OSTERFESTSPIELE BADEN-BADEN 2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 27 MARS 2015 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Brigitte FASSBAENDER)

Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros...©Monika Rittershaus
Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros…©Monika Rittershaus

Au sortir de ce Rosenkavalier, je suis très perplexe. Perplexe parce que je me demande s’il fallait réunir tant de grands noms (Rattle, Harteros, Fassbaender, Erich Wonder, Berliner Philharmoniker) pour un résultat aussi pâle ? La déception est grande, malgré une sublime Anja Harteros et des Berliner des grands jours. Mais la direction de Simon Rattle n’est pas toujours convaincante, quant à la mise en scène de Brigitte Fassbaender, elle ne l’est jamais.
C’est d’autant plus décevant qu’on aurait pu attendre de Brigitte Fassbaender un travail à la fois plus précis, plus rigoureux et plus sensible, tant cette chanteuse exceptionnelle a fréquenté dans sa carrière les productions les plus emblématiques de l’œuvre. Mais il ne suffit pas d’être une grande chanteuse pour être metteur en scène.
Depuis qu’elle a arrêté l’opéra, Brigitte Fassbaender se consacre à la mise en scène. On se faisait une joie de voir son travail, et c’était une jolie occasion de lui rendre hommage.
Las, le spectacle de Baden-Baden ne peut fournir cette occasion tellement il est pauvre, désordonné, sans âme et même, terrible à dire, ennuyeux.
D’abord, il n’y a aucune ligne directrice dans ce travail d’actualisation; songez, devant le rideau fermé un masque d’escrimeur éclairé par un projecteur…Octavian au sortir de son entraînement d’escrime va voir sa maîtresse en déshabillé rouge. Son gros sac de sport traîne, il est en Nike ou similaire…

Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)...©Monika Rittershaus
Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)…©Monika Rittershaus

Face à lui, la Maréchale au moment de se faire coiffer, revêt une robe à panier et une perruque pseudo XVIIIème ridicule : à bon droit elle peut protester d’avoir été coiffée comme une vieille femme…et dès qu’elle est seule, elle jette robe et perruque pour se retrouver en son naturel XXème siècle
Le chanteur italien (Lawrence Brownlee) est vêtu comme un chanteur de jazz des années Charleston.

Début de l'acte II ©Monika Rittershaus
Début de l’acte II ©Monika Rittershaus

L’intérieur de la maison Faninal n’a rien de ces somptueuses demeures vues dans des milliers de mises en scène. On ne peut reprocher à Madame Fassbaender d’avoir voulu faire autre ou d’essayer de rompre avec la tradition. Mais on se demande où elle veut en venir en montrant  les communs du Palais Faninal, où femmes de ménages et couturières (vêtues XXème siècle) s’affairent autour de la jeune fille (vêtue XVIIIème) :  la rose y est remise, et suprême humour, avec un beau bouquet à Marianne Leitmetzerin.

La peinture des personnages ?

Trio final ©Monika Rittershaus
Trio final ©Monika Rittershaus

Anja Harteros fait ce qu’elle veut et elle a bien raison, Peter Rose aussi, en baron Ochs version cinquante ans qui veut faire trente, et Octavian (Magdalena Kožená) doit faire « homme »: alors il fait « hommasse », fagoté plutôt qu’habillé, dans des attitudes d’une grande vulgarité qui n’ont rien à avoir avec le jeune homme de la pièce de Hofmannsthal. Seul Faninal et Sophie échappent au jeu de massacre, le premier qui est pourtant un sujet qu’on regarde avec ironie dans la pièce, reste ici beaucoup plus distant, et c’est heureux. Quant à la seconde, elle n’existe pas.
Enfin, trois notations « originales » de Madame Fassbaender, pour couronner:
– Leopold, le valet de Ochs se déplace en roller (pourquoi?),
– au lieu du petit serviteur cherchant le mouchoir, la dernière image est Octavian courant vers la Maréchale qui s’éloigne, pour la serrer dans ses bras,
– quant au couple Octavian/Sophie, ils se jettent sur le lit originellement prévu pour Ochs et Mariandl et le rideau de l’alcove se ferme…pour être rouvert avec le couple en ébat quand on déménage la chambre aménagée pour Ochs.
Car cette mise en scène aime aussi les allusions sexuelles plutôt lourdes (voir les sbires de Ochs avec les servantes de Faninal).
Tout cela est plein de bon goût et d’élégance : on peut tout admettre si il y a du sens, mais ici non seulement le livret reste traité tel quel, mais le jeu des personnages  souvent outrancier, n’est qu’une copie exagérée du jeu habituel, dans une sorte d’univers coloré et vaguement circassien. Certes, c’est une farce « Eine Farce » dirait la maréchale, mais sans relief, sans piquant, lourdaude et d’une affligeante fadeur.
Même si la mise en scène de Madame Fassbaender est désordonnée et sans rigueur, on arrive à comprendre qu’elle joue entre l’image habituelle du Rosenkavalier et l’image qu’elle veut en donner, c’est sans doute le sens de ces allers et retours XVIIIème/XXème : on est.. (allez..osons !) à l’époque de Hofmannsthal, qui pourrait aussi être celle de Lulu (mais je m’égare…).
Ainsi le décor à l’économie parce que la production est supportée à 100% par le Festival sans coproducteur, est-il constitué au premier plan de quelques meubles et de projections sur une toile de tulle et, idée lumineuse, les personnages arrivent en apparaissant (latéralement) en arrière plan, puis en second plan, entre des rideaux de tulle, pour arriver enfin sur le plateau.
Tout cela est très mal fait et pour tout dire, sans intérêt.
Arte povera. Idee povere.

Musica ricca ? 
Pour la musique c’est plus complexe, mais là aussi assez décevant. Certes, les Berliner Philharmoniker sont au diapason de leur réputation : le son qui s’échappe de la fosse (quelquefois un peu brumeux vu l’acoustique difficile de cette salle), laisse entendre des choses sublimes, et provoque souvent une sorte d’ivresse, ce sont les bois exceptionnels, d’une perfection à se rouler sur un tapis de roses du paradis (la flûte à la fin !!) ce sont les cuivres, nets, propres, au son plein, ce sont des cordes à se damner (ah, les violoncelles…), bref, l’orchestre est au-delà de l’imaginable.
On ne peut en dire autant de la direction de Sir Simon Rattle. Si elle épouse le son de l’orchestre, si elle en tire le maximum dans certains rares moments plus retenus (comme la fin du premier acte), plus mélancoliques, qui sont à dire vrai phénoménaux d’émotion et réussissent à faire palpiter les cœurs, (mais pas dans le duo de la rose, sans poésie ni magie) elle n’est ni très dynamique, ni très dansante, ni très valseuse et surtout ni très précise.
Jamais on ne “laisse aller  c’est une valse”…Il en résulte des moments sublimes et des moments qui devraient être dynamiques, énergiques et énergétiques, et qui restent ouatés, sans âme, un peu timides et pour tout dire indifférents et vaguement brouillons; seul, le trio final rattrape cette impression d’insatisfaction,  à vrai dire essentiellement grâce à Anja Harteros, et aussi aux deux autres protagonistes, plus irrégulières, mais là enfin saisies par émotion et  sensibilité.

J’ai lu quelque part que cette direction ressemblerait à celle de Carlos Kleiber…je n’ai pas dû être là ces soirs là, et pourtant j’ ai bien vu une douzaine de Rosenkavalier kleibériens, dans les années 80 à 90 jusqu’à ses dernières représentations viennoises. C’est d’ailleurs moins avec Vienne qu’avec l’Opéra de Munich que Kleiber a marqué : il y avait là une énergie phénoménale alliée à une fraîcheur et à une jeunesse toute octavianesques et des moments de lyrisme à vous damner où les larmes coulaient sans qu’on sache pourquoi. C’était vif, charnu, explosif et charmeur, et ça dansait tout le temps et on souriait tout le temps, et le cœur se soulevait tout le temps.
On en est loin, sans qu’évidemment avec un tel orchestre on soit dans la médiocrité, cela reste beau et luxueux, mais sans véritable engagement, et surtout, sans couleur définie, ni animation (au sens d’anima, âme)
Du côté du plateau, c’est tout aussi contrasté : Peter Rose fait son habituel baron, merveilleusement rodé, et en phase juste ce qu’il faut avec la mise en scène car elle charge les choses inutilement (on est loin de l’élégance et de la distance de Harry Kupfer à Salzbourg), mais cela reste sans vraie surprise.
Le chanteur italien, un petit rôle certes, mais tellement symbolique et si important, et surtout si attendu est ce soir Lawrence Brownlee, merveilleux, seul adjectif qui convienne, tant il a le style, et ce je ne sais quoi d’exagéré qui en fait le juste personnage, le peu qu’il chante est un moment suspendu. Vraiment exceptionnel.
Le Faninal de Clemens Unterreiner a cette simplicité qui le rend juste, sans jamais charger le personnage : par la seule diction, par le ton, il est Faninal. Il produit la même impression qu’à Vienne, avec une voix très bien projetée qui réussit à sonner dans le grand hall de Baden-Baden.
L’Annina et Valzacchi travestis (à leur entrée en scène) c’est Stefan Margita, très bon Valzacchi qui est la femme et Annina, Carole Wilson, au physique menu, qui est vêtue en homme. D’où un couple brinqueballant  évidemment désopilant et très réussi malgré la perplexité suscitée par l’idée de mise en scène : mais dans cette scène centrale du premier acte où tant de personnages passent avec une caractérisation instantanée, on doit voir en un éclair qui fait quoi : dans ce maelström, Valzacchi et Annina qui doivent entrer discrètement, se laissent remarquer immédiatement. Mais tous deux sont vraiment d’excellents chanteurs acteurs.

Avec la Marianne Leitmetzerin de Irmgard Vilsmaier les choses se gâtent un peu : l’artiste est plutôt un des bons seconds rôles du marché lyrique. Le problème du début du second acte, c’est le déséquilibre entre cette voix puissante, saine et dardée, et la voix inexistante de Anna Prohaska, on n’entend plus que Madame Vilsmaier, avec des aigus violents, métalliques, qui gâchent tout le début de l’acte et finissent par déranger violemment. C’était à la limite du supportable ce soir.

Duo final ©Monika Rittershaus
Duo final ©Monika Rittershaus

La Sophie d’Anna Prohaska est en revanche une erreur de distribution. On mettait naguère beaucoup d’espoir dans cette voix qui devait, je le rappelle, être la Lulu d’Abbado qui n’a jamais vu le jour. « Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs » aurait dit Malherbe. La voix est petite, mais ce ne serait pas gênant si elle était projetée, si l’articulation des paroles était claire, si enfin il y avait une présence scénique réelle. Cette Sophie n’existe pas, et reste désespérément pâle. Dans le vaisseau de Baden-Baden, elle reste toute perdue. À la place d’Octavian, au dernier moment, je serais volontiers retourné avec la Maréchale…
L’Octavian de Magdalena Kožená a justement la voix bien présente, et bien posée. Comme dans sa Carmen, elle surprend par le volume et un certain relief, mais deux éléments m’ont profondément gêné, qui sont liés : d’une part la vulgarité de l’interprétation scénique, due sans doute aux intentions de Madame Fassbaender : aucune élégance, aucun raffinement, une vision volontairement un peu brute, comme un Cherubino mal élevé et sans charme et d’autre part l’absence de « style » dans la manière de chanter, la manière de dire, l’absence de ton ou d’accents qui font qu’on n’est jamais vraiment ému par le personnage : le duo de la rose ne m’a pas paru vocalement en place (au moins à la première) , et de plus il ne dégageait rien : entre une Sophie toute concentrée sur ses paroles et son chant, qui en oubliait la musique, et un Octavian peu convaincu, et donc peu convaincant, on chercherait en vain la poésie et la magie, d’autant que ce n’est pas le dynamisme de la fosse plutôt terne à ce moment qui pouvait soutenir l’ensemble.
Reste Anna Harteros, qui a elle seule valait le voyage, comme elle le vaudra à Paris la saison prochaine et à Munich (avec Petrenko) en juillet 2016.
D’abord, elle est complètement le personnage, beaucoup plus vrai, beaucoup moins joué que les deux autres protagonistes. Elle est cette femme encore jeune, encore vive, encore pleine de désir qui se rend compte l’espace d’un instant que la fin de cet heureux temps est proche : la manière dont elle sait se mouvoir dans son déshabillé rouge, la justesse de ce costume (il en faut un au moins) qui la pose immédiatement dans la maturité assumée d’une femme encore jeune en font un personnage qui tranche vraiment avec les autres. Mais elle a aussi ce que les deux autres n’ont pas: le ton juste, l’élégance du phrasé, la netteté de la parole, la fluidité du jeu et du discours (au premier acte mais aussi au troisième, avec Ochs). Son monologue du premier acte est criant de vérité et d’émotion, mais en même temps de fraîcheur. Dans un autre style, elle fait irrésistiblement penser à Gwyneth Jones, qui savait manier avec naturel le geste et la parole, qui savait trouver des accents (de vrais accents que l’Octavian et la Sophie du jour cherchent encore), qui savait émouvoir en somme, parce qu’elle savait évoquer un univers, dessiner une situation. On peut dire la même chose d’Anja Harteros, qui en plus a une ligne de chant, un contrôle sur la voix, une homogénéité vocale incroyables. Son trio final est époustouflant. Elle renvoie les autres maréchales, crémeuses ou non, à leur chères études. Elle est sans contredit la grande maréchale de ce temps, comme ont pu l’être à leur époque les Schwartzkopf, les Crespin, les Janowitz ou les Jones. Car elle a cette vitalité intérieure, cette vérité, cette crudité même (tout en restant d’une rare élégance) et elle est irréprochable musicalement et d’une rare intensité. Elle tranchait tellement ce soir qu’on avait une symphonie en maréchale majeure. À Dresde, en décembre dernier, il y avait un trio, et un chef (malgré mes réserves bien connues sur Thielemann). À Baden-Baden, il y a une Maréchale et un orchestre, ce qui ne fait pas un Rosenkavalier.[wpsr_facebook]

La présentation de la rose © Monika Rittershaus
La présentation de la rose © Monika Rittershaus

 

 

 

OPERNHAUS ZÜRICH 2014-2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 7 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Claus GUTH)

Nina Stemme le 7 février 2015
Nina Stemme le 7 février 2015

Il en va de Stephen Gould et Nina Stemme comme Dino et Shirley : ils sont inséparables et font le tour des opéras du monde pour présenter leur dernier show, pardon, leur dernier Tristan. On les a vus cette année à Berlin, à Londres, et maintenant à Zurich, mises en scène différentes, chefs différents, mais eux, tels qu’en eux mêmes enfin l’éternité les change.
Le Wanderer, comme Panurge, a suivi le troupeau à l’étape zurichoise, après avoir commencé par l’étape berlinoise (avec une Nina souffrante mais vaillante), en sautant l’étape londonienne.

