SALZBURGER FESTSPIELE 2016: Concert des WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Mariss JANSONS le 21 AOÛT 2016 (MOZART- BRUCKNER) Piano, Emanuel AX

Emanuel Ax - Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Emanuel Ax – Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna

Ce n’est pas à un concert parmi tant d’autres du Festival de Salzbourg auquel nous avons assisté le 21 août dernier, un de ces concerts qui se consomment dans la masse de l’offre salzbourgeoise. Mariss Jansons ne se consomme pas, il se déguste. Tout simplement parce que ce jour-là, Mariss Jansons, Emanuel Ax et les Wiener Philharmoniker ont fait de la musique et rien d’autres.

Faire de la musique signifie «s’effacer» derrière la partition, sans se mettre en représentation, et interpréter l’œuvre dans un rapport simple et naturel, sans sensationnalisme, sans maniérismes, sans aucune autre vocation qu’exécuter de manière fluide et avec une joie profonde le concerto n° 22 Kv 482, en mi bémol majeur, le plus long écrit par Mozart.
Après avoir confié la partie solo dans les deux dernières occasions où ils ont interprété cette pièce à un chef qui était aussi un pianiste (Barenboim et Buchbinder), la collaboration traditionnelle entre soliste et chef a repris ses droits, ici avec Mariss Jansons et Emanuel Ax, pianiste américain d’origine polonaise, un artiste toujours au service de la musique, aux antipodes de la virtuosité narcissique. Le couple Ax / Jansons a travaillé ensemble à merveille; orchestre et soliste ont fait de la musique en tissant ensemble la partition par un jeu entrecroisé, à l’écoute l’un de l’autre, à disposition l’un de l’autre sans que le chef n’impose une direction mais bien plutôt offre un cadre musical  dans lequel le travail du soliste est mis en relief. Que ce soit avec le volume, très retenu, que ce soit avec le jeu interne entre soliste et instrumentistes (avec des bois, la plupart du temps), il s’est agi de rendre la musique lisible et accessible avec une facilité et une simplicité incroyables.

Emanuel Ax ne donne pas l’impression d’exécuter une partition difficile, ne semble pas  jouer pour prouver quelque chose de lui-même, il ne cherche pas à imposer quelque chose: il effleure le clavier avec aisance et légèreté, volant au-dessus des touches, avec des cadences parfois inédites et un rythme peut-être pas spectaculaire, mais qui jette une couleur paisible et souriante sur le concerto en question, écrit à un moment singulièrement heureux de la vie de Mozart, autour de 1785.

Emanuel Ax - Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Emanuel Ax – Mariss Jansons ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

Je me suis intéressé, en particulier au système d’échos mis en place entre l’orchestre et le soliste, et particulièrement le jeu avec les bois (notamment la clarinette fabuleuse d’Ernst Ottensamer mais aussi le basson et la flûte dans le célèbre troisième mouvement, immortalisé par Milos Forman dans le film Amadeus). On est aussi frappé par la concentration d’Emanuel Ax qui dessine dans l’andante, le deuxième mouvement, si délicat, si intériorisé, un univers très personnel, un paysage à la fois sobre et d’une noblesse à couper le souffle. L’interprétation d’un Mozart si naturel, jamais terne ou ennuyeux, un Mozart purement agréable, mais toujours raffiné sans affectation, semblait d’une fraîcheur rare. Et Mariss Jansons, qui n’est pas si fréquent dans ce répertoire, montre également une grande capacité d’adaptation et un soin tout particulier au dialogue entre chef et soliste, avec une attention à l’autre qui est en quelque sorte aussi une leçon d’humanisme au sens illuministe du terme et une grande leçon d’humilité, ce qui nous fait regretter de ne pas écouter plus souvent son Mozart, si apaisé et si poétique.
Interprété de cette façon, avec un soin mutuel et dans la sécurité et la confiance musicale de l’un à l’autre, ce deuxième mouvement est devenu l’une de ces rares occasions où l’auditeur se sent invité à écouter d’une manière presque chambriste, quasi intimiste, bien que l’on soit assis dans la grande salle du Festspielhaus de Salzbourg. Un moment de musique pure qui pourrait s’étendre à l’infini.

S’il y a un lien entre Mozart et la deuxième partie du concert, la Symphonie n°6 en la majeur de Bruckner, c’est certainement le lien entre l’ adagio de la symphonie et l’andante du concerto : les clairs obscurs brucknériens sonnaient comme un écho de la force intérieure du deuxième mouvement de Mozart . Ces clairs obscurs s’appuient sur la fantastique phalange des Wiener Philharmoniker , un véritable corps vivant, avec sa respiration, ses cuivres en sourdine au son extraordinaire, et les attaques des cordes en un jeu splendide qui construit un espace au tempo légèrement tendu et pourtant très ouvert avec du souffle, mais sans emphase , comme si l’on en revenait à la pure nature de la musique.

Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

C’est que le naturel perçu dans l’interprétation de Mozart se retrouve dans l’interprétation de la symphonie de Bruckner, évidemment avec une assise distincte. C’est “Die Kekste”, la plus effrontée, comme disait Bruckner: ce qui unit les deux œuvres au-delà de la nature, est une impression d’ouverture et de luminosité. Jansons ne reste jamais monumental ou écrasant : sa lecture n’est pas brutale, elle ne montre aucune brusquerie, comme dans une chaîne infinie de sons qui sont liés les uns aux autres en se développant sans rupture. Cette impression de sérénité sans fin est déjà perçue au premier mouvement, avec ce léger dialogue entre les cordes, sur lesquelles s’enchaînent les cuivres majestueux mais pas écrasants, continuant en quelque sorte le flux de la parole: la légèreté est intimement liée à la force, avec des sons qui restent toujours clairs (peut-être en raison de la tonalité en la majeur) et lumineux. Il suffit d’écouter les phrases de la flûte et les échos des trompettes, comme si elles mimaient les bruits d’une nature presque Beethovénienne. On sait que la sixième a été considérée comme le suprême exemple du romantisme. La fin du premier mouvement, qui pourrait être lourdement affirmée, se conclut  avec des cuivres certes marqués mais en même temps comme suspendus – dans un effet qui rappelle de la dernière note du premier acte de Tristan de Wagner : rien n’est ici lourd, mais d’une force presque aérienne.

Ce qui convainc dans le travail de Jansons avec l’orchestre est l’absence, non seulement d’accents trop marqués, trop « imposés », mais aussi de cette insistance lourde qui pourrait bientôt confiner au vulgaire: nous sommes à l’opposé du vulgaire, immergés dans le flot musical et seulement dans la force la musique. Jansons grâce à la luminosité du rendu et l’incroyable clarté du son nous invite à une visite de l’architecture interne de la composition. Que ce soit dans le Scherzo ou le Finale , nous sommes toujours au bord de quelque chose, sur ligne de crêtes : ce qui pourrait être trop lourd ou trop évanescent ne l’est jamais trop , grâce à une véritable science des équilibres et des volumes, et grâce enfin à une alternance entre des sons légers et d’autres plus affirmés, et donc à une suprême maîtrise du rythme et de la dynamique . Et grâce, bien sûr, à une lecture architectonique de l’œuvre qui en respecte les formes sans ajouter d’intentions parasites comme si la forme était en elle-même la substance .

Ce miracle de l’équilibre, qui est particulièrement visible dans le dernier mouvement, parvient à combiner une puissance rayonnante avec une intériorisation sereine.
Je suis rarement sorti aussi heureux et apaisé d’un concert: c’est le miracle d’artistes qui font de la musique sans simplement  la reproduire en représentation, et le miracle d’un orchestre totalement au service d’une vision si simple et en même temps si complexe.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli
Mariss Jansons & Wiener Philharmoniker ©Salzburger Festspiele/Marco Borelli

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Bernard HAITINK le 19 AOÛT 2016 (BRUCKNER Symphonie n°8)

Le Lucerne Festival orchestra dirigé par Bernard Haitink le 19 août 2016 ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Le Lucerne Festival orchestra dirigé par Bernard Haitink le 19 août 2016 ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 21 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1216-bernard-haitink-dirige-la-octava-de-bruckner-en-el-festival-de-lucerna

Deuxième programme du LFO, tout aussi symbolique que le premier, dans la mesure où comme Daniel Barenboim, Bernard Haitink célèbre 50 ans de présence à Lucerne, depuis exactement le 17 août 1966. Et c’est la troisième fois qu’il y dirige la Huitième de Bruckner, les deux autres étant en 1989 avec l’Orchestre des jeunes de la Communauté européenne, et en 2007 avec le Royal Concertgebouw Orchestra. Un rapide coup d’œil sur ses apparitions à Lucerne montre qu’entre 1966 et 1999 est il n’est venu apparu sept fois, mais 40 fois depuis 2000. Évidemment, il ne s’agit pas d’une manie statistique, mais cela correspond à une étrange carrière: il a dirigé les plus grands orchestres est chef honoraire ou membre honoraire des phalanges les plus prestigieuses directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra pendant 27 ans, l’un des meilleurs orchestres du monde, et directeur musical du festival de Glyndebourne ede la Royal Opera House à Londres, et a toujours été très respecté, mais à cause sans doute d’une discrétion légendaire, il n’a jamais été considéré pendant longtemps par les médias comme un chef de premier plan. Ce n’est qu’après 2000, ayant dépassé soixante-dix ans qu’il a vraiment fait partie (pour les médias) de la rose des immenses.. A Lucerne il est maintenant régulièrement invité notamment avec le Chamber Orchestra of Europe avec qui il a un compagnonnage régulier (22 concerts entre 2008 et 2015) et pour de passionnantes Master class. Lorsque Claudio Abbado a été opéré, en 2000, il l’a remplacé à la tête des Berliner Philharmoniker, et en 2013, quand il était désormais sûr qu’il n ‘était plus en état de diriger, il a dirigé  l’orchestra Mozart, le dernier fondé par Claudio Abbado, et sera de nouveau sur le podium pour le premier concert de L’Orchestra Mozart relancé en Janvier. Le voir à la tête du Lucerne festival Orchestra, l’année dernière et cette année, est donc hautement symbolique pour les musiciens qui l’ont connu dans des circonstances difficiles.

Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Pour célébrer 50 ans de collaboration, diriger Bruckner a aussi une signification importante : Haitink est considéré comme irremplaçable dans la symphonie n°8 de Bruckner aujourd’hui , Il l’a dirigée l’an dernier avec les Wiener Philharmoniker à Salzbourg avec un immense succès. Cette présence et ce répertoire ont également un sens fort pour l’orchestre, qui vient de fermer le cycle Mahler avec Riccardo Chailly , et qui revient à Bruckner,  après l’exécution de la Neuvième inachevée pour le dernier concert de Claudio Abbado , le 26 Août 2013.

Il y avait de quoi être ému, avant même d’entendre une performance qui pour tout dire a été magistrale …

Quand les musiciens Lucerne Festival Orchestra adhèrent à un chef, ils deviennent vraiment fabuleux: habitués par Claudio Abbado à «faire de la musique» plutôt que des «concerts», l’auditeur sent immédiatement ce « je ne sais quoi » ou ce « presque rien » qui fait toute la différence entre une exécution “exécutée” et l’exécution « vécue » ou « incarnée ».
Par rapport à la semaine précédente, certains musiciens sont revenus (Lucas Macias Navarro, Prince du hautbois, bien qu’il soit devenu chef d’orchestre), d’autres sont partis (Alessio Allegrini, cor, ou Raphael Christ, second violon, Jacques Zoon, flûte, remplacé de la magnifique Chiara Tonelli, soliste du Mahler Chamber Orchestra qui a fait montre de son exceptionnel talent), mais tout l’orchestre était toujours hyper concentré, d’autant qu’ils avaient moins répété que d’habitude. Techniquement, le résultat a été miraculeux: pas de scories, les cuivres (si importants dans cette œuvre, et merveilleux, à commencer par Reinhold Friedrich (trompette) et Ivo Gass (cor), et tous les bois (Superbe Tonelli à la flûte, formidable hautbois de Macias Navarro et magnifique Carbonare à la clarinette), peut-être le plus stupéfiant était-il Raymond Curfs, le timbalier, rien moins que miraculeux. Lorsque qu’un collectif se compose de ces solistes, il n’y a plus de «collectif», mais un ensemble articulé d’artistes singuliers.

Dès le premier mouvement on a retrouvé ce son si particulier de l’orchestre d’une rare limpidité, avec une lisibilité incroyable, les cordes luxuriantes, rondes, des pizzicatis si légers, et si délicats qu’ils rappellent une autre époque, l’art du pizzicato est vraiment particulier : on se souvient de ceux que réussissait à obtenir Claudio Abbado dans la Symphonie Résurrection. Alors évidemment l’ensemble était imposant – la symphonie ne peut qu’ainsi se définir qui rappelle par sa monumentalité la grandeur du Parsifal wagnérien ou Götterdämmerung: ce n’est pas par hasard que Bruckner avait d’abord pensé à Hermann Levi, le chef qui a créé Parsifal à Bayreuth, pour diriger sa symphonie, après qu’il avait fait triompher la Septième..

 

Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

Bernard Haitink est particulièrement intéressant à regarder diriger: il a souvent plaisanté sur les jeunes chefs gesticulateurs lors de ses master class et montrait sans cesse qu’à geste minimum peut correspondre effet maximum : cela s’appelle le charisme.. Avec quelques gestes, avec une main gauche minimaliste, Haitink peut soit déclencher le pandémonium, soit adoucir jusqu’à obtenir un simple fil sonore, à peine audible. le geste est jamais traduction ou métaphore du son, mais le geste est indication technique à suivre au vol parce que son impassibilité est proverbiale. Un Abbado pouvait également être lu sur le visage sur la main gauche qui passionnait tant certains solistes (Albrecht Mayer au hautbois en a souvent parlé) : chaque chef a son code de communication. Haitink apparaît diriger de manière distanciée, mais l’orchestre répond au moindre signe, parce qu’ils se comprennent intuitivement : c’est tout l’art de l’expérience que de savoir décrypter ces langages non verbaux, qui signifient une chose pour le spectateur qui voit souvent, le plus souvent, le chef de dos, et d’autres choses pour les musiciens.  Chacun attrape au vol un signe qu’il croit percevoir, ou déduit. Jeu de piste.
La Symphonie n ° 8 est un monument de 85 minutes (autant que la huitième de Mahler, 2016 est l’année des huitièmes – (étrangement d’ailleurs, Claudio n’aimait pas la huitième de Mahler et n’a jamais dirigé la huitième de Bruckner) , ce qui représente un moment difficile pour Bruckner : à partir de Beethoven, le nombre de symphonies devient presque mystique , peu ont dépassé la neuvième (personne au XIXème) et composer une huitième symphonie pouvait être perçu comme le début de la fin. D’ailleurs, la neuvième de Bruckner restera inachevée. Mais cette huitième, longuement remaniée, a également représenté un point d’arrivée, le triomphe de la symphonie romantique : ainsi le refus d’Hermann Levi de la diriger fut pour Bruckner un coup terrible qui le porta au bord du suicide. Ce fut Hans Richter qui la créa en 1892 .

Haitink en fait pour toutes ces raisons un point d’orgue, une symphonie presque mystique : il en élimine presque tous les signes souriants ou dynamiques, sans aucun signe d’ouverture sur le monde. Même le scherzo, un peu plus animé, reste sombre et méditatif. Haitink se souvient que Bruckner voulait une symphonie solennelle, bien que sa composition eût été très accidentée, et que l’orchestration de certains mouvements en a été assez profondément transformée.
IL a bien entendu maintenu l’importance des bois et des cuivres, au-dessus de tout éloge. L’orchestre semblait revenu à l’époque Abbado, avec un dévouement absolu et une confiance totale librement consentie au chef.

On aurait pu imaginer une couleur moins sombre, une approche moins méditative. Mais la volonté de tous était d’en faire une musique intérieure, celle de l’âme face à elle-même, et non une musique ouverte au monde que. Même le dernier mouvement qui prend plus ou moins les thèmes de tous les autres est resté très sobre et sévère, très hiératique et sans concession. D’ailleurs le silence final suspendu, imposé par Haitink a été interrompu par des applaudissements partis trop vite, ce qui a causé un geste d’agacement du chef.

Encore une fois, nous avons redécouvert cette année comme l’Orchestre du Festival de Lucerne pouvait éclairer une partition, avec une clarté et une sophistication sans précédent. Dès le début, mais beaucoup plus encore dans l’adagio, il était clair que la soirée se terminerait dans un abîme spirituel et musical. Bernard Haitink, né en 1929, est devenu chef le plus présent à Lucerne, et à 87 ans, réussit à déchaîner l’enthousiasme, mais aussi inviter à la concentration: la preuve ? La joie profonde des musiciens, dont certains à la fin du concert, très émus nous confiaient: “l’esprit de Claudio là ce soir.”
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Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©Peter Fischli/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERTS du WEST EASTERN DIVAN ORCHESTRA dirigés par Daniel BARENBOIM les 14 et 15 AOÛT 2016 (MOZART/WIDMANN-LISZT-WAGNER) Soliste Martha ARGERICH (le 15 AOÛT)

Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet article est une adaptation-traduction de l’article paru le 20 août dernier dans Platea Magazine (Madrid) http://www.plateamagazine.com/criticas/1213-daniel-bareboim-martha-argerich-y-la-west-eastern-divan-en-el-festival-de-lucerna

C’est désormais un passage obligé. Chaque été, lors de la première semaine du festival, Daniel Barenboïm et son West Eastern Divan Orchestra donnent deux concerts entre les deux programmes du Lucerne Festival Orchestra, en cette première semaine généralement si riche. C’est cette année d’autant plus obligé que Daniel Barenboïm fête sa 50e année de présence à Lucerne (tout comme Bernard Haitink) puisqu’il a donné son premier concert le 25 août 1966, à la tête de l’English Chamber Orchestra. Il reviendra à Lucerne avec la Staatskapelle de Berlin le 10 septembre prochain pour un concert Mozart-Bruckner.

Les programmes des deux concerts étaient très différents : revenant à ses premières amours, le programme du 14 août était composé des trois dernières symphonies de Mozart (les n° 39, 40, 41) ; Barenboïm ces dernières années a moins dirigé Mozart dont il fut l’un des grands interprètes (notamment au piano, mais aussi à l’opéra) entre les années 60 et 70. Il est intéressant d’entendre son Mozart symphonique aujourd’hui. Le second programme, outre une pièce de Jörg Widmann, comprenait le concerto n°1 de Liszt (Martha Argerich au piano) et une seconde partie composée d’extraits de Wagner.

C’est donc un peu tout l’art de Barenboïm en modèle réduit qui nous était donné d’entendre ces deux soirs. Ayant entendu un peu de jours de distance Haitink, Jansons et Barenboïm, il est évidemment intéressant de voir ces trois personnalités si différentes sur le podium.

Trois musiciens exceptionnels et des trois, deux d’une discrétion légendaire et le troisième bien plus médiatique et exposé .
Daniel Barenboim paraissait un peu fatigué et amaigri,  surtout grippé en ce 14 août, mais cela n’a pas empêché de montrer dans ces Mozart l’habituelle énergie. Des trois symphonies, la n°39 a été peut-être le moins réussie, ou la moins en place techniquement, avec des cordes un peu rugueuses et un rythme moins énergique. En revanche la n°40, avec son dialogue cordes-bois (et notamment de très belles clarinettes) l’a été beaucoup plus avec une touche de poésie et d’intériorité bienvenues. Les bois de toute manière ont été remarquables tout au long du concert. Évidemment, la n°41, « Jupiter » a emporté l’adhésion et l’enthousiasme du public, avec un deuxième mouvement tout à fait bouleversant, et des bois à se damner, notamment dans leur dialogue avec les cordes. C’est un Mozart qu’on a évidemment moins entendu ces derniers temps, un Mozart qui tire vers la symphonie romantique plus que vers l’espace baroque. Il y a là une énergie, une dynamique, une tension qui entraîne et emporte l’adhésion. Il y a dans cette vision quelque chose de théâtral au bon sens du terme, quelque chose de généreux aussi, jamais superficiel, qui fait partager l’émotion.
Le deuxième concert avait un programme encore plus attirant puisqu’à Daniel Barenboim s’ajoutait Martha Argerich. Tous deux souffrant probablement d’un refroidissement. La musique ne s’en est pas aperçue.
Le programme se composait de trois parties, « Con brio » de Jörg Widmann , une pièce de 2008 , le concerto pour piano n°1 de Liszt , et une seconde partie entièrement dédiée à Wagner , avec des extraits de Tannhäuser ,de Götterdämmerung et de Meistersinger von Nürnberg .

La première pièce était « Con brio » de Jörg Widmann, ouverture pour orchestre créée en 2008 sur une commande de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk.
Mariss Jansons à l’occasion d’une intégrale Beethoven avait demandé à plusieurs compositeurs une pièce inspirée par Beethoven. C’est ainsi que Jörg Widmann a créé « Con brio », inspiré des septième et huitième symphonies, les plus alertes, les plus énergiques peut-être, celle où la sève coule sans doute avec le plus d’évidence. Widmann a composé un morceau très énergique et aussi raffiné en utilisant les instruments à la limite de l’audible, mais en même temps avec de belles couleurs et des citations habilement insérées, jouant sur les limites de la tonalité mais aussi sur la tradition, dans un jeu particulièrement passionnant.

Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Martha Argerich ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Un début excitant, d’autant plus que le concerto de Liszt doit lui aussi beaucoup à Beethoven . La première à Weimar en 1855 avait été dirigée par Hector Berlioz, un autre admirateur éperdu de Beethoven avec le compositeur au piano. L’orchestre, fort, plein de relief, est parfois surprenant (utilisation du triangle dans le troisième mouvement qui intervient de manière affirmée entre orchestre et piano, qui était et reste une curiosité). Le final martial est scandé par un rythme très marqué par Barenboim: mais l’orchestre dans ce concerto sert de cadre spectaculaire à un piano ébouriffant confié à une Martha Argerich un peu fatiguée et un peu grippée, mais toujours magique dès qu’elle touche le clavier, pour le legato incroyable de naturel, pour la douceur du toucher et  la fabuleuse précision du son.  La virtuosité est ahurissante, qui s’allie à une simplicité apparente du jeu et à une extrême attention à l’orchestre: le dialogue avec la clarinette est un  moment suspendu de ceux qui sont inoubliables. Tout sous ses mains semble facile et ne joue jamais sur l’effet : aucun effet sinon celui époustouflant du génie.

Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Bis à quatre mains ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

« Magique » Argerich offre en bis un duo à quatre mains avec Barenboim (Schubert) où la partie acrobatique est confiée à un Barenboim au raffinement, à l’élégance et à la fluidité inouïes. Une première partie qui laisse le public stupéfait et impressionné par tant de joie de faire de la musique et par un résultat pour le moins fabuleux .
On a supposé que la deuxième partie de l’ensemble était plus traditionnelle, tant le répertoire wagnérien est désormais attaché au nom de Barenboim. C’était sans compter sur l’enthousiasme de l’orchestre à jouer Wagner, qui semble le compositeur favori, pour lequel chaque musicien donne tout aussi bien dans les parties les plus grandioses que celles plus intimes. Les cuivres, sans scorie aucune, évidemment très sollicités, les bois fabuleux (Hautbois! Clarinette!) Et des cordes chaudes, rondes, moins raides que la veille dans Mozart (notamment la symphonie n ° 39, cf ci-dessus). Après une ouverture de Tannhäuser si dynamique, si fluide, si majestueuse en même temps, et si convaincante qu’elle déclenche l’enthousiasme immédiat de l’audience, Barenboim a enchainé avec deux morceaux de Götterdämmerung, avec en premier lieu la scène de Siegfried et Brünnhilde suivie du voyage de Siegfried sur le Rhin. Depuis le premier accord, Barenboim dessine un climat, une ambiance, un paysage qui installe le drame, le mystère, et en même temps nous plonge dans l’histoire: Barenboim ne fait pas du son pour le son, mais pour le drame: son Wagner entre immédiatement «in medias res» et quand il conclut la pièce par l’accord final qui ferme le monologue de Hagen, il réussit sans chanteurs, sans décor, sans théâtre, à nous montrer un paysage intérieur qui nous plonge dans l’histoire.

Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim dirigeant le West Eastern Divan orchestra le 15 août 2016 ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Puis il conclut avec la marche funèbre accompagnant la mort de Siegfried, tendue, spectaculaire comme un choc et en même temps retenue, intérieure, presque une méditation sur la mort. Un moment inoubliable.

Le programme se termine sur l’ouverture de Die Meistersinger von Nürnberg, chaleureuse, souriante, d’une précision de joaillier : on y peut tout entendre, tous les niveaux, tous les instruments, avec des moments retenus volontairement et d’autres plus expansifs. Barenboim n’est jamais démonstratif, jamais complaisant : son Wagner est naturel, fluide, et en même temps plein de relief; il met l’accent sur la couleur, qui, après le drame de Götterdämmerung ne nous propulse pas dans la comédie, mais dans l’humanité souriante, dans l’humanisme wagnérien et sa transcendante douceur
Magie.
Magie d’autant plus forte que le premier bis propose le prélude du troisième acte de Meistersinger : à la joie profonde succède la mélancolie, qui n’est pas la tristesse : l’interprétation est d’un tel raffinement, d’une telle justesse, d’une telle profondeur qu’on voit certains musiciens essuyer une larme. Comment pourrait-il en être autrement : nous sommes entrés dans les méandres d’un monde intérieur, d’un esprit saisi de doute, qui est exaltation de la sensibilité, qui est poésie pure. Les fleurs du beau.

Ensuite, pour satisfaire l’accueil frénétique du public, il conclut le concert alla grande avec le prélude de l’acte III de Lohengrin, triomphant, dynamique, joyeux, interprétation d’une incroyable jeunesse.
Un jeune chef de 73 ans nous a amenés au seuil de la jeunesse éternelle.[wpsr_facebook]

Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival
Daniel Barenboim ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER les 31 JUILLET et 12 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Götterdämmerung à Bayreuth est toujours un moment émouvant. C’est la dernière journée du Ring, et souvent la dernière journée du séjour, qui laisse toujours derrière un peu de nostalgie : c’est l’heure des bilans, c’est aussi le moment très sensible de la fanfare du troisième acte, exécutée selon les années d’une manière différente, modulée ou non. Je me souviens de cette fanfare dans cette couleur de crépuscule entre chien et loup, qui prenait immédiatement pour moi un relief particulier au temps de Chéreau: c’était là où disparaîtrait jusqu’à l’année suivante la merveilleuse image du rocher inspirée de Böcklin. Rarement image théâtrale ne m’a plus marqué. Difficile de ne pas s’en souvenir, difficile de ne pas aimer Götterdämmerung, indépendamment même de la qualité de la représentation. C’est toujours un adieu.
Beaucoup s’étonnent que même si les représentations ne sont pas toujours légendaires, on revienne sans cesse à Bayreuth. Pour ma part, ce lieu est tellement lié à ma vie que j’y reviens pour des motifs qui vont bien au-delà de la consommation contingente de cette représentation ou d’une autre. Tout prend à Bayreuth un relief particulier, en bien comme en mal. Je lisais des communications d’amis qui se désolaient de l’accueil houleux de la belle mise en scène du Siegfried de Frank Castorf hier (Ring III). Les fameux crocodiles ont fait leur œuvre, Siegfried est la production qui est systématiquement huée. Peut-être hier plus que d’habitude parce que une partie du public du Ring III est considérée plus conservatrice. Huer est toujours une manifestation de bêtise. Laissons les idiots à leurs certitudes : ce sont eux qui huaient Chéreau même pendant le déroulement de la représentation en 1976 ou 1977 ; on n’a pas idée de la violence des réactions d’alors. On voit aujourd’hui le résultat : l’histoire a parlé, et Chéreau est devenu un mythe. Frank Castorf a pris le lointain relais comme tête de turc.
On peut certes discuter l’entreprise de Frank Castorf, et sa lecture mais la discuter sur pièces, en argumentant, et surtout pas en affirmant que « Wagner n’est pas respecté » car le respect pour Wagner se lit non sur les crocodiles, un épiphénomène, mais sur un travail d’analyse et de mise en scène qui n’a pas aujourd’hui d’égal en profondeur ni en réflexion, dans les détails comme sur la ligne globale : Castorf a construit son Ring musicalement, avec ses leitmotives en écho avec ceux de Wagner, il a construit l’histoire d’un crépuscule, très ambiguë, ni optimiste ni pessimiste, pour la première fois sans réponse, sans option finale, comme en suspens. La profondeur du travail produit est la première marque de respect pour l’œuvre de Richard Wagner.
Résumons ce que nous avons vu: l’aventure des Dieux a été réglée dans Rheingold : une bande de gnoufs, de petits malfrats, une famille Ewing au petit pied. Celle des hommes est en train d’être réglée, elle suit dans les cent cinquante dernières années celle du pétrole, celle des aventures de pétrole et pouvoir. On l’a vue commencer en Azerbaïdjan (Walküre), continuer sous l’égide des dieux tutélaires du communisme puis à Berlin-Est, l’étrange caverne de Fafner pleine de menaces (Siegfried). Siegfried a brisé la lance sur laquelle les runes étaient gravées. Et cette brisure provoque immédiatement  de l’agitation dans la mise en scène de Castorf : vitrines de l’Est changées, Champagne à la place de verroterie, expression du désir et même de la luxure, comme si la rupture de la lance et la Wende quelque part correspondaient, comme si la dictature wotanesque prenait fin, qu’on se libérait, comme si ces crocodiles étaient déjà post-communistes.
Quelles que soient les péripéties qui précèdent, Götterdämmerung est autre, c’est un monde post. Souvenons-nous du travail d’Andreas Kriegenburg à Munich, si riche d’images, si abstrait et mythique dans les trois premiers épisodes, et au contraire l’univers si concret, si inscrit dans notre monde, du dernier jour dans un vulgaire centre commercial, verre et acier.
Ici, le décor  d’Aleksandar Denić, monumental comme pour les autres épisodes, est à la fois très historié et évocatoire ; très historié parce qu’il se réfère à des réalités, publicité gigantesque pour le complexe pétrochimique de Schkopau, bout de mur de Berlin coincé dans le décor, façade de bâtiment  qui renvoie à l’emballage de Christo du Reichstag, empilement de barils qui renvoient eux aussi à Christo, c’est-à-dire à l’art dans la cité, comme valeur éthique puis dans le dernier tableau valeur économique (à la fin entre les colonnes de Wall Street, les filles du Rhin sortent un Picasso).
Mais la mise en scène nous renvoie aussi à tout un monde de realia : le rôle de la banane en Allemagne de l’Est, qui fut une véritable affaire d’état (quand Seibert mange fiévreusement une banane entre le duo Siegfried Brünnhilde et la scène des Gibichungen), la présence turque et le kiosque à Kebab (Döner Box), l’Isetta et la Mercedes décapotable. Mais aussi des allusions à des films (Le cuirassé Potemkine) ou à des événements historiques (le blocus de Berlin). C’est-à-dire à la fois des références que chaque allemand qu’il soit originaire de l’Est ou de l’Ouest peut reconnaître, qui ont fait partie du vécu personnel ou familial et aussi des symboles plus larges lisibles par tous les publics un peu informés…
Pour comprendre la démarche de Castorf, sinon l’approuver, il faut avoir en tête le statut de Wagner en Allemagne, celui de Bayreuth, et l’occasion même de ce Ring qui est le bicentenaire de Richard Wagner. Wagner fait partie des masses de granit de la culture germanique (et mondiale, bien évidemment), qu’on se positionne pour ou contre d’ailleurs parce que Wagner fait clivage ; le statut de Bayreuth est aussi hautement signifiant dans le monde de la culture et notamment celui du théâtre, genre qui est en Allemagne un fondamental sinon un fondement. Rien à voir avec le statut du théâtre en France ou en Italie, même si les choses ont tendance à évoluer. Et le théâtre en Allemagne est d’abord théâtre public, financé par les collectivités locales: Bayreuth est depuis un peu plus de quarante ans un bien national. Ce qui se passe sur la scène de Bayreuth est toujours regardé et disséqué, qu’on soit wagnérien ou non, qu’on aime le théâtre ou non. Et ce n’est pas la musique de Wagner qui est interpellée -personne ne la met en doute- c’est la représentation wagnérienne, qui historiquement, a donné le ton de la représentation théâtrale en général.
Les mouvements commencés à Bayreuth ont été fondamentaux pour l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi pour la représentation théâtrale et son histoire. Castorf à Bayreuth c’est, comme pour Götz Friedrich (1972), Harry Kupfer (1978) et ou pour Heiner Müller (1993) en leur temps, une fois de plus la tradition du théâtre de l’Est, brechtien, didactique, épique, faisant irruption sur la scène emblématique de l’Allemagne.
Le théâtre de Castorf est profondément didactique : il ne cesse d’expliquer de justifier, de multiplier les références pour éclairer les questions posées par les textes, pour les contextualiser.  Il est à la fois le théâtre et sa glose. Ce n’est pas un hasard si par contrat il ne devait rien rajouter au texte de Wagner : la direction du festival craignait des aventures qui n’auraient pas manqué de provoquer bien plus que les huées pour cinq crocodiles. Le théâtre de Castorf est aussi profondément allemand pour un public qui a évolué, qui s’est largement internationalisé et qui n’a pas les mêmes références théâtrales : il est intéressant par exemple de lire et d’écouter les représentants d’autres publics ou d’autres cultures,  là où la tradition théâtrale n’est pas fondée sur les mêmes principes, comme la tradition italienne d’ailleurs, malgré un Strehler qui a tant fait pour Brecht, et même si aujourd’hui Romeo Castellucci a fait irruption (mais il doit sa carrière à son succès hors de la Péninsule).
Castorf est de plus un personnage hautement symbolique des déchirures de l’Allemagne du XXème siècle, déchirures dont il ne cesse de parler dans son théâtre, directement ou par allusions. La fin de son règne à la Volksbühne de Berlin d’ailleurs montre le basculement, sans doute nécessaire, vers autre chose. Le théâtre de Castorf, très appuyé sur les fractures idéologiques du XXème siècle, est peut-être déjà un théâtre du passé, mais visiblement son effet sur le public est bien présent: il parle encore au public, il hérisse encore : c’est sans doute aussi que l’idéologie, dans notre monde politiquement si correct, est un non-dit, et doit restée voilée…. Voir le voile de Christo s’écrouler et découvrir non le Reichstag, mais Wall Street comme substitut du Walhalla, c’est évidemment une vision idéologique sur la manière dont l’Allemagne d’aujourd’hui pourrait être considérée.
Que ces débats-là aient à voir avec Wagner, et notamment le Ring, c’est une évidence. Même si certains préfèreraient sans doute les tenues « intemporelles » de Wieland qui -croient-ils- permettraient aujourd’hui de mettre tout ça sous le tapis, mais qui à l’époque de leur création hérissaient tout autant (voir le scandale des Meistersinger).

Wagner était entré dans les débats de son temps du côté des révolutionnaires: l’ami de Bakounine (tiens, un jeu de mots intéressant avec Bakou auquel Castorf a pu penser …) a toujours été à gauche, même s’il a abondamment profité du système et des classes dirigeantes et possédantes.  Le lecteur ou l’auditeur d’aujourd’hui ne peuvent ignorer les ambiguïtés du personnage; il est clair que le Ring n’est pas un conte de fées, mais un ouvrage qui pose le pouvoir au centre du drame, et les moyens pour y parvenir. Les belles histoires d’amour et les légendes sont pliées à l’aune de la soif de pouvoir et sont des outils à son service, comme ceux qui les vivent : Brünnhilde et Siegfried, Siegmund et Sieglinde, Gunther et Gutrune sont des mortels qui le paient de leur ruine ou de leur vie. L’amour dans le Ring, maudit dès le départ, est une machine à tuer. N’oublions jamais que seul Alberich survit, celui-là même qui avait maudit l’amour.
Si Wagner nous disait il y a un siècle et demi que le monde tournait déjà sans espoir, mû par la passion de l’or et du pouvoir (mais Balzac ne disait-il autre chose dans la Comédie Humaine ?), pourquoi serait-il refusé à Castorf de dire la même chose, en soulignant que toute entreprise amoureuse est forcément vouée à l’échec et en cassant systématiquement l’attente du spectateur par un processus de distanciation qui pose une réalité qu’on ne veut pas voir (Siegfried, Brünnhilde, crocodiles). Pourquoi le spectateur, être pensant et réel devrait-il épouser les illusions des personnages? Castorf empêche systématiquement l’identification aux personnages. On ne vient pas voir le Ring à Bayreuth seulement pour rêver. Et surtout pas à Bayreuth construit pour les représentations du Ring. On vient voir le Ring d’abord pour comprendre.
A Bayreuth, on vient voir du Wagner certes, mais surtout du théâtre : un Wagner particulier passé au prisme du regard théâtral. Je le répète si souvent, mais je pense qu’il faut s’en convaincre : Bayreuth est le lieu de l’œuvre d’art totale, où musique et théâtre se tressent de manière indissoluble. Impossible de dire qu’on “n’écoute que la musique”, impossible de ne pas tenir compte de la scène dans un théâtre où l’orchestre est masqué. C’est pourquoi ceux que j’ai vu avec un masque de sommeil pour ne pas voir Castorf sont des imbéciles. Il faut quand même savoir pourquoi on est là. Et la mise en scène de Götterdämmerung, riche et foisonnante, qui parcourt le monde d’après-guerre, la Berlin du blocus, celle du mur, celle de l’Est et de l’Ouest (et les personnages passent indifféremment de l’une à l’autre), qui parcourt aussi les croyances et les superstitions, comme la vision chamanique de certains personnages comme Hagen qui erre dans un autel Vaudou qui trône pendant deux actes.
Je ne vais évidemment pas reprendre mes essais d’analyse de 2013 , 2014 (1) ,  2014 (2)  et 2015 , auxquels je renvoie le lecteur patient.
Il me semble néanmoins nécessaire de revenir sur les principes qui régissent ce dernier épisode :

  • L’histoire se poursuit désormais dans le cadre berlinois des années d’après guerre, le décor urbain et monumental identifiant parfaitement le mur, de part et d’autre. D’un côté un kiosque à kebab, la Döner Box (avec le jeu de mots sur Donner/Döner) et un magasin de fruits et légumes rempli de cageots vides, qui est « l’espace Gibichungen » – il en sont les propriétaires, et gèrent une sorte de bande du quartier -, et de l’autre le néon géant « Plaste und Elaste aus Schkopau » qu’on voyait sur les autoroutes d’Allemagne de l’Est, qui glorifiait la firme Buna, celle-là même qui avait construit à Auschwitz une usine de transformation de produits dérivés du pétrole et que les communistes de la DDR ont continué à exploiter. Le néon éclaire un espace sombre (un escalier monumental coincé entre deux tristes murs) réservé aux drames : c’est là que Siegfried est condamné, c’est là que son cadavre est amené, c’est là que Gunther est tué, c’est là enfin que Brünnhilde commence la scène de l’immolation. Un troisième espace, neutre pendant l’essentiel de l’opéra, dominé par une façade enveloppée à la Christo dans laquelle tous croient reconnaître le Reichstag, et devant laquelle stationne la caravane, qui sert de refuge à Brünnhilde (scène de Waltraute), puis à Gutrune, cette fois-ci sertie d’objets hétéroclites formant tête de taureau, allusion possible à Guernica. Et enfin un quatrième, fait d’une pièce occupée d’abord par l’autel vaudou pendant deux actes, puis par quelque SDF sous des affiches d’extrême droite (“L’aide pour ta mémé, par pour les roms ou sinti”)

    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
  • Cet espace étrange, sorte d’autel vaudou, rempli d’objets consacrés, bougies, téléviseur diffusant des images de sacrifices d’animaux : espace par lequel passent souvent les personnages, les Nornes, Hagen, et par lequel entre Siegfried, l’espace par lequel on passe d’un monde mythologique (celui des épisodes précédents) à un monde des hommes pétris de soif de pouvoir et de superstition en même temps, surmonté d’un escalier métallique magnifiquement éclairé ne montant nulle part.
  • Pierre Boulez appelait la trame de Götterdämmerung une ferblanterie évoquant les trames des opéras romantiques, avec de l’amour, de la trahison, des meurtres, et où la seule héroïne est Brünnhilde qui condamne tout de même Siegfried à mort.
    Mais l’aventure humaine n’est-elle pas une immense ferblanterie ? C’est bien l’image produite par ce décor multiple, par ces objets par centaines qu’on va utiliser ou pas : l’Isetta, symbole de la consommation naissante qui dans la tête d’une Gutrune lutinée par Hagen, fait une sérieuse concurrence à Siegfried, la Döner Box où l’on trouve boissons diverses, Döner Kebab, légumes (on en coupe beaucoup dans ce Ring) mais aussi drapeau turc et allemand, écran TV etc…etc… – et qui sera à vendre à l’acte III, abandonné. Des cageots, des planches qui serviront à se battre, des barils de pétroles, présents à l’Est et à l’Ouest, des meubles (de l’Est) abandonnés sous bâche de plastique. Et chaque objet ne décore pas, mais fait sens, car Götterdämmerung est vraiment la résultante d’éléments qui se sont mis en place précédemment et qui déterminent les événements ou qui font sens pour le spectateur: d’ailleurs, comme jadis Kupfer, Castorf montre que Wotan, grand ordonnateur de la succession des catastrophes, est toujours là à surveiller la situation : on le voit, sur l’écran suivre attentivement la scène entre Waltraute et Brünnhilde. Son œil cette fois est clairement celui d’Alex, le héros d’Orange Mécanique de Kubrick, une des références de la mise en scène de Castorf. Wotan reste comme Alex, depuis Rheingold, chef d’un gang de petits voyous. Mais cette référence montre en même temps quelle société est régie dans Götterdämmerung.
  • Une société ou personne n’écoute personne, les dialogues sont le plus souvent soit interrompus, soit fragmentés, soit deviennent des monologues. On l’a remarqué dans les quatre épisodes. Dans Götterdämmerung, Brünnhilde fait des réussites pendant que Siegfried est impatient de partir, Gutrune n’écoute bientôt plus Siegfried (c’est réciproque) pour n’avoir d’yeux que pour l’Isetta, Waltraute quand Brünnhilde lui parle au début de leur scène s’entraîne à tirer à l’arc, Alberich et Hagen s’écoutent à peine, chacun dans son monde et ses rancœurs ou certitudes. On finit par s’écouter au dernier acte, mais c’est trop tard et Brünnhilde d’ailleurs finit par faire taire tout le monde…
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il y a par ailleurs une volonté claire chez Castorf de montrer que cette histoire mythique du Ring est quelque part une épopée ridicule, qui est une succession d’échecs, et que les « héros » ne restent que des petits bras. Cette distance prise avec le mythe et notamment l’embrasement final se lit dans cette fin très ambiguë où sur l’écran le cadavre d’Hagen chamane (sa coiffure n’apparaît que sur l’écran) part au fil de l’eau avec des Filles du Rhin rêveuses, et sur la scène où les mêmes personnages contemplent, comme tétanisés, le baril qui brûle dans lequel les filles du Rhin ont fait tomber l’anneau, pendant que Wall Street (qu’on croyait être le Reichstag) triomphe. Ambiguïté d’une fin où il n’y a pas d’embrasement mais seulement des vélléités, des filles du Rhin notamment (comme d’ailleurs dès Rheingold où Loge fait le même geste que les filles du Rhin avec leurs briquets et où finalement rien ne se passe). Brünnhilde disperse l’essence, et prépare les conditions, mais laisse les autres personnages prendre la responsabilité de leurs destins. Elle quitte le ring du Ring. Toute cette histoire « grandiose » pour rien.  L’Histoire passe, et elle relativise l’histoire revue et corrigée de ce Ring.

Des Nornes très allemandes...©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Des Nornes très allemandes…©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Mythes wagnériens et leur vanité, vanités des idéologies, vanité aussi d’un mythe allemand,  réduit ici à des drapeaux ou des couleurs de robe, ou des objets symbole comme Mercedes ou Isetta, tout reste abandonné, et débarrassé de tout sens à la fin. Castorf nous montre de manière très pessimiste une sorte de Crépuscule permanent du monde, et de permanence des pouvoirs qui se sont emparés de nos destins. Voilà une lecture du Ring qui en fait une grande métaphore de notre situation, comme Wagner en son temps en faisait une lecture de la situation de son monde, qui a fini par se noyer dans le sang figé des millions de morts de la première guerre mondiale.
Contre ceux qui hurlent à la provocation ou à la destruction de l’idéalisme wagnérien, Castorf répond par l’affirmation que l’idéalisme qui n’a jamais été l’objet du Ring: ce dernier n’affirme que la vérité des lois du monde, où tout amour est écrasé par le pouvoir et l’argent.

A cette histoire racontée avec une intelligence et une acuité rares, correspond cette année une approche musicale qui pour Götterdämmerung, reste dans le sillon d’un Siegfried plus réussi que Die Walküre et Rheingold . Les raisons en sont à mon avis multiples.
D’abord, au contraire des autres journées, la distribution de Götterdämmerung est restée grosso-modo inchangée (à part Waltraute, le groupe des Nornes et des Filles du Rhin): tous les protagonistes ont travaillé avec Castorf l’année précédente, connaissaient la production et avaient aussi travaillé avec Kirill Petrenko. Catherine Foster et Allison Oakes depuis 2013, Stephan Vinke Stephen Milling et Albert Dohmen depuis 2015, Markus Eiche avait participé au Rheingold de 2014 et donc connaissait la production en ayant travaillé dessus, même s’il n’avait pas participé à Götterdämmerung. Seule nouvelle venue, Marina Prudenskaya en Waltraute, qui a succédé à Claudia Mahnke. Mais Waltraute est un rôle limité à une scène qui chez Castorf est relativement traditionnelle, et Prudenskaya s’en sort avec tous les honneurs. Il y a donc incontestablement une cohérence scénique plus forte, plus lisible qui donne un rythme plus proche de celui des années précédentes.
Ensuite, le style de direction de Marek Janowski, un Wagner plus conforme à la tradition, où la dramaturgie naît de la musique et non de la scène (c’est-à-dire l’inverse de l’approche de Petrenko, qui conditionnait sa lecture à ce qu’il voyait) convient mieux à Götterdämmerung, avec ses grands morceaux symphoniques, avec une musique incontestablement monumentale, avec l’intervention d’un chœur spectaculaire. Je le répète ici : autant Rheingold et Walküre m’ont gêné par leur chemin divergeant avec la scène, autant Siegfried et Götterdämmerung me paraissent moins marqués par l’absence de lien plateau-fosse.
Sous ce rapport, Siegfried m’est apparu sans doute le plus réussi, en dépit des questions que je posais dans l’article précédent.
Il en est de même pour Götterdämmerung, mais là sa direction musicale profite évidemment des aspects plus symphoniques de la partition, de moments musicaux « in se » comme la marche funèbre, les dernières mesures ou le voyage de Siegfried sur le Rhin et donc cela fonctionne plutôt bien. Je regrette évidemment la joaillerie de Petrenko, la ciselure de chaque moment, la découverte de couleurs inconnues de la partition : ici, rien n’est surprenant, rien n’est inattendu, mais reste souvent magnifiquement fait, avec des moments qui frappent et qui satisfont l’oreille. On va encore sans doute penser que je suis bien difficile, mais après avoir entendu dans cette salle et dans cette œuvre, Boulez, Solti, Barenboim, Levine, Sinopoli, Thielemann, Petrenko mais aussi – et c’était aussi intéressant sinon remarquable, Peter Schneider et Adam Fischer, Janowski prend place très dignement dans cette théorie dont mes préférés furent Boulez, Barenboim, Solti et Petrenko pour des raisons très différentes d’ailleurs. Qu’on ne vienne pas me dire que Marek Janowski est  « le phénix des hôtes de ces bois », mais qu’il en soit un hôte très respectable et quelquefois même magnifique, je peux en convenir aisément. Il reste que son regard sur le théâtre et son refus du plateau me paraissent contradictoires avec la nature de ce lieu, fait pour le théâtre, mais ça c’est une question de cohérence de direction artistique, voire d’éthique artistique. L’orchestre l’a bien suivi, compte tenu du nombre de répétitions sans doute limité : à ce titre, le Ring III a dû être (j’espère) plus en place que les deux autres. Il y a eu quelques scories, notamment au niveau des cuivres, mais les cordes sont remarquables, comme il convient à un orchestre qui doit beaucoup à Christian Thielemann dont on connaît l’attention pointilleuse aux cordes.

