OPÉRA DE PARIS 2011-2012: CAVALLERIA RUSTICANA de Pietro MASCAGNI et I PAGLIACCI de Ruggero LEONCAVALLO le 13 avril 2012 (Dir.mus : Daniel OREN, Ms en scène : Gianfranco DEL MONACO)

Cavalleria Rusticana, salut final

Il faut être juste: j’allais à ce spectacle avec une certaine distance, je n’aime pas Daniel Oren, encore moins Gianfranco del Monaco, et j’ai toujours un peu de réserves sur Violeta Urmana. Mais je suis masoschiste.
Et j’ai bien raison, parce qu’au total, j’ai passé une bonne soirée.
Le couple “Cav/Pag” a fait les beaux soirs de l’Opéra Comique, mais aucune soirée de l’Opéra: I Pagliacci a fait son entrée à Garnier en 1982 avec Jon Vickers, repris en 1983 toujours avec Vickers et puis c’est tout, et, aussi étonnant que cela puisse paraître, Cavalleria Rusticana n’avait jamais été représenté à l’Opéra. Certains beaux esprits s’en réjouiront parce que Paris n’a pas le cœur vériste (ni trop belcantiste d’ailleurs en dépit de son histoire lyrique au XIXème). J’ai suffisamment de distance avec la politique de programmation de l’Opéra de Paris pour applaudir à l’initiative de Nicolas Joel d’avoir fait rentrer au répertoire André Chénier, Francesca da Rimini, cette année Cavalleria Rusticana, l’an prochain La Gioconda. Ce répertoire a sa place, et mérite d’être connu, et représenté, notamment avec les justes chanteurs. Souvenons-nous l’indescriptible triomphe de Mirella Freni, à Bastille, dans Adriana Lecouvreur.
Et ce soir, en plus de quelques noms fameux (Urmana, Giordani et Galouzine), on a eu les justes chanteurs, solides, en place, jusque dans les rôles plus petits.
La mise en scène de Gianfranco del Monaco est à mon avis plus réussie pour Cavalleria Rusticana que pour I Pagliacci. Certes il ne s’agit pas de “Regietheater” et la scène nous montre l’histoire, et rien que l’histoire. Mais d’abord, le décor posé pour Cavalleria, des blocs blancs, comme des blocs de marbre issus d’une carrière, figurant le village écrasé de soleil, et les personnages et le chœur tous en noir donne une image globale assez élégante. Ensuite, l’approche  rend assez bien l’idée, de cette société d’hommes (plutôt en haut, les femmes restant en bas), à la violence rentrée et permanente. L’idée de placer Santuzza lorsqu’elle n’est pas en scène systématiquement cachée sous une passerelle, est aussi une bonne idée, Santuzza, excommuniée, étant une paria dans cette société marquée par le catholicisme. Enfin la dernière image, le corps de Turiddu exposé sur l’un des blocs de marbre, sorte de catafalque avec les deux femmes (Santuzza et Lucia) écroulées à ses pieds est  forte. Peut-on faire de la vraie “mise en scène” avec Cavalleria? C’est une question qu’il faudrait poser à un metteur en scène allemand…La concentration du livret (venu d’une nouvelle du grand romancier de la Sicile, Giovanni Verga), son insistance sur l’alternance de scènes collectives et individuelles, et donc la tension entre le regard des autres et la vie intime des personnages, donne déjà des pistes que Gianfranco del Monaco a suivies. Rendons aussi hommage au décorateur Johannes Leiacker, qui en choisissant cette structure très froide, blanche, faite de blocs, m’a fait irrésistiblement penser d’une part à une atmosphère de tragédie grecque, sur un espace contraint, où alternent comme dans la tragédie grecque, le chœur et les protagonistes, et d’autre part – et par conséquent- au festival “Les Orestiades” qui a lieu dans la ville abandonnée (suite à un tremblement de terre) de Gibellina (une expérience à vivre, inoubliable). Pour toutes ces raisons, je trouve que Gianfranco del Monaco ne signe pas là un travail à dédaigner.
La mise en scène de I Pagliacci en revanche, me semble un peu moins convaincante et un peu plus “conforme”. Dans un décor de cadres lumineux encadrant la fameuse photo de Anita Ekberg dans “La dolce vita” (quitte à célébrer Fellini, le sujet eût peut-être demandé une photo de “La Strada”) et avec un camion de foire qui transporte la scène où se joue le drame final, la disposition des foules est plus traditionnelle, le jeu plus attendu. Seules particularités: d’une part le prologue (Tonio, Sergei Murzaev, encore meilleur dans  prologue que pendant l’opéra) placé en tout début de la soirée, au point qu’on croit que c’est I Pagliacci qui va ouvrir, alors qu’il ouvre en fait sur les deux œuvres, il est vrai que ce prologue convient aux deux, et donc clôt l’ensemble au baisser de rideau de “I Pagliacci”. Deuxième “particularité”, au début de I Pagliacci, passe une camionnette qui tire le bloc de marbre-catafalque tirant le corps de Turiddu, provoquant quelques rires dans la salle, et faisant de I Pagliacci une sorte de suite de Cavalleria Rusticana, installant en tous cas le lien entre les deux opéras.
Seul moment qui m’a touché, sinon ému, l’intermède symphonique entre le premier et le second acte, où les personnages dans une sorte de rituel presque funèbre, se maquillent et se préparent pour le spectacle. C’est un vrai moment de théâtre, très beau. Pour le reste, peu de relief, et cet agacement devant les mouvements du chœur, systématiquement réglés de face, pour voir le chef, ce qui finit par gêner.
Au niveau musical, la direction de Daniel Oren cherche, il faut le reconnaître à moduler les moments les plus lyriques, notamment dans Cavalleria. Il reste que comme souvent avec ce chef, il n’y a pas beaucoup d’émotion, même si l’orchestre est juste, en place et présent. J’écoutais cependant dans l’après midi le bel enregistrement de Riccardo Muti (Philips, avec Luciano Pavarotti et le Philadelphia Orchestra) et me disais qu’un grand chef qui sait travailler les effets sonores comme lui contribuerait sûrement à revaloriser ce répertoire s’il consentait à le diriger plus souvent.
Si l’émotion ne vient pas de l’orchestre, elle vient du chant grâce à une distribution qui a su capter le cœur du public par son intensité et son engagement. Certes, on ne donne pas toujours dans le raffinement, mais dans ce répertoire, c’est moins gênant que dans un Verdi et un Puccini, car dans le vérisme, les grandes douleurs ne sont pas muettes, mais au contraire bruyantes.
Dans Cavalleria Rusticana, on a plaisir à revoir Stefania Toczyska comme Mamma Lucia, et le timbre grave est toujours là, ainsi que le volume. J’avais vu à Munich il y a si longtemps Martha Mödl, car on a coutume de donner ce rôle à une vieille gloire du chant, et c’était très émouvant. Ce soir c’était un vrai plaisir de voir et d’entendre la Toczyska, encore présente, encore vaillante. Nicole Piccolomini, Lola, avait la voix voulue (quel joli timbre!) et le physique pour cette partie réduite, mais au relief important, voilà une chanteuse qui devrait faire une belle carrière, car la technique vocale est impeccable (formation anglo-saxonne, évidemment). Franck Ferrari, Alfio s’en sort avec les honneurs, mais les aigus sont toujours un peu limités et voilés, alors que le registre central est très en place, la voix bien posée, la diction sans reproche.
Le Turiddu de Marcello Giordani n’est pas vraiment tout en finesse: ce chanteur appelé quelquefois “Urlando Furioso” a souvent tendance à chanter fort, plutôt qu’à simplement chanter et faire de la musique; il a la puissance de ces ténors pour qui seul l’aigu compte, et lui, il a les aigus, il a les notes hautes, mais pas les graves…Cependant,  il a aussi dans ce rôle l’intensité. C’est pourquoi dans Turiddu, il fait un certain effet. Mais dès que le rôle demande un peu de retenue, un peu de lyrisme, une peu d’émotion (les derniers mots, “e poi…mamma…sentite…” sont un des moments émouvants de ce rôle), là on sent que cela passe moins: n’est pas Domingo qui veut.
A côté de lui, une Violeta Urmana qui s’est bien emparée du rôle de Santuzza, y compris physiquement: la voix est très belle, les graves somptueux, c’est pour moi toujours un peu tendu à l’aigu, mais dans l’ensemble il faut reconnaître que la prestation est magnifique, et que, y compris scéniquement, il y a un engagement fort, plus fort que d’habitude pour une chanteuse que je trouve toujours un peu placide en scène: elle est émouvante, elle est intense, elle porte la représentation, elle vaut vraiment le coup.
Dans “I Pagliacci”, notons d’abord l’excellence des seconds rôles, à commencer par le magnifique prologue de Sergei Murzaev, qui le chante en salle, et qui compose dans l’ensemble un beau Tonio, et par le joli Beppe/Arlecchino de Florian Laconi, joli timbre, joli moment que son air “O Colombina, il tenero fido Arlecchino”. Quant à Tassis Christoyannis dans Silvio, il est comme d’habitude d’une tenue impeccable, d’un chant contrôlé, qui incarne bien cette “différence” entre Tonio le vulgaire et Canio le violent. Nedda, dans son rêve de fuite, ne peut que choisir cette élégance-là.
Nedda justement est une belle découverte, Brigitta Kele, une jeune chanteuse roumaine, qui va commencer sans doute une carrière en Allemagne: la technique est remarquable, il y a l’intensité, la puissance, le contrôle sans compter un physique avantageux: elle a tout d’une grande, comme dirait l’autre: elle a la voix d’un lirico-spinto en gestation, et une présence scénique remarquable. A suivre.
Reste Vladimir Galouzine. on connaît ce ténor, puissant, intense, qui est un bon interprète des grands personnages russes, comme Hermann ou de l’Otello de Verdi. le chant n’est pas très élégant, le timbre m’est apparu un peu voilé, un peu fatigué, le registre central plus baritonal que par le passé, mais il s’est préservé son aigu puissant et tempétueux: la voix sort à l’aigu. Cela va bien avec le personnage de Canio, à qui il ne donne pas cette lumière solaire que donnait Pavarotti par exemple. Mais évidemment, pour avoir vu Vickers, qui dès qu’il ouvrait la bouche était bouleversant, avec ce timbre si particulier (et pas vraiment séduisant d’ailleurs, lui non plus), je reste avec mon souvenir. Mais Galouzine est un solide Canio, désespéré, violent, engagé.
Donc au total, malgré mes a priori, j’ai passé une très bonne soirée: le succès a été triomphal, et montre que le vérisme a été trop oublié à Paris. Souhaitons que La Gioconda l’an prochain suive l’exemple de cette soirée.
[wpsr_facebook]

I Pagliacci, salut final

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 9 avril 2012: CARMEN, de Georges BIZET (Dir.mus: Sir Simon RATTLE, Ms en scène: Aletta COLLINS) avec Magdalena KOŽENÁ et Jonas KAUFMANN.

