OPERA NATIONAL DE LYON 2016-2017: ALCESTE de C.W. GLUCK le 8 MAI 2017 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Alex OLLÉ – LA FURA dels BAUS)

 

Acte I © Jean-Louis Fernandez

Après un Festival difficilement oubliable, la programmation « ordinaire » reprend à l’Opéra de Lyon, qui vient de recevoir l’Opera Award de la meilleure maison d’Opéra de l’année (au monde), un prix parfaitement mérité qui avait déjà été frôlé auparavant. Nous y reviendrons.
Cette production d’Alceste est d’abord une production des fidélités : elle voit le retour d’Alex Ollé de la Fura dels Baus à la mise en scène (sa dernière mise en scène était celle du Fliegende Holländer l’automne 2014 qu’on vient de revoir à Madrid et à Lille) et de Stefano Montanari sur le podium, qui prend la direction de la nouvelle formation baroque de l’Opéra de Lyon, I Bollenti Spiriti (sur le modèle de La Scintilla, la formation baroque de l’opéra de Zurich) promesse d’un opéra baroque par an avec un orchestre sur instruments anciens. Un degré de plus dans l’approfondissement d’une politique qui mise sur la qualité et la singularité. Dans une France lyrique où le répertoire baroque est l’un des mieux servi en Europe, cette initiative significative est à saluer.
Alex Ollé, qui dirige avec Carlus Pedrissa le collectif La Fura dels Baus, est le plus « sage » des deux.  Mais cette fois-ci son option scénique est radicale. Il pose la question du sens de l’œuvre aujourd’hui, débarrassée de son aura mythologique et transforme la tragédie lyrique en une sorte de drame bourgeois (costumes de Josep Abril) d’aujourd’hui dans un manoir lambrissé. Aux motivations mythologiques de haute tenue, il substitue une chaîne de causalité toute humaine : les suites d’un accident de voiture où l’épouse se sent coupable devant le mari dans le coma. Ainsi le spectacle commence-t-il par une vidéo où le couple par en vacances : bagages chargés par le majordome, puis la BMW (immatriculée en Espagne) part, mais une discussion du couple vise à l’aigre et à une franche engueulade, au moment d’allumer l’autoradio, la musique part dans la fosse, et la voiture se retourne.
Le rideau se lève alors sur une vaste salle où une chambre stérile abrite Admète dans le coma, pendant que la famille semble attendre l’issue fatale.

La vidéo n’a pas d’autre usage, peut-être agaçant, que d’imposer la vision pragmatique de l’explication des causes de la situation, qu’elle inscrit dans un modernisme un peu caricatural. Imaginer une causalité aussi banale par rapport au mythe originel sur lequel s’appuie la tragédie lyrique de Gluck, mais aussi par rapport au genre de la tragédie lyrique détermine aussi des choix scéniques qui atténuent peut-être sa force, ainsi par exemple de la disparition du chœur, placé en fosse, et réapparaissant sur scène d’une manière fantomatique (ou fantasmatique) dans la deuxième partie.
Il y a en effet dans cette mise en scène une notable différence entre la première partie (actes I et II), qui se passe dans la salle de réception d’un riche manoir, et qui s’achève par le suicide d’Alceste qui se  défenestre, et la seconde (acte III), qui semble être la copie de la première, mais au lieu d ‘Admète, c’est Alceste qui gît sur le lit de la chambre stérile et qui va fantasmer sa guérison et une fin heureuse.
Alex Ollé, en « laïcisant » le mythe cherche des motivations, et celle qui fait du sentiment de culpabilité d’Alceste le moteur de sa décision enlève tout héroïsme « gratuit » à son geste. Chez Gluck, et dans le mythe, la grandeur héroïque du personnage vient de son amour, seul moteur qui la fait agir et du même coup elle meurt pour laisser son mari vivre, simplement. Dans la version d’Ollé, elle se suicide pour réparer, pour effacer sa culpabilité et le remords. On passe du mythologique au psychologique, même si le livret résiste : il reste les exigences de l’oracle, le sacrifice annoncé d’Alceste à son mari, éléments que la transformation en drame familial ne réussit pas à effacer. Dans le monde sans dieu(x)des hommes, Alceste n’a plus comme solution que le suicide.

Le grand Prêtre (Alexandre Duhamel) © Jean-Louis Fernandez

Certes, l’une des scènes les plus réussies de la soirée est la prière à Apollon, vue comme une scène de spiritisme éclairée à la flamme avec le Grand Prêtre impressionnant d’Alexandre Duhamel, le plus convaincant de la représentation où Karine Deshayes souffrante a dû laisser la place à Heather Newhouse pour la moitié de l’opéra.
Il y a toujours risque à déranger un livret, même s’il y a des transpositions qui font sens, parce qu’elles en éclairent les possibles. En revanche, je ne trouve pas de justification puissante à cette opération. Alex Ollé affirme qu’il faut rendre crédible les « mécanismes psychologiques » des personnages dans l’interview insérée dans le programme. Mais la mythologie est à l’opposé de tout mécanisme psychologique et le personnage mythique n’a pas la psychologie d’un mortel, puisque le mythe est au contraire ce qui peut sous tendre et expliquer la psychologie: Œdipe en est un clair exemple. En disant « complexe d’Œdipe » Freud s’appuie sur un mythe pour éclairer les méandres d’une psychè anonyme.
Au-delà, je ne partage pas la vue d’Alex Ollé dans son effort à donner une psychologie à des personnages qui dans le mythe se définissent par des actes qui vont faire école ou modèle, mais sur lesquels toute explication quelle qu’elle soit en diminue la portée.

Acte III © Jean-Louis Fernandez

C’est d’autant plus clair qu’Ollé dans sa deuxième partie revient au mythe, revient aux visions, revient à l’irrationnel, avec des éclairages somptueux (Marco Filibeck), avec des vidéos très bien faites (Franc Aleu), avec des chœurs cette fois présents en scène, qui évoquent les délires d’Alceste, dont le visage sous masque à oxygène apparaît en surimpression. Ainsi retourne-t-on aussi au film qui raconte la fin heureuse, la famille réunie, mais qui se délite aussitôt sous nos yeux, alors que la musique reprend l’ouverture de l’opéra et qu’on voit le cercueil d’Alceste décédée. Il est d’ailleurs notable que les scènes esthétiquement les plus réussies sont celles où l’irrationnel est évoqué.
Peut-être aussi Ollé considère-t-il qu’à Karine Deshayes convient un personnage de « mère bourgeoise » qu’à celle d’héroïne mythologique.

Cène? © Jean-Louis Fernandez

Notons enfin des jeux subtils sur le décor imposant (d’Alfons Flores) entre la Cène de Léonard représentée au mur, et ce repas familial où Admète fête sa guérison pendant qu’Alceste essaie de dissimuler le choix qu’elle a fait de périr. Par ce dialogue entre scène de repas et image de la Cène, bien sûr Ollé nous invite à assimiler le sacrifice d’Alceste à une décision christique, se sacrifier pour sauver le prochain ; le sacrifice de l’un pour l’amour de l’humanité et de l’autre pour l’amour de son mari ainsi mis en dialogue soulignent l’universelle grandeur des sacrifices, tandis que la réponse un peu larmoyante et maladroite d’Admète le range immédiatement hors des grandes âmes et presque hors du jeu, désormais entre Alceste et elle-même.
Au service de ce travail et très clair à défaut d’être convaincant, très didactique, une distribution de classe, et de bon niveau, sans jamais atteindre au sublime.
Karine Deshayes, souffrante, a été remplacée le 8 mai par Heather Newhouse pendant l’essentiel de la première partie, qui chantait en scène côté jardin pendant que Karine Deshayes mimait le rôle. Solution hybride désormais traditionnelle, depuis qu’un certain Patrice Chéreau l’inaugura à Bayreuth en 1977 dans Siegfried.
Heather Newhouse, voix claire, assez précise, avec un petit défaut de diction, sauve la représentation, la voix ne réussit pas toujours à s’imposer, manque un peu de corps pour un rôle qui exige une assise vocale large mais la représentation garde incontestablement sa tenue musicale et l’ensemble de sa prestation est honorable. Quand Karine Deshayes prend le relais à partir de son air du 2ème acte « Dérobez-moi vos pleurs, cessez de m’attendrir », la représentation se cristallise :  la voix a du corps, de la chair, avec une belle diction. Les aigus passent peut-être mieux que certains graves. Le personnage ne s’incarne pas en une héroïne mythique, mais en une femme d’incontestable dignité. Certains seront peut-être déçus, mais l’Alceste de Karine Deshayes est en ce sens exactement le personnage voulu par la mise en scène, démythifiée, et profondément humaine.
Julien Behr en Admète est doué d’une grande élégance de chant qui sait travailler les nuances, d’une voix suave, lyrique, d’un timbre très séduisant, d’une très belle diction, mais qui manque un peu du volume nécessaire surtout à l’aigu, un peu serré, et du coup le personnage d’Admète perd en corps. Mais là encore, cela sert d’une certaine manière le propos scénique. On l’a dit, Admète est l’un de ces personnages mythiques qui pâlissent à l’ombre des héroïnes qu’ils côtoient.
Grandiose en revanche le Grand Prêtre d’Alexandre Duhamel, une voix qui a du corps, de la puissance, un aigu triomphant et une belle présence. C’est lui dont la prestation vocale domine la représentation. On savait qu’il était un bel espoir du chant français, on en a la confirmation.

Acte III © Jean-Louis Fernandez

Les autres ne déméritent pas, à commencer par le Coryphée de Maki Nakamishi, membre du chœur de l’Opéra au chant très contrôlé, et très appliqué et en même temps très présent, Tomislav Lavoie en Apollon (et en héraut), voix sonore et beau timbre de basse, Florian Cafiero, en Evandre à la jolie voix claire, stylée et bien contrôlée de ténor.
Hercule est Thibault de Damas, baryton issu du studio de l’Opéra de Lyon (dont il était membre jusqu’à 2016). La mise en scène lui donne une allure un peu chaloupée, dégingandée, qui est souvent le sort d’Hercule dans cet opéra, comme un Superman qui passe par là. Rien de Superman ici, mais celui d’un ami de la famille un peu à part pour ne pas dire particulier en version christique-cheap (un écho humain au tableau de la Cène qui domine le salon ?). La diction est assez claire et le volume vocal lui donne une présence certaine, mais avec un problème de style dont on se demande s’il est intrinsèque ou dû aux exigences d’une mise en scène qui veut désacraliser les présences mythologiques.
Le chœur (direction Philip White) dont on a déploré la présence en fosse pendant la première partie alors que son rôle est essentiel, est vraiment remarquable ; d’ailleurs, les artistes du chœur qui ont des rôles de complément s’en sortent avec les honneurs, on a cité plus haut Maki Nakamishi, on pourrait citer Paolo Stupenengo en oracle.