Acte II Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Choeur, Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le chœur une fois de plus est phénoménal : le chœur à Bayreuth, à cause de l’acoustique de la salle, paraît toujours impressionnant. C’est une tradition ici, et les disques ont immortalisé le chœur de Bayreuth qu’il soit dirigé par Wilhelm Pitz (1951-1972), Norbert Balatsch(1972-1999), enfin Eberhard Friedrich (depuis 2000). C’est aussi une tradition que le chef de chœur soit sans doute l’artiste de l’équipe le plus longtemps en place et le plus durable : il a à garantir la stabilité de l’effectif, à assurer une continuité artistique et un niveau qui est vraiment une marque de fabrique, peut-être plus que l’orchestre d’ailleurs.
Chacune des interventions du chœur est un événement, et dans Götterdämmerung, il l’est d’autant plus que c’est la seule intervention en 17h de musique : ça marque. Il est parfait, impressionnant, unique.

La distribution est plutôt d’un bon niveau d’ensemble sans être transcendée par l’événement. On ne peut dire qu’un artiste se soit surpassé, on ne peut dire non plus que ce fut problématique.

Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Sans les mêmes moyens ni la même couleur vocale que Claudia Mahnke, Marina Prudenskaya qu’on n’attendait pas dans ce rôle, est vraiment intéressante, à la fois insinuante et agressive, soignant la couleur, veillant à la diction, même si ce n’est pas toujours entièrement idiomatique, ce qu’on peut comprendre, et surtout cherchant à être expressive et à entrer dans le drame. Il en résulte, face à l’expérience consommée de Catherine Foster, une scène tendue, un moment musicalement et dramatiquement fort. C’est une belle surprise, même si on connaît les grandes qualités de la chanteuse.
Les filles du Rhin sont comme dans Rheingold, remarquables, dans le jeu plus ambigu, plus dramatique que dans Rheingold : bel ensemble et surtout belle fusion vocale d’Alexandra Steiner, Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl .
Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl sont d’ailleurs une première et deuxième norne remarquables de profondeur et de tension, Christiane Kohl (troisième norne) a des stridences et une voix pour mon goût un peu trop acide. Mais l’ensemble est aussi très correct.

Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Markus Eiche dans Gunther est vraiment remarquable : son Gunther est à la fois veule, dramatique, volontairement inexistant face à Hagen, et fragile : l’artiste rend toutes ces facettes du personnage avec une voix particulièrement expressive et un chant incroyablement coloré. Il a été il y a quelques mois un Beckmesser époustouflant dans les Meistersinger munichois. Son Gunther est de la même veine, dans un rôle difficile par ses exigences dramaturgiques et une exposition vocale ambiguë.
Allison Oakes dans Gutrune est d’abord une silhouette, un personnage de comédie, une ridicule. Castorf dessine le personnage d’une manière très précise, en opposition à une Brünnhilde qui défend les plus hautes valeurs, Gutrune défend les plus basses. Ainsi, il montre aussi ce qu’est devenu Siegfried fasciné par cette oie. Elle est magnifique de naturel, de vérité, de justesse (la découverte de l’Isetta est un morceau d’anthologie) : j’ai rarement vu Gutrune aussi bien dessinée. Vocalement elle est très présente, la voix est grande, (elle chante Isolde). En l’entendant je me souvenais que chez Chéreau, Sieglinde et Gutrune étaient chantées en 1979 et 1980 par la même chanteuse (Jeanine Altmeyer)…à méditer…car si elle est désopilante dans les deux premiers actes, elle est vraiment tendue et dramatique à souhait dans le dernier.
Hagen a cette fois-ci pour des raisons de santé du titulaire été chanté par Albert Pesendorfer en troupe à Francfort pour Götterdämmerung I et repris par Stephen Milling le titulaire du rôle pour Götterdämmerung II. Albert Pesendorfer a la voix du rôle, et sa tenue, il n’en a pas la noirceur, et surtout son chant manque d’expression : le climax du rôle reste pour moi son monologue du premier acte (qui se termine par Dünkt er euch niedrig /ihr dient ihm doch/des Niblungen Sohn.) Je me souviens en 1977 de Karl Ridderbusch littéralement inoubliable, mais aussi de Philip Kang, de John Tomlinson ou plus récemment de Hans-Peter König, nous n’y sommes pas.
Mais nous n’y sommes pas non plus pour Stephen Milling, au chant beaucoup plus expressif, plus engagé théâtralement, mais à la voix voilée, aux graves un peu trop opaques, même si l’aigu résiste. Il sortait de maladie et peut-être les choses se sont-elles remises en place au Ring III, mais cet Hagen-là plus présent scéniquement mais pâle vocalement, n’était pas plus satisfaisant.
L’Alberich d’Albert Dohmen est d’abord un personnage, ce Wotan bis ( qui fut un Wotan sur cette scène) me plaît bien…la voix fut, mais il en reste une expressivité, une couleur, une science du dire, un souci du détail expressif qui le rend passionnant : sa scène du début de l’acte II est fascinante.  Cette vision d’un « Wanderer » errant avec sa valise et la fille sur cet escalier métallique, est l’une des plus belles images du Ring de Castorf, tellement juste, tellement vraie, tellement marquante. Grandiose.

Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Siegfried était Stephan Vinke : aux Ring I et II, il avait plus de vaillance et de justesse dans Siegfried que dans Götterdämmerung. Dans Götterdämmerung Siegfried doit chanter héroïquement (dans le prologue, c’est encore le Siegfried de Siegfried qu’on entend) puis dialoguer, raconter, et le texte est plus suivi, plus théâtral moins monolithique : et ces parties là (Acte I et II) lui conviennent moins, il est très bien intégré dans le jeu, il a pris de l’assurance par rapport à l’an dernier, mais la voix est excessivement nasale, aux limites de la justesse quelquefois et les passages ne sont pas toujours bien négociés (il est vrai que certains aigus sont à la fois attendus et piégeux). Bref, il est plus vocalement plus décevant que l’an dernier, notamment au Ring I ; le Ring II était plus réussi notamment par un troisième acte vraiment magnifique (dans la scène avec les filles du Rhin, il étonne par son naturel), concentré, déchirant (dans la scène du récit à Hagen et ses sbires et de la mort). L’impression est donc un peu modulée sans être vraiment mitigée. Où y a-t-il des Siegfried crédibles aujourd’hui ? Et certains de mes lecteurs (et de mes amis, ou les deux) vont peut-être frémir, mais je regrette quand même  Lance Ryan, dont la présence en scène et dont le personnage étaient tellement vrais dans son côté moche, que la voix avec ses défauts (ou grâce à…) lui allait comme un gant. D’ailleurs, il a été encore récemment un Siegfried exemplaire (à Munich).

Certains ont reproché à Catherine Foster des inflexions anglo-saxonnes, un discours pas suffisamment idiomatique, d’autres des trous dans la voix (le centre, le grave), d’autres un manque de ligne de chant et d’homogénéité. C’est vrai, et oui, et non. C’est vrai à certains moments. Son Götterdämmerung I était vraiment remarquable pour mon goût, son II plus difficile, notamment au deuxième acte, plutôt hésitant au point que je me suis demandé si la météo plutôt fraîche ne l’avait pas  piégée. Un point qui pour moi ne fait pas de doute, c’est qu’elle fut à son sommet en 2015. Un autre point incontestable, c’est qu’elle a corrigé de graves problèmes d’homogénéité entre 2013 et 2014. Un dernier point : elle fut moins convaincante sur la durée en 2016 qu’en 2015.
Il reste que du point de vue de la présence, du point de vue de l’engagement, du point de vue de la tension et de l’attention au texte et à l’expression, du point de vue de la couleur, elle reste une très grande Brünnhilde, très convaincante dans Götterdämmerung : c’est dans ce dernier épisode qu’elle emporte totalement l’adhésion (même si son Siegfried si difficile pour Brünnhilde, est remarquable), avec un deuxième acte supérieur, avec une scène d’immolation (sans immolation dans cette mise en scène) à la présence marquée. Catherine Foster restera la découverte vocale de ce Ring, même si on peut çà et là avoir à redire : mais si l’on fait l’équilibre entre voix, musicalité,  présence scénique et engagement, elle reste convaincante et l’un des atouts de cette production.
Et voilà, un Bayreuth de plus, un (deux) Ring de plus et encore des moments forts, encore des discussions passionnantes et infinies, encore une fois la conviction profonde (et j’espère, argumentée) que cette production est la plus stimulante et la plus intéressante du Festival 2016, comme elle l’était en 2015 malgré le Lohengrin de Neuenfels. Chaque vision fait découvrir de nouvelles questions, aide à approfondir le propos, aide aussi à en préciser les intentions et à en voir la grandeur. C’est une grande fête de l’humain, une grande fête de l’intelligence et je ne vois pas quel plus bel hommage à Richard Wagner que de le traiter avec intelligence et profonde humanité. Bien sûr, les changements musicaux et de distribution provoquent des hésitations, des problèmes de rythme : mais la bête résiste. Et vivent les crocodiles, les Mercédès et les Isetta, mais surtout pas la bêtise…[wpsr_facebook]

Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

 

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, “des Mille”)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED de Richard WAGNER les 29 JUILLET et 10 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Siegfried (Stefan Vinke) Waldvogel (Ana Durlovski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Stefan Vinke) Waldvogel (Ana Durlovski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Des quatre opéras du Ring, Siegfried est sans doute le moins populaire, le moins connu et le plus difficile de tous. Plus théâtral au premier acte, plus musical au deuxième, il est plus héroïque au troisième et requiert des qualités très diverses. Pour Siegfried, c’est une partie infernale, très sollicitée à l’aigu, particulièrement héroïque : les Siegfried de Siegfried et de Götterdämmerung sont vocalement suffisamment différents pour que quelquefois, et même à Bayreuth ils aient été chantés par deux chanteurs.

C’est aussi le dernier opéra où Wotan apparaît, en perdant son nom d’ailleurs puisque on l’appelle le Wanderer, le dieu errant sur la terre, attendant patiemment que Siegfried ait grandi. C’est enfin un opéra (presque) sans voix féminines,: Brünnhilde n’apparaît que dans les 45 dernières minutes, et l’oiseau n’intervenant (vocalement) que dans la dernière partie du deuxième acte.

C’est sinon un opéra très équilibré vocalement : deux ténors (Siegfried, ténor héroïque, et Mime, ténor de caractère), deux barytons basses (Wotan et Alberich) une basse (Fafner), deux sopranos (un soprano dramatique et un soprano léger), un mezzosoprano (Erda) : pratiquement toutes les voix sont représentées en huit personnages, et sur les huit personnages quatre vont disparaître définitivement dans Götterdämmerung, dont l’emblématique Wotan qui laisse la place à Siegfried : celui qui a l’universelle connaissance cède devant l’innocent.
Dans l’économie de la mise en scène de Frank Castorf, Siegfried est sans doute celui qui, après une Walküre à la fois pittoresque et historique, plonge directement dans l’idéologie et ses applications : nous sommes à la fin de la deuxième guerre mondiale, le monde est divisé en deux Mount Rushmore, l’un américain, le vrai, et l’autre marxiste, Marx, Lénine Staline, Mao, sous la protection duquel s’est placé Mime et à l’ombre duquel a grandi Siegfried. C’est un décor écrasant tout en hauteur, qui apparaît au lever de rideau : un Mount Rushmore en construction avec des échafaudages. Le décorateur Aleksandar Denić explique d’ailleurs que c’est peut-être un Mount Rushmore en restauration (plusieurs fois les personnages montent soit pour le nettoyer, soit pour lui donner quelques coups de marteau – le nez de Marx en sait quelque chose, l’œil de Staline aussi auquel Siegfried s’attaque (à œil de Staline correspond œil de Wotan…). Mais il précise qu’il peut être en construction, car inachevé, et que les échafaudages sont là pour rajouter un dictateur supplémentaire à la brochette déjà en place…les paris sont ouverts en quelque sorte.
L’autre partie du décor, c’est Berlin, Alexanderplatz. Berlin entre dans l’univers du Ring et ne le quittera plus jusqu’au Götterdämmerung. C’est justement ce qui fait dire à certains que Castorf effectue un travail « narcissique », faisant interférer sa propre histoire et celle du Ring. On sait que Berlin est l’un des éléments centraux de la création de Castorf, mais Castorf est trop rigoureux pour l’insérer gratuitement, au seul motif que Berlin l’intéresse. Bien sûr, Berlin pendant la guerre froide est un enjeu idéologique fort, et le spectateur a beau jeu de l’identifier comme symbole, mais ce qui intéresse Castorf, c’est qu’au centre de l’Alexanderplatz, le centre névralgique de la ville à l’Est, près de tous les monuments

Alexanderplatz, avec au fond la Minol
Alexanderplatz, avec au fond la Minol

symboles : hôtel de ville, cathédrale, palais impérial, musées, trônait le siège de la Minol, la compagnie pétrolière de l’Est, dès le début des années 50. C’est bien là le focus de ce décor, où le symbole de Minol éclairé au néon orange fait frontière entre le Mount Rushmore et l’Alexanderplatz : il n’y a pas de hasard, là où s’affirme l’idéologie s’affirme en même temps le pétrole, c’est à dire l’Or.
C’est ensuite un raccourci de Berlin Est que veulent nous présenter Castorf et Denić : une sorte de décor de spectacle où tout est dit :

  • La poste, dont les employés lisent et contrôlent le courrier (DDR oblige). L’endroit est désert, et y traînent des sacs poubelle anachroniques, mais sis devant la poste, on imagine bien ce qu’ils doivent contenir.
  • Le Biergarten, typique de toute l’Allemagne, est comme ouest.
  • Le restaurant, triste, typique quant à lui de certains restaurants de la DDR
  • Horloge Universelle
    Horloge Universelle

    L’horloge universelle, reproduite à l’échelle, au pied de la tour de télévision, autre symbole de Berlin Est.

  • A l’intérieur du décor, des coulisses de théâtre où Erda achève de se préparer, et des p’tites femmes qui sortent en accompagnant Fafner

Car ce décor, sans aucune concession au hasard, est celui de la grotte de Fafner : sinistre et déserte à l’extérieur, où l’on s’amuse à l’intérieur dans la clandestinité et où Fafner dépense son or en fanfreluches pour gamines faciles, qui ont chacune le même cadeau (une petite culotte), dans une DDR où il n’y a pas beaucoup de choix. Il y a bien aussi un dragon c’est le crocodile unique qui rappelle le Dragon des Nibelungen de Fritz Lang (1924) et qui fait si peur aux gamines.
Comme on le voit, tout est là, les éléments sont en place, réels et symboliques, qui racontent une histoire et une autre, en les reliant dans aucune aberration : Berlin Est, c’est Fafner, c’est le meurtre de Mime, ce sont les crocodiles. C’est un lieu de rupture, et c’est pourtant dans ce cadre que Brünnhilde chante son amour à Siegfried. On sent tout de suite quel avenir leur est réservé…
Nous ne reviendrons pas sur le détail d’une mise en scène qui a peu changé, à part la naissance d’un troisième petit crocodile : la famille s’agrandit, et avec elle les dangers, mais c’est aussi un jeu, qui fait partie intégrante de ce travail. Nous renvoyons donc le lecteur aux revues de 2014, revue 1, et revue 2 et 2015.
La question qui se pose est assez simple : le personnage de Siegfried est l’un des plus ambigus du Ring, mais il ne l’est pas dans cette mise en scène. Incapable d’aimer, incapable de tirer parti d’une éducation idéologique, et plus proche d’un état de nature à la Rousseau, où règne la loi du plus fort, Siegfried apparaît tout au long de ce Ring comme un mauvais garçon, impatient, peu enclin à l’écoute, ne se réalisant que dans l’action violente (meurtre de Fafner et de Mime), un produit dérivé de notre monde, fils de la lutte idéologique. Se pose la question rebattue par ailleurs de « nature et culture », à travers ce personnage qui refuse la culture de Mime pour n’avoir confiance que dans la nature et son spectacle. Il refuse tout autant d’ailleurs les runes enseignées par Brünnhilde : il n’en tient pas compte.
C’est un violent avec Fafner, on l’a vu, l’abattant sans hésitation à la Kalachnikov, c’est un violent avec Mime, qu’il tue avec une rage inouïe, le recouvrant ensuite d’ordures dans une scène difficile à supporter. Signalons d’ailleurs le rôle insistant de ces sacs de plastique ou de ces poubelles dont on sort des ordures, des poubelles et des objets bien anachroniques d’ailleurs, mais tous issus de traitement du pétrole : c’est avec eux qu’il joue pour essayer d’imiter le chant de l’oiseau, laissant le cor à l’orchestre, dans une des scènes les plus désopilantes de la production.

Wanderer (John Lundgren) Erda (Nadine Weissmann) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Wanderer (John Lundgren) Erda (Nadine Weissmann) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Toute la scène de Berlin est d’ailleurs étonnante par l’alternance d’évocation d’une Berlin qui s’amuse dans sa tradition historique de ville ouverte : les revues, abondamment citées et par le costume extraordinaire de l’Oiseau, et par l’apparition d’Erda, qui semble devoir entrer en scène, avec perruque, maquillage, et surtout descente d’escalier, passage obligé de la revue. Nadine Weissmann est extraordinaire dans le personnage, la démarche, la descente ondoyante d’un escalier où traine le chapeau de Wotan.
A la partie berlinoise correspond toute la partie Rushmore, où se déroulent le premier acte dans son ensemble, les trois quarts du deuxième acte et la moitié du troisième. Le décor du Rushmore marxiste est à la fois le produit d’un imaginaire de Castorf et de Denić qui traduit un imaginaire collectif : cette caravane étrange, qu’on revoit pour la première fois après Rheingold, sorte de fil rouge qui désormais va accompagner l’action et notamment le devenir du couple Brünnhilde-Siegfried, est symbole d’errance, mais aussi de malheur : tous les objets appartenant à Alberich et Mime à l’origine (Rheingold)  sont frappés de malédiction. Elle passera de mains en mains jusqu’au final de Götterdämmerung : Alberich, Mime, Brünnhilde-Siegfried, mais aussi Gutrune, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Un objet transactionnel en quelque sorte.
Dans ce paysage désolé en chantier dos à dos avec la Berlin des communistes (on passe de l’un à l’autre par des tunnels…Les vases communicants de l’idéologie en quelque sorte), se déroule un premier acte presque traditionnel, avec un Wanderer tout de noir vêtu, tatouage d’une tête de loup sur la poitrine (Wolf), et lunettes noires (toujours ces problèmes aux yeux…), lunettes noires qu’on reverra sur Siegfried déguisé en Gunther, un Wanderer muni de sa lance et entrant en scène avec des cables semblables à ceux qui rechargent des batteries, munis de pinces-crocodiles (tiens tiens), pour activer la forge ou pour faire tout sauter, selon l’issue de la conversation-examen avec Mime.
Le paysage est singulier : la caravane à tout faire, monceaux de livres sur le sol, suffisamment subversifs pour qu’à l’arrivée de Wotan, Mime cherche à les dissimuler. Du matériel de camping, seul matériel utilisé par les héros, de Wotan à Brünnhilde, matériel léger, transportable, dissimulable, matériel d’errance. Et traînant dans l’ombre au fond à droite, la veste d’Alberich (reconnaissable à sa doublure verte) qui traine au premier acte, trace de sa présence, comme s’il avait comme Wotan, surveillé l’éducation et la croissance de Siegfried :  Alberich-Wotan, monde parallèle. D’ailleurs, au début du deuxième acte, il se repose près de la caravane sur un des lits pliants : il est chez lui.

Notung ou НОТУНГ? pour Siegfried (Stefan Vinke), le choix est fait ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Notung ou НОТУНГ? pour Siegfried (Stefan Vinke), le choix est fait ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

On a déjà souvent disserté sur l’ours, incarné par un homme (l’inévitable Patric Seibert en personnage très beckettien) une sorte de sauvage qui va s’éduquer au contact des livres, un homme-ours à tout faire, qui prépare l’autodafé nécessaire à l’alimentation de la forge : devant l’acier trempé de Notung, inutile d’avoir des livres…la force invincible n’a pas besoin de culture, et l’ours-homme va souffler sur le feu (invisible) des livres qui brûlent pour forger l’épée. Mais Siegfried préfèrera, à choisir, la Kalachnikov trouvée dans deux caisses où est écrit, en russe, НОТУНГ,
Pour en revenir à l’ours, dans tous les Siegfried du monde, l’ours est toujours forcément un homme recouvert d’une peau d’ours. Castorf ici joue la transparence du théâtre, un peu comme le dragon de Chéreau « qui ne faisait pas peur ». Il nous a d’ailleurs montré la peau de l’ours utilisée par Wotan par jeu au troisième acte de Walküre… qui fait le lien comprend que Wotan pilote tout, préparant la journée suivante.
Comme dans les autres épisodes, le jeu est partout, dans toutes les dimensions du plateau, y compris en (grande) hauteur, saluons d’ailleurs la performance des artistes et notamment celle de Siegfried, qui, malgré les efforts notables requis par le chant, ne cesse de grimper et descendre d’échelles ou d’escaliers ; l’effort physique requis est singulier.

