LUCERNE FESTIVAL 2016 et THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2016-2017: BAYERISCHES STAATSORCHESTER dirigé par Kirill PETRENKO les 7 et 12 SEPTEMBRE 2016 (WAGNER-STRAUSS-TCHAÏKOVSKI) Soliste: Diana DAMRAU

Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech
Kirill Petrenko et le Bayerisches Staatsorchester ©Christoph Brech

Ce texte est le développement et l’adaptation d’un article paru le 15 septembre 2016 dans Platea Magazine (Madrid)

Kirill Petrenko est un mystère. Fuyant les médias, communiquant peu, il n’est pas dans les circuits glamour des chefs à page Facebook ou compte Twitter. Dans les excellents documents offerts au public lors du concert de Paris, il signe quelques textes, ce qui est exceptionnel. Travailleur infatigable, il ne donne que quelques concerts dans l’année, et fouille les partitions d’une manière chirurgicale, les essayant avec tel ou tel orchestre pour parfaire son approche. Il donnera en décembre à Turin par exemple (avec l’orchestre de la RAI) le programme prévu avec les Berliner. Mais là où il passe avec un orchestre, il déchaîne les salles, les passions, les interrogations. À Lucerne, comme à Paris, à peine terminée l’ouverture de Meistersinger, il y avait déjà des hurlements. Deux programmes voisins entre Lucerne et Paris, mais à Lucerne, la dominante était Richard Strauss, puisque l’ouverture de Meistersinger était suivie des Vier letzte Lieder, et en deuxième partie de la très rare Sinfonia domestica, une découverte pour de très nombreux auditeurs. Ce n’était pas pour Lucerne un choix « facile », puisque et l’orchestre, le Bayerisches Staatsorchester, et son chef faisaient leur première apparition. Mais on a considéré sans doute le public de Lucerne plus aguerri pour supporter un programme un peu moins grand public. À Paris, le programme affichait la Symphonie n°5 de Tchaïkovski, bien plus connue. Kirill Petrenko, à l’écart des circuits jusqu’à maintenant, est devenu objet de curiosité depuis que les Berliner l’ont élu comme successeur de Sir Simon Rattle. Lui-même a dû se soumettre quelque peu à l’exigence médiatique, bien vite refermée, et donne cette saison des concerts divers (Berlin, Amsterdam, Turin).

À peine passé le premier accord des Meistersinger, l’affaire était conclue : un accord à la fois plein et subtil, avec une très légère modulation et puis une dynamique incroyable, plus que la solennité habituelle et attendue. Évidemment ce n’était pas l’ouverture habituelle en forme de « pezzo chiuso » destinée à faire sonner l’orchestre sans trop fatiguer le public. L’orchestre sonne évidemment, mais avec une belle dynamique, une très grande fluidité, certes avec des accents , mais à peine sont-ils effleurés qu’on passe à autre chose comme une « toccata e fuga », une rencontre brève avec la note qui va de l’avant, dans un raffinement tout particulier, y compris de la part des cuivres qu’on a souvent entendu d’une lourdeur grasse dans cette pièce. Incroyable aussi le sens des équilibres, et la couleur de l’ensemble, les couleurs devrais-je dire tant tout cela est miroitant, va plutôt vers la comédie que les drames de la maturité : les sectateurs d’un Wagner bien gras et bien lourd repasseront. Ce Wagner-là n’est pas gras, mais gracile, mais élégant, mais limpide, et semble courir alors que le tempo n’est pas différent que chez d’autres chefs. Ce Wagner nous raconte déjà l’histoire qui suit et a déjà la couleur de l’humanité extraordinaire qui court tout l’opéra. L’orchestre habitué à son chef en suit le moindre signe, la moindre indication donnée du doigt, de la main, du bras, de la tête, du corps tout entier. Pour certains chefs, c’est un mode très démonstratif de diriger, pour le spectacle, mais pas ici. C’est un corps dédié, dédié à la partition, comme possédé par la musique, immergé dans la musique qui communique rythmes et dynamique à un orchestre qui donne tout, de sorte que même si nous connaissons désormais (depuis les fabuleuses représentations de ce printemps et de juillet dernier) l’approche de cette œuvre par Kirill Petrenko, tout nous semble neuf, divers, comme une perpétuelle surprise et ainsi la double écoute de Lucerne et de Paris nous fait encore aller plus loin, sans jamais se répéter, mais faisant briller des lumières nouvelles.
Avec les Vier letzte Lieder de Strauss, nous passons à une toute autre ambiance, celle crépusculaire de la fin du jour qui est aussi fin de la vie: mélancolie, nostalgie, dernier regard sur le spectacle de la nature. L’opposé de la joyeuse humanité de Meistersinger. C’est pour Diana Damrau une première fois. La célèbre chanteuse allemande familière du répertoire belcantiste aborde l’univers mordoré de ces Vier letzte Lieder, que toutes les stars du chant mettent à leur répertoire. C’est pourquoi évidemment elle est attendue au tournant par les opiomanes de la voix, parce qu’il s’agit immédiatement de mettre en perspective, avec les vivantes (Harteros…), et surtout avec les disparues : la confrontation avec le souvenir ou le disque est souvent délétère pour l’artiste qui se produit hic et nunc. Le goût de Richard Strauss pour les voix féminines, la doxa straussienne qui privilégie voix capiteuses et rondes va un peu à l’encontre d’une prestation destinée avec le temps sans doute à évoluer : en matière de chant, le coup d’essai est rarement un coup de maître. Damrau était une colorature. Elle devient un soprano lyrique : la voix a pris de l’assise, s’est élargie, l’expansion est magnifique, la ligne de chant stupéfiante, les aigus splendides et sûrs. On sent qu’il y a dans ce registre encore de la réserve. Dans le registre grave, c’est plus discutable (mais l’acoustique parisienne…). Certains graves semblent disparaître dans l’orchestre, ou se détimbrent. Mais ce qui frappe, c’est le naturel d’une expression qui ne veut rien faire de trop. Pas trop d’accents, pas de volonté de faire du style ou de minauder: on aurait pu s’y attendre sur « Tod » mais le mot est dit, comme ça, parce qu’il se suffit à lui-même. Dit la force du mot ! Le mot jamais surinterprété, jamais vraiment souligné plus que ce que n’indique la musique. En ce sens, Damrau est en phase totale avec Petrenko et peut-être pas en phase avec les attentes de certains auditeurs…nous sommes peut-être habitués à des voix plus rondes, moins droites, moins « simples ». C’était pour moi déjà passionnant car elle se place dans une autre perspective, et donc se singularise. À Lucerne, l’abord était peut-être un peu froid, et un peu trop droit, sans la souplesse à laquelle on est habitué dans Strauss ; à Paris, il était déjà plus souple, notamment dans les deux derniers, Beim Schlafengehen (Hermann Hesse) et Im Abendrot (Eichendorff) les plus vibrants à mon avis. Il en résulte une extraordinaire unité avec l’orchestre : l’orchestre ne propose pas à la voix un écrin dans lequel elle se réfugierait confortablement, mais compose avec la voix quelque chose de tressé, un réseau unique de musique comme si l’orchestre se comportait en « accompagnateur » au sens piano du terme, dans ces moments suspendus où pianiste et voix semblent se reprendre le discours musical dans une continuité à deux voix. Ce n’est pas la voix qui décide d’une couleur, ce n’est pas l’orchestre qui impose un rythme, c’est un discours unique à deux, comme deux voix qui se comprennent et qui se reprennent tour à tour le discours. On reste fasciné de la manière dont Kirill Petrenko traite le texte : il donne toujours l’importance primaire au mot. C’est vrai dans ces Lieder (il l’écrit d’ailleurs dans un des textes du programme : « chez Strauss, on peut et on doit jouer avec le texte »), c’est vrai à l’opéra, quel qu’en soit le livret (c’est même vrai dans Tosca, ce qui indispose les soi-disant amateurs…), d’où quelquefois l’impression de platitude : mais il en va ici de la platitude comme de la canopé : la surface cache le réseau de ramifications, la profondeur ou l’épaisseur de la forêt . Car jamais l’orchestre ne paraît plat tant il est riche et foisonnant, tant il dit, soit en mettant en relief tel ou tel instrument, soit en allégeant au maximum (les cordes) pour mieux faire ressortir soit la voix soit les bois…C’est un fil raffiné à l’extrême de sons, doué d’une extraordinaire précision, syllabe par syllabe, soulignant les mots, mais ne prenant jamais le pouvoir, même si, tout attentif qu’il soit à la prééminence du mot, il laisse le violon solo (dans Beim Schlafengehen) libre de chanter en duo avec la voix, comme en suspension, comme dans une intimité préservée: un des moments sublimes de la soirée.
Pour la chanteuse, c’est une situation d’un très grand confort parce qu’elle n’est jamais couverte par l’orchestre, toujours accompagnée et soutenue, sans qu’on puisse accuser l’orchestre d’être trop discret, parce que de l’orchestre on entend absolument tout, présent tout comme la voix et à parts égales. Pour l’auditeur, c’est un parti pris très différent de ces interprétations où l’orchestre souligne commente et encadre : c’est très sensible dans l’introduction à « Im Abendrot » où l’orchestre pourrait se mirer dans la propre splendeur, et qui ici introduit, simplement, sans se pavaner. Mais reste cette mer de couleurs qui répond à la mer de couleurs proposée par le/les texte(s), ça miroite, cela n’aveugle jamais sinon par touches pointillistes. Mais la réception par l’auditeur dépend non seulement de l’interprétation, mais aussi de la salle : celle de Lucerne à cet égard a une acoustique plus chaude et incroyablement précise, celle du Théâtre des Champs Elysées reste sèche, moins précise, plus ramassée et plus difficile pour la voix et la limpidité de l’orchestre.
Un océan de couleurs, voilà ce qu’il en a été à Lucerne de la Sinfonia domestica, un poème symphonique qui n’est pas l’un des plus connus de Strauss, ni l’un des plus appréciés. Beaucoup soulignent l’ennui, l’absence de ligne, la pauvreté mélodique, le faux modernisme ou disent simplement que la musique en est « laide ». La pièce voulait soulever de manière souriante le voile sur l’intimité de la famille Strauss, mais en même temps en faire une comédie de l’intime avec ses petits drames et ses petites joies. De cette intimité les premiers accord in medias res sont témoins, sur un mode léger. Nous sommes au théâtre, théâtre d’appartement où la clarinette et les bois jouent un dialogue souriant, un bavardage presque pépiant où tout semble danser, dans une danse discrète avec des rythmes qui donnent à cette musique un aspect pictural, celle des miniatures figuratives qui décrivent des scènes de famille dans les gravures XIXème ou les petits tableaux XVIIIème dont la peinture vénitienne (entre autres) est gourmande. Petrenko a choisi l’ironie et le sourire, il a choisi aussi de représenter le petit théâtre de la vie avec son gros orchestre ! Certains moments composent une symphonie de couleurs dont les ruptures de rythme et de phrases instrumentales rappellent très clairement le début du troisième acte de son incroyable Rosenkavalier munichois en juillet dernier. Comme si Strauss écrivait une « Komödie für Familie ». On découvre alors l’incroyable richesse de l’écriture, qui se révèle grâce à la limpidité du rendu orchestral avec les moindres détails que Petrenko met en valeur. On reste stupéfait de cette vision, qui fait de la symphonie un caléidoscope de sons divers, presque une pièce impressionniste (est-ce un signe si la Sinfonia domestica est presque contemporaine de Pelléas ?) avec une palette de couleurs et de nuances infinie, d’une richesse toujours renouvelée. On constate d’ailleurs sur les visages la joie des musiciens à jouer cette musique – lorsqu’il sont en fosse, c’est évidemment quasi impossible – qui met en valeur leur engagement et leur qualité. Ils sont aux mains de leur chef, comme dédiés, et répondent avec justesse à la moindre des impulsions. Bien sûr, cet orchestre est straussien par antonomase, mais pour ce Strauss moins connu et surtout un peu considéré de seconde zone, ils réussissent à dessiner un paysage, un univers d’abord intérieur, puis plus large, qui va du tableau de l’intimité familiale au jeu interne des rapports avec leurs conflits, leurs tension, leur apaisement, leur intimité et leur légèreté, leur lourdeur ironique aussi, mais qui dans l’univers d’une famille prennent une place marquante, presque épique. Alors la pièce qui croyait-on serait ennuyeuse, devient alors un feu d’artifice tout neuf, une magie orchestrée : alors, du premier violon au triangle, la musique bat au rythme du corps du chef d’orchestre, dans une vaste mosaïque de couleurs et de sons et d’expressions, comme si cette Sinfonia domestica devenait une sorte de sinfonia universalis.