Acte III © Jean-Louis Fernandez

Enfin Stefano Montanari est peut-être à la tête de la formation « I bollenti Spiriti », la nouvelle formation baroque de l’opéra de Lyon, le plus convaincant, avec son énergie coutumière, l’incontestable style qu’il imprime, et qui convient si bien à l’acoustique de la salle, avec un orchestre vigoureux, et qui malgré quelques approximations (dans les cuivres) emporte l’adhésion par sa présence, son sens dramatique dans une œuvre à la dramaturgie en devenir, et laisse bien augurer des productions futures.
Après les fastes du Festival, cette production reste de belle tenue, même avec un parti pris qui ne m’a pas convaincu – mais Gluck est très difficile à mettre en scène aujourd’hui (malgré le magnifique Orphée et Eurydice de David Marton dans cette salle). Sa distribution entièrement française et le chœur s’en sortent avec tous les honneurs mais c’est l’orchestre « naissant » qui a vraiment imprimé à l’ensemble sa (et ses) couleurs.
La vitalité de l’Opéra de Lyon et l’inventivité de son directeur, la qualité de l’ensemble des personnels lui ont valu l’Opera Award de Meilleur opéra de l’année (au monde) : c’est amplement mérité, et montre l’excellence et l’engagement des équipes. On espère d’autant plus que les remous actuels relayés par la presse ne soient que passagers, car arriver à une telle régularité dans l’excellence demande évidemment les efforts de tous, mais exige aussi une cohésion absolue. Onore onere disent les italiens.[wpsr_facebook]

Alceste (Karine Deshayes) © Jean-Louis Fernandez

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: LES INDES GALANTES de Jean-Philippe RAMEAU le 24 JUILLET 2016 (Dir.mus: Ivor BOLTON; ms en scène: Siri Larbi CHERKAOUI)

Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, Lisette Oropesa (Zami) ©Wilfried Hösl

Je rappelle souvent quand j’écris sur une oeuvre baroque ma relation à l’Incoronazione di Poppea. J’en ai vu de nombreuses productions respectueuses, reconstitutions modernes des codes baroques. Elles ne m’ont pas marqué plus que ça; même merveilleusement chantées, mises en scène et dirigées, elles sont presque oubliées. J’ai vu l’Incoronazione di Poppea (impossible aujourd’hui) de l’Opéra de Paris en 1978 (Gwyneth Jones, Jon Vickers, Nicolaï Ghiaurov, Christa Ludwig) dans l’antique version Leppard. Et c’est cette production pour moi qui demeure à tout jamais inoubliable.
Je sais parfaitement que je suis à rebours. Mais je soutiens que toute oeuvre d’opéra s’apprécie par l’effet produit sur le spectateur, au-delà des codes et de ce qu’il faut ou qu’on doit faire ou ne pas faire. Je plaide pour cette disponibilité-là, je plaide pour l’absence de doxa, partout, toujours, dans un sens comme dans l’autre: la doxa, c’est le début de la bêtise. Il y a bien des idéologues du baroque en France, certains respectables, que j’ai lus avec attention (le regretté Philippe Beaussant par exemple) même si je ne partageais pas toujours leur avis. Je comprends la volonté de retour aux sources, mais pourquoi alors ne pas s’y mettre aussi au théâtre, et montrer Racine comme au XVIIème et surtout le dire comme au XVIIème?
Les conditions de la représentation d’opéra au XVIIIème n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, et aujourd’hui, on impose un style musical reproduit du XVIIIème siècle ou prétendu tel, avec des codes de représentation et un espace théâtral qui n’a plus rien à voir avec les contextes pour lesquels ces œuvres  ont été conçues. Je ne prétends pas que l’on rentre à cheval au :milieu de l’orchestre, ni qu’on déguste des plats raffinés dans sa loge, mais la question de la fidélité à une tradition ou une histoire continue de me poser problème quand elle s’oppose à des habitudes bien ancrées de la représentations aujourd’hui. Faire de la reconstitution musicale à notre sauce d’hommes et de spectateurs du XXIème siècle en pensant respecter une vérité historique qui n’est évidemment pas celle qu’on pense sera pour moi longtemps encore un sujet de méditation et de discussion. Les temps avancent, les regards se transforment, de plus en plus vite et les formes théâtrales s’adaptent au public, aux modes, aux sociétés et à leurs évolutions. c’est la loi de l’herméneutique. Les regards d’aujourd’hui doivent accueillir des spectacles d’aujourd’hui.

C’est ainsi que j’ai été un peu étonné de constater les réactions très contrastées à la production des Indes Galantes du Festival de Munich signée Sidi Larbi Cherkaoui, qui a reçu un accueil exceptionnel du public local, et pour laquelle j’ai lu émanant de spectateurs français des réactions d’une très grande violence sur les réseaux sociaux,  criant pour faire bref à la trahison.
Ma première constatation, c’est au-delà des débats sur le style, que le public s’est précipité pour voir Rameau, qui entrait au répertoire de la Bayerische Staatsoper de Munich. Cela veut dire qu’à travers cette production, et quelles qu’en soient ses qualités ou ses défauts, Rameau a parlé au public. C’est déjà un point formidable. Tout comme l’Orfeo de Monteverdi magnifique de David Bösch en 2014 et 2015 avec Christian Gerhaher, dans ce lieu magique qu’est le Prinzregententheater, idéal pour ce type de représentations, petit Bayreuth pour petites formes (même si on y a représenté jadis Die Meistersinger von Nürnberg) . Mon seul regret est que le théâtre ne serve pas pendant la saison, ne serait-ce que quelques soirées.

L’entrée au répertoire des Indes Galantes, et je crois même, celle de Jean-Philippe Rameau au Bayerische Staatsoper ne pouvait se faire sous le signe de la tradition : en confiant la mise en scène à Sidi Larbi Cherkaoui, en résidence au Toneelhuis d’Anvers, c’est la tradition flamande de danse (héritée d’Alain Platel et d’Anna Teresa de Keersmaker) et de mise en scène (Au Toneelhuis d’Anvers, règne Guy Cassiers avec lequel Sidi Larbi Cherkaoui a collaboré pour Rheingold à la Scala et à la Staatsoper de Berlin) qui débarque dans l’univers baroque.
Rappelons pour l’histoire que Les Indes Galantes fut la production phare de l’Opéra de Paris dès qu’elle fut créée en 1952: ce fut même un objet de curiosité du public, tant le spectacle était fastueux et même parfumé ! Une vitrine pour une maison  à l’époque assez traditionnelle. La production était signée Maurice Lehmann, alors administrateur de l’Opéra, mais qui fut aussi longtemps directeur du Châtelet, et où il signa des productions qui firent époque (L’Aiglon en 1945 sans cesse repris, L’Auberge du Cheval Blanc en 1960) et qui furent parmi les premiers spectacles de théâtre que je vis tout enfant. Ce maître du grand spectacle fit de ces Indes Galantes un triomphe (283 représentations à l’opéra jusqu’à 1970) . C’est que Les Indes Galantes est un opéra fantasmagorique, au livret lâche, hétérogène, divisé en quatre entrées qui sont en fait quatre histoires différentes et quatre ambiances différentes, toutes exotiques, (Turquie, Pérou, Perse, Amérique du Nord) permettant à Rameau une fantaisie immense dans la composition et des moments virtuoses. De fait, il y a dans Les Indes galantes des morceaux de bravoure que beaucoup connaissent sans même savoir d’où c’est extrait.

C’est la question de l’exotisme qui est ici centrale, la représentation de l’autre dans un XVIIIème où se consolident dans les grandes puissances d’alors les possessions coloniales et où on découvre des mondes divers et leurs produits.
Sidi Larbi Cherkaoui a parfaitement saisi la problématique de l’oeuvre, si l’on peut parler de problématique qui est une vision généreuse d’un monde pacifié par l’Europe. Ce belge d’origine marocaine représente par ses origines et sa formation ce melting pot, cette diversité que les Indes Galantes fantasmaient. C’est bien de l’idée de diversité qu’il est parti, mais  de la diversité du monde d’aujourd’hui: que reste-t-il de la diversité du XVIIIème dans celle du XXIème. Il répond: l’école, les musées, les réfugiés et toujours la religion.
Sidi Larbi Cherkaoui ne « modernise » pas le propos, il l’actualise en posant la question: que nous montreraient aujourd’hui du monde Les Indes Galantes ? Que sont nos Indes? Où vont-elles se nicher?  Quels horizons le monde nous propose-t-il aujourd’hui?

Le colonialisme, ses souvenirs, ses restes,  ses conséquences y compris sur les enfants, les réfugiés, la questions de l’ailleurs à nos portes: voilà les thèmes que Sidi Larbi Cherkaoui a choisi de traiter. Très intelligemment il décale ironiquement la vision un peu condescendante de l’occident du XVIIIème sur ces mondes inconnus qu’il découvrait et qu’il a colonisés, exploités puis quelquefois abandonnés. Au milieu des préoccupations fortes de l’Europe d’aujourd’hui, dans le maelström des causes et des effets de sa propre politique, y compris dans ses relations aux USA, à la paix à la guerre, Sidi Larbi Cherkaoui, non sans ironie assez souriante nous présente les Indes Galantes du jour.
Des Indes Galantes devenues Indes Galeuses en quelque sorte.

Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl
Les fleurs, fête persane : Anna Quintans (Zaïre) Cyril Auvity (Tacmas) Anna Prohaska (Fatime) Tareq Nazmi (Ali) (@©Wilfried Hösl

La démarche d’actualisation peut évidemment être discutée et questionnée, mais elle n’est pas la première sur cette oeuvre (Laura Scozzi à Toulouse, Bordeaux, Nuremberg) et ainsi Sidi Larbi Cherkaoui pose lui aussi la question du regard occidental sur l’autre.

Les Indes Galantes, avec son livret complètement a-dramaturgique, et sa nature de divertissement est ici une oeuvre mise sur sur le grill de l’analyse: quel sens aurait aujourd’hui par exemple la mise en scène mythique de Maurice Lehmann, pur divertissement superficiel qui d’une certaine manière nie la valeur éventuellement didactique de l’oeuvre.

Cherkaoui pose la question de notre propre regard  sur ce regard un peu condescendant des contemporains de Rameau: en posant la question de l’exotisme du jour. L’exotisme vaut quand on va au devant des pays ou populations concernées, par le tourisme par exemple; il vaut moins lorsque l’exotisme vient à nous: et comment vient-il à nous?
En faisant appel au chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, Nicolaus Bachler tient à respecter la nature de l’oeuvre, un « opéra-ballet »  et en même temps il  lui confie non un ballet, mais une mise en scène d’opéra, ce qui détermine des prises de position nettes, puisque Sidi Larbi Cherkaoui par sa culture très ouverte, par ses origines, par ses fonctions dans le Toneelhuis d’Anvers, est parfaitement adapté à diriger une oeuvre par nature hybride, et dont le livret propose une dramaturgie finalement tout aussi ouverte. Monter au XXIème siècle Les Indes Galantes peut parfaitement emprunter le chemin proposé par Munich.
Il n’y a pas de règle écrites ou non écrites qui déterminent un style d’approche pour des oeuvres qui elles-mêmes ne sont pas catégorisées, et offrir un Rameau aussi stimulant, c’est évidemment le servir auprès d’un public qui n’a aucune idée préconçue sur la manière de le représenter: il n’y pas de doxa sur Rameau en Allemagne, bien heureusement.

Quelle histoire nous raconte donc Cherkaoui?
Si l’on se fonde sur le prologue, le sujet du librettiste Louis Fuzelier en est la querelle entre Hébé (la jeunesse) Cupidon (l’amour) et Bellone (la guerre).
L’espace de jeu (décor d’Anna Viebrock, la décoratrice de Christoph Marthaler) est neutre et s’adapte à toutes les situations, sur la scène assez vaste du Prionzregententheater (où l’on jouait le répertoire d’opéra quand le Nationaltheater était fermé ou en reconstruction). Ce plateau est délimité par des cloisons plutôt neutres (encore que les hauts murs fassent voir des fils barbelés, comme si l’on était à l’intérieur d’un camp) dominées par une hélice d’hélicoptère (et non un ventilateur comme j’ai lu) signe que la guerre menace toujours (rappelons que les hélicoptères signaient la fameuse attaque d’Apocalypse now) …mais tour à tour ce plateau, avec quelques objets rapidement mis en place sera salle de classe, musée, église, camp de réfugiés, les changements se faisant aussi en chorégraphie. Car il n’y a pas de frontière entre danse et jeu et danse et chant, d’où l’avantage d’avoir dans la troupe une Lisette Oropesa  américaine qui a touché à tous les arts de la scène dans sa formation, qui peut chanter en dansant dans le prologue où à la fin par exemple.