Remarquons enfin l’ironie de Frank Castorf, qui place les murmures de la forêt, cet hymne à la nature universellement connu et attendu du public, d’abord au pied d’un Mount Rushmore sans un arbre, puis dans le béton de Berlin Est. Mais ainsi, indépendamment du décor, c’est le monde fantasmatique de Siegfried qui est suggéré, et qui se projette dans cette vision de l’oiseau. Dans la plupart des mises en scène, l’oiseau est un volatile mécanique quand la chanteuse est en coulisse : quelquefois aussi la chanteuse est oiseau (chez Kriegenburg à Munich par exemple). Castorf choisit un oiseau imposant, un oiseau personnage, vision fantasmatique de Siegfried, comme un personnage de ces revues berlinoises de l’Admiral-Palast, mais aussi un oiseau plus oiseau que nature, avec un costume composé de tous les types de plumes possibles, si large qu’il ne passe pas les portes ou les rampes d’escalier étroites (d’où des poursuites désopilantes). Débarrassé de ses plumes à la fin du troisième acte, et revêtu d’une légère robe blanche qui répond alors à celle de Brünnhilde, il se fera d’autant plus facilement avaler par le crocodile de passage. Mais pour Siegfried, pas de doute, l’oiseau est un interlocuteur, le seul avec lequel il va entrer en dialogue et qu’il va écouter, puis honorer…
Deux dernières précisions : deux personnages en vidéo, au sommet du dispositif, l’un Alberich, tend le poing avec une main ouverte :  avec le jeu d’ombres, on dirait une tête de crocodile ouverte (comme dans les jeux d’ombres chinoises), l’autre plie le bras et le point fermé, c’est Mime, deux images fascistoïdes qui disent tout à fait leur nom.
Comme on le voit, on ne peut parler d’errances de Castorf, selon le mot d’un de mes lecteurs, car le travail effectué fait système, découvert peu à peu par capillarité, par liens, par écho : rien de gratuit dans ce monde-là du Ring, qui remplace une mythologie par une autre, dans laquelle les personnages trouvent leur place, une place que le texte justifie ou éclaire.

Du point de vue musical, la distribution m’est apparue assez équilibrée, plus en tous cas que dans les épisodes précédents, même si elle n’est pas la plus éclatante.

Mime (Andreas Conrad) et Wanderer (John Lundgren) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Mime (Andreas Conrad) et Wanderer (John Lundgren) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le Wanderer est peut-être pour John Lundgren le rôle qui correspond le mieux à sa personnalité. Il apparaît distant et froid, avec une diction qui correspond bien à la nature du texte proféré (le jeu de questions avec Mime, par exemple, est particulièrement acéré), bien projeté. Le sommet étant bien entendu la scène avec Alberich, où deux Wotan en quelque sorte s’affrontent. Le sens du texte est peut-être plus évident chez Albert Dohmen, qui malgré une voix qui fut et qui n’est plus, réussit à camper un personnage encore impressionnant. C’est cet aspect Wotan déchu, déjà perceptible dans Rheingold, qui frappe ici dans la scène où il se confronte au Wanderer, et où une fois encore il se fait manœuvrer pour aller réveiller Fafner. Albert Dohmen est un Alberich inhabituel, presque noble, pétri de frustration, qui s’oppose à un Wanderer qui semble être un ex-lui-même. La scène entre les deux est à ce titre un des sommets de la représentation.
Cet Alberich, qui va rester roder pendant tout l’acte, et observer discrètement le meurtre de Mime, est justement présent partout, il est Wanderer lui-aussi, mais un Wanderer qu’on va retrouver dans Götterdämmerung, quand il partira, après avoir averti son fils, muni, lui aussi d’une valise de grand voyageur, avec une jeune beauté. Par quelques touches , Castorf réussit parfaitement à rendre le parallélisme avec Wotan et le caractère du personnage, bien adapté à Dohmen, qui n’était pas celui de Oleg Bryjak.
Plus difficile est le passage de Koch à Lundgren. On en a analysé précédemment les raisons (voir Walküre), vocalement, Lundgren est moins souple, plus raide, a une voix moins modulée et un chant plus fixe. Il aurait sans doute mieux convenu à la mise en scène précédente de Tankred Dorst. Ce qui frappait chez Koch, c’était la complexité psychologique du personnage, particulièrement bien rendue par le système d’écho scène-fosse établi avec Kirill Petrenko, qui faisait de l’orchestre un assistant du personnage et non un commentateur de l’action. Ici, le rapport scène-fosse étant différent, et d’une certaine manière plus attendu avec un orchestre commentateur, accompagnateur plus qu’acteur ou qu’assistant, le personnage est rendu très différemment. Mais dans le premier acte, cela convient et correspond grosso-modo à l’attendu.
Dans la magnifique scène avec Erda, construite ad-hoc pour un Wolfgang Koch plutôt pas très propre, il construit un personnage différent, plus déchu peut-être que Koch qui se vautrait un peu dans sa déchéance, mais plus rageur aussi. Avec les mêmes gestes et la même construction, il est à la limite moins antipathique et plus pitoyable. En tous cas, sans doute aussi grâce à l’exceptionnelle Erda de Nadine Weissmann, la scène fonctionne encore comme l’un des sommets de la soirée.

Siegfried (Stefan Vinke) Wanderer (John Lundgren) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Stefan Vinke) Wanderer (John Lundgren) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

En revanche, la scène avec Siegfried qui suit m’est apparue moins « naturelle », ce peut-être aussi un effet du personnage, déchu et déjà perdant, qui teste jusqu’au bout le petit-fils, dans une dernière tentative non d’empêcher l’irrémédiable, mais de constater que la mécanique imaginée par Brünnhilde fonctionne. Elle fonctionne même au-delà du prévisible puisque la lance des Runes est brisée. Voilà qui justifie ensuite la vanité du cadeau de Brünnhilde qui va transmettre à Siegfried une connaissance forclose, qu’il va d’ailleurs ignorer, voire mépriser. Mais dans cette scène, la voix et la présence de John Lundgren me sont apparues moins fortes. Il reste que je trouve son Wanderer de Siegfried jeune et énergique plus convaincant que son Wotan de Walküre. Mais il ne domine pas encore tout à fait le rôle.
J’ai déjà dit le bien que je pensais d’Albert Dohmen. Autant dans Rheingold il semblait un peu mal à l’aise avec le personnage voulu, notamment face aux filles du Rhin, autant ici il me paraît avoir inventé un type de personnage intéressant, qui sait jouer de l’état actuel de sa voix, avec des moments de forte intensité et surtout un travail sur le texte et les inflexions nécessaires acéré et précis. Certes, la projection et la profondeur ne sont plus ce qu’elles ont pu être, mais ce personnage errant, qui fut puissant, cette figure d’ex-Wotan comme je l’ai appelée pour mieux cibler ce qu’il projette sur scène, m’est apparue convaincante. Le début deuxième acte avec le Wanderer est une scène vraiment réussie et intense. Il reste que cet Alberich n’est pas le méchant menaçant habituel, et la prestation de Dohmen le marque comme plus perdu que méchant.

Siegfried (Stefan Vinke) Mime (Andreas Conrad) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Siegfried (Stefan Vinke) Mime (Andreas Conrad) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Mime est Andreas Conrad, la voix est bien projetée, l’émission impeccable : il faut une voix qui sache colorer pour un Mime qui est un personnage à la fois pitoyable et comique. Castorf lui donne des faux airs de Bertolt Brecht, mais une silhouette qui doit aussi beaucoup à Beckett, avec son usage du parapluie, citation d’un théâtre de l’absurde qui convient tout particulièrement au personnage. Conrad est parfaitement dans le rôle, même si quelquefois on aimerait encore plus d’exagération, encore plus de tragicomique ; bien sûr, depuis 40 ans nul n’a pu arriver à faire oublier Heinz Zednik, l’inoubliable Mime de Chéreau, qui a donné tant d’idées de mise en scène à d’autres (y compris à Castorf). Après Zednik et Chéreau, Mime ne sera plus jamais le même.
Comme on ne vit pas de regrets éternels, (et l’on peut encore se repaître de Zednik en vidéo, courez-y, c’est unique), Conrad est l’un des Mime du moment, l’un des bons interprètes, qui rentre dans le personnage inquiétant, pitoyable et dérisoire, avec une vraie voix, colorée, claire, et doué d’une belle diction du texte, si importante pour ce rôle, aussi bien au premier qu’au deuxième acte : ses dernières répliques , à la fois désespérantes et désopilantes, sont toujours un des moments de Siegfried, Wagner y joue sur les doubles sens, sur la duplicité, sur le vrai et le faux, l’être et l’apparence, dans une scène où se joue exactement l’inverse de ce qui va se jouer avec Siegfried dans Götterdämmerung : ici le sang est révélateur de vérité, Siegfried voit derrière les mots, il lit au travers. Et Wagner prend ici le parti d’inclure le spectateur dans le jeu. Dans Götterdämmerung, cette clairvoyance disparaît, Siegfried oublie, il efface, et devient mimétique de ses ennemis. Il y devient apparence (un Gibichung de plus) et être à la fois (il est toujours aussi méchant). Seul moment, je l’ai dit, où Siegfried écoute quelqu’un (l’oiseau) et obéit à des suggestions, aux dépens d’un Mime d’autant plus pitoyable que son discours est dévoilé : toute sa vie avec Siegfried, Mime a déguisé son être dans le but de sculpter un Siegfried prêt à s’emparer en son nom du pouvoir (Or et Tarnhelm), et on entend ici son être profond et toute la vérité de sa vie, de manière totalement suicidaire, et en même temps mimant (sans jeu de mot) tout ce qui a été une vie de mensonge et d’espoir. Aussi, la mise en scène de Castorf sort de la jolie histoire d’un Siegfried justicier qui tue le méchant gnome : elle inciterait presque à prendre en pitié ce Mime désespérant de nullité, qui court à sa mort. La manière violente et insistante dont Siegfried le transperce, suivie de la manière dont il soulève le cadavre, l’assoit sur une chaise de plastique et le couvre d’immondices incite le spectateur à rejeter ce Siegfried sauvage. Il reste qu’Andreas Conrad constitue, avec une prestation où chant et déclamation où alternent ou se tressent ensemble avec une redoutable précision, est l’un des pilastres de cette distribution.
La scène qui suit est désormais célèbre : c’est la poursuite de l’oiseau, c’est ce jeu marivaudien entre un oiseau qui suit Siegfried (ou qui essaie de le suivre) jusqu’à ce qu’ils se rencontrent et copulent (vögeln en allemand, « oiseler », comme je l’avais signalé dans mes revues précédentes). Siegfried und der Waldvogel vögeln…c’est l’état de nature…
Un oiseau qui n’a plus la voix si bien posée et si claire de Mirella Hagen, mais celle un peu moins séduisante d’Ana Durlowski, plus nerveuse et plus stridente, et donc pour moi un peu moins intéressante.

Karl-Heinz Lehrer (Fafner) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Karl-Heinz Lehrer (Fafner) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Avec une voix moins profonde que d’autres Fafner, Karl-Heinz Lehner, cheveux longs et blanchis par les ans (il reste dans sa caverne à écouter son or dormir), est un homme mur, qui trompe son ennui par le plaisir facile dans sa caverne de Berlin Est bétonnée. Son chant est énergique, assez puissant, plus convaincant peut être dans son quasi unique monologue que dans Rheingold : il est en tout cas un personnage magnifiquement castorfien, tué à la Kalachnikov et secouru par Seibert dissimulé dans la caravane avec sa trousse de premiers secours, inutile. Et sa scène avec Siegfried est pleine de relief
Stefan Vinke est Siegfried pour la deuxième année.
La production a été construite en fonction du personnage époustouflant de Lance Ryan, dont la voix a eu des hauts et des bas. Il faut bien dire que ses Siegfried dans la production de Castorf étaient magnifiques scéniquement mais très pénibles quelquefois vocalement, voix nasale, limite permanente de justesse, et quelques moments extraordinaires ; mais il était tellement le personnage qu’on lui pardonnait (presque) tout. Stefan Vinke l’an dernier était sans conteste plus en voix, plus contrôlé, même si le personnage n’était pas aussi déluré que celui de Ryan : il faut du temps pour entrer dans la mise en scène. Cette année, Vinke montre une joie de jouer et de chanter qui ne fait aucun doute, en particulier dans le Siegfried de Siegfried. La voix accuse cependant une certaine raideur, des sons fixes, dardés, une certaine tendance à pousser sans legato, à s’y reprendre pour assurer les passages et les redoutables aigus : les notes y sont, mais on sent le travail forcé. Autant il est plus naturel en scène, autant il est moins convaincant vocalement que l’an dernier. C’est sensible au troisième acte, où la voix nasale, mal posée, rappelle certains défauts de Lance Ryan. Il ne faudrait pas qu’il chante le rôle trop souvent, même si c’est dans Siegfried que je l’ai trouvé le plus convaincant (notamment le 8 août).

Erda est une voix, la plupart du temps, venue des profondeurs et donc particulièrement grave. Elle est rarement un personnage. Rappelons-nous Chéreau où elle apparaissait comme sortie d’un cocon émergeant du voilage. Rappelons-nous de Kriegenburg où elle sort de la terre pour y rentrer aussitôt après, fixe et hiératique.
Ici, rien de hiératique, tout au contraire : on a dit plus haut combien la descente de l’escalier par Nadine Weissmann émergeant des coulisses avec perruque et fourrure posait le personnage. Le fait même de jouer, et quel jeu, quelle personnalité, quel charme et quelle fascination, oblige à chanter une Erda complètement différente de l’Erda fantôme à laquelle nous sommes accoutumés. Une Erda fantôme n’a qu’à chanter, et à se préoccuper de son chant. Une Erda personnage a ici à chanter, à bouger, monter, descendre, à manger et boire, à s’écrouler et à faire des gâteries à Wotan : le cahier des charges est bien plus écrasant. Elle ne peut chanter comme les Erda habituelles, concentrées sur leur chant. D’où un chant coloré différemment, plus vif, plus amer aussi vu la scène qui se joue (Wotan et Erda jouent la scène de rupture d’un couple qui n’ont plus de commun que leur désir réciproque). C’est une scène exceptionnelle de tension et de vie qui nous est donnée, qui est aussi vérité d’Erda et du Wanderer : ils se déchirent, les parents de cette Brünnhilde qui va s’aventurer au pays des hommes rempli de menaces diverses et ils perdent leur prise sur les événements. De trace d’Erda au Götterdämmerung il ne reste que les Nornes, à qui elle a délégué ses pouvoirs, qui ne réussissent qu’à rompre le fil des destins : dès le prologue, c’est fichu.

Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Brünnhilde était Catherine Foster, la Brünnhilde de cette production du Ring. On sait que la Brünnhilde de Siegfried a l’un des moments les plus difficiles pour une chanteuse : un duo de quarante minutes à froid, se terminant par un aigu redoutable. Beaucoup s’y cassent les dents. La grande Gwyneth Jones elle-même ne donnait pas toujours à y entendre ses meilleurs moments, même si son réveil était le plus beau des réveils.
Le réveil ici, noyé dans une bâche en plastique, n’a pas forcément la fascination qu’il a pu avoir dans d’autres mises en scène, mais c’est évidemment voulu par un Castorf qui refuse sarcastiquement la magie musicale wagnérienne et les fantasmes du public qui l’accompagnent. Globalement dans cette édition Catherine Foster m’est apparue moins convaincante que l’an dernier, qui au contraire m’est apparu un sommet. Vibrato accusé, notes hautes quelquefois criées, difficultés dans les passages, hésitations même dans les rythmes. Néanmoins, elle a cette force en scène et cet engagement qui émanent du travail effectué avec Castorf, et ce n’est pas dans Siegfried qu’elle est forcément plus discutable, même si on peut discuter çà et là tel accent marqué, telle exagération ou telle subtilité absente. J’avais vraiment été frappé par les défauts d’une voix manquant d’homogénéité lorsque je l’avais entendue la première fois : il y a aujourd’hui une telle différence de qualité dans le chant, une telle amélioration, une telle présence que je trouve la prestation toujours convaincante, même si on entend çà et là quelque problème. Il reste que les aigus sont triomphants, qu’il y a de la fluidité, du legato et qu’au troisième acte elle est indiscutablement plus convaincante que le Siegfried de Vinke.
Il faut reconnaître aussi que si la première partie du duo est plutôt classique, rassurante pour un public en attente de romantisme, avec des éclairages projetés en silhouettes de l’ensemble du décor, la seconde partie est une entreprise de destruction en règle de tout romantisme, avec un Siegfried indifférent, une Brünnhilde ridicule dans sa robe de mariée (elle applique maladroitement les runes qu’elle veut transmettre à Siegfried – voir Fricka au deuxième acte de Walküre) qui refroidit définitivement un Siegfried qui n’a visiblement qu’une seule envie, c’est de la posséder (« Sei mein ! »), et des crocodiles (que les habitués comptent pour bien vérifier qu’il y en a un de plus que l’année précédente) qui provoquent des mouvements divers dans la salle dont des rires nombreux. J’imagine ce qui doit se passer dans la tête de Marek Janowski à ce moment…Et de fait le rideau final est systématiquement suivi d’une bordée de huées. Pour des chanteurs, qui doivent ici fournir leur plus gros effort, c’est très difficile, car c’est un grand écart.

Marek Janowski justement m’est apparu donner musicalement le meilleur possible dans ces conditions.
Je voudrais redire clairement ce que j’ai dit précédemment sur cette direction musicale. Loin de moi l’idée de faire penser que cette direction est de piètre qualité. Janowski est un vrai wagnérien, et ce serait n’être pas honnête que de dire que cette direction n’est pas idiomatique : il y a des moments magnifiques, fortement dramatisés, des sons d’une grande beauté (le réveil de Brünnhilde, moment musicalement si attendu, est vraiment splendide par exemple), même si Janowski poursuit une vision dramatique du récit musical wagnérien, mais il n’y va pas chercher un raffinement dans l’exécution qui collait beaucoup plus l’an dernier à la production chez Petrenko et en a fait la singularité (tout en provoquant des critiques du type, « c’est mou », « ce n’est pas Wagner » etc…), une singularité et une nouveauté, une osmose avec le plateau qui m’avait fasciné.
Ce qui me frappe, c’est une fois de plus que les rythmes de la mise en scène et le rythme de la fosse ne suivent pas les mêmes règles : Janowski suit la partition, avec son rythme, indépendamment de ce qu’il voit (et de ce qu’il ne veut pas voir, à ce qu’il dit lui-même). Ce faisant, je crois qu’il met en difficulté les chanteurs tiraillés entre les mouvements de plateau et le tempo de la fosse. Au vu des mouvements, certains tempos, certaines notes peut-être méritaient d’être plus brèves, plus longues, méritaient de donner ici plus de respiration aux chanteurs, là un rythme plus acéré. J’avais évoqué la manière de placer les chanteurs de face, mais ici c’est plus complexe : on a quelquefois l’impression que les volumes ne sont pas toujours adaptés aux voix, que Janowski suit sa route, imposant une vision musicale très respectable, mais sensiblement autre que ce qu’on voit sur le plateau. On n’y joue pas la Gesamtkunstwerk. Alors effectivement si vous fermez les yeux (ce que certains spectateurs recommandent – l’an dernier certains portaient un masque de sommeil), vous entendrez un Wagner AOC, traditionnel, magnifiquement réalisé : est-il utile alors de faire le voyage artistique à Bayreuth où l’expérience est forcément double, scénique et musicale ? Une fois de plus, je doute. On peut évidemment trouver que dans le dessein général de la production, Janowski est celui qui est le plus convaincant. Certes, mais en soi, et en soi seulement. À y repenser, je crois qu’il n’aide pas forcément les chanteurs, qu’il suit sa conception, honorable et sans aucun doute remplie de qualités, mais de qualités qui ne s’accrochent pas forcément aux autres wagons du train. Ce Ring va avec deux écartements différents, et ça, ça n’est pas très Bayreuth. [wpsr_facebook]

Le dragon de Fritz Lang (Die Nibelungen, 1924)
Le dragon de Fritz Lang (Die Nibelungen, 1924)

 

 

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – Die WALKÜRE de Richard WAGNER les 27 JUILLET et 8 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

 

La Chevauchée des Walkyries et le 20 septembre, fête du Pétrole ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
La Chevauchée des Walkyries et le 20 septembre, fête du Pétrole ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

S’il y a un épisode classique – ou plus classique – dans ce Ring, c’est sans doute Die Walküre, qui repose le spectateur des « folies » de Rheingold. Entendons-nous bien, Die Walküre de Castorf est aussi complexe que le reste, mais au moins, les repères sont moins éclatés que dans Rheingold : on a Notung (et même deux !), la chevauchée des Walkyries, et les flammes finales. D’une part, on laisse le Golden Motel là où il est, dans le Texas mythique des comics ou des séries télé, hors action, hors temps, et d’autre part, on tombe dans l’Histoire, celle, précise et datée, du pétrole, dont les premiers puits artisanaux sont apparus dans la deuxième moitié du XIXème en Azerbaïdjan. Je ne reviendrai pas sur mes descriptions de 2014 et 2015 , mais il est peut-être besoin néanmoins de revenir sur certains points qui peuvent poser encore question. Qu’on me pardonne donc les redites.
Au départ, tout est aux mains de paysans qui trouvent du pétrole dans leur champ et qui l’exploitent de manière artisanale. C’est le premier acte, chez les Hunding, où la vie de la ferme (les dindons dans leur cage) semble se dérouler dans une sérénité sociale apparente (même si Hunding revient avec une tête au bout d’une pique, mais ça a l’air habituel).
Frank Castorf poursuit donc deux histoires, celle du Ring, et des aventures du livret, et celle du pétrole, qui estime-t-il non sans quelque raison, est l’Or de notre temps, ou du moins de celui des dernières 150 années de la planète. C’est à la fois un regard rétrospectif (marqué dans Die Walküre et Siegfried) et un regard analytique : comme Wagner conduit son histoire jusqu’à la chute, Castorf se demande si notre monde en est à son Crépuscule.
Wagner laisse un espoir aux hommes à la toute fin du Ring, c’est du moins le sens de ce statu quo ante que constitue le retour de l’Or au Rhin. Castorf fait une autre analyse.

Ainsi l’histoire commence donc en ce premier jour, dans l’Azerbaïdjan des origines de l’Or noir. Et Die Walküre nous en conte quelques épisodes clés.
La structure scénique est singulière, peut-être la plus étrange de l’ensemble des quatre opéras, la moins identifiable en tous cas et donc la plus abstraite, tour à tour cour de ferme, grange, grande salle, puits de pétrole, Biergarten et même église : la forme nef-clocher ne laisse guère de doute. Comme dans Rheingold, la tournette isole les scènes : chaque recoin du décor a un rôle et constitue un signe. Mais justement, l’abstraction du décor, tout en bois « rassure » un spectateur peut-être encore sous le coup du Golden Motel de Rheingold. Ici, il s’y retrouve plus ou moins. En tous cas, sous ce rapport le premier acte est traditionnel.

