DE NEDERLANDSE OPERA AMSTERDAM 2012-2013: DER SCHATZGRÄBER de Franz SCHREKER le 23 septembre 2012 (Dir.Mus: Marc ALBRECHT Ms en scène Ivo van HOVE)

La pendaison, acte II ©Monika Rittershaus/DNO

C’est un début de saison “Schreker”, avec cette série de représentations de “Der Schatzgräber” à Amsterdam, et celles de “Der ferne Klang” dans quelques semaines à Strasbourg.

Franz Schreker en 1912

Franz Schreker, orignaire d’Autriche,  né en 1878, est l’un de ces compositeurs de la première moitié du XXème siècle, qui a rencontré tôt le succès (dont Der Ferne Klang, en 1912, qui l’a projeté au premier plan de la vie musicale européenne, ou Der Schatzgräber, en 1920,  plus de 350 représentations jusqu’à 1932 dans plus de cinquante théâtres en Europe), comparables à ceux d’un Richard Strauss, qui a occupé des postes enviables dans le monde de la musique (directeur du conservatoire de Vienne, puis de Berlin), fondateur de la très prestigieuse Gesellschaft der Musikfreunde de Vienne et qui, à cause de ses origines juives (même si son père s’est converti au protestantisme), a été boycotté par les nazis, qui ont voulu effacer une œuvre qui commençait à devenir une référence dans le monde de la musique germanique. Schreker meurt en 1934, à  56 ans, et son œuvre avec lui ou quasi. Et tout ce répertoire de musique dite “dégénérée”  ne s’est pas relevé de cet autre holocauste, celui de l’art et de la musique que les nazis ont bannis.
Une fois de plus c’est à Amsterdam qu’il faut aller pour écouter ces œuvres rares, et superbes. La caractéristique d’Amsterdam est d’être un théâtre au répertoire riche et souvent original, dans des productions toujours au minimum très soignées, et une exécution musicale de haute qualité, avec distributions sans stars, mais toujours d’un très bon niveau. On ne perdra jamais son temps à aller voir un spectacle à Amsterdam.  J’y avais vu il y a cinq ans Die Gezeichneten, dirigés par Ingo Metzmacher, alors directeur musical d’Amsterdam, dans une production extraordinaire de Martin Kužej et ce fut la révélation d’une musique puissante, colorée, violente, qui emporte les salles.
C’est de nouveau à Amsterdam qu’il fallait aller en ce début septembre pour Der Schatzgräber, le chercheur (découvreur) de trésors, une œuvre qui eu un très gros succès à la création en 1920, l’un des plus gros succès de l’époque, et tombée dans l’oubli; il en existe un enregistrement chez Capriccio, téléchargeable en ligne, et on doit chercher comme une aiguille dans une botte de foin les productions de Der Schatzgräber proposées par les théâtres européens. C’était la dernière, en ce dimanche ensoleillé et le public malheureusement n’a pas répondu en masse, tous les côtés de la salle étaient vides.
Quelle erreur! quelle erreur! quelle erreur! et QUELLE MUSIQUE!!
Comme il est agréable de découvrir un univers, une œuvre, qui vous prend et vous accroche, dont la musique vous envahit, et qu’on a immédiatement envie de réentendre, d’approfondir, dont on a envie de jouir, et qui tombe sur vous comme une évidence.
C’est à la fois une musique où l’on reconnaît plein d’influences, Schönberg, Mahler, Wagner, mais aussi et c’est encore plus surprenant et plus évident, Puccini, le Puccini du Trittico: on se remet à penser l’idée de l’opéra de Lyon de rapprocher le Trittico de Puccini d’œuvres germaniques de la période (ceux qui prennent Puccini pour un vériste sirupeux en sont pour leur frais…)
C’est une musique riche, chaleureuse, chatoyante, d’une force rare, d’une énergie étonnante, et qui sait à certains moments s’adoucir jusqu’au sublime, la scène d’amour du troisième acte est littéralement bouleversante, la scène du banquet du quatrième acte d’une très grande puissance, sans parler de l’épilogue, qui distille une  émotion intense.
C’est enfin malgré les influences lisibles une musique qui a une forte personnalité, qui n’est pas une pâle copie de l’un ou de l’autre, mais où les références sont digérées, malaxées, colorées, de la couleur de ce compositeur étonnant, et étonnamment oublié: ce sont de grands plateaux, de grandes scènes qu’il lui faut, c’est un compositeur pour grand théâtre.
Et lorsque la musique vous porte, et que le metteur en scène, Ivo van Hove (encore lui, vous savez, celui du Misanthrope de la Schaubühne vu à Paris, et celui qui dans trois semaines, fait Macbeth de Verdi à Lyon) réussit un spectacle épuré , d’une simplicité presque glaçante quelquefois, d’une poésie profonde à d’autres, dans un espace presque unique avec des projections vidéos à la fois illustratives, mais aussi presque musicales tant leur rythme accompagne la musique, alors vous en sortez bouleversé. Quelle musique! oui! Et quel spectacle!
Il convient de dire deux mots de l’histoire et du livret, signé par le compositeur. C’est un conte triste et mélancolique.
La reine a perdu ses bijoux et avec eux sa beauté et sa fertilité. Le bouffon du roi connaît  un ménestrel errant, Elis, dont le luth magique lui indique tous les trésors cachés. Le roi promet au bouffon que l’on lui permettra de choisir une femme comme  récompense, si Elis peut trouver les bijoux.(Prologue)
Els, la fille de l’aubergiste, doit épouser un jeune noble brutal mais riche qu’elle méprise. Elle l’envoie donc chercher les bijoux de la reine en forêt et le fait assassiner par Albi, son serviteur. Le ménestrel Elis se présente à Els avec un collier qu’il a trouvé dans les bois. Els tombe amoureuse du  ménestrel, mais le cadavre du noble  est trouvé dans les bois; le bailli, qui désire Els, arrête Elis pour le meurtre.(Acte I)
Elis doit être pendu. Els cherche le conseil du bouffon, qui promet de l’aider. mais le messager du roi arrête l’exécution au dernier moment, pour qu’ Elis puisse  aller à la recherche des bijoux. Pour éviter d’être soupçonnée , Els ordonne àAlbi de voler à Elis le luth magique du ménestrel.(Acte II)

Manuela Uhl (Els), Raymond Very (Elis) Acte III, ©Monika Rittershaus/DNO

Pendant une nuit d’amour, Els se montre  à Elis recouverte de ces bijoux splendides. Elle les lui remet , à condition qu’il ne lui en demande jamais  la provenance et qu’il garde une totale confiance en elle.(Acte III)
Elis a rendu les bijoux à la reine. Pendant un banquet, le bailli intervient et annonce qu’Albi a avoué le meurtre. Els est dénoncé comme la commanditaire  du meurtre et le bailli exige de son exécution immédiate. Mais le bouffon rappelle au roi  sa promesse : il choisit Els comme épouse et la sauve ainsi de l’exécution.(Acte IV)
Epilogue:
Un an plus tard, Els se meurt. Seul le bouffon est resté avec elle. Il va chercher le ménestrel, qui chante pour Els  la plus belle de ses ballades . Elle meurt dans ses bras.
(Traduit de Wikipedia).
Sur le vaste plateau de l’opéra d’Amsterdam, très large (il avoisine la largeur du Grosses Festspielhaus de Salzbourg, Ivo van Hove et son décorateur Jan Versweyveld ont conçu un dispositif unique, deux murs écrans en angle percés au milieu par deux ouvertures de scène laissant s’insérer des décors qui changent d’acte en acte.

Manuela Uhl (Elis) Acte I ©Monika Rittershaus/DNO

Une salle de café avec d’un côté une banquette, de l’autre un comptoir (Acte I), une salle d’exécution à l’américaine avec d’un côté la potence dans une ambiance un peu clinique, de l’autre des gradins pour les spectateurs (Acte II), une chambre à coucher,  avec à gauche un lit, de l’autre une coiffeuse et une baie vitrée (Acte III), des espaces libres sur l’arrière scène pour l’acte IV (la cour), et la façade d’un chalet pour l’épilogue. l’ambiance renvoie au cinéma américain, petit peuple, petits chefs, forestiers, brefs, des gens rudes, où le roi et son bouffon pourraient personnifier tous de les fonctionnaires de pouvoir. Le livret est suivi scrupuleusement, avec sa violence, ses émotions, sans rien souligner, laissant se dérouler le récit, comme dans un film. Quelques scènes sont réglées admirablement, comme celle de l’exécution au deuxième acte où Van Hove s’intéresse particulièrement aux spectateurs de l’exécution assis sur les gradins, avec un magnifique travail sur les groupes, qu’on retrouve dans l’acte IV (le banquet à la cour) où apparaît une cour et un roi vieillis, avec cannes, béquilles , déambulateurs et fauteuils roulants, venus du fond à travers une brume, comme une apparition de nulle part, et vieillis sans doute par la disparition de bijoux, sortes de pommes d’or de Freia qui prémunissent du vieillissement. Magnifique aussi, et même bouleversant, tout le troisième acte, scène amour entre Els et Elis, très proche du deuxième acte de Tristan, où une magnifique vidéo ( de Tal Yarden) – un peu longue peut-être- d’un couple se découvrant mutuellement renforce l’émotion musicale et scénique sans redondance: un moment unique de retenue, de pure beauté, un moment de suspension qui tranche d’ailleurs avec la trivialité de cette histoire de bijoux volés et qui nous projette dans une ambiance “autre”, produite par toutes les vidéos d’ailleurs, forêt profonde, eau agitée d’un torrent, très jeune fille, projection de Els, qui se promène, saute de rocher en rocher le long de l’eau, sorte de vision d’un idéal d’innocence détruit dès le départ de l’histoire par le vol des bijoux et les péripéties du drame de Els. Et puis cette scène finale, dans un chalet bucolique au milieu de la forêt, où Els s’éloigne vers la projection de la jeune fille caressant un cheval, allant vers son paradis, laissant sur la terre et Elis, et le bouffon, et le luth  pendant désormais inutilement à la balustrade. Histoire d’amour forte et impossible, de cette Els d’abord “vendue” à un riche noble, puis au puissant bouffon, et qui ne croise vraiment son seul amour qu’une fois pour aimer et l’autre pour mourir.
Cette vision très épurée et aussi très distanciée, rencontre une musique luxuriante, débordante, et renforce l’émotion. Elle est dirigée avec brio, énergie, précision par le directeur musical de l’opéra, Marc Albrecht (dont le père Gerd Albrecht a enregistré justement l’œuvre chez Capriccio), suivi de manière très serrée par l’Orchestre Philharmonique des Pays Bas, excellent (cuivres!) à tous les pupitres . Rappelons ce cas bizarre de l’Opéra d’Amsterdam, qui a un chœur, un directeur musical, mais pas d’orchestre: dans la fosse alternent les grands orchestres du pays, dont le Concertgebouw, la plupart du temps une fois par an et certains directeurs musicaux disaient être des généraux sans armée (Ingo Metzmacher). Marc Albrecht est à l’aise dans ce répertoire de la première moitié du siècle, rappelons pour mémoire sa Frau ohne Schatten de Milan au printemps dernier et se révèle un grand chef d’opéra. Les interventions du chœur (Chef de chœur Alan Woodbridge, qui dirige aussi le chœur de l’Opéra de Lyon) sont puissantes, et fortes (deuxième et quatrième acte) le chœur de l’opéra d’Amsterdam étant l’un des plus engagés scéniquement en Europe.
Si tout cela est une très grande réussite, il faut reconnaître que du point de vue vocal, on n’a pas atteint le niveau requis pour une œuvre pareille, qui demanderait de très grands chanteurs, de type Vogt pour Elis et Fleming pour Els. Mais attirer des stars sur une oeuvre qu’ils ne rechanteront probablement pas est du domaine de la gageure. Si les rôles secondaires sont bien tenus, le roi de Tijl Faveyts le chancelier de Alisdair Eliott,  l’Albi de Gordon Gietz ou le bailli de Kay Stiefermann, les rôles principaux manquent de puissance, notamment l’Elis de Raymond Very, souvent couvert par l’orchestre ou disparaissant dans les ensembles, alors que son rôle est justement de chanter de manière magique, et la Els de Manuela Uhl, intense, mais sans appui ferme, sans graves, avec une voix jolie, mais pas toujours vraiment projetée. Même si tous les deux sont honorables,  ils n’arrivent pas vraiment à s’imposer vocalement.