L'exotisme aux portes de l'Europe..©Wilfried Hösl
L’exotisme aux portes de l’Europe..©Wilfried Hösl

Cette circulation des genres est parallèle à la circulation des lieux et des idées. Commençons donc, une fois n’est pas coutume, par le programme de salle qui évoque de manière très précise les cahiers d’écolier et le matériel pédagogique d’antan, y compris du XVIIIème, interrogeant la représentation du savoir et son évolution, montrant une salle de Museum, avec ses squelettes sous vitrine, mais aussi des écoles en Palestine (Bethleem) ou au Mexique. La question que pose le programme de salle, et bien évidemment le spectacle, c’est « qu’est devenu l’exotisme ? » et, mieux encore, que sont devenus ces pays idéaux des Indes Galantes. Le XVIIIème, c’est la cité idéale (Turin par exemple) héritée de la renaissance, c’est le bon sauvage, c’est l’état de nature rousseauiste, c’est le monde comme représentation (il n’est que rappeler ces « sauvages » qu’on ramenait de ces contrées exotiques pour les présenter  dans les salons, et qui le plus souvent mouraient de maladies inconnues chez eux.La démarche de Sidi Larbi Cherkaoui au contraire de ce qu’on écrit des spectateurs qui ont crié à la trahison, est pour moi, particulièrement proche de ce XVIIIème siècle des Encyclopédistes, avec leur volonté d’apprendre le monde et de l’expliciter : il utilise dans son décor et ses accessoires

Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl
Les planches..des paillons au hélicoptères, Lisette Oropesa (Hébé) ©Wilfried Hösl

des planches qui remontent à cette époque, et l’idée même de Musée, est en même temps idée de capture d’un état du monde. S’il a pensé à Diderot, Rousseau, D’Alembert et même Voltaire, dans leur regard et sur la scène du théâtre et sur la scène du monde, Sidi Larbi Cherkaoui me paraît aussi bien proche dans sa démarche d’un Montesquieu, très contemporain de Rameau (son aîné de 6 ans, et qui mourra, en 1764, 9 ans après Montesquieu), avec son regard sur l’exotisme, y compris les ambiguïtés sur l’esclavage, mais aussi et surtout ses considérations sur la relation des peuples au climat. Comme on le voit, Sidi larbi Cherkaoui et ses dramaturges sont loin du n’importe quoi dont certains les ont accusés. 
Ainsi de l’école, premier tableau, prologue, qui est en même temps un enjeu essentiel de toute civilisation. Et la discussion entre Hébé (Lisette Oropesa en souriante institutrice) et Bellone (une matrone en costume militaire américain) pose la question d‘une manière brutale qui est celle de la formation ou de la formatation des esprits.
L’idée du livret de Fuzelier est que sous tous les climats c’est l’amour qui doit vaincre. C’est une idée éminemment pacifiste et typiquement illuministe : la croyance en la paix éternelle ou à l’apaisement des oppositions par le savoir et la raison est un élément central de la pensée de l’époque (voire d’aujourd’hui chez ceux qui croient encore aux Lumières). En la rendant visiblement idéologique, Sidi Larbi Cherkaoui en donne les clefs d’aujourd’hui, soulignant que les débats sont toujours ouverts. En transférant cette idée toute simple dans le monde d’aujourd’hui, il place évidemment l’ensemble au bord de la falaise, au bord du gouffre, car les événements du jour vont tous, sous tous les horizons, à rebours de cette généreuse proposition. Non, ni les Indes, ni l’Europe hélas ne sont Galantes, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Campra (1697) que Rameau évidemment connaissait. Pour rendre cette fragilité, il place les chanteurs et le chœur (magnifique Balthazar Neumann Chor) toujours sur le fil du rasoir qui sépare la danse du chant et du jeu. Les chanteurs chantent, mais dansent aussi, de manière quelquefois hésitante et fragile, mais ils jouent le jeu : en refusant la séparation des genres et des fonctions, et de manière prodigieusement intelligente parce que presque métaphorique, Sidi Larbi Cherkaoui dit l’impossibilité des œillères, d’un seul style, de la séparation des genres : très moderniste pour cela il joue l’opéra-ballet ou le ballet-chanté où tout le monde fait tout, même avec la maladresse sympathique qui en ressort. Comme entre les Indes et nous en cette époque globale, entre les genres il n’y a plus les frontières, fussent-elles celles du rêve, il y a devant tous la réalité de l’effort que chacun doit fournir : effort des artistes jouant aux funambules entre les genres, effort des élèves dans cette classe initiale du prologue, effort du spectateur pour comprendre que nous ne sommes plus dans le monde des Indes Galantes, et qu’aujourd’hui les Indes se présentent à nous dans une réalité plus crue. 
Ainsi aux frontières de l’humain les cartes sont brouillées : maître  et esclave, femmes et hommes, dieux et hommes:

Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl
Ana Quintans (Amour) ©Wilfried Hösl

Amour devient aussi une sorte de dame-pipi qui garde des toilettes qui sont aussi une cabine d’essayage mais même dans les mariages (la célébration des mariages est une scène désopilante de la deuxième entrée (le Pérou) avec des couples qui se présentent devant le prêtre, où il refuse de regarder les couples homosexuels : dans un monde où les frontières se fissurent à tous les niveaux, nos Indes à nous sont à la fois fragiles et tellement plus élargies. Sans parler du rôle du Musée, où les couples mythiques sont muséifiés à l’intérieur de vitrines et où les danseurs miment des scènes mythologiques. Ce spectacle est une ode à la respiration, à l’humanisme et à l’humanité. Toutes les valeurs d’un monde « idéal » du jour y sont exaltées, au cœur d’une Allemagne qui vit cette question qu’une brûlante actualité a ramené sous les feux de la rampe et que la Chancelière affronte avec honneur. La première partie est donc ce mélange viebrockien entre salle de classe et salle de Musée d’histoire naturelle, celle qui nous apprend qu’un squelette en vaut en autre, comme prison pour couples  sous vitrines…

Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl
Le Turc généreux: Emilie (Elsa Benoît) ©Wilfried Hösl

La première entrée le turc généreux semble être une des racines du Singspiel de Gottlieb Stéphanie le jeune Die Entführung aus dem Serail, c’est la même histoire. La scène péruvienne où la religion est représentée par Huascar le prêtre est ici représentée par un prêtre catholique devant un autel baroque construit de corps entremêlés, devant qui on va procéder à des mariages (y compris, – horreur- gays, comme je l’ai plus haut évoqué) allusion double aux méfaits des religions et à l’art baroque d’Amérique du Sud, signant le triomphe de la vraie religion sur les “superstitions” locales :

Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl
Deuxième entrée (Pérou) ©Wilfried Hösl

et toute la trame prend une étrange actualité. D’autant que la jeune Phani, objet du désir du prêtre, est amoureuse d’un étranger (dans l’histoire un espagnol) : toutes les ambiguïtés de la religion d’aujourd’hui sont évoquées, avec un vrai sourire.
 Ainsi donc toute la deuxième partie pose la question de « l’exotisme chez nous », non pas l’exotisme souriant d’un zoo humain qu’on regarde avec condescendance séparé par des grilles qui sont des océans ou des montagnes ou ces frontières qu’on veut fermer (les imbéciles !!) poreuses depuis l’éternité et pour l’éternité, mais l’exotisme brutal qui a débarqué « chez nous » conséquence des folies de ce Bellone du début qui veut apprendre aux enfants les armes (planches newlook) au lieu des papillons.

Troisième entrée ©Wilfried Hösl
Troisième entrée ©Wilfried Hösl

Nous sommes tous égaux devant l’amour, car l’amour veut dire égalité. Et Cherkaoui nous impose ce regard sur l’autre à aimer. Ces réfugiés avec leur tente en plastique et leurs habits de fortune sont au pied de la porte blindée de l’Europe, qui en laisse généreusement passer quelques-uns. La dernière image revient à un réalisme plus cru mais en même temps très poétique : on revient dans la salle de classe du début (l’institutrice qui était Hébé et qui est Zima): car ce voyage en exotisme moderne était en fait une leçon de choses, une leçon de morale, une leçon dirait notre Education Nationale, d’Education civique et morale. Les enfants sont là, brandissant les couleurs de l’Europe, la maîtresse est là, l’amour est là et tout le monde participe au nettoyage…sur fond de soldats sur des Segways qui sécurisent le terrain. L’Utopie a des limites, mais c’est quand même la paix des hommes dans sa désormais terrible fragilité. 
Le spectacle qui ne sépare ni chorégraphie, ni mise en scène, les frontières sont abolies entre les genres, met sans doute les uns et les autres un peu en danger, la compagnie Eastman d’Anvers (les danseurs) qui est celle de Cherkaoui, sans doute plus coutumière du mélange des genres que le merveilleux Balthasar Neumann-Chor (dirigé par Detlef Bratschke) appelé comme spécialiste de la période, et contraint à bouger, à danser, à chanter dans ce magnifique creuset lyrique et théâtral, les solistes, dont certain dansent franchement, d’autres moins, mais tous très engagés dans la mise en scène, avec une distribution que j’ai trouvée très engagée, très vivante, malgré les difficultés évidentes pour certains de la mise en scène.

Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl
Les Indes Galantes, dernière entrée ©Wilfried Hösl

On note l’excellent Goran Juric, de la troupe du Bayerische Staatsoper, Bellone sonore et personnage remarquable, Hébé (et Zima, qui ferme par la dernière entrée l’opéra) est Lisette Oropesa, qu’on a vue dans Konstanze au Nationaltheater, et dans Sophie (de Werther) au MET, et dans Nanetta de Falstaff à Amsterdam. Comme d’habitude, elle est très attentive à la diction, au contrôle de la voix, à la fluidité, et en plus elle chante quelquefois en dansant. Encore une chanteuse qui montre la formation accomplie de l’école anglo-saxonne, ainsi qu’un engagement scénique notable qui se traduit par un plaisir visible à être sur scène, même si l’engagement scénique nuit quelquefois à la fluidité de la langue, pourtant si travaillée. Moins efficace sur la diction, mais remarquable de musicalité et de contrôle, Anna Prohaska (Phani/Fatime) est une Phani très lyrique et très émouvante (« Viens hymen, viens m’unir au vainqueur que j’adore ! ») Et tout aussi prenante dans Fatime (notamment dans l’air « Papillon inconstant vole dans ce bocage » ), c’est dans ce répertoire que je la trouve la plus convaincante.

Le jeu des doubles rôles ne permet pas seulement de resserrer la distribution, mais permet surtout au metteur en scène de raconter son histoire avec des personnages qui sont quelquefois des doubles (Hébé/Zima en est un exemple), Tareq Nazmi est aussi un Ali très convaincant. François Lis est vraiment très convaincant en Huascar, le prêtre amoureux d’un Pérou très proche de nous, j’ai beaucoup apprécié et sa diction et une voix bien posée, et des graves sonores. J’ai aussi particulièrement  apprécié le ténor Cyril Auvity,  en Valère et Tacmas, avec sa très belle ligne et sa très belle diction et surtout sa suprême élégance , qualités partagées par Mathias Vidal en Carlos, qui réussit à imposer un vrai personnage. Dans l’ensemble, les français engagés en nombre  sur cette production ont bien défendu un chant français qui dans ce répertoire a peu de rivaux et l’ensemble du plateau (y compris l’Adrario élégant de John Moore) se sort  avec beaucoup de style de l’aventure assez neuve dans laquelle les a entraînés Sid Larbi Cherkaoui.

J’ai souligné combien ie Balthasar Neumann-Chor de Fribourg familier d’un chef aussi sensible que Thomas  Hengelbrock avait su s’intégrer dans la production, y compris parmi les danseurs, sans perdre grand chose de ses qualités, notamment sa diction et son sens des rythmes et sa musicalité.

Le britannique Ivo Bolton, désormais directeur musical du Teatro Real de Madrid, où on l’a entendu excellemment diriger Das Liebesverbot de Wagner, est à Munich l’unique référence en matière d’opéra baroque: c’est lui qui dirige toutes les productions. On lui doit aussi l’Orfeo de Monteverdi l’an dernier; Il est souvent critiqué par les français, d’autres disent en revanche qu’il n’est correct que dans le répertoire baroque. Bien sûr on peut regretter que s’ouvrant à ce répertoire la Bayerische Staatsoper ne fasse pas aussi appel à d’autres chefs. En tous cas, il s’en sort dans Rameau avec tous les honneurs: as de lourdeur, pas de tempos trop rapides, mais une vraie élégance, une vraie souplesse de l’orchestre avec de très beaux moments et une dynamique affirmée dans certains morceaux (à la fin notamment). Rassemblé autour de lui un orchestre spécialement réuni, avec des solistes venus d’autres orchestres baroques, qui sonne sans aucune scorie, avec force, avec style, parfaitement en place. Une direction qui accompagne avec sureté, mais aussi quelquefois une certaine ironie les folies du plateau.

Il faut reconnaître l’investissement notable de la Bayerische Staatsoper dans l’opération: un choeur extérieur, un orchestre composé ad-hoc, ce sont des coûts notables pour seulement quelques représentations; On comprend pour quelles raisons la production n’est pas reprise au répertoire dans l’année mais on peut le regretter: le succès extraordinaire du spectacle, longuement applaudi à la première, et l’affluence de public ensuite pour un répertoire inhabituel, sont des indices que peut-être il faudrait songer à reprendre ces productions qui l’an dernier et en 2014 (David Bösch pour l’Orfeo) et cette année, ont fait le plein et on donné envie de les revoir. Il faut noter aussi que la production des Indes Galantes de Laura Scozzi, vue à Bordeaux cette année et à Nuremberg, a marqué aussi par son approche (un peu similaire) les publics. Le baroque ferait-il son chemin dans ce temple de l’opéra du XIXème qu’est la Bayerische Staatsoper?

