisie) a été huée par une partie du public. C’est souvent un bon signe, cela signifie que quelque chose s’est passé.
De fait, le metteur en scène David Marton a décidé de proposer une vraie dramaturgie pour une œuvre qui n’en a pas, une œuvre pain béni pour les non-metteurs en scène qui la plupart du temps se contentent d’illustrer de manière « jolie » cette histoire pourtant cruelle dont le « happy end » convenu constitue une contradiction avec le mythe originel. Je me souviens de la production d’Ivan Alexandre avec Marc Minkowski, qui était de ce type.
Marton va très loin, aux frontières du musicalement correct : bruit obsédant de la machine à écrire qui « perturbe » la musique, transistor grésillant faisant entendre la musique de Gluck sur laquelle le vieil Morphée chante un peu au début, et surtout deux Orphée se partageant la partition en alternance selon les paroles qu’ils prononcent : un Orphée, vieillard à la veille de la mort, inconsolé et transfigurant sans cesse par l’écriture le drame de sa vie, chanté par une basse (Victor von Halem) et son double fantasmatique jeune, chanté par un contre-ténor (Christopher Ainslie).
Il fallait oser.
Il fallait oser si ce travail construisait un sens. Et David Marton plutôt que de se confronter à une non-dramaturgie, revient au mythe, à sa signification littéraire et artistique, et à la question même du drame musical comme permanent retour au mythe d’Orphée, le chant et la musique ayant pour fonction d’enchanter le monde. Il se souvient que l’Orfeo de Monteverdi et que l’Euridice de Caccini sont parmi les premiers jalons du parcours de l’opéra dans l’histoire.
Orphée, c’est le mythe même de l’opéra.
Pour comprendre ce qui est représenté, il faut d’abord retourner à la poésie, Rilke bien sûr, mais surtout Apollinaire et à La chanson du mal aimé, marquée par la figure d’Orphée :

Mais en vérité je l’attends
Avec mon coeur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t’en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai Je suis content

 Guillaume Apollinaire, La Chanson du mal aimé (extrait)

L’impossibilité de la consolation, et l’écriture comme mouvement pour retrouver l’être aimé et les sensations perdues, nous portent bien sûr au seuil de Proust. Si l’on ne perçoit pas cette charge littéraire, marquée de manière obsessionnelle par le cliquetis de la machine à écrire, tout le sens de ce travail échappe.

Ce travail profondément inscrit dans le littéraire possède une force qui finit par dépasser la musique même : en fait David Marton essaie de répondre au débat de Capriccio qu’il mit en scène naguère à Lyon, prima la musica ou prima le parole…en le poursuivant dans le travail sur une œuvre référentielle, et pour le genre opéra, et pour le mythe, et pour la poésie.
Tout commence donc par une machine à écrire, celle d’Orphée fait défiler un texte sur l’écran du fond, un texte extrait d’une nouvelle d’une trentaine de pages de Samuel Beckett, Le Calmant (Nouvelles et textes pour rien, Ed.de Minuit, 1945). En allant lire le texte – ce qui motive mon retard à faire paraître le présent compte rendu – on relève d’abord la question de la mort, la décadence psychique, l’errance sans le sens. Le sujet en est un retour à la survie, plus que la vie, un parcours erratique à la Joyce et un regard sur le monde d’un vieillard qui parcourt des paysages urbains hostiles et croise d’étranges figures, un voyage entre deux, qui tient du rêve, avec ses mouvements à sauts et à gambades, et en même temps un retour à l’enfance avec ses refrains, ses contes, ses mystères et ses rencontres.

C’est là l’espace « réel » de la mise en scène et du récit qui nous est raconté : le texte de Beckett inspire sans doute le décor, une cabane abandonnée, un buisson décharné, une table laissée à l’abandon avec ses reliques (la table du mariage laissée telle quelle) une lande, et le théâtre, apparent, ses grils, ses murs nus, un espace beckettien en somme où l’on pourrait voir surgir Minnie, Vladimir ou Estragon.
Ce personnage central est un vieillard, cheveux longs et blancs, barbe, une figure de prophète car c’est bien une parole qui s’échappe de ce bruit lancinant de machine à écrire : c’est Orphée, vieilli, qui a sans doute passé sa vie à raconter la même histoire, à la chanter au monde, à la chanter au désert, une histoire obsessionnelle « notre Orphée », écrivent David Marton et Barbara Engelhardt sa dramaturge, «cherche par la poésie à fuir le vide laissé par la perte, mais avec une machine à écrire au lieu d’une lyre ».

Fantômes ou mariées..obsession © Stofleth
Fantômes ou mariées..obsession © Stofleth

Ce que va nous montrer Marton, c’est la dernière page d’un récit poétique qui va défiler une dernière fois et qui va remplir la scène, comme si nous regardions un spectacle à quatre dimensions, où hic et nunc ce vieillard ratiocine, mais où sur une scène fantasmatique ou rêvée prennent vie des souvenirs ou des images, des évocations des rêves de ce qui aurait pu arriver : tout se dilue, Eurydice apparaît en mariée, comme Orphée l’a vue le dernier jour, mais une mariée démultipliée, comme une obsession qui ne cesse de sortir de la cabane et qui finit par être un défilé de fantômes, et lui, Orphée, est le double au coeur de l’histoire, il est jeune, il a une voix jeune et lointaine, une voix d’ailleurs, une voix de l’absence comme peut l’être celle d’un contreténor.
À jardin le poète derrière sa table et à cour, la vision métaphorique et poétique (sublime apparition de l’hautboïste) colonisant le côté cour.

Tout travaille à cette différenciation : y compris la langue. David Marton joue avec l’italien chanté (on chante, je le rappelle, la version italienne de Calzabigi) et on parle en français, comme lors de l’apparition d’Amour sous l’aspect de six enfants marchant comme la garde de Carmen et chantant comme les enfants de la Flûte enchantée, qui est une aussi variation sur le mythe d’Orphée (les épreuves, le Glockenspiel charmant les animaux, la force de la musique sur les éléments etc…). Ces enfants accompagnent Orphée dans ses épreuves comme ils pourraient le faire pour Tamino. De même, en français les quelques paroles entre le couple supposé Orphée/Eurydice vivant une banale vie de famille (« à table !»  Eurydice appelle la famille et sert la soupe). Car Orphée ne revit pas l’histoire mythique d’un couple mythique qui serait à l’égal de Tristan et Yseult ou Roméo et Juliette.

Eurydice doute...© Stofleth
Eurydice doute…© Stofleth

Fort intelligemment, David Marton fait de ce mythe fondateur un rêve petit bourgeois : Orphée et Eurydice remontant des enfers finissent par jouer une vraie scène de ménage ou de dépit amoureux (Elena Galitskaya en Eurydice si fraîche et si vive) et quand on rêve de l’amour, on rêve de la vie de famille, Eurydice sert la soupe à ses enfants, qui chantent Amour, devenus enfants du couple et la table de mariage abandonnée reprend vie.

Amour glamour © Stofleth
Amour glamour © Stofleth

Et lorsqu’ils sont seuls, Orphée vit sa relation à Eurydice comme une relation glamour qu’on vit dans les films et fait « poser » la jeune femme comme pour des photos de modes, pendant que le plateau devient plateau de photographe et que s’approchent des rangées de sièges de cinéma d’un autre âge. Il y a sans cesse un dialogue  le réel et le souvenir, le réel marqué quelquefois par des bruits de train insistants et un peu invasifs et par Orphie vieilli qui parcourt l’espace en témoin “invisible” et la transfiguration qui devient rêve, qui devient ce-qui-aurait-pu-être et dont Orphée a fini par remplir sa vie.

Bien sûr, le vieillard derrière sa machine n’est pas un vieillard ordinaire, j’ai écrit plus haut qu’il avait un côté prophète : le visage m’a fait penser à Charlton Heston après l’épisode du Buisson Ardent dans Les dix commandements et je me suis même demandé si l’arbre décharné sur la scène ne renvoyait pas à l’image prophétique, voire biblique, du poète. Il y a sans nul doute dans un travail aussi adossé à la littérature, au voyage de la Parole, du Verbe qui devient chant, à un voyage qui passe de la voix de basse à la voix de femme puis à celle du contre-ténor et aux voix d’enfants, sorte de variation éclatée de toutes les couleurs de la voix humaine, il y a parole écrite, parole orale, parole chantée, tout ce qu’est la poésie. Au commencement était le Verbe.