Après le magnifique concert du 8 avril, les  abonnés au Festival de Pâques, ceux qui depuis quelquefois 45 ans, ont suivi fidèlement le Philharmonique de Berlin, ceux-là sont tristes ce soir, dernière de l’orchestre à Salzbourg. Avec Carmen, jamais donnée au Festival de Pâques, s’en va une époque, s’en va une tradition, une mémoire. Ils reviendront pour la plupart l’an prochain, pour voir, parce que Salzbourg, c’est bien sûr la musique, mais ce sont les amis qu’on retrouve, chaque année, avec les habitudes, les rites, les repas d’après spectacle au Zipfer, au Triangel, à Stern, au K&K ou à l’Elefant, autour des grandes tables où l’on refait le monde musical, où l’on rappelle des souvenirs radieux qui prouvent toujours qu’avant, c’était bien  mieux, où l’on se repasse tout le chemin parcouru depuis la jeunesse .
Pour ma part j’ai osé Salzbourg à 26 ans, pour la première fois, en 1979, l’été: Aida Karajan (Freni, Horne, Carreras, Cappuccilli, Raimondi), Böhm, Ariane à Naxos (Behrens-Gruberova), Levine, La Clémence de Titus et La Flûte enchantée (Tappy, Cotrubas), Dohnanyi, Der Rosenkavalier (avec Janowitz). Il y a quelque chose de proustien dans ces retrouvailles annuelles: même heure l’année prochaine, avec quelques cheveux blancs ou quelques rides en plus, et quelquefois aussi quelqu’ami en moins.
Alors oui, cette Carmen a bien le goût du tabac amer.
D’autant qu’une amie cruelle m’a glissé dans l’oreille, “bon, avec ce soir, ils ne laisseront pas trop de regrets”. Hier c’étaient les larmes, ce soir, une certaine indifférence.
Cette Carmen ne laissera pas un souvenir ému: certes, il y a des chanteurs sublimes, mais ni l’orchestre, ni la mise en scène n’ont frappé. Le succès a été important, avec quelques “buh” injustes pour Magdalena Kožená, mais ce n’était pas du délire.
La mise en scène de la chorégraphe britannique Aletta Collins est de celles qu’on rangerait dans les mises en scènes traditionnelles, mais elle ne se veut pas telle. D’abord, parce que chaque moment purement orchestral est chorégraphié, avec des danseuses qui sont autant de doubles de Carmen, et quelques doubles de Don José, dans un ballet plutôt attendu, mouvements de flamenco, jupes qu’on soulève, quelques portés. Mais souvent aussi la danse s’accompagne de cris, et donc on entend difficilement la musique, même dès l’ouverture, et quelquefois on ne l’entend plus du tout, d’autant, on le verra, que Sir Simon Rattle a opté cette fois (au contraire du Chant de la Terre) pour un orchestre plutôt discret, retenu, murmurant.
Les décors ne sont pas de ceux qui vous frappent (Miriam Buether), ils sont assez quelconques, avec des couleurs souvent vives, même s’ils font fonctionner le plateau immense du Grosses Festspielhaus.  Un premier acte qui se déroule dans une sorte de cour intérieure de la fabrique de cigares (mais ce pourrait être aussi un abattoir!) c’est un lieu de laideur; des caisses de cigarettes descendent, Moralès et Zuniga s’en fument une en ouvrant l’une des caisses. Lorsque la cloche sonne, tous font la queue devant la buvette, et les cigarières arrivent. Carmen, vêtue de noir pendant tout l’opéra, arborera cependant une robe orange froufroutante à la fin, pour mourir.

Changement de décor Acte I et II ©Forster

On passe du premier au second acte par un glissement latéral du plateau. Entre les deux décors, une fenêtre grillagée  où l’on voit Don José derrière les barreaux. Le second acte se déroule dans une boite d’entraîneuses, une maison de passe avec une mère maquerelle qui prend la place de Lillas Pastia (Barbara Spitz). Tout est  rouge sombre, on est en sous-sol, et à droite, une scène de cabaret (strip tease?) sur laquelle Carmen chantera pour Don José. Le troisième acte se déroule sur deux plans, le sol et le sous-sol (égouts?) où sont dissimulés les contrebandiers, le dernier acte dans une rue écrasée de soleil aux couleurs vives, où l’entrée du toréador a des allures de Carnaval, avec confettis et serpentins.
Nous dit-on quelque chose de plus sur l’histoire, pas vraiment: on a droit à une illustration un peu enrichie, avec des initiatives (Zuniga est tué par Don José au deuxième acte, un défilé de personnages avec des têtes géantes  de Carnaval au dernier acte) et des circulations pas mal faites (avec un podium enserrant l’orchestre sur lequel circulent chanteurs et danseurs, ou sur lequel Carmen avance vers le public pour lire à quelques spectateurs les lignes de la main…). Une Carmen qui se veut à grand spectacle, mais qui ne délivre rien.
Au total, une mise en scène que je qualifierais d’inutile, bien inférieure à celle d’Emma Dante à la Scala, avec un faux modernisme et un vrai conformisme. Certains diront que cela repose.
Au niveau musical, comme je l’ai écrit plus haut, Sir Simon Rattle a pris le parti de ne pas faire sonner l’orchestre, de le retenir, de privilégier des murmures, les cordes à peine effleurées, les flûtes ou les cors frappés de discrétion. Quand il y a du bruit sur scène, et il y en a beaucoup, entre les objets qui tombent et les cris, on n’entend plus rien. Des esprits chagrins ont dit que ce parti pris de discrétion orchestrale convenait à la voix de Madame Kožená (Madame Rattle à la ville), c’est un peu injuste et très méchant. Il reste que l’ensemble a manqué de dynamique, voire quelquefois de dramatisme , en tous cas n’a pas mis en relief la partition: le quintette du second acte par exemple, n’a pas la précision et le rythme diabolique habituels, avec des ralentissements qui font tomber la tension. Je m’attendais à entendre des phrases musicales inconnues, des solos d’instruments de rêve, à voir mis en avant l’architecture de cette musique, j’en suis pour mes frais. A quelque exception près, on sentait qu’il se passait souvent des choses intéressantes dans la fosse, mais on ne l’entendait pas vraiment. La seconde partie cependant a été plus tendue que la première franchement insatisfaisante, même si grâce à une nouvelle édition critique fondée sur la version Oeser, on entend quelques phrases d’une couleur nouvelle.
Sur scène, rendons justice au magnifique chœur de l’opéra de Vienne (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor qui est au choeur de l’opéra de Vienne ce que les Wiener Philharmoniker sont à l’orchestre de la Staatsoper ), qui non seulement est musicalement impeccable, mais prononce un français d’une cristalline clarté, tout comme le chœur d’ enfants (Salzburger Festspiele Kinderchor) d’ailleurs dans une magnifique “garde montante”.

Images de répétition: Acte II ©Forster

Beaucoup ne donnaient pas cher de Magdalena Kožená dans Carmen. Disons le d’emblée, ils se sont trompés: Magdalena Kožená, sans être une grande Carmen, a surpris beaucoup de monde, par son engagement, son jeu, sa diction (un français remarquable) et même sa voix, notamment dans le registre central très travaillé. Car du côté des aigus et du très grave, c’est plus problématique. Les aigus sont au mieux très courts, au pire savonnés ou absents. C’est systématique, et cela en devient gênant. C’est un peu mieux du côté des notes les plus graves, mais on sent aussi une certaine difficulté.
Cependant, le personnage existe, voire existe trop (le dernier acte est un peu “surjoué”), et l’engagement scénique est total: alors que tout le monde ironisait sur sa blondeur slave, elle se présente en rousse passion, cheveux longs, pieds nus, et ma foi elle est crédible. Il faut bien dire qu’elle nous a un peu bluffés! Même avec les insuffisances remarquées, et très notables, elle reste une Carmen acceptable, qui ne mérite pas les quelques huées reçues.
En revanche, énorme triomphe pour la Micaela de Genia Kühmeier, une voix d’ange descendue des cieux: pureté, puissance, contrôle, émotion, elle a tout. Ses deux apparitions sont de très grands moments, notamment son troisième acte, qui arrache les larmes: Sir Simon Rattle eût été bien inspiré de lui faire aussi chanter la partie soliste du Requiem de Fauré deux jours avant! C’est une artiste qui vibre, qui fait frissonner, et une voix sublime de pureté.

Images de répétition, acte III ©Forster

Sublime aussi, notamment au dernier acte le Don José de Jonas Kaufmann. Jonas Kaufmann, malgré la gloire qui le précède, n’apparaît jamais sûr à 100% en scène, comme pouvait apparaître un Vickers. On sent toujours quelque fragilité, quelque engorgement, notamment au début. Mais dès que la voix s’ouvre, c’est une merveille: son “La fleur que tu m’avais jetée” est un miracle de retenue, et de contrôle, quasiment tout en mezze voci, et en notes filées. L’orchestre de Rattle appelle ce contrôle et appelle cette manière d’aborder l’air, jamais à pleine voix, toujours murmuré, toujours suppliant, au risque d’apparaître en-deçà de ses possibilités réelles.