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Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl
Compagnie Eastman ©Wilfried Hösl

FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: IL TRIONFO DEL TEMPO E DEL DISINGANNO de Georg-Friedrich HAENDEL le 9 JUILLET 2016 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

Une polémique, stérile comme souvent, est née des déclarations de Krzysztof Warlikowski qui a affirmé que le livret de Haendel n’était pas bon. « Cet oratorio est un scandale, la lecture de ce livret est un choc. C’est une pure œuvre dogmatique au même titre que les créations de l’époque stalinienne » peut-on lire dans le programme de salle.
De fait Il Trionfo del Tempo e del Disinganno est une œuvre didactique à usage interne à la cour pontificale. Pouvait-on attendre autre chose du livret du cardinal Benedetto Pamphili ? Il s’agit de la mise en scène d’une disputatio théorique traditionnelle, comme il y a en avait beaucoup, et comme on aimait le faire dans les milieux intellectuels ou religieux, notamment jésuites, de l’époque : au lieu d’être philosophique, la disputatio est religieuse, et se termine en leçon de morale bien conformiste. Au trou la Beauté (c’est à dire la Femme) et le plaisir. Ce faisant, le cardinal Pamphili ne fait que prolonger des thèmes rebattus nés chez Horace comme le Carpe Diem, qu’on voit développer en un sens positif chez Du Bellay ou Ronsard (Quand vous serez bien vieille…) et négatif ici. Rien de bien original, si ce n’est la fin où l’on se donne à Dieu, en jetant aux orties nom et attributs du plaisir. C’est une oeuvre de jeunesse sur laquelle Handel reviendra, mais comme souvent sous l’oratorio peut percer l’opéra…
On connaît la question titre du film Aimez-vous Brahms ? d’Anatole Litvak, tiré du roman homonyme de Françoise Sagan. Warlikowski répond dans sa mise en scène à “Aimez-vous Derrida ?” Il place en effet au centre de gravité de la représentation l’extrait du film de Ken McMullen Ghost dance (1983) où Derrida répond aux questions de l’actrice Pascale Ogier . Comme le rappelle Télérama en 2014, à la question « croyez-vous aux fantômes ? » il répond avec sa malice habituelle: « Est-ce qu’on demande d’abord à un fantôme s’il croit aux fantômes ? Ici, le fantôme, c’est moi… […] Je crois que l’avenir est aux fantômes ».
Warlikowski est friand d’extraits de films dans certaines de ses mises en scène, ce fut Rossellini et Roma città aperta dans Parsifal à Paris, honni par un stupide public ; ce fut L’année dernière à Marienbad dans Die Frau ohne Schatten à Munich (où le public est plus sage) , et c’est ici Ghost dance, placé comme toujours hors musique, avant ou après un acte. Et comme toujours à la fois c’est une clé qui nous est donnée (le décor représente quand même une salle de cinéma), et comme souvent, un certain public a hué, sans doute parce que Derrida le hérisse, ou simplement parce que ce public-là a l’esprit singulièrement déconstruit.
Dans un ouvrage dont le livret est une allégorie, dont les personnages sont des concepts, voire des fantômes, comment éviter la philosophie, comment éviter une simple mise en image de la réflexion ? Warlikowski raconte néanmoins une histoire qui se déroule sur écran, dans une salle de cinéma, où l’on voit la jeune Bellezza et un beau jeune homme prendre une substance illicite et finir à l’hôpital : Bellezza est sauvée, mais pas le beau jeune homme, qui finira parmi les fantômes du plaisir passé, errant sur scène ou gisant sur un lit d’hôpital…

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

A ce noyau initial, Warlikowski installe une sorte de relation familiale entre Bellezza ivre de jeunesse, Piacere ivre de toutes les tentations, comme un grand frère un peu olé olé, et Tempo comme un « père qui fut jeune » en première partie, paterfamilias en seconde et qui sait donc ce que vieillir veut dire. Tandis que Disinganno est une « maman » rigide et sévère, porteuse de la vérité contre l’illusion.

Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt
Dispositif (2ème partie) ©Pascal Victor / ArtComArt

Nous sommes dans une salle double, sur scène, des gradins de cinéma, où un chœur muet fait des fantômes de jeunes femmes bien proches de Bellezza assiste à la leçon, en salle, les gradins de l’archevêché, et au centre la représentation, qui avec son lit médicalisé où gît le beau jeune homme dont la mort déclenche l’action, tient de la leçon d’anatomie des salles de dissection du XVIIème. Une leçon d’anatomie philosophique, une « démonstration par l’image », par les images, munis enfin du viatique derridesque, qui parce qu’il est derridesque, évite évidemment toute réponse définitive : le sens échappe, tel une anguille…quand Bellzza semble enfin prise dans les filets de Tempo, récupérée par la famille (magnifique idée de Warlikowski en deuxième partie) elle s’ouvre les veines.
Car si la première partie raconte la lutte entre Tempo et Piacere, avec l’image d’un plaisir un peu primesautier (sous les traits d’un DJ célèbre), insupportable perturbateur de la bonne ordonnance des destins, où Tempo est un « vieux jeune » qui est revenu de tout,  la seconde partie organise un repas familial, autour de la table, les quatre protagonistes, comme dans un repas post-funérailles, où la famille se réunit de manière un peu forcée autour d’un Tempo cette fois patriarche encravaté.
Peu de travail sur l’acteur néanmoins dans cette mise en scène : les mouvements sont rares, et les chanteurs peu sollicités : il s’agit d’une représentation allégorique et Warlikowski travaille par images, image de ce jeune homme dans sa cage de verre, cage à fantômes colorés, au centre du dispositif, image de Bellezza qui laisse couler ses larmes sur son rimmel, images de Tempo en patriarche, de Disinganno en gouvernante sévère. Il y a des « moments », il y a de lents gestes, il y a des attitudes. Warlikowski n’a pas toujours été très loin, et on peut peut-être le lui reprocher : il peut être aussi guetté par le danger de faire système. Mais il n’a pas fouillé ce qui n’est pas à fouiller : vu la nature du livret. Il n’y a rien de psychologique, ni de relations complexes entre les personnages, on nous donne à voir un tableau vivant. Et cela reste fascinant à regarder et jamais ennuyeux ou répétitif, d’autant que musicalement, la partie est gagnée et la réalisation particulièrement réussie.

Emmanuelle Haïm, à la tête de son concert d’Astrée, a réussi à produire un son tendu, dramatique sans être « théâtral » au mauvais sens du terme, qui fait de l’orchestre un véritable protagoniste, conforme à l’aspect « oratorio » de l’œuvre, avec beaucoup de raffinement, beaucoup de profondeur qui rendent cette interprétation pleinement convaincante d’autant que la direction musicale réussit à « homogénéiser » un ensemble dramatiquement morcelé s. Les musiciens du Concert d’Astrée réussissent là vraiment une de leurs meilleures prestations récentes .

Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt
Bellezza (Sabine Devieilhe) Piacere (Franco Fagioli) ©Pascal Victor / ArtComArt

S’il y a théâtre, c’est d’abord dans la fosse. Mais sur la scène, la distribution réunie est une réussite au-delà de toute éloge. Sabine Devieilhe en Bellezza est à la fois un personnage frêle et adolescent, un peu dérangeant – elle sait à merveille par quelques gestes le dessiner – et une voix incroyablement contrôlée, qui permet de dominer des agilités sans failles, mais aussi de rendre une émotion, d’adoucir jusqu’à l’inaudible le fil vocal : émission, projection, diction, expression : rien ne manque et c’est une vraie leçon de chant, un chant qui n’a rien d’éthéré et qui est complètement incarné, qui colle au personnage et le rend déchirant. Les derniers instants sont un moment incroyable d’émotion .  En Piacere-DJ Franco Fagioli nous gratifie d’agilités étourdissantes, même si çà et là savonnées, et le personnage est là, avec sa voix venue d’ailleurs, son dynamisme et sa présence. On aimerait cependant que la diction soit quelquefois un peu plus claire : on comprend peu ce qu’il dit, et c’est quelquefois dommage. Il reste que son Lascia la spina est particulièrement réussi, tout en retenue, tout en suspension. Un vrai moment musical.
Michael Spyres dans Tempo est beaucoup plus à l’aise, que dans certains rôles rossiniens, il a les aigus, marqués, réussis, clairs, mais aussi les graves, il a la diction, parfaite, claire, il a aussi l’expression : c’est une réussite là où pour ma part je ne l’attendais pas aussi accomplie. Presque modélisant dans ce rôle.

Mais je garde pour la bonne bouche le Disinganno de Sara Mingardo.  Sans voix exceptionnelle, sans grand volume elle réussit à captiver, simplement par le jeu de l’expression et le simple art du chant, un chant tout autre que démonstratif, hiératique dans sa simplicité, avec une diction exemplaire, un art de la couleur inouïe, dans la manière de valoriser telle ou telle phrase. J’ai beaucoup écouté Sara Mingardo, une des chanteuses favorites d’Abbado, je l’ai rarement entendue aussi présente, aussi convaincante, presque émouvante tant son chant est fort. Elle fut simplement merveilleuse, de simplicité, mais aussi de grandeur.
Une très belle soirée, très convaincante pour une œuvre a priori difficile à « visualiser ». On ne s’est pas ennuyé une seconde et on a envie de réentendre ce plateau magnifique. C’est pour moi la plus grande réussite de ce Festival, Warlikowski a réussi à imposer une ambiance, une couleur qui sied à l’œuvre sans jamais la trahir, et la musique a fait le reste.[wpsr_facebook]

Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt
Un jeune homme (Pablo Pillaud-Vivien), Bellezza (Sabine Devieilhe) ©Pascal Victor / ArtComArt

 

LES SAISONS 2016-2017 (4): DE NATIONALE OPERA, AMSTERDAM

Parsifal (Prod.Audi, Kapoor) ©DNO
Parsifal (Prod.Audi, Kapoor) ©DNO

L’Opéra d’Amsterdam (De Nationale Opera) est le modèle parfait du théâtre de stagione, c’est à dire un théâtre structuré autour de productions, en nombre relativement limité, avec une tradition récente, et une politique artistique exigeante. Il n’y a pas de grande tradition d’opéra à Amsterdam. En effet, le bâtiment lui-même a une trentaine d’années; même si le projet d’un opéra est plus ancien, il n’y a rien de comparable  avec la tradition symphonique marquée à Amsterdam par le Royal Concertgebouw Orchestra. C’est un théâtre avec un corps de ballet et un chœur (excellent, dirigé par Ching-Lien Wu) mais sans orchestre, choix initial qui répond à des considérations économiques dues au nombre de productions limité, malgré la présence d’un directeur musical, Marc Albrecht, qui peut diriger  l’un des orchestres symphoniques nationaux hollandais qui tour à tour accompagnent dans la fosse : le Netherlands Chamber Orchestra, le Netherlands Philharmonic Orchestra (qui assure bonne part de la production) le Concerto Köln, le Rotterdam Philharmonic Orchestra, The Hague Philharmonic Orchestra, Les Talens Lyriques, le Royal Concertgebouw Orchestra (qui assure au moins une production annuelle) seront les orchestres présents la saison prochaine en fosse. Le rythme des productions est à peu près de une par mois, sachant que la période allant de fin mai à début juillet est celle du Holland Festival, et donc que le rythme s’accélère (créations, performances).
Bien sûr il y a dans la grosse dizaine d’œuvres (13 cette année) présentées quelques reprises, mais souvent des reprises de productions moins récentes qui sont retravaillées, comme par exemple celles du directeur artistique, Pierre Audi, sur qui repose la politique artistique de la maison depuis les origines, qui lui a donné sa couleur et son ouverture, et qui est lui-même metteur en scène.
La couleur de la maison, c’est d’abord une tradition d’ouverture et de modernité : l’appel à des metteurs en scènes et à des productions d’aujourd’hui, est ici ancré dans les gènes, c’est une politique bien installée dans le Benelux, qui remonte aux années Mortier (années 80), et qui font que Bruxelles, Anvers et Amsterdam, sans conduire la même politique, ont une couleur voisine.

Ainsi donc la saison 2016/2017 commencera par Le nozze di Figaro, et s’achèvera avec Salomé, et comme toutes les saisons, elle apparaît très bien équilibrée, offrant du grand répertoire italien, du baroque, du Mozart, du Wagner et du Strauss, et comme pratiquement chaque année, une création et une œuvre récente. Il y en a pour tous les goûts, pour un public très ouvert, très détendu, et surtout très disponible. Une maison agréable et sympathique, située à Waterlooplein, à 10 minutes de la Gare en tram (n°9) et 5 minutes en métro, direct. Et Amsterdam est à portée de Thalys, si bien que la traditionnelle représentation du dimanche à 13h30 garantit l’aller/retour en journée pour les parisiens.