À Paris (le 12 septembre), c’était au tour de Tchaikovski (Symphonie n°5), donné jusque-là deux fois dans la longue tournée (à Dortmund et Bonn). Si l’on connaît bien le Strauss de Petrenko, on découvrait son Tchaïkovski orchestral. Les lyonnais connaissent son Tchaikovski lyrique puisque Kirill Petrenko a été le chef de la série des trois opéras pouchkiniens donnés à Lyon à partir de 2006. Le choix interprétatif est clair, c’est celui du romantisme. Un romantisme qui n’a rien de policé, mais dramatique et exempt de pathos, sans rien de mellifère, avec même des audaces comme ce contraste entre un instrument seul, un peu rêche (la clarinette ou le basson) et l’ensemble de l’orchestre, comme on en rencontre chez Berlioz, un romantisme qui par moments rappelle certains moments inquiétants de la Pastorale : un romantisme de l’inquiétude. La mise en relief des bois, qui court le premier mouvement fait (presque) penser à un concerto pour bois et orchestre tant Petrenko organise la confrontation. Cette mise sous les feux des bois splendides (clarinette, hautbois, basson, flûte) qui se reprennent la parole dans un dialogue hypertendu avec les cordes est un moment assez saisissant de l’ambiance installée par Kirill Petrenko. Il est difficile d’obtenir des sonorités plus claires et plus précises, des pianissimi plus subtils, des cordes plus chaudes dans les parties plus romantiques. Ce qui l’intéresse, c’est de faire émerger les conflits de l’âme, d’évoquer ce qui est rêve tout en soulignant l’agitation intérieure par la dureté de certains sons. Ce qui surprend, c’est la profondeur de l’analyse, par exemple à la fin du premier mouvement, qui n’est pas un final, mais plus une interruption du son, une rupture de construction, suivie du silence de l’intervalle, et  la reprise des premières notes graves, obscures, du second mouvement renvoie à un univers intérieur angoissé, jusqu’à l’intervention du cor en forme de lamento, suivie de cordes qui tirent les larmes dans une ambiance qui rappelle la Pathétique, sans jamais être justement pathétique et souligner les effets. Comment ne pas aussi évoquer la valse, allégée, aérée, évidemment dansante, qui marque les différents états d’âme de ce paysage intérieur.
Et puis il y a ce dernier mouvement en forme de crescendo, une sorte de marche au destin soutenue à un rythme infernal jusqu’au vertige, qui porte les musiciens à l’incandescence et le public à l’apnée. Faite ainsi, la symphonie n°5 de Tchaïkovski devient une sorte de référence absolue du concept de « symphonique », traduction musicale de l’univers d’une âme troublée, prise entre désir de mort et désir de lumière qui laisse abasourdi l’auditeur. Bis en forme de tourbillon infernal, l’ouverture de Rouslan et Ludmila de Glinka. Saisi de surprise, le public sort, étourdi.

 

C’est alors le temps des commentaires et des remarques critiques : que dire devant cette performance ? Que commenter ? Qui invoquer ? Il y a là une virtuosité et une dynamique qui laisse pantois, une analyse de la partition d’une acuité inouïe, un échange exceptionnel avec l’orchestre, dans un climat de confiance, voire de dévouement absolu qui étonne. Certains y laissent quelques regrets, notamment celui d’une absence d’âme, ou de sensibilité, ou même d’un peu – rien qu’un peu- de pathos.
D’abord, on ne peut vraiment émettre de jugements définitifs sur la performance d’un chef de 44 ans : à 44 ans (en 1977), Claudio Abbado en France n’était pas considéré comme une référence en matière de culture symphonique, mais bien plus d’opéra italien. On connaît la suite.  À génération plus ou moins voisine, et à niveau égal, on se trouve aux antipodes d’un Andris Nelsons qui est d’abord partage de sensibilité. Mais le public qui a des oreilles ne peut que constater ce côté “hors normes” de l’approche de Petrenko, marqué par un rapport charnel et corporel à la musique, par une lecture incroyablement précise et répétée de la partition . L’effet sur le public pourtant est total, absolu : il y a bien communication d’un monde, partage d’un univers et donc transmission forcément sensible: je me souviens en écoutant la symphonie écossaise de Mendelssohn à Munich ce printemps avoir eu des palpitations rien qu’à l’écoute du premier mouvement. Il y a un effet physique de cette approche, qui est partage presque animal : Petrenko a une approche musicale qui joue sur l’effet physique du son, sans négliger l’effet intellectuel et poétique du texte : il y a un effet physique, y compris de la poésie… Mais pas de froideur analytique, et c’est bien justement le paradoxe : un entre deux entre refus de la complaisance et du sentimentalisme et refus de l’analyse froide. Autrement dit on ne sait où l’on est mais on est pris voire englouti. J’y vois là une preuve de nouveauté, d’inattendu, c’est là la surprise du chef.[wpsr_facebook]

Diana Damrau ©Manuela Jans
Le doigt et la voix: Diana Damrau ©Manuela Jans

 

LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT DU ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI du 28 AOÛT 2016 (DEBUSSY-DUTILLEUX-SAINT-SAËNS-STRAVINSKY) Soliste Sol GABETTA

Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

Trois symphonies de Bruckner en 10 jours, par trois chefs d’envergure et trois orchestres de légende, et trois univers : il est vrai qu’entre la 4ème (Romantique) la 6ème (la plus effrontée/Die Kekste) et la monumentale 8ème, il y a de notables différences ; mais les trois interprétations interrogent, tant elles sont différentes. C’est heureux d’ailleurs parce qu’ainsi s’affiche la diversité enrichissante des approches.
Daniele Gatti est désormais le directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam : il a pris officiellement ses fonctions le 9 septembre par un grand concert de gala en présence de la Reine, mais son premier programme d’abonnement est 5 jours après, avec la Symphonie n°2 Résurrection de Mahler.

La tournée de fin d’été traditionnelle du Concertgebouw le porte à Dublin, Lucerne, Salzbourg, Ljubljana et Grafenegg et cette tournée anticipant quelque peu le type de programme que Gatti va proposer à son orchestre, propose deux programmes, un programme français ou de musique écrite pour la France, en hommage aux années passées à Paris précédemment (Debussy, Dutilleux, Saint-Saëns, Stravinski), et un programme purement romantique allemand (Weber, Schumann, Bruckner) dont la 4ème de Bruckner est le point d’orgue.
Le premier programme était exigeant et difficile pour un public germanique non habitué à ce type de répertoire (il eût d’ailleurs été tout aussi « difficile » pour un public français j’en suis sûr). Mais il avait, à part Saint-Saëns peut-être, une vraie cohérence parce qu’il permettait de rentrer dans des univers différents mais reliables entre eux, en premier lieu Jeux et Petrouchka, tous deux ballets commandés par les ballets russes, mais on sait moins que Métaboles a été chorégraphié à l’Opéra en 1978 par Kenneth Mc Millan ; il y a donc l’unité de la danse, qui donne cohérence à ces pièces, dont deux ont exactement la même durée : la cohérence de la durée s’affiche aussi avec le concerto de Saint Saëns, pièce assez brève qui rejoint Jeux et Métaboles (toutes trois durent environ 18 minutes). Il y a donc équilibre dans un programme dont le focus est Petrouchka. Daniele Gatti est entré en musique française (jamais assez diront les grincheux) à Paris: Métaboles, va être reproposé  avec les Berlinois dans deux semaines. Petrouchka n’est pas à proprement parler de la musique française, mais tout de même créée en France, pour une salle parisienne. Si elle n’est pas musique française, elle est digne de l’être…
Ce qui m’apparaît unitaire dans ce programme, c’est d’abord le jeu sur les sons, chaque pièce est un miroitement, une mise en chaine de sons divers, de petites touches instrumentales qui finissent par dessiner un paysage : un paysage évidemment impressionniste, un tableau à la Monet (même si Saint-Saëns n’a pas vraiment le style voulu, on dira, eu égard à l’interprétation si sensible de Sol Gabetta, qu’on est plutôt chez Manet). Il y a quelque chose d’éminemment pictural dans cette soirée parce que Gatti « fait voir » avec une direction très visuelle et un orchestre limpide, il veut suivre l’orchestre avec une précision encore plus grande justement parce que c’est pour les musiciens un répertoire inhabituel.
Jeux est l’occasion de constater que décidément, Debussy lui convient bien. On l’avait constaté avec le Maggio Musicale Fiorentino dans Pelléas et Mélisande, avec cette approche à la fois coloriste et dramatique. Jeux, ballet créé au théâtre des Champs Elysées 14 jours avant le Sacre du Printemps, a sans doute souffert de ce voisinage et du même coup a pâli : la modernité de la musique et son extrême raffinement sont sans doute passés dans l’ombre d’autres œuvres du compositeur. Pourtant, la complexité de la composition apparaît ici, avec ses contrastes, avec son réseau de motifs, autant de particules d’un tissu global que Gatti rend avec une limpidité incroyable, tout en gardant une vraie fluidité dans le tempo. On entend surgir les motifs les uns après les autres, puis repris, soit en sourdine, soit en premier plan, dans une sorte de tissu sonore vraiment étonnant. J’emploie à dessein le mot tissu parce que Boulez à propos de cette partition ne parlait de non de construction architectonique, mais « tressée ». Et Daniele Gatti ici, avec un orchestre évidemment fabuleux, parce qu’il les porte au bout de leurs possibilités, travaille sur la fragilité, sur une sorte de fil du rasoir qui rend la pièce à la fois miroitante, moirée, avec d’incroyables reflets, et en même temps tendue. Le son n’est jamais évanescent, il est franc, mais en même temps jamais massif parce qu’on fonctionne par touches, que le synopsis du ballet confirme évidemment : un jeune joueur de tennis rencontre deux jeunes filles en allant chercher sa balle dans un parc et s’ensuit un entrelacs de jeux du désir, le flirt, la jalousie, l’ironie : tour à tour on passe très légèrement de l’un à l’autre : rien de vraiment spectaculaire, rien de dramatique, mais les tensions légères que procurent les désirs inassouvis, les rencontres ambiguës, le tissu des relations entre les hommes et les femmes, l’érotisme qui dit ou ne veut pas dire son nom : tout cela se lit évidemment dans le jeu et le dialogue des instruments, notamment des bois et du reste de l’orchestre, comme autant de jeux d’écho et de réponses. L’extrême raffinement de l’agencement et la manière à la fois légère et marquée dont Gatti met tout cela en place donne à la pièce un éclat et une brillance singuliers.  C’est pour moi la pièce la plus extraordinaire de la soirée.
On comprend alors pourquoi il place en regard Métaboles de Dutilleux : bien sûr, on connaît la dette de tous les compositeurs du XXème envers Debussy, et la relation de Dutilleux à son illustre prédécesseur commence au moment où il reçoit à 12 ans en cadeau la partition de Pelléas. Et bien sûr la construction de tout programme commence par tisser un réseau entre les œuvres proposées, quand c’est possible : et si Jeux figure un jeu léger entre les êtres, traduit par la légèreté de corps qui s’envolent, Métaboles est bien un jeu sur les sons, des motifs sonores accolés à des attitudes, des « changements » (c’est le sens du mot issu du grec) qui déterminent des ambiances différentes : incantatoire, linéaire, obsessionnel, turpide, flamboyant. Changements donnant la dominante à différents groupes d’instruments, les bois, puis les cordes, les percussions, les cuivres et l’ensemble de l’orchestre. Une sorte d’exercice de style, merveilleusement mis en scène et interprété par le RCO, et avec une toute particulière précision. J’avoue ne pas avoir de vraie affinité avec cette musique. Mais Gatti en fait un lointain écho à la pièce qui précède, avec un travail sur chaque instrument (les bois sont ahurissants, la clarinette notamment), pris presque comme des instruments solistes qui dialoguent en relation avec le reste de l’orchestre, en une multiplicité de micro-concertos en quelque sorte. Ce qui frappe dans cette pièce, c’est la chaleur du son que réussit à produire le RCO, dans une acoustique aussi équilibrée que celle du KKL. Les cordes dans « linéaire » sont proprement époustouflantes, avec un premier violon magnifique (Liviu Prunaru), sans parler des pizzicati des contrebasse exceptionnelles, véritable corps « soliste », qui fait merveilleusement comprendre le rôle de la contrebasse dans l’orchestre, alors qu’on croit souvent la confiner dans les sourdines. Ce qui frappe en même temps ce sont les enchainements entre les différents moments qui en font un vrai poème symphonique dont les voix tour à tour alternent. Le silence interdit qui suspend le temps à la mesure finale est suffisamment éloquent pour montrer l’effet produit sur le spectateur. Moment de tension, moment spectaculaire qui conclut avec bonheur la première partie.