Duo du dernier acte ©Forster

Quant au dernier acte et au duo avec Carmen, c’est d’une émotion, d’une retenue, d’une pudeur et d’une intelligence inouïes: toute la première moitié du duo est dite (je dis bien “dite” car tout est ici affaire de modulation, d’intelligence du texte, d’interprétation) sur le ton de la supplique, de la confidence intime, qui se tend de plus en plus pour exploser dans la seconde partie, avec des accents confondants de vérité . Le rôle est désormais si bien dominé que le chant est émotion pure, le timbre est bouleversant, l’accent fait chavirer. Absolument phénoménal, unique, jamais entendu cela comme ça. Face à lui, en ce dernier acte, Magdalena Kožená apparaît un peu artificielle et pâle.
En écoutant Escamillo (Kostas Smoriginas), on retombe brutalement sur terre. Comment faire voisiner un artiste tel que Kaufmann avec un chanteur dont on ne comprend pas un traitre mot, sans aucune projection, au chant engorgé, aux aigus sans brillant ni métal alors qu’il existe des barytons capables de chanter Escamillo avec un autre engagement et un autre volume.
Les autres rôles sont inégalement tenus: j’ai trouvé Mercédès (Rachel Frankel) et Frasquita (Christine Landshamer) faites prostituées jumelles par la mise en scène, un peu pâles, sans relief, sans existence: Frasquita au début du deuxième acte a lancé un “l’amour” (repris par Mercédès puis Carmen) crié, bien désagréable et bien acide. Un bon point pour le Dancaïre de Simone del Savio et le Remendado de Jean-Paul Fouchécourt, et aussi pour le Zuniga de Christian van Horn au beau timbre de basse.

En conclusion, une soirée qui sans convaincre du tout, a laissé des moments qui deviendront de grands souvenirs  (les vingt dernières minutes), mais Sir Simon Rattle a choisi un parti pris surprenant qui ne met pas l’orchestre en valeur, et la mise en scène est sans grand intérêt. Trop de points de réserve pour en faire une grande soirée, mais les éléments positifs et porteurs en font quand même une soirée de festival, car on n’entend pas un Kaufmann ou une Kühmeier tous les jours dans cette forme là.
Tout de même, ce n’est effectivement pas grâce à Carmen que les Berliner se feront regretter.

LUCERNE FESTIVAL 2012 (ÉTÉ): CE QU’IL NE FAUDRAIT PAS MANQUER

Festival de Lucerne: 8 août-15 septembre 2012

Si vous êtes retraité, si les Francs suisses ne vous font pas peur, si vous aimez la musique, alors, louez un appartement à Lucerne du 8 août au 15 septembre, vous ne le regretterez sans doute pas ! Le  Festival de Lucerne 2012 dont le thèmes est “La foi” est un feu d’artifice d’événements tous plus attirants les uns que les autres. Je ne vais évidemment pas les détailler tous, il vous suffit d’aller sur le site du Festival de Lucerne pour avoir le tout en détails. je vais simplement rappeler quelques moments que vous auriez intérêt à noter dans vos tablettes.

D’abord, l’artiste étoile du Festival est le chef Andris Nelsons, qui dirigera le 3 septembre son orchestre, le City of Birmingham Symphony Orchestra dans la Symphonie n°2, Résurrection de Gustav Mahler, le 4 septembre, le concerto pour violon de Sonia Gubaidulina, et la Symphonie n°7 “Leningrad” de Chostakovitch, et enfin le 5 septembre la Symphonie n°9 de Beethoven . Sont prévues aussi des conversations et des rencontres.

Le cycle du Lucerne Festival Orchestra s’annonce exceptionnel.
Claudio Abbado devait diriger par trois fois, les 8, 10, 11 août la monumentale Symphonie n°8 de Mahler, la “symphonie des Mille” qu’il a si peu dirigée. Il n’est  décidement pas en phase avec cette œuvre monumentale et finalement il a renoncé à la diriger, et propose comme programme alternatif les musiques écrites par Beethoven pour la tragédie Egmont (toutes les musiques) et le Requiem de Mozart  et les 17 et 18 août le concerto pour piano n°3 en ut mineur de Beethoven (soliste Radu Lupu) et la Symphonie n°1 de Bruckner en ut mineur, WAB 101. Entre les deux notons un grand concert choral du Mahler Chamber Orchestra dirigé par Daniel Harding le 9 août (Schubert, “Chant des esprits sur les eaux” D 714, Schumann “Nachtlied”op.108, Schubert, Messe en mi bémol majeur D950), un concert de Maurizio Pollini du cycle “Perspectives”(Lachenmann-Beethoven) le  12 août (et un second le 30 août ) et un concert de Pierre-Laurent Aimard (Debussy, Liszt, Messiaen).

Pierre Boulez animera, à 87 ans, les ateliers de la Lucerne Festival Academy et dirigera le Lucerne Festival Academy Orchestra pour plusieurs concerts: à noter une Master Class de direction d’orchestre autour de Philippe Manoury du 1er au 7 septembre à 10h chaque jour, un atelier autour de deux jeunes chefs d’orchestre, Daniel Cohen et Gergely Madaras, et de deux compositeurs, Benjamin Attahir et Christian Mason, le 1er septembre à 12h, des ateliers préparatoires au concert, autour de Philippe Manoury (le 1er et le 6 septembre), de Jonathan Harvey (le 3 septembre), et de Schönberg (Erwartung, avec Deborah Polaski le 4 septembre) et le concert du  Lucerne Festival Academy Orchestra (Manoury, Harvey, Schönberg) le 7 septembre, d’autres concerts et d’autres ateliers sont prévus avec d’autres chefs, voir le programme détaillé.

Après les cycles et les rendez-vous annuels, notons quelques concerts qui mériteront le détour:
– Un concert le 22 août du GMJO: Gustav Mahler Jugendorchester, fondé par Claudio Abbado, dirigé par Daniele Gatti avec Frank Peter Zimmermann en soliste (Wagner, Berg, Strauss, Ravel)

– le 29 août, l’orchestre et le chœur du Teatro alla Scala dirigés par Daniel Barenboim donnent le Requiem de Verdi avec un quatuor de choc: Anja Harteros, Elina Garanca, Jonas Kaufmann(s’il est guéri), René Pape

– les 1er et 2 septembre 2012, Mariss Jansons et son Royal Concertgebouw Orchestra proposent le concerto pour violon de Bartok (Leonidas Kavrakos, violon), et la Symphonie n°1 de Mahler (Titan), et “le survivant de Varsovie” de Schönberg, la “Symphonie des Psaumes” de Stravinski, “Adagio for strings”, de Barber, “Amériques”de Varèse

– les 14 et 15 septembre, Bernard Haitink dirige le Philharmonique de Vienne dans deux programmes passionnants, le concerto pour violon de Sibelius (Vilde Frang, violon) et la Alpensymphonie de Strauss, puis le lendemain le concerto pour piano n°4 de  Beethoven (Murray Perahia) et surtout la Symphonie n°9 de Bruckner, à ne pas manquer.

Et puis le tout venant: London Symphony Orchestra (Valery Gergiev) le 24 août, The Cleveland Orchestra (Franz Welser-Möst) les 25 et 26 août, les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle) le 28 août, le St Louis Symphony le 6 septembre (David Robertson/Christian Tetzlaff), les Münchner Philharmoniker (Lorin Maazel) le 9 septembre, et tant d’autres concerts de chambre ou de solistes, et des rencontres, et des projections cinématographiques.

Eh oui, il FAUT aller à Lucerne!
[wpsr_facebook]

 

 

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2013: AVANT-PROGRAMME

Lucerne Festival Pâques, 16-24 mars 2013

En 2013, le Festival de Lucerne fête ses 75 ans. Et le programme de Pâques prochain est déjà très attirant. On annonce Claudio Abbado, Martha Argerich et l’Orchestre Mozart in Bologna dans le concerto pour piano en ut majeur K.503, Gustavo Dudamel et le Los Angeles Philharmonic dans “La mer” de Debussy et “L’Oiseau de feu” de Stravinski, ainsi qu’une représentation semi-scénique (réglée par Peter Sellars) de l’oratorio de John Adams “The Gospel According to the Other Mary ” dont la première a lieu en mai prochain à Los Angeles, et enfin Mariss Jansons  avec son Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks (L’orchestre symphonique de la radio bavaroise) offrira le War Requiem de Britten (2013 sera l’année Britten), composé en 1961 pour marquer la reconstruction de la Cathédrale de Coventry. Enfin on entendra aussi des voix comme Mark Padmore et Christian Gerhaher.
Rendez-vous en mars prochain!