Heidi melton 5Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Heidi melton 5Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les deux amants se trouvent et s’aiment, Hunding est vraiment méchant (la tête au bout d’une pique, et le cadavre sanguinolent au premier plan dans une charrette) et Sieglinde d’un air duplice lui verse en abondance une bonne rasade de somnifère qui n’empêche cependant pas qu’il ait en cette nuit étrange le sommeil agité. Comme on le comprend ! Castorf joue avec la vidéo, mais de manière moins systématique que dans Rheingold, il utilise le noir et blanc, comme dans les vieux films, il alterne films et prise en direct, au besoin les mélangeant même. Notung est là, quand on en a besoin, mais pas forcément là où on la croit : fichée au premier étage de ce que j’appelle le « Biergarten », la terrasse des Hunding pour la première partie du 1er acte (jusqu’au monologue de Siegmund : Wälse ! Wälse !) mais pour la deuxième partie et les appels à Notung qui en précèdent l’arrachage, Notung est à l’intérieur de la « grange », et c’est là que l’y arrache Siegmund. Il n’y a pas d’incohérence, et il n’y a pas deux Notung, il y a l’objet à disposition quand on en a besoin et là où l’on est : Castorf se moque bien de Notung qu’il utilise épisodiquement : il nous dit « vous la voulez ?! La voilà ! » ; De même s’il y a du bois partout il n’y a aucun arbre au milieu du décor, déjà suffisamment chargé.  Les chanteurs doivent se déplacer sur un espace toujours réduit, ici encombré de bottes de foins, de caisses, de carrioles avec un cadavre, de rails, de flaques qu’on suppose être de pétrole.
Musicalement, ce premier acte est sans doute le pire des trois de Walküre, et ce dans les deux représentations vues. D’une part les chanteurs, tous trois nouveaux, devaient se familiariser avec le décor, les obstacles, le chef. Pour Heidi Melton, le 27 juillet, c’était visiblement trop. C’était un peu mieux le 8 août, même si son pas était peu assuré. Mais Heidi Melton, arrivée en catastrophe des derniers jours puisque Jennifer Wilson, prévue, et qui avait fait la plupart des répétitions, a été éloignée par Janowski pour sa voix trop proche d’une Brünnhilde, moyennant quoi on a choisi Heidi Melton qui est la Brünnhilde du Ring de Karlsruhe. Heidi Melton a une voix importante, des aigus larges et chauds (elle sera plus à l’aise le 8 août), malheureusement du point de vue physique, elle ne correspond pas vraiment à ce que la mise en scène avait prévu pour Anja Kampe, qui a une silhouette tout à fait différente. Avec son physique de chanteuse wagnérienne de lointaines années, Heidi Melton ne correspond pas du tout à la mise en scène : lorsqu’elle brandit Notung à la fin de l’acte, elle est un peu en difficulté. Très sensible le 27 juillet, c’était déjà un peu moins problématique le 8 août, mais cela restait fragile scéniquement.

Acte I Sieglinde (Heidi Melton) Hünding (Georg Zeppenfeld) Siegmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte I Sieglinde (Heidi Melton) Hünding (Georg Zeppenfeld) Siegmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Aucun problème vocal pour Melton, mais un sacré problème scénique.
D’autant que son Siegmund ne l’aide pas. Autant Johan Botha n’avait pas vraiment le physique du rôle non plus, autant les répétitions et le travail de Castorf adapté au chanteur, avaient vraiment permis de faire oublier que Botha est un piètre acteur. Christopher Ventris est sans doute plus agile, mais lui, au contraire de Botha, n’a pas la voix. Au point d’Heidi Melton le 27 juillet ne savait plus comment adapter son volume à celui d’un Ventris en difficulté. Le problème moindre pour Melton le 8 août s’est reposé dans les même termes pour Christopher Ventris, qui n’est pas un Siegmund : pas d’héroïsme, interprétation plate, aigus tirés et sûrement pas triomphants ou marquants (Wälse ! sans relief), un Siegmund très pâle, à peu près inexistant vocalement. Autant il fut un Parsifal appréciable sur cette scène, autant il est ici un Siegmund qui frise l’erreur de distribution. Là aussi, avec Vogt et Schager dans les parages, il y avait peut-être d’autres solutions possibles. Donc une situation incomparable avec l’année précédente où le premier acte s’était terminé en délire. D’autant que Marek Janowski a pris l’ensemble avec un tempo plutôt lent, sans y mettre aucune espèce de passion, de tension ou d’urgence : certes, la musique est comme il se doit sublime, mais où est le théâtre ? où est la situation ? Le tout est d’une platitude rare et frise l’ennui.

Georg Zeppenfeld (Hünding) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Georg Zeppenfeld (Hünding) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Heureusement, il y a Georg Zeppenfeld, qui sauve ce qu’il y a à sauver par une présence vocale notable, avec sa voix jeune, vive, présente, et son chant soucieux des mots, la voix parfaitement placée, le phrasé impeccable. En plus, il n’est pas mauvais acteur et compose un Hunding crédible, un peu plus que quadragénaire. C’est encore lui la référence de cet acte, comme il le fut dans Gurnemanz et dans Marke.
Dans ces conditions, ce premier acte de Walküre a laissé sur sa faim le spectateur : et ici la mise en scène n’y est pour rien, puisque l’an dernier elle a parfaitement fonctionné et cette année pas vraiment, sauf cette vidéo désopilante de la cocotte qui dévore un gâteau à la crème en appelant Wotan tout à l’affaire Siegmund/Sieglinde devant une bouteille de vodka qu’il vide allègrement (il faut bien tromper l’anxiété) : encore une fois, manière de rompre l’émotion là où elle pouvait naître, mais aussi de montrer qui tire les ficelles.
Ce qui fait disparaître l’émotion ici, ce sont les choix musicaux, les hésitations des chanteurs, le complet changement de distribution, le rythme poussif de la direction, molle et sans attrait ; on oubliera bien vite ce qui est sans doute le moins bon des moments de ce Ring.
Mené par Catherine Foster, même en moindre forme, qui a une histoire derrière elle dans ce Ring et qui l’a travaillé en direct avec Castorf et Petrenko, le deuxième acte est sensiblement différent.
Il occupe tout l’espace du plateau, sauf le « Biergarten » (la terrasse) qui sera occupée au troisième acte, il l’occupe en hauteur et en surface, puisque l’une des décisions de Castorf et de son décorateur a été d’occuper tout le plateau dans toutes ses dimensions. Ils font partie des rares équipes à avoir utilisé toute la hauteur et surtout à avoir fait chanter les artistes perchés à des hauteurs inédites, ce que Marek Janowski n’a visiblement pas accepté pour « l’annonce de la mort » puisque Brünnhilde, apparue au troisième niveau du puits-clocher descend au premier niveau de face pour chanter, alors qu’elle restait en hauteur (magnifique image aujourd’hui disparue) l’an dernier.

Wotan (John Lundgren), Pravda, et Fricka (Sarah Connolly) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Wotan (John Lundgren), Pravda, et Fricka (Sarah Connolly) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

L’immense hangar/grange/puits sert de halle au Walhalla, puisque Wotan y reçoit Fricka.
Après les hojotoho d’une Brünnhilde (en hauteur) un peu masculine (pantalon, gilet, redingote), Wotan redescend rencontrer Fricka, cette année assise sur un esclave (un peu comme chez Kriegenburg à Munich) alors que l’an dernier elle était à califourchon. Toutes les Fricka ne sont pas configurées pour. Elle garde en revanche son vêtement traditionnel azéri.
En arrière-plan, mouvements d’ouvriers-esclaves, l’un fait la soupe en épluchant patates céleri et carottes (et se fait tancer par un collègue et même par Wotan), l’autre s’occupe d’un pain de glace dont il casse quelques morceaux : la glace était un bien précieux, marque de distinction, et était à l’époque entièrement importée de Scandinavie, faisant l’objet d’un commerce à la fois énorme et très rentable. Et un troisième vague à des occupations mécaniques. Au sol des flaques de pétrole (?), et un fauteuil où pendant que Fricka énonce ses exigences, Wotan, barbe longue à la Tolstoï, vêtu d’un long costume de propriétaire (koulak ?), lit…la Pravda. C’est une indication temporelle importante, le journal ayant été fondé en 1912.
Au premier acte, nous étions aux origines : la ferme, les dindons et un peu de pétrole dans une architecture dont des photos témoignent. Au deuxième acte, nous sommes déjà quelques années avant la révolution. Le Wotan qui buvait sa vodka dans la vidéo du premier acte est vu ici en version patriarche qui a réussi : puits de pétrole, employés, épouse visiblement aristocrate. Socialement, les choses évoluent.
Castorf, malgré le complet changement de protagonistes a fait à peine évoluer sa mise en scène. Même comportement agacé mais pas forcément accablé de Wotan, distance et autorité de Fricka, dialogue glacial d’un couple qui n’en est plus un, dans un espace déjà marqué par l’évolution sociale.
La Fricka de Sarah Connolly est plus concernée que la veille dans Das Rheingold. Le chant est vif et nerveux (le rôle le veut), mais la diction et l’expression restent en deçà de ce qu’on pourrait attendre ; reconnaissons néanmoins une présence plus grande dans Walküre II (8 Août). Je ne sais ce que cette artiste notable, fêtée dans le répertoire baroque, cherche dans le répertoire wagnérien qui lui réussit moins bien. C’est une relative déception. Elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, Fricka tellement présente, tellement expressive, qu’on a découverte ici dès 2013 et jusqu’à 2015. Tout se passe comme si on s’était ingénié à tout changer, avec les difficultés incidentes sur l’appropriation d’une mise en scène complexe, et un ensemble de chanteurs qui n’ont pas eu les répétitions nécessaires. Bien sûr peut-être les titulaires eux-mêmes des rôles ont-ils désiré laisser la production pour avoir un été à eux, ou pour d’autres raisons. Il reste que de tels changements de distribution qui bouleversent complètement une production ne sont pas traditionnels à Bayreuth, et que cela donne un coup de boutoir singulier à la notion de « Werkstatt », qui nécessite des fidélités. Comment ciseler de mieux en mieux une production quand on n’a plus en face ceux qui l’ont travaillée le plus.

John Lundgren (Wotan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
John Lundgren (Wotan)
©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

John Lundgren n’a pas du tout le même physique ni la même manière de chanter que Wolfgang Koch. Grand et élancé, il a le look « Wotan » plus que son prédécesseur, et son chant est posé différemment, bien projeté, bien structuré, mais moins expressif et moins attentif à chaque mot, moins modulé. Un tantinet monocorde sans être ennuyeux. Il me rappelle par son émission un Siegmund Nimsgern qui fut Wotan sur cette scène avec Solti (et Peter Schneider) dans la production de Peter Hall entre 1983 et 1986. Le deuxième acte de ce Wotan est loin d’être déshonorant, même si je considère que le deuxième acte de Walküre en 2015 était un sommet du genre, une des performances les plus étonnantes et passionnantes jamais entendues dans cette œuvre.
Rien de fondamentalement neuf dans la mise en scène cette année, mis à part une tendance de Wotan à chanter plein face, et quelques mouvements un peu différents dans les détails desquels il serait fastidieux d’entrer. Le duo Wotan/Brünnhilde se déroule dans cette atmosphère étrange entre deux êtres qui se connaissent bien, et qui semblent ne pas trop s’écouter, comme dans un certain nombre de duos construits par Castorf, où l’un parle et l’autre écoute distraitement, du moins à certains moments, comme si tout dialogue construisait en fait deux monologues déguisés.
Nous sommes à la veille de la révolution d’octobre, ce n’est pas un hasard si Wotan lisait la Pravda…des sabotages sont en cours notamment dans les champs pétrolifères, pour préparer et la révolution et ses arrières, sur des films projetés on distingue Lénine. Dans le Ring, la mort de Siegmund est la première grande crise, qui remet en cause le plan de Wotan et annonce un avenir incertain. Castorf fait coïncider cette crise avec la révolution d’octobre, non pas l’épopée à Saint Petersbourg, mais l’arrière-cour, celle où l’on se prémunit, dans le lointain Azerbaïdjan, devenu un enjeu de pouvoir qui va de nouveau l’être pendant le second conflit mondial.

Brünnhilde est la « petite main » de Wotan, celle qui prépare sabotages et bombes, elle manie la nitroglycérine tout en écoutant plus ou moins distraitement « papa ». Remarquons les réservoirs où il est écrit « рискy » (risqué), qui indique bien la nature du produit conservé. Remarquons aussi les caisses déjà remplies, celles en attente, qui montrent un Wotan chef d’un réseau, relai local, qui manie les gens et les choses. Remarquons enfin qu’à Brünnhilde aucun détail n’échappe, sur les flaques de pétrole, elle déroule un tapis et va chercher le fauteuil de Wotan à l’intérieur sur lequel il va s’asseoir. Brünnhilde est prévenante, Brünnhilde n’arrête pas de bouger là où habituellement on la voit attachée à écouter Wotan. Elle est obéissante et soumise, mais aussi pleine de ressources et d’initiative.

Acte II Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La troisième partie de l’acte, où surgissent les jumeaux-amants Siegmund et Sieglinde entrent l’un après l’autre dans le réservoir vide qui s’enflammera pour Brünnhilde au dernier acte : il cherchent un endroit où s’arrêter. Puis Sieglinde épuisée gît sur un matelas, au milieu d’un tapis de feuillets de journaux, ces journaux dont le motif est récurrent dans le Ring, Wotan lit la Pravda, le barman de Rheingold lit Sigurd, Brünnhilde attendant Waltraute dans Götterdämmerung lira nerveusement ce que je suppose être un hebdo féminin. Mime abreuve de lectures idéologiques un Siegfried qui n’en tire rien. On lit beaucoup dans ce Ring, et toutes sortes de choses, mais en cette veille de révolution, la diffusion par le journal est essentielle, et le journal est en même temps et diffuseur de nouvelles et diffuseur idéologique. Sieglinde gît sur ces feuilles de journal, comme un tapis de feuilles mortes qui au moindre coup de vent s’envolent et commencent à recouvrir son corps comme un linceul. Victime de la révolution.

Annonce de la mort Brünnhilde (Catherine Foster), Sigmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Annonce de la mort Brünnhilde (Catherine Foster), Sigmund (Christopher Ventris) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est alors que survient sans doute l’une des plus belles scènes du Ring, et musicalement et scéniquement, « l’annonce de la mort ». Brünnhilde apparaît à Siegmund, du haut du puits de pétrole, du haut du décor, jetant vers lui et ses mots, et sa musique. L’éclairage, les nuages gris en permanence (les fumigènes fonctionnent en continu dans ce Ring, accrochant la lumière de mille manières, créant des ambiances différentes effaçant part du décor, valorisant d’autres. Cette scène était merveilleusement réglée : désormais Brünnhilde descend du troisième au premier niveau, se place face à la fosse, et commence à chanter.
Il y avait l’an dernier quelque chose de mystérieux ou de fantomatique. C’est incontestablement plus banal cette année : Siegmund regarde une Brünnhilde plus proche, elle ne le regarde plus qu’à peine car elle est face au chef et Siegmund contre un mur latéral, à côté et de Notung et de Sieglinde, face au chef lui aussi.

Du point de vue musical, l’orchestre est très présent, et Catherine Foster vraiment merveilleuse d’expression et de subtilité, moins bien projetée que l’an dernier peut-être, ce qui n’est pas le cas de Christopher Ventris, qui « fait le job » de manière un peu indifférente et qui semble n’être pas concerné. Les « Grüsse mir Wotan.. » ont perdu l’intensité et la force intérieure qu’ils avaient avec Botha.
C’est de Sieglinde que vient la plus grande surprise musicale. Plus retenue au 1er acte pour ne pas couvrir trop Ventris, et gênée par la mise en scène, elle laisse éclater une incroyable voix dans la petite scène où elle se réveille avant le combat, explosant littéralement et emportant le public par ce chant puissant, plein d’émotion et d’une intensité inouïe. Elle est enfin elle-même, sans retenue, sans frein. Et c’est beaucoup plus intéressant, même si la voix, très développée en hauteur, l’est moins au centre et dans les graves.
Le combat, chez Castorf, se passe à l’intérieur de la grange/puits/halle, il est à la fois vu par vidéo, avec un montage très précis où l’on voit rapidement qui Siegmund et Notung, qui Hunding en habit de Koulak, qui Sieglinde au regard éperdu de crainte, qui Brünnhilde intervenant derrière Siegmund avant l’intervention de Wotan. C’est une excellente idée que de faire une scène de film de cette scène, immortalisée au théâtre par Chéreau (on ne fera pas mieux en scène depuis, il y avait dans la salle des cris en 1977 tant c’était violent).
Film, qui insiste sur les jeux de regards (Wotan, Sieglinde, Siegmund, Brünnhilde, Hunding, chacun jette un regard angoissé, apeuré, dubitatif) avec un montage très serré (les techniciens vidéo sont de grands professionnels) tout cela en direct : l’urgence est donnée par le film, par la distance et Castorf utilise la cinéma pour faire du théâtre : c’est prodigieux parce que cela va si vite, cela suit les mouvements de la musique avec une telle précision que l’effet sur le spectateur est très fort.

Toute la scène est vue sur écran, alternant avec des explosions de la seconde guerre mondiale, sauf la sortie des deux femmes munies des morceaux de Notung : Hunding, satisfait d’abord, puis dubitatif et enfin étonné et apeuré (« Geh ! ») qui s’écroule, tandis que Siegmund expirant regarde implorant ce qu’il reconnaît être son père. La mise en scène et en image ne change pas, d’autant plus forte que la scène est vide, et que le regard sur l’écran vidéo n’a pas un effet d’éloignement, mais un effet d’urgence que seul le cinéma peut donner, insistant sur des détails impossibles à saisir sinon. Du grand art qui nous fait oublier toute réserve : ici, c’est Castorf qui mène la danse, que Janowski le veuille ou non.
Le troisième acte commence par la Chevauchée des Walkyries, morceau de choix, numéro s’il en est, très attendu par le public : une partie musicalement délicate, notamment pour celui qui construit la distribution. Il n’est pas toujours facile de trouver une troupe de huit Walkyries homogènes, avec des aigus pleins et surtout pas stridents, malgré les différences vocales, et les différentes manières de chanter. La question sur la Chevauchée des Walkyries, c’est que chacune a une ou deux phrases à chanter où elles sont non plus groupe, mais personnages : Schwertleite n’est pas Waltraute, et Rossweisse pas Ortlinde. Au-delà de la différence de tessiture, il y a des cris, certes, mais aussi des affirmations, des prises de position, des interrogations où chacune intervient et que le public n’entend pas forcément. Un groupe de Walkyries mal assorties peut ruiner le moment. Une voix hors du coup vous casse l’ambiance. Il est pour moi plus difficile de distribuer les huit Walkyries que les rôles principaux de l’opéra. Elles sont ici parfaitement en place, très bien distribuées avec parmi elles des artistes à qui on a confié des rôles plus importants dans ce Ring : Caroline Wenborne ( Gerhilde) était Freia dans Rheingold, Nadine Weissmann Erda (ici Schwertleite)

On connaît bien ici l’option de Castorf, elle est de faire des « héros » des révolutionnaires (anarchistes) qui meurent en grimpant au puits qu’ils ont attaqué. Les Walkyries ne les ramassent pas, elles les laissent gisant sur l’escalier qui monte au sommet du puits, cadavres inutiles, victimes des révolutions qui se normalisent.
Quand elles arrivent, peu par peu, elles sont toutes vêtues en femme de la bonne société, mais venues des quatre coins du pays, i, il y a l’occidentale de Pétersbourg, il y a la riche russe traditionnelle, il y a la princesse d’Asie centrale : une exposition de costumes de fêtes de l’époque, montrant que l’Azerbaïdjan, et Bakou en particulier, avait attiré une population bariolée de tous les coins du pays.
Mais s’en tenir là serait trop simple. Elles vont changer deux fois de costume, comme ces danseuses de revues qui doivent dans l’urgence changer d’apparence ; et de fait la transformation rapide passe presque inaperçue : apparaissent alors des casques, des paillettes, des jupes et non plus des robes, la dernière transformation visant à se montrer bons petits soldats de Wotan quand celui-ci se fait entendre au loin. Pas de lances, pas d’armures, juste ces changements incessants de costumes qui donnent une incroyable vie à la scène, et qui lui donne aussi un sens social dissimulé : l’arrivée du pétrole à Bakou a changé l’ensemble de la société et notamment les femmes, devenues plus dépensières, plus frivoles, plus légères : les incessants changement de vêtements indiquent ces évolutions qui atteignent le monde féminin que les Walkyries incarnent, vierges guerrières et d représentantes de l’éternel féminin. l’arrivée de l’or noir provoque des excès, mais aussi des représailles , contre les révolutionnaires.
Une fois de plus, la mise en scène travaille l’espace en hauteur, et sur tous les niveaux, du haut en bas, utilisant aussi le « Biergarten » (la terrasse)  comme un lieu d’agrément, où ses femmes se rencontrent, mangent des friandises ou boivent un verre de vin.
Brünnhilde arrivant avec Sieglinde est bien identifiable comme une sorte de star : elle porte un casque vaguement punk, des paillettes argentées dignes de l’Admiral-Palast de Berlin, et un énorme manteau de fourrure, c’est sans conteste la vedette.
Sieglinde, comme retrouvant sa ferme initiale.
L’arrivée du pétrole à Bakou a déterminé des changements sociaux au début du XXème siècle, mais est aussi l’enjeu de politiques visant à produire toujours plus dès la période soviétique et en particulier au moment de la 2ème guerre mondiale : c’est le sens des textes peints sur le décor qui poussent à la production :

"Nous y arrivons, comme prévu"
“Nous y arrivons, comme prévu”
  • « Nous y arrivons, comme prévu » (allusion à la volonté d’atteindre les objectifs du plan en 4 ans et non en 5 (20ème année)
  • « Nous transportons plus de pétrole pour les besoins de notre patrie bien aimée » (pour les 50 ans de la marine marchande)
  • « 38 Millions de tonnes de pétrole et de gaz pour la nouvelle année » (1941)
  • Enfin, tout le monde a vu la date du 20 septembre s’afficher sur un des pans du décor en azéri : « 20 Septembre, jour du pétrole, un jour de fête nationale ! »

Ces textes, authentiques, accentuent et la nature du contexte : le pétrole est un enjeu économique civil et guerrier, au moment où l’avenir et en pointillés, tant l’avancée nazie menace. C’est aussi dans l’histoire du Ring un basculement, celui où Brünnhilde va reprendre son destin, va assumer sa faute, et en même temps dessiner un avenir possible pour Wotan dans l’angoisse est « Das Ende ! das Ende » comme il l’affirme au deuxième acte.

Elle arrive donc avec une Sieglinde exténuée, un peu éberluée qui machinalement va donner à manger aux dindons du premier acte dans leur cage (mais ils n’y sont plus), une cage qui sert désormais de dépôt aux oripeaux des uns et des autres. Le temps n’est plus à l’agriculture paysanne, ni au pétrole artisanal. Tout se passe comme si Sieglinde était d’une autre époque et allait céder la place. Il reste que vocalement Heidi Melton est impressionnante, notamment le 8 août, comme si lors de la première le 27 juillet elle était restée prisonnière de l’émotion qui la voyait pour la première fois sur la colline verte. Une voix aussi forte que chaleureuse, avec des aigus sûrs : ses « O hehrstes Wunder! Herrlichste Maid! » retentissent, si intenses qu’on entend une Brünnhilde derrière… Heidi Melton pâtit d’un physique qui ne lui permet pas d’être aussi présente à la scène qu’Anja Kampe, mais vocalement, si l’intensité des deux femmes est comparable, l’une, Kampe, est aux limites de ses capacités – et elle sait en jouer avec une rare intelligence, et presque en faire un atout, l’autre, Melton, a encore quelque réserve, en authentique voix wagnérienne qu’elle est.