…Et là, le Wanderer a vraiment honte de commencer cette histoire par l’ironie, mais c’est pour masquer l’émotion. Ce qui a été vu et entendu à Zurich fera sans doute date. C’est sans doute le Tristan le plus beau, le plus intense, le plus intelligent et le plus bouleversant des dernières années. Pas mal d’amis étaient dans la salle, leur tête un peu « sonnée » à la fin du spectacle était un signe qui ne trompe pas, l’attention et la tension pendant le phénoménal troisième acte de Stephen Gould étaient palpables en salle.

Acte 1 © Suzanne Schwiertz
Acte 1 (2008) © Suzanne Schwiertz

De toute manière, dès les premières notes du prélude et dès que Nina Stemme émergeant du lit a ouvert la bouche, la messe était dite.
Ce spectacle est une reprise d’une production déjà ancienne de Claus Guth (première en décembre 2008) où était affichés déjà Nina Stemme et alors Ian Storey, sous la direction de Ingo Metzmacher. Un pur produit Pereira, qui a aussi voyagé à Düsseldorf.
On pourra se reporter au compte rendu que j’en ai fait en octobre 2010, j’avais été attiré par la reprise dirigée par Bernard Haitink avec Waltraud Meier. Malheureusement Meier et Haitink n’avaient pu se mettre d’accord, et la grande Waltraud s’en était allée.

J’avais été frappé de surprise par la direction énergique, dynamique, aux tempos inhabituellement rapides de Haitink, qui proposait de Tristan une vision vraiment très personnelle. J’avais aimé la production intelligente de Claus Guth, explorateur de l’inconscient et qui a fait de Tristan un travail sur la schizophrénie, sur le mental, dans l’ambiance zurichoise de la maison Wesendonk, reproduite dans le décor d’après des photos. Un travail sur des nœuds sentimentaux non résolus, sur la soif d’absolu et le choix du relatif et du moindre mal. Un décor très construit de Christian Schmidt, intérieur bourgeois comme les aime Claus Guth, de ces bourgeois premiers clients du divan freudien, un travail très proustien aussi sur la résolution par l’œuvre des nœuds sentimentaux dont il était question plus haut. Tristan ou Le Temps retrouvé.
Ce décor, installé sur une tournette, ne cesse de tourner comme un manège mental : ces espaces très réalistes sont aussi des espaces mentaux où les personnages se dédoublent, où ils se perdent, où ils se fondent.

Acte 1© Suzanne Schwiertz
Acte 1(2008) © Suzanne Schwiertz

Comme le jardin intérieur où Tristan et Isolde se retrouvent au premier acte se cherchant comme des enfants entre les plantes (on pense aux enfants de La Dispute de Chéreau). Comme les moments où se parlent Brangäne et Isolde qui portent le même costume où l’on confondrait presque leurs paroles (mais pas leurs voix…). Deux faces de Janus, l’une sociale et prête au compromis et l’autre mythique, absolue, dédiée, sans doute rongée ou ravagée par l’ennui. La première image, Brangäne à la fenêtre et Isolde dans le lit, observée par Marke (Herr Wesendonk ?), comme prise de langueur.

Acte 2, duo © Suzanne Schwiertz
Acte 2, duo © Suzanne Schwiertz

Dans les grandes histoires d’amour (La Princesse de Clèves : c’est la même déchirure), on fait des choix, et dans les grandes histoires d’amour, on choisit l’amour et souvent la mort. Brangäne-Isolde sortira de la scène finale avec Marke et laissera Isolde-Brangäne lovée sur le corps de son Tristan, sur la table de la salle à manger, sur la table du repas de mariage. Au milieu des reliques du repas, une relique parmi les reliques.
Une magnifique image résume l’histoire au deuxième acte:  Brangäne en noir (cygne noir) et Isolde en blanc (cygne blanc) insérées l’une dans l’autre en une masse Ying et Yang !
Le décor du dernier acte, une façade qui se délite, avec son crépi en miettes, ses briques apparentes, correspond à la ruine de cet amour, et les intérieurs restent cependant tels qu’ils étaient dans les deux autres actes : ils sont le monde fantasmatique, le monde intérieur, comme ces gens immobiles du deuxième acte qui trinquent et fêtent le mariage autour desquels Isolde et Tristan tournent et se cherchent, comme entre les plantes du premier acte.
Une série d’idées, menées jusqu’au bout, qui ne trahissent pas le livret, qui en laissent la déchirante histoire, mais qui l’inscrivent dans une autre histoire qui est l’une des pièces de la genèse de l’œuvre. En somme, nous assistons à un Tristan en train de se faire, à une musique qui procède de la vie, comme si les personnages vivaient la musique en vivant leur histoire, comme dans une éternelle première fois.
Dans cet écrin zurichois et bourgeois (pléonasme ?), il fallait pour cette reprise un moment musical particulier : le couple Gould/Stemme, au sommet de l’art du chant, au sommet de l’incarnation rejoint là les grands couples mythiques de l’histoire de l’opéra, les Nilsson/Windgassen ou les Mödl/Vinay; la manière dont Nina Stemme aux saluts s’est jetée dans les bras de Stephen Gould montre à quel point ils forment un couple d’opéra, montre à quel point l’un et l’autre s’alimentent en une émulation incroyable, montre à quel point aussi le travail, les différentes productions auxquelles ils ont participé construisent une expérience, une maturation, qui conduisent à cette profondeur, cette vie brûlante, à cette consomption proprement stupéfiante. Car j’ai vu Nina Stemme depuis ses débuts dans le rôle : depuis Bayreuth je suis ses Isolde. Et si la voix fut la plupart du temps au rendez-vous, l’implication, la couleur, l’intelligence du texte ici atteignent un tel niveau d’empathie avec le rôle qu’on ne peut qu’être justement « sonné ». Les amateurs de comparaisons disent « Nilsson ». C’est sans doute qu’ils n’ont jamais entendu Nilsson en scène. Je dis simplement « Stemme », car à ce point de la carrière, Stemme est devenue elle-même, c’est à dire qu’elle est proprement incomparable et qu’elle a pris sa place au Panthéon des Isolde. Puissance, couleurs multiples, contrastes, violence, chaleur, douceur, intériorité, expressionisme, cri, chant : la voix peut tout, à ce niveau-là d’incarnation.
Et bien sûr, l’écrin merveilleux de l’Opernhaus Zürich joue aussi son rôle : pas d’amants perdus au loin comme à Orange avec Nilsson et Vickers (qui se détestaient), ici ils sont là, à portée de main, dans l’intimité de ce théâtre et on les voit, on les sent, on les entend sans jamais d’ailleurs qu’ils nous assomment de son: ce n’est jamais fort, et c’est toujours juste.
Stephen Gould, dont c’étaient les débuts à Zurich, n’est pas en reste évidemment : ce qu’il fait, ce qu’il offre, ce qu’il fait entendre est à peine croyable, on oserait dire à peine humain. Il chante sur toute l’étendue du registre, il ne crie jamais (et dans le monologue du troisième acte, c’est ce que font parfois les meilleurs), ses cris sont du chant, avec des notes aiguës tenues jusqu’à l’impossible. Dans le duo du deuxième acte, il murmure, il allège, il est lyrique jusqu’à l’impossible là encore. Je crois n’avoir depuis Vickers jamais entendu pareille performance, d’autant que Gould a un lyrisme inné, je n’oublie pas l’avoir découvert dans Tannhäuser où il stupéfiait parce qu’il réunissait à chanter en liant tout, avec une vraie ligne, et une vraie suavité, si importante dans Tannhäuser. C’est tout à fait similaire ici : il est déchirant dans sa tendresse, les paroles qu’il prononce à Marke (« o König, das kann ich dir nicht sagen ») à la fin du 2nd acte sont dans leur simplicité et dans leur retenue un des moments les plus émouvants, les plus lacérants de l’ensemble de la soirée. Mais dans sa violence, il sait aussi dire le désespoir, l’incarner, le faire surgir. Ahurissant.
Car tous les deux, au-delà de ces qualités, savent aussi le secret des grands, la diction, la présence du texte, d’une clarté, d’une luminosité incroyable. Il leur suffit de dire les paroles, de chanter les mots pour faire surgir le personnage, pour l’imposer avec l’évidence de la simplicité ; car ici rien n’est surjoué, rien n’est caricatural et tout est dit.
On ne cesserait de trouver des perfections à cette performance, qui n’a pu ailleurs être aussi forte, car le rapport scène/salle de Zurich est particulier ; à Zurich, on peut faire du baroque comme du Wagner, Haendel comme Zimmermann, et cela fonctionne toujours ; c’est là la magie du lieu. Nous étions à l’intérieur du drame, immergés dans la brûlante chaleur de la passion.
Il faut aussi souligner la prestation exceptionnelle ce soir de Matti Salminen en Roi Marke, en Wesendonk fatigué et accablé. Salminen va avoir 70 ans cette année. La voix a perdu un peu l’éclat, mais pas le bronze, mais pas son timbre, ni ses qualités d’émission et de clarté. Je soulignais les qualités de diction des grands : encore un exemple ici. Pas une parole n’échappe, pas un mot qui se soit prononcé, mâché, exprimé. Il y a aujourd’hui des Marke miraculeux (René Pape). Il ne fallait pas pour cette production un Marke vocalement miraculeux. Il fallait Matti Salminen. D’abord parce qu’il a toujours été Marke dans cette production qu’il connaît bien, ensuite parce qu’il est chez lui à l’opéra de Zurich depuis des lustres, enfin parce que cette voix convient, dans son état actuel, parfaitement au rôle que Guth a presque construit pour lui. Et ce soir, aux dires de ceux qui ont eu la chance de l’entendre plusieurs fois dans cette série, il était en forme, les aigus sortaient, la voix avait une grande présence, notamment au deuxième acte, et surgissait alors le grand Salminen, celui qui toujours nous a fascinés par sa présence…depuis Chéreau à Bayreuth…

John Lundgren, Kurwenal, le 7 février 2015
John Lundgren, Kurwenal, le 7 février 2015

John Lundgren en Kurwenal s’est tiré avec honneur, voire avec bonheur d’un rôle difficile, impossible même. On ne sait jamais que faire de Kurwenal qui ne prend vraiment son rôle qu’au troisième acte (au premier, le personnage est insupportable) Je n’ai pas toujours été convaincu par ce chanteur de bon niveau, mais ici, il a à la fois la brutalité et la douceur, la mauvaise éducation (1er acte) et la tendresse (3ème acte), il arrive à colorer chaque moment de manière différente et colle parfaitement au personnage voulu par Guth. Il a remporté sa part de succès (enfin, de triomphe), méritée.

Un cran en dessous, la Brangäne de Michele Breedt. Comme personnage, dans la mise en scène, elle est vraiment impeccable, avec sa face ronde, son look bourgeois, son côté quotidien. Surtout par rapport à l’Isolde de Stemme et surtout dans la mise en scène de Guth, où le double est évidemment antithétique : la grandeur tragique contre le drame bourgeois. J’avoue ne jamais avoir été convaincu ou bouleversé par cette voix sans grand éclat, bien posée certes, mais qui ne se remarque pas. On est loin des Brangäne de forte
présence vocale qui vous font frissonner aux « Habet Acht ». Mais c’est peut-être la voix qu’il fallait face au mythe vivant représenté par le couple ; il fallait peut-être un son plus ordinaire, plus laïc.

Brangäne (Michelle Breedt) le 7 février 2015
Brangäne (Michelle Breedt) le 7 février 2015

Elle avait la voix d’une Brangäne-Isolde selon Guth, elle avait la voix de la compromission avec le monde.
Je voudrais souligner aussi la bonne tenue des rôles plus effacés, le très bon Melot (c’est assez rare) de Cheyne Davidson et les trois membres de l’Opernstudio de Zurich, Spencer Lang (un Hirt très frais), Ivan Thirion et Mauro Peter.
DSC03323La direction musicale était confiée à John Fiore. Peu connu en France, ce chef américain a été une dizaine d’années durant le directeur musical de la Deutsche Oper am Rhein (Düsseldorf/Duisbourg) et il est actuellement directeur musical de l’opéra d’Oslo. C’est un chef apprécié pour ses interprétations wagnériennes (son Parsifal à Genève était vraiment somptueux).
Il n’y a pas plus opposé que la conception hyper-énergique de Bernard Haitink aux tempos rapides, à l’incroyable dynamique, à celle de John Fiore, qui propose un Tristan tout en largeur, tout en épaisseur, aux tempos plutôt lents (le prélude est à ce titre frappant), même s’il y avait des moments très dynamiques.
La conception est « classique ». Attention, ne rien entendre de négatif là. John Fiore dit la partition, dans son ensemble, dans sa complétude, plutôt qu’il ne lui « fait dire ». C’est une approche qui travaille avec beaucoup d’attention sur les équilibres et les volumes, car il est facile dans cette salle aux dimensions réduites, de faire basculer les équilibres et de ne faire entendre que l’orchestre au détriment des voix, même si avec les voix du jour, c’était moins évident. Donc il retenait l’orchestre, et a pris grand soin aussi d’en révéler les détails, magnifiques sons des contrebasses, violoncelles et altos, bel espace laissés aux bois (cor anglais, comme il se doit, mais pas seulement) et très belle performance des cuivres au début du deuxième acte qui sonnaient particulièrement juste, en rythme, en couleur, en dynamique.
Le Philharmonia Zurich est un orchestre de fosse de très bonne réputation, c’est un orchestre jeune, engagé, et cela se sent ici.
John Fiore a réussi également à souligner les moments de très grande intensité, sans jamais être tonitruant, sans jamais être démonstratif : les notes, rien que les notes, mais toutes les notes étaient entendues, et avec quelle justesse, et avec quel lyrisme : il a su faire de la musique. Le prélude était somptueux, le duo du deuxième acte vraiment à la fois lyrique et tendu, avec de magnifiques crescendos, et le troisième acte de bout en bout exceptionnel (le début donnait le frisson) au plus haut niveau.