 

Septembre 2016, pour 9 représentations (6 au 27 septembre)
Le nozze di Figaro, de Mozart dir.mus : Ivor Bolton, avec le Netherlands Chamber Orchestra dans une mise en scène de David Bösch, dont l’activité a explosé ces deux dernières années au point qu’on le voit dans tous les grands théâtres. Cela nous garantit une direction musicale solide, et surtout une mise en scène intelligente (David Bösch, en France, a déjà mis en scène à Lyon Simon Boccanegra et Die Gezeichneten). La distribution de très grande qualité affiche Stéphane Degout dans Il Conte, Alex Esposito dans Figaro, Eleonora Buratto dans La Contessa, Christiane Karg en Susanna, et l’excellente Marianne Crebassa en Cherubino.
Mon avis : vaut le Thalys

 

Octobre 2016, pour 8 représentations (10 au 31 octobre)
Manon Lescaut, de Giacomo Puccini, dir.mus : Alexander Joel (avec le Netherlands Philharmonic Orchestra) rompu au répertoire notamment italien en Allemagne, et mise en scène d’Andrea Breth, qui précéda Thomas Ostermeier à la tête de la Schaubühne de Berlin. Mais la production est l’écrin pour la présence en Manon Lescaut de la star hollandaise actuelle du chant, Eva Maria Westbroek, qui sera Manon Lescaut face au Des Grieux de Stefano La Colla et au Lescaut de Thomas Oliemans.

 

Novembre 2016, pour 7 représentations (9 au 27 novembre)
Jephta, de G.F.Händel, dir.mus : Ivor Bolton, avec le Concerto Köln; mise en scène Claus Guth. Les interprétations d’Ivor Bolton dans ce répertoire sont intéressantes, et les lectures de Claus Guth évidemment stimulantes (Paris a découvert son Rigoletto, et l’an prochain verra son Lohengrin mais le must est son Tristan zurichois). L’Orchestre est fameux, la distribution est vraiment remarquable : Richard Croft en Jephta, mais aussi Bejun Mehta, Anna Prohaska, Wiebke Lehmkuhl, Anna Quintans et Florian Boesch.
Mon avis : vaut le Thalys

 

Décembre 2016, pour 8 représentations (du 6 au 29 décembre)
Parsifal de R.Wagner :  étrange programmation à Noël de cette fête plutôt pascale, sous la direction musicale de Marc Albrecht avec le Netherlands Philharmonic Orchestra. La production est une reprise de la mise en scène de Pierre Audi, fameuse pour les décors d’Anish Kapoor (« Le vagin de la reine ») dans une distribution classique et solide : Günther Groissböck en Gurnemanz, Christopher Ventris en Parsifal, Petra Lang en Kundry, Ryan McKinny qu’on voit de plus en plus sur les scènes internationales en Amfortas.
Mon avis : vaut le Thalys (on ne rate pas un Parsifal, même en décembre)

 

Janvier 2017, pour 6 représentations ( du 15 au 26 janvier)
Die Entführung aus dem Serail, de Mozart dir.mus : Jérémy Rhorer, avec le Netherlands Chamber Orchestra. Un peu plus rare que les autres Mozart, on le retrouve actuellement plus souvent sur les scènes, cette fois dans une reprise de la mise en scène de Johan Simons (le directeur de la Ruhrtriennale), dans une distribution correcte dominée par l’Osmin de Peter Rose, avec Paul Appleby (Belmonte), Lenneke Ruiten (Konstanze), David Portillo (Pedrillo) et Siobhan Stagg (Blonde).

 

Février 2017, pour 7 représentations (du 7 au 25 février)
Le Prince Igor, de Borodine : danses polovtsiennes miraculeuses au milieu d’un magnifique champ de coquelicots dont la photo a fait le tour du monde: après New York, la somptueuse mise en scène de Dmitri Tcherniakov arrive à Amsterdam, avec une distribution voisine. Une mise en scène plus classique que ce à quoi nous a habitués Tcherniakov, une incontestable réussite esthétique, avec quelques changements dans l’ordre des scènes et quelques ajouts musicaux néanmoins…
Le chef Stanislav Kochanovsky habitué des scènes russes (Mikhailovsky) dirigera le Rotterdam Philharmonic Orchestra, dans une très belle distribution, malheureusement sans la fabuleuse Anita Rachvelishvili en Konchakovna (qui sera chantée par Agunda Kulaeva), mais avec un magnifique ensemble dominé par l’Igor d’Ildar Abdrazakov, somptueux, Vladimir Ognovenko, Pavel Černoch, Dmitri Ulyanov, Andrei Popov complètent ; et même Oksana Dyka dans son répertoire il est vrai, avait été correcte au MET.
Mon avis : vaut le Thalys (on ne rate pas un Prince Igor, ni un Tcherniakov)

 

Mars 2017 :
Wozzeck, d’Alban Berg pour 7 représentations (du 18 mars au 9 avril). Une nouvelle production qui va faire couler de l’encre. Bruxelles avait présenté Lulu (avec Barbara Hannigan) Amsterdam présente Wozzeck dans la vision de Krzysztof Warlikowski et de Małgorzata Szczęśniak. C’est Marc Albrecht qui dirigera le Netherlands Philharmonic Orchestra. La distribution est dominée par le Wozzeck de Christopher Maltman, merveilleux dans les rôles de personnage crucifié, tandis qu’Eva-Maria Westbroek sera Marie, aux côtés de son époux Franz von Aken qui chantera le Tambourmajor et que le Doktor sera Sir Willard White. Une distribution vraiment intéressante, une mise en scène sans nul doute marquante, un chef très à l’aise dans ce répertoire et donc qui vaudra le Thalys.

 

The new Prince, de Mohamed Fairouz pour 6 représentations du 24 au 31 mars. Création mondiale. La dernière décade de mars est consacrée au cycle Opera Forward, impliquant diverses structures culturelles et éducatives, consacré cette année au pouvoir, quand il est manifeste (The new Prince) ou quand le drame vient de son absence (Wozzeck). Le jeune compositeur Mohamed Fairouz imagine le réveil de Machiavel en 2032. Le spectateur peut bien se figurer le constat puisque le sous titre du théâtre d’Amsterdam est « blood-curdling revue about power » (litt : revue à glacer le sang sur le pouvoir) à partir d’exemples récents et moins récents : Hitler, les Clinton, Ben Laden. C’est le second opéra du jeune Mohamed Fairouz (à peine 30 ans), émirato-américain (!!) qui travaille avec le journaliste et romancier David Ignatius.
La mise en scène est confiée à Lotte de Beer, « disciple » de Peter Konwitschny, dont la très jeune carrière explose déjà (futurs engagements à Munich, au MET, au Theater an der Wien). C’est Steven Sloane qui dirigera l’Orchestre Philharmonique de la Haye et la distribution inclut Nathan Gunn (Machiavel), Karin Strobos (Fortuna), George Abud (Ben Laden), Nora Fischer (Monica Lewinski) tandis que Paulo Szot sera à fois Clinton et Dick Cheney.
L’agenda du théâtre fait que si vous passez deux jours à Amsterdam il y aura la possibilité de voir les deux spectacles. Pourquoi pas ?

Coeur de Chien (Prod.Mc Burney) un des must de la saison © DNO
Coeur de Chien (Prod.Mc Burney) un des must de la saison © DNO

Avril 2017
Cœur de chien (Собачье сердце), d’Alexander Raskatov, d’après Boulgakov, sur un livret de Cesare Mazzonis (6 représentations du 22 avril au 5 mai). Reprise de la création triomphale de 2010 dans la production étourdissante de Simon Mc Burney. La reprise d’une création  est chose suffisamment rare pour qu’on la souligne, et dans ce cas, c’est pleinement justifié vu le succès européen (Lyon, Londres, Milan) de ce spectacle, l’un des plus virtuoses de cette décennie. C’est comme à Lyon Martyn Brabbins qui dirigera le Netherlands Chamber Orchestra et la distribution pratiquement identique à celle de Lyon est sans reproche : Sergueï Leiferkus, Elena Vassileva, Peter Hoare, Nancy Allen Lundy, Andrew Watts,  Robert Wörle, Ville Rusanen…
Si vous n’avez pas vu ce spectacle, vaut le Thalys, évidemment, et plutôt deux fois qu’une.

À noter qu’ une version pour enfants du texte de Boulgakov sera présentée deux semaines plus tard pour 4 représentations (du 13 au 17 mai – 2 représentations le 14 mai), avec une autre musique (de Oene van Geel et Florian Magnus Maier) sous le titre « Cœur de petit chien » (Hondenhartje)

 

L’art de la programmation c’est de savoir alterner des opéras plus rares ou moins favoris du public, et des standards, voire des marronniers de la programmation, et donc :

Mai 2017
Rigoletto, de Giuseppe Verdi (10 représentations du 9 mai au 5 juin). L’opéra de Verdi est l’objet d’une production nouvelle de Damiano Michieletto (qui a eu un énorme succès en 2015 avec Il Viaggio a Reims) et le Netherlands Philharmonic Orchestra sera dirigé par Carlo Rizzi, chef bien connu et rodé dans ce répertoire ; c’est Luca Salsi qui chantera Rigoletto, pour ses débuts à Amsterdam, tandis que Gilda sera la délicieuse et talentueuse Lisette Oropesa, vue à Amsterdam dans Nanetta il y a deux saisons. Il Duca sera Saimir Pirgu, Sparafucile Rafal Siwek et Maddalena l’excellente Annalisa Stroppa.
Si vous passez par Amsterdam…

 

Madrigaux de Claudio Monteverdi , 5 représentations du 11 au 19 mai, reprise de la production de Pierre Audi de 2007, par les Talens Lyriques et Christophe Rousset, interprété par des jeunes interprètes, dans les espaces des ateliers de décors du Dutch Nationale Opera à Amsterdam-Zuidoost

 

Juin 2017
Vespro della Beata Vergine, de Claudio Monteverdi, un spectacle performance-installation dans le cadre du Holland Festival mis en espace par Pierre Audi, dans une installation de l’artiste belge Berlinde De Bruyckere, dans le monumental Gashouder (Gazomètre) de la Westergasfabriek à Amsterdam. C’est Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion qui assureront la partie musicale (décidément les musiciens français seront à l’honneur en cette période à Amsterdam, après les Talens Lyriques). Pour 3 représentations les 3, 4 et 5 juin. Un « Event » autour d’une œuvre difficile, l’un des très grands chefs d’œuvre de la littérature musicale, dans un lieu fascinant.

 

Salomé, de Richard Strauss pour 8 représentations du 9 juin au 5 juillet. C’est l’événement de la fin d’année, traditionnel avec dans la fosse le Royal Concertgebouw Orchestra sous la direction de son directeur musical tout neuf Daniele Gatti, dans une mise en scène du directeur du Toneelgroep d’Amsterdam, Ivo van Hove dont on connaît les lectures radicales. Une très belle distribution dominée par la Salomé de Malin Byström, avec Lance Ryan dans Herodes et Doris Soffel dans Herodias, tandis que Jochanaan sera Evgueni Nikitin, et Narraboth l’excellent Benjamin Bernheim.
A ne manquer sous aucun prétexte : Vaut un Thalys, et même deux.