Sol Gabetta ©Priska Ketterer
Sol Gabetta ©Priska Ketterer

Dans un festival dont le thème est « Primadonna », dédié notamment aux femmes chefs d’orchestre, mais aussi aux femmes solistes, Lucerne accueillait Sol Gabetta, assez rare sur les rives du lac des quatre cantons puisqu’elle n’y avait pas figuré depuis 2004. Avant le concerto de Schumann le lendemain, elle interprétait le concerto n°1 en la mineur op .33 de Saint-Saëns, une pièce assez brève qui n’a figuré qu’une fois dans les programmes du Festival (en 1962 avec Pierre Fournier sous la direction de Jean Martinon avec l’Orchestre Philharmonique de la RTF). Né en 1835 et mort en 1921, Saint-Saëns a traversé le siècle et ses tournants et a vu la musique évoluer : il naît en plein romantisme et meurt au moment de l’explosion de la seconde école de Vienne. Aujourd’hui il reste connu du grand public surtout pour sa Symphonie n°3 op.78 avec orgue et pour Samson et Dalila (qu’on joue moins ces dernières années, faute de Samson…). Le concerto n°1 pour violoncelle se joue d’un seul trait, comme une sorte de poème pour violoncelle et commence sans introduction, in medias res, laissant l’instrument soliste s’installer et dominer : en effet, l’orchestre dans ce concerto sert de faire valoir au soliste, particulièrement sollicité, dans une vive démonstration des possibilités de l’instrument, lyrique, vif quelquefois agressif. Sol Gabetta avec son jeu énergique, mais aussi très sensible, très attentive aux mouvements de l’orchestre et au dialogue avec les musiciens, donne à entendre la palette la plus large de l’intériorité à l’exposé de la sensibilité à nu, en jouant avec les cordes de l’orchestre, et notamment les violoncelles (avec qui elle donnera en bis Après un rêve de Fauré), s’immergeant quelquefois dans l’ensemble, et émergeant ensuite par un son d’une chaleur et d’une clarté remarquable. Orchestre et soliste se passent la main, ici c’est l’orchestre qui impose le rythme (final), là (seconde partie) c’est la soliste qui l’emporte dans son univers. Un vrai moment de virtuosité sensible et non démonstrative.
Puis arrive Petrouchka. Dans ce programme où d’un côté Jeux voisine avec Métaboles dans un dialogue sonore cohérent que cinquante ans séparent pourtant, Saint-Saëns avec son classicisme bon teint et son relatif formalisme voisine avec l’acide Petrouchka, créé en 1911, deux ans avant Jeux, au théâtre du Châtelet (le Théâtre des Champs Elysées n’ouvrira que deux ans plus tard). La thématique des automates qu’on brise, des marionnettes douées d’une âme est assez fréquente notamment depuis Hoffmann, reprise dans le ballet de Delibes, très classique celui-là  Coppélia. Petrouchka est l’histoire d’une marionnette amoureuse, pas assez forte pour s’imposer et qui finit par mourir, sur fonds de fêtes de carnaval et de Mardi gras russe.  Une musique qui emprunte donc au folklore russe, à la musique populaire, mais qui en même temps développe une thématique propre assez tendue, qui demande (comme Jeux) un sens dramatique et une vraie perspective théâtrale douce-amère. Est-ce pour cette raison que Gatti, peut-être encore plus que dans les autres pièces, s’engage fortement physiquement , mimant des expressions, imitant une démarche lourde, comme pour donner aux musiciens une image de ce qu’ils doivent rendre. Debussy et Stravinsky étaient liés, et correspondaient à propos de Petrouchka : ce qui fascinait Debussy était la « psychologie » des trois marionnettes (Petrouchka, La ballerine, le Maure) et le passage du mécanique à l’humain, au sentiment, à la respiration. L’intérêt de la dramaturgie du ballet est aussi de ne pas créer de frontières entre le mécanique et l’humain ou de créer le doute, l’impossibilité de distinguer l’un de l’autre: le musicien doit aller au-delà de l’instrument (et Petrouchka est aussi une exposition instrumentale) vers l’expression de l’humain, vers un signifié. L’ambiance festive du début est l’occasion d’une fête des sons et des couleurs, avec une extraordinaire flûte et un rythme particulièrement dansant, mais gardant toujours une pointe de mélancolie. Ce qui frappe c’est l’incroyable ductilité de l’orchestre et la qualité de la petite harmonie : la flûte, le hautbois rivalisent en un caléidoscope de sons qui rend bien une atmosphère à la fois carnavalesque et légère, mais qui pour certains instruments laissent un goût moins joyeux (le cor anglais à se damner). L’atmosphère festive instrumentale finale est plus large, moins dominée par les bois, avec l’ensemble des cordes. C’est une sorte de magnifique ode aux instruments de l’orchestre, un carnaval des instruments qui nous a été donné d’entendre, aves des moments suspendus comme le dialogue flûte/trompette (les trompettes sont de jeunes recrues très talentueuses!). Les scènes finales opposent de magnifiques rondes aux cordes et un dialogue presque solitaire des cuivres et même du xylophone. Les toutes dernières mesures (l’apparition de l’esprit de Petrouchka) entre flûte et orchestre très allégé  presque en sourdine, des traits d’instruments (cuivres), presque pré-jazzys sont un moment exceptionnel  à la fois tendu et mystérieux, particulièrement théâtral qui laisse le public en suspens.
Ainsi donc ce programme « français » proposé à un public a priori non préparé (il sera redonné à Salzbourg), a cueilli les spectateurs par surprise : ils se sont trouvés face à des pièces demandant à orchestre et soliste une virtuosité peu commune. L’orchestre a été non dirigé, mais guidé, avec des gestes précis, un travail qui creuse dans la partition les moindres détails pour les exalter, sans jamais négliger une vision d’ensemble non seulement de chaque pièce prise singulièrement, mais de l’ensemble du programme qui composait une singulière fresque, fresque musicale, fresque culturelle, mais aussi fresque instrumentale : le nouveau directeur musical présentait pupitre par pupitre son nouvel instrument, et entraînait le public successivement dans la moirure des sons, dans le théâtre des sons et dans le carnaval des sons : une soirée sans concession, marquante, intelligente et accueillie avec un incroyable succès. [wpsr_facebook]

Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LES INDES GALANTES de Jean-Philippe RAMEAU le 24 JUILLET 2016 (Dir.mus: Ivor BOLTON; ms en scène: Siri Larbi CHERKAOUI)

Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl

Je rappelle souvent quand j’écris sur une oeuvre baroque ma relation à l’Incoronazione di Poppea. J’en ai vu de nombreuses productions respectueuses, reconstitutions modernes des codes baroques. Elles ne m’ont pas marqué plus que ça; même merveilleusement chantées, mises en scène et dirigées, elles sont presque oubliées. J’ai vu l’Incoronazione di Poppea (impossible aujourd’hui) de l’Opéra de Paris en 1978 (Gwyneth Jones, Jon Vickers, Nicolaï Ghiaurov, Christa Ludwig) dans l’antique version Leppard. Et c’est cette production pour moi qui demeure à tout jamais inoubliable.
Je sais parfaitement que je suis à rebours. Mais je soutiens que toute oeuvre d’opéra s’apprécie par l’effet produit sur le spectateur, au-delà des codes et de ce qu’il faut ou qu’on doit faire ou ne pas faire. Je plaide pour cette disponibilité-là, je plaide pour l’absence de doxa, partout, toujours, dans un sens comme dans l’autre: la doxa, c’est le début de la bêtise. Il y a bien des idéologues du baroque en France, certains respectables, que j’ai lus avec attention (le regretté Philippe Beaussant par exemple) même si je ne partageais pas toujours leur avis. Je comprends la volonté de retour aux sources, mais pourquoi alors ne pas s’y mettre aussi au théâtre, et montrer Racine comme au XVIIème et surtout le dire comme au XVIIème?
Les conditions de la représentation d’opéra au XVIIIème n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, et aujourd’hui, on impose un style musical reproduit du XVIIIème siècle ou prétendu tel, avec des codes de représentation et un espace théâtral qui n’a plus rien à voir avec les contextes pour lesquels ces œuvres  ont été conçues. Je ne prétends pas que l’on rentre à cheval au :milieu de l’orchestre, ni qu’on déguste des plats raffinés dans sa loge, mais la question de la fidélité à une tradition ou une histoire continue de me poser problème quand elle s’oppose à des habitudes bien ancrées de la représentations aujourd’hui. Faire de la reconstitution musicale à notre sauce d’hommes et de spectateurs du XXIème siècle en pensant respecter une vérité historique qui n’est évidemment pas celle qu’on pense sera pour moi longtemps encore un sujet de méditation et de discussion. Les temps avancent, les regards se transforment, de plus en plus vite et les formes théâtrales s’adaptent au public, aux modes, aux sociétés et à leurs évolutions. c’est la loi de l’herméneutique. Les regards d’aujourd’hui doivent accueillir des spectacles d’aujourd’hui.

C’est ainsi que j’ai été un peu étonné de constater les réactions très contrastées à la production des Indes Galantes du Festival de Munich signée Sidi Larbi Cherkaoui, qui a reçu un accueil exceptionnel du public local, et pour laquelle j’ai lu émanant de spectateurs français des réactions d’une très grande violence sur les réseaux sociaux,  criant pour faire bref à la trahison.
Ma première constatation, c’est au-delà des débats sur le style, que le public s’est précipité pour voir Rameau, qui entrait au répertoire de la Bayerische Staatsoper de Munich. Cela veut dire qu’à travers cette production, et quelles qu’en soient ses qualités ou ses défauts, Rameau a parlé au public. C’est déjà un point formidable. Tout comme l’Orfeo de Monteverdi magnifique de David Bösch en 2014 et 2015 avec Christian Gerhaher, dans ce lieu magique qu’est le Prinzregententheater, idéal pour ce type de représentations, petit Bayreuth pour petites formes (même si on y a représenté jadis Die Meistersinger von Nürnberg) . Mon seul regret est que le théâtre ne serve pas pendant la saison, ne serait-ce que quelques soirées.

L’entrée au répertoire des Indes Galantes, et je crois même, celle de Jean-Philippe Rameau au Bayerische Staatsoper ne pouvait se faire sous le signe de la tradition : en confiant la mise en scène à Sidi Larbi Cherkaoui, en résidence au Toneelhuis d’Anvers, c’est la tradition flamande de danse (héritée d’Alain Platel et d’Anna Teresa de Keersmaker) et de mise en scène (Au Toneelhuis d’Anvers, règne Guy Cassiers avec lequel Sidi Larbi Cherkaoui a collaboré pour Rheingold à la Scala et à la Staatsoper de Berlin) qui débarque dans l’univers baroque.
Rappelons pour l’histoire que Les Indes Galantes fut la production phare de l’Opéra de Paris dès qu’elle fut créée en 1952: ce fut même un objet de curiosité du public, tant le spectacle était fastueux et même parfumé ! Une vitrine pour une maison  à l’époque assez traditionnelle. La production était signée Maurice Lehmann, alors administrateur de l’Opéra, mais qui fut aussi longtemps directeur du Châtelet, et où il signa des productions qui firent époque (L’Aiglon en 1945 sans cesse repris, L’Auberge du Cheval Blanc en 1960) et qui furent parmi les premiers spectacles de théâtre que je vis tout enfant. Ce maître du grand spectacle fit de ces Indes Galantes un triomphe (283 représentations à l’opéra jusqu’à 1970) . C’est que Les Indes Galantes est un opéra fantasmagorique, au livret lâche, hétérogène, divisé en quatre entrées qui sont en fait quatre histoires différentes et quatre ambiances différentes, toutes exotiques, (Turquie, Pérou, Perse, Amérique du Nord) permettant à Rameau une fantaisie immense dans la composition et des moments virtuoses. De fait, il y a dans Les Indes galantes des morceaux de bravoure que beaucoup connaissent sans même savoir d’où c’est extrait.

C’est la question de l’exotisme qui est ici centrale, la représentation de l’autre dans un XVIIIème où se consolident dans les grandes puissances d’alors les possessions coloniales et où on découvre des mondes divers et leurs produits.
Sidi Larbi Cherkaoui a parfaitement saisi la problématique de l’oeuvre, si l’on peut parler de problématique qui est une vision généreuse d’un monde pacifié par l’Europe. Ce belge d’origine marocaine représente par ses origines et sa formation ce melting pot, cette diversité que les Indes Galantes fantasmaient. C’est bien de l’idée de diversité qu’il est parti, mais  de la diversité du monde d’aujourd’hui: que reste-t-il de la diversité du XVIIIème dans celle du XXIème. Il répond: l’école, les musées, les réfugiés et toujours la religion.
Sidi Larbi Cherkaoui ne « modernise » pas le propos, il l’actualise en posant la question: que nous montreraient aujourd’hui du monde Les Indes Galantes ? Que sont nos Indes? Où vont-elles se nicher?  Quels horizons le monde nous propose-t-il aujourd’hui?

Le colonialisme, ses souvenirs, ses restes,  ses conséquences y compris sur les enfants, les réfugiés, la questions de l’ailleurs à nos portes: voilà les thèmes que Sidi Larbi Cherkaoui a choisi de traiter. Très intelligemment il décale ironiquement la vision un peu condescendante de l’occident du XVIIIème sur ces mondes inconnus qu’il découvrait et qu’il a colonisés, exploités puis quelquefois abandonnés. Au milieu des préoccupations fortes de l’Europe d’aujourd’hui, dans le maelström des causes et des effets de sa propre politique, y compris dans ses relations aux USA, à la paix à la guerre, Sidi Larbi Cherkaoui, non sans ironie assez souriante nous présente les Indes Galantes du jour.
Des Indes Galantes devenues Indes Galeuses en quelque sorte.

Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl
Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl

La démarche d’actualisation peut évidemment être discutée et questionnée, mais elle n’est pas la première sur cette oeuvre (Laura Scozzi à Toulouse, Bordeaux, Nuremberg) et ainsi Sidi Larbi Cherkaoui pose lui aussi la question du regard occidental sur l’autre.

Les Indes Galantes, avec son livret complètement a-dramaturgique, et sa nature de divertissement est ici une oeuvre mise sur sur le grill de l’analyse: quel sens aurait aujourd’hui par exemple la mise en scène mythique de Maurice Lehmann, pur divertissement superficiel qui d’une certaine manière nie la valeur éventuellement didactique de l’oeuvre.

Cherkaoui pose la question de notre propre regard  sur ce regard un peu condescendant des contemporains de Rameau: en posant la question de l’exotisme du jour. L’exotisme vaut quand on va au devant des pays ou populations concernées, par le tourisme par exemple; il vaut moins lorsque l’exotisme vient à nous: et comment vient-il à nous?
En faisant appel au chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, Nicolaus Bachler tient à respecter la nature de l’oeuvre, un « opéra-ballet »  et en même temps il  lui confie non un ballet, mais une mise en scène d’opéra, ce qui détermine des prises de position nettes, puisque Sidi Larbi Cherkaoui par sa culture très ouverte, par ses origines, par ses fonctions dans le Toneelhuis d’Anvers, est parfaitement adapté à diriger une oeuvre par nature hybride, et dont le livret propose une dramaturgie finalement tout aussi ouverte. Monter au XXIème siècle Les Indes Galantes peut parfaitement emprunter le chemin proposé par Munich.
Il n’y a pas de règle écrites ou non écrites qui déterminent un style d’approche pour des oeuvres qui elles-mêmes ne sont pas catégorisées, et offrir un Rameau aussi stimulant, c’est évidemment le servir auprès d’un public qui n’a aucune idée préconçue sur la manière de le représenter: il n’y pas de doxa sur Rameau en Allemagne, bien heureusement.

Quelle histoire nous raconte donc Cherkaoui?
Si l’on se fonde sur le prologue, le sujet du librettiste Louis Fuzelier en est la querelle entre Hébé (la jeunesse) Cupidon (l’amour) et Bellone (la guerre).
L’espace de jeu (décor d’Anna Viebrock, la décoratrice de Christoph Marthaler) est neutre et s’adapte à toutes les situations, sur la scène assez vaste du Prionzregententheater (où l’on jouait le répertoire d’opéra quand le Nationaltheater était fermé ou en reconstruction). Ce plateau est délimité par des cloisons plutôt neutres (encore que les hauts murs fassent voir des fils barbelés, comme si l’on était à l’intérieur d’un camp) dominées par une hélice d’hélicoptère (et non un ventilateur comme j’ai lu) signe que la guerre menace toujours (rappelons que les hélicoptères signaient la fameuse attaque d’Apocalypse now) …mais tour à tour ce plateau, avec quelques objets rapidement mis en place sera salle de classe, musée, église, camp de réfugiés, les changements se faisant aussi en chorégraphie. Car il n’y a pas de frontière entre danse et jeu et danse et chant, d’où l’avantage d’avoir dans la troupe une Lisette Oropesa  américaine qui a touché à tous les arts de la scène dans sa formation, qui peut chanter en dansant dans le prologue où à la fin par exemple.