Wotan arrive, barbe disparue. Ce n’est plus le patriarche qui préparait en douce – peut-être avec un postiche – la révolution, c’est le chef de réseau, qu’on voit sur l’écran (ou son sosie). De haute stature, il est plus proche physiquement du Wotan traditionnel, comme on l’a dit plus haut. N’ayant sans doute que peu travaillé avec Frank Castorf, et compte tenu des exigences de Marek Janowski en matière de position des chanteurs, la scène avec Brünnhilde a connu quelque évolution quant aux gestes et aux mouvements. Comme toujours dans les conversations, les deux personnages s’écoutent de manière elliptique, circulant dans le décor qui pour ce troisième acte est plus ouvert, et dont la nouveauté sont les textes peints sur le toit de la bâtisse dont nous avons livré quelques clés plus haut. Wotan successivement se sert à boire, puis va au fond de la scène, casse un morceau du pain de glace et le lance contre un drapeau rouge laissé là en emblème, prend nerveusement un paquet de cartes qu’il mélange et jette en l’air, avec le même geste de Brünnhilde au moment de l’immolation dans le Crépuscule, un geste désabusé qui montre l’impossibilité de changer les destins ou même de jouer avec. Un dialogue froid, dur : John Lundgren n’est pas un Wotan « humanisé » comme pouvait l’être Koch. Il y avait chez Koch quelque chose qui le rendait plus accessible et presque sympathique. Le personnage de Lundgren voulu ici est plus sec, plus définitif, et surtout n’a pas vraiment une « mobilité » vocale qui permettrait la richesse de modulation et d’expressions que Koch pouvait avoir. C’est par le geste, par le mouvement, par le regard plus que par le dire que ce Wotan se définit. Il reste que cela fonctionne, même si on a des souvenirs souvent et quelquefois des regrets. On passe par le jeu de la tournette et du décor ouvert en permanente de l’extérieur à l’intérieur, dans ce hall qu’on a vu Walhalla-ferme au deuxième acte et qui est devenu puits de pétrole plus industriel, qui envahit l’espace, figurant un cheval (Grane ? Cheval vapeur ?).
Le temps ne cesse de tourner : le drame s’inscrit dans un temps plus rapide, qui défile. Au deuxième acte on passe très rapidement du début du XXème au seuil de la deuxième guerre mondiale, comme si les aventures des héros étaient hors temps, ou ne prenaient sens que face à des événements divers dispersés dans la frise historique construite par Castorf.
Dans cette Walküre, on commence en Russie tsariste, pour très rapidement passer en Union Soviétique, loin du centre politique, mais au centre névralgique qui va décider de l’avenir de la guerre contre les allemands. Ce basculement historique (Stalingrad, les champs pétrolifères sauvés) qui voit la victoire probable de l’URSS de Staline est parallèle au basculement de l’histoire du Ring que constitue Die Walküre où se succèdent les fins : fin de Siegmund et plus ou moins programmée de Sieglinde (quand elle aura mis au monde Siegfried, fin de Hunding, fin de Brünnhilde comme Walkyrie : « Das Ende ! » Semble être effectivement le maître mot, et pourtant Brünnhilde ouvre la suite. Elle devient elle aussi, et avant son père, Wanderer, ou plutôt Wanderin, avec sa valise qu’elle prend soin d’emporter avec elle au moment où Wotan lui faits ses adieux : valise, fourrure, casque dont il ne restera rien qu’une robe au réveil.
En effet, le choix de défendre Siegmund est un choix de vie non encore bien clair pour le personnage, mais clair pour le spectateur, elle a troqué au troisième acte pantalon et gilet : les habits masculins contre une jupe longue et un bustier armure, qu’elle portera jusqu’au début du Crépuscule. Affichant la valise, elle va vivre l’errance (elle vivra en caravane…). Le Ring de Castorf est plein de Wanderer, Wotan et son (anti)compère Alberich, Mime, Brünnhilde sont des personnages qui attendent, qui bougent, qui passent, des personnages inscrits dans une mobilité : ils pourraient tous faire leur motto d’une des premières paroles de Wotan, fondamentale à mon avis : « Wandel und Wechsel liebt, wer lebt; das Spiel drum kann ich nicht sparen! » [Qui aime l’errance et le changement, celui-là vit. Ce jeu, je ne peux m’en passer]. Le Ring wagnérien est bien une école de vie, où tout idéalisme est obstrué par l’irruption du réel, toujours cinglant. Et Castorf, qui fait tout pour casser les émotions (merci Brecht), nous fait toucher cette réalité-là.
Un exemple dans ce troisième acte : l’adieu de Brünnhilde quand Wotan chante « Leb’ wohl, du kühnes, herrliches Kind! » : dans la tradition les deux personnages se serrent dans les bras l’un de l’autre,  après s’être précipités l’un vers l’autre en suivant le mouvement et le crescendo musical. C’est ici violemment interrompu par le choix de Wotan (que rien n’arrête, notamment dans un opéra où l’inceste est glorifié) d’embrasser sa sur les lèvres fille qui se dégage violemment de l’emprise. Même l’adieu le plus sublime est interrompu. Wotan embrassera plus chastement sa fille sur le front quelques instants après. Puis partira, muni de sa lance traditionnelle, mais si rare dans cette production.

Wotan(John Lundgren) Brünnhilde (Catherine Foster) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Wotan(John Lundgren) Brünnhilde (Catherine Foster) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les deux personnages, de fait, se sont rarement touchés, dans leurs deux grandes scènes, chacun « vaquant » à diverses occupations pendant que l’autre parle. Et Wotan ne conduit pas Brünnhilde au « rocher », munie de sa valise, elle va elle-même se coucher : on la voit en vidéo, allongée, les yeux bien ouverts, attendant le long sommeil. D’une certaine manière, elle s’endort déjà femme indépendante : Castorf suggère que ce choix est fait consciemment dès le début du troisième acte, sinon à la fin du deuxième.
Ce qui caractérise Catherine Foster dans son personnage, c’est justement cette tenue à distance, ce port altier. Musicalement, elle est magnifique, toujours intense, toujours en phase avec la mise en scène, toujours engagée. La voix s’est considérablement homogénéisée : elle n’a plus ces trous de registre central qu’elle avait en 2013. Elle a trouvé son personnage en 2014 et son vrai confort vocal en 2015. Et c’est pour Bayreuth une magnifique Brünnhilde, sans doute une des meilleures depuis Polaski ou Herlitzius, et c’est heureux qu’elle n’ait pas été effacée de la distribution. À l’origine était prévue Angela Denoke qui a renoncé. Elle eût sans doute été théâtralement phénoménale, mais Catherine Foster s’impose sur le théâtre et conduit une voix sûre, non dépourvue d’émotion. C’est la seule avec Heidi Melton (seulement le 8 août) dans cette journée à réussir à créer un univers.
Car John Lundgren, qui est un très bon Wotan « traditionnel » rentre dans la mise en scène (il sera même très bon dans Siegfried), mais n’arrive pas à faire frémir son texte, dit sur un ton relativement linéaire, forte ou mezzo forte, sans vraiment jouer des modulations. Cependant le personnage est incontestablement présent, avec d’autres moyens que son prédécesseur.
Dans cette Walküre, ce qui m’a plus gêné, ce sont les choix de direction musicale. Comme dans Rheingold, nous sommes face à une conception assez traditionnelle, plus en place que Rheingold et en tout cas bien calée le 8 août. Mais n’écoutant pas la scène, le rythme est quelquefois lent – il se traîne même au premier acte, sans vraiment d’accents, sans pathos, mais sans froideur non plus. C’est très bien rendu, bien agencé, mais cela reste un peu étranger pour mon goût du moins. Il manque – et c’est ce que j’ai ressenti tout au long de ces Ring, de la transparence à l’orchestre, il y a toujours quelques problèmes d’équilibre (on n’entend pas ou mal l’orchestre dans les moments plus retenus). Mais surtout, cette direction n’est pas évocatoire, ne dessine pas d’univers : elle n’est pas plate, mais elle ne porte pas la marque d’une personnalité. La musique est sublime et Janowski la rend avec honnêteté et justesse, et c’est souvent beau parce que la musique de Wagner est ce qu’elle est : irremplaçable et bouleversante, mais il ne la fait pas vibrer: il la fait écouter.
Je viens de vivre hier soir un concert où Daniel Barenboim dirigeait des pages symphoniques de Wagner, et il créait un monde à partir d’un accord. Janowski fait très correctement l’accord en question., mais monde et univers attendront. [wpsr_facebook]

Final, Wotan 5John Lundgren) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Final, Wotan 5John Lundgren) Heidi Melton (Sieglinde) Christopher Ventris (Siegmund) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 1er et 9 août 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
isolde (Petra Lang) Tristan (Stephen Gould), en-dessous Kurwenal (Iain Paterson) et Brangäne (Christa Mayer) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Werkstatt Bayreuth qui est le concept inventé par Wolfgang Wagner pour montrer que le centre du Festival, c’est Richard Wagner et les lectures diverses de ses œuvres. Ainsi reviennent sur le métier les mises en scènes avec un détail de plus ou de moins, voire quelquefois des changements importants (rappelons pour mémoire Chéreaulâtre le Ring 76 et le Ring 77, très différents). Cette année, le Tristan und Isolde de Katharina Wagner, qui n’avait pas enthousiasmé les foules, revient avec une distribution partiellement différente, mais une mise en scène qui ne semble pas avoir trop bougé : adieu Werkstatt ? Ainsi donc, de nouveau un premier acte labyrinthique dans des images à la M.C.Escher ou à la Piranèse, un second acte étouffant dans une cour de prison surveillée par des projecteurs, et un troisième acte fait de brumes et d’images rêvées surgissantes, pour finir de manière brutale et réaliste : plus de Liebestod, rangée au magasin des rêves interrompus, et un Marke bien décidé à emmener son amoureuse femme à la maison. On se reportera à l’article écrit sur ce blog l’an dernier qui rendait compte de deux représentations .
J’ai relu mon texte de l’époque, et je ne vois pas vraiment ce que je pourrais modifier, au moins du point de vue scénique, mais peut-être aussi du point de vue musical, Isolde mise à part.

Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Petra Lang (Isolde) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La distribution réunissait en ce 1er août l’Isolde nouvelle de cette saison, Petra Lang, une nouvelle Brangäne, Claudia Mahnke, remplaçant Christa Mayer malade. Une distribution féminine différente, face à une distribution masculine inchangée, dominée par le Tristan de Stephen Gould, désormais référence dans tous les théâtres où il le chante. Le 9 août Christa Mayer rétablie chantait Brangäne.
Même si globalement le travail de Katharina Wagner n’a pas la force de ses Meistersinger, on peut aimer cette approche qui tend à prendre à revers tout « romantisme ». Dans la mise en scène de Katharina Wagner, tout est dit au lever de rideau : on sait que Tristan et Isolde vivent un amour absolu, éperdu et sans concession, à travers ce labyrinthe étouffant construit ad-hoc pour les empêcher de se voir, ou pour les contraindre à se chercher sans cesse, avec deux serviteurs qui n’ont de cesse d’essayer en vain d’éviter le scandale et qui bougent en tous sens, qui pour fermer un accès qui pour bloquer les issues..

Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

L’absence de rupture entre premier et deuxième acte, où dès le lever de rideau, Isolde et Brangäne jetées aussitôt dans une fosse, qui ressemble à une salle de torture bientôt suivies de Tristan et Kurwenal, montre que tout a été prévu à l’avance, que sans doute on les « cueillis » au débarquement pour les jeter ainsi dans ce cul de basse fosse. Autant Brangäne et Kurwenal cherchaient à bloquer toutes les issues au premier acte, autant au contraire ils cherchent (surtout Kurwenal qui s’y essaie obstinément) toutes les issues possibles au deuxième. L’ensemble de l’histoire a été construite par Marke, désireux de se débarrasser de l’amour mythique pour posséder Isolde sans concurrent. Tout est prêt pour que se déroule le drame :  le dispositif fermé, les fausses échelles, et aussi le drap brun laissé-là qui va protéger un temps le couple des projecteurs aveuglants (lumières de Reinhard Traub). Marke a fait ramener Isolde par Tristan par ce qu’il sait leur amour, parce qu’il veut qu’il éclate, tel un abcès, et veut se débarrasser du rival : il construit à l’avance la trame dont il pense probablement qu’elle se terminera à l’acte II. Quand tout est dit, il laisse les basses œuvres à Melot, et quitte la scène, traînant Isolde avec lui. Melot (Raimund Nolte) n’est d’ailleurs pas si à l’aise avec les dites œuvres, il hésite, regarde en arrière vers Marke, ce n’est qu’après quelques secondes qu’il décide de poignarder Tristan, le héros, son ami, dans le dos…L’image finale est bien celle d’un Tristan qu’on croit mort (comme il se doit), et le départ anticipé de Marke avec Isolde laisse insinuer que c’en est terminé avec cette histoire.

Mais non, au troisième acte (image initiale superbe inspirée de Georges de la Tour), les compagnons de Tristan le veillent, attendant l’issue fatale pour laquelle tout est prêt. Et Tristan agonisant dans son délire fait surgir des images d’Isolde inscrites comme dans une voile de navire triangulaire, pour expirer devant l’Isolde réelle. L’arrivée de Marke (image brutale de sa troupe, tache violente jaune dans cet univers gris) montre que même la mort est organisée : les sbires portent un signe de deuil ; le catafalque est prêt et ils se débarrassent des compagnons du héros pour construire une mort pour la galerie, pour l’histoire, une mort officielle et politique, tandis que les cadavres des compagnons gisent en une tache de couleur brune et verte.

Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Liebestod, Brangäne (Christa Mayer) Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Liebestod n’est plus une Liebestod, mais l’ultime expression d’un amour que Marke laisse s’exhaler en montrant d’ailleurs quelque signe d’impatience, pendant que Brangäne essaie d’assister piètrement Isolde, gâchant par sa présence même  l’image traditionnelle d’Isolde seule avec son aimé. Entraînant ensuite Isolde vers la sortie par le même mouvement qu’au final du deuxième acte, Marke sonne enfin la fin du rêve : Isolde sera une morte-vivante.

Funérailles...©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Funérailles…©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Katharina Wagner, en faisant de Marke une sorte de Wotan au petit pied, auteur d’une machination, calculée dans ses détails, y compris en laissant les amants se rencontrer et s’aimer, donne au drame une valence politique à laquelle on n’avait pas forcément pensé. En fait, ce qui intéresse Marke, ce n’est pas tant se débarrasser d’un rival en amour, mais plutôt en politique, de se débarrasser d’un potentiel concurrent : quand le meurtre au fond de la fosse a échoué, il organise des funérailles officielles comme on peut en faire pour donner le change après un assassinat politique. Et ainsi tous les discours du Roi sont des pièces politiques à faire inscrire au livre des heures, qui n’ont de fonction que pour les apparences de l’histoire, et pas pour la réalité. Katharina Wagner fait de l’amour de Tristan et d’Isolde une pièce d’un puzzle politique, une « utilité » en quelque sorte qu’elle détourne, comme si elle construisait patiemment une entreprise de dévoiement des intentions de l’arrière-grand-père. L’entreprise de Katharina est une entreprise de déconstruction du fantôme tutélaire. Que sera-ce lorsqu’elle se mettra au Ring ?

Comme je l’écrivais l’an dernier, il reste que le décor du second acte notamment, ces objets métalliques qui brillent dans la nuit ma paraissent excessifs. Cette transformation complexe de l’étrange objet métallique horizontal en tambour de sécurité vertical dont le bruit interfère volontairement avec la plus sublime des musiques, est presque castorfienne dans son intention de rompre la magie en troublant l’attention du spectateur : l’esthétique de Schlößmann ne me convainc pas et la manière dont en use la mise en scène non plus. Malgré tout, et même si je suis en doute quant au concept développé par Katharina Wagner, j’ai été très surpris des huées nombreuses qui ont accueilli son apparition cette année lors de la première, inexistantes l’année précédente. C’est un travail sans doute discutable, comme tout travail scénique, notamment à Bayreuth, mais qui n’est ni absurde, ni stupide : il oriente le spectateur vers des pistes possibles, vers une exploration de thématiques peu exploitées sur Tristan. Bien ou malvenues, c’est toujours stimulant de les ranger dans la malle à propositions théâtrales.
Musicalement, la nouveauté était la prise de rôle de Petra Lang en Isolde. Bien des wagnériens ne voyaient pas vraiment cette artiste, une Ortrud, une Brünnhilde, enfiler le costume de l’amoureuse éperdue. Techniquement, elle tient incontestablement la distance, avec les aigus nécessaires et même encore certains en réserve. Sa Liebestod est très attentive et bien contrôlée et le parcours (encore plus lors de la représentation du 9 août) est sans aspérités en ce qui concerne puissance et endurance.
On connaît néanmoins les défauts qu’elle affiche quelquefois : de fréquents problèmes de justesse, une voix qui bouge, un timbre ingrat et une absence régulière de chaleur et de sensualité dans la voix. C’est une artiste clivante que les amoureux du beau son n’aiment pas. De fait lors de la première, certains moments étaient fort réussis, d’autres mal contrôlés avec des problèmes de justesse et une voix qui bougeait notamment au premier acte et dans certains moments du duo du deuxième ; reconnaissons que la représentation du 9 août fut sous ce rapport mieux contrôlée. Il reste que je préfère pour Isolde une autre couleur un autre timbre et une autre personnalité. L’interprétation, voulue aussi par la mise en scène, travaille beaucoup sur la fureur, favorise le cri, les sons rauques et les explosions, faisant ressembler quelquefois cette Isolde à une Ortrud égarée sur un navire. Il manque de toute manière à cette voix, aussi appliquée et contrôlée soit-elle (et il y a aussi de jolis moments) une certaine sensualité qui à mon goût est indissociable d’Isolde, une sensualité qu’une Herlitzius avec tous ses défauts savait faire percevoir. Tout cela manque singulièrement d’émotion, mais d’une certaine manière, la mise en scène n’y aide pas et aurait plutôt tendance à l’évacuer, tant elle bride la pente naturelle vers les épanchements.
On a aussi découvert Claudia Mahnke en Brangäne, à la faveur d’un remplacement de dernière minute de Christa Mayer souffrante. Et on a tout de suite admiré l’engagement, la tenue du son, la voix brillante et claire : magnifique tout au long de l’opéra, elle triomphe naturellement car c’est une Brangäne exceptionnelle et intense.
Voix plus sombre, moins expansive, Christa Mayer le 9 août retrouve la couleur de sa belle Brangäne de l’an dernier, très engagée aussi, peut-être un peu moins expressive, ou plutôt moins « expressioniste » que Mahnke, elle est une Brangäne plus angoissée, un peu plus intérieure, et elle aussi est remarquable.

Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Raimund Nolte (Melos) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Tansel Akzeybek, ein Hirt/Junger Seemann au phrasé magnifique (quelle clarté !!), est sans doute prêt à des parties plus importantes, on retiendra aussi cette couleur étrange qui marque ses interventions en leur donnant une touche mystérieuse fort bienvenue…Kay Stiefermann dans son intervention (Ein Steuermann) brève montre un certain raffinement, tandis que Raimund Nolte en Melot est très expressif, peut-être à la fois plus violent et plus chaud. Il montre un engagement marqué dans le jeu, ce qui n’est pas si fréquent dans ce rôle ingrat. C’est un Melot qu’on remarque et c’est donc un bon Melot.
Georg Zeppenfeld est cette année suremployé à Bayreuth : Gurnemanz, Hunding, Marke. À chaque fois, il obtient un triomphe, c’est sans doute l’un des plus fêtés de cette édition 2016. Son Marke est jeune (rien du vieillard qu’on nous présente quelquefois), vif, mais il a la tâche difficile de transformer par son chant un discours plutôt humain et modéré, celui d’un homme accablé et déçu, en discours sarcastique, ironique et grinçant, celui d’un manipulateur politique. Il effectue un travail sur le texte et l’expression proprement stupéfiant, tour à tour insinuant, marqué de colère froide, cruel, il reconstruit systématiquement  le personnage en substituant humanité par monstruosité. Son discours final en forme d’oraison funèbre est aussi glaçant. À cela s’ajoute le spectre vocal large, les aigus triomphants, une science inouïe de coloriste et chaque mot pèse. Il est exactement le Marke qu’il fallait, il a le ton voulu par la mise en scène. Vraiment merveilleusement ciblé pour le personnage élaboré par Katharina Wagner.
Iain Paterson est un très beau Kurwenal, très à l’aise vocalement, avec une diction exemplaire, mais exploitant aussi une palette plus riche de couleurs que dans son Wotan. Ce personnage à la fois dédié, désespéré et si humain lui convient parfaitement, ses interventions au premier acte sont fortes et énergiques avec des expressions cruelles envers Isolde et Brangäne, tandis que  son troisième acte est déchirant.

Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Stephen Gould (Tristan) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Stephen Gould promène depuis longtemps son Tristan sur toutes les scènes du monde, mais évidemment dans la salle du Festspielhaus, ce chant emporte d’autant plus l’adhésion. Même sans Nina Stemme à ses côtés (il a souvent dit combien cette présence le stimulait), il réussit à imposer ce Tristan lumineux, clair, vigoureux aussi, malgré çà et là quelques signes de fatigue marqués par quelque nasalité au troisième acte. La voix est puissante, héroïque, imposante et riche d’harmoniques et de couleurs. Il fut un grand Tannhäuser, le plus grand peut-être de ces dernières décennies, dans cette salle, avec un fabuleux Thielemann, et l’on sait combien Wagner liait les deux œuvres. Il est naturellement un grand Tristan, qui sait à la fois s’imposer, susciter l’émotion, et aussi jouer. Il en fait peu, mais il fait juste, notamment au premier acte. Il est le Tristan du moment, sans aucune hésitation
Inutile de souligner la présence du chœur dirigé par Eberhard Friedrich, épisodique dans Tristan, mais sonnant juste, énergique, urgent aussi, eu égard à la tension qui règne au premier acte.
On vient de parler d’un fabuleux Thielemann dans Tannhäuser, fabuleux parce qu’il avait su mettre sa science aboutie du son au service d’un drame. Cette science magique de l’agencement des sons, du travail sur l’instrument (le cor anglais !), cette manière de travailler avec les cordes dans la subtilité, dans la ciselure, est proprement stupéfiante et à ce titre, son prélude est un chef d’œuvre de mise en place, produisant une alchimie des notes, alliant précision et brume, par une science de la balance et des équilibres que seul l’expert de la fosse qu’il est pouvait produire. C’est à la fois stupéfiant et tellement précis et léché qu’on est au bord du maniérisme. Il a cette année accentué certains alanguissements, prolongé des silences, allongé la durée de notes tenues (à la fin notamment), il se montre un magicien du son pour drogués de magie wagnérienne.
Et malgré tout je ne suis pas convaincu par son résultat, malgré le délire qui l’accueille au rideau final (et dont il joue en grand professionnel). Malgré la clarté de la lecture, je trouve certains moments notamment au deuxième acte assez plats, certains crescendos seulement rapides et moins intenses qu’attendus, certains moments sonores impeccablement construits mais dépourvus de poésie : il y a un souci permanent du son, mais pas forcément ni du théâtre, ni du drame. Occupé qu’il est à ciseler la masse sonore (et avec quelle maestria), il ne fait pas entendre une intensité émotive, plus préoccupé de la recherche d’effets d’ivresse que de la recherche de vérité du drame. C’est une interprétation de Wagner un peu trop narcissique qui laisse à la fois pantois, mais qui ne réussit pas à faire rentrer au centre de l’œuvre.  Pour moi, il ne nous invite pas, comme d’autres, à visiter l’œuvre de l’intérieur en nous disant « regardez ce Wagner-là », il nous invite seulement à dire « regardez ce Thielemann-là. »
Alors, le 9 août en sortant du Festspielhaus, j’avais un sentiment mitigé, celui d’avoir assisté à un vrai Tristan, incontestablement de haute tradition, mais celui de n’être pas allé jusqu’au bout dans l’exploration, dans le plaisir de la musique, dans la redécouverte de l’œuvre. D’autres Tristan récents m’ont bien autrement stupéfié et emporté. [wpsr_facebook]

Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Isolde (Petra Lang) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – Das RHEINGOLD de Richard WAGNER les 26 JUILLET et 7 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Le clan des Dieux (et des géants) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Le clan des Dieux (et des géants) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

J’ai suffisamment rendu compte de ce spectacle hors normes pour n’en pas affliger encore une description. Je renvoie donc le lecteur curieux à mes comptes rendus de 2014 et 2015.
Les conditions sont particulières cette année car la distribution a été profondément modifiée, même dans les dernières semaines : des trois Wotan prévus (Iain Paterson, John Lundgren, Thomas Johannes Mayer), il n’y en a plus que deux puisque Thomas Johannes Mayer a repris le rôle du Hollandais, et la Sieglinde prévue (Jennifer Wilson) a été écartée par le chef parce que sa voix est plutôt celle d’une Brünnhilde. Elle a été remplacée par Heidi Melton (qui sera Brünnhilde à Karlsruhe…). Pour une mise en scène aussi complexe, cela veut dire des répétitions, sans doute prévues, mais en moins grand nombre qu’en 2013 (il y a une nouvelle production, Parsifal, à assurer aussi), cela veut dire aussi une nouvelle approche musicale. Or, Marek Janowski , on le sait, n’aime pas les opéras en version scénique à cause des mises en scènes modernes et y a renoncé depuis des années. Il a accepté de diriger à Bayreuth et donc de passer sous les fourches caudines d’une production qui n’est pas de tout repos, mais il ne l’a pas vue avant la répétition générale, et dit dans une belle interview de Bernard Neuhoff sur BRKlassik qu’il a failli renoncer en voyant Rheingold. Or, ce qui faisait le caractère singulier de la production, c’était l’adéquation, la respiration commune de la scène de Frank Castorf et de la fosse de Kirill Petrenko.