Raymond Very (Elis) Manuela Uhl (Els) Graham Clark (Der Narr) @Monika Rittershaus/DNO

Ce n’est pas le cas du bouffon de Graham Clark, seul chanteur internationalement connu, qui dans cette mise en scène est un bouffon bien gris, fonctionnaire de pouvoir très retenu, qui impose sa voix encore puissante et claire et un timbre nasal qui convient bien au rôle  , dont on comprend tout les mots: quelle diction! (Ah! l’école anglo-saxonne…). Belle prestation, gros succès.
Mais malgré quelques  menues réserves, on sort marqué de ce spectacle , et désireux d’en entendre plus, d’en découvrir plus, et surtout avec des images et des moments qui restent vraiment imprimés en soi. Une fois de plus Amsterdam a tapé dans le mille, et montre un certain chemin, sans concession, ouvert, et surtout prodigieusement intelligent.

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Epilogue ©Monika Rittershaus/DNO

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2012: BERNARD HAITINK DIRIGE LES WIENER PHILHARMONIKER le 15 SEPTEMBRE 2012 avec Murray PERAHIA (BEETHOVEN Concerto pour piano n°4, BRUCKNER Symphonie n°9)

©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Après Salzbourg où ce concert a été donné le 25 août et un crochet par les Proms de Londres les 6 et 7 septembre  voilà les Wiener Philharmoniker à Lucerne, pour conclure en beauté le Festival 2012. On peut même entendre (s’il est encore disponible) le concert de Londres sur le site de la BBC (Radio3). Je reprends le commentaire de la page Facebook de Dominique Meyer, directeur de l’Opéra de Vienne: “Hier soir, à Salzburg, j’ai eu la joie d’entendre de nouveau les Wiener Philharmoniker, leur son magnifique, la douceur des cordes, la force et la rondeur des cuivres, qui peuvent jouer fortissimo sans que le son ne durcisse, la beauté triste et crépusculaire des Wagner Tuben à la fin de la Neuvième de Bruckner…. Et Bernard Haitink, net, clair, précis, évident. Immense musicien.”
Il n’y pas grand chose de plus à dire, même si je vais essayer de transmettre mes impressions d’hier à Lucerne. Le dernier concert entendu de Murray Perahia avait justement été à Lucerne, en 2007 (l’année de la 3ème de Mahler) avec Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra un concerto n°4 de Beethoven où les options de l’un et de l’autre ne s’étaient pas rencontrées. Rien ici de pareil. Bernard Haitink fait dialoguer l’orchestre avec le soliste d’une manière exemplaire: le son des Wiener est évidemment incroyable à la fois de retenue et montre une écoute attentive du soliste et une osmose qui affiche une sorte d’évidence. Les Wiener surprennent toujours quand on les entend après quelques années ou quelques mois de distance – Bon, même si je les ai entendus dans “Die Soldaten” il y a trois semaines, mais Zimmermann et Beethoven ce n’est pas exactement pareil – . ce qui surprend d’abord par rapport à tous les autres orchestres, c’est qu’ils sont presque exclusivement un orchestre au masculin, comme on en voyait il y a trente ans, ou sur les bandes d’archives. J’ai compté deux femmes dans l’ensemble. Pas de remarque sur la parité, mais déjà l’impression d’un orchestre “autre”, de tradition (discutable sur ce point…), “tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change”, avec une certaine raideur aristocratique dans les attitudes. Ce ne sont évidemment que menues remarques qui n’ont rien à voir avec la musique, mais qui donnent un “contexte”, quelque chose qui serait du genre “s’il n’en reste qu’un je serai celui-là”. Et puis le son, un son reconnaissable entre tous, une perfection formelle quasiment inaccessible (ah, ces pizzicati, ces cordes, ces cuivres!), un son qui ne bouge pas, comme si on le mettait en boite après chaque concert depuis des dizaines d’années pour le ressortir au concert suivant, un son et une couleur qui se cultivent bien sûr, et que les Wiener essaient jalousement de conserver, et que d’aucuns leur reprochent. Ils n’ont pas de chef sinon le directeur musical de la Staatsoper de Vienne quand ils sont en fosse à l’Opéra. mais en tant que Wiener Philharmoniker, ils sont indépendants et libres, et au total donnent peu de concerts dans l’année si on les compare aux Berliner Philharmoniker, dont le son, lui évolue sans cesse: de Karajan à Abbado et à Rattle, ils ne sonnent pas du tout de la même façon, c’est frappant dans les cordes. Cette stabilité sonore, s’accorde merveilleusement bien avec Bernard Haitink, lui aussi image d’une permanence, qui est à la fois dans l’énergie, la subtilité et une recherche continue d’équilibre, garantie par le volume sonore des Wiener jamais excessif, jamais débordant, mais toujours imposant.

©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Ainsi du deuxième mouvement du concerto de Beethoven, avec ce duel entre un orchestre tendu et un soliste plus doux, plus suave, plus “romantique”, un duel millimétré, et en même temps d’une telle perfection qu’on se laisse prendre de manière définitive. Encore plus dans le troisième mouvement, si dansant, où Perahia est littéralement éblouissant de rythme, d’imagination, d’inventivité, de fluidité, mais aussi de simplicité,que l’orchestre accompagne jouant sur le son plein compact et charnu, mais aussi sur les limites de l’audible. C’est vraiment un très beau Beethoven qui nous a été livré là, pas forcément novateur, mais pas  “classique” au sens “académique”, qui a la justesse de la vie, et une étrange intensité, qui ne fait pas spectacle tant le geste de Haitink est mesuré (on est aux antipodes d’un Chailly quelques jours avant), mais qui force à la concentration, et à la rentrée en soi et qui force l’admiration.
Avec la 9ème de Bruckner, inachevée, que Haitink choisit de jouer sans les “possibles” d’un quatrième mouvement, mais dans la certitude des trois mouvements terminés, elle a vraiment les caractères d’un achèvement: dès les premières mesures où les cordes tremblantes rappellent quelques mesures du second acte de Siegfried, on rentre dans une ambiance de concentration une fois encore, qui explose bientôt dans la perfection formelle de l’orchestre dont le son n’écrase jamais et qui  provoque en nous des émotions qui bouleversent. Dominique Meyer parlait de la rondeur des cuivres, ce qui frappe, c’est qu’aucun son n’est “exagéré”, même là où ils annoncent un futur atonal, l’ensemble reste à la fois tendu et équilibré, dans une architecture de l’évidence qui impose une écoute synthétique, absolument pas démonstrative. Le fameux scherzo est ainsi à la fois dramatique, et impressionne, sans effrayer, et la légèreté des cordes du trio est littéralement bluffante ainsi que la couleur donnée aux pizzicati (marque des très grands orchestres): c’est bien ce contraste qui crée la force et la tension. Et quand on aborde l’adagio, sublime, et tellement wagnérien par moments, la force des crescendos, l’extrême douceur des diminuendos, époustouflent et ce qui ne devait pas être un final se révèle en être un, qui annonce certains moments de la 9ème de Mahler -le début notamment-, qui évoque aussi certaines phrases de Wagner:  les dieux de la musique, au Crépuscule de leur vie, parlent le même langage.
Je me souviendrai longtemps des dernières mesures, qui sont une sorte de révélation: Bruckner qui n’est pas un de mes compositeurs de l’île déserte , est bien prêt, grâce à Haitink, de s’y installer, j’en suis depuis ce concert (hier) à ma cinquième audition de la 9ème (Furtwängler, Karajan, Giulini!-2 fois-, Wand) et j’attends avec curiosité, et impatience déjà, celle (très probable) d’Abbado l’an prochain dans cette même salle.
Longue ovation, debout, de la salle, mais Haitink disparaît vite, c’est un modeste. Sublime conclusion d’un festival qui cette année a été comme toujours particulièrement riche  et  donne immédiatement envie de la suite. Rendez-vous déjà en novembre pour le Festival de piano, et à Pâques (Abbado, Jansons, Dudamel, Eliot Gardiner). 2013 est le 75ème anniversaire du Festival (né en 1938) et l’été dont le thème est “Révolution” réservera encore des moments étonnants (Sacre du Printemps, Ring complet…).
Alors oui, encore et toujours, il faut aller à Lucerne.
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©Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2012: RICCARDO CHAILLY DIRIGE L’ORCHESTRE DU GEWANDHAUS le 11 SEPTEMBRE 2012 (MENDELSSOHN, MAHLER)

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

La considération dont jouit Riccardo Chailly est étrange. Voilà un chef dont les enregistrements notamment mahlériens ou brucknériens, sont régulièrement salués comme des références, mais il faudrait aussi ajouter ses très belles interprétations de pièces comme Amériques de Varèse. C’est un très bon chef d’opéra notamment pour Verdi et Rossini: certains préfèrent même ses Rossini à ceux d’Abbado. J’ai eu l’occasion d’aller souvent à Bologne lorsqu’il était directeur musical du Teatro Comunale (une salle magnifique, d’Antonio Galli da Bibbiena à visiter absolument ) , aux temps bénis où le Comunale de Bologne était considéré comme l’antichambre de la Scala et je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Étrange en effet parce qu’il est toujours oublié dans la liste des très grands chefs de ce temps. Son passage au Concertgebouw d’Amsterdam n’a pas toujours été facile, mais sa présence au Gewandhaus de Leipzig est un vrai succès. L’orchestre du Gewandhaus est l’un des grands orchestres de tradition allemande, au même titre que la Staatskapelle de Dresde. Fondé au XVIIIème siècle, il compte parmi ses directeurs musicaux historiques Felix Mendelssohn, Arthur Nikisch, Wilhelm Furtwängler, Bruno Walter, Franz Konwitschny, Vaclav Neumann, Kurt Masur et Herbert Blomstedt. Il fut au centre, avec Kurt Masur son chef, des grandes manifestations qui précédèrent la chute du mur. Plus que tout autre, il représente la grande histoire de la musique allemande, dans cette Leipzig où naquit Richard Wagner, où officia Jean-Sebastien Bach, à quelques encablures de Halle, ville de Haendel, et de Wittenberg, ville de Luther. La salle nouvelle du Gewandhaus, à l’acoustique splendide,  trône sur l’Augustusplatz face à l’Opéra, deux monuments somptueux, au cœur d’une ville qui vaut vraiment la visite.
Ainsi Riccardo Chailly, en proposant dans ce programme dédié à la foi, la symphonie Reformation, de Mendelssohn, s’inscrit-il au cœur de l’histoire et de la tradition de son orchestre et au coeur de l’histoire de la symphonie , après Beethoven, avant Schumann, avant Bruckner. Cette symphonie fut écrite en 1829-1830, peu après la mort de Beethoven, à l’occasion de l’anniversaire de la Confession d’Augsburg, texte fondateur du lutherianisme rédigé par Melanchton, et présenté à Charles Quint, qui fut réfuté par la Diète d’Augsburg,  très catholique. Mendelssohn n’a pas vraiment aimé cette symphonie, qui fut créée en 1832 à Berlin, mais publiée seulement en 1868. Mendelssohn voulut même la détruire. Sans doute le judaïsme de Mendelssohn n’a-t-il pas aidé à comprendre cette œuvre inspirée par Luther, dont elle reprend le choral(“Ein feste Burg  ist unser Gott”) dans le dernier mouvement. Aujourd’hui, elle est surtout connue (on la joue assez peu) par le thème du “Dresden Amen” plus connu comme le thème du Graal dans le Parsifal de Richard Wagner. Pourtant cette symphonie ne manque pas, notamment dans son premier mouvement d’une grandeur évidente que Chailly rend parfaitement, avec une force qui saisit, et une rondeur de son étonnante: l’orchestre est stupéfiant de fluidité, de netteté, et l’énergie dégagée par ce premier mouvement est proprement frappante, avec des cordes extraordinaires. Le rythme du second mouvement est plus syncopé que dans d’autres interprétations plus lyriques et plus légères (Abbado), mais l’organisation et la construction de la “concertazione”, de la mise en espace orchestral de la partition sont proprement exemplaires; la cohésion et l’équilibre de pupitres frappent, définitivement.  L’enchaînement des derniers mouvements, avec ce solo de flûte qui dialogue avec le hautbois, et avec les cuivres est un tremplin vers le rêve, avec ce choral final dans la version originale, sans coda, qui rappelle tant certains thèmes brucknériens, avec ses variations de couleur, ses développements et son final presque céleste où sonnent les trompettes du paradis musical!