[wpsr_facebook]

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 8 avril 2012: CONCERT dirigé par Zubin MEHTA (BRUCKNER, SYMPHONIE N°8)

8 avril 2012:
Bruckner, Symphonie n°8 en ut mineur (deuxième version, 1890)
Berliner Philharmoniker
Zubin Mehta, direction

“C’est pour ces moments-là qu’il vaut la peine de vivre” (Stendhal)

J’aime la huitième de Bruckner. J’ai Karajan dans l’oreille, et aussi Giulini, dont on parle peu aujourd’hui et qui pourtant fut l’un de ces immenses chefs qui jamais ne décevait, et enfin Günter Wand, ce magnifique brucknérien que les maisons de disques ont découvert bien tard. Au concert, je n’ai qu’une seule expérience de la huitième, il y a très très longtemps, mais ce fut décisif: Eugen Jochum. Quant à Abbado, il ne l’a jamais dirigée. Alors, on espère Lucerne…
Certains  considèrent Zubin Mehta comme un chef pour les “Trois ténors”, et quelques opéras, lorsqu’il est en forme. Vision injuste et réductrice. Certes, Mehta n’est pas toujours régulier, mais quand il s’investit vraiment, alors il laisse pantois. Comme ce soir.
La huitième est considérée par certains comme une sorte d’apothéose de la symphonie, par ses dimensions, par sa construction, par l’incroyable abondance instrumentale. Zubin Mehta a choisi la version de 1890, créé en décembre 1892 .
Quatre mouvements. Un premier mouvement (allegro moderato) plutôt sombre, qui se termine par une sorte de decrescendo funèbre, un deuxième mouvement en forme de scherzo, plus vif, plus rythmé (feierlich, allegro moderato – trio Langsam), un adagio en troisième mouvement, comme dans la IXème de Beethoven (Adagio. Feierlich langsam, doch nicht schleppend)  qui est pour moi un sommet,  formant un tout avec le finale imposant (Feierlich, nicht schnell). Beaucoup d’indications insistant sur la lenteur ont conduit Zubin Mehta à proposer une version plus longue que de coutume, d’environ cinq à sept minutes (la symphonie dure habituellement autour de 85 minutes, on est avec Mehta à 90 minutes).  Cette lenteur a gêné certains auditeurs, habitués à plus rapide. Pour ma part, j’ai aimé cette lenteur cérémonielle, grandiose, d’autant qu’elle s’accompagne d’une parfaite mise en place des équilibres sonores. Autant on s’est plaint les jours précédents d’un orchestre fort, autant cette fois le volume nous apparaît équilibré malgré l’énormité de l’orchestre, distribué selon un ordre différent: de gauche à droite violons I, violoncelles, (et derrière contrebasses), altos, violons II puis derrière à droite les trois harpes, à côté des cors et des tubas wagnériens. Les bois et les cuivres (en nombre impressionnant) gardant leur place traditionnelle. C’est donc essentiellement les cordes qui ont été réorganisées, et les cors /tubas / harpes. La concentration altos/violoncelles/contrebasses au centre du dispositif donne une insistance massive sur les graves notamment dans l’adagio, sublime.
Que dire sinon que tout au long de l’exécution, et dès le début, le son de l’orchestre, sa précision, sa manière de suivre le geste large du chef, nous plonge d’emblée dans une sorte d’extase sonore qui ira en se confirmant, voire en s’accentuant. Inutile de rappeler une fois de plus la prodigieuse magie des flûtes, hautbois et autres clarinettes, en ajoutant l’incroyable subtilité des cors (Stefan Dohr! bien sûr, mais aussi ses collègues) et des quatre tubas wagnériens) qui réussissent à amortir le son, à en faire un murmure qui va jusqu’à l’imperceptible. Les harpes, emportées par Marie-Pierre Langlamet sont aériennes, les cordes en sont effleurées (et le mot fleur a ici tout son sens), et le son global des cordes, à l’infaillible précision, au rendu charnu, presque charnel, à la modulation permanente: Mehta obtient d’eux un infini contrôle sur le son qui a pour résultat des crescendos à la fois réguliers, et incroyables. Il faut entendre le début du finale, net, précis, rythmiquement étourdissant, et surtout, surtout, surtout l’incroyable adagio, 25 minutes qu’on voudrait éternelles, qui n’ont cessé de provoquer en moi à divers moments des battements de cœur, des frissons, un effet physique direct de la musique sur le corps.
C’est bien cela qui s’est passé pour moi ce soir: une rencontre physique avec la musique de Bruckner, qui pourtant réussit rarement à me toucher profondément. Bien des moments qui secouent le cœur, bien des moments où montent les larmes, bien des moments où l’on rentre en soi, accompagné par cette musique à la fois grandiose et méditative.
Oui, il s’est passé ce soir ce qu’on attendait depuis deux jours, l’intrusion fulgurante de la puissance de la musique, de l’âme, du sensible: Mehta a rendu le primat au sensible tout en gardant à son interprétation une rigueur tout architecturée: les niveaux de son, les strates des pupitres chacun à son volume, chacun tout en contrôle, tout est parfaitement en place et contribue à l’impression d’un ensemble unique, irremplaçable, phénoménal.
Phénoménal, c’est bien ainsi qu’il faut qualifier l’orchestre, dont quelqu’un disait qu’on avait presque oublié qu’il pouvait jouer ainsi.
Mehta fête cette année 50 ans de collaboration avec les Berliner Philharmoniker: il a été ce soir le très grand chef qu’on connaît, il a été magique, il a réussi à faire sonner l’orchestre comme rarement, il a réussi à les faire sortir d’eux mêmes, car ce soir ils étaient uniques. Et la salle ne s’y est pas trompée, standing ovation, hurlements qui contrastaient avec l’atmosphère très concentrée et très tendue palpable pendant l’exécution (bien plus concentrée que les autres soirs). Et des gens avaient à la fin les larmes aux yeux, pensant que dans cette salle à l’acoustique tellement claire, tellement chaude, tellement présente, tellement proche (même en haut…c’est pourquoi il ne faut pas hésiter à prendre des places à prix raisonnables, car on y entend aussi  bien sinon mieux que dans les très bonnes places), oui dans cette salle qui fut la leur à Pâques depuis 45 ans, les Berliner Philharmoniker n’allaient plus jouer qu’à l’occasion, en simples visiteurs, lui préférant un vaste hall de gare à l’acoustique hasardeuse, pour quelques dollars de plus.
Ce fut l’un des plus beaux concerts des dix dernières années, à l’égal du Requiem de Verdi dirigé par Jansons, et de la Passion selon Saint Mathieu dirigée par Rattle (dans la mise en espace de Peter Sellars). J’en suis encore tourneboulé. A lui seul il valait le voyage.
Oui, ce soir on a perçu quel orchestre on allait perdre. Mais ils ne savent pas ce qu’ils sont en train de perdre aussi…

[wpsr_facebook]

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 7 avril 2012: CONCERT dirigé par Sir Simon RATTLE (SCHUMANN, NACHTLIED pour choeur et orchestre, CONCERTO pour PIANO en la mineur, op.54 piano Murray PERAHIA, BERIO, O King für Stimme und fünf Spieler, FAURÉ, REQUIEM avec Kate ROYAL et Christian GERHAHER)

7 avril 2012:
Schumann:
Nachtlied, pour chœur et orchestre op.108
Concerto pour piano et orchestre en la mineur op.54

Berio: O King, pour voix et cinq pupitres
Fauré: Requiem,
pour deux voix, choeur et orchestre en ré mineur op.48
Murray Perahia, piano
Kate Royal, soprano
Christian Gerhaher, baryton
Rundfunkchor
Berlin, chef de chœur Simon Halsey
Berliner Philharmoniker
Sir Simon Rattle, direction

Voilà une deuxième journée musicalement plus convaincante que la veille. Elle a commencé le matin lors de la répétition publique réservée aux “Förderer” (soutiens du Festival) par l’interprétation du  Concerto pour violon en ré majeur op.77 de Johannes Brahms, avec en soliste Guy Braunstein, à la ville Premier violon solo des Berliner Philharmoniker.

Cette répétition est la reprise d’un concert donné cet hiver à la Philharmonie, sous la direction d’ Andris Nelsons, qui a rencontré un immense succès. L’interprétation de Guy Braunstein, musicien israélien qui a intégré l’orchestre il y a douze ans en dit long sur la qualité des instrumentistes du Philharmonique de Berlin, dont plusieurs mènent aussi une carrière de soliste. Sir Simon Rattle, dont je n’aime pas toujours le Brahms, a travaillé en pleine osmose avec le soliste, et il en est résulté un vrai moment de musique, d’un grand niveau, et donc un gros succès du public.
________________________________________

La soirée a débuté par le beau “Nachtlied” de Schumann, qui met particulièrement en valeur le chœur de la Radio de Berlin sur un poème de Friedrich Hebbel: Schumann aimait travailler autour de textes de poètes contemporains. Trois strophes sur la nuit, sur la vie, sur le sommeil qui construisent la musique comme un crescendo, permettant au chœur de partir du murmure jusqu’à l’éveil imposant en une dynamique qui en fait l’une des œuvres chorales majeures de Schumann. L’orchestre accompagne avec bonheur ce crescendo, ce qui en fait un très beau moment.