"Quand il est mort le poète" © Stofleth
“Quand il est mort le poète” © Stofleth

Ce poète-prophète, finit par mourir : son corps est étendu pendant que se réalise mythiquement autour de la table son rêve de famille réunie et du partage de la soupe, l’ultima cena qui ne peut-être un final, parce que Gluck a imaginé un happy end à tiroirs, très difficile à concevoir après avoir pendant 1h30 représenté l’impossible consolation et la mort. Alors David Marton renonce: il renonce au théâtre, à la théâtralité, à l’histoire : le chœur devient un chœur de concert, Orphée et Eurydice deviennent des solistes de concert, les enfants retournent à être « Maîtrise de l’Opéra de Lyon » et l’orchestre enfoncé dans la fosse profonde de l’opéra de Lyon remonte au niveau et à la vue du public.
C’est la musique qui prime.
Ainsi, David Marton nous a dit (en référence à son Capriccio) pendant 1h30 minutes prima le parole donnant au discours, à la parole poétique, à la littérature, à la langue évocatoire, à la dramaturgie et au théâtre le primat, mais il renonce à la Gesamtkunstwerk les cinq dernières minutes, pour reconnaître que prima la musica : « j’ai essayé, et finalement je renonce », la musique brute, sans le théâtre, est la dernière image (très théâtrale au demeurant, et très émouvante) de ce spectacle.
Dans ce moment d’une rare finesse, il nous raconte ici quelque chose de l’histoire du genre, de ses débats, encore virulents, comme ils le furent aux temps de Gluck, et comme en témoignent les huées qui ont accueilli fort injustement le metteur en scène.

C’est bien sur la mise en scène que repose toute la fascination du spectacle et qui lui donne son sens y compris musical, pour une œuvre sans aucune tension dramaturgique la plupart du temps proposée sous la forme oratorio, mais qui se prête bien par sa nature même à toutes les adaptations plastiques, de l’encéphalogramme plat très élégant (Ivan Alexandre) au génie (Pina Bausch).
Car un des griefs que les huées ont sans doute exprimé, c’est les bruits qui perturbent la musique (trains, machine à écrire), c’est le double Orphée et donc la liberté ou les libertés prises avec la partition qui passent aux yeux de certains pour des entorses : que cette liberté empiète sur la musique, c’est difficilement pardonnable aux yeux de certains. Et pourtant, il s’agit là d’un des Orphée et Eurydice les plus vrais, les plus justes, les plus émouvants qu’il m’ait été donné de voir.
Et d’entendre…car musicalement, le spectacle est très bien défendu.

Victor von Halem fut l’une des basses de référence il y a une vingtaine ou une trentaine d’années : il a aujourd’hui à peu près 75 ans et son Orphée est étonnant de grandeur, de noblesse, d’émotion, la voix est encore très sonore, très bien projetée, la diction impeccable, l’intensité, absolument indispensable vu le personnage qui doit être représenté. C’est un moment artistique magnifique qui nous est donné à voir.
Face à lui Christopher Ainslie n’a pas la même tension. Certes, le chant est bien maîtrisé, mais la voix de contre-ténor ne fait pas oublier par exemple Bejun Mehta dans le même rôle avec Minkowski. Face à von Halem, il manque de présence et de consistance, même si cela peut aussi se justifier : il est Orphée jeune, personnage lointain, dans un ailleurs, et il ne peut afficher la même présence y compris charnelle que von Halem. Soyons justes néanmoins, sans être stupéfiante, la prestation reste très honnête et très honorable.
Elena Galitskaya a une fraîcheur et une spontanéité qui en fait une Eurydice surprenante qui immédiatement séduit. Même si le chant (pas très exigeant, c’est quand même Orphée qui a à peu près tout le rôle) manque un peu de corps, le rayonnement est tel, le personnage voulu est tellement présent, qu’elle emporte l’adhésion.

Amour..les enfants © Stofleth
Amour..les enfants © Stofleth

Citons enfin les enfants qui chantent Amour : Léo Caniard, Noé Chambriard, Yoan Guérin, Simon Gourbeix, Tom Nermel, Cléobule Perrot. Ils sont remarquables sur scène d’abord, particulièrement rigoureux dans leur jeu et ils chantent le rôle de manière impeccable, projection, diction, présence sonore, précision. Ils sont magnifiques et diffusent la joie et l’émotion

Le chœur chorégraphié, dirigé par André Kellinghaus est lui aussi particulièrement présent et la prestation vraiment réussie, aussi bien vocalement que scéniquement, car la mise en scène lui impose une gestuelle, des mouvements très précis et l’ensemble est vraiment remarquable.
Enrico Onofri a accepté la gageure de la mise en scène là où d’autres chefs auraient tordu le nez…En son temps, Riccardo Muti, dont l’absence d’intérêt pour les mises en scène est bien connu, avait pour moins que ça spectaculairement quitté Salzbourg devant le travail des Hermann pour La Clemenza di Tito, non sans avoir fait l’essentiel des répétitions, mais à l’époque, il fallait surtout se faire remarquer et emm…Mortier.
Onofri, un peu comme Montanari, familier de Lyon, vient lui aussi de l’univers baroque. Violoniste de formation il enseigne le violon baroque au conservatoire de Palerme et dirige avec succès de nombreux ensembles. Il fait sonner l’orchestre de manière particulière, lui donnant une vraie couleur baroque, avec un peu de sécheresse, beaucoup d’énergie, beaucoup de présence : l’ouverture est vraiment réussie ainsi que toute la partie finale laissée à l’orchestre. En deux soirées (la veille Les Stigmatisés), l’orchestre a montré une vraie ductilité, réussissant dans les deux à s’adapter à des styles très différents, avec une vraie couleur et une vraie personnalité. Ce soir , la musique a été à la hauteur d’une soirée réussie sous tous ses aspects.
Si le Festival annuel est aussi l’occasion de montrer un théâtre en état de marche dans toutes ses composantes, on peut dire que la pari est gagné
Et si vous vous êtes toujours ennuyés à Orphée et Eurydice, ou si tout simplement vous aimez cette œuvre, précipitez-vous à Lyon : il se passe vraiment quelque chose d’émouvant et de profond sur scène. David Marton confirme qu’il est un grand metteur en scène, et Victor von Halem est son prophète. [wpsr_facebook]

"L'ultima cena" © Stofleth
“L’ultima cena” © Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DIE GEZEICHNETEN/LES STIGMATISÉS de Franz SCHREKER le 13 MARS 2015 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III © Stofleth
Acte III © Stofleth

Le Festival annuel est dédié cette année à un étrange thème : « Les jardins enchantés », c’est à dire à ces espaces qui figurant un idéal de nature, et aussi de culture, posent la question du statut de notre monde et du rapport réel/irréel, permis/interdit, vie/mort. Pour illustrer ce thème, sans doute choisi en fonction de la création de Michael van der Aa Sunken garden « le jardin englouti », Serge Dorny propose aussi Les Stigmatisés et son île paradisiaque devenue un enfer et l’étrange voyage d’Orphée dans le monde des morts chanté par Gluck dans Orfeo ed Euridice (puisque c’est la version italienne de Calzabigi et non celle, française, de Moline, qui est présentée).
Die Gezeichneten (Les stigmatisés) de Franz Schreker créé en 1918 , a connu dès sa création à Francfort un triomphe et une très belle carrière, interrompue dès la fin des années 20 par l’évolution de la musique (deuxième école de Vienne) qui remisait Schreker au rang des compositeurs kitsch, puis par la disparition de son auteur en 1934, alliée à l’arrivée du nazisme en Allemagne. Schreker a disparu de l’horizon musical, classé dans les dégénérés, même si on a continué aujourd’hui à représenter son chef d’œuvre, Der ferne Klang, et de loin en loin, Die Gezeichneten, qui ont fait l’objet de reprises à Cologne, à Stuttgart ou à Amsterdam (qui a représenté aussi récemment Der Schatzgräber dans une production d’Ivo van Hove). En France, Schreker est terra incognita, la mère des Arts n’ayant jamais trouvé de lieu pour une création scénique : c’est ainsi que Lyon, 97 ans après la Première mondiale, en propose la création scénique française, dans une mise en scène du jeune David Bösch, un des espoirs les plus courus de la scène allemande, qui a déjà réalisé à Lyon un bon Simon Boccanegra, avec une direction musicale du jeune chef argentin Alejo Pérez.
C’est dire l’intérêt de cette production qui porte enfin sur un plateau français l’une des œuvres les plus marquantes du début du siècle.
A l’origine, c’est Zemlinsky qui passa commande à Schreker du livret, qui devait porter sur la tragédie de la laideur, mais celui-ci en l’écrivant, s’est pris d’intérêt pour l’histoire et décida de la porter lui-même en musique. Zemlinsky, alors, sur le même thème, composera Der Zwerg.