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

Au terme de cette audition, on reste interdit devant la qualité de l’orchestre et l’entente parfaite avec un chef qui déploie une énergie peu commune pour accompagner la musique, alors qu’il sort de longs mois d’arrêts dus à la maladie. Quel plaisir de le voir rétabli, et entrer dans Mahler avec une gourmandise extraordinaire.
Beau programme que de mettre en perspective la foi confiante en dieu d’un côté et la terrible lutte contre la mort et le destin, qui s’achève par le gigantesque dernier mouvement (30 minutes) et ce coup final qui terrifie l’auditeur et le laisse assommé.
Chailly dirige comme Abbado l’andante avant le scherzo, rendant à la symphonie son “classicisme”, et l’urgence du premier mouvement, qui me fait encore et toujours penser (je l’ai déjà écrit, et je me répète)

L'homme qui marche - Umberto Boccioni (1913)

à l’homme qui marche de Boccioni de quelques années postérieur. Chailly a décidé de poser comme donnée principale une indomptable énergie, qui devient évidemment énergie du désespoir, tout en force écrasante, sans beaucoup de place à la sensibilité ou à la sensiblerie, une force qui refuse la souffrance ou l’apitoiement, même l’andante sublime n’a pas cette mélancolie déchirante, mais une sorte de son plein, massif, et retenu, qui donne une impression encore plus désespérée. L’orchestre d’ailleurs est une masse, un collectif d’où les solistes qui émergent n’ont pas la finesse aérienne ce ceux que l’on connaît dans nos orchestres familiers comme le Lucerne Festival Orchestra ou le Philharmonique de Berlin, que ce soit la flûte, pourtant remarquable, ou le hautbois, mais n’est pas Jacques Zoon ou Lucas Macias Navarro qui veut. Les sons pris isolément n’ont pas cette pureté, mais c’est dans la mise en espace collective, dans les échos, dans les écoutes mutuelles, dans l’obéissance aux intentions très arrêtées du chef qu’ils sont éblouissants. Prenons par exemple  les harpes qui sont très présentes au dernier mouvement, leur son est toujours plein, toujours présent, voire grinçant, voire étrange !
Chailly dans le scherzo propose une danse macabre, sans espoir, avec une couleur sarcastique, quand le dernier mouvement somptueux, évacue tout lyrisme toute sensiblerie, un tragique mâtiné d’une sorte de joie mauvaise de celui qui sait vers quoi il va: j’ai quelquefois l’impression de voir jouer quelque chose comme “Au rendez-vous de la mort joyeuse” tant on a l’impression d’être irrémédiablement entraîné vers la fin, aspiré, avec une soif d’en finir. C’est le malaise écrasé par l’énergie, par une explosion sonore qui laisse étourdi. Comme si ce coup final était un coup fatal pour le monde symphonique au sens traditionnel. Quelle soirée!
Eh bien oui, une fois de plus sur les bords du Lac des Quatre Cantons sonnent  des moments extraordinaires, une fois de plus un Mahler différent, après l’époustouflant Concertgebouw, et Mariss Jansons, voilà Chailly qui fait irruption, une irruption éruptive, sans vraie place pour l’atermoiement, mais seulement pour la course à l’abîme.
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©Georg Anderhub /Lucerne Festival

LECTURE À VIVRE: “MUSIQUE ABSOLUE – Une répétition avec Carlos Kleiber”, de Bruno LE MAIRE, L’Infini, NRF, Gallimard.

Ce livre devrait être lu par tout mélomane, tant il traduit des émotions et des sentiments un jour éprouvés lors d’un concert ou l’autre, je n’ai pas cessé de transposer ce que j’y lisais à ma manière de suivre et d’admirer Claudio Abbado, qui était lui aussi lié à Carlos Kleiber, qu’il invitait l’été en Sardaigne. Mais il me parle encore évidemment beaucoup plus, parce que j’y ai vu défiler les moments de ma vie où j’ai vu Kleiber diriger, avec son sourire, avec sa manière inimitable de grimper sur le podium, de saluer à peine la salle et de se retourner vers les musiciens, la main gauche sur la rambarde de la fosse, et levant la baguette de sa main droite faisant exploser brutalement le son: la première mesure d’Otello à la Scala (je garde l’affiche comme une relique) en 1987 (des jours de queues,  mais aussi la satisfaction de voir les quatre représentations), ou de Bohème à Munich et à la Scala, ou celle de Fledermaus à Munich et

surtout ces Rosenkavalier pour l’éternité, toujours à Munich, avec ma Marschallin, Gwyneth Jones  !
Je ne suis pas allé à Vienne en 1994 , avec Felicity Lott en Marschallin, stupidement, parce que je ne voulais pas effacer de ma mémoire ces moments où les larmes coulaient tellement abondamment que je ne pouvais plus voir la scène qu’à travers leur rideau liquide.  Je regardais encore les programmes il y a quelques jours, en rêvant, il faut bien le dire, car alors que cet opéra est l’un de mes opéras de l’île déserte,  j’en ai vu bien peu depuis, et pour cause!

Il y a une fascination pour Carlos Kleiber, notamment celui des dernières années, où Kleiber, il est vrai, donnait des concerts qui tenaient plus de l’Épiphanie, ou de la Théophanie, que du concert traditionnel: chaque spectateur pensait que c’était toujours le dernier. Il apparaissait là où on ne l’aurait jamais attendu, aux Canaries, en Sardaigne (il donna ses tout derniers concerts à Cagliari en 1999 avec l’orchestre de la Bayerischer Rundfunk), et bien des fans y couraient, bravant les risques d’une annulation de dernière minute.
J’ai eu l’immense joie de recevoir un mot de lui. Au début du Festival Paris Quartier d’été, en 1991, nous projetions de grands concerts symphoniques à Paris, il y a eu à la Défense notamment devant 70000 personnes une mémorable 9ème symphonie de Beethoven et nous nous étions, naïvement, mis à rêver d’un concert avec Kleiber et l’Orchestre Philharmonique de la Scala qu’il connaissait. J’habitais Milan, et j’avais contacté par l’intermédiaire de  la soeur de Claudio Abbado, sa soeur Veronika, qui vivait dans l’appartement jadis occupé par Claudio, et celle-ci m’avait dit la manière de le contacter: pas de fax, pas de téléphone qu’il détestait, mais une lettre manuscrite en français, parce qu’il adorait la langue française. Muni de son adresse personnelle, dans la banlieue de Munich, je lui ai écrit une de ces lettres débordantes pour lui demander si par hasard il dirigerait à Paris…trois jours près, je reçus une carte en réponse, avec une jolie écriture à l’encre verte: “Je ne dirige plus, je ne sors plus de maison, je ne réponds pas aux lettres, mais la vôtre était si gentille…” et c’était signé “C.K.”
Vous pouvez bien imaginer avec quelle soif j’ai ainsi lu le livre de Bruno Le Maire. Plutôt qu’écrire une biographie, il a choisi une forme romanesque, celle d’une conversation fictive avec un musicien de l’orchestre de Stuttgart, Nikolaus, à l’hôtel Hassler de Rome où celui-ci avait élu domicile pour sa retraite.  Stuttgart a été pour Kleiber un “Stammpunkt” où il dirigeait habituellement, il y a été chef à l’Opéra et y a dirigé de nombreuses productions (on peut même dire qu’il y a construit son répertoire, très large, qu’il n’a réduit qu’après les années 70) et dans les années 70 il dirige notamment l’orchestre de la SDR (Radio de Stuttgart):  j’ai dans ma discothèque un enregistrement de 1972 avec cet orchestre de la Symphonie n°2 de Borodine. Ainsi, Le Maire se permet des digressions, des réflexions qu’il met dans la bouche du vieux musicien, il arrive surtout à rendre d’une clarté remarquable la volonté de Kleiber d’obtenir l’impossible des musiciens, en ayant la conscience, tragique, de cette impossibilité. Au MET, on m’avait raconté que Kleiber était adoré des musiciens, à qui pendant les répétitions il écrivait de petits mots qu’il déposait ensuite sur les pupitres. concernant la manière de prendre telle ou telle phrase, et l’un des musiciens un soir où il était fêté lui avait montré tous les bouts de papiers qu’il avait scrupuleusement conservés.
Cette clarté, cet apparent désordre dans les remarques sur Kleiber donnent une vie étonnante à ce livre, on a l’impression d’aller à saut et à gambades, et d’entrer dans une sorte d’ intimité de la vie musicale européenne, de Kleiber fils et père, et surtout permettent de noter la profonde connaissance qu’a Bruno Le Maire du monde germanique et aussi son visible amour de l’Allemagne. Il en profite d’ailleurs pour glisser quelques remarques sur l’Europe, sur les relations entre la France et l’Allemagne, sur la méconnaissance réciproque malgré les relations politiques étroites, sur la profonde distance qu’entretiennent nos dirigeants avec la musique classique (au contraire des allemands), il rappelle des anecdotes sur Napoléon faisant garder la dépouille de Haydn par des éléments de sa garde personnelle à la Stephansdom de Vienne, et rappelle l’amour de Napoléon pour la musique. Cette absence de véritable interculturalité, et même de volonté interculturelle, entre les peuples d’Europe, au moment où on en aurait vraiment besoin a quelque chose de désespérant. En mettant quelques remarques acerbes dans la bouche de son personnage, Bruno Le Maire déplore une situation aujourd’hui que malheureusement la sphère politique dans son ensemble, dont il est l’un des leaders, ne fait rien pour débloquer ou faire évoluer. Les éléments proprement romanesques (focalisés sur la relation difficile du personnage à son père, ou à son ami Dieter dont il partage la vie) restent assez légers, mais aident à comprendre aussi certains contextes: il reste que la manière dont on parle de Kleiber, personnage qui lui aussi est quelque part un personnage de roman, convient parfaitement à cet être mythique, et réussit à émouvoir, notamment quand il est évoqué en répétition ou quand on rappelle  son humour (qui était grand, et surprenant) et sa sensibilité.
Au total un livre qui se dévore en quelques heures, non parce qu’il est bref, mais parce qu’il captive le lecteur, le mélomane et encore plus le “kleibérien”:  je n’y ai pas appris grand chose, plongé que je suis dans cette réalité depuis des dizaines d’années, mais j’ai intensément vécu ces quelques heures, accompagné bien sûr par la Pastorale de 1983 (chez Orfeo) dont l’évocation ouvre et ferme le livre. Voilà un livre à lire, à partager, à vivre et à faire découvrir et surtout donne de l’AIR en cette rentrée si grise.
Oh! j’oubliais! les relecteurs de Gallimard ont laissé passer plusieurs Ricardo Muti alors que c’est Riccardo. Les mélomanes auront corrigé d’eux-mêmes!
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LUCERNE FESTIVAL 2012: ANDRIS NELSONS dirige le CITY OF BIRMINGHAM SYMPHONY ORCHESTRA le 3 septembre 2012 (MAHLER SYMPHONIE N°2 “Résurrection”) avec Mihoko FUJIMURA et Lucy CROWE

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Quand les concerts se succèdent à un rythme serré, et après le sommet du 1er septembre avec le Concertgebouw, il est difficile de ne pas faire des comparaisons, voire, quand il s’agit de Mahler, des confrontations. Le son rond, massif, charnu du Concertgebouw était encore dans ma mémoire lorsque les premières mesures de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” sont montées dans l’auditorium de Lucerne, et le son généré par l’orchestre avait quelque chose de plus fade, plus rêche même, et il a fallu s’habituer. Le City of Birmingham Symphony Orchestra est un bon orchestre, qui a passé 18 ans sous la direction de Simon Rattle: il en a fait une phalange de référence au Royaume Uni, et aussi au niveau international. Il est donc légitime qu’il vienne souvent à Lucerne (tous les deux ans) sous la direction de son chef Andris Nelsons, qui on le sait est l’une des baguettes les plus riches d’avenir du paysage musical d’aujourd’hui. Il est tout aussi important qu’il se produise dans des œuvres de référence et spectaculaires, comme ce soir la Symphonie n°2 de Mahler et le 5 septembre la 9ème de Beethoven. Trois concerts se succèdent, deux avec l’excellent chœur de Birmingham (Simon Halsey, chef de choeur), le troisième strictement symphonique avec au programme Gubaidulina et Chostakovitch (la “Leningrad”).
Le concert Mahler s’est conclu avec un grand succès public pour le chef (standing ovation, habituelle désormais à Lucerne) et un enthousiasme communicatif.
Nelsons n’hésite pas à jouer la carte de la profondeur de champ ( certains cors et trompettes dissimulés derrière la salle, dans les espaces ménagés pour gérer l’acoustique), de l’image spectaculaire (mêmes pupitres sur la balustrade le l’orgue, pour l’image finale. C’est une démonstration de puissance, écrasante, d’un relief rare, et avec un parti pris peu intériorisé et de violents contrastes: on passe d’un fil sonore à peine audible à une explosion d’une force inouïe: là où Jansons contrôlait de manière serrée tous les fortissimi l’avant veille, Nelsons, libère les forces et les fait exploser en un feu d’artifice sonore, d’une grande clarté, avec des moments sublimes, des phrases musicales qu’on découvre, des soli très réussis (la flûte), des moments suspendus (Urlichtavec une Mihoko Fujimura remarquable et émouvante).