7 avril 2012: saluts Rattle et Perahia

Le concerto pour piano (originellement, seul le premier mouvement était conçu par Schumann comme une fantaisie pour piano, puis il l’a élargi en concerto) est bien connu des mélomanes.
Ce soir, le soliste était Murray Perahia, qui en a livré une interprétation plus scandée, plus rythmée, moins fluide que de coutume, avec une impressionnante maîtrise technique dans le dernier mouvement, particulièrement spectaculaire. L’orchestre accompagne le soliste dans une unicité stylistique, avec un souci très marqué du chef de suivre le rythme du soliste: plusieurs fois, Rattle se penche vers le piano comme pour adapter au plus près l’accompagnement orchestral. L’orchestre comme d’habitude est exceptionnel, on n’en finirait pas de disserter sur flûte, clarinette, hautbois et cor anglais. Le niveau est très haut, mais il reste cependant qu’on a entendu déjà un Schumann plus fluide, plus chantant, plus ouvert. Ce n’est pas le sommet des sommets, mais on en sort néanmoins satisfaits.
La seconde partie commence par une pièce de Luciano Berio, immédiatement enchaînée sans silence, sans pause, par le Requiem de Fauré. Il faut rendre justice à Sir Simon Rattle d’avoir ouvert le répertoire de l’orchestre à des pièces moins connues, et surtout au répertoire français et contemporain. Rattle est un bon connaisseur des grands musiciens français et il en a imposés beaucoup à Berlin.
L’œuvre de Berio (ici interprétée dans sa version de chambre pour voix soliste, flûte, clarinette, violon, violoncelle, piano) date de 1968 et se veut un hommage à Martin Luther King, la soliste (Kate Royal) va épeler son nom jusqu’à ce qu’il apparaisse pleinement, en un climax marqué par le piano traité comme instrument à percussion. Pour la voix, le début est éprouvant car il exige un très grand contrôle, et la voix n’émerge pas, mais le volume va aller croissant, dans une ambiance très recueillie, et du même coup, le Requiem semble lui-même la conséquence de cet hommage puisque Martin Luther King mourra assassiné la même année. On peut donc admettre cet enchaînement surprenant, d’autant qu’il apparaît “naturel”.
Ainsi le Requiem de Fauré est pour moi le seul véritable “moment” de ces deux jours, où il s’est vraiment passé quelque chose: d’abord, Sir Simon Rattle sent visiblement cette musique et défend sa délicatesse et son intimisme. Pas de Dies Irae punitif, mais une ambiance très lyrique, avec un chœur supérieurement préparé, et un orchestre dont les cordes (distribuées selon un ordre particulier dans l’orchestre, avec les premiers violons à droite) sont à leur sommet, notamment dans les trois derniers moments, Agnus Dei et Lux aeterna, libera me et in paradisum. Impressionnant.
Il en résulte une véritable tendresse sonore que le lyrisme affiché de Rattle valorise. Kate Royal n’a pas semblé avoir la voix “céleste” voulue par la partition. Elle s’en tire mieux dans le bref Berio que dans Fauré, où elle n’est pas convaincante, alors qu’on pouvait penser que cette excellente chanteuse pouvait au contraire nous transporter. Mais son partenaire, le baryton allemand Christian Gerhaher, originaire de Bavière, est extraordinaire: il a la chaleur et la douceur vocale, la précision, la diction parfaite (on comprend chaque parole) le volume, dont il use avec parcimonie, mais qu’il module et qu’il contrôle à la perfection. On tient là un successeur évident aux grand liederistes allemands, à commencer par Thomas Quasthoff, qui vient d’annoncer son retrait. C’est sans doute aussi un grand Wolfram, un futur Beckmesser, bref, la carrière lui est ouverte: quand on a une voix comme celle-là, qui immédiatement fait frissonner et passionne, c’est une carrière immense qui peut s’ouvrir. Retenez donc ce nom, Christian Gerhaher.
Au total, ce Requiem nous a sortis de la grisaille:  avec des solistes, un chœur, et un orchestre pareils, dès que ça décolle, ça va très haut et très profond dans  le cœur et directement dans l’âme.
Ce soir, il y avait vraiment de la musique. Le public ne s’y est pas trompé, il leur a fait à tous un triomphe.

[wpsr_facebook]

7 avril 2012, Requiem de Fauré, saluts

OSTERFESTSPIELE SALZBURG (FESTIVAL DE PÂQUES DE SALZBOURG) 2012: LA DERNIERE VALSE DES BERLINOIS

Acte I: L’orchestre Philharmonique de Berlin quitte Salzbourg après 45 ans pour aller à Baden-Baden créer un nouveau “Festival de Pâques”
Acte II: Le Festival de Pâques de Salzbourg a fait appel à la Staatskapelle de Dresde pour le remplacer, et à son chef Christian Thielemann comme directeur artistique.

Trois Festivals de Pâques en Europe en 2013: Lucerne, Salzbourg et Baden-Baden

C’est un moment assez mélancolique qui attend les spectateurs du Festival de Pâques de Salzbourg, fondé par Herbert von Karajan en 1967 et dont l’existence était conditionnée par ces deux noms: Karajan et Philharmonique de Berlin. Salzbourg (Eté et Pâques) était le seul lieu où Karajan dirigeait des opéras à partir des années 70, et bientôt, il n’en dirigea plus qu’à Pâques et jusqu’à la fin (Tosca, en 1989). C’était le lieu par excellence de l’épiphanie du Maître, qui faisait courir les fans irréductibles ou les mélomanes fortunés, vu les prix pratiqués et le caractère très exclusif de la manifestation.
Mélancolie, oui, parce que les berlinois s’en vont.
Et le Festival de Pâques sans les berlinois, c’est pour moi comme une omelette sans oeufs.

Un point d”histoire d’abord: une amie très chère, mémoire quasi infaillible du Philharmonique de Berlin qu’elle fréquente depuis des dizaines d’années a bien voulu faire la liste des opéras présentés, sous Karajan et après.

Commençons par l’ère Karajan:

1967  Die Walküre  (Karajan)
1968  Das Rheingold  / Die Walküre  (Karajan)
1969  Siegfried / Das Rheingold  (Karajan)
1970  Die Götterdämmerung (Karajan)
1971  Fidelio (Karajan)
1972  Tristan (Karajan)
1973  Tristan / Das Rheingold (Karajan)
1974  Die Meistersinger (Karajan)
1975  Die Meistersinger / La Bohème (Karajan)
1976  Lohengrin (Karajan)
1977  Il Trovatore (Karajan)
1978   Il Trovatore / Fidelio (Karajan)
1979  Don Carlo (Karajan)
1980  Parsifal (Karajan)
1981  Parsifal (Karajan)
1982  Der Fliegende Holländer (Karajan)
1983  Der Fliegende Holländer (Karajan)
1984  Lohengrin (Karajan)
1985  Carmen (Karajan)
1986  Don Carlo (Karajan)
1987  Don Giovanni (Karajan)
1988  Tosca (Karajan)
1989  Tosca (Karajan)

En lisant cette liste on comprend pourquoi les gens couraient…même si régulièrement les mises en scène et  les distributions faisaient discuter (je me souviens de Fiamma Izzo d’Amico dans Tosca par exemple). Je n’étais pas un fan  de Karajan, mais son Acte III de Parsifal à Garnier en 1980-81(vu au premier rang d’orchestre en place “étudiants” car la salle n’était pas pleine) reste une expérience inoubliable. Je n’avais jamais entendu un son pareil, une pareille jouissance sonore qui confinait à l’ivresse dans la scène finale. Il reste que j’ai commencé à fréquenter Salzbourg à Pâques après sa disparition, au moment où Solti prit les rênes. Car nous en sommes à la troisième crise: à la mort de Karajan, la question de l’avenir du Festival de Pâques, si profondément lié à son fondateur s’est déjà très sérieusement posée. Les festivaliers étaient prêts à payer pour Karajan, le seraient-ils pour entendre d’autres chefs? On a même en 1990  appelé le Gewandhaus de Leipzig et son chef Kurt Masur, avant de confier les rênes du Festival à Sir Georg Solti (1992-1993). Ce n’est que lorsque Claudio Abbado a décidé en 1994 de continuer l’aventure commencée par Karajan que la situation s’est consolidée.

Voici donc le Festival de l’ère post Karajan:

1990  Fidelio (Masur /Gewandhausorchester Leipzig!)
1991  Le nozze di Figaro (Haitink)
1992  Die Frau ohne Schatten (Solti)
1993  Falstaff (Solti)
1994  Boris Godunov (Abbado)
1995  Elektra (Abbado)
1996  Otello (Abbado)
1997  Wozzeck (Abbado)
1998  Boris Godunov (Abbado)
1999  Tristan und Isolde (Abbado)
2000  Simon Boccanegra (Abbado)
2001  Falstaff (Abbado)
2002  Parsifal (Abbado)
2003  Fidelio (Rattle)
2004  Cosi fan tutte (Rattle)
2005  Peter Grimes (Rattle
2006  Pelléas et Mélisande (Rattle)
2007  Das Rheingold (Rattle)
2008  Die Walküre (Rattle)
2009  Siegfried (Rattle)
2010  Die Götterdämmerung (Rattle)
2011  Salome (Rattle)
2012  Carmen (Rattle)
Abbado a élargi l’assise du festival, en ajoutant des concerts réguliers de son orchestre de jeunes préféré, le Gustav Mahler Jugendorchester (GMJO) (on eut d’ailleurs droit en 1995 à un Lied von der Erde dirigé par Bernard Haitink avec le GMJO qui fut proprement anthologique);  en créant la série Kontrapunkte, dédiée à la musique contemporaine, il élargit aussi les possibilités d’écouter de la musique, dans l’ambiance plus intime du Mozarteum. Il eut moins de chance avec les productions dont certaines ne méritent pas la mémoire. Restent un Boris Godunov (Herbert Wernicke) qui reste la référence absolue des vingt dernières années, un Wozzeck (Peter Stein) qui fut une réussite totale (un spectacle inoubliable, pour moi le Wozzeck de référence,  à tous les niveaux, mais qui ne fut hélas jamais enregistré), le Tristan de Grüber n’était pas mauvais scéniquement, pas irremplaçable cependant,  mais tellement plus fort musicalement, tout comme le Parsifal de 2002, merveilleux musicalement, très décevant scéniquement parce que Peter Stein a toujours dit qu’il n’avait aucun atome crochu avec cette musique. Quant au Falstaff , il valait pour Abbado, mais la mise en scène de Declan Donellan fut très plate, en tous cas bien moins réussie que celle de Luca Ronconi avec Solti en 1993, spectacle merveilleux s’il en fut.
L’ère Rattle aura marqué par le Ring, car l’entreprise créait un lien avec les origines du Festival, même si ce fut scéniquement moyen (sauf l’Or du Rhin). Mais pour une fois, la coproduction avec Aix en Provence permit au public français de voir et d’entendre ce Ring avec les Berlinois et Rattle. Ce qui aura marqué l’ère Rattle ce sera peut-être cette Passion selon Saint Mathieu faite avec Peter Sellars en version semi-scénique, qui  fut un beau moment à Salzbourg, et sublime à Berlin.
Le festival de manière immuable a lieu le week end des Rameaux et puis le week end de Pâques pour quatre soirées: 2 concerts symphoniques dont un avec un chef invité (cette année Zubin Mehta pour la huitième de Bruckner), un concert choral et un opéra ainsi qu’une répétition publique. Il ouvre avec l’opéra et clôt avec l’opéra.
Il est soutenu par un financement presque exclusivement privé, des sponsors (Banque et Audi) et les “Förderer”, les soutiens du festival composés sous Karajan par l’ensemble du public (la salle du Grosses Festspielhaus a 2200 places , sur deux cycles cela faisait un peu moins de 4400 personnes, car les deux derniers rangs sont traditionnellement réservés aux étudiants.) Pour aller à Salzbourg Pâques, il fallait débourser le prix du billet et l’adhésion comme “Förderer” du Festival (aujourd’hui 300 Euros minimum). L’arrivée d’Abbado a maintenu le nombre à 3000/3500 personnes environ. L’ère Rattle a connu une chute au départ (environ 2000) puis le Ring a permis une augmentation à 2500 puis le nombre est  retombé à 2100. Voilà qui crée un manque à gagner en termes de trésorerie, et qui est un indice d’insatisfaction.
Pour les “Förderer”, les soutiens, leur fidélité, c’était bien sûr la garantie de voir Karajan diriger, mais aussi d’entendre les Berlinois dans un contexte moins anonyme, de retrouver des gens qu’on a  connus dans le public (car les places sont conservées chaque année), et donc, Karajan ou pas, s’est installée une ambiance très particulière dans ce festival, moins “jet-set” qu’on l’a dit. Pour certains mélomanes qui sont là depuis 45 ans, c’est une immense déception et un déchirement que de voir partir les Berliner Philharmoniker, parce que Salzbourg n’offre plus les confortables rentrées économiques du passé, et que les jeunes musiciens de l’orchestre, aujourd’hui majoritaires, n’ont pas les mêmes liens avec la tradition et l’histoire que les musiciens plus anciens, dont certains ont connu Karajan.
Déjà il y a trois ans s’est posée la question d’un départ, mais les “jeunes” se sont laissés convaincre et les Berliner sont restés. Dans cette affaire, ce sont les musiciens qui décident, et non le directeur artistique, Simon Rattle: la société des Berliner est une République démocratique autonome…A peine un an plus tard, alors même que l’on étudiait les décors du Parsifal de 2013 (alors prévu avec Rattle), la nouvelle est arrivée que les Berliner partaient:  cette fois-ci, les “vieux” n’avaient pas réussi à convaincre.
Le Festival de Pâques sortait d’une crise très grave de management, avec soupçon de détournement de sommes importantes. On avait appelé un nouveau manager, Peter Alward, sorti de sa retraite tout exprès, et voilà ce nouveau manager face à un dilemme, tout laisser tomber ou proposer une suite.
La suite, ce sera Christian Thielemann, assistant de Karajan pour Parsifal à Salzbourg en 1980, qui va incarner la continuité, et la Staatskapelle de Dresde, une phalange  prestigieuse dans la grande tradition germanique qui va reprendre le flambeau. Et bien des festivaliers vont rester.
En partant à Baden-Baden, les berlinois espéraient peut-être entraîner le public de Salzbourg. Mais Baden-Baden n’est pas Salzbourg, avec son attrait touristique, son histoire, sa mémoire et les habitudes enracinées des festivaliers. Baden-Baden est un jeune festival qui joue toute l’année, une sorte de saison thermale de grand luxe, qui attire le public par les noms de stars et par la variété de l’offre (opéra, ballet, chanson, symphonique, Lieder etc…). De plus, la salle est immense, l’acoustique difficile, et l’offre berlinoise, pour séduisante qu’elle soit, atteindra au départ surtout un public régional plus qu’international. D’autant que Sir Simon Rattle n’a pas l’attrait d’autres chefs: bien des amis à moi iront entendre Andris Nelsons, mais ni les concerts de Rattle, ni même “Die Zauberflöte” premier opéra affiché (4 fois, il sera sans doute difficile de remplir les quatre représentations) en 2013.
Et en discutant avec les musiciens de Berlin, du moins ceux que je connais depuis des années, je me rends compte que beaucoup regrettent ce départ et ne font pas de pari sur les évolutions de l’avenir.

Baden-Baden a réussi, après bien des efforts, à attirer le Philharmonique de Berlin, qui va lui donner une “affiche” d’appel, mais il faudra à mon avis étoffer l’offre pour véritablement créer un mouvement de public: ce matin à la répétition publique offerte aux “soutiens” (un beau concerto pour violon de Brahms avec Guy Braunstein en soliste), les Berlinois et Rattle  ont été fortement interpellés par un abonné de longue date qui s’estimait trahi dans la mesure où il offrait son financement pour les Berlinois, et pour Salzbourg, au nom de la musique, et d’une continuité, et d’une tradition. Voilà le sens qu’il donnait à son geste. Les Berlinois partis, il s’estime, fort justement, floué. Et n’a pas envie de continuer l’aventure avec eux.
Thielemann, avec le Requiem de Brahms et Parsifal l’an prochain, c’est une affiche attirante pour Salzbourg, il y a plus de risque à Baden-Baden…On verra le résultat, mais ce départ est à mon avis, une erreur stratégique dictée par le court terme et peut-être l’appât de gains illusoires. Tant pis pour eux.

[wpsr_facebook]

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 6 avril 2012: CONCERT dirigé par Sir Simon RATTLE (BEETHOVEN Concerto pour piano n°2, piano Emmanuel AX, MAHLER DAS LIED VON DER ERDE/Le CHANT de la TERRE avec Jonas KAUFMANN et Anne-Sofie von OTTER)

6 avril 2012:
Beethoven: Concerto pour piano et orchestre n° 2 en si majeur op.19
Mahler: Le Chant de la Terre
Emmanuel Ax, piano
Jonas Kaufmann, ténor
Anne-Sofie von Otter, mezzo soprano
Berliner Philharmoniker
Sir Simon Rattle, direction
________________________________________________________

Il y a un phénomène de programmation qui tient du ” hasard” et qui nous amuse: Sir Simon Rattle a souvent coutume de programmer un an après Abbado  les mêmes œuvres: c’est le cas de symphonies de Mahler ou de Bruckner par exemple. Cette fois, c’est encore plus patent, moins d’un an après le concert miraculeux du 18 mai 2011 à Berlin, avec le même orchestre, avec les mêmes solistes, il propose à nouveau “Das Lied von der Erde” au Festival de Pâques de Salzbourg. Quand il s’agit des Berliner Philharmoniker, de Jonas Kaufmann, d’Anne Sofie von Otter, qui ferait la fine bouche ?
Malheureusement dans ce cas “bis repetita non placent”.
La première partie, le concerto n°2 pour piano et orchestre de Beethoven en si bémol majeur, avec Emmanuel Ax en soliste affiche un effectif plutôt léger pour un orchestre très XVIIIème siècle (Mozart ou Haydn). Emmanuel Ax aborde la partie soliste avec une grande délicatesse de toucher et une couleur plutôt douce, plus “soft”, dirait-on. Même le dernier mouvement, très enlevé (c’est le plus fameux) reste aérien. J’ai beaucoup aimé son deuxième mouvement, particulièrement délicat, avec des phrases d’une grande beauté. L’accompagnement orchestral n’est pas toujours en cohérence avec le style de Ax, l’orchestre est plutôt fort, quelquefois plus rythmé que fluide, mais la qualité du son est telle, celle des pupitres si maîtrisée, qu’on se laisse ensorceler et on en sort finalement satisfait. Un joli moment de musique.
Il en va différemment pour Mahler. On assiste à un paradoxe: un orchestre de rêve, des pupitres incroyables: Emmanuel Pahud à la flûte et Albrecht Mayer au hautbois sont littéralement exceptionnels, les contrebasses sont sublimes, le son, les émergences de phrases musicales travaillées, sculptées par l’orchestre et le chef nous projettent à des niveaux de technicité inaccessibles.
Et pourtant, malgré un orchestre en tous points remarquable, cela ne fonctionne pas, cela ne part pas, cela ne décolle jamais.
D’abord, les solistes et notamment Jonas Kaufmann ne sont pas au mieux de leur forme, aigus non tenus, souffle quelquefois un peu court (c’est très sensible dans la première partie, Das Trinklied vom Jammer der Erde, il est vrai d’une extrême difficulté). Anne-Sofie von Otter est plus homogène mais elle doit lutter, elle aussi, contre un orchestre beaucoup trop fort, trop éclatant dont on croirait en permanence qu’il attaque la Symphonie des Mille. Les voix sont étouffées, sous ce flot sonore, et la gestique démonstrative de Rattle n’arrange rien. Il en résulte, malgré, je le répète, un orchestre techniquement parfait et une qualité sonore rare  – et pourrait-il en être autrement?- un déséquilibre net, dans une salle à l’acoustique pourtant très favorable, et une froideur surprenante de la part d’une phalange et de solistes qui nous avaient ensorcelés l’an dernier. Sir Simon Rattle privilégie “les effets” sur le discours, son orchestre se laisse admirer, mais ne nous parle pas, le cœur n’est jamais pénétré, n’est jamais interpellé, l’âme reste tranquillement endormie: on est dans la superficie, dans le spectacle, dans la mise en scène sonore, extérieure et sans intérêt. Trop souvent dans ce répertoire, l’orchestre de Rattle reste muet, et , malgré le flot sonore, reste incroyablement formel. Il en résulte l’impression qu’il ne s’est rien passé.

Alors évidemment on ne peut que se livrer aux jeux des comparaisons, bien cruelles en l’occurrence pour le chef britannique: là où il privilégie l’effet et la forme, Abbado fait parler  l’orchestre, il nous dit des choses, la douleur, la tristesse, la mélancolie, la joie, la mort. Je me souviens des frissons qui me parcoururent dans le “Ewig” final, d’une délicatesse bouleversante et qui semblait se diluer, dans l’orchestre, en osmose totale et qui nous avait chavirés, tous, tout le public en délire à Berlin. Ici, rien:  on entend deux discours parallèles, celui de la chanteuse et celui de l’orchestre, qui ne se croisent ni ne se parlent . Il y a d’un côté le primat et du sens et du sensible, de l’autre, de la forme et de l’effet. Dans une œuvre qui dit des chose si intenses, c’est véritablement passer à côté de la vérité et même à côté de l’art. Et la prestation moyenne des solistes (pour des chanteurs de ce niveau, entendons-nous) naît évidemment de cette absence du sens, qui laisse les chanteurs à leur souci de bien chanter, mais qui ne les engage pas au-delà; quant à l’orchestre, il joue à la perfection et au millimètre les intentions du chef, il n’est pas dans l’adhésion, ni dans l’engagement.
Nous avons assisté à une parfaite lecture de la partition, nous avons entendu des notes magnifiquement exécutées. Mais la musique n’était pas vraiment au rendez-vous.