Quand orchestre, mise en scène, plateau se rencontrent, il en résulte une soirée d’exception : les visages parlaient au rideau final. Le triomphe et les rappels infinis ont fait le reste.
On se rappellera longtemps le Tristan de Zurich. [wpsr_facebook]

Stephen Gould le 7 février
Stephen Gould le 7 février

OPERNHAUS ZÜRICH 2014-2015: NORMA de Vincenzo BELLINI le 6 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Robert WILSON)

L'affiche de Norma (2011) © Suzanne Schwiertz
L’affiche de Norma (2011) © Suzanne Schwiertz

J’ai aimé, j’ai adoré Bob Wilson. Je n’ai manqué aucun de ses spectacles entre la fin des années 70 et les années 90. Je suis même allé au fin fond de l’Ohio voir une de ses premières œuvres « Poles », une installation en pleine campagne en face d’une école Montessori à Grailville, à quelques encablures de Cincinnati où je séjournais. J’ai vu Einstein on the beach, Parsifal, Salomé, Le Ring, Orlando (avec une fulgurante Isabelle Huppert), Butterfly et plein d ‘autres choses encore.
J’avoue qu’il n’arrive plus à m’étonner, même si ses spectacles restent fascinants, et cette Norma produite en 2010-2011 à l’Opéra de Zurich et reprise pour la première fois cette saison n’y fait pas exception.
Quand je fais le bilan de mon parcours lyrique, je n’ai pas souvent vu Norma. Ma première fut à Orange en 1974, lors d’une représentation mythique avec Montserrat Caballé et Jon Vickers, Joséphine Veasey en Adalgisa sous la direction de Giuseppe Patanè injustement oublié et pas toujours bien considéré, au temps où Orange représentait quelque chose dans le paysage. Cette représentation existe en vidéo, et il faut sans cesse y revenir pour comprendre ce que peut et doit être Norma.
À la Scala, dans la mise en scène de Mauro Bolognini (1972) reprise deux fois (en 1974-75 et 76-77) avec dans les trois séries Montserrat Caballé en Norma et Cossotto, Cortez et Troyanos en Adalgisa, l’œuvre n’a plus été reprise. Et c’est un signe.
Les dernières divas qui ont marqué le rôle en Norma sont Joan Sutherland, qui a chanté essentiellement dans les pays anglo-saxons, Beverly Sills, qui n’a pratiquement jamais quitté les USA, et Montserrat Caballé qui l’a chanté un peu partout. Cela remonte aux années 70…
Bien sûr je n’oublie pas Callas ni Gencer, hors compétition, ni Gruberova, merveilleuse chanteuse, mais que je n’arrive pas à sentir en Norma, ni la récente Bartoli, impressionnante en scène à Salzbourg. Le reste est broutille.
Car il faut pour Norma à la fois la rondeur et la douceur sonores, le lyrisme éthéré et un sens dramatique aigu, sans que le rôle ne verse dans le répertoire de soprano dramatique. Et d’ailleurs si l’on a coutume de donner Norma à un soprano et Adalgisa à un mezzo soprano, il n’est pas sûr que les choses soient aussi claires. Au niveau du timbre, Adalgisa est un timbre plutôt clair et Norma un timbre plutôt sombre : écoutons Leyla Gencer dans le rôle et écoutons les premières répliques du personnage. Ecrit à un moment où les caractéristiques vocales n’étaient pas aussi délimitées qu’aujourd’hui, le rôle de Norma sied à une large palette de tessitures, des mezzos qui ont envie d’être sopranos, des sopranos qui sont en réalité des mezzos manqués : il faut engagement vocal et dramatique, il faut les aigus et suraigus, il faut du grave et surtout une capacité à passer du grave à l’aigu sans vaciller, il faut l’agilité, il faut la souplesse, il faut savoir filer les notes, il faut le contrôle. Bref, il faut tout et son contraire et c’est la raison pour laquelle seules des sopranos d’exception, les artistes planétaires, d’une intelligence et d’une intuition peu communes ont pu triompher dans ce rôle ou bien plutôt le marquer à jamais.
Cela n’empêche pas qu’aujourd’hui bien des chanteuses se frottent au rôle, et même avec succès, mais c’est un opéra qu’on donne assez peu, et le public ne mesure pas toujours les exigences du rôle, l’importance de l’orchestre, et la nécessaire homogénéité de la distribution : toute Adalgisa se rêve un jour Norma, si par hasard elles ne chantent pas alternativement les deux. On a même vu côte à côte la mezzo Bartoli en Norma, et la soprano Sumi Jo en Adalgisa.
Tout de même, si la créatrice du rôle Giuditta Pasta est à l’origine un mezzo comme la Malibran, la tendance aujourd’hui est de le distribuer à un soprano (et Bartoli fait exception, mais elle se l’est distribué..).
Il était donc d’autant plus intéressant de profiter de ma présence à Zurich pour un autre opéra moins complexe à distribuer (Tristan) et d’aller voir cette Norma proposée il y a quatre ans dans une mise en scène de Robert Wilson (on disait plutôt Bob, on dit aujourd’hui Robert…) alors avec Elena Mosuc (qu’on a vue dans Norma à Lyon et Paris en concert l’an dernier) et cette fois avec Maria Agresta, qui est en train de gravir à grande vitesse les sentiers de la gloire,  sous la direction du directeur musical de Zurich, Fabio Luisi.
Bien m’en a pris parce que ce fut une belle soirée.

Norma est à l’origine une tragédie (1831) d’Alexandre Soumet, Norma ou l’infanticide, qui est à la Gaule ce que Médée est à la Grèce. Beaucoup de mauvaises tragédies ont fait de très beaux opéras, et les bonnes tragédies peuvent faire de beaux opéras, mais ce n’est pas systématique. La même année, Bellini en fait un opéra. C’est une tragédie et donc Bob Wilson crée un espace tragique, une action tragique, comme si tragique rimait avec désincarné, distant et hiératique. C’est beau, c’est lointain, c’est lent…et le travail de Bob Wilson n’est pas différent de ce qu’il fait ailleurs pour d’autres œuvres, inspiration du Nô japonais, hiératisme des figures, gestes lents et personnages isolés, ne se touchant pratiquement jamais, dans une sorte de jeu de marionnettes humaines où apparaissent çà et là des animaux mythiques (Licorne) ou symboliques (Lion), le tout dans des éclairages merveilleux, avec des transitions subtiles et des références théâtrales précises : les croisements des traines, Giorgio Strehler l’avait utilisé avec quel brio et quelle justesse dans Macbeth…en 1975, et bien des techniques d’éclairage (les contre jour) avaient déjà été expérimentées et utilisées par le grand metteur en scène italien.

Le choeur © Suzanne Schwiertz
Le choeur © Suzanne Schwiertz

Il y a de belles images comme le chœur (vraiment excellent, dirigé par Ernst Raffelsberger) affublé de rameaux effeuillés, qui est à la fois chœur et forêt décharnée quand il est assemblé, mais qui rappelle aussi des armes ou des lances, et donc l’ambiance guerrière qui règne ou du moins l’attente de l’attaque et d’une révolte que Norma repousse systématiquement en utilisant ses prérogatives de prêtresse et ses dons de medium. Elle fait en somme ce que tous les prêtres de l’antiquité (et d’époques plus récentes) installés auprès des oracles ou des politiques faisaient (et font?), de l’exégèse religieuse dictée par la nécessité politique, par l’opportunité du moment, par les intérêts particuliers et, ici, personnelle.

Image initiale © Suzanne Schwiertz
Image initiale © Suzanne Schwiertz

Pas d’autre dramaturgie qu’une succession de symboles, cercle traversé par des traits, lumières isolant des personnages, système solaire figuré scandant le dernier duo Norma-Pollione, des variations de lumières au milieu de décors essentiels, minéraux (trio final du 1er acte) ou métalliques. C’est beau, c’est même quelquefois fascinant (dernière scène et montée au bûcher), mais c’est tout de même un peu systématique (son Incoronazione di Poppea qu’on voit actuellement à Milan est une sorte de spectacle jumeau et on n’a pas l’impression d’avancer ou d’évoluer). Un travail wilsonien, pour ne pas dire un lieu commun wilsonien, ni plus, ni moins.

Fin 1er acte © Suzanne Schwiertz
Fin 1er acte (2011) © Suzanne Schwiertz

Il en va différemment musicalement, dans une salle aux dimensions idéales pour ce type de répertoire et pour les voix.
Le premier artisan en est Fabio Luisi. Sa très longue fréquentation du répertoire (il a passé grande partie de sa carrière comme chef de répertoire à Vienne, à Berlin et ailleurs – mais pas en Italie où finalement il n’a été redécouvert qu’assez récemment) en fait un chef très attentif au plateau, très soucieux de ne jamais pousser les chanteurs dans leurs retranchements, un chef à l’écoute, plutôt qu’un chef autiste  comme il y en a beaucoup à l’opéra et surtout un chef ductile, capable de (bien) diriger Wagner aussi bien que Verdi.
Je trouve qu’au-delà du plateau, Fabio Luisi est l’artisan de la réussite de la soirée par une approche de la partition qui sait faire la place à l’épique et au lyrisme, par des variations de couleur qui ne se limitent pas aux seules variations de tempo : la manière rapide de diriger certains moments du chœur (« guerra ») ou l’ouverture se retrouve chez d’autres chefs notamment italiens, même si Bonynge nous a habitués à des tempos moins contrastés. En ce sens Fabio Luisi s’inscrit dans la vraie tradition italienne.
Moins traditionnel en revanche le souci de fouiller la partition, d’en relever certaines phrases, de clarifier les différents niveaux, d’exalter certains pupitres, de savoir alléger jusqu’au murmure. Moins traditionnels l’élégance des transitions et la souplesse des phrasés. Fascinants les pizzicati « cachés » qu’il nous révèle, le soin mis à exalter altos et violoncelles, comme pour nous indiquer que la partition n’est pas un écrin pour chanteurs, mais qu’elle porte en elle à la fois et couleur et profondeur, et qu’elle est la créatrice de la dynamique musicale de la soirée. À ce titre, la scène finale, à l’orchestre, est vraiment bouleversante, et crée bonne part de l’émotion qu’elle diffuse.
Doit-on rappeler l’admiration que Wagner portait à Bellini : il a lui-même dirigé Norma à Riga, et a écrit sur la mélodie bellinienne et son apparente simplicité des lignes bien senties. Et Wilhelmine Schröder-Devrient, qu’il admirait et qui fut sa créatrice de Senta, d’ Elisabeth et d’Adriano de Rienzi, fut une notable Norma qu’elle interpréta même sur la scène de Zurich.

Norma ou l'infanticide  © Suzanne Schwiertz
Norma ou l’infanticide (2011) © Suzanne Schwiertz

 

Nous devons reconnaître qu’ici Luisi travaille dans le tissu de la partition, dont il révèle des détails inconnus, et donc un tissu orchestral plus complexe et profond qu’il n’y paraît : Bellini va plus loin que la mélodie auquel on le réduit souvent et cette direction donne a l’ensemble une grande cohérence; elle permet notamment d’homogénéïser le plateau. Un plateau globalement satisfaisant, avec de belles personnalités, émergentes ou non.
La Clotilde de Judith Schmid s’impose par une voix forte, bien projetée, mais  sans vraie couleur, un peu trop « droite » tandis que le Flavio de Dmitry Ivanchey, droit venu de l’Helikon de Moscou et qui appartient à la troupe (excellente) de Zurich se sort avec honneur du rôle qu’il aborde, tout comme sa collègue pour la première fois.
La surprise très agréable vient de l’Oroveso de Wenwei Zhang, jeune basse chinoise qui a travaillé à l’Opernstudio de Francfort, désormais en troupe à Zurich. Une voix qui, sans être forcément large, est parfaitement projetée, et qui donc convient parfaitement à la salle. Son visage asiatique sied aussi aux maquillages wilsoniens et c’est l’un de ceux dont la tenue en scène correspond le mieux par son hiératisme et sa fixité à la volonté de la mise en scène. De plus, la diction est claire, l’émission parfaite, le phrasé soigné, chacune de ses apparitions a été un vrai moment musical. Ce n’est pas pour l’instant une voix spectaculaire, mais c’est incontestablement une voix. À suivre sans aucun doute : voilà un chanteur qui montre du goût, de l’intelligence et une vraie présence.
Marco Berti est un artiste qu’on voit beaucoup sur les scènes, il fait partie de la catégorie (rare) des ténors italiens. C’est une voix forte, avec des aigus placés et triomphants. Il répond sans aucun doute pour cela aux exigences du rôle de Pollione …s’il ne fallait que cela. Mais Pollione est un de ces rôles ingrats qui ne font jamais triompher, tant la présence de Norma est écrasante. Un Pollione, fût-il Vickers, fût-il Bergonzi, ne construira jamais sa carrière sur ce rôle. Rôle ingrat aussi que d’être une sorte de vilain, d’infidèle, même amoureux. Car l’amour, n’est-ce pas, n’explique pas tout.
Un rôle ingrat parce que, comme les rôles féminins, il n’est pas clairement défini. Pour sûr ce n’est pas un ténor di grazia, mais pas plus un ténor dramatique. C’est un ténor pour rôles difficiles de type Florestan ou Enée, nécessitant une voix large, mais modulée, des aigus dardés, mais du style, mais de la couleur, un dramatico-belcantiste (catégorie qui n’existe pas), aujourd’hui on pense à Brian Hymel, à John Osborn, peut-être qui excella à Salzbourg. Ce fut aussi Vickers parce que Vickers savait ce que chanter signifie (n’oublions pas qu’il fut aussi bien Tristan qu’Otello ou Nerone de Poppea), ce que colorer signifie. Ce fut Bergonzi parce que en matière d’émission et de style, il était unique. Marco Berti chante à peu près Bellini comme il fait Puccini, aigus dardés, trop poussés (au début notamment dans une salle aux dimensions très moyennes) manque de legato, manque de style et difficultés à affronter les passages,  les agilités et les modulations pour lesquels il a systématiquement de gros problèmes de justesse. Avec sa technique, son intonation est en permanence au bord de la rupture, un peu comme le fut Salvatore Licitra, Marco Berti répond en force contrôlée, mais pas en élégance, mais pas en style. Il en ressort un personnage qui sonne vériste, cinquante ans avant le vérisme.