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Incontestablement, Nelsons est un grand chef, qui s’impose comme l’une des figures les plus passionnantes et les plus stimulantes dans la jeune génération des chefs dont l’âge est compris entre 30 et 40 ans.
Mais on ne peut se départir d’une petite déception. Le résultat final n’est pas à la hauteur des exigences du chef: d’abord, le choix de Nelsons d’une interprétation très contrastée, très démonstrative qui exclut la sensibilité et la subtilité pour privilégier la monumentalité, pour privilégier une architecture massive et écrasante, aux dépens d’une certaine élégance. Ainsi des pizzicatis du 2ème mouvement, qui chez Abbado étaient des gouttes de ciel tombées sur l’orchestre, avec une légèreté incomparable, sont ici certes construits de manière assez contrastée, et techniquement au point mais manquent singulièrement d’expression . Ainsi de l’attaque initiale, franche, trop peut-être. C’était aussi une excellente idée que de poster des pupitres dans le lointain, invisibles à l’auditeur, mais très présents par le son; encore eût-il fallu qu’ils soient techniquement parfaits, car le cor s’est naufragé dans un aigu terriblement ingrat, suivi des trompettes qui n’étaient plus tout à fait justes: une série d’imprécisions qui évidemment ont nui fortement à l’effet voulu (ils se rattraperont au final, à vue).

©Peter Fischli/Lucerne Festival

J’ai dit combien Mihoko Fujimura avec sa voix profonde et bien posée, avait chanté un très bel Urlicht. Lucy Crowe, sa collègue ne réussit pas toujours malgré tout à se faire entendre clairement, et la voix, qui devrait d’abord se fondre dans le chœur, ne réussit pas vraiment à toujours émerger avec la netteté, et surtout la poésie et la légèreté voulues. Les solistes, de manière peu habituelle dans cette œuvre, sont au premier rang à côté du chef quand on les met habituellement au centre de l’orchestre. Sans doute Nelsons voulait imposer une présence forte des voix, au premier plan. Il eût fallu un soprano plus présent.
La présence démonstrative de Nelsons, son geste large, les mouvements du corps font spectacle, mais ne produisent pas dans l’orchestre de moments d’émotion réelle, même si certains moments sont réussis, voire originaux et neufs.

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Ainsi passe-t-on de très beaux moments,  le premier mouvement est très impressionnant, prenant même, la suite ne réussit pas toujours à convaincre, malgré un beau mouvement final, notamment à cause d’un orchestre qui ne répond pas tout à fait aux exigences de l’interprétation et dont certains pupitres sont un peu en retrait (cuivres), on se délecte en revanche du son magnifique des altos et des violoncelles, et d’un chœur qui, quant à lui est remarquable, disposé en manière un peu surprenante, femmes sur le côté, hommes au centre. Il reste qu’une Symphonie “Résurrection” est toujours un vrai moment de bonheur, surtout avec un chef qui propose une vraie direction, même si on peut ne pas la partager tout à fait. A ce ciel de Zeus/Christ Pantocrator qui nous écrase, je préfère les Transfigurations raphaéliennes d’Abbado ou les couleurs à la Michel Ange de Jansons.[wpsr_facebook]

©Peter Fischli/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2012: MARISS JANSONS DIRIGE L’ORCHESTRE DU CONCERTGEBOUW le 1er SEPTEMBRE 2012 (BARTOK, MAHLER) avec Leonidas KAVAKOS

©Peter Fischli/Lucerne Festival

Ce concert de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam propose un programme qui a lui seul est un tissu d’échos, échos d’un parcours extraordinaire qui ne peut se conclure que sur la ténébreuse (surtout en ce moment), mais profonde unité de la culture européenne. Songeons: nous sommes en Suisse, écoutant un orchestre hollandais dirigé par un chef letton avec un soliste grec, qui exécutent un programme “austro-hongrois”: un concerto pour violon du plus grand musicien hongrois du XXème siècle, composé pour son ami le violoniste hongrois virtuose,  Zoltán Székely (1903-2001), créé à Amsterdam par ce même Concertgebouw en 1939 par Willem Mengelberg, lui-même lié à Lucerne où il a créé un orchestre et un chœur dans les années vingt, lié à la Suisse où il a fini sa vie après la seconde guerre mondiale pour cause de trop proche collaboration avec le régime nazi, et surtout lui-même aussi lié à Gustav Mahler, depuis 1902, dont ce soir on exécute aussi la première symphonie,  et qu’il a fortement contribué à diffuser, faisant du Concertgebouw un lieu mahlérien par excellence. La boucle de ce parcours d’échos est bouclée quand on sait que la 1ère Symphonie de Mahler a été créée à…Budapest, où Mahler était directeur de l’opéra en 1889. De Lucerne  à  Amsterdam en passant par Budapest, voilà  la magie de la diffusion de la culture sur un continent où les identités nationales paraît-il s’affirment de plus en plus fortement, et violemment parfois, notamment en Hongrie, alors toute son histoire culturelle n’est que circulation, métissage, inspirations réciproques et correspondances, au sens baudelairien du terme.
La deuxième remarque est la sympathie immédiate qu’inspire Mariss Jansons sur le podium. Ce chef discret est sans nul doute aujourd’hui le plus grand de tous (à part les grands mythes octogénaires ou quasi, les Abbado, Haitink, Boulez), et sur le podium c’est le plus souriant de tous, toujours ce sourire d’une humanité profonde, qui conduit les musiciens, avec une énergie peu commune malgré ses problèmes cardiaques (un ami s’était étonné de voir son geste, qu’il pensait moins démonstratif, plus distancié ou plus sénatorial). Cette joie, elle est communicative, ce sourire, nous l’avions tous au sortir d’un concert contrasté, mais aussi grandiose, un de ces soirs qui comptent dans la vie du mélomane. Quelle semaine! Après le Requiem de Verdi, une première de Mahler anthologique, et un concerto pour violon n°2 de Bartok qui laisse sans doute le goût d’inachevé dans la bouche, non à cause de l’orchestre mais à cause du soliste, mais qui pose de manière crue le problème de l’interprétation et de la sensibilité, à propos d’une musique d’un abord difficile et rèche. Ce soir la sensibilité et le coeur, c’est l’orchestre qui me les a données, un orchestre magnifique, au son épuré, à la finesse exemplaire, dans un concerto où l’aspect acrobatique du violon semble dominer, alors que dès que l’orchestre reprend, on est dans un autre univers, c’est cet écart qui me frappe. Si l’on compare avec le concerto de Berg, de trois ans antérieur, et écouté il y a quelques mois par Isabelle Faust, nous sommes avec Bartok à la frontière  du dodécaphonique, qu’il ne franchit pas, mais il est difficile de ne pas rapprocher ces deux expériences violonistiques, où le violon éthéré de Faust n’a rien à voir avec le coup d’archet violent, appuyé, au son plein du Stradivarius de Leonidas Kavakos. Un style techniquement sans reproche, très acrobatique et très dominé: Bartok en bon hongrois sait ce que violon veut dire. A ce jeu et notamment dans le long premier mouvement, Kavakos est très démonstratif et assez extérieur, il ne communique pas une épaisseur, mais un “jeu”, rien qu’un jeu, mais il ne dit rien. En tous cas, il ne m’a rien communiqué. Au contraire, et c’est très sensible au deuxième mouvement, andante tranquillo construit en thème et (sept) variations ce qui était l’intention initiale du compositeur quand Zoltán Székely voulait un concerto. Bartok joue entre un certain classicisme formel, mais aussi un jeu où l’orchestre est au premier plan, et ce jeu soliste/orchestre tourne pour moi à l’avantage de l’orchestre, contrebasses somptueuses (1ère variation) harpe (deuxième) mais aussi celesta et timbale. jeu à la fois d’accompagnement et presque de contraste avec le soliste. Grand moment. J’avoue ne pas avoir ressenti le violon de Kavakos, faisant pour moi plus de notes que de musique, avec un côté superficiel quand j’entendais un orchestre bien plus profond. Paganini en bis, il fallait s’y attendre. Dommage; j’attends de réécouter cet artiste de 45 ans, qu’on voit depuis une petite dizaine d’année dans les grandes salles de concert, et qui est l’artiste en résidence de Philharmonique de Berlin cette saison.
Avec Mahler, c’est un tout autre univers, une toute autre trempe, une toute autre profondeur: le son très dense de l’orchestre, rompu à ce répertoire, le soin de Jansons de ménager les contrastes, de rythmer jusqu’à l’imitation ironique le Ländler du second mouvement, de passer violemment d’un attendrissement bouleversant à un grincement insupportable, c’est tout Mahler qu’on ressent, c’est tout un discours qui nous est donné, le discours de l’amertume, déjà, mais aussi et surtout le discours de l’optimisme, de l’union avec la nature, une nature en harmonie, mais la souffrance aussi, et la déchirure: ses années de jeunesse étaient traversées par des crises amoureuses violentes, qui motivent l’envie d’écrire (Das Klagende LiedLieder eines fahrenden Gesellen). Ces expériences personnelles accumulées motivent le  besoin d’écrire une forme symphonique plus large, d’abord poème symphonique, en cinq moments dont un andante (“Blumine”) qu’il supprime pour, en 1896, lui donner son titre définitif de Première Symphonie, peu à peu acceptée par une critique d’abord sceptique (la critique hongroise avait loué ses dons de chef d’orchestre, mais lui déconseillait de continuer à diriger ses oeuvres). Il y a quelques années, Abbado avait dirigé cette symphonie à Lucerne, un moment sublime comme presque toujours Abbado en donne à Lucerne, et ce soir c’est sublime aussi, mais , et c’est heureux, complètement autre complètement ailleurs. J’avais je crois déjà usé de la métaphore, mais Abbado a l’élégance d’un temple ionique: monumental, élégant, raffiné. Ici Jansons construit une symphonie de style dorique, un dorique maîtrisé comme le Parthénon, avec ses contradictions, ses courbes légères qui corrigent les perspectives, une rigueur massive et en même temps d’une aveuglante clarté, où l’explosif est toujours maîtrisé, les cors, debout comme le demande la partition au dernier mouvement sont somptueux, mais leur son n’est pas envahissant dans une salle à l’acoustique si claire et si généreuse, l’explosion du début du mouvement et même le final restent “maîtrisés” au sens où le son reste compact. Un art consommé des équilibres, de l’élégance, et cela nous fait trembler. Le sommet de ce soir à mon avis, le troisième mouvement, la fameuse marche funèbre au son du Frère Jacques, avec sa terrible ironie, ses sons à la fois sublimes et grinçants, son rythme (percussions extraordinaires), un des moments les plus rares, car l’ironie peu à peu laisse place à l’effroi, l’émotion, l’humain. Mais aussi je l’ai écrit plus haut le second mouvement très “lourd”, au rythme saccadé de la danse populaire, non pas sublimée, mais vraiment “terrienne”, chtonienne, dirais-je. Enfin, je fais référence au début, les toutes premières secondes de la symphonie furent si magistrales que tout le public a compris à quel événement il lui était donné d’assister. Évidemment à la fin, très vite, standing ovation, sans qu’un seul spectateur ne quitte la salle. Et honte à ceux qui diraient d’un petit air entendu que le Concertgebouw “a toujours le même son”:  oui, et c’est tant mieux quand c’est ce son là: à Lucerne, à Amsterdam, dans ces salles à l’acoustique exceptionnelle, ce son se déploie, s’approfondit, se structure en échos, en lignes, en tissu sonore, compact mais clair , massif mais aéré, il met en espace le rêve du mélomane.
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LUCERNE FESTIVAL 2012: MESSA DA REQUIEM de G.VERDI, le 29 AOÛT 2012 ORCHESTRE ET CHOEUR DU TEATRO ALLA SCALA (dir.mus Daniel BARENBOIM) avec Jonas KAUFMANN, René PAPE, Anja HARTEROS, Elina GARANCA