Par ailleurs, est-il besoin de rappeler que le théâtre de Bayreuth a été construit et conçu pour que soient privilégiées les mises en scène et les aspects visuels (puisque la fosse est cachée) à cause du concept de Gesamtkunstwerk.
Voilà donc bien des problèmes initiaux. Je suis même étonné que la direction du Festival ait appellé un chef dont les qualités musicales ne sont pas en cause, mais qui a publiquement depuis longtemps claironné son refus des productions scéniques, qui est donc forcément refus de Bayreuth, dont l’identité est scénique et musicale, et dont l’histoire montre que c’est la scène qui a fait sa gloire.
Il y a à Bayreuth un directeur musical du nom de Christian Thielemann qui en wagnérien AOC (du moins le dit-on) a assumé cette contradiction initiale. Mystère.

Tous les chefs le disent et l’ont répété, de Boulez à Kleiber, et plus récemment Gatti : les conditions de répétition à Bayreuth sont acrobatiques et le temps à disposition est réduit, à cause d’un agenda serré, d’espaces peu nombreux pour préparer cinq à sept productions. Janowski n’a pas dû bénéficier d’un régime spécial, même s’il avait à s’habituer à une fosse qu’il ne connaissait pas et à rentrer dans la mise en scène qu’a priori il refusait. Il y a donc eu des répétitions scéniques d’un côté, musicales de l’autre, en nombre réduit, et sans qu’elles ne se croisent (Janowski a rencontré Castorf, mais ils n’ont pas travaillé ensemble). Même si sans doute il était dubitatif, Boulez a travaillé avec Schlingensief, Petrenko avec Castorf, Gatti avec Herheim. Ceux qui disent que la musique va son train et la scène le sien, et que le chef ne tient pas compte de la scène ignorent les lois du théâtre musical. Surtout à Bayreuth. Mais Bayreuth suit aussi, tout comme Salzbourg d’ailleurs, les lois d’organisation du théâtre de répertoire, sans lesquelles le Festival ne saurait fonctionner, sinon à des coûts stratosphériques. Répétitions longues pour les nouvelles productions, brèves et serrées pour les reprises, quelles qu’en soient les conditions.
S’étonnera-t-on dans ces conditions que Rheingold I (et Ring I) ait été rempli d’approximations, de décalages, d’hésitations et de problèmes de balance, essentiels dans cette fosse où le chef entend tout trop fort et doit tenir compte que ce qui est très fort en fosse arrive en salle très atténué, avec des balances instrumentales particulières et spécifiques à la fosse de Bayreuth. Le chef se familiarise donc en dirigeant, et déjà le Rheingold II sous ce rapport était beaucoup plus en place que le Rheingold I, c’était frappant.
Du point de vue scénique, le metteur en scène (ou son assistant Patric Seibert, le personnage singulier qui traverse le Ring, souffre-douleur, ours, barman) ont maintenu la mise en scène telle quelle à quelques aménagements près, malgré les changements de distribution radicaux qui ont marqué cette édition. Il en résulte évidemment des approximations, selon les personnalités des chanteurs.
Les éditions précédentes, Kirill Petrenko avait travaillé en étroite collaboration avec Frank Castorf et dirigeait en fonction de ce qu’on voyait, avec une précision diabolique. Cette année, Janowski n’ayant pas du tout travaillé avec le metteur en scène, et d’ailleurs s’y refusant, la cohésion de l’ensemble en souffre. Un seul signe le marque, l’exigence de Janowski d’avoir les chanteurs à vue, et en évitant des mouvements intempestifs de mise en scène qui nuiraient au chant. Il en résulte des modifications qui diminuent l’impact théâtral, même si on a essayé de résoudre la question en truquant un peu. Pourtant, Wagner lui-même s’insurgeait contre les chanteurs face au chef et au public et fut le premier à demander de se regarder quand ils dialoguaient, ce qui fut une révolution.

Enfin il y a de nouveaux chanteurs un peu rétifs aux personnages qu’on veut leur faire jouer : l’exemple typique est le Wotan de Iain Peterson, visiblement mal à l’aide avec le personnage de Wotan créé par (et pour) Wolfgang Koch. Il n’arrive pas à s’y plier, d’où un jeu mi-figue mi-raisin, d’où un chant un peu moins expressif, bien plus pâle que Koch, pour un personnage qui n’a pas été vraiment retravaillé en fonction de sa personnalité, plus en retrait et plus raffinée que ce que la mise en scène demande. Le résultat est immédiat : ce Wotan n’existe pratiquement pas dans Rheingold.
Si par ailleurs il y a une faiblesse continue qui ne s’est pas démentie dans cette édition de Rheingold, c’est le personnage de Loge, dans son costume rouge et avec son briquet qu’il n’arrête pas d’allumer. Créé par Norbert Ernst, voix certes petite, mais jolie personnalité scénique, avec sa perruque crépue de levantin roublard, il a été changé dès l’an dernier pour des voix plus grosses L’an dernier John Daszak (qui chante Siegfried sur d’autres scènes, c’est dire), chanteur appliqué, mais peu expressif, paraissait tout engourdi et un peu étranger dans la ville sinon dans le motel, et cette année Roberto Saccà promène son anonymat vocal et scénique dans la mise en scène. Lui non plus n’existe pas, ou peu : son chant est sans expression aucune alors que Loge doit être fortement caractérisé, sa présence à peu près transparente malgré le costume rouge marqué. Le rôle de Loge est marqué depuis 40 ans par Heinz Zednik (une voix pas si grande, mais tellement expressive, et un jeu exceptionnel) chez Chéreau, qui avait fait du Dieu du feu le pivot de sa mise en scène de Rheingold.
L’option de Castorf, heureusement, est différente : lui insiste sur le clan, et donc tout le monde est presque toujours en scène, ici ou là, sur le plateau ou sur l’immense écran vidéo qui le domine, chacun niché dans les recoins du décor extraordinaire d’Aleksandar Denić, y compris les filles du Rhin, qui ne quittent la scène en volant la Mercedes de Wotan qu’au moment de la descente au Nibelheim. C’est la petite bande de Wotan, la famille Ewing de Dallas avec ses petites et grandes turpitudes et donc les personnalités individuelles sont moins importantes, peuvent être moins marquées sans que la cohérence de l’ensemble en souffre trop. Ce qui compte c’est la bande et non les individus. Seuls se sauvent d’un certain anonymat Donner et Froh, Dupond et Dupont, l’un en noir l’autre en blanc, caricatures de cowboys de cirque, ou de comics, où les années précédentes Lothar Odinius en Froh faisait une merveilleuse caricature de Michael Douglas, que le jeune Tansel Akzeybek peut difficilement reprendre, malgré une jolie voix, tandis que Donner est de nouveau (il l’était en 2014) l’excellent Markus Eiche.

Alberich (Albert Dohmen) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Alberich (Albert Dohmen) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

L’Alberich d’Albert Dohmen peut difficilement cacher qu’il fut Wotan, port altier à la Jacques Chirac qu’il rappelle, il n’a rien du nain Alberich, ce qui n’est pas pour déplaire à Castorf qui détourne sans cesse ironiquement la tradition. Oleg Bryjak en 2014[1] était un pendant de Wotan, un Wotan qui n’avait pas trop réussi, un peu balourd, un peu vulgaire : il se permettait tout en scène ! Dohmen ne veut pas de ce personnage, il a refusé et de se plonger dans la piscine et de se couvrir de moutarde au moment où il renonce à l’amour, comme un être-corps repoussoir et dégoûtant. Dohmen est l’anti-Wotan des autres épisodes, brutalité oui, mangeur goulu de saucisses moutardées oui, mais pas au-delà. Pas plus qu’un grand dadais victime et des filles du Rhin qui le raillent, avec son jouet-canard en plastique jaune, et de Wotan qui le tient prisonnier dans une scène qui est à mon avis l’une des plus complexes de tout le Ring et qui donne quelques clefs du travail polymorphe de Castorf.
On comprend que la mise en scène n’est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, et on saisit à cette occasion la singularité et de Bayreuth et de ce travail. Bayreuth, c’est depuis 1951 d’abord les mises en scène, et c’est d’ailleurs largement à l’inspiration de Bayreuth que la mise en scène de théâtre a été inventée et ce bien avant Wieland. D’où son importance ici, d’où aussi tous les regards qui se tournent vers Bayreuth à chaque nouvelle production. Je l’ai écrit et réécrit, les aspects musicaux ne sont pas secondaires, mais souvent liés aux aspects scéniques : il n’y aurait pas eu ce Boulez-là sans ce Chéreau-là. Il n’y a pas eu ce Petrenko-là sans ce Castorf-là, la meilleure preuve en est qu’à Munich, Kirill Petrenko ne dirige pas le Ring de la même manière (avec en plus une acoustique et un orchestre différents !). Il faut donc essayer de juger d’une direction musicale qui va son chemin, et d’un plateau qui va le sien. Vaste contradiction sur la scène de la Gesamtkunstwerk qui n’a plus grand chose de « gesamt ».
Ce qui frappe avec le travail de Castorf, et même les détracteurs sont contraints de le reconnaître, c’est sa virtuosité. C’est l’art de remplir la scène de mille petits détails, de mille petites scènes, qui en soi  n’ont pas d’importance dans l’action, mais qui ont du sens dans un projet global où chaque détail fait sens : de l’affiche de cinéma proposant un film de série Z, à l’écran de TV que les filles du Rhin regardent un peu affolées.
Arrêtons-nous sur les filles du Rhin pour essayer de montrer par un exemple comment fonctionne la mise en scène et surtout comment le spectateur peut remonter aux intentions du metteur en scène.

Dans la plupart des productions, les filles du Rhin disparaissent dès le vol de l’Or pour ne réapparaître qu’à l’acte III de Götterdämmerung. Le rideau s’ouvre sur ces ondines espiègles nageant dans une eau cristalline, sorte de brève image de paradis terrestre très vite interrompue par l’arrivée d’Alberich, qui, par sa laideur et son désir bestial, annonce déjà la chute. Chez Castorf, elles appartiennent déjà au petit monde du Motel, dont elles partagent les espaces : insouciantes, elle se la coulent douce comme des starlettes, barbecue, piscine, bronzage. Rien de contradictoire avec le sens de l’histoire, y compris quand elles lutinent Alberich : Chéreau le faisait déjà (avec à l’époque quelques hurlements dans la salle). Mais chez Castorf, une fois le vol accompli (peu spectaculaire : l’or n’intéresse pas cette mise en scène), on les voit arriver en Mercedes décapotable conduite par un chauffeur et téléphoner à Wotan. On pense qu’elles vont lui annoncer le vol de l’Or (dûment attesté par les photos prises par le barman), mais en réalité on devine qu’elles lui disent « mission accomplie » puisque Wotan a envoyé sa Mercedes les chercher.
Mais on ne « percute » pas immédiatement. En effet, pendant que les Dieux se démènent pour sauver Freia, les Filles du Rhin vont errer un peu dans le motel, et se retrouver dans la chambre de Wotan, se faire monter des cocktails par un barman qui aimerait bien s’amuser un peu avec elles, et regarder la télévision. Dès qu’elles regardent la TV, avec son cortège d’explosions atomiques et de destructions guerrières (juste au moment où Wotan décide de descendre au Nibelheim chercher l’Or), elles décident de quitter la place dare-dare, fouillent dans la table de nuit, prennent un peu d’argent et surtout, les clefs de la Mercedes (on a donc la confirmation que c’est bien celle de Wotan) pour partir au nez et à la barbe du chauffeur qui buvait un coup au bar…Le spectateur reconstitue donc l’histoire et en arrive forcément à la conclusion que c’est Wotan, qui dès le début, a tout manigancé, qu’il est le big-brother de l’affaire et que toute l’histoire du Ring, y compris le vol de l’Or, est imaginée par lui pour manœuvrer chacun à son niveau. D’ailleurs, Wotan va manœuvrer Mime dans Siegfried à l’acte I, attirant son attention sur Siegfried et Notung, puis Alberich à l’acte II devant le dragon, et bien sûr, dans la scène du Nibelheim de Rheingold dont j’ai plus haut signalé la complexité.

Il faut toujours avoir en tête la relation double que Castorf veut instituer dans ce Ring, d’une part, il veut montrer que la question de l’Or et du pouvoir a été évacuée dans les 150 dernières années par celle de l’Or noir et du pouvoir : c’est cette histoire qu’il veut raconter à travers ce Ring. Mais il a aussi un livret, des légendes, des emblèmes à « placer », Tarnhelm, anneau, Notung, oiseau, Dragon sont autant de signes que le spectateur attend : il va les lui servir, mais de manière détournée, et souvent ironique. Ainsi la scène du Nibelheim s’ouvre par l’arrivée, déjà prisonniers, d’Alberich et Mime, attachés à un poteau et la tête couverte d’un casque de papier comme on dissimulait les futurs suppliciés au moyen-âge. Tarnhelm et Anneau sont mis dans la caisse du bar.

La malédiction de l'anneau: Loge (Roberto Saccà), Wotan (Iain Paterson) Alberich (Albert Dohmen)©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
La malédiction de l’anneau: Loge (Roberto Saccà), Wotan (Iain Paterson) Alberich (Albert Dohmen)©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Tout est donc « plié ». Mais cette scène, l’une des plus spectaculaires du Rheingold avec les transformations d’Alberich en dragon puis en crapeau, est attendue par le spectateur. Castorf va donc la lui resservir, en gérant le dialogue de manière originale : Wotan et Alberich se reconnaissent évidemment comme les deux faces d’une même médaille, et tout ce petit monde est aussi minable d’un côté comme de l’autre. Sous l’œil d’une caméra bien visible sur son rail de travelling, on va donc retourner la scène : la deuxième partie de la scène est donc, littéralement, un tournage « pour la postérité », de la défaite d’Alberich, qui a été rechercher Tarnhelm et anneau dans le tiroir-caisse, avec dragon (un serpent), et crapeau autour des lingots d’or que Mime a ramenés vers la caravane qu’on découvre, avec des barreaux de prison, et un intérieur aménagé en cellule…(c’est bien ce que sont Mime et Alberich, des prisonniers).
La scène suivante montre les servants, sorte de Chippendales ayant servi à ramener l’Or, probablement sous les ordres de Mime abaissant joyeusement le drapeau des Confédérés pour hisser le Rainbow Flag, pris en son sens propre (allusion à la probable homosexualité de Mime et à sa future relation trouble à Siegfried). Pendant les démêlés d’Alberich avec Wotan, sur les fameux fauteuils de camping qui aboutissent à la perte du Tarnhelm et de l’anneau, Mime fuit, non sans avoir enduit la caravane de colle à affiches…allusion à ses penchants révolutionnaires et intellectuels qu’on verra dans Siegfried.
On le voit, plusieurs niveaux de lecture, et jamais linéaires : il serait erroné de penser que tout cela suit un ordre chronologique, ou que l’espace est unique. L’espace est apparemment unique, mais les scènes sont multiples, son utilisation, sa manière d’être géré sont très variées. Il suffit d’observer les variations des éclairages, dans une même scène, pour en saisir la polymorphie.
Pour comprendre comment fonctionne cette mise en scène, il faut évidemment avoir en tête les épisodes qui vont suivre, et ce que vont faire les personnages dans les trois journées.
Dans son Rheingold, Castorf pose les personnages et leurs perspectives d’avenir :

  • Wotan manipulateur sous ses aspects de petit malfrat : c’est une couverture.
  • Mime futur révolutionnaire, qui fuit rapidement son frère malfaisant.
  • Alberich plutôt grand méchant mou, même s’il a renoncé à l’amour
  • Fasolt l’amoureux tué par Fafner : il ne fait pas bon aimer dans le monde des hommes (c’est l’une des lois du Ring et de sa malédiction : si tu aimes tu es mort).
  • Erda, ex-relation de Wotan, ces deux-là ont le désir dans le sang. Elle l’a dans la peau, il l’a dans la peau : elle ne lui refuse rien, ni les gâteries, ni les prédictions et dans Rheingold, et dans Siegfried. Et c’est en plus la mère de Brünnhilde.
  • Freia, Donner et Froh sont les utilités, des figurants d’ambiance : cowboys de comics pour les uns, et vêtement de Lumière (clignotant) pour l’autre, comme dans les revues, même si Freia (sans doute par son nom) arbore en deuxième partie un costume en latex aux couleurs de l’anarchie (noir et rouge), d’utilité chez les Dieux, elle est devenue sujet chez les géants…
  • Fricka (Sarah Connolly) enfin, avec son côté Claude Gensac des films de De Funès, laisse son mari jouer avec les dames, et a un rôle plus effacé dans Rheingold que dans d’autres mises en scène (Chéreau !) : n’importe, il ne perd rien pour attendre…
  • Les filles du Rhin ont fui, parce qu’elles ont deviné les catastrophes qui vont suivre et ne veulent pas y être mêlées.

 

Comme on le voit, Castorf n’a rien d’un provocateur (le qualificatif dont on l’affuble quand on ne comprend pas son travail), tout cela est d’une rigueur et d’une richesse difficilement réfutables.
C’est pourquoi il est d’autant plus dommage que Marek Janowski n’ait pas joué le jeu du théâtre.
L’équipe réunie est scindée en deux catégories : ceux qui connaissent le travail de Castorf et ont beaucoup répété avec Petrenko et lui (Nadine Weissmann, Günther Groissböck , Markus Eiche et même Albert Dohmen) et tous les autres qui sont des nouveaux venus, qui n’ont pas travaillé musicalement avec Petrenko et ne sont pas rentrés dans la logique scène-fosse de la production.

Nadine Weissmann (Erda)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Nadine Weissmann (Erda)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Nadine Weissmann est Erda ; chacune de ses apparitions dans ce Ring provoque un grand enthousiasme du public, tant elle s’est emparée du personnage voulu par Castorf de femme sensuelle, puissante et autoritaire, et en même temps désirante, ici dans son manteau de fourrure blanche et dans sa robe en lamé, telle la vedette qu’on attend (on ne répètera jamais assez non plus de quelle qualité sont les costumes d’ Adriana Braga-Peretzki). Une séductrice, là où dans toutes les mises en scène, on a un fantôme (même chez Chéreau).
Erda, c’est habituellement le fantôme chantant, fixe, raide, débitant ses prédictions comme une Pythie proche de la retraite.
Castorf en fait un vrai personnage : il pose Erda dans la nature de ses relations à Wotan et dans leur histoire commune. Il est fidèle aux légendes du Ring, il est fidèle à l’esprit égrillard qui règne chez les Dieux entre dieux et déesses (n’oublions pas la loi du genre, qui est la loi du désir : chez les dieux on n’aime pas, on baise…). Il fait enfin de ce personnage un être de chair : et il a trouvé en Nadine Weissmann une interprète exceptionnelle et singulière, d’une présence scénique incroyable: elle apparaît et on n’a d’yeux que pour elle, grâce aussi, il faut bien le dire, aux vidéos qui renforcent la fascination qu’elle exerce. La voix est aussi fascinante, large de spectre, mais aussi insinuante et expressive : Nadine Weissmann chante le texte, elle chante les mots, et elle sait les chanter avec cette finesse qui marque l’esprit. Pas besoin alors de notes stratosphériquement basses ou hautes, il suffit d’un phrasé impeccable et d’une projection soignée et tout est dit. J’ai une grande admiration et estime pour cette chanteuse qui chante simplement mais magnifiquement juste. Voilà un exemple de ce qu’apporte une mise en scène : sans Castorf, qui aurait pu deviner ce potentiel scénique chez Nadine Weissmann ? Une Erda fantôme lui aurait-elle permis un tel triomphe à chacune de ses apparitions ? En applaudissant Nadine Weissmann, les spectateurs, même les plus rétifs, applaudissent Castorf à leur corps défendant. C’est cela Bayreuth.
Markus Eiche est Donner, il est ce cow-boy écervelé des comics. Eiche a la voix, la puissance, l’élégance, le sens du texte et de l’expression (on se souvient de son fabuleux Beckmesser à Munich), c’est un chanteur de grand niveau. Mais c’est aussi un artiste qui habite avec efficience les rôles qu’il chante, se prêtant aux exigences de mise en scène sans barguigner. C’est dans Götterdämmerung un Gunther exceptionnel. Donner est un peu sous-calibré pour lui, mais il en fait un personnage très présent et vif. Avec Lothar Odinius dans Froh, il formait un couple désopilant à la Tarantino.

Tansel Akzeybek est un excellent chanteur qui serait sans doute plus efficace dans Loge que Roberto Saccà…même si la voix est moins grande, elle est tellement bien émise et projetée qu’il y réussirait et puis il a cette émission particulière des vrais ténors de caractère. Dans Froh, il a donc la voix, mais n’a pas la sveltesse d’Odinius en scène ; il gère le rôle avec engagement néanmoins : notamment lorsqu’il imite Donner avec son marteau sur le toit : vus par Castorf comme les deux faces diurne et nocturne d’un même acabit, ils sont une sorte de couple apax, qu’on ne verra qu’une fois, et qui sont les faux durs de la situation, brandissant maladroitement un pistolet sous le nez des géants qui se rient de leurs menaces. Ce sont des images de ces dieux qui profitent de Wotan, mais qui ne servent pas à grand-chose, sauf quand tout est accompli et qu’ils volent au secours de la victoire (Donner) comme les mouches du coche.
Albert Dohmen, c’est Wotan à la retraite reconverti en Alberich. Il garde dans son chant l’élégance particulière du Dieu, et puis il en a l’allure et le reste de séduction. A l’opposé de son malheureux prédécesseur Oleg Bryjak, plus enraciné dans le « populaire » que l’aristocratique : Dohmen incarne un personnage qui fut grand et vaguement déchu, comme si c’était un ex-Wotan qui cherchait à reconquérir un pouvoir qu’il avait déjà eu. Bien sûr je fantasme parce que j’ai vu Dohmen en Wotan sur cette même scène, mais je lis dans sa volonté de ne pas trop en faire dans la mise en scène cette distinction perdue, qu’on va quand même retrouver dans Siegfried où son opposition fraternelle avec Wotan à l’acte II fera merveille. La voix a des lueurs, et quelques trous : il y a des moments d’une très grande présence, particulièrement soignés, d’autres sont plus opaques, mais c’est un bel Alberich.
Bien sûr, et c’est l’ancien combattant qui parle, l’Alberich idéal de Castorf a existé, c’était l’Alberich de Chéreau de 1976, 1977, 1978 irremplaçable et pas remplacé depuis, par aucun chanteur, car il mort prématurément en 1979, il s’appelait Zoltan Kélémen, il m’a marqué à vie, il ne m’a pas quitté depuis. Un apax, lui aussi.