© Stofleth
© Stofleth

L’histoire est assez simple. Alviano, richissime mais d’une repoussante laideur s’est interdit l’amour, persuadé qu’il ne peut aimer ni être aimé. Il a offert aux génois une île paradisiaque, l’Elysée, dédiée à la beauté. Mais cette île où Alviano s’est interdit de pénétrer de peur de la ternir est utilisée à son insu(?) par la noblesse pour des orgies où des jeunes filles de la bourgeoisie sont enlevées, puis violées. Face à lui, le jeune noble Tamare, à qui tout réussit et sublime de beauté organise avec ses amis les orgies. Alviano tombe amoureux de Carlotta, jeune femme peintre, au cœur fragile, fille du podestat, issue de la bourgeoisie. Cet amour est partagé parce que Carlotta a deviné en Alviano une grande âme dans un corps difforme, un silène en sorte…Mais Alviano hésite et la jeune fille va croiser sur sa route Tamare dont elle va tomber amoureuse, tiraillée entre la beauté physique et la beauté morale.
Alviano le découvre et tue Tamare, qui a conduit Carlotta sur l’île et avec qui il a passé une nuit brûlante, bouleversant la jeune fille fragile. Apprenant la mort de Tamare, elle en meurt de désespoir et Alviano devenu fou s’éloigne pour toujours.
Tout se déroule sur fond d’opposition de classe entre la bourgeoisie et la noblesse (comme dans Simon Boccanegra, autre opéra « génois »), luttes de pouvoir, excès de la noblesse, qui finalement prend en otage les jeunes bourgeoises, et impunité décrétée par le Doge, un aristocrate, pour éviter une insurrection ou des luttes politiques trop âpres.
On sent comment un tel livret, au texte d’ailleurs particulièrement dense et vraiment réussi, peut être utilisé en relation aux débuts de la psychanalyse, mais aussi aux relations sociales et politiques entre noblesse et bourgeoisie, où même en approfondissant le caractère d’Alviano dont la fascination presque morbide pour la beauté confine à la paranoïa : c’est d’ailleurs un personnage d’une grande épaisseur, grand naïf ou grand pervers, manipulateur ou bienfaiteur. David Bösch finalement ne répond pas aux questions sociales, politiques, psychanalytiques que pose le livret et propose la vision esthétiquement cohérente d’un opéra nocturne, dans un espace de hangar sombre, sur un sol jonché d’objets, avec des reliques de festins qui sembleraient presque étranges (décor de Falko Herold). Cet univers s’étend aux premier et second acte – le second acte se limitant pour l’essentiel à la scène, pivot il est vrai, du portrait d’Alviano par Carlotta dans son atelier où l’amour de la jeune fille explose ayant découvert l’extraordinaire beauté d’âme de cet homme au physique hideux.
Ainsi la structure de la pièce est-elle symétrique : une première partie qui expose à la fois l’attitude d’Alviano et celle des jeunes nobles, et qui pose la situation sociale et morale, l’acte II est centré sur Alviano et Carlotta et l’acte III est l’acte de résolution où à la fois l’amour physique de Carlotta pour Tamare explose et où Alviano devient fou après la mort de la jeune fille.

L’organisation dramaturgique de l’œuvre est certes un peu bancale, avec une première partie qui crée les nœuds (acte I et II) et qui les dénoue assez brutalement au troisième acte, et un acte II à peu près réduit à une scène.
David Bösch  change donc d’ambiance, plus onirique pour le troisième acte, où le décor est parsemé de bosquets lumineux vaguement kitsch (on a accusé cette musique de l’être) sous lequel des orgies se passent, espace assez mystérieux, presque pesant, traversé par des ombres, par des gens du peuple, par des familles, où les femmes sont piégées, qu’elles soient pubères ou matures, où les hommes sont à l’affût, qui font disparaître les victimes dans une trappe (la fameuse grotte artificielle souterraine où se passent tous les méfaits).

Scène finale (acte III) © Stofleth
Scène finale (acte III) © Stofleth

La partie finale n’est pas sans rappeler Falstaff, mais un Falstaff où le monde ne serait pas burla mais tragedia: l’isolement d’Alviano peut renvoyer à cette figure là.

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

David Bösch utilise aussi la vidéo, images  vaguement psychédéliques (un bleu Yves Klein pour la scène de l’atelier…) mais c’est pendant l’ouverture que la vidéo est utilisée de manière la plus intelligente pour mettre le spectateur « dans l’ambiance » avec la projection de multiples avis de recherche de jeunes filles disparues, mais aussi d’enfants, posant directement le crime comme le centre du propos, puis projetant un petit film évoquant assez crûment les violences faites aux jeunes adolescentes.
Mais cette crudité affichée laissait attendre un travail plus violent: son travail scénique reste plus évocatoire et plus suggestif que réaliste, faisant d’Alviano quelquefois une sorte de Monsieur Loyal (avec ses costumes qui rappellent un peu le monde du cirque) et donc suggérant presque l’idée que l’histoire toute entière est suscitée par les fantasmes pervers du héros. Mais ce n’est que suggéré, car ce qui manque à cette mise en scène par ailleurs remarquable de précision dans la direction d’acteurs et dessinant un univers très cohérent, c’est un point de vue plus distancié, plus conceptuel, plus réflexif, menant le spectateur à une clef plus claire. Tel qu’il est ce travail est d’une grande rigueur et d’un grand classicisme,  globalement plus illustratif qu’analytique. C’est d’autant plus dommage que le texte est d’une grande densité et souvent d’une très grande beauté, que la période (1918) appelle une épaisseur qui manque un peu ici. Je peux comprendre aussi que certains apprécient ce choix, parce que décider de poser un univers évocatoire plutôt qu’une transposition analytique à la mode du Regietheater est évidemment un choix assumé.
Il est servi par une distribution très nombreuse, faites de petits rôles confiés à des artistes du chœur ou à des membres de l’opéra studio, et dans l’ensemble vraiment engagée et très juste.
Markus Marquardt est très solide en duc Adorno (on est à Gênes, les Adorno sont une famille aristocratique qu’on retrouve dans Simon Boccanegra de Verdi dans le personnage de Gabriele ), c’est un des barytons de bonne facture de la scène allemande qui sans faire une carrière de star, se retrouve engagé sur des scènes de référence comme Stuttgart, Dresde ou Leipzig, voix forte, jolie diction : une bonne prestation pour un rôle important  qui reste épisodique. Mais l’opéra s’appuie sur les trois rôles principaux de Carlotta (Magdalena Anna Hoffmann), Alviano (Charles Workman) et Tamare (Simon Neal), trois chanteurs qui sont habitués à Lyon.
La Carlotta de Magdalena Anna Hoffmann est tendue, engagée, à la fois solide et fragile : elle est incontestablement le personnage, avec son aspect passionnel, mais aussi quelquefois réservé, tendre : elle arrive a proposer des facettes très différentes du personnage, aussi grâce à la précision de la direction théâtrale de David Bösch. Du point de vue vocal, elle assume la partition, mais il m’a semblé que la voix était un peu en retrait par rapport à d’autres prestations (Erwartung !) et notamment les notes très aiguës manquaient de rondeur, et montraient quelque stridence et acidité.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Aucune acidité chez Charles Workman, au timbre suave, doux, clair, qui colle si bien au personnage : la laideur apparente et la voix ensorceleuse. Workman est prodigieux en scène, dans un personnage à la tenue aristocratique et à l’aspect repoussant : il réussit à rendre la dualité par une manière de se déplacer, un port altier et en même temps une très grande tendresse dans la voix qui le fragilise. Une véritable incarnation dont l’un des sommets est son arrivée au troisième acte, traversant la scène avec un pas décomposé hallucinant. Vocalement toutefois, la voix accuse la fatigue dans les notes de passage, avec de nombreux problèmes de justesse, notamment dans les moments tendus et qui exigent une tenue plus longue. Mais ces problèmes, réels, sont moins marquants que la prestation d’ensemble, la présence, l’élégance. On connaît le chanteur depuis très longtemps, on connaît son style, son sérieux, son engagement : c’est cela qu’il faut saluer. Il faut saluer aussi ce choix, parce que souvent le rôle est confié à un ténor de caractère, un Mime ou un Loge (Robert Brubaker dans l’enregistrement de James Conlon par exemple), un peu comme le rôle du nain dans Der Zwerg de Zemlinsky. Le choix de Charles Workman est assez inattendu et pourtant parfaitement cohérent.

Simon Neal (Acte I) © Stofleth
Simon Neal ( Tamare, sur la table) et Markus Marquardt (Adorno, appuyé) © Stofleth

Quant à Simon Neal, je reste encore sur son Jago phénoménal à Bâle en janvier dernier dans la production de Calixto Bieito. Et son Tamare confirme dans la même veine un chanteur à la diction impeccable, à l’engagement scénique remarquable, il joue une sorte d’aristo qui a mal tourné, sûr de lui et dominateur, et donne au texte qu’il chante une présence, une couleur, et malgré tout une élégance frappantes. Il réussit à montrer la noirceur, le mépris, l’énergie dans le mal, et en même temps garde du style, en scène et dans la voix, un exemple de grand seigneur très méchant homme : son changement de ton vaguement teinté à la fois de désespérance et d’exigence lorsqu’il est face à Carlotta, c’est vraiment du grand art.

Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth
Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth

C’est vraiment une grande réussite de la production que de s’être concentré sur les personnages, plus que sur les situations, des personnages qui me font irrésistiblement penser à l’univers d’Egon Schiele, un Egon Schiele qui serait regardé par Céline, ou quelquefois d’un Klimt qui aurait renoncé aux ors pour choisir les noirs.