[wpsr_facebook]

THÉÂTRE À LA COMÉDIE DE VALENCE LE 3 avril 2012 : DOPO LA BATTAGLIA, mise en scène de PIPPO DELBONO

Bobò-@-Giovanni-Cittadini-Cesi

Il y a des spectacles dont on sort ému et heureux, mais qu’on est incapable de résumer, ou qui nous trouvent démunis lorsqu’il faut les évoquer. Les mots dans leur netteté, dans leur crudité semblent ne jamais traduire assez bien la complexité des sentiments éprouvés, ne jamais démêler les fils tressés qui ont fait de cet ensemble apparemment hétéroclite de scènes, d’images, de mots qui nous ont frappés, un tissu cohérent qui a tiré çà et là des larmes. Vidéo, théâtre, danse, opéra, musique se rencontrent et se heurtent, avec une force de séduction inouïe. Voilà en quelque sorte ce qui se bouscule au sortir de la seule représentation donnée à la Comédie de Valence de “Dopo la battaglia” (Après la bataille) de Pippo Delbono: la vie est toujours un “après la bataille”, fait de silence, de mort de réveil, de chocs, et d’amour retrouvé.
La scène est une sorte de cour de prison, un espace sur lequel des portes à lucarne grillagée ouvrent. Les personnages entrent et sortent, et occupent l’espace central, comme une “promenade de prisonniers”, et le spectacle est une succession de “numéros”, danse, apparitions, défilés, sketches qui illustrent une sorte d’état du monde, d’état des gens, qui passe de l’optimisme au pessimisme, de l’ironie au sarcasme, en utilisant un fil rouge que seraient la musique, et la danse, toutes les danses, de la ballerine classique à Pina, Pina Bausch, et toutes les musiques, Tchaïkovski, Paganini,

©Lorenzo Porrazzini

et la musique du magnifique violoniste Alexander Balanescu, dont le violon pleure, mais cela commence par l’opéra, ou plutôt Verdi, qui structure bonne part du spectacle: Verdi, parce que Verdi, c’est évidemment l’Italie, une Italie revendiquée qui circule sans cesse, explicite ou implicite. Explicite quand Pippo Delbono cite “Silvio”, ou lorsqu’il invite les spectateurs à se lever à l’audition du “Va pensiero..”, chœur des esclaves du Nabucco de Verdi, sorte d’hymne national “Off'” puisque “Fratelli d’Italia”, l’hymne italien officiel de Mameli est en permanence en Italie l’objet de critiques, de sarcasmes et d’un refus quasi général. Implicite lorsque Bobo’ agite le drapeau italien, son activité favorite, qui est aussi un sport très en vogue dans les reconstitutions médiévales de type Palio, plus implicite dans certaines scènes qui s’appuient sur une tradition de la Commedia dell’arte comme l’utilisation des masques, ou le comique de farce de certaines autres, mais aussi dans la manière qu’ont Pippo Delbono ou les acteurs de s’adresser au public, de le prendre à témoin, de l’impliquer dans le jeu (pendant la “pause” de deux minutes où les acteurs font danser le public…), plus implicite enfin – et c’est un élément permanent sinon fondateur des spectacles de Pippo Delbono- dans l’utilisation d’acteurs de tous statuts, des acteurs “ordinaires”, des danseurs, mais aussi des acteurs de cette humanité souvent cachée, clochards (“barboni”, comme le titre d’un de ses spectacles), trisomiques, “fous”, ou microcéphales comme Bobo’. Cette manière de mettre sur scène une humanité diverse est bien sûr un mode d’implication de toute l’humanité, y compris ceux qui “diffèrent”, les “autres”, ceux qu’on a tendance à cacher, mais c’est aussi une manière toute italienne (et toute catholique) de ne pas cacher les “différents”. Il y a en Italie une manière “naturelle” de faire participer à la vie de la rue, de la cité, les “handicapés” et notamment les handicapés mentaux. Nous découvrons en France depuis la loi de 2005 l’inclusion du monde handicapé quel qu’il soit dans le monde ordinaire, et notamment à l’école; en Italie en revanche il existe une habitude bien plus ancienne, bien plus diffuse, d’inclure les handicapés physiques ou mentaux dans le paysage ordinaire du monde (l’antipsychiatrie est fortement diffusée en Italie) . A l’école, depuis très longtemps, les handicapés participent à la classe accompagnés par leur “insegnante di sostegno”, un professeur titulaire spécialement chargé de les suivre et de les accompagner dans les cours ordinaires. La démarche théâtrale de Pippo Delbono, pour singulière qu’elle soit, trouve ses racines dans la manière toute italienne d’accompagner ces “différents” et de les traiter comme des gens ordinaires dans la communauté des hommes et surtout de les faire porter une part irréductible de la vérité humaine.  Tous ces éléments réunis produisent évidemment un tableau étonnant de la complexité de l’humain, des méandres de la psychè, qui rencontre aussi d’autres fils, comme celui, très présent de l’autobiographie, du “je” revendiqué, du mélange de l’universel et du particulier: Bobo’ comme participant au particulier et à la vie intime de Pippo Delbono, ou cette apparition de sa mère, qui lui demande un théâtre qui puisse montrer les valeurs chrétiennes, en face de visions plus larges et fugitives d’une humanité plus générale, des conditions de vie à l’asile, avec ces personnages emportés “manu militari” par des blouses blanches par exemple ou simplement, des visions de guerre et du malheur de l’errance humaine.

Quand l’opéra verdien accompagne ce tableau initial d’une humanité institutionnelle, corps constitués et église, où l’église est représentée par un prélat qui tient sur ses genoux une tête d’enfant qu’il caresse “dangereusement”, nous sommes au carrefour du général (les affaires de pédophilie) et du particulier (la vie de Pippo Delbono, lacérée dans son enfance par des affaires de cet acabit) et ce spectacle est bien un travail en tension permanente  entre des destins singuliers et notre destin collectif, qui peut nous interpeller là où on avait oublié et qui crée un rapport très étrange à ce qui se passe en scène un rapport qui nous investit personnellement. Un exemple, qui m’est tombé directement dessus et qui hier m’a bouleversé:

©lorenzo-porrazzini

à un moment vers la fin du spectacle, un bouquet de roses rouges est laissé sur scène et autour de lui une danseuse (Marigia Maggipinto, de la compagnie de Pina Bausch) fait irruption en robe rouge dans une chorégraphie à la Pina Bausch, puis deux puis trois…Hommage vibrant à Pina, qui m’a fait irrésistiblement venir des larmes, car cela m’a plongé dans un de ces souvenirs enfouis qui ré-émergent: Rovereto en Italie, près de Trente, au Teatro Zandonai. On joue “Nelken” de Pina Bausch. Des danseurs sur scène, un même mur gris comme ce soir, et deux rangs devant moi, Pina, hiératique, se lève, regarde son voisin de son regard si profond et si doux, et lui donne une douce accolade, puis ce mouvement se répète à l’infini dans la salle, cette accolade se multiplie comme on multiplie les pains. Larmes. Gorge nouée.
Revoir les mouvements de Pina sur la scène m’a renvoyé à ce souvenir lointain et subitement je me suis senti concerné, interpellé, appelé personnellement par ce que la scène m’offrait. Bien sûr il y a aussi inévitablement l’appel à la farce et au burlesque, comme cet irrésistible discours de Maire lors de l’ouverture du “Poesia Festival”, dit en mauvais play back, comme si le discours était tellement automatique et convenu qu’il ne pouvait être personnel, et que tous, nous avons en quelque manière déjà entendu. A cet appel à la farce et au burlesque correspond comme pendant pathétique le “Lacrimosa” du Requiem de Verdi accompagnant des images de guerre (Balkans) ou d’immigrés débarquant à Lampedusa, visions terribles de l’humanité d’aujourd’hui, qui actualise Verdi, qui nous renvoie à notre face la plus noire, encore plus vive avec les débats qui agitent aujourd’hui autour de l’immigration clandestine.
Traversé par le burlesque (le jeu de double avec la vidéo d’un des acteurs sorte de “monsieur Loyal” qui traverse de temps à autre le plateau, qui ouvre la porte du fond “en réel”, repris ensuite par une animation vidéo en double illusoire) le tragique, le pathétique, mais aussi l’intime et le personnel, le spectacle se ferme comme une magnifique fleur blanche dont le pistil serait Bobo’, entouré des danseuses qui en font une image étrange et magnifique, incroyablement optimiste : après avoir parcouru des méandres d’une humanité diverse et large, terrible et ridicule, souriante et malheureuse, intime et universelle, il nous en fait toucher la complexité et la profondeur mais aussi un irrésistible optimisme, une formidable envie de vivre.
Oui, le théâtre de Delbono est théâtre d’images, d’images d’humanité profonde, qui nous prend immédiatement dans nos replis les plus intimes, dans nos tripes sans jamais verser dans l’exhibitionnisme. Le “Je” de Delbono construit une vision impressionniste du monde, par touches successives, par flaques d’émotions qui finissent toujours par résonner en nous, en écho, en profonde synesthésie par un système de correspondances: je relisais ce soir les “Tableaux parisiens” des Fleurs du Mal de Baudelaire et j’y retrouvais à travers “les petites vieilles ” “les aveugles”, “A une mendiante rousse” autant de flaques de poésie qui faisaient écho à ce théâtre: le théâtre de Delbono est un théâtre de Fleurs du Mal dont Delbono serait le Baudelaire.
Est-il étonnant que les spectateurs touchés, tendus, émus, lui fassent ensuite un tel accueil? La magie du théâtre terriblement cathartique de Pippo Delbono avait une fois de plus frappé, du plus doux des poignards.