L'exotisme aux portes de l'Europe..©Wilfried Hösl
L’exotisme aux portes de l’Europe..©Wilfried Hösl

Cette circulation des genres est parallèle à la circulation des lieux et des idées. Commençons donc, une fois n’est pas coutume, par le programme de salle qui évoque de manière très précise les cahiers d’écolier et le matériel pédagogique d’antan, y compris du XVIIIème, interrogeant la représentation du savoir et son évolution, montrant une salle de Museum, avec ses squelettes sous vitrine, mais aussi des écoles en Palestine (Bethleem) ou au Mexique. La question que pose le programme de salle, et bien évidemment le spectacle, c’est « qu’est devenu l’exotisme ? » et, mieux encore, que sont devenus ces pays idéaux des Indes Galantes. Le XVIIIème, c’est la cité idéale (Turin par exemple) héritée de la renaissance, c’est le bon sauvage, c’est l’état de nature rousseauiste, c’est le monde comme représentation (il n’est que rappeler ces « sauvages » qu’on ramenait de ces contrées exotiques pour les présenter  dans les salons, et qui le plus souvent mouraient de maladies inconnues chez eux.La démarche de Sidi Larbi Cherkaoui au contraire de ce qu’on écrit des spectateurs qui ont crié à la trahison, est pour moi, particulièrement proche de ce XVIIIème siècle des Encyclopédistes, avec leur volonté d’apprendre le monde et de l’expliciter : il utilise dans son décor et ses accessoires

Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl
Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl

des planches qui remontent à cette époque, et l’idée même de Musée, est en même temps idée de capture d’un état du monde. S’il a pensé à Diderot, Rousseau, D’Alembert et même Voltaire, dans leur regard et sur la scène du théâtre et sur la scène du monde, Sidi Larbi Cherkaoui me paraît aussi bien proche dans sa démarche d’un Montesquieu, très contemporain de Rameau (son aîné de 6 ans, et qui mourra, en 1764, 9 ans après Montesquieu), avec son regard sur l’exotisme, y compris les ambiguïtés sur l’esclavage, mais aussi et surtout ses considérations sur la relation des peuples au climat. Comme on le voit, Sidi larbi Cherkaoui et ses dramaturges sont loin du n’importe quoi dont certains les ont accusés. 
Ainsi de l’école, premier tableau, prologue, qui est en même temps un enjeu essentiel de toute civilisation. Et la discussion entre Hébé (Lisette Oropesa en souriante institutrice) et Bellone (une matrone en costume militaire américain) pose la question d‘une manière brutale qui est celle de la formation ou de la formatation des esprits.
L’idée du livret de Fuzelier est que sous tous les climats c’est l’amour qui doit vaincre. C’est une idée éminemment pacifiste et typiquement illuministe : la croyance en la paix éternelle ou à l’apaisement des oppositions par le savoir et la raison est un élément central de la pensée de l’époque (voire d’aujourd’hui chez ceux qui croient encore aux Lumières). En la rendant visiblement idéologique, Sidi Larbi Cherkaoui en donne les clefs d’aujourd’hui, soulignant que les débats sont toujours ouverts. En transférant cette idée toute simple dans le monde d’aujourd’hui, il place évidemment l’ensemble au bord de la falaise, au bord du gouffre, car les événements du jour vont tous, sous tous les horizons, à rebours de cette généreuse proposition. Non, ni les Indes, ni l’Europe hélas ne sont Galantes, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Campra (1697) que Rameau évidemment connaissait. Pour rendre cette fragilité, il place les chanteurs et le chœur (magnifique Balthazar Neumann Chor) toujours sur le fil du rasoir qui sépare la danse du chant et du jeu. Les chanteurs chantent, mais dansent aussi, de manière quelquefois hésitante et fragile, mais ils jouent le jeu : en refusant la séparation des genres et des fonctions, et de manière prodigieusement intelligente parce que presque métaphorique, Sidi Larbi Cherkaoui dit l’impossibilité des œillères, d’un seul style, de la séparation des genres : très moderniste pour cela il joue l’opéra-ballet ou le ballet-chanté où tout le monde fait tout, même avec la maladresse sympathique qui en ressort. Comme entre les Indes et nous en cette époque globale, entre les genres il n’y a plus les frontières, fussent-elles celles du rêve, il y a devant tous la réalité de l’effort que chacun doit fournir : effort des artistes jouant aux funambules entre les genres, effort des élèves dans cette classe initiale du prologue, effort du spectateur pour comprendre que nous ne sommes plus dans le monde des Indes Galantes, et qu’aujourd’hui les Indes se présentent à nous dans une réalité plus crue. 
Ainsi aux frontières de l’humain les cartes sont brouillées : maître  et esclave, femmes et hommes, dieux et hommes:

Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl
Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl

Amour devient aussi une sorte de dame-pipi qui garde des toilettes qui sont aussi une cabine d’essayage mais même dans les mariages (la célébration des mariages est une scène désopilante de la deuxième entrée (le Pérou) avec des couples qui se présentent devant le prêtre, où il refuse de regarder les couples homosexuels : dans un monde où les frontières se fissurent à tous les niveaux, nos Indes à nous sont à la fois fragiles et tellement plus élargies. Sans parler du rôle du Musée, où les couples mythiques sont muséifiés à l’intérieur de vitrines et où les danseurs miment des scènes mythologiques. Ce spectacle est une ode à la respiration, à l’humanisme et à l’humanité. Toutes les valeurs d’un monde « idéal » du jour y sont exaltées, au cœur d’une Allemagne qui vit cette question qu’une brûlante actualité a ramené sous les feux de la rampe et que la Chancelière affronte avec honneur. La première partie est donc ce mélange viebrockien entre salle de classe et salle de Musée d’histoire naturelle, celle qui nous apprend qu’un squelette en vaut en autre, comme prison pour couples  sous vitrines…

Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl
Le Turc généreux: Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl

La première entrée le turc généreux semble être une des racines du Singspiel de Gottlieb Stéphanie le jeune Die Entführung aus dem Serail, c’est la même histoire. La scène péruvienne où la religion est représentée par Huascar le prêtre est ici représentée par un prêtre catholique devant un autel baroque construit de corps entremêlés, devant qui on va procéder à des mariages (y compris, – horreur- gays, comme je l’ai plus haut évoqué) allusion double aux méfaits des religions et à l’art baroque d’Amérique du Sud, signant le triomphe de la vraie religion sur les “superstitions” locales :

Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl
Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl

et toute la trame prend une étrange actualité. D’autant que la jeune Phani, objet du désir du prêtre, est amoureuse d’un étranger (dans l’histoire un espagnol) : toutes les ambiguïtés de la religion d’aujourd’hui sont évoquées, avec un vrai sourire.
 Ainsi donc toute la deuxième partie pose la question de « l’exotisme chez nous », non pas l’exotisme souriant d’un zoo humain qu’on regarde avec condescendance séparé par des grilles qui sont des océans ou des montagnes ou ces frontières qu’on veut fermer (les imbéciles !!) poreuses depuis l’éternité et pour l’éternité, mais l’exotisme brutal qui a débarqué « chez nous » conséquence des folies de ce Bellone du début qui veut apprendre aux enfants les armes (planches newlook) au lieu des papillons.

Troisième entrée ©Wilfried Hösl
Troisième entrée ©Wilfried Hösl

Nous sommes tous égaux devant l’amour, car l’amour veut dire égalité. Et Cherkaoui nous impose ce regard sur l’autre à aimer. Ces réfugiés avec leur tente en plastique et leurs habits de fortune sont au pied de la porte blindée de l’Europe, qui en laisse généreusement passer quelques-uns. La dernière image revient à un réalisme plus cru mais en même temps très poétique : on revient dans la salle de classe du début (l’institutrice qui était Hébé et qui est Zima): car ce voyage en exotisme moderne était en fait une leçon de choses, une leçon de morale, une leçon dirait notre Education Nationale, d’Education civique et morale. Les enfants sont là, brandissant les couleurs de l’Europe, la maîtresse est là, l’amour est là et tout le monde participe au nettoyage…sur fond de soldats sur des Segways qui sécurisent le terrain. L’Utopie a des limites, mais c’est quand même la paix des hommes dans sa désormais terrible fragilité. 
Le spectacle qui ne sépare ni chorégraphie, ni mise en scène, les frontières sont abolies entre les genres, met sans doute les uns et les autres un peu en danger, la compagnie Eastman d’Anvers (les danseurs) qui est celle de Cherkaoui, sans doute plus coutumière du mélange des genres que le merveilleux Balthasar Neumann-Chor (dirigé par Detlef Bratschke) appelé comme spécialiste de la période, et contraint à bouger, à danser, à chanter dans ce magnifique creuset lyrique et théâtral, les solistes, dont certain dansent franchement, d’autres moins, mais tous très engagés dans la mise en scène, avec une distribution que j’ai trouvée très engagée, très vivante, malgré les difficultés évidentes pour certains de la mise en scène.

Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl

On note l’excellent Goran Juric, de la troupe du Bayerische Staatsoper, Bellone sonore et personnage remarquable, Hébé (et Zima, qui ferme par la dernière entrée l’opéra) est Lisette Oropesa, qu’on a vue dans Konstanze au Nationaltheater, et dans Sophie (de Werther) au MET, et dans Nanetta de Falstaff à Amsterdam. Comme d’habitude, elle est très attentive à la diction, au contrôle de la voix, à la fluidité, et en plus elle chante quelquefois en dansant. Encore une chanteuse qui montre la formation accomplie de l’école anglo-saxonne, ainsi qu’un engagement scénique notable qui se traduit par un plaisir visible à être sur scène, même si l’engagement scénique nuit quelquefois à la fluidité de la langue, pourtant si travaillée. Moins efficace sur la diction, mais remarquable de musicalité et de contrôle, Anna Prohaska (Phani/Fatime) est une Phani très lyrique et très émouvante (« Viens hymen, viens m’unir au vainqueur que j’adore ! ») Et tout aussi prenante dans Fatime (notamment dans l’air « Papillon inconstant vole dans ce bocage » ), c’est dans ce répertoire que je la trouve la plus convaincante.

Le jeu des doubles rôles ne permet pas seulement de resserrer la distribution, mais permet surtout au metteur en scène de raconter son histoire avec des personnages qui sont quelquefois des doubles (Hébé/Zima en est un exemple), Tareq Nazmi est aussi un Ali très convaincant. François Lis est vraiment très convaincant en Huascar, le prêtre amoureux d’un Pérou très proche de nous, j’ai beaucoup apprécié et sa diction et une voix bien posée, et des graves sonores. J’ai aussi particulièrement  apprécié le ténor Cyril Auvity,  en Valère et Tacmas, avec sa très belle ligne et sa très belle diction et surtout sa suprême élégance , qualités partagées par Mathias Vidal en Carlos, qui réussit à imposer un vrai personnage. Dans l’ensemble, les français engagés en nombre  sur cette production ont bien défendu un chant français qui dans ce répertoire a peu de rivaux et l’ensemble du plateau (y compris l’Adrario élégant de John Moore) se sort  avec beaucoup de style de l’aventure assez neuve dans laquelle les a entraînés Sid Larbi Cherkaoui.

J’ai souligné combien ie Balthasar Neumann-Chor de Fribourg familier d’un chef aussi sensible que Thomas  Hengelbrock avait su s’intégrer dans la production, y compris parmi les danseurs, sans perdre grand chose de ses qualités, notamment sa diction et son sens des rythmes et sa musicalité.

Le britannique Ivo Bolton, désormais directeur musical du Teatro Real de Madrid, où on l’a entendu excellemment diriger Das Liebesverbot de Wagner, est à Munich l’unique référence en matière d’opéra baroque: c’est lui qui dirige toutes les productions. On lui doit aussi l’Orfeo de Monteverdi l’an dernier; Il est souvent critiqué par les français, d’autres disent en revanche qu’il n’est correct que dans le répertoire baroque. Bien sûr on peut regretter que s’ouvrant à ce répertoire la Bayerische Staatsoper ne fasse pas aussi appel à d’autres chefs. En tous cas, il s’en sort dans Rameau avec tous les honneurs: as de lourdeur, pas de tempos trop rapides, mais une vraie élégance, une vraie souplesse de l’orchestre avec de très beaux moments et une dynamique affirmée dans certains morceaux (à la fin notamment). Rassemblé autour de lui un orchestre spécialement réuni, avec des solistes venus d’autres orchestres baroques, qui sonne sans aucune scorie, avec force, avec style, parfaitement en place. Une direction qui accompagne avec sureté, mais aussi quelquefois une certaine ironie les folies du plateau.

Il faut reconnaître l’investissement notable de la Bayerische Staatsoper dans l’opération: un choeur extérieur, un orchestre composé ad-hoc, ce sont des coûts notables pour seulement quelques représentations; On comprend pour quelles raisons la production n’est pas reprise au répertoire dans l’année mais on peut le regretter: le succès extraordinaire du spectacle, longuement applaudi à la première, et l’affluence de public ensuite pour un répertoire inhabituel, sont des indices que peut-être il faudrait songer à reprendre ces productions qui l’an dernier et en 2014 (David Bösch pour l’Orfeo) et cette année, ont fait le plein et on donné envie de les revoir. Il faut noter aussi que la production des Indes Galantes de Laura Scozzi, vue à Bordeaux cette année et à Nuremberg, a marqué aussi par son approche (un peu similaire) les publics. Le baroque ferait-il son chemin dans ce temple de l’opéra du XIXème qu’est la Bayerische Staatsoper?