Alejo Pérez © Ishka Michoka
Alejo Pérez © Ishka Michoka

Mais la grande réussite de la soirée, c’est de faire découvrir au public cette musique extraordinaire, luxuriante, rutilante quelquefois, sombre et obscure, changeant sans cesse de reflet, à la fois multiple et miroitante, très ronde et très chaleureuse, quelquefois rèche aussi, mais toujours riche, profonde, tendue, tenant l’auditeur en haleine, qui reconnaît là Strauss, ici Wagner, quelquefois aussi, c’est très net, Debussy : bien sûr il n’y a pas d’imitation, mais une inspiration due à la fréquentation d’un monde musical lui-même ouvert varié et riche : rien de moins kitsch dans cette musique, pas plus en tous cas que certains moments de Die Frau ohne Schatten des mêmes années. Le prélude est vraiment prodigieux, et j’y ai entendu des choses que je n’avais pas remarquées, notamment dans les toutes premières mesures grâce à la direction d’Alejo Pérez, d’une grande clarté, qui rend l’orchestre moins sec, moins tranchant que d’habitude, avec une rondeur et un éclat qu’on ne lui connaissait pas. Voilà un chef à inscrire sur les tablettes de l’excellence, il a réussi à créer une ambiance, à faire ressortir les couleurs multiples de la partition, avec toujours le tempo juste, relevant çà et là les innovations (il dirige souvent du contemporain), mais aussi insistant sur la chatoyance, sur la diversité, sans jamais exagérer (ce qui pour une telle musique serait aisé) ni souligner ce qui pourrait être perçu comme des vulgarités : lui aussi, comme les chanteurs et comme la mise en scène, malgré cette histoire torturée, il a choisi de travailler l’élégance, non pas superficielle, mais l’élégance vécue, ressentie, communiquée. Grand moment musical, qui fait du chef le grand architecte de la soirée, et l’artisan de la réussite de cette Première d’une production qui n’en doutons pas, sera un grand succès.
Strasbourg avait proposé en 2012 Der Ferne Klang, alors, il ne nous reste plus qu’à réclamer à Lyon  Der Schatzgräber .
Au total une ouverture de Festival de style assez classique, et de grande tenue, pour une soirée qui emporte la conviction par la musique, par l’engagement, où la mise en scène, qui ne m’a pas totalement convaincu, épouse plus qu’elle ne divise ou ne clive.
Musiktheater mit Regie plus que Regietheater.[wpsr_facebook]

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2015-2016

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Comme chaque année, l’Opéra de Lyon profite de la présence de nombreux journalistes à l’occasion de l’ouverture du Festival annuel pour annoncer sa saison, une saison dédiée l’an prochain aux Voix de la liberté, une thématique particulièrement d’actualité.

Comme d’habitude, des projets originaux et des choix stimulants, en version diversifiée et légèrement minorée.
En même temps, la présence de Daniele Rustioni tout nouveau chef permanent de l’orchestre à partir de septembre 2017 a été l’occasion d’annoncer les perspectives des années suivantes, où le répertoire italien sera à l’honneur.

L’an prochain, la saison s’ouvrira par une Damnation de Faust de Berlioz, dirigée par Kazushi Ono, une des œuvres fétiches de Lyon (enregistrée par John Eliot Gardiner puis par Kent Nagano) qui n’a néanmoins pas été représentée depuis 1994. Serge Dorny en a confié la mise en scène à David Marton qui vient de réaliser l’étonnant et fascinant Orphée et Eurydice présenté cette saison dans le cadre du Festival. David Marton à qui l’on doit aussi Capriccio il y a deux ans est un jeune metteur en scène hongrois vivant en Allemagne, une des figures montantes du théâtre. Kate Aldrich, Charles Workman (actuellement distribué dans Les Stigmatisés où il chante Alviano) et Laurent Naouri se partageront les rôles principaux.
Puis en novembre, une création de Michael Nyman, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d’après un récit du neurologue Oliver Sacks sur la maladie d’Altzheimer inspiré d’un fait réel, réalisé par le Studio de l’Opéra de Lyon au théâtre de la Croix Rousse, dans une mise en scène de Dominique Pitoiset et dirigé par Philippe Forget.
En décembre, pour les fêtes, une opération Offenbach très lourde, une recréation d’un Opéra-féerie, Le Roi Carotte, créé triomphalement en 1873 à Paris, puis dans les grandes capitales musicales (y compris New York), mais trop cher pour être repris (une durée de 6h et près de 40 rôles). Avec les coupures dues, Laurent Pelly qui a réalisé à Lyon tant d’œuvres d’Offenbach de référence mettra en scène cette satire des excès du pouvoir composée à l’origine pour railler le régime de Napoléon III, confiée à un jeune chef français très prometteur, Victor Aviat, naguère brillant hautboïste et ex-assistant d’Ivan Fischer. On y retrouvera Jean-Sébastien Bou et Yann Beuron, mais aussi la grande Felicity Lott qui reviendra pour l’occasion à Lyon.
Parallèlement au théâtre de la Croix Rousse, un autre Offenbach confié au Studio de l’Opéra de Lyon, Mesdames de la Halle, mise en scène de Jean Lacornerie et dirigé par le jeune chef Nicholas Jenkins.
En janvier, l’un des chefs d’œuvre du XXème siècle, Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch, dirigé par Kazushi Ono, avec une très belle distribution, Ausrine Stundyte, qui a triomphé dans le rôle à Anvers, Peter Hoare, John Daszak et John Tomlinson le vétéran dans le rôle de Boris Ismailov le beau père.
Après le Nez confié à William Kentridge et Moscou quartier des Cerises à Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, ce troisième opéra de Chostakovitch présenté a été confié à Dimitri Tcherniakov, qui pour sa première mise en scène à Lyon, reprendra un travail initialement proposé à Düsseldorf (où Lady Macbeth de Mzensk fut créé hors URSS en 1959) dont il retravaillera complètement les premier et deuxième actes. C’est le début d’une future collaboration plus régulière avec le metteur en scène russe.
Le Festival 2016 aura pour thème Pour l’humanité et s’ouvrira le mardi 15 mars par une création de Michel Tabachnik sur un livret de Regis Debray Benjamin dernière nuit consacrée à Walter Benjamin, dans une mise en scène de John Fulljames (qui a fait à Lyon Sancta Susanna et Von heute auf morgen, récemment retransmis à la TV), l’ensemble sera dirigé par Bernhard Kontarsky.
La deuxième œuvre, un des triomphes du XIXème, disparue des scènes en 1934, reprise de manière sporadique depuis et un peu plus régulièrement depuis quelques années, La Juive de Jacques Fromental Halévy, dans une mise en scène d’Olivier Py, dirigé par Daniele Rustioni, avec une très intéressante distribution: Nikolai Schukoff (le Parsifal de Lyon), Rachel Harnisch, Peter Sonn et Roberto Scandiuzzi.
Enfin, le Festival comme cette année, séjournera au TNP Villeurbanne pour  l’Empereur d’Atlantis de Viktor Ulmann reprise de la mise en scène de Richard Brunel, dirigée par Vincent Renaud, le tout confié aux solistes du Studio de l’Opéra de Lyon et aussi théâtre de la Croix Rousse pour Brundibar de Hans Krása, mise en scène de la jeune Jeanne Candel, dirigée par Karine Locatelli. Ainsi ces deux oeuvres issues du camp de Theresienstadt illustreront à leur tour le thème du Festival, traces tragiques d’humanité au coeur de la barbarie.

Les deux productions qui clôtureront la saison ne manquent pas non plus d’intérêt, puisque Peter Sellars reviendra à Lyon dans la production imaginée par Gérard Mortier pour Madrid de Iolanta de Tchaïkovski et de Perséphone de Stravinski, en coproduction avec Aix en Provence. Soirée dirigée par Theodor Currentzis qui fait ses débuts à Lyon, on y verra entre autres Ekaterina Scherbachenko et Willard White dans le Tchaïkovski tandis que dans le Stravinski l’actrice Dominique Blanc et le ténor Paul Groves se partageront l’affiche.
Enfin, l’année se conclura par une production qui n’en doutons pas fera courir les foules : l’Enlèvement au sérail de Mozart, qui manque à Lyon depuis une trentaine d’années, et qui sera confié à Wajdi Mouawad pour sa première mise en scène d’opéra. Sous des dehors de comédie, l’Enlèvement au sérail pose des questions assez brûlantes aujourd’hui, et nul doute que Wajdi Mouawad cherchera à  les mettre en évidence. C’est Stefano Montanari, désormais habitué de Lyon qui dirigera l’orchestre et dans les rôles principaux Jane Archibald, bien connue, dans Konstanze et l’excellent Cyrille Dubois dans Belmonte.
À ce programme il faut ajouter l’opéra belcantiste en version de concert présenté à Lyon et au Théâtre des Champs Elysées à Paris, ce sera cette année Zelmira de Rossini , dirigé par Evelino Pidò avec Michele Pertusi, Patrizia Ciofi, John Osborn (8 et 10 novembre), les récitals de chant (Anna-Caterina Antonacci le 20 septembre, Sabine Devieilhe le 19 décembre, Natalie Dessay le 6 mars et Ian Bostridge le 10 avril dans un Voyage d’hiver qui ne devrait pas manquer d’intérêt) ainsi que la résidence de l’Opéra de Lyon à Aix en Provence en juillet 2015 avec la soirée Iolanta/Perséphone dirigée par Theodor Currentzis et la reprise très attendue du Songe d’une Nuit d’été de Britten dans la mythique production de Robert Carsen, dirigé par Kazushi Ono.
Que conclure de cette saison ? D’abord, tout en tenant compte intelligemment des contraintes économiques qui pèsent aujourd’hui sur le spectacle vivant, on retrouve les constantes de la politique menée à Lyon alliant une volonté de célébration du répertoire et d’invention, comme l’a souligné Serge Dorny, avec une politique raffinée et modulée, alliant nouvelles productions et reprises ou nouvelles propositions sur des spectacles déjà présentés, montée en puissance du studio de l’Opéra de Lyon dirigé par Jean-Paul Fouchécourt, et des formats de spectacles très divers ainsi que des créations (deux l’an prochain). Ensuite, on constate un allègement de la charge de la salle de l’Opéra, au profit de salles partenaires (TNP, Théâtre de la Croix Rousse), permettant sans doute un planning de répétitions moins tendu. Enfin, avec l’arrivée de Daniele Rustioni, très proche d’Antonio Pappano, se profile une réorientation du répertoire.