Treize (ou quatorze si l’on compte Cœur de petit chien pour les enfants) productions toutes de qualité enviable et qui vaudraient toutes un voyage en Thalys, ou en bus, et même en voiture. Mais il y a vraiment des spectacles spécialement attirants qui font d’Amsterdam aujourd’hui un des pôles inévitables de l’opéra européen. Innovation, tant dans les répertoires que dans les équipes artistiques, distributions enviables. Il y a de quoi passer de magnifiques soirées et en tous cas à chaque fois constater l’intelligence de la programmation qui ne se dément pas d’année en année. [wpsr_facebook]

Entführung aus dem Serail (Prod.Johan Simons) ©DNO
Entführung aus dem Serail (Prod.Johan Simons) ©DNO

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: IPHIGÉNIE EN TAURIDE, de C.W.GLUCK le 22 AOÛT 2015 (Dir.mus: Diego FASOLIS; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER)

Image finale © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Image finale © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Gluck n’est pas un familier de Salzbourg. Une seule production d’Orfeo ed Euridice en 2010 depuis la création du festival et cette Iphigénie en Tauride est la seconde œuvre mise au programme, grâce au Festival de Pentecôte et à sa directrice artistique Cecilia Bartoli. Si Orfeo avait été dirigé par Riccardo Muti, un nom qui suffit à drainer quelques foules, Cecilia Bartoli, Rolando Villazon et Christopher Maltman sont les porte-drapeaux d’une production dirigée par un chef à peu près inconnu du grand public salzbourgeois, Diego Fasolis,  spécialiste du répertoire baroque qui a longtemps été parmi les chefs “de niche”  assez discrets du marché.
Depuis que Cecilia Bartoli dirige le Festival de Pentecôte, traditionnellement dédié au répertoire baroque depuis sa création en 1998 (aux temps de Mortier), elle a une ligne précise, s’appuyant sur des metteurs en scène amis (Patrice Caurier/Moshe Leiser qui presque chaque année depuis 2012 ont mis en scène un opéra où elle a chanté). Les productions sont portées par le nom de Bartoli dans un répertoire a priori peu familier du public.
L’an prochain en revanche, le programme change car pour la première fois on va quitter les rivages baroques pour ceux du musical : Cecilia Bartoli sera Maria de West Side Story, dirigé par Gustavo Dudamel avec le Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela, l’ex Orchestre des jeunes. Le Sistema vénézuélien, depuis le succès mondial, a restructuré ses orchestres « d’exportation » en un orchestre de jeunes qui joue actuellement à Milan et un orchestre de jeunes adultes qui jouera à Salzbourg dans un Festival de Pentecôte tout dédié à Roméo et Juliette, puis qu’on y verra aussi bien ce West Side Story (mise en scène Philip Wm. McKinley) qui semble être une grosse opération commerciale (Producteur américain), une soirée concertante, Giulietta e Romeo (créé à la Scala en 1796) de Nicola Antonio Zingarelli (avec Franco Fagioli) et le fameux ballet Romeo et Juliette de John Cranko avec les forces du Stuttgarter Ballett et l’orchestre du Mozarteum.
Traditionnellement aussi la production de Pentecôte est coproduite avec le Festival d’été, ce fut le cas de Giulio Cesare, de Cenerentola, de Norma et de la présente production d’Iphigénie en Tauride créée à Pentecôte 2015.
Coup évidemment médiatique, il serait bien surprenant que West Side Story ne soit pas au programme de l’été, vu les coûts probables et le goût de Bechtolf pour le musical vérifié cette année avec des fortunes diverses pour Die Komödie der Irrungen de Shakespeare et Mackie Messer, ein Salzburger Dreigroschenoper.

Iphigénie en Tauride (1779) n’est pas une œuvre facile, avec sa dramaturgie problématique, essentiellement fondée sur la déclamation et un opéra sur l’attente: attente de révélation d’identité, attente de la mort. Gluck y invente une nouvelle vision de l’espace tragique à l’opéra, abandonnant les feux d’artifice vocaux qui ravissaient (et ravissent encore) le public. Ici règnent la diction, l’expressivité du discours, la profondeur psychologique, ici règnent les forces intérieures.
Cecilia Bartoli, qui a construit sa carrière sur les acrobaties vocales et les agilités stratosphériques, affronte ici pour la première fois un auteur qui les refuse. Pour son premier Gluck, elle a fait appel à Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec qui elle a déjà fait Giulio Cesare et Norma. Fidèle à son habitude, elle appelle un chef reconnu dans l’univers des baroqueux, le suisse Diego Fasolis, originaire du Tessin, et son orchestre fondé dans les années 50 par Edwin Löhrer (Società cameristica di Lugano), qui a très tôt exploré le répertoire baroque, et qui a pris le nom de I Barocchisti.
La représentation a lieu à la Haus für Mozart, salle idéale pour ce type de répertoire, pour mieux entendre les voix, avec un bon rapport scène-salle. C’était le « Kleines Festspielhaus» qui a pris le nom de Haus für Mozart en 2006 quand il a été décidé de restructurer la salle et lui ajouter quelques 200 places à l’occasion de l’année Mozart (enfin, l’une des multiples années Mozart). Je ne suis pas sûr que l’opération ait été si bienvenue.
C’est dans cette salle que Cecilia Bartoli chante la plupart du temps. La chanteuse qui connaît sa voix et ses limites chante essentiellement dans des salles moyennes comme Zurich.
J’ai exprimé depuis longtemps dans ce blog mes préférences pour une interprétation de Gluck avec un orchestre « ordinaire ». J’ai entendu à la Scala Riccardo Muti diriger Alceste, Orfeo, Ifigenia in Tauride, j’en ai de bons souvenirs avec un orchestre d’instruments modernes. Je trouve qu’il y a une grandeur à cette musique qui sied bien au son d’un orchestre moderne et ma foi je ne refuse pas un Gluck berliozien.
Plutôt que de tourner Gluck vers le passé, l’idée d’en faire une « musique de l’avenir » avec les sons de l’avenir ne me déplaît pas.
L’orchestre est dirigé avec précision et netteté par Diego Fasolis, il y a de beaux moments aux bois notamment (magnifique basson !), mais le dosage du son m’est apparu un peu erratique. La fosse va sous le dispositif scénique, et les premières mesures de l’ouverture sont à peine audibles et presque étouffées, même si elles ménagent un effet évident avec l’explosion du fortissimo évoquant l’orage et la tempête. Mais dans l’ensemble, l’orchestre est très discret, trop discret pour mon goût, avec un son grêle et un équilibre scène/fosse qui me semble beaucoup trop favoriser la scène. Bien des effets, bien des beautés, bien des moments forts de cette musique nous échappent. Ainsi on a l’impression que c’est le plateau qui conduit le bal et que l’orchestre ne fait qu’accompagner voire suivre.

Le dispositif © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Le dispositif © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Un plateau gris, triste, à l’abandon : l’idée d’exil d’Iphigénie loin de Mycènes est rendue par l’ambiance d’une salle où sont réunies des réfugiées, des prisonnières (on dirait les derniers moments de Dialogues des Carmélites de Poulenc) : lits de fer, petit lavabo dans un coin en hommage (?) à Malgorzata Szczęśniak, la décoratrice de Krzysztof Warlikowski, qui en avait placé un dans un coin du décor de l’Iphigénie en Tauride parisienne et dans d’autres productions. Mais nous sommes loin du somptueux dépouillement de Warlikowski : cette ambiance grise, cette quasi absence de décor, ne sont pas vraiment habitées par une mise en scène riche en idées comme furent celles de Norma ou de Giulio Cesare : au dépouillement musical correspond un dépouillement scénique qui laisse aux protagonistes l’initiative, car même la conduite d’acteurs m’est apparue assez pauvre, ou plutôt laissée à l’initiative des chanteurs : on fait confiance à leur présence scénique et à leur sens du drame. Nous comprenons bien le propos : dans la volonté de donner une actualité sensible à la réalité tragique pour l’œil du spectateur, Caurier et Leiser envisagent la situation des réfugiés, des exilés dans un espace clos dont ils ne peuvent échapper. Ils ne savaient pas en mai que tout l’été serait marqué par la question des réfugiés, notamment en Autriche. Sans le savoir ils ont tapé dans le mille. Ainsi la dialectique du plus faible (Iphigénie) et du plus fort (Thoas), de l’oppressé et de l’oppresseur est-elle dès le départ posée, quand arrivent ces autres exilés, Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon), condamnés à mort par Thoas dès leur arrivée .

Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon)© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon)© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Les personnages sont en fait habités par la nature même des chanteurs qui les incarnent plus que par des options de mise en scène: Oreste et Iphigénie, plus contrôlés et plus intérieurs (Maltman et par certains aspects Bartoli), Pylade, très expressif, très extraverti (Villazon) .
Quelques idées intéressantes cependant : le chœur (chœur de la Radio Suisse Italienne) est particulièrement concerné et paradoxalement plus « individualisé » et « caractérisé » que les personnages principaux.

Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Et évidemment tout le monde aura remarqué qu’au moment du sacrifice suprême, Christopher Maltman est déshabillé et apparaît entièrement nu sous le couteau d’Iphigénie, comme une statue de Kouros à l’antique. Une nudité dont il protège l’intimité avec ses mains, s’agenouillant et chantant dans une position évidemment très inconfortable, immobile, et sans appui physique pour projeter les notes. Effort physique important qui rend le personnage encore plus vulnérable et déchirant.
Il reste que dans l’ensemble, l’intrigue ne semble pas avoir inspiré les metteurs en scène, qui ont préféré en faire un grand exercice déclamatoire, voire spirituel, dans un espace clos et au total assez étouffant (comme doit l’être l’espace tragique) ce qui donne à l’apparition ultime de Diane, revêtue d’or et arrivant du fond de scène quand le lourd mur métallique qui ferme l’espace se fend, une plus grande singularité, comme l’irruption d’un Deus ex machina auquel on a des difficultés à croire et qui donne au final un aspect artificiel et convenu d’autant plus marqué (Diane assise au premier plan, genoux croisés, satisfaite…).
Musicalement, j’ai déjà signalé la performance remarquable du chœur de la Radio Suisse avec un magnifique chœur de femmes, intense, à la diction éblouissante et à la présence scénique tout particulière.
L’orchestre n’a pas malheureusement la même présence ni le même son. Certes, les moments les plus tendus sont assez bien dessinés, mais dans l’ensemble, même si on peut louer la précision et la justesse des instruments (ce qui n’est pas toujours évident avec des instruments anciens), c’est à mon avis la partie problématique de la représentation.
Du côté du chant, c’est autre chose. La Diane de Rebeca Olvera a la délicatesse et en même temps l’autorité voulue, dans un faux petit rôle, car il faut une jolie ligne de chant et une véritable assise vocale pour affronter cette courte partie, assez découverte.

Michael Kraus (Thoas) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Michael Kraus (Thoas) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Le Thoas de Michael Kraus, outre sa diction excellente et la clarté de son expression, a l’autorité et la projection mais aussi la touche de vulgarité nécessaire à ce rôle de méchant honni, notamment dans l’air célèbre « De noirs pressentiments, mon âme intimidée… » particulièrement réussi.

Rolando Villazon (Pylade) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Rolando Villazon (Pylade) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

On est heureux de revoir Rolando Villazon, dans un rôle qui lui permet sans trop de casse de s’affirmer encore comme le chanteur émouvant, engagé, très présent en scène que nous aimons. Son timbre particulier et un chant assez déchirant ont provoqué un vrai succès. Certains ont entendu une voix abîmée. Je sais que c’est désormais un lieu commun de lire ce genre de choses à chacune de ses apparitions. Très honnêtement, même s’il n’est pas un Pylade au style d’appellation d‘origine contrôlée (mais aucun des chanteurs du plateau ne l’est véritablement) il a dans sa voix une telle intensité, une telle présence, une telle couleur, (son air « Quel langage accablant pour un ami qui t’aime… Unis dès la plus tendre enfance… » est vraiment émouvant) et il est si engagé qu’on ne peut que saluer la performance : c’est une excellente idée que de l’avoir distribué dans ce rôle.

Scène des Furies , Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Scène des Furies , Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Christopher Maltman a une diction exemplaire : son français est clair, sans aucune faille, merveilleusement projeté. Cette diction parfaite est mise au service d’un style contrôlé, d’une expressivité étonnante, avec une présence vocale qui dépasse de loin l’ensemble des protagonistes. Il est sans aucune hésitation le triomphateur de la soirée et un Oreste d’exception, engagé, émouvant, noble comme un héros et en même temps d’une extraordinaire humanité. La scène avec les Furies est prodigieuse et son air du troisième acte « Divinité des grandes âmes » est un superbe moment. Grandiose prestation, Magnifique chanteur.

Cecilia Bartoli (Iphigénie) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli (Iphigénie) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Enfin Cecilia Bartoli pour qui j’ai une très grande admiration n’offre pas une performance totalement convaincante en Iphigénie ; elle aborde Gluck pour la première fois et ce chant ne lui convient pas encore tout à fait : dès le début, la voix a des accents métalliques, des aigus un peu tendus et quelques problèmes de ligne. Certes, il y a des moments très émouvants comme son premier air « Cette nuit j’ai revu le palais de mon père… » parce que la chanteuse sait émouvoir et surtout sait parfaitement jouer avec ses difficultés, mais on est surpris, alors qu’elle parle parfaitement le français, de ne pas entendre une langue aussi claire et aussi bien projetée que Maltman par exemple. De plus, Bartoli a besoin d’extérioriser plus, et ce rôle très intérieur, fait de lamentations, de méditations et de monologues  n’est pas forcément pour elle. Il reste qu’elle sait émouvoir dans son costume gris, avec ses cheveux courts (une sorte de personnage de Fidelio) et son air du sacrifice « Je t’implore et je tremble, ô déesse implacable ! » est d’une très grande intensité. C’est un rôle qui exige de la part de l’artiste une très grande discipline, et une très grande rigueur. Elle sait parfaitement colorer son chant, exprimer tantôt la douleur, tantôt la compassion, tantôt la soumission, et elle obtient un très grand succès mérité pour la performance dans un style totalement inhabituel. Mais la voix n’est pas toujours au rendez-vous : certains moments restent un peu en-deçà.