Comédie de Valence, 3 avril 2012

 

 

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES le 31 mars 2012: Mariss JANSONS dirige le SINFONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS (Janáček, Brahms)

Johannes Brahms (1833-1897)
Symphonie n° 2 en ré majeur, Op. 73
Leoš Janáček (1854-1928)
“Messe Glagolitique ”
Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise
Choeur de la radio bavaroise, direction Peter Dijkstra
Tatiana Monogarova, soprano
Marina Prudenskaia, mezzosoprano
Ľudovít Ludha, ténor
Peter Mikuláš, basse
Mariss Jansons, direction musicale
__________________________________________________________________________________

On va manquer de superlatifs pour décrire la soirée qui vient de se terminer. Que des superlatifs absolus, définitifs, tant ce fut surprenant, impressionnant, neuf. Ce soir c’est de la pure énergie qui a circulé dans l’auditorium du KKL, une énergie optimiste, sûre d’elle, ouverte pour un Brahms d’exception, une énergie animale, d’une force peu commune, pour le Janáček, que,  honte à moi, j’entendais pour la première fois. Le tout dans la perfection technique d’instrumentistes totalement dévoués à leur chef, totalement engagés, totalement immergés dans le flot musical qui a tout emporté ce soir dans la salle en délire.
Par chance, ARTE était là et transmettra le concert le 15 avril.
On a écouté ce soir la symphonie n°2 de Brahms évidemment en écho à l’interprétation  de la symphonie n°4 la veille. Hier, c’était une sorte d’énergie tragique qui circulait dans la salle. Aujourd’hui, c’était une énergie vitale, optimiste, une sorte d’énergie pastorale au sens beethovenien du terme. Ma voisine, une dame largement septuagénaire très émue me glissa à la fin qu’elle avait soixante ans de violon derrière elle et que voir ainsi les cordes se déchaîner lui donnait envie d’aller jouer avec, tant leur énergie était communicative.
Jansons est revenu à la disposition orchestrale traditionnelle, Violons I et II à gauche, violoncelles, altos et derrière contrebasses à droite. Brahms joue en effet sans cesse sur l’épaisseur des sons graves face à celui des violons. On le sent au début très sensible, au son allégé mais à la couleur grave de l’ensemble altos/violoncelles, et aussi au cor, toujours atténué, mais toujours présent, et vraiment exceptionnel. Ce qui frappe dès le départ c’est la clarté, c’est la netteté et la précision des sons, et l’incroyable ductilité des cordes. Quand je regarde mes notes, elles sont remplies de points d’exclamation, notant çà et là l’art de la modulation porté à son sommet, notamment dans le deuxième mouvement, des diminuendi à se pâmer, mais aussi un élargissement progressif des volumes jusqu’à des tutti impressionnants, des phrases musicales qu’on découvre, qu’on n’avait jamais écoutées, ni même entendues, le tout sans aucune aspérité, sans cette scansion nette qu’on entendait la veille. Une sorte de suavité agreste qui surprend notamment dans le début du troisième mouvement, d’une grande fluidité, puis de cette attaque énergique des cordes qui nous transporte,
Dans le dernier mouvement, au début fulgurant qui alterne incroyable énergie et incroyable douceur en un contraste fort et en même temps jamais vraiment choquant, qui baigne  dans une atmosphère  optimiste et généreuse, on passe du dialogue d’un pizzicato et des bois à une reprise plus grave des violoncelles/altos, on lit tous les niveaux de tous les pupitres, rien n’échappe. Quant au final, il est totalement époustouflant, on a le cœur battant, on sort heureux, de cette énergie communicative qu’on a envie de partager immédiatement.
Ce qui frappe dans tout cela c’est  l’extrême construction de ce travail, on le sent dans les crescendos, dans la précision des attaques, dans la perfection instrumentale et évidemment le niveau prodigieux atteint par l’orchestre, sous l’impulsion du chef qui est toujours souriant d’un sourire communicatif et qui déploie une énergie incroyable. La vérité du cœur. A pleurer.
Quel changement! Je me souviens qu’en 1980, jouer Janáček était exceptionnel. A part Jenufa, bien peu d’œuvres étaient représentées ou jouées en concert. Les quelques mélomanes qui s’y intéressaient songeaient à créer une association des amis de Janáček, pour stimuler les organisateurs de concerts ou les directeurs d’opéra. J’ai entendu la Sinfonietta en 1990 lors d’une tournée du Philharmonique de Berlin en Italie, j’ai dû entendre pour la première fois Jenufa en 1982 ou 83. Le paysage a bien changé, heureusement, mais la « Messe glagolitique» reste une rareté. Et c’est vraiment dommage, c’est une oeuvre majeure! Elle est ainsi nommée par référence à l’alphabet introduit par Cyrille et Méthode, est écrite dans un texte qui est une sorte de slavon reconstitué, mais reprenant des éléments (partiels) de la messe en latin. S’affichant résolument slave, la Messe glagolitique est aussi une sorte de manifeste d’un panslavisme revendiqué, à un moment où Janáček, deux ans avant sa mort, n’a vraiment plus rien à faire d’un conformisme politique ou musical. Et disons-le tout net, la Messe glagolitique n’a rien d’une messe, dans sa rutilance, dans sa composition riche et charnue, généreuse, comme l’est toujours la musique de Janáček. C’est une messe, sans doute, mais plus à Dionysos, à la Nature, à l’énergie vitale, au paganisme (en ce sens, on est un peu dans l’esprit du Sacre du Printemps). On dirait aujourd’hui que Janáček déconstruit l’idée de messe, recueillie, intérieure, d’un dialogue intime. Ici c’est une explosion permanente, une sorte de cri rauque vers un Dieu presque agressé qui s’ouvre par une phrase musicale qui rappelle le début tempétueux de la Sinfonietta, auquel l’introduction fait irrésistiblement penser. Même l’orgue est totalement explosif, répétant un motif d’une rare énergie, dans le « Varhany solo » qui précède le final (Intrada). La nécessité de l’orgue fait comprendre d’ailleurs la rareté de cette œuvre dans les concerts (car toutes les salles n’ont pas de Grand Orgue !). Rareté qui serait incompréhensible autrement tant la musique en est puissante, prodigieusement présente, tout en étant à la fois complexe et accessible, une musique aux lointains échos…pucciniens  (j’ai encore le Trittico en tête, et  j’entends des choses lointaines qui pourraient venir de là, je me trompe peut-être, mais je sais que Janáček admirait Puccini). Ainsi pas un seul moment de répit, de repos, car tout est en tension permanente, notamment pour les voix, toujours sollicitées pour dépasser un orchestre monumental. S’en sort merveilleusement la soprano Tatiana Monogarova dont l’attaque dans le Kyrie est meurtrière : toutes ses interventions sont extraordinaires, et extraordinairement tendues. Une voix d’une pureté rare et d’un volume étonnant. A suivre ! Le ténor Ľudovít Ludha est très vaillant mais le timbre très clair le contraint à forcer et il s’en tire avec difficulté, eulement plus à l’aise quand l’orchestre est un poil plus bas. La basse assez connue Peter Mikuláš intervient tard, mais montre dans le Sanctus une assise claire, un très beau timbre et un beau volume qui s’élargit. Marina Prudenskaia pour la partie de mezzo intervient très peu, mais affiche un organe assez somptueux, comme toujours. Un quatuor admirable, même avec les petites réserves exprimées plus haut.
Le chœur de la Radio Bavaroise est sans doute le meilleur chœur d’Allemagne, il le prouve encore ce soir où sa prestation est littéralement prodigieuse, aussi bien dans la puissance que dans les mezze voci, où il est très sollicité, le son est pur, on entend bien le texte (même si on ne comprend  pas le slavon, on entend les « gospodin », les « boje », familiers aux auditeurs de Boris Godounov !), ce chœur a été ce soir simplement formidable.

On s’arrêtera aussi sur la prestation à l’orgue, très présente dans cette œuvre, de l’organiste lettone Iveta Apkalna, toute énergie, qui produit le son monumental voulu dans cette cathédrale laïque qu’est l’auditorium de Jean Nouvel, merveilleusement adapté à cette œuvre par son acoustique très chaude et très réverbérante .
Quant à l’orchestre, on reste stupéfait devant les cordes, on l’a dit, qui sont à la fois précises, nettes, mais aussi subtiles, qui savent adoucir le son jusqu’à l’extrême, mais ce soir c’est surtout le timbalier Raymond Curfs (bien connu des abbadiens, ancien du Mahler Chamber Orchestra, et timbalier du Lucerne Festival Orchestra)  qu’il faut fêter dans Brahms comme dans Janáček : il nous fait comprendre que le « Paukenschlag », le coup de timbale,  est un art gradué, voire subtil.  Un grand artiste ! Très applaudi par le public.

Ce soir, comme le dit très justement le programme de salle, la musique que nous avons entendue est une musique de la vérité, dans sa douceur comme dans sa violence, dans sa rudesse comme dans sa nature. Quel concert!

Chaque concert de Mariss Jansons est à la fois une surprise et un ravissement, on se sentait léger, rempli d’énergie, de vitalité, d’émotion à la sortie, ce fut mémorable ce soir, et hier grandiose: des concerts qui vont rester gravés, et ce soir le concert va bien vite rejoindre ma concertothèque du coeur. A vos cassettes, comme on dit, et rendez-vous le 15 avril, 19h15.
Quant à Mariss Jansons,  à l’orchestre et au chœur de la radio bavaroise, (avec le Tölzer Knabenchor) ils porteront à Lucerne en mars 2013 le War Requiem de Britten. Si le Dieu de Janáček nous est favorable, nous y serons.

[wpsr_facebook]