"Guerra"  © Suzanne Schwiertz
“Guerra” (prod.2011) © Suzanne Schwiertz

Roxana Constantinescu est une jeune mezzo roumaine, qui aborde ici Adalgisa pour la première fois. Sans nul doute il y a du style, un soin très sourcilleux apporté aux notes filées, à l’expressivité, à l’élégance. Sans nul doute aussi il y a une technique bien maîtrisée acquise à l’école de Mozart ou de Rossini qu’elle a beaucoup chantés déjà, il y a quelquefois de l’émotion et toujours de la vie. Ce qui lui manque le plus souvent c’est de la couleur, c’est une personnalité vocale affirmée. Son Adalgisa est bonne, mais elle manque d’incarnation. Le timbre est assez quelconque et il faut à mon avis qu’elle travaille plus l’expressivité. Il est vrai que la mise en scène un peu vitrifiée de Bob Wilson n’aide pas à se revêtir d’un rôle, mais elle aurait dû peut-être lui permettre d’aller fouiller le chant et la musique. Je tournais autour du pot mais je crois avoir trouvé ce qui pour mon goût fait problème, c’est quelque part la musicalité, ou l’intuition musicale. Il reste que la prestation est fort honorable. Mira o Norma fut un vrai moment de bonheur.
Maria Agresta fait figure de nouveau phénix du chant italien et on l’a vue aborder tous les grands rôles de soprano verdien, mais aussi Puritani à Paris.
J’ai souligné les difficultés de Norma et les pièges de ce rôle aux multiples facettes. Et la soprano italienne s’en sort avec tous les honneurs. Elle triomphe grâce à une belle présence scénique, grâce à une grande sûreté vocale sur toute l’étendue du registre, le registre aigu et suraigu bien sûr et le registre grave, bien dominé et jamais détimbré. La couleur est plutôt claire, mais l’assise est large. Et la présence vocale prend de plus en plus d’assurance, le deuxième acte est vraiment émouvant, contrôlé, très senti.

Certes, on relève dans Casta Diva non des difficultés, le mot serait trop rude, mais quelques menus problèmes de passages (avec les conséquences sur quelques petits problèmes d’intonation), de trilles, et un certain manque d’homogénéité, mais n’est pas Caballé qui veut et même Caballé avait ses détracteurs, voir ses chiens galeux qui hurlaient à son passage. D’ailleurs Agresta n’a pas vraiment une voix profilée « bel canto » au sens où on l’entend aujourd’hui, ces voix sous verre qui m’agacent et qui ne touchent pas, ces machines parfaites ou « crémeuses » qui vont droit à l’oreille mais jamais droit au cœur encore moins à l’âme. Agresta est plutôt de celles qui vivent, qui risquent, qui donnent, et c’est pourquoi elle me plaît. Hier, même dans la mise en scène de Bob Wilson qui revendique une sorte d’intériorité ou de « répression expressive », une sorte de formalisme qui pourrait être une gangue, Agresta vibrait, Agresta donnait, Agresta vivait et diffusait une jeunesse et presque une fraîcheur émouvante. C’est avec Wenwei Zhang celle qui a le mieux réussi à entrer dans le monde wilsonien.
Comme souvent à Zurich, une belle soirée musicale : malgré les réserves sur Wilson, monde à la fois minimaliste par ce qu’il montre et maximaliste par ce qu’il évoque, le spectacle donne à voir et à rêver, et la musique, vraiment, a fait le reste. Dans le genre Norma « traditionnelle » (c’est à dire sans instruments anciens, sans orchestre baroque, sans rêves bartoliens), on peut difficilement faire mieux à mon avis.[wpsr_facebook]

Norma 52011) © Suzanne Schwiertz
Norma (2011) © Suzanne Schwiertz

THEATER BASEL 2014-2015: OTELLO de Giuseppe VERDI le 11 JANVIER 2015 (Dir.mus: Enrico DELAMBOYE, Ms en scène: Calixto BIEITO)

Otello (Theater Basel) ©Hans Jörg Michel
Otello (Theater Basel) Acte I ©Hans Jörg Michel

Se trouver à une représentation d’opéra à Bâle  peut être considéré comme décalé le jour où la France entière est dans la rue pour dire non au terrorisme et oui à la liberté de pensée et d’expression. J’aurais peut-être  dû aller rencontrer l’histoire en défilant avec les millions de compatriotes en ce 11 janvier. J’ai suivi la journée par internet et par le cœur. Mais les hasards des réservations et du calendrier ont fait que j’étais à Bâle, où le Theater Basel affichait un roboratif « Je suis Charlie » sur sa façade, et un terrible Otello de Verdi dans sa grande salle.

Terrible, parce que j’ai rarement vécu un Otello d’une telle tension, à la limite du supportable. J’en suis sorti tout tremblant.
Aucune des nombreuses mises en scènes d’Otello vues au cours de mon parcours mélomaniaque n’ont laissé en moi des traces indélébiles ou inoubliables, je peux même dire qu’elles ont disparu dans les oubliettes. Il n’en est évidemment pas de même des distribution et des chefs : Domingo et Vickers, Freni et M.Price, Cappuccilli, Bruson et Bacquier, et dans la fosse Solti, Kleiber, Abbado, Muti. C’est rarissime, mais ce n’est pas de Claudio Abbado dont je garde les plus grands souvenirs, une mise en scène (Ermanno Olmi) médiocre, une distribution pas trop convaincante (Domingo dans une de ses dernières apparitions dans le Maure, Frittoli pâlichonne) malgré un orchestre (Berlin !) fabuleux n’ont pas contribué à sculpter un monument de la mémoire.
Solti, avec Domingo à Paris au cœur de la canicule de 1976, avec une Margaret Price éthérée et un Bacquier somptueux malgré les critiques de la presse de l’époque (qui affirmait que Domingo ne tiendrait pas deux ans s’il s’obstinait à chanter Otello…) fut un très grand moment.
Il y eut aussi Jon Vickers, plusieurs soirs à Paris, totalement inoubliable, totalement déchirant, tirant les larmes…
Et puis évidemment, Carlos Kleiber, quatre soirs à la Scala (Mise en scène de Franco Zeffirelli) en 1987 (et 36h de queue), Domingo, Freni, Bruson d’abord, puis Cappuccilli . Oui, cette seule évocation me serre le cœur, me bouleverse. Quelle folie…quelle merveilleuse folie a saisi la Scala en ces représentations de centenaire.
Le lecteur peut comprendre que je n’ai vraiment plus rien à attendre d’Otello, même pas Jonas Kaufmann qui sera sans doute magnifique, mais avec quelle Desdemone et surtout quel Iago.  Je pense donc, comme on dit, avoir mon compte.
Et pourtant, je suis sorti de cet Otello bâlois groggy comme rarement je l’ai été à l’opéra. Un Otello sans vedettes, même si Simon Neal, Iago, est désormais bien connu, avec un chef de répertoire, Enrico Delamboye , un de ces Kapellmeister qui font honnêtement leur travail, un orchestre très efficace sans être somptueux.
Aucun élément indigne dans la distribution et tous incroyablement engagés dans la mise en scène, car ici, ce qui tient l’ensemble, c’est la mise en scène de Calixto Bieito, dont on remarque qu’il écume les scènes espagnoles, italiennes et allemandes depuis 15 ans au moins, mais pas les scènes françaises. Les parisiens devraient le découvrir dans les prochaines saisons à Paris. Incompréhensible, et évidemment ridicule, sinon scandaleux.
Bieito s’est fait une réputation sulfureuse de metteur en scène « sexe et sang », de provocateur (je ne vous raconte pas son Don Carlos sur cette même scène de Bâle…), mais j’ai rarement vu une production de Bieito qui ne fût pas rigoureuse, cohérente, en plein accord avec la musique. Il va faire Cosi’ fan Tutte cette année de nouveau à Bâle, je vais y courir et je vous engage à le faire. Les lecteurs de ce blog se souviennent de mon enthousiasme devant ses Soldaten à Zürich, puis à Berlin. Mais Die Soldaten sont une œuvre « sexe et sang », et d’une certaine manière Bieito était dans son élément, en cohérence avec l’oeuvre.
Pour Otello, c’est différent : on est tellement habitué à écouter les chanteurs que la mise en scène importe peu. Tout le monde attend l’esultate, le Credo puis le Si per ciel, la chanson du saule et l’ave Maria. Pour la majorité du public, c’est d’abord le ténor qui compte. Les idées de mises en scène (quand par hasard il y en a) se dispersent au vent des décibels. Et pourtant, le drame de Shakespeare, même revu par Boito, exige une vision.
Calixto Bieito affirme sans cesse le même message pessimiste : le monde est fait de violence et d’oppression, et son expression visible en est le pouvoir. Dans ce monde, pas de place pour l’amour ou le sentiment, destinés à être écrasés. Otello n’est qu’un drame qui nous montre la montée de la violence chez un être prédestiné parce que faible et manœuvré. Une brute sans cesse débraillée aux mains de son âme damnée, un Iago tout propre sur lui, cravate et redingote, raffiné et venimeux.  Une brute qui apparaît dès le début les mains ensanglantées. Incapable de tendresse, incapable même de toucher Desdémone, incapable de la conduire au lit…le duo du 1er acte se termine par une sortie chacun de son côté des deux moitiés du couple, sous l’œil lointain toujours présent de Iago. Et ce baiser « Un bacio…ancora un bacio » ne sera jamais donné, pas même dans les dernières mesure où Otello, seul au sommet de la gigantesque grue qui remplit le plateau, implore un baiser du cadavre de Desdemona, gisant un niveau en dessous. Comme si les choses se jouaient entre une réalité sordide et un fantasme d’amour. Comme s’il y avait impuissance physique à toucher l’autre.

Iago (Simon Neal) ©Hans Jörg Michel
Iago (Simon Neal) ©Hans Jörg Michel

Verdi voulait appeler son opéra Iago, et Bieito s’en souvient, car c’est bien lui le centre de l’action, c’est lui que l’on regarde, sans cesse, toujours sur scène, et qui survivra au centre du système, d’un système fait pour les Iago. Les autres personnages sont des marionnettes, impuissantes, pâles, sans colonne vertébrale. Des médiocres.
Des médiocres qui exercent néanmoins sur le peuple un pouvoir exorbitant. Certes, le peuple est joyeux d’être débarrassé du joug turc, et supporte la violence des nouveaux maîtres avec une sorte de résignation, parce qu’elle est sans doute moindre que celle des maîtres précédents. Un peuple derrière des barbelés, les mains liées, dépenaillé, ensanglanté, de plus en plus ensanglanté (acte III), un peuple enserré dans l’univers glacial, métallique, des ports modernes. Sol dangereux (rails), murs métalliques de ce métal de container (d’ailleurs, le rideau de scène est au départ un rideau de fer qui masque et scène et fosse).
Et la violence explose dès le départ.

"Esultate" ©Hans Jörg Michel
“Esultate” aux mains de sang ©Hans Jörg Michel

Le rideau s’ouvre dans le silence et l’obscurité, on voit peu à peu émerger de la brume, toujours dans le silence, une population oppressée, comme hébétée, qui s’approche des barbelés, il y a un tel silence sur la scène et dans la salle que l’effet explosif du premier accord paraît décuplé et suffit à installer la tension. La mise en scène renforce les effets de la musique, dès les premières notes. Jamais la musique de Verdi ne m’est apparue dire autant la violence, l’excès insupportable, le tourment, et ce grâce à une vision : loin de distraire, ce dont on accuse souvent les mises en scène « modernes », celle-ci nous fait pénétrer dans la musique, dans la logique de la musique, dans ce que dit la musique. Stupéfiant. On écoute d’autant mieux qu’on « voit » cette musique sur scène.
Les protagonistes évoluent donc dans un espace vide et noir limité par de hauts murs métalliques qui pourrait être un espace tragique gêné seulement par une énorme grue jaune, de ces grues énormes qui dans les ports portent les containers. Une grue jaune couleur traître qui va devenir peu à peu pur espace de jeu presque abstrait, renforçant l’absence totale de chaleur et l’absence totale de relation à un contexte sinon l’inhumanité de l’univers, métaphore de l’inhumanité des hommes.