En conclusion, le style de l’œuvre, inhabituel à Salzbourg, a pu désarçonner une partie du public, d’autant que le travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser est sans concession, même s’il est un peu inférieur à leurs spectacles précédents. Mais ce qui laisse perplexe, au-delà des performances des artistes, globalement très en phase avec le drame, c’est peut-être plus la différence entre un style très « baroquisant » de l’orchestre et un plateau au style et à la couleur plus tournés vers l’avenir. J’ai ressenti une sorte de tiraillement, entre un discours orchestral au son très marqué (quand il était audible) par l’approche baroque et un chant moins soucieux d’exactitude archéologique. Il en résulte une impression d’hétérogénéité qu’on n’avait pas – c’est presque paradoxal – dans Norma par exemple, dans l’édition choisie par Antonini. Avec ces chanteurs-là, un Muti eût coloré son orchestre d’une tout autre manière et avec quelle grandeur! Grandeur du plateau à tous les niveaux et discrétion et petitesse de l’orchestre : les choses ne se sont pas fondues ensemble. Dommage. [wpsr_facebook]

Michael Kraus(Thoas) Cecilia Bartoli (Iphigénie) Christopher Maltman (Oreste)
Michael Kraus(Thoas) Cecilia Bartoli (Iphigénie) Christopher Maltman (Oreste)

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015 – MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2015: L’ORFEO de Claudio MONTEVERDI le 18 JUILLET 2015 (Dir.mus: Christopher MOULDS; Ms en scène: David BÖSCH)

"Just married" ©Wilfried Hösl
“Just married” ©Wilfried Hösl

Le répertoire ancien et baroque ne fait pas partie des gènes de la Bayerische Staatsoper, même si le Cuvilliés Theater, l’un des joyaux de l’architecture baroque se trouve à quelques mètres du Nationaltheater. Mais c’est au Prinzregententheater que Nikolaus Bachler a décidé de présenter les opéras baroques. Ce théâtre, bâti au début du siècle sur le modèle du Festspielhaus de Bayreuth dont il est une imitation assez fidèle, en plus réduit, permet d’accueillir plus de spectateurs et continue la tradition lyrique d’un théâtre qui abrita la Bayerische Staatsoper tant que le Nationaltheater n’était pas reconstruit, soit jusqu’en 1963. Aujourd’hui, et depuis 1993, il abrite l’Académie August Everding, l’un des centres de formation de jeunes artistes les plus complets de l’Allemagne d’aujourd’hui.
C’est donc au milieu de fresques antiquisantes du début du siècle et au son de la fanfare initiale célébrissime de Monteverdi, dissimulée dans la salle, que cet Orfeo est présenté dans une mise en scène de David Bösch que les lyonnais connaissent bien puisqu’il a mis en scène Simon Boccanegra il y a deux saisons et qu’en cette dernière saison on lui doit Die Gezeichneten de Franz Schreker. C’est un des jeunes metteurs en scène les plus en vue du théâtre allemand, dont l’approche n’est pas forcément fondée sur une relecture du livret à l’éclairage du monde d’aujourd’hui, comme souvent dans le Regietheater, mais plutôt l’inverse une utilisation d’éléments d’aujourd’hui pour illustrer un livret d’hier.

Le Chariot de Thespis 70 ©Wilfried Hösl
Le Chariot de Thespis 70 ©Wilfried Hösl

Ainsi de L’Orfeo, travail qui s’appuie sur une sorte de version théâtrale de l’arte povera avec des personnages sortis d’une version hippie du retour à la terre et de bergers version post soixante huitarde qui font leur « chariot de Thespis » d’un Bulli, le fameux van historique de Volkswagen des années 60 et 70. Dans ce monde idéal, reconstitué avec des matériaux pauvres (papier, carton, terre), au milieu de grandes fleurs de papier scandant le paysage, dans de beaux éclairages de Michael Bauer, Orfeo fête son mariage, costume de lin couleur ivoire, sorte de vedette qui chante au micro avec un petit groupe de copains et qui reçoit sa lyre en cadeau de noces. La date du mariage est affichée le 18 juillet 75, soit il y a quarante ans (l’an dernier, la date affichait le 20 juillet 1974). Bösch superpose donc le mythe d’Orphée et celui d’un Eden perdu qui serait cette période d’après 68 où tout semblait possible et où une certaine jeunesse pensait retourner à la nature, aux travaux des champs, dans une vision idéalisée de la vie rurale : l’Arcadie version années 70.

Mais à tout Eden correspond la chute, et c’est bien l’histoire de cet Orfeo qui commence au Paradis et finit aux Enfers.
David Bösch fait dérouler cette histoire dans deux mondes divers par les éclairages, mais proches par le style, deux mondes dessinés de manière aussi pauvre l’un que l’autre : dans l’un les fleurs géantes poussent de la terre, dans l’autre pendent des cintres des images des âmes, figurées à la manière d’un visage à la Munch grâce à de magnifiques projections.

Dieux des Enfers ©Wilfried Hösl
Dieux des Enfers ©Wilfried Hösl

D’un côté un Bulli, de l’autre un chariot composé à partir d’une sorte de châssis pour Charon comme pour Pluton, d’un côté un groupe de joyeux drilles, de l’autre un groupe de dieux décatis et chenus au milieu desquels trône une Proserpine altière à la robe étoilée, et un Pluton barbu à la Charlemagne. Deux mondes symétriques, mais dans un style voisin, on passe facilement de l’un à l’autre, au point que le Bulli à la fin paraît un objet transitionnel qui bascule indifféremment du paradis à l’enfer.
Pas de magie au sens baroque, pas d’effets scéniques lorsque chante Orphée, qui apparaît charmer Cerbère (divisé en trois danseurs masqués) et les Esprits comme Papageno charme les animaux avec son Glockenspiel : ce qui règne tout on long de ce magnifique travail c’est une apparente simplicité, comme si nous étions dans un monde au premier degré, où tout est lisible et compréhensible, dans une expression presque naïve, souriante d’abord, triste ensuite, une sorte de monde premier, presque rousseauiste, un Rousseau du Devin de Village, construit autour d’une imagerie des origines : la Musica ouvre l’opéra avec sa valise, comme un peu perdue dans un espace vide, isolée, et assise sur sa valise, personnage presque sorti de La Strada de Fellini, elle ne trouve sens que lorsqu’elle s’approche en souriant de l’orchestre.

Noces hippies ©Wilfried Hösl
Noces hippies ©Wilfried Hösl

La descente aux enfers (accompagnée par la Musique, devenue la Speranza – l’Espérance-, excellente Anna Stéphany, en troupe à Zürich) puis la remontée sont représentées de la manière la plus élémentaire : il suffit d’un tapis rouge où Orphée précède Eurydice, pour la figurer et David Bösch refuse le happy end prévu par Monteverdi et l’apothéose d’Orphée : Eurydice est morte et gît sur la terre. Orfeo désespéré au milieu du groupe d’amis qui s’apprêtait à fêter de nouveau la résurrection du couple, et qui ne lui est plus d’aucun réconfort, ne peut plus chanter et rompt les cordes de sa lyre, Apollon (vu non comme un Dieu triomphant mais comme mendiant claudiquant) intervient pour l’inviter à le rejoindre au ciel et contempler Eurydice dans les étoiles, mais Orfeo s’ouvre les veines et préfère s’allonger auprès de son aimée pour s’ensevelir avec elle.

Orfeo (C.Gerhaher) et Apollo (D. Power) ©Wilfried Hösl
Orfeo (C.Gerhaher) et Apollo (D. Power) ©Wilfried Hösl

Ainsi donc David Bösch refuse ce merveilleux que la mythologie peut apporter pour lui préférer le merveilleux – si l’on peut dire –  humain de la passion amoureuse et du désespoir. Il n’y rien de surhumain dans la manière de représenter l’histoire, elle est au contraire très linéaire, voire parabolique, Orphée et Eurydice rejoignant Roméo et Juliette, ou Tristan et Yseult dans le monde des amants qui vivent l’Eros définitif à travers Thanatos. Le drame n’en est que plus fort, et l’adhésion n’en est que plus vive.

Dans une salle au rapport scène-salle idéal pour ce type de travail où les chanteurs sont proches, où la mise en scène apparaît très épurée et stimulant en même temps l’imaginaire. Le drame s’apaise presque devant l’émotion. Il n’y a plus “spectacle” qui serait divertissement un peu extérieur et formel, mais intériorisation dans une simplicité et une épure qui favorisent la rentrée en soi.

Orfeo star ©Wilfried Hösl
Orfeo star ©Wilfried Hösl

Cette simplicité, le chant époustouflant de Christian Gerhaher, Orfeo baryton, et donc inhabituel en est le modèle. On est d’abord sous le charme d’un timbre clair d’une douceur ineffable, qui n’a pas le style quelquefois trop apprêté d’un Fischer-Dieskau, mais qui au contraire cultive une ligne de chant qui semble naturelle, fluide, avec une diction miraculeuse et une expressivité uniques, y compris dans les moments plus tendus où la voix s’élargit. Chaque note, chaque mot est scandé voire sculpté et pourtant rien ne semble artificiel. Miracle de style et miracle de maîtrise d’un chant direct sans une once d’affèterie : nous sommes aux antipodes d’un chant hyper élaboré  comme quelquefois peut paraître le chant baroque, mais toute l’émotion procède de l’impression d’évidence. L’auditeur peut se reporter à YouTube où la Bayerische Staatsoper a posté “Possente Spirto” sans doute le moment le plus extraordinaire de la soirée. C’est bluffant.
Toute la compagnie d’ailleurs m’est apparue cultiver cette simplicité, qui est évidemment l’expression suprême du travail : apparaître comme le parangon de l’évidence aussi bien des chanteurs qui viennent de la troupe, à commencer par Elsa Benoît, Euridice à la fois élégante  et maîtrisée, mais aussi Tareq Nazmi, Goran Jurić, Plutone, Dean Power, Apollo exemplaire vu de manière inhabituelle par la mise en scène (un mendiant claudiquant) qui était la veille Elemer d’Arabella.

La Musica/la Speranza (Anna Stephany) ©Wilfried Hösl
La Musica/la Speranza (Anna Stephany) ©Wilfried Hösl

Ce qui caractérise l’ensemble de la compagnie c’est une expression loin de toute minauderie ou d’une quelconque recherche de l’artifice : Anna Stephany (La Musica/La Speranza) est à ce titre exemplaire ou la très belle Proserpina (qui chante aussi la messagiera dans une intervention très émouvante) d’Anna Bonitatibus, très belle en scène, chantant avec profondeur et beaucoup de sentiment, mais sans jamais en rajouter dans la déploration (quand elle chante la messagiera) et toujours avec une certaine noblesse.

 

 

 

 

Messagiera (Anna Bonitatibus) ©Wilfried Hösl
Messagiera (Anna Bonitatibus) ©Wilfried Hösl

Son arrivée en messagère de malheur, ou sa tenue en Proserpine à la robe constellée, sont de vrais moments de théâtre, qui tiennent exclusivement à sa présence. Notons aussi les esprits (qui sont aussi les bergers) de Mathias Vidal (excellent pastore I) Jeroen de Vaal, James Hall et Simon Robinson, avec un effort de la mise en scène de caractériser chacun pour éviter tout ce qui pourrait ressembler à une vision faite de lieux communs ou de figures imposées, plutôt que des individus vivants et singuliers.