©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Le Requiem de Verdi est  la carte de visite de la Scala. Ses forces l’exécutent régulièrement, toujours en tournée, et à Milan le plus souvent à la Scala et quelquefois dans la Basilica di San Marco où il a été créé. Je l’ai par exemple entendu à Paris lors de l’échange Lulu (Opéra de Paris à la Scala) et Wozzeck (Scala à l’Opéra de Paris) en Mai 1979; c’était alors Claudio Abbado avec Margaret Price, Veriano Lucchetti (remplaçant Pavarotti, malade), Christa Ludwig, Nicolaï Ghiaurov au théâtre des Champs Elysées: les anciens du temps de Liebermann s’en souviennent sûrement. Le Requiem de Verdi par la Scala, c’est la garantie de jouer à guichets fermés, encore plus avec un quatuor vocal tel qu’il a été réuni ici. De fait, devant le KKL, le Palais de la culture et des congrès, beaucoup de monde cherchait des places. La Scala fait à cette occasion une mini tournée, elle  donne trois concerts, l’un à la Scala le 27 août,  l’autre à Lucerne le 29 août, le troisième évidemment à Salzbourg le 31 août.
Si Verdi ne fait pas vraiment partie de l’univers habituel de Daniel Barenboim, il faut reconnaître que son Requiem est plutôt réussi, du moins lors des deux exécutions précédentes que j’ai entendues. Ce soir, il est très attentif à chacun, son geste est très précis, voire excessif lorsque sa main vibre sous le visage des chanteurs, qu’il veut très proches de lui, sous sa main justement, au point qu’il recule le podium (et que Jonas Kaufmann se précipite pour l’aider sous les applaudissements du public attendri). Le début est surprenant: on a l’habitude d’entendre ce premier mot “Requiem” murmuré, alors que là, le chœur attaque en appuyant fortement sur le “Re” de requiem avec un effet particulier, surprenant. Barenboim va insister sur les contrastes, passant du fortissimo à un murmure des cordes, et propose une interprétation spectaculaire, avec un tempo assez rapide, mais sans véritable intériorité. Rien d’aérien ni de suspendu (sauf de rares fois, et toujours grâce aux chanteurs) dans cette approche, assez expressionniste et un peu froide, même si elle reste très impressionnante: évidemment, l’explosion du Dies Irae, avec ses trompettes disséminées dans les hauteurs de la salle, fait l’effet voulu, écrase et frappe: le chœur préparé par Bruno Casoni est  impeccable de volume, de clarté, de grandeur, son Sanctus est tout à fait exceptionnel . Nous sommes aux antipodes de l’ambiance “suspendue” créée par Abbado dans le Requiem de Mozart quelques semaines plus tôt: ce n’est pas la foi et l’élévation vers le Ciel (thème du festival) qui ici est valorisée, mais le côté “laïc”, si j’ose dire, de l’œuvre, c’est un Requiem fortement terrestre! Mais le travail de Barenboim avec l’orchestre est si attentif et si précis (on a rarement l’habitude de le voir attaché ainsi à chaque détail et à chaque expression) que cette interprétation est acceptable, même si on peut en préférer d’autres (j’en reste quant à moi à une soirée salzbourgeoise incroyable avec Karajan et à un Abbado phénoménal dans le Duomo de Parme, deux concerts de 1980).
Évidemment, tout le monde attendait le quatuor vocal qui n’a pas déçu, car d’abord, tous quatre sont de remarquables techniciens, qui savent contrôler leur voix, qui savent murmurer, qui produisent des sons célestes: l’attaque du Kyrie de Jonas Kaufmann est anthologique, avec une voix qui monte progressivement et s’élargit d’une manière linéaire et avec un volume toujours contrôlé: du grand art! Ce grand art, on le retrouve dans l’ingemisco dont on ne sait quoi admirer: le volume, le contrôle, la retenue de la voix, les variations de couleur, ou simplement la poésie et l’émotion qui vous traversent le corps et vous font battre le cœur. Kaufmann est le seul à savoir contrôler la voix jusqu’à un murmure, avec des mezze-voci qui vous tourneboulent. Il sait dominer les formes, mais il sait aussi exprimer les émotions à tirer les larmes (un absolvisti  suspendu, aérien, un souffle, dans l’Ingemisco: je n’en suis pas encore revenu! ). René Pape en revanche ne m’est pas apparu dans sa meilleure forme. Au début notamment, la voix habituellement si large et sonore ne sortait pas et restait assez sourde dans le mors stupebit. Le chanteur est évidemment exceptionnel et la technique reste confondante, mais le volume ne réussit que rarement à frapper l’auditeur, même si peu à peu cela va mieux: son lacrimosa est d’une intensité rare ainsi que son confutatis maledictis.
Dès le Kyrie, Anja Harteros est renversante, mais c’est dans le Libera me qu’elle m’a le plus ému. Cette figure anguleuse, enfermée dans son vêtement noir (avec des cheveux courts, elle ferait penser à Barbara!) est une figure de la tragédie, elle exprime l’effroi devant l’inconnu: comment chante-t-elle in die illa tremenda! avec quelle humanité elle prononce le premier “Libera me” si précipité. Quelle sûreté dans les aigus (ignem!), bref, elle est égale à elle même, fascinante.
Mais c’est peut-être Elina Garanca qui m’a le plus étonné: la voix me semble élargie par rapport aux dernières apparitions entendues. Élargie, charnue, d’une rare pureté, avec des graves absolument somptueux, profonds, sonores, et des aigus d’une grande sûreté. Le passage du grave à l’aigu est d’une rare homogénéité, et le duo mezzo/soprano du Recordare (quaerens me sedisti lassus…) est une pure merveille, à couper le souffle ainsi que son nil inultum remanebit du Dies Irae J’avais un peu de réserves naguère à son propos, je la trouvais un peu froide, elles se sont envolées: elle fut vraiment grandiose.
Le moment le plus extraordinaire dans lequel le quatuor s’est montré totalement  irremplaçable, c’est l’offertorium où Harteros (libera animas omnium fidelium defunctorum) et Kaufmann (Hostias et preces tibi sublime!)  notamment clouent l’auditeur sur place, mais où les quatre chanteurs alliés à un orchestre il faut bien le dire époustouflant de finesse magnifient ce  moment où la musique devient elle-même d’un tel lyrisme qu’elle s’envole de l’église pour devenir pur quatuor d’opéra: au lieu de monter au ciel, elle va directement inonder notre cœur.
Long silence final, puis longs applaudissements, standing ovation, émotion partagée. Que de superlatifs j’ai usés dans ce compte rendu, parce que on ne sait plus que louer: dans un océan de grandeur, on essaie de traduire les émotions, de comprendre aussi comment elles arrivent dans une interprétation  qui évite tout mysticisme et où globalement l’émotion de la foi laisse place à celle de l’art pur, et où le Créateur auquel on se confie, c’est bien Verdi, si bien servi ce soir .
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©Priska Ketterer / Lucerne Festival

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: DIE SOLDATEN, de Bernd Alois ZIMMERMANN, le 26 août 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Alvis HERMANIS)

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Pendant des années, la presse a demandé aux managers des opéras en France de programmer “Die Soldaten” de Bernd Aloïs Zimmermann, un opéra “total” datant de 1964 et comptant parmi les grands chefs d’œuvre du XXème siècle. L’opéra de Lyon (production de Ken Russell en 1983), puis celui du Rhin (prod. de Harry Kupfer en 1988) précèdent la production parisienne (qui reprend Harry Kupfer) de 1994. Voilà une œuvre qui nécessite des masses musicales impressionnantes et qui de ce fait ne peut être fréquemment montée, malgré sa flatteuse réputation.
C’est une création au Festival de Salzbourg (comme Bohème!), en coproduction avec le Teatro alla Scala de Milan qui est proposée dans le cadre très fort de la Felsenreitschule, avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Ingo Metzmacher, bien connu pour son goût pour les œuvres du XXème siècle; lisez son livre passionnant “Keine Angst für neuen Tönen!” N’ayez pas peur des nouveaux sons) pour les germanophones seulement car ce livre n’est pas traduit en français (merci à l’intelligence des éditeurs français!). Alexander Pereira, le directeur du festival, a choisi le grand metteur en scène letton Alvis Hermanis pour mettre en scène cette production. Les spectateurs parisiens ont pu découvrir l’univers de cet artiste au théâtre de Chaillot en 2011.  Alvis Hermanis, c’est celui qui en quelque sorte porte sur le théâtre la mémoire collective et le sens de l’Histoire que le drame terrible, d’un pessimisme déchirant, de Jakob Michael Reinhold Lenz (1776) porte en lui. C’est une tragicomédie située à Armentières, ville de garnison en Flandres, et qui raconte en quatre “moments” l’histoire de la déchéance de Marie, jeune fille bourgeoise promise au marchand de drap Stolzius, qui s’éprend du soldat aristocrate Desportes, mue par le prestige de l’aristocratie et de l’uniforme, qui en est ensuite abandonnée, et qui tombe dans une déchéance telle qu’elle n’en est même pas reconnue par son père. Pour se venger, Stolzius empoisonne Desportes avant de s’empoisonner. Pas de vraie linéarité, les scènes se succèdent ou se superposent, mais la musique strictement dodécaphonique emprunte les formes les plus classiques, comme par exemple dans Wozzeck. “Ce qui me passionnait, écrit Zimmermann, c’était la manière dont ces personnages de 1776 se trouvaient pris dans un réseau de contraintes qui les menaient inéluctablement, plus innocents pourtant que coupables, à la violence, au meurtre, au suicide et, finalement, à l’anéantissement total. Mon opéra ne raconte pas une histoire, il expose une situation dont l’origine se trouve dans le futur et qui menace le passé.
Büchner, qui a écrit une nouvelle “Lenz”, sur le destin du dramaturge à la psyché fragile, s’est inspiré de cet univers pour son Woyzeck.
On reste frappé,  frappé dès le départ par le dispositif impressionnant réuni dans le Manège des rochers. Les musiciens sont partout, dans la fosse (plus un trou, plus un espace) et sur les côtés, voire dans les coursives qui dissimulent les projecteurs, on est impressionné par la réunion de tous les instruments à percussions, timbales, crotales, gongs, glockenspiel, bongos, celesta, tamtams, maracas, piano, clavecin, vibraphone, cymbales, tambours, et d’autres à l’infini qui entourent un décor constitué d’une galerie-verrière qui embrasse toute la largeur du lieu (une quarantaine de mètres) laissant voir le premier niveau des galeries creusées dans la pierre, et des chevaux qui inlassablement tournent emmenés par leurs lads. Derrière ces verrières, des ombres, des soldats qui regardent l’action comme derrière une vitrine, mais quelquefois aussi des rideaux qui tombent sur lesquels sont projetées des images d’une pornographie souriante du début du siècle.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Le proscenium laisse très peu de place pour les mouvements scéniques, étirés tout en largeur, délimitant des espaces divers, taverne, chambre à coucher, tas de paille pour nourrir les chevaux, salon bourgeois ou aristocratique, espaces interchangeables, car on le sait, Zimmermann a joué sur les superpositions, sur la rupture des trois unités, que Jakob Lenz l’auteur de la pièce d’origine refusait résolument. Pour Zimmermann, on le sait, l’opéra est une œuvre d’art totale (injouable, disait Sawallisch) qui doit donc réunir tous les arts (il y a aussi des projections de films prévues par le livret), ce qui peut essayer de rendre compte de cette complexité.
Alvis Hermanis, qui signe mise en scène et décor, a réussi à combiner l’espace particulier de la Felsenreitschule, en faisant de son décor l’entrée du manège (au centre, un fronton avec trois têtes de chevaux et l’inscription gravée “Felsenreitschule”) et instituant une relation logique entre la nature du lieu et l’œuvre. En situant l’action pendant la première guerre mondiale, il l’inscrit dans une époque avec laquelle nous entretenons une distance historique, mais encore suffisamment proche dans la mémoire pour permettre et faciliter l’identification. S’ il avait gardé la distance historique réelle (XVIIème ou XVIIIème), il n’est pas sûr que cette identification eût pu fonctionner. La première guerre mondiale est en quelque sorte par son horreur la mère de toutes les guerres. De ce travail d’une rare intelligence et d’une force peu commune, je me concentrerai sur trois images
– une cabine vitrée, que dès l’ouverture, des comparses font rouler et tourner, qui est en fait le lieu des prostituées, des filles à soldats, une sorte de BMC (Bordel militaire de campagne), la fille dans la “vitrine” excite les soldats qui se collent lascivement aux vitres.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