Otello & Iago ©Hans Jörg Michel
Otello & Iago ©Hans Jörg Michel

Calixto Bieito construit une mise en scène d’une étrange abstraction. Pas de meubles, pas de lieux, un sol parsemé d’obstacles qui gêne la marche ou les déplacements. Et des personnages, chœur et chanteurs, souvent face au public, qui se touchent pour mimer la violence, le viol, la sodomie, sans jamais un moment de tendresse. Des protagonistes tous habillés de la même manière, redingotes, cravates, avec une Emilia étrange, une compagne, une présence à mi chemin entre l’amie et la courtisane, un univers qui m’a fait penser au film « Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon » de Francesco Rosi, où Iago me renvoyait à Gian Maria Volonte. Dans l’Otello de Bieito, Iago est presque toujours en scène, en arrière plan, observant les choses se dérouler comme un marionnettiste maniant les fils de l’intrigue : un Iago évidemment d’une subtilité et d’une intelligence que le chant tout en nuances, tout en ombres et lumières, tout en modulations et variations de Simon Neal fait un personnage fascinant. La voix n’est pas exceptionnelle, mais l’artiste est d’une rare intelligence: le texte est réellement distillé, jamais dans un style histrionique comme quelquefois certains Iago, mais avec une distinction et une élégance qui évidemment tranchent avec cette grosse brute aux mains ensanglantées qu’est Otello. Neal chante avec sa tête. Et il est fabuleux. Un seul exemple: la scène avec Cassio et le jeu du mouchoir pendant qu’Otello dans l’ombre observe est réglée avec une telle précision et une telle justesse que le spectateur en est mal à l’aise.

Dernière scène Otello (Kristian Benedikt) Desdemona (Svetlana Ignatovitch) ©Hans Jörg Michel
Dernière scène Otello (Kristian Benedikt) Desdemona (Svetlana Ignatovitch) ©Hans Jörg Michel

Et puis il y a le couple, la Desdemone sensible, déchirante, de la jeune Svetlana Ignatovich au chant encore un peu vert (incapacité à chanter piano notamment dans le duo initial), mais à la voix assurée, aux aigus triomphants, mais surtout à la présence charismatique : son air du Saule et son Ave Maria représentent pour moi une des performances les plus inattendues jamais vues sur une scène d’opéra. Dans un air qui réclame tant de modulations, tant de nuances, une maîtrise technique totale, elle a accepté de chanter juchée tantôt à genoux, tantôt accroupie, tantôt une jambe reposant sur le sol, sur une rambarde de passerelle, une barre de fer pour faire simple, à 3m du sol, et se tenant à deux barres métalliques qui en font une sorte de crucifiée. Un effort physique et un risque qui se conjuguent pour offrir l’un des moments les plus tendus possibles sur une scène d’opéra, et qui évidemment transforme ce qu’attend le spectateur (la pure performance vocale) en un moment de tension extrême où l’on perçoit physiquement le drame, et qui fait de la scène de la mort (presque) un soulagement, dans son classicisme attendu d’étranglement traditionnel. Je ne sais pas si une chanteuse plus célèbre aurait accepté ce défi. Je n’en vois pas une aujourd’hui parmi celles qui chantent Desdemone sur les scènes internationales.

Desdemona (Svetlana Ignatovich) ©Hans Jörg Michel
Desdemona (Svetlana Ignatovich) ©Hans Jörg Michel

Elle est déchirante entrant en scène avec son bouquet, alors qu’on vient de pendre un pauvre hère et la première grande scène de jalousie d’Otello va se dérouler sous un pendu qui se balance… D’autres scènes au troisième acte, décidément le plus terrible à mon avis, frappent le spectateur, notamment la scène Desdemone-Otello (et Iago tapi dans l’ombre) où Desdemone est quasiment violée par Otello égaré- la manière dont les bas sont arrachés est d’une violence inouïe- mais où en même temps Bieito instille l’idée de l’impuissance d’Otello, et où, en fuyant, elle se réfugie dans les bras de Iago qu’elle croise et qui la violente aussi.
Quant à l’Otello de Kristian Benedikt, un ténor lithuanien à la voix solide, posée, aux aigus bien projetés, directs, et à la diction sans reproche, il est presque tout d’une pièce : son chant maîtrisé mais sans aucune subtilité, aucune nuance, presque brut qui sied à la brute qu’en fait Bieito convient parfaitement dans le contexte et face au Iago hyper élaboré de Simon Neal. Bieito évite le maquillage en maure : à sa violence, à sa folie, inutile de mettre une couleur qui détournerait le propos. Ce qui intéresse Bieito c’est de décrire un espace sans trace de tendresse, mais où seuls règnent les rapports de force. En ce sens chacun des trois protagonistes est parfaitement à sa place, convient parfaitement au contexte, même si cet Otello brut de décoffrage aurait sans doute besoin d’une cure de style dans un autre univers. Nul doute que l’Otello de Kaufmann partira sur d’autres voies car le style est l’atout du grand Jonas, mais je suis persuadé que dans la vision de Bieito, ce ténor convient bien mieux.
Bieito a construit une géométrie des personnages qui sépare les comparses qui sont dans ce travail plus des silhouettes que des personnages, des protagonistes, avec Iago comme chef d’orchestre et Cassio en outil, sans grande personnalité ni intérêt. Cassio est d’ailleurs souvent un rôle sans intérêt (c’est pourtant ce personnage fade qui malgré lui crée la jalousie de Iago et donc la folie d’Otello). Il est ici interprété par le jeune finlandais Markus Nykänen, une voix séduisante sans être exceptionnelle et un personnage qui se fond dans le gris ambiant : il est comme les autres.

Un air de Champagne ©Hans Jörg Michel
Un air de Champagne ©Hans Jörg Michel

D’ailleurs au premier acte, quand il se saoule,  comme tous les autres, il inonde méchamment de champagne (à la mode des champions de F1) le peuple qui assiste de loin à la scène, et Bieito montre clairement qu’il fait partie du clan, tout en en faisant un grand naïf : la scène du mouchoir au troisième acte est édifiante à ce propos, mais aussi la scène terrible de l’arrivée de Lodovico l’envoyé du Doge, où Otello égaré le jette contre Desdemona en le forçant à mimer une sodomie, puis se jette sur Lodovico, laissé au sol.

Acte III Otello, cassio (Markus Rikänen), Desdemona ©Hans Jörg Michel
Acte III Otello, cassio (Markus Rikänen), Desdemona ©Hans Jörg Michel

Peu à peu Bieito construit une géométrie du drame : la seconde partie (actes III et IV) fait de la grue en quelque sorte l’espace du couple (si couple il y a), et le reste du plateau l’espace des autres. Cette construction qui nous dit clairement qui fait quoi, fait de la grue l’espace clos du drame ourdi par Iago, toujours extérieur, toujours spectateur tandis que l’espace d’Otello/Desdemone/Emilia est un espace difficile, il faut y monter, puis grimper à une échelle pour arriver au premier niveau (chambre de Desdemone) puis au deuxième niveau, au sommet de la grue où Otello va mourir. J’ai plus haut évoqué Desdemone sur sa rambarde, sa position en équilibre sur un balcon réinterprète la scène du balcon du Roméo et Juliette, en en faisant son antipode. D’un côté un couple de l’autre une solitude, d’un côté l’amour et l’union, de l’autre le désamour, la séparation, la jalousie et la mort.
Ces scènes concentrées sur cet espace presque impossible, où chacun chante séparé de l’autre par le vide, laissent sur le plateau les autres protagonistes, devenus comme des marionnettes presque sans lien avec ce qui se passe, ou des commentateurs comme sortis d’un chœur (d’ailleurs, ils ont les attitudes figées, face au public, que Bieito a voulu pour les chœurs). Emilia crie « Orrore » de loin, regardant ailleurs, comme si le drame était mental, dans les mémoires, dans les fantasmes croisés des uns et des autres.

Otello mourant du haut de sa grue
Otello mourant du haut de sa grue

Et les derniers moments du drame (où normalement Otello menace tous les personnages accourus) se jouent dans la solitude absolue d’un Otello perché au sommet de la grue, qui est à ce moment tournée vers la salle, il meurt donc carrément au dessus du public la tête tendue en l’air, pendant que sur le plateau les personnages reprennent tous une place, Iago compris, au centre, debout, impuissants spectateurs d’une histoire qu’il a suffi d’allumer pour la laisser de développer, ou narrateurs muets d’un naufrage. Image frappante que ces deux corps accrochés à la grue, séparés par un étage, et les autres le regard fixe et vide, dans la pénombre, tous à leur niveau un outil du drame.

Ce travail scénique est si puissant qu’il semble déterminer la musique et non l’inverse. Ainsi l’orchestre bien conduit par Enrico Delamboye, directeur musical à Coblence, qui reprend un orchestre bien préparé par Gabriel Feltz (pas de scories) en étroite osmose avec Bieito (ils ont déjà travaillé ensemble à Berlin pour Die Soldaten) : vu la manière dont le mouvement musical suit le dessein scénique, notamment dans l’accompagnement des personnages (Iago par exemple), il y a eu un véritable travail de tissage scène/orchestre dont la représentation de ce jour garde des traces profondes, avec des accélérations de tempo, de lourds et longs silences, des moments où l’impression qui domine est celle d’une musique qui illustre une mise en scène. Comme j’avais toujours vécu dans Otello une prédominance écrasante de la musique sur la scène, et qu’ici, les deux dialoguent, échangent jusqu’à sembler procéder l’une de l’autre, c’est un sentiment nouveau qui me prend : l’étonnement. Jamais Otello ne fut pour moi plus tendu, plus terrible. Oserais-je dire que j’ai découvert une force inconnue à la musique de Verdi, qui vous gifle plein face.
Aux lecteurs qui auraient envie d’aller à Bâle (3h de TGV de Paris), je signale que cet Otello se joue jusqu’à début avril, mais dès février avec une autre distribution (et notamment sans Simon Neal, tout à fait extraordinaire), qui n’aura peut-être pas l’authenticité de celle-ci qui a travaillé en direct avec Calixto Bieito. Mais je suis certain que le jeu en vaudra quand même la chandelle, car il ne faut pas oublier que Bâle est l’un des théâtres les plus créatifs de l’aire germanique, et qu’un Otello de ce type reste gravé dans la mémoire : Calixto Bieito, grand metteur en scène qui réussit à obtenir de ses chanteurs d’incroyables défis, est un très grand révélateur et un très grand lecteur de nos dérives sociales, de celles notamment que nous venons de vivre dans notre chair ces derniers jours . Cet Otello ne pouvait mieux tomber pour nous le rappeler.[wpsr_facebook]

Acte I,1 ©Hans Jörg Michel
Acte I,1 ©Hans Jörg Michel

SEMPEROPER DRESDEN 2014-2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 14 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Uwe Eric LAUFENBERG) avec Anja HARTEROS

Acte I © Matthias Creutziger
Acte I © Matthias Creutziger

Si le Don Giovanni bruxellois a fait passer le cerveau à la centrifugeuse ou au triturage, au moins à Dresde il a pu se reposer de ses fatigues, vu l’extrême platitude de la mise en scène de Uwe-Eric Laufenberg, vieille de 14 ans, dont il ne reste plus rien, si tant est qu’elle eût à offrir quelque intérêt un jour. Il est vrai que ce déplacement dans le théâtre où fut créé en 1911 Der Rosenkavalier n’avait dans mon cœur qu’un seul motif du nom d’Anja Harteros. Et je n’ai pas été déçu.
Concluant l’année Strauss après des représentations de Capriccio, que Thielemann a dirigé le mois dernier avec Renée Fleming, d’Arabella dans la pâle production de Salzbourg, mais avec Anja Harteros, de Josephslegende (Ballet) direction Paul Connelly, de Daphné dirigé par Omer Meir Wellber, voici donc un Rosenkavalier assez luxueusement distribué, avec Anja Harteros, Sophie Koch qui est désormais un des Octavian de référence et Christiane Karg en Sophie, un nom qui monte depuis deux ans, Peter Rose est Ochs, comme il se doit (il l’est à peu près partout), et Faninal comme à Salzbourg, c’est Adrian Eröd. La Staatskapelle Dresden étant dirigée par Christian Thielemann, évidemment, c’est un grand soir et le magnifique Semperoper est archi comble. Voilà en effet un Rosenkavalier somptueusement distribué, dirigé par un chef qui fait référence dans Strauss et avec l’orchestre qui l’a créé, accessoirement l’un des meilleurs d’Allemagne. Qui peut souhaiter mieux ?
La production ne sort pas de la grande tradition des Rosenkavalier, sauf qu’elle transpose l’action au XXème siècle, dans les années cinquante, au moment où l’on peut s’enrichir assez facilement dans un monde en pleine expansion.
Ainsi, si l’intérieur des appartements de la Maréchale reste très proche de celui qu’on verrait au XVIIIème (le passé), celui de Faninal est au sommet d’un haut bâtiment avec vue sur tout Vienne, on a convoqué la presse people et l’arrivée d’Octavian et de la rose est traitée comme une mise en scène pour la télévision (projecteurs, spots) où Octavian montre un art consommé du paraître et une habitude des médias (comme on dirait aujourd’hui) qui tranche avec le naturel de Sophie. C’est l’avenir…il y a un côté Gattopardo dans l’œuvre de Hofmannsthal.