En tous cas, Serge Dorny lors de la conférence de presse a levé le voile sur certaines productions futures, comme un Festival « Verdi et le pouvoir » en 2017, ou un Mefistofele de Boito en 2018 et un Guillaume Tell en 2019, ainsi que la venue du chef Hartmut Haenchen pour un mystérieux Festival en 2016-2017 ce qui montre que les idées ne manquent pas.
Malgré les inévitables contractions budgétaires, l’Opéra de Lyon continue d’être l’une des scènes les plus innovantes et les plus stimulantes en Europe, et la présence de nombreux lycéens lors de la Première de Les stigmatisés  montre que la Région Rhône-Alpes en matière de culture reste l’un des phares des régions françaises. Au moins, on offre aux jeunes autre chose que Aida ou la Flûte enchantée : ces jeunes auront eu le privilège non seulement d’assister à une création scénique, mais d’accéder à un opéra magnifique, et inconnu. C’est ainsi qu’on se construit une culture : le public lyonnais à ce titre est très gâté. [wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 8 MARS 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Erda émergeant © Wilfried Hösl
Erda émergeant © Wilfried Hösl

On se référera au compte rendu de janvier 2013 qui contient une description très précise de la mise en scène http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4971 et d’une représentation exceptionnelle, l’un des sommets du Ring présenté en 2013.

Du prologue et des trois journées du Ring, Siegfried est sans doute le plus optimiste, le seul opéra en tous cas qui se termine positivement, par une perspective azuréenne, et le seul qui soit proche d’un conte de fées, où les méchants sont vaincus et le héros vainqueur. C’est aussi le noyau de l’œuvre, car Siegfried est le héros par lequel Wagner a commencé l’élaboration de son poème.
Aussi Andreas Kriegenburg en a-t-il fait en quelque sorte le sommet de son travail et du système scénique imaginé dans cette grande boite à merveilles : c’est dans Siegfried qu’il y a les images les plus souriantes, les plus rafraichissantes, les trouvailles les plus séduisantes dans la veine héritée de Rheingold et qui renvoie le plus clairement aux contes et légendes. C’est par ailleurs aussi dans Siegfried que Wagner est le plus fidèle à la tradition.

Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl
Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl

Andreas Kriegenburg va donc mener à fond son idée d’utiliser des corps de figurants ou de danseurs pour figurer les choses, dragon, forêt, oiseau, mais aussi la forge, devenue une sorte de mécanisme primitif, presque un artifice circassien.
Il faut rappeler que Rheingold, Walküre et Siegfried forment dans la conception de Kriegenburg cet ensemble que Wotan réussit à maîtriser. Comme il le sait depuis l’apparition d’Erda, dès Rheingold, et comme il le vérifie, dès que sa lance sera brisée, les héros iront leur chemin qu’il ne pourra plus arrêter.
Ainsi Götterdämmerung, sorte de chute dans le monde des hommes, sera d’une esthétique et d’une inspiration complètement différente : Le Götterdämmerung de Kriegenburg est une chute dans un monde post-Fukushima, gouverné par le commerce, l’argent, le bling-bling, en bref, notre monde : l’homme-enfant, naïf et souriant, n’y peut résister. Et s’y noie. Et y meurt.
C’est ma troisième vision de Siegfried dans cette production et je reste toujours aussi émerveillé, en remarquant çà et là des points oubliés : le rôle de l’oiseau au troisième acte, qui pousse Siegfried au lit, le jeu de Siegfried dans ce même troisième acte, d’abord timide et fuyant, puis au contraire envahi de désir, le jeu ironique du Wanderer au deuxième acte contre Alberich, en le mimant dans la même attitude que dans Rheingold (crucifié par la lance) et surtout la grande précision du travail des acteurs et la maîtrise du jeu. C’est une vraie mise en scène de théâtre, qui travaille à la fois sur les relations entre les personnages et sur les images, je dirai une imagerie qui tout en illustrant le récit à la manière d’un livre d’enfants ou de ces livres qui s’ouvrent en proposant des images en relief.

En 2013, Siegfried était Lance Ryan, avec ses immenses qualités et son engagement et en janvier, il était dans un très bon soir vocal tout comme Catherine Naglestad d’ailleurs (le duo était exceptionnel). Cette fois-ci, au milieu d’une distribution assez proche de celle de 2013, Siegfried, c’est Stephen Gould, auréolé de ses derniers Tristan triomphaux. Ce qui fait que certains attendent de lui LA prestation définitive…Mais Tristan n’est pas Siegfried.
Quand finira-t-on par comprendre que les rôles de Heldentenor ne sont pas superposables, et que de Heldentenor aujourd’hui, il y en a pas, ou si peu.
La plupart des Heldentenor aujourd’hui sont des ténors dramatiques qui forcent leur voix ou qui s’y essaient. C’est vrai que Stephen Gould s’en rapprocherait, mais son Siegfried a montré malgré bien des moments magnifiques et d’indéniables qualités vocales que nous n’y étions pas tout à fait ce soir.

Stephen Gould, découvert à Bayreuth à l’occasion d’un mémorable Tannhäuser dirigé par un non moins mémorable Christian Thielemann, est aussi un mémorable Tristan. Il est vrai que Tristan comme Siegfried est un rôle qui nécessite toute l’étendue du spectre, mais malgré tout plus homogène mais surtout exigeant moins d’engagement physique : Siegfried doit jouer, bouger, sauter sans cesse et sur l’ensemble de la soirée. Tristan beaucoup moins.
Forcément, la fatigue propre au chant (un effort physique notable) se double d’une fatigue scénique importante (c’est d’ailleurs ce qui fait le prix d’un Lance Ryan, toujours unique dans son incarnation du rôle malgré des problèmes vocaux maintes fois soulignés). C’est aussi ce qui fait l’une des différences entre Siegfried de Siegfried et Siegfried du Götterdämmerung, bien moins sollicité physiquement et donc plus accessible à certains ténors qui ont chanté l’un sans jamais s’attaquer à l’autre.
Stephen Gould a pour lui un timbre magnifique, une puissance et un volume d’une largeur notables. Pour affronter le rôle, et notamment au début, au premier acte, il chante en gonflant le registre grave, lui donnant une importance inhabituelle chez lui, et ce souci des graves nuit à l’homogénéité de la voix : tout le début du premier acte est d’ailleurs un peu hésitant, peut-être aussi à cause d’un tempo soutenu du chef. Il reste que ses Nothung neidliches Schwert et toute la scène de la forge sont un des moments les plus impressionnants de la soirée. Le deuxième acte, plus lyrique, est aussi particulièrement réussi (les murmures de la forêt, moment splendide) malgré une fatigue visible dans les dernières minutes où Wagner a placé quelques aigus piégeux.
Toute la première partie du troisième acte est remarquable de lyrisme, d’expressivité, d’intelligence. Kirill Petrenko ralentit le tempo dans le duo avec Brünnhilde, en faisant une sorte de méditation lyrique, très intériorisée, mais qui contraint en même temps à appuyer sur les sons, gonfler le volume et contribue à la fatigue finale où la plupart des aigus les plus attendus des cinq dernières minutes sont soigneusement savonnés, ou ratés (il est vrai en duo…).
Par ailleurs, on sent que le travail de mise en scène n’a pas été jusqu’au bout, parce que bien des éléments présents en 2013 ont disparu ou restent esquissés (le jeu avec l’image de sa mère accouchant, sublime en 2013, ou le jeu avec le cor au moment de l’appel du 2ème acte par exemple) et il clair que Stephen Gould qui n’est pas un bout de bois sur scène, n’a pas tout à fait les qualités d’acteur exigées par ce genre de mise en scène. Disons qu’il n’a pas le jeu dans le sang : il joue mais n’incarne pas.
Au total, sans doute ceux qui sont persuadés qu’aujourd’hui un Siegfried se trouve sous le sabot d’un cheval, ou que, parce qu’on trouve des chanteurs pour le chanter, il y a de vrais Siegfried auront trouvé ce soir la prestation de Stephen Gould moins satisfaisante qu’attendu. On peut en douter et sourire d’une telle naïveté ou d’une telle ignorance. Stephen Gould a offert une prestation très largement convaincante musicalement, même si il n’a pu masquer sa fatigue en fin de parcours. C’est un superbe chanteur, doué de surcroît d’une parfaite diction et d’un joli sens du texte et de la couleur, usant de sa voix avec une rare intelligence, il reste largement à la hauteur du défi.

Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl

Il en est de même pour Catherine Naglestad. La chanteuse américaine était malgré tout nettement moins en forme qu’il y a deux ans. Il est vrai aussi que le tempo imposé par Kirill Petrenko, plus lent, privilégie l’intériorité dans ce duo plutôt que l’urgence de la passion et a pu mettre en difficulté sur certains aigus. Il est clair qu’elle n’avait pas l’aigu triomphant, dans un monologue qu’on sait redoutable puisque pris à froid avec des aigus difficiles qu’elle avait bien réussis il y a deux ans et qui ici manquaient d’éclat, de puissance aussi, voire manquaient tout court (le dernier…).
C’est la loi très humaine du chant, et ce soir, le chant de madame Naglestad n’était sans doute  pas complètement exceptionnel . Pas de quoi néanmoins faire le moindre reproche lourd ou des remarques amères: Catherine Naglestad n’était pas dans un de ses meilleurs soirs, mais elle a été scéniquement sans reproche et vocalement intense, même si moins accomplie que je ne l’attendais.

Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl
Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl

Thomas Johannes Mayer était un Wanderer magnifique scéniquement, très présent, très engagé avec ses qualités d’intelligence et de diction, avec un sens du texte et de la couleur, même si là aussi il y avait des moments où la voix ne surmontait pas le volume de l’orchestre : c’était fort net dans le duo avec Alberich où le timbre apparaissait opaque et la voix quelquefois blanche, ça l’était dans une moindre mesure au premier acte face au Mime d’Andreas Conrad, et paradoxalement ça l’était moins au troisième acte. Il reste que le personnage était là, un personnage fouillé, parfaitement lisible (sinon audible). Le lecteur qui n’a pas entendu la représentation doit se demander comment cette soirée peut-elle avoir été un triomphe à peu près comparable aux précédentes…je suis en train de décrire des voix qui n’étaient pas ce soir au sommet, certes, mais elles avaient toute la présence suffisante pour faire fonctionner l’ensemble, comme souvent chez Wagner, voire bien plus pour Gould, à qui l’on ne peut reprocher dix minutes un peu faibles sur trois heures trente de spectacle où il fut souvent remarquable.

Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl
Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad en revanche avait la voix et le style, et a proposé un Mime nettement plus présent que celui d’Ulrich Reβ il y a deux ans. Il propose un personnage moins caricatural que d’autres aujourd’hui (Ablinger-Sperrhacke) un peu plus « normal », un peu moins joué ou surjoué. Bien sûr, qui n’a pas en tête Heinz Zednik avec Chéreau, ou même Graham Clark ? Conrad est un Mime très respectable, et un personnage qui sans être inoubliable réussit à s’imposer avec une diction et un sens de la parole particulièrement notables, ce qui pour Mime est essentiel mais qui est aussi partagé sur le plateau.
Une nouvelle venue dans le Waldvogel, la jeune roumaine Iulia Maria Dan, qui appartient à la troupe. Un personnage d’une grâce et d’une élégance évidentes, d’une fraîcheur communicative, avec ses deux éventails gracieusement balancés. La voix n’est pas à l’avenant. Un joli medium, mais pas les aigus nécessaires pour le rôle. Ils sont systématiquement à la limite de la justesse, ou ratés. C’est dommage car le personnage est vraiment campé.
La Erda de Qiulin Zhang bénéficie d’un des moments les plus stupéfiants de la mise en scène, apparaissant au milieu de corps terreux grouillants comme des gros scarabées, sorte d’armée des ombres et qui en se retournant ont des jambes blanches et apparaissent presque comme des vers tout aussi grouillants, images stupéfiantes parmi les plus frappantes de la soirée. Avec des graves impressionnants et des aigus marqués par un certain vibrato, moins cependant qu’il y a deux ans, la prestation reste un peu froide (ce qui sied à Erda, dira-t-on) mais cette ultime entrevue avec Wotan plus personnelle et plus sentie que celle de Rheingold, devrait communiquer quelque frémissement. Qiulin Zhang ne communique jamais cette vibration-là.
Christof Fischesser, Fafner comme dans Rheingold propose un monologue très propre, avec un très beau timbre, même si la voix manque de profondeur. L’aspect monitoire des paroles de Fafner manquent de poids pour mon goût bien que ce chanteur soit l’une des basses de référence en Allemagne.

Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl
Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl

Enfin, Tomasz Konieczny en Alberich, tout comme il y a deux ans, est impressionnant dans son duo avec le Wanderer. Habillé comme un bourgeois cravaté un peu négligé il tranche avec un Wanderer vieilli  qui joue d’ailleurs avec sa cravate en un très beau mouvement. La voix est éclatante, le timbre sonore, le style n’est pas dépourvu d’une certaine élégance, Andreas Kriegenburg dans cette scène joue le travail du miroir : les deux arrivent et se pointent l’un l’autre le même pistolet, comme dans une scène à la Sergio Leone et ils sont symétriques, l’un jeune, l’autre vieux, l’un un peu plus élégant, l’autre négligé, l’un plein d’énergie, l’autre fatigué, tous deux avec de longs cheveux, noirs pour l’un blancs pour l’autre. Schwarz-Alberich face à Weiss-Alberich, comme le dit le texte. C’est là un des sommets de la soirée, aussi bien par le chant de Konieczny décidément l’un des grands chanteurs wagnériens de ce temps, que par la tension qu’elle diffuse et pour l’intensité de Thomas-Johannes Mayer.

Au total une distribution avec des fortunes diverses, et des voix un peu irrégulières et fatiguées, même si l’ensemble reste de haut niveau. En me relisant, je me trouve même un peu sévère avec Stephen Gould et Catherine Naglestad, mais je dois dire en même temps que cela ne m’a pas vraiment gêné, parce que d’un côté la mise en scène captive, et de l’autre la direction passionne par ses choix.
Plus que pour Walküre, Kirill Petrenko prend le public à revers, faisant des choix de volume et de tempo inattendus, j’ai parlé du 3ème acte pris assez lentement, du 1er acte pris très vite au début qui semble un peu désarçonner les chanteurs, mais les contrastes de tempo ne sont rien à côté des contrastes de volume, avec des moments particulièrement extraordinaires, comme un prélude du 2ème acte stupéfiant par les ruptures d’équilibre, notamment l’insistance des cuivres presque obsédante, imposant musicalement le dragon comme protagoniste, et faisant surgir musicalement avec une clarté incroyable tous les éléments du drame qui va se jouer à un point tel qu’on a l’impression de découvrir cette musique qui est l’un de mes moments préférés de l’œuvre (avec des cors en crescendo doublés par des timbales qui explosent avec une force inouïe) préparant l’intervention initiale d’Alberich qui s’impose alors presque « naturellement » comme un élément du prélude.
Le troisième acte est de bout en bout complètement kaléidoscopique au niveau musical : tout est mis en relief tour à tour, avec un réveil de Brünnhilde époustouflant de douceur, de retenue, de chair, de soleil et en même temps jamais vraiment complaisant avec ce qui peut vite devenir sirupeux. Le dialogue entre les instruments solistes (notamment les bois) avec les voix est stupéfiant. Il faut dire que ce soir l’orchestre n’a pas eu d’accident et qu’il a été de bout en bout exemplaire.
Kirill Petrenko a imposé un Siegfried très dramatique, au volume plus marqué que dans les deux autres opéras, et sans jamais se soumettre à ce qui pourrait être du sentimentalisme, on est dans un Siegfried « Sachlichkeit », d’une prodigieuse dynamique (la forge !!) qui peut même déranger: on pourrait le comprendre tant certains moments sont inhabituels. C’est brutal quelquefois, c’est sec à d’autres, c’est quelquefois même volontairement inexpressif comme si on ne suivait que les notes sans y mettre autre chose (prélude du troisième); bref, on ne sort pas indemne de ces moments complètement reconstruits à neuf et qui renvoient certaines interprétations plus « conformes » à l’univers de la fadeur et de la platitude.
Vie, Intensité, parti pris, choix assumés : c’est complètement ailleurs et en même temps c’est prenant, passionnant, étonnant.