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Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl
Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: FAUST de Charles GOUNOD le 20 AOÛT 2016 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en Sc: Reinhard von der THANNEN)

"Gloire immortelle de nos aïeux" ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“Gloire immortelle de nos aïeux” ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Deux créations scéniques à Salzbourg : West Side Story, dont nous avons évoqué la production et le Faust de Gounod, pourtant fameux dans le monde entier et particulièrement dans le monde germanique (et pour cause ! l’œuvre de Goethe y est fondatrice) où il est connu sous le titre Margarethe.
Gounod a eu les honneurs de Salzbourg avec Roméo et Juliette, présenté trois fois depuis les années 2000, en version de concert (2002) et dans une version scénique de Barlett Sher (2008-2010). Mais Faust, l’un des opéras les plus représentés au monde (plus de 2600 représentations à l’opéra de Paris), n’avait jamais eu les honneurs du Festival. Il est vrai que la vocation d’un Festival est d’aller vers des œuvres moins connues que les théâtres d’opéra hésitent à monter (c’est le cas cette saison de Die Liebe der Danae de Strauss), mais quelque production qui attire le public permet aussi de remplir les caisses. Ainsi donc de ce Faust, confié à Reinhard von der Thannen, le décorateur de Hans Neuenfels, on lui doit notamment le décor du Lohengrin “des rats” du Festival de Bayreuth. Il signe là la première mise en scène, suivant les exemples de grands décorateurs passés à la mise en scène, Jürgen Rose, Pier Luigi Pizzi, Yannis Kokkos.
J’ai beaucoup de tendresse pour le Faust de Gounod. Je lis les sourires crispés d’un certain nombre de mes meilleurs amis, mais j’ai eu la chance d’entrer en Faust avec la production magnifique de Jorge Lavelli au Palais Garnier (puis à Bastille), accueillie comme il se doit par un scandale (le public parisien toujours lucide…) puis par une grève. C’était donc deux signes que la production durerait, d’autant qu’elle a été portée sur les fonds baptismaux par Michel Plasson, Nicolaï Gedda, Nicolaï Ghiaurov (puis Roger Soyer – il y eut aussi José Van Dam), et Mirella Freni. Il y avait là de quoi faire aimer Gounod…
Une erreur de Mortier fut d’ailleurs de détruire le décor qui dormait dans les réserves de Bastille : il était en effet impossible de démonter la fameuse verrière qui encombrait l’espace, car elle avait été fixée pour des raisons de sécurité. Cette production pouvait parfaitement faire office de production-emblème de Paris, à l’instar des Nozze di Figaro de Strehler.
J’ai donc vu Faust des dizaines de fois, et l’en connais même bien le texte (personne n’est parfait !) et je l’écoute avec plaisir.
C’est donc confiant et armé que j’ai vu cette production salzbourgeoise.
Comme la tradition de l’opéra français n’est pas toujours bien connue, on fait souvent l’erreur de croire que Faust a été d’abord un opéra-comique et procède de cette tradition, sans doute due à la présence de dialogues parlés à la création (Théâtre Lyrique, 1859).
Mais pour moi, Faust, dont la gestation remonte aux années 1840, procède beaucoup plus dans sa forme lorsqu’il entra à l’Opéra de Paris en 1869 du Grand-Opéra à la française dont on trouve tous les ingrédients :

  • Tous les types de voix dans les rôles principaux ou secondaires : Ténor (Faust), basse (Méphisto), baryton (Valentin), soprano (Marguerite), mezzosoprano (Dame Marthe)
  • Présence d’un rôle travesti (Siebel)
  • Des moments vocaux virtuoses (Faust, Marguerite)
  • Abondance de chœurs importants
  • Inscription dans une période historique à la mode (le Moyen âge)
  • Présence d’un ballet, l’un des plus connus du répertoire (la nuit de Walpurgis)
  • Une longueur respectable, d’autant plus que Gounod avait vraiment prévu grand et qu’il a dû couper quelques scènes.

Toute mise en scène de Faust doit à mon avis tenir compte de ces aspects formels, à commencer par un pittoresque et un spectaculaire qui font partie du style de l’œuvre: le Faust de Goethe et ses questions métaphysiques ne sont pas vraiment le centre de l’histoire (à peine évoquées dans le premier monologue de Faust « Rien, en vain j’interroge en mon ardente veille, la nature et le créateur… »), mais c’est en fait l’histoire de Marguerite qui est centrale, une histoire tragique digne des grands opéras romantiques…Et les allemands ne s’y sont pas trompés en proposant pour titre de la version allemande Margarethe .

"La jeunesse t'appelle, ose la regarder"©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
“La jeunesse t’appelle, ose la regarder”©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Reinhard von der Thannen, en bon disciple de Hans Neuenfels, pose une question théorique, voire philosophique, comme point de départ, c’est le sens de « Rien » en lettres gigantesques au-dessus de la scène, c’est le sens aussi d’un espace abstrait, de costumes totalement indifférenciés, d’éléments symboliques qui effacent au contraire tout pittoresque et ignorent volontairement la forme et l’histoire du genre. Il met en scène un Faust, dans une tradition goethéenne et moins l’histoire de Faust et Marguerite, avec des références très distanciées et abstraites, qui exigent de la part du spectateur un effort pour donner du sens à ce qu’il voit…

Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tout blanc: Marguerite (Maria Agresta) Faust (Piotr Beccala) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dans le sens de l’abstraction, cet espace unique, blanc, qui rappelle vaguement par son style le décor du Lohengrin de Bayreuth (auquel on pourra aussi se référer à d’autres moments), avec des ogives stylisées de chaque côté (vague espace médiévisant), avec au centre un œil immense et un praticable par lesquels passent la plupart des personnages. Le rideau se lève sur cet espace au centre duquel Faust se désespère au milieu de ses grimoires et au-dessus, un immense « Rien » soulignant évidemment la vacuité des choses et des espaces, la vacuité du monde qui a perdu tout sens. Méphisto est une sorte de Wanderer qui parcourt le monde en quête de victimes, muni qu’une malle de voyage gigantesque marquée d’un M dans un médaillon (qui rappellerait presque un logo de parfum et qui pourrait tout aussi bien référer à Marguerite) une malle de voyage qui est une sorte de loge d’artiste, où l’on s’habille, où l’on se mire. Voilà l’objet transitionnel qui va occuper latéralement et par moments l’espace scénique. Il y a évidemment quelque chose d’un théâtre itinérant, le théâtre itinérant du diable, le théâtre diabolique (car le théâtre est un monde diabolique). Un théâtre  du monde qui est un théâtre-cirque. L’univers du cirque est lourdement marqué, un peu comme dans la Manon Lescaut de Hans Neuenfels…Tout le chœur est vêtu de combinaisons qui rappellent par leur forme celles des rats de Lohengrin et par leur couleur le jaune qui est couleur diabolique…mais par leur allure le monde circassien : une vision d’un monde uniforme collectif, un monde suggéré plus que « réel », qui sort de cet œil gigantesque, un monde ordonné aussi : le chœur chante de manière chorégraphiée et assez bien réglée d’ailleurs pour un chœur qui effectue des mouvements tirés au cordeau (chorégraphie de Giorgio Madia) : bien sûr, tout cela renvoie à ce qui était déjà développé par Neuenfels d’un peuple indifférencié, mécanisé, qui ne pense pas (et dans Faust le chœur ne fait guère que commenter l’action et la déplorer sans jamais vraiment participer) : le chœur est dans le Faust de Gounod purement décoratif. Mais cela renvoie aussi à un monde théorique et artificiel réuni sur ce plateau par la seule volonté de Méphisto : le Monde comme volonté et comme représentation…de Méphisto. La présence de Méphisto, substitut du metteur en scène, va organiser l’histoire, les mouvements, les péripéties. Le cirque du diable en quelque sorte.
La seule question qu’on se pose est « tout ça pour ça ? » car la trame de Gounod vaut-elle tant de pensée passée au prisme de la philosophie et de la théorie : c’était bien le génie du travail de Lavelli jadis d’avoir proposé un regard historié, fondé sur la réception de l’œuvre et son public originel, qui transformait les aventures sans jamais quitter un certain pittoresque du XIXème, en abandonnant le pittoresque médiéval. Martinoty dans sa mise en scène de 2011 avait essayé de mélanger vision philosophique et pittoresque, avec le résultat malheureux que l’on sait. Ici le choix est clair, mais est-il pour autant utile ? Sert-il l’œuvre ou la projette-t-il dans un univers qui n’est pas la sienne. Von der Thannen veut montrer un Faust, mais Gounod écrit-il vraiment un Faust avec ses références philosophiques et ses racines goethéennes ou bien raconte-t-il une histoire ?
D’une certaine manière, une mise en scène de ce type conviendrait peut-être mieux à La Damnation de Faust de Berlioz qui par sa forme, par la succession de ses tableaux, peut-être traitée de manière beaucoup plus abstraite que le Faust de Gounod. Ainsi, le travail de von der Thannen (aidé de son épouse Birgit von der Thannen et de Giorgio Madia) me paraît-il mal ciblé, à côté de l’histoire, malgré des qualités esthétiques indéniables, des lumières splendides (de Franck Evin) certaines idées (la question du double Faust/Méphisto, déjà d’ailleurs traitée ailleurs) et une tenue d’ensemble qui en fait un spectacle de niveau incontestable, mais sans véritable intérêt ; il n’apprend rien sur l’œuvre sinon qu’elle s’ouvre et qu’elle se clôt sur « rien » c’est-à-dire qu’on nous dit » que tout cela n’a servi à rien » ou que « beaucoup de bruit pour rien ».
Ceci dit, il y a de jolis tableaux et des scènes intéressantes visuellement. Le chœur  “gloire immortelle de nos aïeux”  sous un gigantesque squelette par exemple:  on se souvient que Lavelli en avait fait un chœur d’éclopés qui à l’époque avait choqué, pour montrer l’espace ironique entre un chœur triomphant et les réalités de la guerre. Ici, c’est un chœur de clowns petits soldats surmonté d’un squelette, autre réalisation de la même idée.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Autre belle image, celle de la maison et l’église, au 4ème acte au retour de Valentin : une immense Marguerite (la fleur) suspendue montre par cette métaphore l’enjeu de l’acte et les personnages (Faust) poussent une maison et un clocher, sorte de jouets de bois figurant le décor, un peu comme dans des représentations de tréteaux ou un peu comme des jeu de gamins.  Evidemment, ce tableau nous montre la scène sous le regard et la manipulation de Méphisto, démiurge qui voit ces hommes qui s’agitent comme un jeu d’enfants qui se battent, dans un monde faussement enfantin, qui est monde de violence tout autant que celui des adultes.

Scène de l'église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Scène de l’église Marguerite (Maria Agresta) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Dernière image intéressante, celle de la scène de l’église où Marguerite est entourée d’ombres menaçantes, mais aussi de tuyaux d’orgues tombés du ciel, comme si l’orgue figurait l’arrêt des destins et sanctionnait celui de Marguerite: l’orgue comme substitut du divin, comme instrument de la musique divine, pour une musique qui dans l’église semble effectivement à la fois monter vers le ciel (l’instrument) et descendre vers les hommes (le son).
Ces trois exemples montrent la limite de ce travail : c’est le visuel qui gouverne le travail scénique, qui donne les « indications » au spectateur. Au-delà, le travail sur l’acteur est assez fruste : seuls certains s’en sortent par leurs qualités propres (Marie-Ange Todorovitch en Dame Marthe par exemple, voire à la limite la Marguerite de Maria Agresta). Reinhard von der Thannen a montré une fois de plus ses belles qualités de faiseur d’images ; pour la question spécifique de la mise en scène , cela reste à confirmer, même si au moins une scène a bien fonctionné, celle du jardin où les quatre protagonistes sont sur le lit et chantent en alternance : le jeu des échanges désopilant, est très bien réussi.

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Le double: Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Musicalement les choses sont tout aussi contrastées : la distribution sur le papier n’appelle pas de commentaires, on y trouve trois des grandes vedettes du chant du moment, une des meilleures basses, (Ildar Abdrazakov) un des meilleurs ténors (Piotr Beczala), un soprano qui désormais fait partie des chanteuses de référence (Maria Agresta), entourés de très bons seconds rôles: Alexey Markov en Valentin, Tara Erraught en Siebel et Marie Ange Todorovitch en Dame Marthe ainsi que le Wagner de Paolo Rumetz. Dans la fosse le Philharmonique de Vienne et sur le podium un des chefs de la jeune génération qu’on commence à considérer. Un tel générique devrait satisfaire les plus difficiles.

La messe (c’est le cas de le dire pour cet opéra méphistophélique !) est-elle dite pour autant. Non évidemment parce que Méphisto a fait son œuvre…

L’auditeur français est évidemment plus sourcilleux que d’autres sur le côté idiomatique et sur la diction. Un compagnon de jury de concours de chant m’avait lancé un jour après une audition assez brouillonne de l’air des lettres de Werther « Ah, pour vous les français, il n’y a que la diction qui compte! » . C’est sûr qu’on est moins regardant sur le tchèque chanté dans Katia Kabanova. C’est un aspect néanmoins qu’il faut considérer, justement pour souligner que pour la plupart des protagonistes, il n’y a rien à redire, Piotr Beczala, quelle que soit la langue a toujours une diction claire et très attentive, Maria Agresta est aussi assez compréhensible (même si pour les italiens le français est souvent difficile), Tara Erraught en bonne chanteuse d’école anglo-saxonne chante un français d’une clarté cristalline, et Marie-Ange Todorovitch bien sûr, n’est pas en reste, même si…Ildar Abdrazakov en revanche, qui a mon avis était dans un mauvais soir, n’était pas vraiment au point sous ce rapport.