C’est là-dedans que finira Marie.
– Un tas de foin, dans lequel Marie et Desportes se noieront de plaisir, lieu du plaisir où les corps se mêlent dans un mouvement presque rituel,  lieu investi par Marie, qui y entraîne son père au quatrième acte. Le foin, nourriture des chevaux, est métaphore du plaisir, de la déchéance (scène hallucinante où Marie assise sur son lit gigogne le tire de son ventre comme une sorte d’accouchement effrayant)

La verrière© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

– La verrière, que nous voyons “de l’intérieur”, et qui pour les soldats de l’autre côté (vers les chevaux) est une vitrine pour voyeurs. Les soldats agglutinés regardent onanistiquement la naïve Marie devenue à son insu objet de désir: scène d’une force inouïe où toute la misère sexuelle de ce monde d’hommes est jetée au visage du spectateur.
L’image initiale, qui explose en qui même temps que l’ouverture, est en quelque sorte un concentré des lieux et des activités, que nous allons peu à peu identifier et découvrir par la suite.
Ce travail sur la misère, la violence et les rapports de force, sur les rapports hommes/femmes dévoyés par la guerre, sur la nature du “repos du guerrier” est une fresque qu’on n’oubliera pas de sitôt. Pour son premier opéra, Alvis Hermanis a signé là un coup de maître.
Coup de maître aussi la direction musicale de Ingo Metzmacher, qui domine l’ensemble impressionnant des musiciens: un regard sur la fosse écrasée par le nombre d’instrumentistes, et pourtant, il joue bien sûr sur les masses, sur les différenciations sonores, arrivant, grâce à un Philharmonique de Vienne en état de grâce, à isoler les sons, et à faire que cette masse immense ne soit jamais cacophonique (sauf au début, mais c’est voulu), on entend chaque son, les cordes à peine effleurées, les harpes, le clavecin et une guitare bouleversante dans les  troisième et quatrième actes. Un travail qui allie énergie et subtilité, sens dramatique et même lyrisme: le crescendo des tambours dans la scène finale est à peu près insupportable de tension. Un travail exemplaire, un coup de Maître là aussi!
La mise en scène d’Alvis Hermanis écrase volontairement les personnalités; seules, les femmes émergent, les jeunes femmes et notamment les deux sœurs, Marie (hallucinante, extraordinaire, bouleversante Laura Aikin, qui réussit à dominer la masse orchestrale de sa voix) et chaleureuse Charlotte de Tanja Ariane Baumgartner, et ce défilé de figures de mères, si fortes en scène, si présentes, mère de Stolzius (somptueuse Renée Morloc), mère de Wesener (Magnifique Cornelia Kallisch), mère du jeune comte (impressionnante Gabriella Benackova, une revenante, avec sa voix dévastée et ses aigus encore triomphants qui va si bien avec la musique) qui successivement scandent le malheur qui se met en place.
Le dispositif, l’énormité du lieu, l’anonymat voulu des uniformes fait qu’on distingue mal qui est qui, qui est officier et qui simple soldat, et qu’il est difficile pour le spectateur d’identifier les hommes: effet voulu par la mise en scène qui ainsi envisage “les Soldats” dans une sorte de globalité. Ainsi de Stolzius bien identifié au départ, fondu dans la masse dès qu’il devient soldat. On ne peut que citer pour les louer Tomasz Konieczny, Stolzius, belle voix de baryton, bien dominée, impeccable techniquement avec des variations de couleur et sa manière si particulière d’atténuer les sons, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Pirzel impressionnant et si fortement caractérisé, Mathias Klink en jeune comte dévoyé, Daniel Brenna, un Desportes puissant qui cependant au quatrième acte est écrasé par la difficulté des aigus, Boaz Daniel (le Posa du dernier Don Carlo munichois), bel Eisenhardt

Alfred Muff (Wesener) et Laura Aikin(Marie) © Ruth Walz/Salzburger Festspiele

et surtout le bouleversant Alfred Muff encore impressionnant vocalement, dans le rôle de Wesener.
Les détracteurs de ce type de musique affirment qu’elle casse les voix: or, l’écriture de Zimmermann reste très attentive aux voix, et même au “bel canto”. Il faut pour cette écriture des voix qui sachent chanter, c’est à dire sachent aussi s’imposer par la couleur, et la maîtrise technique. Dès qu’on se concentre sur un personnage, on remarque cette exigence de la partition, qui demande vraiment des chanteurs de très haut niveau, et la distribution réunie, impressionnante par le nombre  répond globalement présent et se révèle magnifique.
Au bout des deux heures trente ou quarante de spectacle, on sort assommé, “di stucco” diraient nos amis italiens. C’est un choc immense que cette rencontre avec une musique écrasante et en même temps si claire, si prenante, qui se mélange avec un univers scénique qui a su si bien l’illustrer.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

La scène de funambulisme de Marie, à laquelle succèdent ses pas hésitants sur les bottes de foin,

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

les dernières minutes avec Marie au sommet du fronton, au milieu des trois têtes de chevaux, entamant une sorte de danse bacchique resteront dans ma mémoire.
On se demande comment le dispositif conçu va s’adapter au Teatro alla Scala, coproducteur,  qui ne répond pas du tout aux exigences de cet immense espace. A moins que le spectacle ait lieu à Milan dans un lieu ad hoc, je suis curieux de voir comment les choses se passeront, mais ce sera en tous cas l’occasion de revoir ce merveilleux travail.
Une réussite à tous les niveaux, un des plus grands spectacles qu’il m’ait été donné de voir.
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SALZBURGER FESTSPIELE 2012: GIULIO CESARE IN EGITTO de G.F.HAENDEL le 25 août 2012 avec Cecilia BARTOLI (Dir.mus: Giuseppe ANTONINI, Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

© Hans Jörg Michel-Salzburger Festspiele

J’ai découvert Cecilia Bartoli lors d’une émission de RAI1, “Fantastico”, une émission culte du samedi soir  présentée par le Michel Drucker/Guy Lux italien, Pippo Baudo, alors époux de Katia Ricciarelli: résidant alors à Milan, j’écoutais la TV italienne avec avidité.
Pour mieux apprendre une langue, et surtout, plus vite, vive la TV!
J’avais été frappé par sa technique et surtout sa personnalité et son aisance, si jeune.
Je trouve que Cecilia Bartoli est injustement frappée d’ostracisme en Italie; comme Antonacci, l’essentiel de sa carrière se déroule aujourd’hui à l’étranger. Ceux qui détestent Bartoli considèrent que la voix est petite, et que sa fameuse technique de vocalises la rapproche d’une volaille en rut (sic) comme on m’a dit un jour. Bartoli qui connaît évidemment ses limites, a conduit sa carrière en choisissant de travailler au disque et de choisir des salles aux dimensions très raisonnables qui permettent à sa voix de passer, comme Zürich. Elle a été régulièrement présente aussi à Salzbourg, et le mandat actuel d’Alessandro Pereira qui l’accueillait à Zürich a favorisé son intronisation comme directrice artistique du Festival de Salzbourg-Pentecôte,  succédant à Riccardo Muti qui l’avait dédié à l’opéra napolitain du XVIIIème.
Sa carrière, elle la doit donc aussi à la fortune des disques “thématiques” ( qui explorent le répertoire baroque) avec son complice Giovanni Antonini à la tête du Giardino Armonico, ou les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski, ou l’Orchestra La Scintilla dirigée par Adam Fischer ou Alessandro De Marchi: Opera proibita (L’opéra interdit), Sacrificium, Sospiri, sont des programmes construits autour de ses enregistrements, ou des enregistrements originaux d’arias du répertoire baroque le plus acrobatique. Au disque, point de problème de volume, réglé par les ingénieurs du son (de DECCA, en l’occurrence)
L’an prochain, elle prendre un risque calculé à Salzbourg à la Pentecôte 2013, dont le thème est “OPFER” (victime), en proposant Norma, dans une nouvelle édition critico-philologique de Riccardo Minasi et Maurizio Biondi, avec un orchestre d’instruments anciens attaché à l’opéra de Zürich, l’orchestra la Scintilla, et le chef Giovanni Antonini, les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser dans l’espace raisonnable pour Bartoli de la Haus für Mozart. Dans une oeuvre que peu de chanteuses et peu de théâtres osent aujourd’hui aborder, nul doute que les juges de paix vont s’en donner à coeur joie: attention, chers amis de la Grisi, vous allez avoir du travail.
Dans le même espace cette année, elle a proposé pour sa première saison Giulio Cesare in Egitto de Haendel (1723), avec la même équipe (Giovanni Antonini, Patrice Caurier et Moshe Leiser) mais avec le Giardino Armonico, puisque son Festival de Pentecôte avait pour thème Cléopâtre. Ce fut un grand succès de presse et de public. Il est vrai que la distribution est impressionnante (Andreas Scholl, Philippe Jaroussky, Jochen Kowalsky, Cecilia Bartoli). C’est ce spectacle qui est repris comme dernière production  du Festival d’été dans une durée très wagnérienne de 5h.
On est bluffé, carrément bluffé à la fin de ces cinq heures par l’incroyable, l’inaccessible qualité musicale de l’ensemble de la représentation. Orchestre comme plateau clouent le public (enfin celui qui n’est pas bruyamment parti) sur place, tant les émotions et les surprises abondent, et tant les qualités techniques inouïes se déploient. On est un peu moins sensible au parti-pris de la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, dans des décors de Christian Fenouillat, qui hésite entre ironie à la Astérix et réalités violentes d’une guerre moyen-orientale dirigée par les stratèges de l’UE et qui n’arrivent pas à tenir la distance. Commençons donc par la mise en scène, en soulignant combien il est difficile de choisir un angle d’attaque pour des œuvres où les ressorts dramaturgiques ne sont pas toujours au rendez-vous. On a constaté aussi l’échec de Pelly aussi à l’Opéra Garnier. Les metteurs en scène s’en sortent par l’ironie, comme celle, bien réussie de Nicolas Hytner à l’Opéra de Paris en 1997, et par la mise à distance. Le choix de Patrice Caurier et Moshe Leiser est de placer l’œuvre dans une sorte d’imagerie. La présence des crocodiles par exemple est une référence à Asterix et Cléopâtre (vous vous souvenez sans doute que la menace essentielle de Cléopâtre consiste à jeter les ennemis aux crocodiles) et l’atmosphère voulue est clairement celle de la bande dessinée (et non de jouets d’enfants  comme je l’ai lu dans la presse allemande), mais une bande dessinée qui s’en tirerait mal avec les émotions réelles distillées par le livret:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le traitement du personnage de Cornelia en souffre, qui doit à la fin de son merveilleux air “priva son d’ogni conforto” mettre sa tête dans la gueule en mousse du crocodile qui orne l’avant scène, provoquant les rires du public. Un public d’ailleurs insupportable. Cela commence par l’arrivée au dernier moment d’un groupe (un car?) de spectateurs enstuqués qui s’installent bruyamment aux premiers rangs, puis dont des membres, au bout de 20 minutes, découvrant sans doute avec horreur l’œuvre pour laquelle ils avaient déboursé des centaines d’Euros, sortent en dérangeant tout un rang puis remontent toute la salle avec des talons hypersurélevés et bruyants, d’autres sortent à intervalles réguliers, sans doute assommés. Les cinq heures de musique fatiguent nos mélomanes amateurs d’un jour (d’une heure?). L’ironie n’est peut-être pas sur scène, elle est dans la salle avec ces gens qui n’ont rien à y faire.
Revenons donc au travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser. Cette hésitation entre franche ironie et réelle émotion se lit dans le déroulement même du spectacle:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le premier acte est le plus achevé des trois, qui place l’action dans un Moyen Orient en guerre: puits de pétrole, soldats en treillis qui dansent la guerre (chorégraphie bien fade de Beate Pollack), Giulio Cesare en hiérarque de l’Union Européenne(!) qui arrive en limousine, qui fait signer un contrat pétrolier au roi Tolomeo, pose en une seconde pour la photo et s’engouffre à nouveau dans sa limo. L’Union Européenne renvoie à l’image de l’ami américain en Irak, et Tolomeo a des faux airs de Khadafi. En bref, le cadre est posé, pas très sympathique pour les Européens venus sauver le monde (le livret le dit pour Giulio Cesare) et pas plus sympathique pour les égyptiens qui représentent un univers de trahisons, de viols, de turpitudes variées, mais sauvé par la bande dessinée qui peut parce qu’elle est bande dessinée, véhiculer les clichés les plus éculés possibles. Comme je l’ai écrit, la plus grande difficulté est d’insérer dans ce contexte les deux personnages les plus “nobles” de l’opéra, Cornelia (impériale Anne Sofie von Otter) en veuve éplorée de Pompée lâchement assassiné et son fils Sextus (ahurissant Philippe Jaroussky), en culotte courte et quasiment asexué, qui se proposera au sacrifice au nom de la vengeance, un sacrifice que sa mère préparera en le ceignant d’une ceinture de bombes, comme les bombes humaines d’aujourd’hui. On va passer de la caricature (premier acte) au drame, où tous les personnages frôlent la mort (deuxième moitié du deuxième acte/première moitié du troisième). Quelques moments réussis comme le spectacle préparé par Cléopâtre pour César, au début du deuxième acte,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