Il reste difficile de qualifier une soirée aussi contrastée, avec un plateau très correct sans être aussi tourneboulant qu’il ne le fut il y a deux ans, avec un orchestre surprenant et qui laisse rêveur tellement certains moments sont radicalement différents de ce qu’on entend habituellement et tellement ça fonctionne, et avec une mise en scène particulièrement réussie, d’où on sort émerveillé : on a l’impression que Kriegenburg montre le monde avec les yeux de Siegfried, des yeux encore innocents qui le parent de qualités qu’il n’a pas. Oui, ce Ring vaut toujours et encore  le voyage…[wpsr_facebook]

Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl
Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER le 28 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl
Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl

On se réfèrera pour l’analyse de la mise en scène au compte rendu écrit en janvier 2013 http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4927

Deuxième jour de ce Ring, fin du premier épisode fait de Rheingold et de Walküre et d’emblée s’imposent plusieurs certitudes :

  • Kirill Petrenko effectue un travail étonnant en fosse et il remporte un indescriptible triomphe totalement justifié. Il faudrait être sourd, ou insensible, ou étourdi pour ne pas saluer ce qu’on écoute, qui est souvent si surprenant qu’il faut un instant avant de s’habituer. La direction de Kent Nagano il y a deux ans était remarquable, et elle m’a enthousiasmé, celle de Petrenko est radicalement différente, volontairement retenue et elle va ailleurs, en tous cas pas dans les sentiers battus. C’est prodigieux
  • Le plateau dans son ensemble est remarquable d’intelligence, tous les chanteurs savent aussi chanter avec leur tête, et certains plus avec leur tête qu’avec leur voix (Evelyn Herlitzius, plusieurs fois en sérieuse difficulté), mais le couple Vogt/Kampe emporte l’adhésion, et l’enthousiasme. Anja Kampe est fulgurante et Vogt chante un long Lied d’une incroyable poésie.
  • La mise en scène, qui pour Walküre avait mis un peu de temps à me convaincre il y a deux ans, m’a beaucoup intéressé de nouveau aux premier et second actes. Le troisième acte est pour mon goût un peu en retrait. À noter, comme il y a deux ans, la bronca lors du ballet « hippique » sans musique qui précède la Chevauchée et qui fait brûler d’impatience la foule de plus en plus hurlante et féroce qui lance des hojotoho et des heiaha à sa manière, animale bien entendu. L’ironie de Kriegenburg fonctionne à merveille sur un public qui réagit par réflexe pavlovien…

    La "Chevauchée" chorégraphiée...et huée...© Wilfried Hösl
    La “Chevauchée” chorégraphiée…et huée…© Wilfried Hösl

Je reviens sur le travail de Andreas Kriegenburg, inconnu en France, qui est essentiellement un metteur en scène de théâtre, venu tard à l’opéra (on lui doit les stupéfiants Soldaten dans ce même théâtre). Il travaille sur la construction d’images, souvent assez poétiques, comme dans Don Juan revient de guerre de Horváth l’été dernier à Salzbourg et dirige les acteurs avec beaucoup de précision, comme cela se vérifie aussi bien dans Rheingold et dans Walküre.

À l’issue de cette deuxième vision, je voulais compléter par quelques menues remarques. Au premier acte, j’ai vraiment trouvé très émouvant ce jeu des verres que les servantes se passent de main en main (évidente allusion au philtre de Tristan und Isolde), mais j’ai aussi noté cet éloignement des corps qui n’efface pas l’échange des regards et leur intensité. Giotto à la Capella degli Scrovegni de Padoue a peint une annonciation où Marie est d’un côté et l’Ange Gabriel de l’autre, avec entre deux le vide de l’arcature et de la nef…c’est l’une des plus puissantes que j’ai pu voir. Sans aller jusqu’à dire qu’on est dans Giotto, c’est exactement la même posture : plus on est loin et plus on se regarde, et plus le lien passe, imperceptible et d’une criante réalité.

Le motif récurrent des corps morts qu’on embaume, qu’on nettoie ou qu’on enlève, on le retrouve à chaque acte : c’est évidemment l’image du travail des Walkyries, dont c’est l’office nécrophile, qui revient comme un leitmotiv lancinant, et la chevauchée du 3ème acte se déroule au milieu de corps sur des pals, comme de la viande en attente d’équarissage est aussi une manière de souligner le côté bestial et peu ragoûtant de cette scène.
Le troisième acte laisse les choses à peu près en l’état, dans un espace vide, les deux personnages sont seuls et il faut bien dire qu’il n’y a là rien de nouveau sous le Soleil, sinon l’arrivée finale des « servants » porteurs du feu, qui rappelle en écho la manière dont Alberich se transformait en Dragon dans Rheingold, puisque la mise en scène utilise la même méthode : d’une certain manière, Brünnhilde est gardée par le feu telle l’Or par le Dragon, allongée sur une table circulaire presque sacrificielle.
En tous cas, ce travail qui évacue toute référence à une actualité brûlante ou à une signification est à la fois l’anti-Castorf, puisque l’histoire est livrée telle que, avec une distance poétique qui sied aux mythes, même si Walküre est moins sollicitée que Rheingold sous ce rapport, on sait que c’est l’option de ce travail jusqu’à Siegfried, mais aussi en quelque sorte l’anti Lepage : partant de la même volonté de raconter une histoire, de travailler sur un récit et sa logique interne plus que sur une succession d’événements significatifs, il choisit à l’opposé de l’hypertechnique de Lepage des procédés simples qui semblent en même temps simplistes, les figurants remplaçant machines et effets, et se contentant de « figurer » : leur utilisation au deuxième acte est particulièrement originale où, presque comme chez Cassiers, ils miment le discours de Wotan et Fricka, ou sont leurs sièges ou bien leurs meubles.

Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl
Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl

Ainsi chaque acte est un univers en soi, la maison de Hunding, plus maison que cabane, soutenue par l’arbre sinistre au centre du dispositif, l’immense salle du Walhalla, avec ce bureau central et lointain, qui souligne le changement de statut des Dieux, devenus des politiques : Fricka ne force-t-elle pas Wotan à obéir à quelque chose comme une raison d’Etat que Brünnhilde ne peut comprendre. Habituée à obéïr et manier du cadavre au quotidien, c’est Siegmund qui va lui révéler la réalité du monde et la réalité des hommes. Prenant fait et cause pour lui, elle se place évidemment du côté des mortels et anticipe la décision de Wotan.

Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl
Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl

Kriegenburg évoque ces points, par un geste, par des attitudes, par quelques mouvements (notamment le mimétisme de Brünnhilde au début du 2nd acte, reproduisant les gestes et les attitudes de Wotan). C’est cette distance, quelquefois réellement installée, quelquefois à peine perceptible, qui me plaît dans une mise en scène plus méditative qu’active. J’avais déjà souligné chez Kent Nagano ce refus du spectaculaire et ce suivi scrupuleux du plateau.
Avec des résultats sonores très différents, c’est aussi l’option de Kirill Petrenko.
Le public qui n’est pas forcément fait de techniciens de l’orchestre, même le public un peu mélomane, s’accroche à des gestes du chef et en fait une sorte de métaphore, de transposition gestuelle de ce qu’il entend, et s’arrête à deux éléments : la battue et le tempo.
Évidemment, le travail essentiel de préparation effectué au cours des répétitions, notamment par pupitre, ce travail que les italiens appellent concertazione (sur les affiches de la Scala on lisait souvent « concertatore e direttore d’orchestra ») est le travail invisible et essentiel, c’est le moment où l’on demande aux musiciens tel geste, telle nuance, c’est le moment où les équilibres se construisent, c’est le moment aussi on l’on va travailler ensemble. Etrange voyage que celui du mot concerto, celui d’un mot signifiant combattre, s’opposer, livrer bataille en latin, devenu synonyme de travail construit ensemble, pour trouver l’accord…
Le chef met ensemble des éléments disparates au départ et tout le travail interprétatif répond à la question comment « mettre ensemble » pour faire enfin de la musique.
Ce travail souterrain apparaît ici dans toute sa profondeur : Petrenko n’est pas de ceux qui gesticulent avec le corps, mais c’est quelqu’un qui travaille avec les bras et les mains : il ne cesse d’indiquer, et souvent d’une manière impérative. Il est fascinant de noter que dirigeant l’opéra, il indique les départs à chaque chanteur, tous les départs avec une précision incroyable, de la main gauche.

Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl

Et ici, il épouse à sa manière le propos du plateau : il travaille la partition non comme une succession de scènes avec chacune sa loi propre, mais il travaille plutôt un parcours, dans son ensemble, d’où l’impression qu’il n’y a pas de tension. La tension existe bien sûr, mais à la mode de la Gesamtkunstwerk : on est chez Wagner. et tout contribue à la production commune. Si un chanteur chante de manière tendue, comme Wotan dans cet extraordinaire deuxième acte, l’orchestre n’ pas besoin d’être redondant. Si Vogt chante avec la douceur et la suavité d’un Lied, articulant chaque parole, l’orchestre ne peut le couvrir parce que à ce moment là c’est la parole qui prime. Si une mise en scène est d’une certaine manière plus dans le récit que dans l’événement ponctuel, plus dans la continuité, la direction doit évidemment en tenir compte. Petrenko ne dirige pas Wagner-Kriegenburg comme il dirige Wagner-Castorf. L’annonce de la mort où les paroles incroyablement douces de Vogt frappent d’émotion, l’orchestre s’allège, respire, donne au chanteur l’espace voulu tout en faisant entendre des raffinements inouïs. Il en résulte une cohérence interne d’un niveau rarement atteint, avec les qualités habituelles de ce chef que sont la clarté, la transparence, voire ce que j’ai appelé le cristal : on entend évidemment tout, mais surtout on ne cesse d’être surpris par des choix de mise en valeur, par des attaques jamais entendues ainsi, par un miroitement sonore différent d’une partition qu’on croyait connaître : tout parle, et en même temps sans jamais épater, sans jamais se donner en spectacle, ou en vitrine. C’est le flux continu d’un récit conçu comme tel, avec des moments qui m’ont frappés : l’attaque du prélude, installant immédiatement la tension et l’énergie, et en même temps dès l’entrée de Siegmund en scène, quelque chose d’un mystère. Le son est alors souvent sourd, mystérieux, sombre, éclate et explose, puis se dilate en un incroyable lyrisme.

Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)
Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)

On peut aimer sans doute plus d’urgence, plus de dramatisme, on peut aimer sentir une direction (au sens géographique) et alors Petrenko peut n’être pas le chef pour ce Wagner-là…mais tout est là pourtant, diffracté dans l’orchestre ou sur les voix, ou sur l’ensemble ; a-t-on jamais entendu pareil final du 1er acte, tourbillonnant avec un tempo quasi impossible. Pour ma part je l’ai rarement entendu attaqué à cette vitesse hallucinante, après avoir pendant tout le duo respecté la douceur et la couleur voulues par la voix de Klaus Florian Vogt, et travaillé sur l’épaisseur du son et ses reflets plutôt que sur le crescendo amoureux : voilà une des ruptures surprenantes, qui prend à revers l’auditeur et l’assomme de bonheur.
Petrenko n’aime pas mettre en relief la noirceur d’une musique, il reste toujours disponible et ouvert. C’est pourquoi cette Walküre a le charme des belles histoires tristes sans avoir de couleur sombre même aux moments les plus difficiles, même en regardant ces cadavres qui émaillent chaque acte : en écoutant, je pensais aux épopées italiennes du Tasse et de l’Arioste, je pensais aussi Stendhal, c’est à dire une tristesse et une violence médiatisées par le discours, par la distance, par, étonnant je sais, un certain apaisement: la vérité des choses atténuée mais révélée par la métaphore.
Pour nous révéler ce Wagner-là, un Wagner presque « littéraire » au plus merveilleux des sens, il fallait aussi une distribution qui fût à la hauteur, et elle le fut, malgré les petits hauts et bas et les accidents.

D’abord, où pourrait-on retrouver pareil cast ? Même l’ensemble des Walkyries chante avec un engagement et une énergie rares il est vrai que parmi elles, on remarque Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler qui ne sont pas les dernières venues.
Evacuons d’emblée le cas Evelyn Herlitzius : on dit d’elle ce que j’entendais de Gwyneth Jones jadis. C’est vrai, la voix bouge, les aigus sont mal assurés, et quelquefois ne passent pas, comme au troisième acte où la voix s’est engorgée de manière spectaculaire. Mais il y a d’autres moments éclatants, vibrants, bouleversants, et il y a aussi une allure, une stature, une présence qui reste stupéfiante, même si moins marquée qu’il y a deux ans. Brünnhilde n’est pas Elektra, et ne permet pas toujours à l’artiste de stupéfier de manière démonstrative comme elle le fait dans Strauss, et les Hojotoho entendus restent dans la bonne moyenne sans être une performance.

Die Walküre Acte II © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte II (Wotan: Thomas J.Mayer, Fricka, Elisabeth Kulman)© Wilfried Hösl

Il reste que le duo du 2ème acte avec Wotan, le moment clé du Ring où tout est révélé et notamment la menace de « la fin » (Das Ende, répété plusieurs fois dans le duo) est un des moments les plus intenses de la soirée et même de bien des Walkyries des dernières années. Il suffit de se concentrer sur le regard tendu et à la fois fasciné de Brünnhilde pour Wotan pour retrouver certains des regards de Jones (mais cela, c’est pour ma mémoire d’ancien combattant) ; il y a dans le regard d’Evelyn Herlitzius une fraîcheur, une confiance, une force si positive, qu’elle pose le personnage immédiatement comme vital, intense, jeune, et quand on entend ce qui se passe en fosse, on se demande si le chef ne rend pas hommage à ce regard là, tant la musique se colore quand Brünnhilde chante.

Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl

Wotan en face (Thomas Johannes Mayer) est plus en forme que la veille : une diction phénoménale, des accents d’une vérité et d’une crudité rares, il est le personnage, déjà assommé, fatigué, perdant, et à l’orchestre, ce futur incertain s’entend, mystérieux, assombri. Entre le regard d’Herlitzius, la voix de Mayer et le son de la fosse, tout se répond et fait naître cette tension qui paraît-il manquerait…Ce sont moments au contraire passionnants qui remettent sur le tapis ce qu’on croyait connaître, savoir, aimer…et qu’on se prend à redécouvrir et aimer encore plus.

 

 

 

 

Le couple Siegmund/Sieglinde (Klaus Florian Vogt/Anja Kampe) est celui de la première série de représentations, qui retrouve ainsi ses marques, et quelles marques ! Indescriptible triomphe à la fin de l’acte I, un moment bouleversant : foin des aigus, des voix gigantesques, des Siegmund qui nous tiennent de longues secondes sur « Wälse » sans rien nous faire ressentir de « Winterstürme ». On entend tout de suite que Vogt est particulier : il n’est pas Heldentenor, mais il possède cette voix (que certains détestent) en permanence éthérée, avec un sens de la parole, une diction, une science des modulations, de la couleur qui en fait cet être étrange venu d’ailleurs fascinant. Et évidemment Petrenko dirige en fonction de cette voix là, ne la couvrant jamais, ralentissant les tempi pour accompagner le chant de la plus merveilleuse des manières.

Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl
Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl

Si le 1eracte est fascinant, l’annonce de la mort du deuxième acte bouleverse par sa vérité, Vogt chante le regard lointain qui semble ne rien entendre, comme mû par un automatisme, et Herlitzius change d’attitude, de mouvements : de lointaine Walkyrie hiératique, elle devient femme qui respire et qui sent : à un moment on a même l’impression qu’en Siegmund elle se progette déjà auprès de Siegfried tellement l’échange est intense. Vogt donne une dimension inconnue à Siegmund, une poésie inouïe, une douceur ineffable, une suavité inexplorée jusque là, modulant le volume sur chaque parole, avec une émission sans faille : quand il chante, c’est tout un univers qui est évoqué, un Lied permanent : oui, malgré des aigus pas tout à fait assurés, mais donnés sans jamais forcer, toujours avec fluidité et naturel, c’est un Siegmund fantastique à entendre, bien plus neuf que son Florestan dans Fidelio où il s’est pour moi fourvoyé à la Scala, et en tous cas le Siegmund le plus touchant et le plus naturellement émouvant qui soit aujourd’hui.

Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)
Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)

A ce naturel bouleversant du chant de Vogt correspond l’émotion incandescente et la voix chaleureuse d’Anja Kampe, plus émouvante qu’à Bayreuth. La voix est dans une forme extraordinaire, chaude, bien assise, avec des aigus solides et sûrs, mais en même temps une puissance d’incarnation rarement entendue (Meier avec Domingo, dans un autre style peut-être ?) Ils sont le couple, ils sont amour, et nous sommes chavirés. Avec un art de la parole, un art de l’émission et de la projection consommé, elle réussit totalement à faire oublier qu’elle n’a pas tout à fait la voix du rôle. Elle est aux limites et les dépasse en intensité, en investissement, en intelligence du texte. Evidemment la direction de Petrenko est sans cesse à l’écoute, chaque parole est scandée par la musique : c’est une fête de la couleur, une fête du son, et c’est d’une urgence inouïe, avec les moyens du Lied, de la poésie, avec un orchestre retenu…à n’y rien comprendre. Nous sommes là aussi pris à revers. A-t-on déjà entendu cela ainsi?
Les autres protagonistes ne font qu’alimenter notre plaisir et notre émotion. Günther Groissböck était la veille Fasolt, il est Hunding, brutal, sonore, et même, le temps d’un instant, tendre. C’est un merveilleux acteur (ah, quand il coupe la pastèque avec son épée) : Groissböck a tellement l’habitude de chanter les méchants qu’il s’y glisse avec facilité, mais en même temps, il n’est lui non plus jamais démonstratif, laissant la scène se développer, laissant le théâtre se faire. Il est un Hunding vocalement raffiné et surtout a des accents et un ton qui seraient presque du domaine du théâtre parlé….

Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)
Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)

Quant à la Fricka d’Elisabeth Kulman, elle est égale à elle même, comme à Lucerne, comme il y a deux ans à Munich, avec tout ce qui fait qu’elle est aujourd’hui la plus grande des Fricka : les aigus, l’agressivité, l’ironie, le jeu, la présence scénique inouïe, une diction de rêve avec un texte digéré, mâché, prononcé et plein de couleurs dans la voix ainsi que des gestes d’une vérité stupéfiante. Elle entre en scène, et elle a déjà vaincu. Il est fascinant de constater qu’entre hier et aujourd’hui, ce sont des facettes très différentes qui nous sont montrées. Ce soir c’est une scène, au sens théâtral du terme, quelque chose du duo Philippe II/Grand Inquisiteur. On croise le fer. Et elle est inouïe. Hier dans L’or du Rhin, elle était toute élégance, toute subtilité, avec une technique de chant presque belcantiste, et c’était aussi merveilleux (alors qu’il y a deux ans j’avais été un peu dubitatif devant sa Fricka dans Rheingold).

Il faut se rendre à l’évidence, à la merveilleuse évidence, à deux ans de distance, avec des chanteurs différents et un chef différent, ce Ring continue de nous parler, avec un niveau exceptionnel à l’orchestre et un plateau d’une rare intelligence et d’un rare engagement.
Qu’il fait bon d’être à Munich, l’autre casa wagneriana.[wpsr_facebook]

Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)
Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)