Il reste que la langue française n’était pas un obstacle, et que la compréhension du texte était très correcte dans l’ensemble, on peut d’ailleurs dire de même pour le chœur, particulièrement clair.

Du point de vue de la vocalité, il en va peut-être un peu autrement : Paolo Rumetz en Wagner à la voix fatiguée est un choix surprenant, pas de projection, pas d’aigus, diction brouillonne, mais le rôle est limité.

Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Tara Erraught (Siebel) et le Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Tara Erraught était Siebel, un rôle travesti. Tara Erraught chante souvent les travestis, elle a chanté Octavian à Glyndebourne, Orlofsky, Hansel, Sesto et toujours avec bien du succès. La chanteuse irlandaise commence à être assez connue pour se produire désormais un peu partout. Elle débutait à Salzbourg dans Siebel. On regrette simplement qu’on l’ait affublée d’un costume disgracieux qui ne tienne pas compte de son physique et qui l’engonce d’une manière regrettable y compris pour le confort de son chant. Un chant très frais, très bien mené, très attentif, avec une diction parfaite, et qui a été particulièrement bienvenu dans son deuxième air souvent coupé : la romance « Versez vos chagrins dans mon âme » .
Marie-Ange Todorovitch, rompue au répertoire français et pour cause, propose une Dame Marthe désopilante et bien caricaturale comme il se doit. je n’ai pas trouvé cependant que la diction était aussi claire que souhaité, mais l’orchestre était un peu fort; ceci étant, elle a été un personnage très présent. Je dois dire que dans ce rôle il y a une artiste irremplaçable et irremplacée : Jocelyne Taillon, disparue en 2004, que des jeunes générations ne connaissent pas et qui avait aussi bien la voix que le caractère, la couleur et la diction. Un de ces seconds rôles inoubliables qui vous remplissent la scène et la mémoire.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) et la malle de voyage ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Valentin est un rôle ingrat, il apparaît peu et seulement au 2ème acte pour partir et pour la catastrophe de son retour au 4ème acte. Alors on lui a rajouté un air pour la première londonienne en 1863, le fameux et creux « Avant de quitter ses lieux » sur la musique du prélude. On ne peut pas dire qu’Alexey Markov ait vraiment la couleur du baryton Martin, mais on est frappé par le soin apporté au chant, le contrôle, les paroles qui sont bien prononcées malgré un petit  problème d’émission (slavisante). Les différentes prestations que j’ai entendues d’Alexey Markov, tant dans Tomski à Amsterdam avec Jansons que dans « Les Cloches » à Lucerne montrent un chanteur très attentif au texte, très contrôlé. Même impression ici, avec une prestation formellement impeccable, ce n’est pas tout à fait Valentin, mais c’est un vrai baryton, dont les prestations sont à suivre avec attention.

Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Valentin (Alexey Markov) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Je viens de l’évoquer, Ildar Abdrazakov, un chanteur que j’aime beaucoup, entendu souvent (Attila, Le Prince Igor…) ne m’est pas apparu au mieux de sa forme. Outre une diction un peu empâtée et un français peu clair, la puissance vocale et les aigus me sont apparus insuffisants, systématiquement couverts par l’orchestre et ses morceaux de bravoure (« Le veau d’Or ! » ) sont un peu tombés à plat, y compris au niveau de l’accueil du public. Seule « Vous qui faites l’endormie ! » au quatrième acte (où Méphisto joue les Don Giovanni) se distinguait par une certaine délicatesse : le reste n’a pas été du tout convaincant. Mais sans doute l‘artiste était-il un peu fatigué. Méphisto peut être confié à une basse slave (Christoff, Ghiaurov!), mais il faut un minimum d’éclat qu’Abdrazakov n’avait pas ce soir-là. Jadis un Roger Soyer, avec une voix moins puissante mais une émission parfaite (sans parler de la diction) faisait un Méphisto de très grande classe… Il y a donc là de ma part une déception certaine.

Maria Agresta était Marguerite. La (encore) jeune soprano lyrique, qui commence à s’attaquer aux rôles plus lourds (Norma) a une voix qui effectivement s’est étoffée. C’est une artiste qu’on a entendue soit dans des rôles de Bel Canto (Norma ou Elvira de Puritani) mais aussi des rôles pucciniens (Liù, Mimi, Suor Angelica) ou verdiens (Amelia de Simon Boccanegra, Desdemona, Amalia de I Masnadieri, Leonora de Il Trovatore). Marguerite est je crois une prise de rôle, qui du point de vue vocal correspond à un type de répertoire qu’elle chante, lirico-colorature, demandant puissance mais aussi agilité. Mirella Freni qui chantait beaucoup de rôles qu’aujourd’hui Maria Agresta chante, fut une des grandes Marguerite du dernier XXème siècle. Il n’y a donc aucune contre-indication. Le rôle est dans sa voix ou dans ses cordes. Marguerite n’est pas un rôle léger.

Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Maria Agresta (Marguerite) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Certains m’ont dit avoir été un peu déçus par la prestation. Ce n’est pas mon cas: sa Marguerite est sensible, bien contrôlée, avec une diction correcte, et surtout une chaleur et une rondeur notables. Toute sa dernière partie vraiment tendue et engagée, montre une belle personnalité scénique et un certain sens des couleurs. Il faudra qu’elle chante le rôle encore pour affiner l’expression, polir ici ou là un rôle qui a plusieurs facettes (le troisième acte – scène du jardin – requiert agilité et brillance, les quatrième et cinquième sont bien plus dramatiques ) mais Marguerite est un de ces rôles polymorphes qui par ses exigences se rapproche de certains rôles du Grand Opéra ou du jeune Verdi. La mise en scène n’exige pas trop du rôle, sorte d’ange (vêtu de blanc) descendu sur terre qui va être souillée (et qu’on va ensuite habiller de noir – scène de l’église -…c’est classique); victime, elle est relativement passive, sauf au moment où elle appelle Faust « Viens, viens! »   dans la scène du jardin où le désir fait son oeuvre. La composition dans son ensemble est intéressante même si perfectible. Elle peut devenir une grande Marguerite.

Plus discutable est Piotr Beczala dans Faust. C’est un rôle qu’il a chanté à Paris, à Barcelone, à New York, à Vienne. Il chante d’ailleurs d’autres rôles français (Roméo, Werther) et bien qu’il ne parle pas français, il le chante avec un souci de clarté et d’exactitude qu’on doit saluer : sa diction est pratiquement impeccable. Beczala est un travailleur, qui a le souci de la précision, qui ne rate pas ses aigus, qui chante de nombreux répertoires: je me souviens d’un duc de Mantoue de Rigoletto au MET peut-être pas idiomatique, mais sans fautes de chant ; -c’est le cas de son Riccardo de Ballo in maschera, de son Alfredo injustement hué de Traviata à Milan et de son récent Lohengrin à Dresde. Impeccablement en place. Il chante les notes, il fait parfaitement le job et à ce titre c’est vraiment l’une des voix les plus sûres aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’il soit pour autant un musicien, et qu’il fasse de la musique. Il chante, il est sérieux et appliqué c’est évident. Mais pour mon goût, il chante un peu tout de la même manière, sans marquer l’expression, sans vraiment colorer, sans dessiner un univers. Un chant pour moi interchangeable et au total assez plat. Je trouve ses prestations intéressantes (son Riccardo de Bal masqué est vraiment travaillé), mais jamais passionnantes. J’avais eu la même impression dans Lohengrin.
Pour Faust, j’ai été élevé au lait Gedda, si j’ose m’exprimer ainsi, c’est à dire un chant techniquement impeccable, un style unique, une diction miraculeuse et une expressivité, une personnalité vocale hors pair qui habitaient le personnage. Pour Faust, il y a pour moi une manière d’attaquer les aigus non pas droite et fixe, à la manière d’un Canio de Pagliacci, mais au contraire subtile en soignant les passages. Les aigus ici, dans son Faust sont négociés comme n’importe quels aigus, ne donnant pas l’ambiance ni la couleur tout de même plus romantique (voire belcantiste) voulue. Il y a une élégance impersonnelle dans ce chant, un chant presque « prêt à porter de luxe » mais pas « haute couture » . Certains vont me trouver sévère, mais pour ne pas plonger dans le passé, un Roberto Alagna a un style et une manière de chanter ça bien autrement passionnante, bien autrement expressive (même avec les difficultés qu’il peut avoir aujourd’hui sur certains aigus). Si l’on devait trouver des Faust non français aujourd’hui, je pense qu’il faudrait chercher du côté de Francesco Meli, qui a l’élégance et le contrôle voulus, et surtout la culture du répertoire ou même Juan-Diego Florez qui s’attaque à Werther. Ce qui est curieux chez Beczala, c’est qu’il a une culture du chant français, et une volonté de se positionner sur ce répertoire, mais qu’il n’en travaille pas la couleur. Chanter les notes n’est pas tout (et il les chante bien et juste), il y a tout le reste. Pour tout dire, Beczala ne me fait jamais rêver ; voilà un chanteur qui aurait grand intérêt à chanter du Lied, à travailler le mot, à travailler l’univers sonore et musical, pour enrichir sa palette interprétative, et peut-être en dépit de tout resserrer sa palette de répertoire, bien qu’il ne s’attaque jamais à un rôle qu’il n’ait pas vraiment en gorge. Comme la tête et les jambes chez les sportifs, il y a la tête et la gorge chez les chanteurs. Il lui manque une vraie personnalité, qui puisse embrasser un rôle dans sa totalité et nous n’y sommes pas.

Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Philharmonia Chor ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

Le Chœur Philharmonia de Vienne (préparé par Walter Zeh) a été fondé au temps de Mortier, sans doute pour élargir la possibilité d’en appeler à un chœur, puisque Salzbourg emploie pour l’essentiel le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor, c’est à dire l’association qui gère les prestations du chœur de l’opéra de Vienne en dehors de la Staatsoper. C’est donc un chœur qui se compose ad-hoc, pour tel ou tel projet, très adaptable, sans doute aussi très ductile au niveau scénique.
Dans une œuvre qui demande une présence forte du chœur, sur scène et en coulisses, sans doute un chœur d’opéra rompu à ce répertoire et à l’habitude eût été plus efficace, même si le Philharmonie Chor de Vienne participe à de nombreux projets et productions dans de nombreux festivals . Le chœur m’a semblé quelquefois  pas toujours bien audible en coulisses, pas toujours non plus en mesure et en phase avec la fosse, avec quelques moments cependant très réussis et spectaculaires (« Gloire immortelle… » bien mis en relief et en scène).

Enfin l’orchestre, le Philharmonique de Vienne, ne pouvait pas faillir à sa réputation : sous la direction très claire d’Alejo Pérez, on entend des phrases musicales, des moments instrumentaux inédits, qu’on n’avait jamais remarqués dans une œuvre que je croyais pourtant connaître par le menu. Il y a des raffinements, des jeux musicaux aux bois notamment qui laissent pour le moins méditatifs, et qui montrent aussi que Gounod n’est pas toujours celui que certains méprisent un peu. Les Wiener Philharmoniker font en fosse un travail magnifique, parce qu’ils sont un orchestre d’exception. Alejo Pérez fait aussi un travail singulier sur le podium, très contrasté, au rythme assez lent, fouillant la partition et lui donnant un relief inattendu, mais sans vraiment avoir une vision globale de l’oeuvre. Il manque à cette approche quelque chose de plus fluide, de plus élégant, de moins appuyé, moins marqué: c’est une direction qui tire plutôt vers un univers plus tardif, au bord du vérisme, là où quelquefois on aimerait entendre des moirures à la Auber. C’est très dramatique, très appuyé plus que lyrique. Plus Gros Opéra que Grand Opéra.

Fallait-il éliminer le ballet de la Nuit de Walpurgis? Eternelle discussion. Musicalement c’eût donné quelque chose de plus dansant qui eût peut-être irrigué le reste de l’approche. Si je me réfère à Lavelli, il avait plaqué le ballet lors de la première série de représentations pour en faire quelque chose de complètement détaché de l’opéra (si je me souviens bien c’était Balanchine qui avait réglé le ballet), qu’on ne revit pas après la première saison. Dans l’optique de cette mise en scène « sérieuse » sans doute la suppression du ballet prend-elle son sens, mais dans l’optique d’une première production de Faust à Salzbourg, peut-être une version complète eût-elle été bienvenue. Un opéra qui a triomphé à l’Opéra de Paris sans son ballet, c’est toujours un peu dommage, mais si l’Opéra de Paris lui-même au nom de la modernité (stupide motif) y renonce, peut-on en vouloir à Salzbourg?