Le dernier acte se déroule dans une sorte d’espace abandonné qu’on aménage pour l’occasion et qui semble servir à des « parties » (en anglais dans le texte) un peu décalées ou déjantées. C’est peut-être le mieux réglé ou en tous cas le plus riche d’idées (enfin… idées…n’allons pas trop loin).
Remettez tout cela dans un décor et avec des costumes XVIIIème sans rien changer à la mise en scène, et vous aurez un Rosenkavalier comme on en voit des centaines. Il y a quelques menus points intéressants, mais l’ensemble reste bien plat et conventionnel.
Monsieur Laufenberg remplace Jonathan Meese pour le Parsifal de Bayreuth en 2016, gageons que le choix de Katharina Wagner, fait pour pacifier les esprits et peut-être reconquérir un public échaudé, est sage et que Uwe-Eric Laufenberg satisfera la majorité du public…un choix par défaut, un choix de tranquillité, un gage en somme. Mais il reste à souhaiter que l’imagination et la créativité de Laufenberg se seront un peu réveillées en 2016.
Il en va autrement musicalement.
Moins d’un mois auparavant j’ai entendu Petrenko à Vienne, cet été j’ai entendu Welser-Möst à Salzbourg (difficile de ne pas entendre vu le volume) : cette année, anniversaire Strauss aidant, je suis revenu vers Rosenkavalier après une longue abstinence. Mais il est vrai qu’il y a aujourd’hui des chefs de choix et des Maréchales intéressantes Schwanewilms, Isokoski, Fleming, Harteros. Pour moi qui ai été nourri à Christa Ludwig, ma première Maréchale, puis Janowitz , Te Kanawa et Gwyneth Jones et qui ai été fulminé par Kleiber plusieurs fois (ah, je vous laisse imaginer quand il arrivait sur le podium, laissant à peine le public applaudir et se retournant brutalement pour faire exploser l’orchestre sans nous laisser reprendre le souffle…), il fallait du temps pour revenir à une œuvre où j’ai laissé tant de larmes au trio final .
J’ai entendu rarement Thielemann dans Strauss, c’était aussi l’occasion de me convaincre à mon tour. Tant d’amis me disent qu’il est insurpassable dans ce répertoire .
Disons le d’emblée, je n’ai pas été convaincu et ce Strauss au cordeau ne m’a pas secoué.
La Staatskapelle de Dresde, avec ce son si personnel, avec cette perfection dans l’exécution, a donné une performance de référence, sans aucune scorie, d’autant que la direction de Thielemann est très claire, isole les pupitres, fait vraiment tout entendre avec une diabolique précision. Même si le premier violon ne vaut pas Küchl à Vienne qu’on a encore dans l’oreille, c’est magnifiquement préparé.
Donc, du point de vue de la « mécanique musicale », il n’y a qu’à couvrir chef et orchestre de louanges. Mais dans Rosenkavalier, il en faut plus. Il faut de la rutilance, de l’explosion, de la dynamique, il faut un rythme, il faut un discours, il faut du sourire, il faut des larmes, il faut de la tension, il faut…il faut…

Acte I © Matthias Creutziger
Acte I © Matthias Creutziger

Il faut beaucoup de ce qui a manqué dans une représentation impeccable aux lignes parfaites, sauf que je n’ai pas senti d’engagement, sauf que je n’ai pas senti de dynamique, d’explosion, de vie.
Autant Petrenko partait en nous entraînant, en nous faisant tourbillonner d’emblée, ici, écouter l’orchestre est un rare plaisir, mais on ne tourbillonne jamais. Pas de tornade. Tout cela reste sage et presque démonstratif. Une belle vitrine de Noël, mais entre moi et ce que j’écoute, il y a une vitre. Il y a un bel objet sous verre.
Il y a aussi un point de vue : le troisième acte est sans doute pour moi le plus intéressant, parce qu’il y a une option claire de retenue de l’orchestre, de légèreté, d’élégance qui renvoie le phénoménal prélude à un tout autre univers que celui explosif de Welser-Möst à Salzbourg, qui savait construire une analytique de l’explosion et de Petrenko à Vienne, qui savait construire une poétique de l’explosion.
Thielemann n’est jamais nerveux, jamais tendu, très descriptif, très sage et conforme, voire conformiste. Il est soucieux de la rondeur des sons et du rendu, il semble moins soucieux de drame (au sens action du terme). C’est du côté du plateau qu’il faut chercher l’émotion, un plateau au volume somptueux que le chef laisse s’épanouir.

Acte II: Sophie Koch (Octavian), Christiane Kohl (Marianne Leitmetzerin, Adrian Eröd (Faninal) Peter Rose (Ochs) Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger
Acte II: Sophie Koch (Octavian), Christiane Kohl (Marianne Leitmetzerin, Adrian Eröd (Faninal) Peter Rose (Ochs) Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger

Adrian Eröd, chauve pour l’occasion, est plus présent que sur l’immense plateau salzbourgeois : son Faninal existe plus, la voix est plus audible, avec les qualités habituelles de diction et de viennéïté (qu’on me pardonne cet horrible néologisme, mais Eröd est viennois et dans cette œuvre, cela peut compter). C’est un artiste que j’apprécie et il n’a pas dérogé à la règle.
Peter Rose en revanche m’a semblé moins en voix qu’à Vienne. Certes, le personnage est là, imposant, plein d’humour, plein d’allant en scène, mais il m’a semblé moins présent vocalement qu’à Vienne, tout en défendant le rôle comme à son habitude. Mais peut-être passer son temps à chanter Ochs peut-il finir pas lasser…

Le chanteur italien de Yosep Kang a un joli timbre clair, il n’efface pas l’excellent Benjamin Bruns à Vienne. Christa Mayer en revanche dans Annina fait merveille, notamment au troisième acte, son acte.
Restent nos trois dames :

Acte II © Matthias Creutziger
Acte II Sophie Koch (Octavian) & Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger

Sophie Koch est un Octavian impressionnant de puissance vocale, mais je trouve qu’elle pousse trop le volume, ce qui gêne pour entendre la Sophie de Christiane Karg quand elles chantent en duo et qui déséquilibre les ensembles. Nul doute que Koch a travaillé son volume et pourrait sûrement à un moment aborder les grands mezzos italiens (on pense à Eboli), mais elle manque de cette distance élégante dans Octavian, dans la diction, dans la tenue, dans le geste même. C’est un chant plein de santé, évidemment au point, mais qui n’est pas encore totalement dompté ou dominé pour mon goût. Nous ne sommes pas encore à des niveaux d’une Fassbaender, inouïe dans ce rôle, de la grande Yvonne Minton, d’Agnès Baltsa, la plus vraie, la plus juste ou même de ma préférée, Tatiana Troyanos qui fut la plus émouvante, ou même dans les plus récents Octavian d’une Graham, d’une Sindram ou d’une Kirschlager.
Et la Sophie fraîche et bien tenue de Christiane Karg au chant contrôlé, aux aigus bien développés, apparaît bien pâle à côté, et ses moyens semblent limités. Est-ce par cette différence de volume entre les deux voix qui finissent par ne pas s’accorder, est-ce parce que la voix est vraiment petite, je ne sais : il reste qu’il y a là une légère déception.
Mais pas pour Harteros.
Avec Anja Harteros, nous jouons à un autre niveau.

Anja Harteros © Matthias Creutziger
Anja Harteros © Matthias Creutziger

On retrouve immédiatement l’aura des grandes Maréchales, impeccable dans les tenues noires que lui réserve la mise en scène années 50 de Laufenberg. Il y a d’abord une tenue en scène d’une élégance et d’une distinction inouïes, on n’a vraiment d’yeux que pour elle, elle est la Maréchale telle qu’on la rêve, telle qu’elle habite nos fantasmes. Elle est ensuite d’un naturel rare, élégante quand il faut, familière et amoureuse quand il faut, énergique et sèche quand il faut : j’ai rarement entendu une maréchale aussi définitive face à Ochs au 3ème acte. Bref, une science du ton et de la couleur, si importante dans un rôle qui exige tant de subtilité, qu’on peut sans crainte qualifier d’unique : cette Maréchale ne chante pas, elle vit, elle est, elle vibre. J’adore Harteros dans tous les rôles où je l’ai entendue, mais là, il y a quelque chose de plus dans la vérité du personnage. Son monologue du 1er acte est vraiment un moment en suspension, un vrai monologue intérieur, très simple et très étudié à la fois, et l’urgence finale n’en est que plus forte et que plus émouvante.
Je n’ai pas encore parlé de la voix, des aigus tenus, de la diction exemplaire, de la ligne de chant, de la variété des tons : bref, elle s’impose, elle est là, immense. Là où elle chantera ce rôle, il faudra y aller. Et je ferai le voyage de Baden-Baden car elle vaut à elle toute seule le voyage. Je pensais qu’elle serait grande, je ne pensais pas qu’elle serait immense, à l’égal des Maréchales du passé qui m’ont accompagné et marqué.
Sans Harteros, ce Rosenkavalier restait quand même ordinaire, même avec Thielemann. C’est Anja Harteros l’épicentre de la production, elle la porte et elle nous emporte ; elle vaut tous les voyages…[wpsr_facebook]

Anja Harteros © Matthias Creutziger
Anja Harteros © Matthias Creutziger

BADISCHES STAATSTHEATER KARLSRUHE 2014-2015: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 16 NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Christoph GEDSCHOLD; Ms en scène: Tobias KRATZER)

Acte I (Beckmesser: Armin Kolarczyk) © Falk von Traubenberg
Acte I (Beckmesser: Armin Kolarczyk) © Falk von Traubenberg

Die Meistersinger von Nürnberg est un opéra très lourd à monter : distribution lourde (avec de nombreux petits rôles), chœurs importants, et longueur de l’œuvre, la plus longue des œuvres de Wagner sont de singuliers obstacles, aussi le voit-on relativement rarement sur les scènes non germaniques. C’est aussi un opéra complexe, auquel même le public wagnérien non germanophone n’accède pas facilement, ou n’adhère pas avec la facilité et l’enthousiasme avec lesquelles il va vers Tristan und Isolde ou Parsifal. Pourtant, il est à l’origine pensé comme un « Komische Oper », un opéra comique, une qualification à laquelle Wagner lui-même a finalement renoncé, et donc un genre considéré comme plus facile ou plus accessible. J’ai moi-même pendant longtemps été plus réservé par rapport à cette œuvre que par rapport à d’autres.
Pourtant, aujourd’hui, je suis bien près de considérer que c’est peut-être le plus grand chef d’œuvre de Wagner, à cause de l’extraordinaire richesse de la partition, dans laquelle les grands musiciens de l’époque se sont plongés et qu’ils ont étudiée (Mahler va s’en nourrir, notamment pour sa cinquième Symphonie), mais aussi à cause du tissu thématique traité, d’une extraordinaire complexité, sur les rapports de l’art et du monde, et enfin par la peinture des caractères, très ambiguë, et qui n’a de simpliste que l’apparent premier degré.
Un regard un peu acéré sur les relations entre les personnages, sur le texte même, fait immédiatement percevoir des obscurités : jeu d’Eva avec les hommes, aussi bien avec Walther que Hans Sachs ; Hans Sachs, le bon maître solitaire, pas si abstrait, pas si éloigné de considérations et de désirs très humains, Walther lui-même, qui finit tant bien que mal par se plier aux règles qu’il bouleversait au départ, et Beckmesser, qui n’est pas si ridicule que la tradition veut bien le dire. Bref, une analyse du livret nous montre une singulière épaisseur des caractères et des relations entre les personnages, peut-être le livret le plus complexe sous ce rapport. La tragédie peut se permettre des caractères plus monolithiques, mais pas la comédie, ancrée dans le réel, plus prosaïque mais aussi plus proche de nous, de nos contradictions, de nos désirs, de la vraie vie.
Mais le livret est complexe aussi par la thématique traitée, qui n’est pas tant l’amour de Walther et d’Eva que celle d’une parfaite leçon d’anatomie artistique : nous assistons en trois actes à la naissance d’un air, en l’entendant quatre fois, et à chaque fois corrigé et commenté, pour aboutir à l’air chanté et représenté, dans un parcours commenté qui va de l’esquisse à la performance.
Posant la question de la fabrique de l’art, Wagner pose aussi celle du style, de la règle, de la tradition, de l’innovation dans un contexte qui est celui de la règle et de son respect, le chef d’œuvre naissant d’un respect de règles qu’il fait oublier. Face aux fameux débats au XVIIème sur le respect des règles imposées par l’Abbé D’Aubignac dans La Pratique du théâtre et notamment celle dite des Trois Unités, nos plus grands auteurs tragiques n’ont eu de cesse de ne les respecter qu’en apparence…Et d’une manière très subtile, Wagner va lier ces questions théoriques essentielles en les ramenant de manière métaphorique à la création de chaussures, autre manière de traiter les rapports à la création, à l’individu, aux règles, construisant un parallèle à l’acte 2 entre la manière de créer un chant et celle de faire une chaussure dans la scène très brillante entre Sachs et Beckmesser.
Certes, la question de l’irruption de l’innovation ou de la différence dans un monde vaguement sclérosé est une problématique qui se pose aussi bien dans Lohengrin, dans Tannhäuser, et même dans Parsifal, et c’est l’une de ces questions que le musicien Wagner va poser à la société musicale du temps, mais les Meistersinger vont plus loin en posant la question de la liaison de l’art et du social, la question du concours et du public, et même celle de l’incompréhension du public, c’est à dire aussi celle de la réception (au troisième acte, face à Beckmesser) : qu’est ce qui gouverne les réactions du public ? Beckmesser est-il si ridicule ? Et Walther, rentré dans le rang, n’est-il pas désormais un Maître comme un autre, un conforme et non un voleur de feu. Car c’est bien cette question de l’artiste comme lointain fils de Prométhée qui est en creux dans nombre d’œuvres de Wagner, et l’expression Voleur de feu qui appartient à la Lettre à Paul Demeny que Rimbaud écrivit en 1871, est contemporaine du Wagner qui s’installe à Bayreuth pour y créer ce que l’on sait, le théâtre de l’avenir pour la musique de l’avenir.
Comme on le voit, Die Meistersinger von Nürnberg est le reflet de débats esthétiques et philosophiques qui dépassent le simple opéra comique, et celui qui s’attaque à la mise en scène de cette œuvre ne peut aujourd’hui les éviter.
C’est bien ce qu’avait voulu Katharina Wagner à Bayreuth, en prenant, en plus, ses distances avec l’utilisation idéologique de l’œuvre que le nazisme (et Bayreuth) en avait fait à contresens à mon avis, s’appuyant sur le seul discours final de Hans Sachs.
Enlève-t-on à Tartuffe sa puissance subversive en s’appuyant sur le discours final de l’Exempt ? Il en va de même ici. La question étant la puissance subversive de l’art, elle ne saurait épouser l’idéologie de la barbarie nazie, ou de toute autre barbarie d’ailleurs.
Ainsi donc la question de la mise en scène se pose, encore plus que dans d’autres œuvres de Wagner, car il me paraît aujourd’hui impossible de mettre en scène cet opéra au premier degré, quand il se joue en permanence au second degré…
À cette complexité du livret correspond une vraie complexité musicale : il faut de vraies voix masculines, notamment Sachs, Pogner, Beckmesser et Walther, baryton basse, basse, baryton, ténor (lyrique ? dramatique ? lyrico-dramatique ?), et les voix féminines apparaissent faussement plus pâles : combien d‘Eva évanescentes et discrètes, sortes de petites jeunes filles sages a-t-on vu sur les scènes ? Il m’a fallu attendre Anja Harteros à Genève il y a quelques années pour saisir que ce rôle existe, avec une vraie puissance dramatique. Il y a aussi dans cet opéra beaucoup de rôles dont le relief et la présence sont équivalentes et il est difficile de poser la question du personnage principal et du personnage secondaire (c’est clair pour Pogner, vocalement difficile, scéniquement plus pâle) . De tous les rôles, seul Hans Sachs présent tout au long de l’œuvre doit défendre une des parties les plus écrasantes du répertoire, avec de longs monologues qui ne sont pas des airs, mais justement des monologues, avec toute leur charge psychologique et toutes leurs couleurs, et par ailleurs des moments de pure conversation, ou des ensembles apparemment désordonnés, où tous interviennent dans une apparente chienlit, et où tout en réalité est ordonné dans la plus pure tradition rossinienne (je dis bien rossinienne).