Andreas Conrad (Mime)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Andreas Conrad (Mime)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Andreas Conrad promène son Mime un peu partout : véritable ténor de caractère, il a la voix idéale pour le rôle, qu’il va évidemment développer dans Siegfried. Habituellement c’est le même artiste qui gère les deux Mime, mais les deux parties sont très différentes (voilà pourquoi Chéreau avait Helmut Pampuch en Mime-Rheingold et Heinz Zednik en Mime-Siegfried). Le Mime de Rheingold est secondaire. Castorf en fait une sorte de clown souffre-douleur, dans son habit de paillettes (l’or…) ses cheveux en désordre, comme s’il avait subi une explosion, et visage noirci par le carbone : son travail, c’est de forger l’or, il ne quitte pas le feu… Déjà il se pose en personnage non protagoniste. Il gagne en importance à mesure qu’Alberich s’enferre auprès de Wotan, il en profite pour gérer ses affaires et son petit groupe de chippendales-esclaves, puis par fuir sous nos yeux, alors que dans les productions habituelles Mime « disparaît » quand il n’est plus nécessaire. Andreas Conrad est vraiment le personnage très juste qu’il interprétait déjà l’an dernier.
Du côté féminin, c’est un peu plus pâle. Nous avons évoqué de prime abord Erda, à mon avis le personnage le mieux sculpté de tous les rôles féminins. Fricka est Sarah Connolly.

Sarah Connolly (Fricka)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Sarah Connolly (Fricka)©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Inutile de présenter une chanteuse qui a fait sa gloire d’interprétations baroques de très haut niveau. On l’a vue en pâle Brangäne à Baden-Baden. La Fricka de Rheingold est sans doute vocalement un peu plus plate que celle de Die Walküre, qui a une scène mais quelle scène ! Les grandes Fricka dans Rheingold sont rares, ce sont celles qui jouent le dialogue expressif, la ciselure du mot, c’est Elisabeth Kulman aujourd’hui, Hanna Schwarz hier. Dans mon coffre aux souvenirs de mélomane, j’ai ces deux-là.  Il faut maîtriser l’allemand au plus haut point, savoir dialoguer et donner du poids à chaque parole pour s’emparer de la Fricka de Rheingold.
Sarah Connolly est ici une chanteuse appliquée, un personnage assez bien dessiné en scène (je l’ai plus haut comparée à la Claude Gensac des films de De Funès), mais qui ne marque pas par son chant, ni par une diction correcte,  sans couleur et avec une expressivité assez plate. Une Fricka sans relief. Bien sûr, la mise en scène ne la valorise pas (c’est un caractère de ce Rheingold de ne pas s’attacher tant à des rôles qu’à un groupe), mais l’ensemble reste d’une fadeur notable.

Caroline Wenborne (Freia) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Caroline Wenborne (Freia) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Freia est Caroline Wenborne, poupée lumineuse (elle clignote quand les géants l’enlèvent) puis boule de latex noire et rouge quand elle est passée par les mains des géants. J’ai souvent parlé de la vocalité de Freia et de celle qui m’a marqué, l’Helga Dernesch de Paris en 1976, qui faisait et Freia, et Sieglinde. Car dans toute Freia sommeille vocalement une Sieglinde (les femmes instrumentalisées…) : Caroline Wenborne a un joli grain de voix, mais pas la présence vocale qui imposerait Freia comme « rôle ». Elle ne rend pas vocalement la tension nécessaire pour le caractériser et donc est définitivement un personnage secondaire. Donnez Freia à Anja Kampe, et vous comprendrez…
Les filles du Rhin, Stephanie Houtzeel, Alexandra Steiner et Wiebke Lehmkuhl sont particulièrement bien distribuées : les trois voix se conjuguent idéalement et même si elles n’ont pas toutes le physique de starlette (ou de sirène, comme celle qui est alanguie au bord de la piscine quand Mime passe chercher les lingots), mais jouent merveilleusement le jeu de la mise en scène, et constituent un beau moment vocal.

Les géants, Karl-Heinz Lehner (Fafner) et Günther Groissbock (Fasolt), ne sont pas des géants sur échasses comme dans la plupart des mises en scène, il sont des « idées de géant », en fait des travailleurs de force, caricaturaux (tatouages, barbe ou rouflaquettes, bleu de travail), les exploités dont la classe dominante se méfie ou se moque. Lehner est un Fafner intéressant (avec cependant quelques petits problèmes de registre central), mais dans Rheingold, le rôle, c’est Fasolt, force et tendresse, cœur d’amour dans corps de brute.

Günther Groissböck (Fasolt) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Günther Groissböck (Fasolt) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Comme en 2013 à la création, c’est Günther Groissböck qui l’incarne. Phénoménal chanteur, qui réussit à rendre le personnage à la fois brutal et tendre, et à gérer le texte d’une manière extraordinairement raffinée, où il ne manque aucune inflexion, avec un souci inouï de la couleur. Ce n’est pas la première fois que je l’entends dans Fasolt, mais c’est sans doute dans ces deux dernières représentations où il m’a le plus impressionné. Enfin, la voix a une étendue et un volume tels qu’il impose sa présence dès qu’il ouvre la bouche. Il obtient un triomphe mémorable et mérité. Avec Erda, ce sont les deux vrais « interprètes » définitifs du plateau.
On ne répètera jamais assez que ce Rheingold de Castorf est le tableau d’un clan, avec ses personnages grands et petits, mais où tous concourent à la photo de groupe. Ainsi, Loge a un rôle relativement plus effacé que dans d’autres mises en scène. Il promène son costume rouge couleur de feu, avec son briquet aux grandes flammes, mais n’est pas vraiment protagoniste comme ailleurs.

Roberto Saccà (Loge) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Roberto Saccà (Loge) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Et heureusement, parce Roberto Saccà ne fait strictement rien du rôle : ni par l’expressivité, ni par le jeu. On connaît le chanteur, pas très inventif ; et la voix, pas exceptionnelle. Il est dans ce Rheingold ce qu’il est dans les autres rôles (on se souvient de son Walther inexistant à Salzbourg avec Gatti et Herheim). J’avoue ne pas comprendre les intentions de la direction artistique. Après le départ de Norbert Ernst (Loge en 2013 et 2014) on a cherché d’abord un chanteur doué d’une voix plus puissante. Daszak fut un échec et Saccà en est un. Loge n’a pas besoin d’être un chanteur à voix, mais d’abord un chanteur à texte, lui aussi, qui sache colorer (et pas infliger ce chant gris sans chaleur ni engagement !) qui sache varier le ton, qui sache insinuer. Dans une salle comme Bayreuth, les voix même plus petites passent. Il faut en profiter.
Il faut de l’étrangeté dans la voix de Loge, on va tomber des nues en me lisant mais je pense que Klaus-Florian Vogt pourrait faire un Loge intéressant, à contre-emploi, un Loge séduisant et étrange, qu’il a déjà chanté il y a une dizaine d’années à Liège je crois. Mais pas Saccà, lisse comme la glace, sans aucun feu, ce qui pour Loge est gênant.
Enfin Wotan.
Wolfgang Koch, regrets éternels. Bien sûr, il ne faut pas remuer trop les souvenirs, mais Koch est lié de manière indissoluble à cette production, en particulier à Rheingold, parce qu’il a travaillé la dentelle du texte et avec Castorf et avec Petrenko avec lequel il entretient une relation artistique particulière (voir Die Frau ohne Schatten et surtout Die Meistersinger von Nürnberg). Koch est un chanteur à texte, un chanteur de texte, d’une très grande intelligence et d’une très grande disponibilité.
Il n’est plus là et il faut être disponible pour les artistes qui relèvent le défi. Dans cette version 2016, il y a deux Wotan, John Lundgren pour Walküre et Siegfried et Iain Paterson pour Rheingold.
J’aime beaucoup Iain Paterson, un chanteur raffiné, bon diseur, qui fait par ailleurs un Kurwenal de grande qualité dans le Tristan und Isolde de Katharina Wagner et Christian Thielemann. Mais Kurwenal n’est pas Wotan.
Dans Wotan, je le sens gêné par ce que lui demande la mise en scène, il n’est pas le personnage voulu par Castorf, il n’a pas la vulgarité affichée du maquereau que Koch avait. Sans doute eût-il fallu adapter la mise en scène à Paterson de manière beaucoup plus importante. Ici, c’est le Wotan de Koch sans Koch : Paterson fait ce qu’il peut, mais il n’a pas la personnalité pour et je crois sentir qu’il n’aime pas trop ce qu’on lui fait faire. Il en résulte un Wotan plus pâle, plus transparent, qui peut aussi être un profil possible : ce serait un Wotan « en filigrane », un faux fade, un vrai chef. Mais il n’arrive pas à rendre la complexité et la duplicité du personnage. Il n’arrive pas à dire le texte avec la fluidité et le ton voulus, il n’arrive pas à entrer dans le style de « Komödie für Musik » que Castorf veut pour certaines scènes, avec la dynamique de la comédie dans les dialogues et les conversations. Et dans les deux représentations, j’ai eu la même impression d’une difficulté à rentrer dans le rôle et dans la logique du plateau.

Marek Janowski prenait donc la succession de Kirill Petrenko dont la direction musicale en 2013 et les deux années suivantes fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, tant elle frappa par sa nouveauté et son audace. Jouant le jeu de la Gesamtkunstwerk, privilégiant le théâtre et l’expression aux effets musicaux attendus, Petrenko a pris à revers tous ceux qui attendaient un magasin d’exposition de la doxa wagnérienne.
Comme je l’ai écrit plus haut, personne ne conteste la compétence wagnérienne de Janowski, ni son expérience en la matière. : il a quand même enregistré deux Ring qui ne sont pas les plus mauvais.

Ce qui est étrange, c’est de confier à un chef qui refuse le théâtre d’aujourd’hui sur les scènes d’opéra la succession d’un chef qui au contraire l’a fait sien, c’est de confronter le chef qui refuse le théâtre à une production qui est l’emblème du Regietheater : Ying et Yang dans une même barque…
Bayreuth fait des miracles, et on comprend que ce chef, qui a dédié bonne part de son activité à Wagner puisse à 77 ans vouloir « couronner » sa carrière de wagnérien dans un Ring à Bayreuth.
Dans Rheingold, manifestement la première représentation n’avait pas les boulons bien serrés, il y a eu de nombreux décalages, des problèmes de balance des volumes aussi, et des petites scories techniques qui montraient que l’on n’avait pas eu le temps suffisant pour tout caler. Il y a toujours entre chef et metteur en scène des problèmes de tempo à régler, qui ne l’ont pas été, laissant les chanteurs un peu dans l’errance et un peu victimes de cette préparation partielle. Déjà le Rheingold 2 sous ce rapport a été bien plus au point, et l’on peut supposer que Rheingold 3 sera parfaitement calé.

Janowski propose pour cette mise en scène hors norme un Wagner totalement dans la norme, un Wagner musicalement attendu, dans la tradition, avec des moments splendides et des sonorités somptueuses (plus marquées encore dans le Ring 2) qui enthousiasment ceux qui attendent de Bayreuth ce Wagner-là. Il ne faut pas croire qu’il s’agisse d’une interprétation complaisante, où l’on s’attarderait sur le beau son ou sur telle phrase séraphique : non, c’est un travail qui a sa dramaturgie, qui a sa vision, qui a sa cohérence, mais indépendamment du propos du plateau. Chacun vit plus ou moins sa vie. Soyons honnêtes en disant que cela marche quelquefois, mais pas toujours. Il manque cependant à la fosse une transparence des pupitres, certains sons restent étouffés, toute la partition n’est pas mise en valeur : pas de moment où dire « j’ai découvert des phrases que je n’avais jamais remarquées », mais bien des moments où dire « c’est bien beau tout ça ».
Marek Janowski n’est pas un inventeur, ne prend pas de risque musical, mais c’est un très bon chef, très sûr, très scrupuleux, qui fait un travail qui honore la fosse de Bayreuth, et qui est loin de déparer, même si ce n’est pas le chef pour cette production-là. En ce sens et au vu des derniers développements des aventures musicales de Bayreuth, il eût peut-être mieux convenu à Parsifal et Hartmut Haenchen au Ring, vu la disponibilité de ce dernier pour des mises en scènes plus aventureuses (Warlikowski…). Tout en réaffirmant mon admiration éperdue pour le travail unique de Kirill Petrenko sur  cette production, Il reste que l’auditeur de Bayreuth n’est pas volé par la présence de Marek Janowski dans la fosse : on peut attendre évidemment autre chose et une autre vision, mais ce qu’on  entend est à la hauteur et au niveau du festival de Bayreuth.[wpsr_facebook]

[1] Disparu dans la catastrophe de l’Airbus de Germanwings dans les Alpes

Freia (Caroline Webborne)Donner (Markus Eiche) Froh (Tansel Akzeybek) Fafner (Karl-Heinz Lehner) Fasolt(Günther Groissböck) Fricka (Sarah Connolly) En bas: Loge (Roberto Saccà) Wotan (Iain Paterson) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Freia (Caroline Webborne)Donner (Markus Eiche) Froh (Tansel Akzeybek) Fafner (Karl-Heinz Lehner) Fasolt(Günther Groissböck) Fricka (Sarah Connolly) En bas: Loge (Roberto Saccà) Wotan (Iain Paterson) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2015-2016 à L’OPÉRA DES NATIONS: FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 30 JUIN 2016 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Lukas HEMLEB)

Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte ©Carole Parodi

La saison de Genève s’est achevée par une production de Falstaff, prévue pour l’Opéra des Nations, la structure (l’ex-théâtre provisoire de la Comédie Française) qui pendant deux ans sera la scène du Grand Théâtre. L’espace plus réduit, le rapport scène salle très différent, les machineries scéniques très réduites imposent des productions à un format inhabituel pour les spectateurs d’un Grand Théâtre dont la scène est la plus vaste de Suisse. Le lieu, que je visitais à Genève pour la première fois, est assez chaleureux et l’aménagement en est suffisamment réussi pour qu’on ne s’y sente pas mal.
Ce lieu impose aussi un répertoire radicalement différent des grandes machines pour lesquelles le Grand Théâtre a été construit. C’est aussi l’occasion d’élargir le répertoire et de proposer pendant quelques années une couleur différente à la programmation : il faut faire de l’inconvénient un avantage. On n’a pas de pétrole, mais on a des idées.
Ce Falstaff ne restera pas comme une production mémorable, pour des raisons diverses, qui tiennent aussi bien à la musique, au théâtre et aux chanteurs. Même si paradoxalement c’est un spectacle qui passe sans (trop) lasser, et qui au total se laisse voir, ce n’est pas un très grand Falstaff. Falstaff est une œuvre complexe, qui entretient pour moi un rapport familial avec Die Meistersinger von Nürnberg. C’est une comédie en musique, c’est un Verdi neuf, qui met en tête non la performance musicale ou vocale mais le dialogue, les paroles et les situations, c’est enfin une adaptation de Shakespeare, tout comme Otello six ans auparavant, et peut-être plus difficile encore. C’est un opéra de chef, avant que d’être un opéra de voix : les chanteurs se fondent dans un opera omnia qui pourrait bien être une Gesamtkunstwerk wagnérienne, d’où l’importance de la mise en scène.

Falstaff, ces dames ©Carole Parodi
Falstaff, ces dames ©Carole Parodi

C’est Lukas Hemleb qui a assuré la mise en scène. Un artiste formé à l’école allemande, et en même temps très international, qui vit et travaille aussi en France. Il a conçu un dispositif unique (d’Alexander Polzin), un bloc de roche qui tourne et qui selon les scènes peut être l’intérieur de l’auberge ou le terrible chêne de Herne, c’est à dire un décor minimaliste, uniformément gris, et les personnages sont maquillés à la mode vaguement expressionniste ; c’est donc un Falstaff un peu inquiétant et débarrassé de son contexte médiéval qui est présenté.
Habituellement le monde de la comédie demande un décor très historié, une sorte de réalisme qu’on voit dans la plupart des mises en scène de l’œuvre, que ce soit celle de Carsen (Londres, Amsterdam, Milan…) ou jadis celle de Strehler à la Scala, ou de Ronconi à Salzbourg. Ici, Opéra des nations oblige, décor quasi unique. Tout repose donc sur la mise en scène et la sveltesse des chanteurs, mais aussi d’une direction musicale suffisamment alerte qui doit remplir l’espace vide (qui n’est pas ici, hélas, celui de Peter Brook). Lukas Hemleb se repose sur deux références essentielles, d’une part la référence à un théâtre simple, épuré, un théâtre de tréteaux qui n’est pas sans évoquer ce qu’on pense être l’ambiance du Théâtre du Globe, et d’autre part, par les maquillages et les couleurs (tant de variations de gris) un certain absurde beckettien. Il en résulte un travail assez léger, non dépourvu de poésie, qui laisse initiative aux acteurs et qui plaît au public par sa souriante simplicité, même si la dernière scène (le chasseur noir et les esprits dans la nuit) est plutôt réussie dans le genre sabbat inquiétant.

Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi
Falstaff, dernier acte, Maija Kovalevska (Alice Ford) Franco Vassallo (Falstaff) ©Carole Parodi

Il s’agit donc d’un spectacle globalement assez traditionnel, adapté pour les conditions plus basiques de l’Opéra des Nations, adapté aussi à une relation un peu plus intime avec le public. Un travail respectable, mais sans grande invention.
Musicalement, la direction de John Fiore, qu’on a plus entendu dans du répertoire germanique, marque les qualités de ce chef : clarté, musicalité, travail de précision avec l’orchestre dont on n’entend aucune scorie, travail sur la couleur aussi.
Toutefois, on aimerait plus d’italianità dans ce travail, plus de dynamique, plus de rythme, plus de légèreté. Verdi se souvient de Rossini dans les ensembles (le double quatuor, dans la vélocité des dialogues et du chant, dans les crescendos).  Il s’en souvient aussi par le grand raffinement de ces dialogues fugués. Il n’y en a pas beaucoup de trace dans le travail précis, mais loin d’être idiomatique, de John Fiore, et l’espace réduit de la salle, ajouté au volume relativement important de l’orchestre, ne joue évidemment pas en sa faveur. Falstaff est une bonne grosse farce, une vaste « burla », mais tout en ciselures et tout en fragilité cristalline. Et ici, on est assez loin de cette fragilité-là et c’est dommage, car le volume de la salle s’y prêtait idéalement.
Du côté du plateau, on a étrangement un plateau marqué par l’école slave. Avec les qualités de cette école : voix solides, sens du théâtre, mais aussi les défauts, notamment dans le répertoire italien : problèmes de phrasé, problèmes de dynamique, émission souvent poitrinée. Bien sûr, il y a Franco Vassallo, qu’on retrouve avec plaisir, très déluré, très à l’aise dans un rôle qui lui va bien, sans avoir une voix si large, ni si profonde, il a le phrasé, il a le style, il a surtout des années de Rossini derrière lui, c’est à dire l’habitude de la dynamique et du rythme. Mais surtout, il a le texte et son style, la couleur parce qu’il est italien et que cela n’a pas de secret pour lui.
Autre vieux routier, Raúl Giménez dans Caïus : encore un chanteur élevé au lait rossinien, au lait de l’émission rossinienne, du phrasé rossinien et du répertoire italien qu’il a fréquenté de l’intérieur et dans tant de rôles baroques ou belcantistes. Même s’il est argentin, il a l’italianità et le style dans le sang et le gosier, et même s’il est au crépuscule de la carrière, il lui reste un incomparable style, y compris bouffe, qui en font un personnage, par la voix et par la présence.
Pour le reste, entre les membres du studio du Grand Théâtre (troupe des jeunes solistes en résidence) comme Erlend Tvinnereim en Bardolfo , Alexander Milev en Pistola, la gracieuse Amelia Scicolone en Nanetta séduisante par moments, manquant de fermeté dans la ligne dans d’autres (meilleure en fin d’opéra qu’au début), et la solide Meg Page de Ahlima Mhamdi (même si le rôle est assez mince), on notera l’impressionnante Marie-Ange Todorovitch, en Quickly puissante, aux graves ravageurs : on est toujours heureux d’entendre cette artiste qui reste une valeur du chant français, dans un rôle où elle peut développer sa vis comica et dans une salle très adaptée à ses moyens.
Alice Ford est Maija Kovalevska, incontestablement une voix, bien plantée, bien posée, bien projetée, mais avec des problèmes de phrasé, plus slave qu’italien, et d’un jeu sur la couleur qui ne m’a pas séduit. On n’entendrait en Tatiana ou Lisa, cela sonnerait merveilleusement. En Alice Ford, avec le débit nécessaire et le style demandé, c’est moins convaincant.
Ford est un très jeune chanteur, Konstantin Shushakov. C’est incontestablement un chanteur de valeur, sans doute un véritable avenir devant lui car il a d’éminentes qualités de style, de projection, de puissance aussi. Mais il n’a ni la couleur, ni l’autorité d’un Ford, version bourgeoise de Falstaff. Le timbre est trop clair, trop jeune surtout face à Vassallo. Il faut pour Ford non un baryton qui chante bien, ce qui est le cas de Shushakov, mais un baryton a la voix faite, mûre, puissante ce qui n’est que partiellement le cas ici. Dans un Falstaff de jeunes chanteurs, il n’y aurait rien à redire, mais dans une production de Falstaff face à Vassallo, cela ne fonctionne pas, et c’est dommage vu les qualités de l’artiste. C’est un problème d’alchimie de distribution…
Enfin le Fenton de Medet Chotabaev est pour moi une erreur de distribution. Pourquoi aller chercher si loin un Fenton qu’on peut largement trouver chez les italiens ou les américains. Medet Chotabaev chante, mais la voix n’est pas celle d’un Fenton, un tantinet trop lourde pour cela, elle n’a pas la couleur d’un Fenton (chant monocorde), et le timbre n’est pas celui exigé par le rôle. De plus le chant et le style ne correspondent pas. Il faut pour Fenton un chanteur bel cantiste, un ténor rossinien, un chanteur qui sache alléger, qui ait cette légèreté juvénile. De plus, il n’est pas très alerte scéniquement, et donc n’est pas vraiment le personnage. C’est un choix d’autant plus maladroit que Fenton, avec Nanetta, est le seul à avoir un air dans l’œuvre, un vrai air traditionnel…Malvenu de mettre en exposition une voix si peu faite pour ce rôle et ce répertoire.
Malgré ces réserves, l’ensemble fonctionne quand même, passe bien auprès du public visiblement satisfait. C’est un Falstaff de consommation passable qu’on a vu là, pas scandaleux, mais pas stimulant : il en faut pour remplir les calendriers, mais rien de mémorable.[wpsr_facebook]

Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi
Falstaff et ces dames (acte II) ©Carole Parodi