Ainsi donc les anges radieux sont-ils rentrés à Salzbourg pour la première fois, dans une production en demi-teinte, qui ne rend pas totalement justice à l’œuvre : une production respectable, même si oubliable.[wpsr_facebook]

Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov)  ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus
Piotr Beczala (Faust) Méphisto (Ildar Abdrazakov) ©Salzburger Festspiele/Monika Rittershaus

 

 

 

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2016: WEST SIDE STORY de Leonard BERNSTEIN le 21 AOÛT 2016 (Dir.mus: Gustavo DUDAMEL; Ms en Sc: Philip Wm. McKINLEY)

West Side Story, dispositif ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
West Side Story, dispositif ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

On devrait inscrire dans les programmes d’Éducation Morale et Civique la lecture de Roméo et Juliette de Shakespeare (que bien heureusement beaucoup de professeurs de Lettres font lire à leurs élèves) et l’audition-vision commentée de West Side Story.  Dans nos programmes, l’appel à l’art comme vecteur de réflexion civique n’est pas chose courante ; on préfère le discours, le prêche, des formes pédagogiquement plus ou moins évoluées, mais qui laissent de côté la valeur subversive, ou simplement régulatrice de l’art. L’art à l’école est rarement utilisé pour sa valeur sociale, ou sa valeur de témoignage mais seulement la plupart du temps comme valeur de culture ce qui n’est déjà pas mal, mais qui contribue à distancier sa fonction. L’élève doit éprouver l’art dans sa chair et dans la chair de son quotidien. Pourtant, rien de plus simple que de faire fonctionner l’art sur les émotions et l’œuvre de Shakespeare et celle de Bernstein s’y prêtent parfaitement.
Car si Roméo et Juliette est une œuvre évidemment inscrite dans son temps, la pièce reste d’actualité : pensons aux mariages mixtes et à tant de familles qui s’y sont opposés pour des raisons raciales et religieuses : c’est une vérité d’aujourd’hui, de la bêtise crasse et obscurantiste de notre aujourd’hui. Et pensons aux luttes de quartiers dans nos cités, au racisme ordinaire des bandes rivales, pensons aussi au gang des barbares…À la bêtise s’ajoute dans ce cas la barbarie, et les deux vont malheureusement souvent ensemble.
Après avoir revu West Side Story, dans cette magnifique production de Salzbourg, j’en mesure encore plus la force émotive et la puissance évocatoire. Une œuvre obligée, peut-être une des plus emblématiques des dérives de notre humanité. Oui, il faudrait l’imposer aux écoles.
Voir West Side Story dans le cadre du festival de Salzbourg tient un peu de la gageure, tant le genre du musical est éloigné des programmes habituels, encore plus du festival de Pentecôte spécialisé dans des répertoires à tout le moins très différents. Mais Cecilia Bartoli a déjà pris de grandes libertés avec la tradition et les habitudes, et avec raison puisque le public a répondu au-delà de toutes les attentes à l’appel de ce spectacle :  d’une part on a ouvert la répétition générale pour essayer de satisfaire la demande, et d’autre part, ce public était (très) légèrement plus diversifié : il y avait notamment des enfants, ce qui à Salzbourg est plutôt rare.
Enfin, on pourra discuter à l’infini de la pertinence « artistique » de présenter West Side Story à Salzbourg (c’est une Première, même si Gérard Mortier y avait très fugacement pensé) , mais qu’on le veuille ou non, c’est un des grands classiques du XXème siècle, signé d’une de ses plus grandes figures musicales, Leonard Bernstein et à ce titre il y a sa pleine place, d’autant que Bernstein chef d’orchestre n’a pas été si fréquent à Salzbourg (1959, 1975, 1977, 1979, 1987) où il a dirigé des concerts, mais pas d’opéras. Enfin, c’est une manière de marquer le 400ème anniversaire de Shakespeare, célébré en 2016 au festival de Pâques, au festival de Pentecôte, mais l’été seulement au théâtre (Production de La Tempête, mise en scène de Deborah Warner) et pas à l’opéra.
Les chorégraphies de Jerome Robbins sont tellement inscrites dans les gênes de l’œuvre, au cinéma comme à Broadway, qu’il restera à un chorégraphe du XXIème siècle d’inventer une chorégraphie vraiment complètement neuve : la production était ici nouvelle (Mise en scène de Philipp Wm McKinley, décors de Georg Tsypin), mais les chorégraphies réalisées par Liam Steel un grand spécialiste du musical, restent évidemment inspirées de Robbins.
Disons-le d’emblée, il s’agit d’un de ces spectacles parfaits dans leur réalisation, dans leur minutage, dans leur efficacité technique : c’est une production qui fonctionne à merveille, avec des artistes spécialistes du genre qui donnent un rythme et une dynamique incroyables, une de ces troupes à laquelle il ne manque ni un bouton de guêtre, ni la dose de dynamisme, ni les compétences multiples exigibles dans tout musical qui se respecte. C’est vraiment un musical à l’américaine, avec une sonorisation assez discrète au total et plutôt bien faite (de Gerd  Drücker) sans même les surtitres, avec les saluts musicaux à la mode de Broadway, dans son halètement, dans son naturel, dans sa perfection des gestes, des mouvements des ensembles, sa profusion de couleurs et de costumes (de Ann Hould-Ward).
Le dispositif scénique imaginé par George Tsypin embrasse l’immense plateau (40m) de la Felsenreitschule, à laquelle il se surajoute. Le lieu lui-même est tellement fort, tellement prégnant et assez peu en phase avec l’œuvre qu’il disparaît ici sauf à de rares moments (pour abriter le remarquable Salzburger Bachchor, installé sous les arcades aux voix bien présentes), et la pierre du Manège est cachée sous le métal et le verre (le plexiglas) du dispositif immense dont on devine que tel quel il peut être utilisé dans n’importe quel Zenith ou Arena. Car c’est bien l’impression dominante, au-delà de la qualité du spectacle, que ce travail ne peut avoir été réalisé pour le seul Festival de Salzbourg. Un dispositif de trois niveaux délimitant des espaces de jeu différents, et s’écartant selon les scènes au milieu pour laisser l’espace libre pour les ballets.

The Sharks (West Side Story) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
The Sharks (West Side Story) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

À Cour, les Sharks et l’espace « portoricain », aux costumes plus colorés et vifs, et à Jardin, l’espace « américain » des Jets, moins coloré (dominante bleu et gris), plus « anglo saxon ». Bien plus, la mise en scène elle-même de Philip Wm McKinley conçue pour être adaptable à d’autres lieux, l’est aussi à Bartoli, tout en étant aussi adaptable aussi à d’autres situations, sans Bartoli.
Car la question  est bien celle de l’héroïne : Cecilia Bartoli n’a plus ni l’âge, ni le physique de Maria, elle ne peut non plus sauf à de courts moments danser ; il faut donc lui construire un statut qui soit suffisamment crédible pour justifier sa présence et justifier son chant. Car si Bartoli chante magnifiquement, elle ne chante évidemment pas du tout comme les autres participants, et cette différence même dans l’approche et la technique du chant, dans l’option de mise en scène, doit être cohérente et se justifier.
S’appuyant sur le livret d’Arthur Laurents, dans lequel Maria ne meurt pas, le metteur en scène pose la question, particulièrement mise en valeur dans le programme de salle, de l’avenir de Maria. Il propose donc une Maria (Cecilia Bartoli), en deuil, toute de noir vêtue, qui un soir à la sortie du travail croise ses souvenirs – des souvenirs que peut-être elle ne cesse de remâcher. Et elle se revoit jeune, amoureuse, et elle revoit les luttes des Jets et des Sharks, et elle double la Maria jeune , l’excellente actrice Michelle Veintimilla, la mime, s’interpose, et évidemment chante à chaque fois qu’il le faut.
Comme le dispositif construit par Georges Tsypin se rajoute à la Felsenreitschule, la présence de Cecilia Bartoli se « rajoute » à la mise en scène sans la déranger : le jour où elle ne participe plus à la représentation, ce West Side Story devient pratiquement un West Side Story ordinaire, et la Maria doublée par Bartoli peut redevenir une Maria « en direct » et chanter, jouer et danser. Même le suicide final (sous le métro, dans une image très frappante) peut s’appliquer à cette Maria-là.
C’est bien là l’écueil ou le trucage de cette production. Au-delà de sa qualité ou de sa manière parfaite de fonctionner, on perçoit que c’est une machine huilée et destinée à un avenir de production de « musical » international à la mode de Cats ou des Misérables ou du Fantôme de l’opéra, et que la présence de Bartoli est quelque chose d’un peu plaqué sur un dispositif conçu « en absolu » indépendamment de la star et pas vraiment autour d’elle.

West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

Mais il reste qu’à la fois l’ensemble est techniquement impeccable, avec une troupe d’une cinquantaine de personnes magnifiquement préparée, fraiche, jeune, prête à tout, avec ces ballets impeccablement réglés, ces danseurs qui sont chanteurs, et ces acteurs souvent remarquables (par exemple Krupke – le policier incarné par Daniel Rakasz). Une machine à l’américaine sans aucune bavure avec sa dose d’émotion, de comédie, de vigueur, d’énergie qui ne lâche jamais la tension, avec ses deux parties bien distinctes, la première avec les « tubes » « America », « Tonight », « Maria », la seconde plus intérieure, plus mélancolique, moins « fun » avec notamment « Somewhere ».
Cette production inhabituelle pour le public de l’opéra est constitutive d’un monde de la variété très différent de celui auquel on a affaire habituellement: aux antipodes d’un Frank Castorf ou d’un Claus Guth, un monde du spectacle de consommation, même impeccable qui peut surprendre dans ce même espace où l’an dernier le même spectateur voyait Die Eroberung von Mexico de Wolfgang Rihm dans la production de Franz Konwitschny.
Bien qu’on soit conscient de tout cela,  qu’est-ce qui fait qu’on en sort les yeux mouillés, ému, heureux ?
Simplement parce que quatre éléments concourent à faire de ce spectacle l’un des plus réussis et les plus émouvants de l’été.

  • Premier élément, une œuvre qui reste particulièrement forte.

Ce qui fait l’originalité de ce musical, c’est d’abord l’histoire du rêve brisé, dans un milieu populaire qui n’est pas forcément idéalisé. Au XIXème, l’opérette mimait l’opéra, en s’appuyant (quelquefois, pas toujours) sur un mélange des classes sociales, alors que l’opéra racontait les puissants. L’arrivée de Carmen qui est une histoire de pauvres fut pour cela à la fois salutaire et marquante. Par ailleurs, le musical fonctionne souvent sur les principes du conte de fées, y compris des œuvres précédentes de Bernstein comme Wonderful Town (1953) qui raconte l’histoire de deux filles de l’Ohio qui arrivent à New York. Ici en s’appuyant sur le drame de Shakespeare, le musical raconte le malheur et la nostalgie, en s’appuyant sur des tensions sociales dont on sait qu’elles n’ont pas disparu. Il y a quelque chose comme l’invasion du réel, la gifle du réel qui nous assaille. Ensuite, même si les modes ont changé, il reste que la musique de Leonard Bernstein garde son actualité et sa prégnance sur le public. D’abord bien des airs sont encore connus du public, ensuite, la profusion de musicals (en France et en Europe) remet ce type d’œuvre « à la mode » : l’incroyable demande sur le spectacle de Salzbourg, pas seulement due à Bartoli ou Dudamel, en est aussi l’indice.
51VTedwZQCLCette musique est profondément enracinée dans la tradition américaine (Gershwin, le jazz), faite de dynamisme, de rythme, mais aussi de tendresse, de nostalgie, de rêve, de drame, d’espace, une musique très directe qui parle au cœur, mais elle est aussi élaborée, composée, raffinée (et la direction de Dudamel ce soir l’a particulièrement montré) appuyée aussi sur une tradition européenne (quelques phrases empruntées…à Debussy par exemple) : voilà pourquoi elle est une musique qui parle à tous. Pour ma part, je ne verrais aucun inconvénient à ce que West Side Story entre au répertoire ordinaire des maisons d’opéra parce que l’œuvre doit son succès à ses multiples racines : cette œuvre sur les drames de ce qu’on appelle aujourd’hui la diversité est elle-même diverse, multiple, foisonnante. Elle focalise aussi le regard sur cet artiste incroyable qu’était Leonard Bernstein, qui a marqué les mémoires : ceux qui l’ont vu diriger savent quel charisme il avait, quel bonheur il diffusait, comment il savait mettre toute une salle en joie, mais pas cette joie fugace de l’instant, une joie profonde, sentie, presque, j’ose le mot, religieuse. Je renvoie à ses magnifiques leçons de musique avec le NY Philharmonic qui existent en DVD
(Young people’s concerts), pour faire comprendre quelle immense personnalité il était. Il n’y a aucune contradiction à ce que l’auteur de West Side Story soit l’un des grands mahlériens de son siècle. Deux musiques porteuses de générosité et de sensibilité, de regard extraordinaire sur le monde, sur ce qui nous entoure, sur les forces telluriques qui nous portent. Bernstein, comme Mahler était un tellurique, qui offrait impudiquement sa sensibilité en partage. Et c’est pourquoi la musique de West Side Story nous parle et nous met en larmes.

  • Deuxième élément, une troupe extraordinaire de professionnalisme et de jeunesse.

Quand je parle de « professionnalisme », je ne voudrais pas être mal compris. Quelquefois professionnalisme signifie « routine digérée » qui s’opposerait à la spontanéité généreuse de la scène. Professionnalisme ne veut pas dire absence de spontanéité ou absence de sensibilité. Bien au contraire. Il s’agit, comme le disait Diderot dans le « Paradoxe sur le Comédien » ( « réfléchissez un moment sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai »[1])de comprimer ses émotions pour pouvoir être à 100% dans l’expression des émotions du personnage, être au sommet de la représentation de la sensibilité au prix d’un contrôle inouï de la sienne propre, être tellement pénétré du rôle et de l’espace de travail scénique que l’individu est effacé, ou passé au prisme exclusif du rôle qu’il interprète. C’est ce professionnalisme-là qui me fascine, l’expression scénique, la représentation du naturel et de la sensibilité portée à sa perfection. D’abord par les jeunes artistes des deux groupes, les Jets et les Sharks, on pourrait citer le Chino de Liam Marcellino par exemple, mais tous sont formidables de spontanéité et de vivacité. Les amies des Sharks qui chantent « America » avec Anita sont vraiment formidables de fraicheur et de vérité.

Dan Burton (Riff) George Akram (Bernardo) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Dan Burton (Riff) George Akram (Bernardo) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

De même le Riff de Dan Burton et le Bernardo de George Akram, deux jeunes artistes qui ont déjà bien entamé leur carrière dans les musicals présentés aux USA. La troupe comprend d’ailleurs, comme Akram, beaucoup d’artistes d’origine « latino ». Ils ont tous cette ductilité qui leur permet de passer indifféremment de la danse au dialogue et au chant avec une fluidité étonnante, qui évidemment fait qu’on n’y pense plus, comme si le discours était continu, sans rupture et avec un sens du rythme communicatif. Le meilleur exemple en est la jeune Karen Olivo, artiste d’origine portoricaine, Tony Award 2009 du meilleur second rôle pour Anita dans la reprise de West Side Story sur Broadway. Elle remporte ce soir l’un de plus gros succès à l’applaudimètre : et il y a de quoi. Elle est d’abord une actrice pleinement naturelle, vive, présente, avec un jeu sensible sans ostentation : la scène du viol est vraiment incroyable de tension. Elle danse avec ses collègues avec un vrai sens du rythme marqué qui transporte le spectateur. Enfin elle chante, et elle chante bien avec un sens de la couleur, un travail sur l’interprétation et sur l’expression magnifique, où les paroles prennent sens : un style de chant maîtrisé à la perfection qui va s’opposer directement, on verra pourquoi, à celui de Cecilia Bartoli. Karen Olivo est une belle découverte : voilà une artiste, que dis-je, une « nature » tout à fait exceptionnelle.