Oui, on sent dans cette écriture comme Wagner a compris ces écritures de comédie, ces crescendos phénoménaux qu’il applique notamment dans le fameux final de l’acte II.
À lire ces lignes, le lecteur se dira que seuls des théâtres de niveau très international ou des festivals, pourront défendre cet opéra dans toute sa complexité et tous ses attendus.
Pourtant, à des degrés divers, les grandes productions des dernières années furent des déceptions. Salzbourg l’an dernier à cause d’une distribution inégale et d’une mise en scène ratée, Bayreuth il y a quelques années à cause d’un chef moins convaincant et d’une distribution qui n’a pas trouvé son homogénéité. Il me faut dans mon histoire de spectateur remonter aux années 80 pour trouver des productions de très grand niveau musical, dirigées par Wolfgang Sawallisch, à Munich, ou à la Scala ou de bonnes productions d’ensemble comme à Bayreuth (même si les mises en scènes de Wolfgang Wagner…).
Mais aussi loin que je me souvienne, aucune des productions scéniques n’était vraiment convaincante, ni à Munich, ni à la Scala, ni à Bayreuth.
Parmi les productions vues ces dernières années, celle qui m’est apparue la plus convaincante dans son ensemble (Mise en scène et musique) est peut-être celle de Zurich, dirigée par Daniele Gatti dans une mise en scène d’Harry Kupfer avec Michael Volle dans Hans Sachs, Michael Volle, qui reste aujourd’hui le Sachs de référence, mais aussi le grand Beckmesser, qu’il a interprété de manière définitive à Bayreuth (où Hermann Prey dans les années 1980 était lui aussi, mais pour d’autres raisons, tout à fait magnifique).

Cette longue introduction n’a pour but que d’encourager le spectateur-lecteur à se lancer dans Meistersinger, et à regarder au cinéma la retransmission du MET le 13 décembre, dirigée par James Levine, même si la production de Otto Schenk sera sans doute très traditionnelle et à courir lorsque l’œuvre sera programmée à Paris, même si la production de Salzbourg de Stephan Herheim n’est pas vraiment convaincante.
Ou alors, les alsaciens ou les lorrains, ou les autres, pourront aller le 7 décembre à Karlsruhe, pour la dernière représentation de la série que le Badisches Staatstheater a programmée de cette reprise de la production de la saison dernière. Ils auront raison, c’est sans doute la mise en scène la plus intelligente et la plus convaincante de Meistersinger vue de toute ma carrière de mélomane, avec un  niveau musical plus qu’honorable. Cela confirme ce que je dis sans cesse dans ce blog sur la qualité du théâtre dit de répertoire. Le Badisches Staatstheater de Karlsruhe a d’ailleurs été souvent un incubateur de futures gloires musicales.
La distribution était à peu de choses près la même que lors de la première, la direction était assurée par le Premier Kapellmeister, Christoph Gedschold, la mise en scène assurée par Tobias Kratzer, 34 ans, dont j’ai vu Les Huguenots il y a un mois à Nuremberg.
Si vous voyez ce nom sur une affiche, n’hésitez plus, c’est un metteur en scène de très grand niveau. J’avais bien aimé ses Huguenots, je suis sorti de ces Meistersinger étonné, au sens fort (et XVIIème siècle) du terme. Il s’agit là, et sans mauvais jeu de mot, d’un travail de maître, qui réussit à rendre parfaitement et surtout d’une manière lisible et fluide, la complexité dont il était question plus haut.
Sans comparer note à note la prestation de la Badische Staatskapelle avec celle de phalanges plus reconnues ou plus prestigieuses, on doit reconnaître avec plaisir qu’à part de menues scories dans les cuivres, la performance de l’orchestre est tout à fait remarquable, et que le chef a rendu la lecture de la partition très claire, très lisible puisqu’aucun des recoins du texte wagnérien n’est laissé dans l’ombre, en relevant çà et là l’ironie, en suivant avec sûreté le déroulement des dialogues, en accompagnant le plateau avec un grand souci de congruence. Certes, l’acoustique généreuse de la salle, de dimensions moyennes, mais avec une grande fosse et une scène assez large, rend le son très présent, et celui des cuivres éclatants trop démultiplié. Il en résulte, notamment lors de la Festwiese quelques déséquilibres. Mais dans l’ensemble, il n’y a rien à redire d’une prestation musicale de très bon niveau, avec un chœur (et « extrachor ») vraiment remarquable – direction Ulrich Wagner- , le tout dirigé par un chef qui sait rendre l’ensemble homogène, et qui ainsi rend parfaitement les effets voulus par la partition. La clarté de la lecture en révèle la complexité et les différentes strates, et le soin mis à rendre la musique à la fois lisible dans son déroulé et dans son épaisseur, sans aucune prise de risque interprétative, mais toujours avec honnêteté et rigueur, font que ces Meistersinger, au niveau musical, n’ont strictement rien à envier à d’autres, réalisés dans des lieux plus prestigieux.
Du point de vue du chant, on a dit la difficulté dans la distribution, confiée pour l’essentiel à des membres (ou d’anciens membres) de la troupe de Karlsruhe. La même impression d’homogénéité et d’honnêteté domine, avec pour résultat final un vrai triomphe : il n’y a pas de faiblesse particulière sur le plateau, mais au contraire l’impression que chacun donne le maximum pour la réussite de l’ensemble, un authentique travail de troupe et d’équipe, seulement réalisable dans des théâtres de répertoire.
Serge Dorny, à qui je posais la question de possibles Meistersinger à Lyon, me répondit par l’extrême difficulté à les monter, dans ce qui est tout de même le deuxième opéra en France. Ici à Karlsruhe, une ville moyenne d’environ 300.000h, cela semble naturel, et en tous cas c’est parfaitement réussi, car au-delà de la mise en scène, la réalisation musicale n’appelle pas de remarques particulières, et révèle des chanteurs d’une très grande valeur.
À commencer par Renatus Meszar, Hans Sachs qui, comme tous les chanteurs du plateau, réussit une performance qui est à la fois musicale et scénique. On ne peut dans ce travail séparer le chant de l’engagement dans le jeu. Et on sent l’adhésion à un projet scénique où chaque rôle est interrogé en profondeur. Vocalement, la voix encore jeune n’accuse pas de faiblesse, avec une diction exemplaire, et un engagement scénique qui forcent l’admiration, notamment au troisième acte, où le personnage marque à la fois son désespoir et sa noblesse. Dans cette mise en scène, Hans Sachs s’efface et s’en va, pliant bagage, allant chercher ailleurs la reconnaissance de l’art, et son monologue final sur l’art allemand devient comme un pis aller : dans le naufrage d’une vie personnelle gâchée, il reste l’art et notamment l’art allemand, sorte de lot de consolation.

Rideau de scène
Rideau de scène

Lorsque devant le rideau composé de dizaines et dizaines d’affiches de Meistersinger qui sont autant d’interprétations de l’œuvre, il ajoute en la collant celle de la représentation du jour, désabusé, on en vient à penser « une représentation de plus, une interprétation de plus, une parmi d’autres » ; ainsi va la vie, ainsi va l’art, ainsi va Sachs, éternel perdant qui triomphe comme une sorte de clown triste. Renatus Meszar fait découvrir un Hans Sachs qui sait être violent, qui risque même le coup de poing avec Beckmesser, loin du Maître au dessus de la mêlée, il reste, affectivement et artistiquement dans la mêlée et dans le débat. Hans Sachs ne se résigne pas, il est la vie même, il préfère partir et s’abstraire d’un milieu où il n’a plus rien à faire, puisqu’à travers Walther la succession artistique est assurée, ainsi que la succession affective, puisque le jeune homme lui a pris Eva…
Toutes ces facettes, Meszar sait les rendre, y compris physiquement, y compris sur son visage. L’attention au jeu est telle que la musique et sa puissance évocatrice sont lues sur les expressions du visage (il en est de même pour le personnage de Walther), défi difficile à tenir à l’opéra où les efforts physiques exigés par le chant peuvent effacer quelquefois les expressions du visage demandés par le rôle : quand les deux se confondent, c’est la garantie d’une indicible émotion.

 Walther face aux maîtres en "audition" Acte I © Falk von Traubenberg
Walther (Daniel Kirch) face aux maîtres en “audition” Acte I © Falk von Traubenberg

Face à lui, Walther est chanté par Daniel Kirch. Une voix qui n’a pas tout à fait le format de Walther, et qui semble un peu étroite, et pour tout dire, un peu petite par rapport aux exigences et du rôle et de la masse orchestrale. Mais en réalité cette impression initiale est contredite par la performance. Aucun problème pour mener le rôle jusqu’au bout, aucun effort particulier pour se faire entendre, parce que la voix est parfaitement placée et projetée. Daniel Kirch a de plus une diction exemplaire,  un jeu engagé et juste avec une plasticité du visage qui lui fait épouser toutes les émotions et les exprimer avec une criante vérité. Le personnage est en place, de l’étudiant un peu négligent du début au chanteur qui va présenter une audition de la fin, du marginal au rangé dans un parcours qui rappelle le Walther de la mise en scène de Katharina Wagner, que Tobias Kratzer a visiblement étudiée. Ce qui frappe dans cette vision, c’est la jeunesse et la fraîcheur, c’est l’engagement direct, sans fard, sans affèterie, c’est en même temps la puissance de la passion, qui explique les excès, les désespoirs sans fond, le passage direct de la gaieté à la plus profonde tristesse, et la voix qui change de couleur et de nature à chaque moment ; le début du quintette du 3ème acte est à ce titre emblématique, qui commence presque dans le drame.

Sachs et David en version Moyen âge © Falk von Traubenberg
Sachs et David en version Moyen âge © Falk von Traubenberg

Mais c’est au second acte que le personnage prend toute sa place, puisque Kratzer construit ce moment nocturne comme un cauchemar de Walther reparcourant l’histoire, son histoire, dans les cadres différents des trois tendances de la mise en scène du XIXème à nos jours : la mise en scène traditionnelle dans les décors de la création, avec une désopilante peinture des apprentis dans  leurs gentils costumes médiévaux, qui dansent une gentille ronde autour de David, que Wolfgang Wagner dans les pires de ses mises en scène n’aurait pas démenti, puis on  passe à l’évocation directe de la vision (si critiquée à l’époque) très abstraite de Wieland Wagner,

Sachs & Eva (et en arrière plan Walther) version Wieland Wagner © Falk von Traubenberg
Sachs & Eva (et en arrière plan Walther) version Wieland Wagner © Falk von Traubenberg

où les personnages en costumes médiévaux aussi, mais moins « typiques », se raidissent abandonnant un jeu naturaliste pour quelque chose de plus retenu plus distant, plus raide, en accord avec un décor réduit à l’essentiel, pour terminer enfin dans le Regietheater à la Castorf, avec ses tics, sacs poubelles, échoppe de cordonnier moderne (vendeur de clefs, etc…) et son magasin à Kebab, allusion directe au Döner Kebab de Götterdämmerung à Bayreuth, dans lequel vient se glisser subrepticement un rat tout droit sorti du Lohengrin de Hans Neuenfels, toujours à Bayreuth. Voilà Castorf et Neuenfels habillés pour l’hiver, et voilà un deuxième acte rendu cohérent par l’idée du rêve de Walther, qui prépare sa performance, et qui rêve de ses possibles, en une image des étapes de la réception et de l’interprétation de l’œuvre d’une justesse et d’une drôlerie extraordinaires, où Walther, en chemise à carreaux et en jean parcourt ces espaces, un peu perdu, un peu étonné, un peu décalé, pour finalement se retrouver copulant ardemment avec Eva au milieu de sacs poubelles à la Castorf.