que César regarde avec des lunettes 3D, où Cecilia Bartoli en meneuse de revue avec son truc en plumes, finit par enfourcher une fusée bien phallique qui l’emmène au (septième?) ciel. D’autres moins comme ce final doux amer où tous les membres de la distribution (y compris les morts, revenus pour l’occasion) chantent l’ensemble final, avec cotillons et champagne, puis disparaissent dans les dessous, pendant que la scène est envahie par des soldats, et que l’arrière scène s’ouvre sur la rue, laissant voir le véhicule militaire d’un envahisseur: le dernier mot pour la guerre et la soldatesque.
On peut estimer juste la tentative d’actualisation et le choix de Cecilia Bartoli, directrice artistique du Festival de Pentecôte, de rompre avec les spectacles proposés par Muti les années précédentes (reconstitutions pseudo historiques sans grand intérêt) et de proposer quelque chose de plus contemporain, mais il reste que le livret pose des questions diverses, voire contradictoires, qu’il est difficile de résoudre. Patrice Caurier et Moshe Leiser n’ont pas réussi à le faire: leur spectacle n’est pas vraiment mauvais, il n’est pas vraiment satisfaisant, il ne va pas jusqu’au bout d’une logique, il ne va jusqu’au bout d’aucune logique.
Il en va tout autrement du point de vue musical: la mise en scène en souffre d’ailleurs: devant une telle performance, une telle perfection, du même coup, il y a un décalage béant entre musique et représentation scénique. Nul doute qu’avec une distribution moins éclatante, la mise en scène serait peut-être passée avec discrétion.
L’Orchestre de Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico ne joue d’ailleurs pas avec l’ironie montrée par les metteurs en scène, il a toujours une touche de mélancolie, des sons alanguis, très raffinés, très subtils; l’énergie (qu’on trouve à foison chez les Musiciens du Louvre-Grenoble) laisse place à la recherche de légèreté, à une sonorité à la fois discrète et présente (l’acoustique de la salle refaite depuis quelques années, moins favorable aux chanteurs, l’est en revanche pour l’orchestre) et accompagne à merveille les moments de recueillement, les méditations tragiques qui abondent dans la seconde partie de l’opéra.
Mais c’est par le duo conclusif du premier acte entre Anne Sofie von Otter et Philippe Jaroussky “Son nata/o a lagrimar/sospirar” que je voudrais commencer, car c’est un sommet qui n’a pas été surpassé dans toute la soirée. Anne Sophie von Otter pendant toute la représentation est vraiment extraordinaire dans son personnage de veuve éplorée, puis d’esclave de Ptolémée (Tolomeo), et montre une intelligence et des qualités de diction, de couleur, de tenue de ligne de chant, de souffle qui permettent d’émettre les sons les plus ténus, et qui laissent pantois. Beaucoup de mélomanes ont quelquefois des doutes sur cette voix qui n’est pas immense, et qui ne distille pas toujours l’émotion, disent-ils. C’est ici la perfection, on en a quelquefois des battements de cœur violents, tellement l’émotion est violente.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Quant à Jaroussky, on ne sait que privilégier, la projection, les agilités, l’art de retenir le son jusqu’à l’indicible, les aigus et suraigus qui font qu’entre le mezzo von Otter et le contre ténor Jaroussky, la voix féminine,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

c’est la sienne, et une voix d’une pureté inouïe: pareille maîtrise de l’art du chant et de l’ornementation en fait justement le grand triomphateur de la soirée . Ainsi, lorsque ces deux voix entament ce duo final de l’acte I, c’est une flaque de paradis, d’éternité qui se dessine: un des plus grands moments de chant qu’il m’ait été donné d’entendre de toute ma vie de mélomane.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Andreas Scholl est un Giulio Cesare qui joue le personnage un peu vulgaire du conquérant “à l’américaine”, avec une dégaine et un style assez désopilants au début. Le personnage prend de l’épaisseur au fur et à mesure des développements de l’intrigue, et notamment dès qu’il tombe amoureux.  On ne sait là aussi que louer, les agilités impeccables et acrobatiques, la diction confondante, le jeu sur le volume de la voix, avec des aigus impressionnants par leur force, la manière de colorer, de jouer sur la voix naturelle (“Tu sei” au premier acte), la suavité du timbre. Peut-être demanderait-on un peu plus de volume quelquefois à cause du rôle? Mais c’est vraiment vouloir être bien exigeant devant pareille performance.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Avec un timbre plus nasal, plus délicat aussi, Christophe Dumaux (Tolomeo) est le troisième contre-ténor de la distribution, et lui aussi exceptionnel,  d’abord, par son personnage, vulgaire, cruel, assoiffé de désir, violent, une manière de Khadafi auquel son bonnet de Léopard et ses Ray Ban peuvent faire penser, en tous cas, il est la figure des potentats/dictateurs de la région, et son personnage s’impose immédiatement en scène. Il s’impose aussi vocalement, tant les agilités, les inflexions, la diction sont soignées: avec un jeu mouvementé, il arrive à conserver une perfection technique dans le chant qui laisse rêveur. C’est à la fois une magnifique composition et une immense performance.
Jochen Kowalski, l’autre génération des contre-ténors, incarne Nireno, devenu Nirena pour la circonstance, une de ces figures de fidèle servante, d’extraction populaire, qui permet aux héros d’accomplir leurs hauts faits: elle aide le jeune Sextus contre Tolomeo . Le timbre est un peu vieilli (il a 58 ans), mais convient très bien au personnage, dont il fait une composition digne de tous les éloges.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Ainsi Cecilia Bartoli a réussi à réunir sur un plateau deux générations de contre-ténors et quatre artistes de très grand niveau, voir pour certains de niveau insurpassable, Jaroussky prenant (avantageusement) la place d’un rôle tenu à la création par la soprano travestie.
Margherita Durastanti.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Et Cecilia Bartoli? Elle est un personnage à la fois passionné, pétillant, très sympathique en scène (elle est irrésistible dans ses dessous affriolants). Son jeu est confondant de naturel, elle ne surjoue jamais, elle est pleine de vie et ne laisse aucune impression d’artifice. Le volume de la salle convient à sa voix. Elle est une Cléopâtre pleine d’auto-ironie, mais aussi d’une grande sensibilité par exemple dans l’ air “Se pietà di me non senti”  au deuxième acte et en général dans tous les airs du troisième acte, les plus fameux. Certes, on peut trouver un peu à redire sur la diction, un peu sur le vibrato, mais ce serait injuste, profondément injuste face à l’intensité, la fluidité, la douceur et la suavité de cette voix vraiment souveraine.
N’oublions pas non plus le bon baryton Peter Kalman, qui a passé lui aussi des années à Zürich, Curion le tribun qui est ici l’homme de main de César et surtout la belle voix de Ruben Drole, lui aussi membre de l’ensemble de l’opéra de Zürich, baryton basse qui, disent certains, fait penser à Bryn Terfel, voix chaude, belle ductilité, belle intensité notamment à la fin, et qui compose avec brio le personnage contrasté d’Achillas, général âme damnée de Ptolémée, qui concocte le meurtre de Pompée pour s’amouracher ensuite de sa veuve, et donc entrer en rivalité avec Ptolémée puis mourir au combat: le traître amoureux meurt ainsi grandi.
On peut dire sans crainte que ce Giulio Cesare in Egitto constitue un Festival vocal insurpassable, qui montre que la “mode” baroque a su faire émerger des artistes d’un niveau éblouissant. Il y a assurément sur le marché plus de contre-ténors de haut niveau pour le baroque que de ténors ou de sopranos lirico-spinto pour Verdi . Le marché répond et fournit à la demande. On fait émerger les voix dont on a besoin. Gageons que sur ce modèle le bicentenaire Verdi fera naître quelques vocations.
Quant à moi, j’ai en cet été entendu deux opéras de Haendel à Salzbourg dont je garderai souvenir: pour les amoureux du chant, la Haus für Mozart était hier la Haus für Haendel et
j’emporte en mon cœur qui en a tremblé le duo Cornelia-Von Otter/Sesto-Jaroussky comme trace indélébile d’une des plus belles soirées musicales de ces dernières années.[wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 17 & 18 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-BRUCKNER)

Claudio Abbado à la fin du concert du 18 août

Le KKL, le centre de conférences et de culture de Lucerne est l’un des bâtiments les plus réussis de Jean Nouvel. Le toit ayant quelques problèmes d’infiltrations d’eau, il est actuellement en réfection, mais cela ne gâche pas trop le paysage. Car construit au bord de l’eau, le bâtiment est traversé de bassins/canaux qui  rappellent le lac tout proche.
Comme on est à Lucerne et qu’il arrive d’y pleuvoir, le toit fait aussi auvent et permet d’être dehors sans jamais être mouillé, ni même de subir les assauts du soleil quand il frappe violemment comme ces jours-ci. Quant à la terrasse, sous le toit, elle fait découvrir Lucerne et son lac comme si c’était une longue tapisserie qui se déroulait autour du bâtiment. Magique, et unique. En bref, on y est bien.
L’acoustique de cette salle haute comme une cathédrale et dominée par l’orgue, au plafond en forme de ciel étoilé, est charnue, réverbérante, et en même temps claire: du haut du dernier balcon, on entend chaque pupitre avec une précision étonnante. Nouvel a usé pour Lucerne des même principes que l’Opéra de Lyon, sas de pénétration, salle comme suspendue dans une coque de bois, sauf que le blanc y remplace le noir. Il n’y a qu’à espérer que la future Philharmonie parisienne suive cet exemple.
L’ambiance n’est pas m’as-tu vu comme quelquefois à Salzbourg, les suisses (85% du public) sont gens discrets et plutôt bon enfant, même si l’on croise ici tout ce que la Suisse compte de richesse et de puissance. Enfin, la possession d’un billet du Festival donne droit à la libre circulation sur les transports en commun de Lucerne, et à 50% du prix du billet aller/retour en train, de n’importe quel point de la Suisse. Si vous venez en train, pensez-y!
(imagine-t-on la SNCF accordant le même privilège aux possesseurs de billets pour Aix? non, ce n’est pas imaginable)
Bref, les lecteurs de ce blog le savent, il faut aller à Lucerne: c’est le Festival où passent tous les orchestres du monde, les plus grands chefs du monde, pendant plus d’un mois et ce depuis 1938. Cette année il dure du 8 août au 15 septembre, avec un Festival d’automne dédié au piano, et un festival de Pâques.
Traditionnellement c’est le Lucerne Festival Orchestra, un orchestre composé de musiciens de divers horizons choisis par Claudio Abbado qui ouvre le Festival pendant une dizaine de jours, avec des concerts symphoniques et des formations de chambre. Si les éléments de l’orchestre d’origine de 2003 ont changé (plus de frères Capuçon, plus de Natalia Gutman, plus de Berliner Philharmoniker, à qui “on” a interdit de participer à l’orchestre) il reste de nombreux chefs de pupitre venus d’orchestres prestigieux (Camerata de Salzbourg, Gewandhaus de Leipzig, Concertgebouw d’Amsterdam, Deutsche Oper Berlin, Accademia di Santa Cecilia, quatuor Hagen et quelques ex des Wiener ou des Berliner Philharmoniker). Les tutti de l’orchestre sont constitués du Mahler Chamber Orchestra, et cette année, de quelques éléments de l’Orchestra Mozart ainsi que de musiciens indépendants ayant le plus souvent appartenu à la Gustav Mahler Jugendorchester du temps où Abbado dirigeait des sessions. Tous sont donc des musiciens qui ont l’habitude de jouer sous la direction de Claudio Abbado.
La programmation de cet orchestre explore le monde symphonique en privilégiant Mahler et Bruckner. La VIII de Mahler ne sera pas jouée et le cycle Mahler enregistré s’arrêtera peut-être là, à moins que Das Lied von der Erde ne soit au programme une prochaine année, puisque l’enregistrement avec les Berliner ne sort pas, alors que l’enregistrement de Rattle avec les mêmes solistes et les Berliner est déjà sorti et qu’il n’a rien à voir avec la magie vécue le 18 mai 2011. Notons que Rattle a pris pour habitude de reprendre systématiquement l’année d’après les œuvres faites par les Berliner avec Abbado…allez savoir pourquoi.