Norman Reinhardt (Tony)©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Norman Reinhardt (Tony)©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

Enfin, le Tony de Norman Reinhardt, jeune ténor lyrique américain formé au Studio du Houston Grand Opera. Il chante les rôles habituels de ténor dans de nombreux théâtres européens ou américains, il a été également en troupe à Leipzig : de Tom Rakewell (The Rake’s progress de Stravinsky) à Don Ottavio, de Des Grieux à l’Arturo de La Straniera (Spontini), il a un répertoire particulièrement étendu. Il s’adapte parfaitement au style de chant voulu par Tony, probablement aussi à cause de sa formation à l’américaine, très diversifiée, très ouverte, et privilégiant les expériences scéniques. Certes, la voix garde une certaine rigidité, moins ductile que celle d’autres chanteurs de la troupe, mais en même temps assez homogène par la couleur. Tony est un peu « à part » dans la troupe des Jets, et son chant s’en distingue aussi un peu, plus lyrique, marquant plus cette « suspension » qui en fait la singularité.  En tous cas, son « Maria » est splendide, avec une capacité toute particulière aux aigus tenus en falsetto, naturels, non forcés et assez émouvants. Le jeu n’a pas toujours la fluidité des autres artistes de la troupe, mais ce Tony-là est crédible et Norman Reinhardt est un nom à suivre.

  • Troisième élément, une Cecilia Bartoli bouleversante
Cecilia Bartoli (Maria) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Cecilia Bartoli (Maria) ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

On connaît la personnalité hors norme de Cecilia Bartoli, détestée par un certain public milanais, et qui laisse dubitatif bonne part du public italien parce que la voix est petite et la technique des agilités est discutable (ses Rossini furent très discutés). Mais elle s’en moque, et elle a décidé une fois pour toute d’aller là où elle a envie. Elle a pour elle à la fois un engagement phénoménal en scène, elle se donne et s’offre, d’une manière unique. Je suis resté scotché par son Alcina à Zürich, par exemple. Bien sûr ses scènes sont la Haus für Mozart de Salzbourg et l’Opéra de Zürich, c’est à dire des salles à la capacité moyenne (discrètement sonorisée pour la salle de Salzbourg) qui permettent à sa voix de trouver son volume. Elle travaille aussi à des productions discographiques qui sont des succès, alliant recherches archéologiques dans un répertoire inconnu ou thématiques particulières mais demandant aussi des agilités particulières. Douée d’un caractère scénique unique et d’une présence marquée, mais dotée d’une voix qui ne lui donnait pas a priori la possibilité d’exploser, elle a fait ses choix, grâce à une intelligence hors du commun. Elle a un peu le même problème que Natalie Dessay, qui n’a pas la voix qui répond à ses désirs profonds. Voir Bartoli dans Maria de West Side Story est évidemment une manière de prendre tout le monde à revers. Un certain public italien (les imbéciles qui la huent à la Scala) dira que c’est n’importe quoi, et que ça correspond bien à une artiste fantasque et sans intérêt, les autres attendront avec curiosité ce nouveau défi, comme il y a quelques temps ils ont attendu Norma, avec le résultat que l’on sait.

Michelle Veintimilla (Maria du passé) Cecilia Bartoli (Maria)©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Michelle Veintimilla (Maria du passé) Cecilia Bartoli (Maria)©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

Alors au milieu de tant de mouvement, de danses, de couleurs, au milieu de toute cette machine hyperhuilée du musical américain dont nous avons parlé ci-dessus, elle va jouer l’oxymore, elle va aller à l’opposé : à la couleur, son costume affiche un noir de deuil, à peine souligné d’un liseré rouge, trace de la passion du passé, qui est le dernier costume que la Maria du passé va revêtir pour accueillir le dernier soupir de Tony, manière de dire évidemment qu’elle n’a jamais quitté le deuil de Tony. Juliette inconsolable. Aux danses et aux mouvements, elle affiche une fixité, une immobilité frappantes, toujours en retrait, au fond, sur les côtés, intervenant à peine comme double en de rares occasions : elle est toujours en scène, toujours visible ou à peine visible, observatrice tendue tapie dans l’ombre. Elle est là sans y être : on comprend dans ces conditions que cette production pourrait sans aucun doute devenir très traditionnelle et habituelle en enlevant de la scène cette tache d’ombre permanente, ce personnage obstinément présent qui ne prend jamais la lumière. Il y aurait deux solutions : ou bien on le supprime et alors on a comme je l’ai dit un West Side Story habituel, ou bien on la maintient, en transférant le rôle chanté à la jMaria du passé, et en faisant de la Maria du présent, vieillie, un rôle muet. Tout est donc possible dans le futur très ouvert de cette production.
Cette position volontairement marginale, cette Maria endeuillée du présent, spectatrice comme le public d’une histoire du passé, participe à son passé par le chant. C’est ce qui marque ici le rôle et qui a aussi un peu perturbé certains spectateurs : beaucoup ont noté que le chant de Bartoli est sans concession aucune au style du musical, et en ont fait un élément perturbateur du spectacle,

Bernardo (George Akram) Anita (Karen Olivo)West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
Bernardo (George Akram) Anita (Karen Olivo)West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

notamment en opposition à l’Anita de Karen Olivo, qui est tout ce que Bartoli n’est pas – effet sans doute voulu. En effet, que ce soit en duo ou dans les ensembles, que ce soit dans ses airs, Bartoli chante comme une chanteuse lyrique, avec un style « opéra » non marqué mais réel. Bien sûr, cela « distancie » l’ensemble.
Mais c’est ici aussi un des effets de sa position : si l’on veut rejeter le spectacle vers le passé tragique de l’héroïne, il faut à la fois renforcer et confirmer le style « musical années 60 » de l’ensemble, mais donner au chant de Maria d’aujourd’hui, qui chante en se souvenant, qui n’a rien oublié du passé, un style qui corresponde à la Maria mélancolique et nostalgique, et sûrement pas le style d’alors. Dans ce cas, le style lyrique, plus « opéra » de Bartoli prend sens y compris dans la définition et la couleur du personnage et dans la distanciation de la situation. C’est évident lorsqu’elle chante « somewhere », assise dans un coin, discrète, et que sa voix s’élève, bouleversante, émue, douce, contrôlée, impeccable techniquement dans un air qui dit au fond ce que dit le « Ma lassù » du Don Carlo verdien du dernier acte). LE moment de la soirée.

Pour les autres airs (« Tonight » par exemple) cette différence de style est aussi un moyen de singulariser sa présence, d’afficher son présent par rapport au souvenir. Une différence de style qui est différence de statut.
Cecilia Bartoli fait peu sur scène, peu de mouvements, peu de présence centrale : elle est toujours dans l’ombre de sa collègue « jeune Maria du passé » : elle se sert alors de l’expression du visage, des yeux, de cette tristesse insondable qu’elle affiche, de ce sourire nostalgique jamais dépourvu du nuage sombre qui le traverse sans cesse. Et ce dès le début, et dès le début elle provoque l’émotion, elle fait monter les larmes. Elle est vraiment incroyable par sa présence : cet ange noir qui traverse y compris les moments les plus vifs et les plus gais de l’œuvre pendant toute la première partie donne une couleur bouleversante à l’ensemble. Le chant de Bartoli quels que soient les airs, a le nuage noir qu’a son regard, c’est un chant jamais gai, toujours retenu, toujours traversé par le drame futur. C’est un chant qui ne se donne jamais dans le présent, mais qui fait ressentir sans cesse ce qui doit arriver. Du grand art. Bartoli trouve là une composition qui laisse interdit. On a cru qu’elle n’était pas à sa place et elle nous plonge dans le drame in medias res parce qu’elle l’est au contraire ô combien. Chapeau l’artiste !

  • Quatrième élément, un orchestre stupéfiant.

On connaît le Simon Bolivar Symphony Orchestra of Venezuela, qui a été longtemps l’orchestre des jeunes issus du Sistema fameux de José Antonio Abreu que l’on essaie péniblement d’imiter dans quelques autres pays. Dans leurs concerts, et notamment leurs bis soit ils incluent des pièces sud-américaines, soit des moments de West Side Story, en tout cas des pièces rythmées qui mettent la salle en délire. Ce sont alors de véritables showmen.

"America" ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
“America” ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli

On pouvait supposer que West Side Story serait pour eux une pièce idéale.
Ce le fut, parce que les parties rythmées, jazzy, un peu aussi les moments sud-américains, sont pour cet orchestre une manière de montrer ce qu’ils ont dans le sang, un rythme venu du tréfonds, de l’intérieur, un élément de l’âme de l’orchestre. Mais pas seulement – et c’est là où l’on mesure à la fois l’incroyable prégnance du chef et sa maîtrise totale de la multiplicité des styles et de cette diversité que j’évoquais plus haut. Le rythme, le jazz, c’était l’attendu. Ce qui l’était moins, c’était le lyrisme, c’était l’extrême délicatesse de l’orchestre à certains moments, c’était l’attention de tous les instants à la respiration de la scène et du plateau, dans sa multiplicité. J’ai été frappé par la délicatesse avec laquelle les cordes pouvaient s’exprimer, notamment quand Bartoli chantait, jamais couverte (jeu subtil de la sonorisation, peut-être, mais extrême attention du chef aussi). Pour la première fois peut-être, j’ai trouvé que Gustavo Dudamel travaillait en chef d’opéra (les diverses expériences vécues notamment à la Scala étaient un peu contrastées sous ce rapport : on avait quelquefois l’impression qu’il était focalisé par l’orchestre plus que par le plateau). Cette attention, il la montre à tous les instants. Il faut en effet suivre aussi bien les chanteurs que les danseurs. Avec Bartoli, une délicatesse édénique, qui projette immédiatement au pays des émotions les plus impalpables, avec la troupe, une respiration, un rythme, une maîtrise des tempi telle qu’il n’y a jamais le moindre décalage, la moindre scorie, et surtout, l’orchestre dans la fosse n’est jamais spectaculaire, jamais en représentation, et seulement au service du plateau et du théâtre.

On avait beaucoup reproché au disque de Bernstein (Te Kanawa, Troyanos, Carreras, Horne) de manquer de cette vie incroyable que la version originale diffusait et d’être trop compassé, de ce compassé trop « opératique » ; il y a cependant des choses que j’adore dans ce disque et notamment les interventions de Trojanos. Dudamel a réussi à combiner et l’un et l’autre : l’incroyable vie du plateau, emportée par un orchestre prodigieux de vitalité, et l’incroyable lyrisme de la partition à certains moments, qui la rapproche de l’opéra et qui fait que je milite pour l’inscrire dans les répertoires des grandes maisons d’opéra. Dudamel dirige West Side Story comme un grand chef d’œuvre de la musique, avec sa diversité de couleurs, avec des ruptures de rythme, avec sa crudité aussi sans rien d‘histrionique. Un seul adjectif convient : prodigieux.
C’étaient les quatre éléments qui me permettaient de dire combien ce spectacle était l’un de ceux qui marquaient cet été (et ce printemps, puisqu’il a été créé à la Pentecôte). Mais il y a aussi un cinquième élément, qui m’est beaucoup plus personnel et que je dois confier. Le lecteur a senti sans doute que cette musique me touchait profondément et me faisait vibrer.
D’abord, il y a les souvenirs de sa découverte, en 1962 je crois, lorsque je l’ai vu sur l’écran d’un cinéma de mon enfance. Ensuite, je suis venu à la musique classique par l’opérette et les valses de Vienne, c’est à dire des musiques « légères ». Je n’ai jamais méprisé ni l’opérette, ni le musical : j’y prends au contraire le plaisir que j’y prenais dans l’enfance. Il y a en France une tradition de l’opérette qu’une politique faussement culturelle a fichu en l’air de manière idiote, et en ce sens la politique menée par le Châtelet à Paris ces dernières années a montré que le public répondait. Mais ces œuvres, comme toutes les choses dignes d’intérêt, ne souffrent ni la médiocrité ni les productions « cheap ».
Alors oui, il y a quelque chose de mes racines, de ma naissance à la musique, auquel West Side Story est lié très profondément. Mais il y a plus : il y a d’abord l’émotion profonde que me procura quand à 15 ou 16 ans je l’ai lue Roméo et Juliette qui a conditionné ma lecture avide de Shakespeare à mon adolescence et mon amour immodéré du théâtre. Il y a ensuite que j’ai croisé Gérard Mortier à l’occasion d’une autre vie professionnelle et que nous avions évoqué une possibilité d’un West Side Story, j’avais alors pu mesurer la chance de voisiner ce personnage exceptionnel et nous avions longuement parlé (je m’en souviens, c’était à Hanovre) de la valeur de cette œuvre, de sa prise possible sur le public, et d’une production princeps de l’ère « post-Robbins ». Le lecteur peut ainsi comprendre dans tout ce tissu de références que voir West Side Story à Salzbourg a été pour moi l’occasion d’une émotion qui allait bien au-delà du spectacle, mais que le spectacle, par sa qualité d’ensemble et grâce à sa perfection musicale, a su réveiller, voire amplifier. Une fois de plus, Bernstein m’a emporté dans son tourbillon.[wpsr_facebook]

[1] Diderot, Paradoxe sur le comédien, Paris, Ed.Garnier-Flammarion (1985), p137

West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli
West Side Story ©Salzburger Festspiele/Silvia Lelli