Eva - Walther en version Regietheater © Falk von Traubenberg
Eva – Walther en version Regietheater © Falk von Traubenberg

Tous les contempteurs du Regietheater seront aux anges, dans un deuxième acte où il nous est dit que tout est Régie, que tout est mise en scène, et que tout peut faire fonctionner l’œuvre, pour finir dans un pandemonium où le rêve de Walther se transforme en cauchemar : la tournette où tournent les trois décors successifs s’emballe, les personnages se mélangent, les costumes s’entremêlent, le moyen-âge vu par le XIXème, le XXème et le XXIème deviennent une sorte de mixture folle, une valse étourdissante et vertigineuse qui débouche finalement sur une vanité. Au centre de ce maelström, le parcours de Walther dans les méandres de l’interprétation va aboutir sur l’œuvre, dont il sera question au IIIème acte.

Acte II, le Karaoké de Beckmesser © Falk von Traubenberg
Acte II, le Karaoké de Beckmesser © Falk von Traubenberg

Bien sûr, dans ce paysage, Beckmesser (très bien chanté par Edward Gauntt) ne peut plus être le personnage ridicule qu’on dépeint habituellement. Il est l’amoureux d’Eva (au même titre que Walther, et même que Sachs), un amoureux qui dans le deuxième acte est vu comme un chanteur de Karaoké (haut parleur et micro ouverts à plein régime dans la rue), chemise bariolée et costume de séducteur sud américain, et au premier et troisième acte un professeur de chant ordinaire, mais confit en dévotions pour Richard Wagner, dont la tête en bronze trône dans la salle de classe.

La tête de Wagner, rafistolée au final par Beckmesser
La tête de Wagner, rafistolée au final par Beckmesser

Kratzer le voit comme une sorte de défenseur ultime d’une conception rigoriste et presque sectaire du chant wagnérien, une sorte de psychorigide, qui horrifié par les excès du chant de Walther au 1er acte quitte la scène en prenant dans ses bras la tête auguste, la caressant et l’embrassant, pendant qu’au troisième acte, pénétrant par effraction dans le studio de Hans Sachs, après s’être agenouillé devant la tête de Wagner, il est le sujet d’une vision où Wagner le prend, le gronde, lui donne une fessée et sort en triomphant et lançant une projection murale de son fameux « Kinder, schafft endlich Neues! » (Enfants, créez enfin du nouveau) sorte d’appel à la libération de l’art. Le conflit Sachs/Beckmesser, en dehors de la question d’Eva, pose la question bien plus délicate de celle de l’interprétation, de l’art dans la cité, de la représentation artistique, c’est pourquoi le Beckmesser de Edward Gauntt, débarrassé de tous ses ridicules, en chemisette et pull négligemment jeté sur l’épaule, prend une valeur complètement différente, plus noble et en même temps plus pathétique quand, perdant à la fin, il jette de dépit la tête de Wagner au sol, et la brise en plusieurs morceaux, pour la recoller dans l’image finale, pendant que Walther rentré dans le rang, dirige le chœur et que Sachs s’exile. Je trouve assez subtil de mettre en regard Sachs et Beckmesser, comme deux versions d’une même génération d’artistes, plutôt que la vision manichéenne opposant Beckmesser le ridicule à Walther le noble. Sachs et Beckmesser s’opposent ainsi sur l’art, mais perdent chacun pour des raisons différentes, et laissent une nouvelle génération d’interprètes naître.

Eva et Pogner, version 1 (traditionnelle) Acte II © Falk von Traubenberg
Eva et Pogner, version 1 (traditionnelle) Acte II © Falk von Traubenberg

Le Pogner de Guido Jentjens, vu comme un riche bourgeois dans un ensemble de Maîtres venus volontairement de tous les horizons sociaux, du hippie retardé au grand bourgeois riche et considéré, est peut-être vocalement le plus accompli, voix profonde, bien timbrée, bien posée, aux aigus larges et assis, mais cette perfection vocale est accompagnée d’une inexistence scénique totale, Veit Pogner étant complètement effacé dans cette mise en scène par les autres protagonistes, et notamment par sa fille Eva qui est sans doute le personnage le plus complexe auquel Kratzer s’intéresse. La soprano Christina Niessen lui prête une voix claire, puissante, énergique, avec quelques défauts d’homogénéité cependant à l’aigu quelquefois un peu crié. Mais la présence vocale et scénique, l’engagement juvénile font d’Eva un personnage qui existe totalement : non plus la jeune fille un peu pâlotte qu’on peut voir quelquefois sur les scènes, mais une « femme naissante », consciente de ses désirs et de ses volontés, et bien décidée à en faire voir aux hommes, jouant sur leur orgueil et leur sensibilité comme sur un clavier.
Elle séduit vraiment Hans Sachs, et plus qu’une manœuvrière, semble vraiment hésiter entre Sachs et Walther, et se laisse en tout cas circonvenir. Il faut l’entrée impromptue de Walther dans le studio de Sachs au 3ème acte pour interrompre un doux entretien avec Sachs qui aurait sans nul doute basculé sans cette entrée à l’improviste. Cette Eva consciente de sa puissance de séduction, c’est ce qui va rester à l’image finale, où chantant dans le chœur dirigé par Walther, elle disparaît à l’arrivée d’un beau jeune homme qui la vient chercher (comme Walther au premier acte) laissant Walther désespéré et fataliste pendant que le rideau tombe. Voilà une Eva qui ne contredirait pas le Mozart de Così fan tutte.
Enfin, Madeleine (Stefanie Schäfer) acquiert une jolie présence notamment au deuxième acte avec son costume médiéval si chargé qu’elle le garde par erreur au troisième acte, comme une incongruité voulue dans l’économie générale du spectacle, qui est histoire de la trace de Meistersinger pendant que David (Eleazar Rodriguez) propose un personnage d’assistant dans l’école de chant qui est le cadre de l’action, avec une jolie voix de ténor, un peu trop légère pour le rôle. Derrière David, on peut voir en général un futur Loge, un futur Mime, voire un Erik : c’est une voix large, au timbre clair, aux aigus tendus. Eleazar Rodriguez a une jolie voix de ténor lyrique, penchant plus du côté d’Almaviva ou de Cassio que de Loge. En bref, il a la qualité technique mais pas le format. Il reste que le personnage est bien campé et que le format vocal réduit ne nuit pas au rideau final à un succès assez mérité.
Tous ces personnages sont très fouillés au niveau de leur caractérisation, et c’est la première qualité de cette mise en scène où le travail sur les personnes et leurs rapports est particulièrement aigu, particulièrement profond. Il pose de vraies questions sur leurs relations, sur l’évolution de leur psychologie. Souvent, dans une mise en  scène de type « Regietheater » le concept prime sur les détails, ici au contraire, les détails psychologiques, les méandres de la psyché (notamment chez Eva et Sachs) sont poursuivis, justifiés, explorés avec une profondeur rarement atteinte à l’opéra ; ils sont explorés dans leur manifestation et dans leur potentialité, c’est à dire dans toute leur épaisseur. C’est assez rare pour être relevé et apprécié.

La deuxième qualité de ce travail est sa fluidité, c’est à dire le déroulé sans accrocs de l’intrigue dans tous ses détails, sans être arrêtée par telle ou telle difficulté.
La trouvaille dramaturgique essentielle, c’est évidemment d’avoir uni thématiquement les 1er et 3ème acte, en transformant le deuxième en une nuit de cauchemar unifiée par le personnage de Walther qui rêve, une sorte de parenthèse qui va en fait être l’élément de résolution artistique, faisant passer Walther de l’apprenti maladroit mais doué au statut de Maître. C’est l’expérience du cauchemar, de la souffrance qui réveille la créativité et fait mûrir. Le Walther du 3ème acte est différent du 1er parce qu’il a eu l’expérience du rêve douloureux.
Les 1er et 3ème actes filent ensemble parce qu’ils posent la même question : comment interpréter ? Qu’est ce qu’un chant de Maître, c’est à dire un chant qui allie l’acceptation de la règle et l’innovation créatrice ? Quel est le rôle d’un Maître, d’un Maestro qui transmet et qui guide, qui accompagne et qui laisse en même temps la fibre créatrice s’exprimer.
Ils filent ensemble parce qu’ils sont unis au niveau du décor, la scène étant divisée en trois espaces séparés par des portes, qui permettent d’y construire des dialogues, des ensembles, des apartés, des monologues, ils permettent aux personnages de s’isoler et de se réunir, dans une unité dramaturgique visible sans rendre le livret incohérent ou contradictoire. Nous sommes dans les espaces d’une Ecole supérieure de chant, probablement dédiée au chant Wagnérien et on y prépare les Meistersinger, sûrement pour un Essay final. Les Maîtres sont des maestros qui y enseignent (au moins Beckmesser et Sachs). Au centre une salle de répétition pour le chœur, à jardin une sorte de salle d’attente pour les étudiants, à cour un cabinet où les maîtres boivent le café (machine Nespresso…) et préparent leurs interventions.
Au deuxième acte, la salle de répétition du chœur devient l’espace des trois cauchemars de Walther, où se succèdent les trois décors évoqués plus haut, installés sur une tournette, décor d’origine des Maîtres Chanteurs,  décor de Wieland dans les années 50, décor vu par le Regietheater à la Castorf,. Au total, nous vivons une sorte de théâtre dans le théâtre qui pose le problème central de l’interprétation wagnérienne où l’on ne peut échapper à la question de la représentation.

Acte III scène finale © Falk von Traubenberg
Acte III scène finale © Falk von Traubenberg

Au troisième acte, cet espace devient studio de chant avec piano et dans cette école de chant où l’on médite sur la manière de chanter Wagner, ce qui est parfaitement cohérent avec la thématique de l’œuvre. Ainsi donc la structure de l’interprétation du chant wagnérien pose au deuxième acte la question du visible, et au troisième celle de l’audible.   Tobias Kratzer a résolu la difficulté en construisant un deuxième acte hors champ, unifié par l’idée de rêve de Walther, mais en même temps laissant l’intrigue se dérouler conforme au livret dans trois cadres différents, montrant les limites de chaque approche, mais montrant en même temps combien la logique de l’œuvre résiste parfaitement et affirmant de manière syncrétique qu’il n’y a pas d’ostracisme dans l’idée d’interprétation : belle leçon de tolérance intellectuelle et d’ouverture dans un monde théâtral aujourd’hui traversé par crises et clans, tendances et cabales. Un moment magnifique de théâtre et d’intelligence.

Acte III, Sachs, Eva, le piano et Wagner © Falk von Traubenberg
Acte III, Sachs, Eva, le piano et Wagner © Falk von Traubenberg

Le troisième acte, est appuyé sur deux étais, d’une part la question de l’œuvre et de son interprétation, avec les ultimes moments d’élaboration du chant de Walther, et d’autre part l’idée somme toute banale qu’il n’y a pas de vraie création artistique sans l’émotion des individus et du créateur. Ainsi donc, l’aventure sentimentale de Walther et sa souffrance devant les hésitations et la légèreté d’Eva vont être moteurs du processus créatif et aboutir, d’un chant conforme et parfaitement exécuté, à un chant profondément ressenti : on passe de l’esprit à l’âme, d’animus à anima. Pivot de ce passage, le fameux quintette, parti de voix séparées et souffrantes : le début, déchirant, et fait d’individus chantants seuls en même temps que les autres, et la fin, devenue quintette, est un ensemble de voix chantant à l’unisson la même émotion. Ce basculement fait naître toute la partie finale, conçue comme une fête d’école où tous les étudiants assistent et participent, où le spectateur est protagoniste puisqu’une partie du chœur est distribuée dans la salle, une fête où Wagner est à l’honneur mais aussi le chant comme discipline puisque les maîtres apparaissent au milieu d’écrans projetant les grands chanteurs passés et présents (on reconnaît entre autres Alfredo Kraus, Placido Domingo, et même Klaus Florian Vogt, l’actuel Walther de référence) comme autant de références interprétatives de toutes les musiques. Nous sommes au cœur de la problématique de l’œuvre, que Kratzer inscrit comme à la fois fondement et produit : fondement théorique de la réflexion wagnérienne, et produit des méandres des histoires des individus singuliers. D’où l’image finale où tout recommence comme au début, avec une tête de Wagner cabossée mais recollée et un nouveau jeune homme aux pieds de l’éternelle Eva : toute œuvre est la rencontre de l’Histoire et d’une histoire, du collectif face à une singularité, du pluriel face au singulier.
Tobias Kratzer a réussi ainsi à TOUT raconter, de l’histoire singulière des protagonistes à celle globale et théorique, de l’interprétation et de l’œuvre d’art, une œuvre d’art à la fois dans la cité et dans la psyché. Il raconte cette histoire d’une effrayante complexité avec un naturel, une simplicité et une logique qui laissent rêveur, il raconte avec sérieux, mais aussi avec humour, avec tendresse, avec ironie aussi, avec la distance de qui aime ses personnages sans leur passer leurs caprices.
Ce jeune metteur en scène de 34 ans a réussi je crois la plus belle des mises en scène des Meistersinger des dernières années : il a réussi à tout dire, tout en nous laissant l’espace pour rêver, continuer à créer et à construire. Il a construit sur de solides références historiques, théâtrales, musicales, en laissant en même temps à cette musique son extraordinaire pouvoir d’enchantement grâce à l’excellence du rendu musical d’ensemble. Cette mise en scène ne peut réussir que soutenue par l’excellence musicale, tant elle est elle-même musicale et tant elle prend appui sur ce qu’on entend en fosse.
Ce dimanche 16 novembre, je n’étais pas le même en entrant et en sortant du théâtre. Et j’ai déjà envie d’y retourner. [wpsr_facebook]

Acte II final © Falk von Traubenberg
Acte II final © Falk von Traubenberg