Concert du 17 août

Cette année donc, le second programme est composé du concerto n°3 de Beethoven avec Radu Lupu comme soliste, et de la symphonie n°1 de Bruckner.
Du concerto n°3 de Beethoven, un souvenir, immense, à Ferrare il y a une dizaine d’années: Mahler Chamber Orchestra, Abbado, Martha Argerich qui le jouait en concert pour la première fois. Une énergie, une virtuosité, un sang qui bouillonnaient si bien que Argerich et Abbado ont dû bisser le dernier mouvement. Il en reste un enregistrement DG.
Après la dernière prestation parisienne de Radu Lupu avec Abbado dans Schumann, j’avais quelques craintes. Mais cette fois, les choses ont été réussies. D’abord un orchestre extraordinaire, dès le long prélude orchestral et ensuite Radu Lupu plus concentré, plus attentif à l’orchestre, même lorsqu’il semble ne pas partager les options du chef (plusieurs fois, il fait signe d’une main gauche discrète de ralentir le tempo). En effet, l’orchestre lorsqu’il est lancé seul, est nerveux, vif, prodigieusement engagé. Lupu en revanche est beaucoup plus paisible, lent, avec ce toucher léger surprenant qui colle mal à son physique d’ours des Carpathes sorti du bois. Quand on compare l’attaque d’Argerich, nerveuse et énergique, à celle très intériorisée de Lupu, c’est un abîme qu’il y a entre ces deux regards.
Abbado navigue un peu entre les deux, il se met vraiment en osmose avec le soliste dans le largo, totalement extatique: une merveille artistique. Et entraîne Lupu dans le dernier mouvement, le rondo qui montre une véritable écoute réciproque. Radu Lupu fait même cette fois très peu d’erreurs, très peu de fausses notes, malgré un dernier mouvement qu’on sait très acrobatique. Il en résulte au total un très grand moment, où ces deux conceptions s’accordent néanmoins, l’énergie étant confiée à l’orchestre, et la vision plus intimiste, sans grandiloquence, au soliste. Oui, cet accord-là a priori difficile s’est réalisé ce soir et ce Beethoven était une merveille. Et en bis Radu Lupu a offert le 2ème mouvement de la sonate n°8 “Pathétique” de Beethoven
On attendait beaucoup de la symphonie de Bruckner, d’abord parce que cette année c’est le seul programme symphonique après l’aventure interrompue de la VIIIème de Mahler, ensuite parce que c’est peut-être la symphonie la moins “brucknérienne” de toutes, et donc, tous les auditeurs à la peine avec Bruckner étaient a priori mieux disposés, d’autant qu’elle n’est pas dilatée comme les suivantes et que son énergie se concentre autour de 50 minutes! De bien mauvaises raisons donc, qui s’évaporent dès les premières mesures d’un des immenses concerts de l’année.
Abbado a choisi de jouer la version de Vienne, révisée en 1891 suite à l’élévation de Bruckner au grade de Doctor Honoris Causa de l’Université de Vienne. Cette version est plus rarement jouée, et le chef Hermann Levi (créateur de Parsifal) avait essayé de dissuader Bruckner d’entreprendre une révision (surtout sensible au final me semble-t-il).
Il faut souligner comme d’habitude, et au risque de se répéter, l’incroyable ductilité, la redoutable virtuosité de l’orchestre dans les mains d’Abbado à tous les niveaux de pupitres. Chaque bloc a un son particulier qui échange avec le bloc voisin avec un sens de l’écoute mutuelle époustouflant: notons le jeu entre les cuivres et les cordes au premier mouvement, notamment dans les moments où il s’inspire du chœur des pèlerins de Tannhäuser avec les cors magnifiques emmenés par Bruno Schneider (Bläserensemble Sabine Meyer), et Ivo Gass (Tonhalle Zürich), les trompettes de Reinhold Friedrich (Staatliche Hochschule für Musik Karlsruhe) et Martin Baeza (Deutsche Oper berlin), mais aussi les trombones menés par Jörgen van Rijen (Concertgebouw), les bassons par Guillaume Santana (Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken) sans oublier le trio de choc flûte de Jacques Zoon (ex Boston Symphony Orchestra, ex Concertgebouw), hautbois phénoménal tout au long de la symphonie du miraculeux Lucas Macias Navarro (Concertgebouw) et la clarinette d’Alessandro Carbonare, l’un des grands solistes italiens (Accademia Nazionale di Santa Cecilia), ce dialogue et cette écoute entre les pupitres sont proprement uniques dans cet orchestre qui travaille à 120 comme une formation de chambre;   notons dans le scherzo le dialogue extraordinaire entre violoncelles altos et contrebasses d’un côté, et violons de l’autre, chacun plantant  un paysage d’une couleur particulière; notons enfin la science unique du crescendo que je crois seul Abbado possède à ce point, faisant partir le son d’un simple murmure (oui, même chez Bruckner) pour le faire arriver à une explosion large, universelle, qui déborde de force et d’énergie, comme dans le final, à couper le souffle. Il y a chez Mahler une montée sonore jusqu’à un climax, il y a chez Bruckner une sorte d’élargissement de proche en proche d’un son qui ne monte pas mais qui s’étend jusqu’à devenir un océan. Et quand le son s’arrête, le silence de suffocation se fait: il faut qu’un imbécile seul dans toute la salle se mette à applaudir pendant le silence pour interrompre ce souffle suspendu. Immédiate standing ovation, longs applaudissements, immense joie d’avoir été bouleversé par ces moments uniques. Claudio Abbado une fois de plus a frappé, on se souviendra de ce Bruckner et de ce Beethoven. Vivement demain en tous cas. A suivre!

 

Standing ovation (1)

Concert du 18 août

Pour ce dernier concert du cycle du Lucerne Festival Orchestra, mes amis et moi nous sommes livrés au petit jeu du “c’était mieux hier”… “j’ai préféré aujourd’hui” où les quelques dizaines de spectateurs présents aux deux concerts échangent des impressions, et font quelquefois baver d’envie les amis absents, en leur envoyant des sms émerveillés, et pire encore, les amis présents la veille et absents le soir, en leur faisant peser tout ce qu’ils ont manqué en n’étant présent qu’à un concert, évidemment le moins bon des deux.  C’est quelquefois vrai, car un concert n’est jamais tout à fait semblable à un autre, mais les impressions personnelles dépendent de l’humeur du jour, de la place occupée si elle est différente de la veille:  l’acoustique, le rendu des instruments, tout cela peut varier et voilà le jugement qui bascule. Enfin le dernier concert, traditionnellement, c’est celui du regret, des interrogations (que fera-t-il l’an prochain?) des adieux et des fleurs qui tombent en pluie sur l’orchestre. Moments de joie et d’émotion qui comptent évidemment dans la construction des mythologies abbadiennes.

©Peter Fischli Lucerne Festival

Le concert s’est terminé par une immense ovation, standing ovation, Claudio Abbado réclamé jusqu’à ce qu’il apparaisse seul après la sortie de l’orchestre (en réalité il est réapparu seul quand quelques musiciens se battaient encore à coup de fleurs).
Ce soir le Beethoven a commencé avec 15 minutes de retard (à cause d’une musicienne non  encore arrivée)  et m’est apparu sensiblement différent, même si toujours aussi merveilleux, mais cette fois ci un merveilleux plus rêveur, plus serein, où l’orchestre a suivi le ton du soliste, mais où Radu Lupu a joué encore mieux que la veille, avec ce toucher-effleurement inimitable, ce doigté délicat, mais aussi un peu plus de fermeté quelquefois et d’énergie, et des fausses notes infimes (toujours au troisième mouvement). Le Largo a été un moment de temps suspendu, où l’orchestre a rivalisé avec le soliste dans la recherche du son non pas le plus ténu, mais le plus aérien, jusqu’à l’évanescence, et des dialogues renversants entre le piano et les vents, des crescendos à se pâmer, un système d’échos et de reprises basson/hautbois stupéfiants, et une reprise des cors, sur un fil sonore, dans les dernières mesures qui laissent songeurs. Si le tempo du dernier mouvement imposé par Radu Lupu reste assez contenu, j’ai adoré les cordes, les reprises violoncelles, altos,  violons, et l’intense écoute mutuelle, il faudrait presque figurer ce réseau d’écoute qui s’installe à partir du soliste, les regards échangés, les signes de satisfaction. Oui, nous sommes ailleurs, j’allais dire comme d’habitude: marqué par Argerich, j’ai eu un peu de mal à entrer dans l’option de Radu Lupu, mais la manière dont Abbado fait répondre l’orchestre, l’osmose réelle ce soir plus qu’hier entre orchestre et soliste, m’ont fait sortir de la salle dans une sorte d’apesanteur, le sourire aux lèvres, heureux.

Radu Lupu le 18 août ©Peter Fischli Lucerne Festival

Triomphe et bis de Lupu, un morceau connu, plus dynamique que la veille mais comme souvent on connaît l’air, mais le titre échappe: tout le monde discutait Beethoven? Schubert? et personne n’a trouvé, au moins autour de moi (en fait une “amie” de Facebook a retrouvé le morceau, il s’agit du Moment Musical n°1 en do majeur de Schubert).

Standing ovation (2)

En ce qui concerne la seconde partie, j’ai commencé par considérer l’incroyable nombre de musiciens, notamment les cordes (j’ai à peu près compté 16 altos, 16 violoncelles au moins, 10 contrebasses et une cinquantaine de violons) et si j’étais à une place très différente de la veille, je n’ai pas perçu de différence fondamentale d’approche entre les deux concerts, sinon encore plus de précision, plus de clarté, encore plus d’engagement: mais est-ce une impression ou une réalité? J’ai toujours comparé Abbado à un architecte qui nous montre sa pyramide, puis nous fait rentrer dans les dédales internes de la construction: on comprend tout, on perçoit tout, rien n’échappe, pas un son n’est diffus, aucune confusion, chacun de ses concerts est une invitation à mesurer la densité d’un tissu sonore, à sans cesse aller plus loin,  un concert dirigé par Abbado met toujours en éveil et animus et anima. Abbado est un animateur au sens originel, ou plutôt un “animeur”, rien de l’image du “chef” dans cette manière de diriger au petit geste, au regard, au sourire, c’est un réseau serré de “ressenti” qui fait avancer le son. Et c’est souvent miraculeux.
Cette musique, pleine de reprises, d’allusions, de constructions, avec des moments mélodiques éthérés, mais qui ne semblent jamais aller jusqu’au bout, qui restent un peu frustrants, réclame cette clarté, cette fluidité étonnante. Je suis toujours ébahi par la plénitude du son des cordes, et notamment les altos, les violoncelles et les contrebasses, au son plein, chaleureux, profond, notamment dans le premier mouvement où ils rythment un pas de marche. Une fois de plus, c’est l’adagio et le scherzo qui m’ont séduit, moment larges qui évoquent de vastes horizons, des juxtapositions d’univers, un peu – mais pas trop-  répétitifs comme un exercice de grand style, avec des crescendos à couper le souffle, des enchaînements surprenants, où le fortissimo voisine subitement avec le son le plus ténu, sans heurts, sans brutalité; et puis cette incroyable énergie communicative (il faut voir les musiciens se démener, le timbalier penché sur ses peaux, les trompettes en extrême tension, le visage écarlate de Lucas Macias Navarro, la flûte jamais en défaut de Jacques Zoon. Chaque moment est l’occasion d’une jouissance esthétique infinie, issue d’une perfection technique, d’un engagement individuel de chaque pupitre, avec même une sorte de beauté des gestes, de ces vagues successives des mouvements de l’orchestre engagé, concentré, qui diffuse une énergie tellurique, oui, tellurique. En plus il y a du don dans ce jeu car c’est évidemment aussi pour Claudio Abbado qu’ils jouent et cela se voit, se vérifie dans cette joie finale où tous l’appellent, puis tous se saluent avec des embrassades chaleureuses. Expérience toujours recommencée, et toujours émerveillée, et toujours exceptionnelle, qui n’est pas du même ordre que les autres concerts, y compris les meilleurs, dans cette salle.
Rendez-vous en septembre à Vienne, Hambourg, Moscou et Ferrara, et rendez-vous le 16 août 2013 pour encore une fois cet enchantement irremplaçable.

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Claudio Abbado vient de saluer seul, il sort à gauche au fond