Ce naturel dans l’expression est aussi ce qui caractérise l’excellent chœur de la Zürcher Sing Akademie dirigée par Tim Brown, d’une grande fraîcheur vocale au son impressionnant et d’une belle présence scénique, projetant une image de jeunesse et de bonheur sans mélange. Enfin, l’orchestre composé d’éléments du Bayerisches Staatsorchester de l’opéra et du Monteverdi-Continuo Ensemble est dirigé par Christopher Moulds, et accompagne les solistes avec une grande efficacité. Le dialogue entre Orfeo et l’orchestre dans l’impressionnant « Possente Spirto e formidabil Nume », l’air central d’Orfeo, où les instruments solistes répondent tour à tour aux paroles est un moment exceptionnel où la qualité de l’accompagnement orchestral contribue à créer une très grande émotion. Sans jamais là non plus imposer une présence qui serait envahissante, mais sans être un simple accompagnement, l’orchestre est un véritable personnage tantôt discret, tantôt présent, avec une vraie ligne rigoureuse et peu décorative dans une musique où il est si facile de faire de la maniera excessive : il en résulte une fraîcheur où tout se répond, le chant, le chœur, la mise en scène et l’orchestre dans une harmonie qui fait image : il m’a rarement été donné de voir un Orfeo aussi fluide, aussi naturel, aussi présent et en même temps aussi jeune, aussi frais et aussi fort.
Voilà encore une réussite de la Bayerische Staatsoper là où on l’attendait moins. On aimerait voir David Bösch, comme Barrie Kosky à Berlin (et avec quel bonheur) continuer à travailler la trilogie Monteverdienne, vu la réussite éclatante et émouvante de cet Orfeo.[wpsr_facebook]

Orfeo creuse la tombe ©Wilfried Hösl
Orfeo creuse la tombe ©Wilfried Hösl

 

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: ALCINA de G.F.HAENDEL le 10 JUILLET 2015 (Dir.mus: Andrea MARCON ; Ms en scène: Katie MITCHELL)

Alcina, dispostif global ©Patrick Berger
Alcina, dispostif global ©Patrick Berger

Après Ariodante l’an dernier, Andrea Marcon et le Freiburger Barockorchester présentent cette année Alcina, l’opéra magique de Haendel, l’histoire de la magicienne Alcina et de sa sœur Morgane, qui séduisent les hommes et les transforment ensuite en animaux sauvages, en arbres et en rochers. Mais voilà, Alcina tombe amoureuse de Ruggiero qu’elle a attiré dans ses filets au point qu’il en a oublié sa fiancée Bradamante. Bradamante ne s’en laisse pas compter,  vient chercher son aimé, et cherche à l’arracher aux trop doux sortilèges de la magicienne.

Pour ce spectacle phare du Festival 2015, Bernard Foccroule a réuni une distribution de très haut niveau, composée de chanteurs qui tous abordent le rôle pour la première fois, dont Patricia Petibon (Alcina), Philippe Jaroussky (Ruggiero), Anna Prohaska (Morgane) et Katarina Bradić (Bradamante). Il  a confié la mise en scène à Katie Mitchell, qui en est à sa quatrième production  à Aix. Elle a marqué par son travail sur Written on Skin de George Benjamin en 2012. La structure de son décor rappelle d’ailleurs ce spectacle, comme si se créait une sorte de style, bien que le décorateur en soit en 2015 Chloe Lamford et en 2012 Vicki Mortimer. Ainsi donc, est représentée une sorte de maison en coupe, de type maison de poupée, avec au centre un salon bourgeois, éclairé, lambrissé, et de chaque côté et au premier étage, dans un éclairage glauque et froid, les espaces cachés, les coulisses de la magie, qui abritent en haut la machine à transformer les hommes en animaux empaillés qui le mieux leur correspondent (qui ressemble étrangement à la machine à corned beef de Tintin en Amérique avec son tapis roulant) et en bas les « antres» de Morgane à jardin et d’Alcina à cour, où elles apparaissent vieillies et décaties. Elles passent d’un espace à l’autre par des portes qui sont des seuils à transformation puisque très habilement elles apparaissent jeunes et désirables dans l’espace central et passent de l’ombre à la lumière par un sas magique : magnifique travail de théâtre où les héroïnes vieillies et celles qui sont désirables s’enchaînent avec une précision qui va jusqu’au moindre geste. Ce mécanisme se grippera à la fin quand les pouvoirs magiques s’atténuent et s’épuisent au 3ème acte, non sans une jolie ironie.

Morgane (Anna Prohaska), Alcina (Patricia Petibon) ©Patrick Berger
Morgane (Anna Prohaska), Alcina (Patricia Petibon) ©Patrick Berger

Katie Mitchell revendique le « féminisme » de ce travail, qui glorifie le désir féminin dans ses manifestations diverses, Morgane plutôt SM et Alcina plutôt autoérotique, et l’homme objet, Ruggiero devenant une sorte de machine à donner le plaisir sans grande personnalité : le héros Ruggiero a perdu tous ses pouvoirs et tout son héroïsme au contact des mains expertes d’Alcina. Mais le désir de la magicienne se meut en amour de plus en plus exacerbé à mesure que Ruggiero va s’éloigner, car Haendel – et c’est l’un des prix de cet opéra – travaille particulièrement les ressorts psychologiques des personnages, qui ne sont pas des stéréotypes sortis des romans du Tasse ou de l’Arioste (en l’occurrence), mais des âmes qui vibrent et qui aiment.

La magie qui fait mouvoir l’histoire, c’est le désir et ses sortilèges, un désir ritualisé avec un lit central et des servants multiples qui gèrent les personnages et notamment Ruggiero comme des objets qu’on habille et déshabille à plaisir et qui ne font rien d’autres que se laisser faire. Au lit central qu’on fait et défait, qui ne sert à dormir qu’au lever de rideau, d’ajoutent des vitrines qui abritent soit des animaux empaillés, soit des végétaux, soit les produits qui servent à préparer la transformation: on pense aux expériences du XVIIIème siècle où l’on injectait des produits dans les cadavres (ou dit-on dans les corps vivants des serviteurs – à Naples notamment) pour des expériences « scientifiques », mais il y a quelque chose aussi d’expériences à la Mengele dans ces rituels où l’on injecte la mort lente à ces personnages, et une claire allusion à la mort par injection létale, c’est à dire les diverses barbaries de notre époque, sans parler de références plus littéraires (H.G.Wells).

Bramante reçoit l'injection fatale ©Patrick Berger
Bramante reçoit l’injection fatale ©Patrick Berger

Les animaux en vitrine rappellent d’ailleurs les cabinets de curiosité qui essaimaient les maisons aristocratiques européennes. Ainsi donc les deux sœurs s’inscrivent emblématiquement dans les occupations d’une aristocratie oisive qu’on connaît bien au XVIIIème, servies par une domesticité abondante, silencieuse, industrieuse où hommes et femmes s’affairent indistinctement dans la joie du transgenre.
Bien sûr les allusions directes au plaisir, la crudité de certaines scènes qui font penser à un porno soft et chic, l’utilisation des vocalises pour mimer le plaisir font rire ou sourire le public, mais ce sont des artifices désormais fréquents : les vocalises mimant le plaisir ici ou ailleurs les effets de la drogue existent depuis le Don Giovanni de Peter Sellars à la fin des années 80.
Au milieu de ce petit monde inoffensif à la « Histoire d’O », surgissent habillés en soldats d’intervention de type GIGN Bradamante et Melisso : gilets pare balles, petite valise contenant les outils de sabotage. Ils tranchent dans le paysage policé et glacé installé par la mise en scène, mais c’est aussi ce qui va exciter le désir de Morgane. Des hommes, des vrais ! Et le mâle Bradamante (très bien personnifié par Katarina Bradić) tranche avec la féminité d’un Ruggiero amolli : les schèmes sont inversés dans ce monde un peu isolé dans sa bulle que nous propose Katie Mitchell. Bradamante d’ailleurs est un peu l’élément perturbateur d’une histoire qui pourrait durer : Ruggiero l’a oubliée, il coule des jours tranquilles en dansant un tango éternel chez Alcina.

Passe muraille...©Patrick Berger
Passe muraille…©Patrick Berger

La magie est vécue à minima dans l’histoire que raconte Katie Mitchell, c’est une magie mécaniste (la machine à empailler, qui, on va le voir, employée à l’inverse, sert aussi à ressusciter) ou chimique (les injections d’un produit vert dans le corps des victimes). Le seul élément vraiment magique est le passage d’une pièce à l’autre, car – ce qu’on découvre bientôt- l’espace central est illusion et les autres espaces (premier étage et espaces latéraux) ceux plus gris du réel, hic et nunc, où Morgane et Alcina plus mûres et plus fripées mais pas cacochymes regardent les effets de leurs pièges ou méditent, assises à leur petite table, comme dans les coulisses d’une représentation qui a lieu au centre.
Certains moments sont à mon avis mieux réglés que d’autres : la transformation de Bradamante de soldat en charmante jeune femme par exemple, plus fraiche et plus spontanée que les deux magiciennes, un peu artificielles ou sophistiquées, ou bien l’exécution de la même Brdamante et sa transformation en petit oiseau, devant un Ruggiero prisonnier attaché à un pilier qui rappelle un peu Ulysse attaché au mât pour résister au chant des Sirènes. Le dérèglement de la magie dans la toute dernière partie où le rythme s’accélère et où plus rien ne fonctionne pour les deux femmes qui ne savent plus si elles apparaissent dans la splendeur de leur beauté ou dans la réalité de leur âge, joue à un « qui est qui » désespéré très bien construit dans son ironie et sa distance.
En revanche, les moments où Melisso et Bradamante posent des dispositifs électroniques destinés à bloquer les machines et les portes magiques me paraissent moins inspirés, dans leur allusion aux séries télévisées ou aux films « à sauvetage » d’inspiration américaine : bien sûr, Katie Mitchell cherche à transposer les aventures des héros de L’Orlando Furioso avec les moyens du jour et à l’aide de notre imaginaire embrumé par la TV ou les films de série B, mais c’est tellement grossier que l’effet d’ironie s’estompe, tout comme m’est apparue une facilité la mise sous vitrine des deux femmes, naturalisées pour l’éternité.
Au total, ce travail habile, qui commence en porno chic et finit en film de guerre US, est irrégulier et manque d’une certaine idée force. L’approche de Christof Loy à Zürich en 2014 (Alcina à Zürich) , qui jouait sur l’espace scénique, sur le baroque et sur la magie du théâtre rendait  de manière plus évidente l’ambiance particulière de la partition entre retenue et feu d’artifice, en faisant de l’espace théâtral un espace des âmes tiraillées entre réel et représentation.
Mais ce qui frappe ici, c’est la cohérence entre le plateau et la musique : il y a clairement une adhésion entre l’espace musical et l’espace scénique, et un véritable engagement des chanteurs au service de la production : chacun joue le jeu, chacun est à sa place, avec des fortunes diverses au niveau du chant, mais une impeccable cohésion scénique. Dans cet opéra de femmes, il faut souligner d’abord la performance de Katarina Bradić en Bradamante, performance scénique car elle est impressionnante de justesse dans Bradamante travesti en soldat et performance vocale grâce à une voix homogène, au timbre riche, aux agilités dominées et aux graves sonores aux aigus puissants. Une découverte faite pour interpréter les nombreux travestis du répertoire.
Anna Prohaska est en revanche une déception. Certes, les agilités, les mezze voci, les notes filées sont là, avec des aigus quelquefois plus fragiles. Mais il manque d’abord la projection: la voix passe mal (il est vrai que l’acoustique du Grand Théâtre de Provence n’est pas idéale). Ensuite le timbre n’est pas très agréable, un tantinet acide, et les graves sont complètement opaques. Les récentes prestations de cette chanteuse désormais populaire sur le marché lyrique ne m’ont pas convaincu. Il manque quelque chose à cette voix pour s’épanouir et emporter l’adhésion. Et tornami a vagheggiar exécuté avec soin mais sans vraie intensité en souffre .
Reste Patricia Petibon, qui comme les autres faisait ses débuts dans le rôle d’Alcina : elle domine le plateau, très largement, d’abord par ses qualités d’interprétation et d’actrice, puis par une voix particulièrement expressive : elle entre complètement dans la mise en scène, est complètement engagée en contrôlant chaque geste, chaque expression et avec un sens extraordinaire de la nuance et de la couleur; elle n’a aucun problème technique, ni dans la projection, ni dans le contrôle de la voix, ni dans les agilités : son ombre pallide est anthologique. Elle est très différente de Bartoli, peut-être plus intérieure, mais elle propose une Alcina qui ne se résigne pas, un vrai personnage tragique et tendu. Nous sommes  à un niveau d’excellence à jeu égal.

Oronte (Anthony Gregory) et Alcina (Patricia Petibon) au troisième acte ©Patrick Berger
Oronte (Anthony Gregory) et Alcina (Patricia Petibon) au troisième acte ©Patrick Berger

Du côté masculin, un Melisso (Krzysztof Braczyk) de bon niveau, au physique impressionnant de soldat d’intervention, dont la voix de basse sonne, bien posée, bien projetée, apparaît bien plus présent que l’Oronte un peu léger et sans personnalité marquée d’Anthony Gregory.
Philippe Jaroussky promène son extraordinaire facilité vocale, se jouant des agilités et des autres difficultés du rôle. Mais scéniquement, il n’entre pas vraiment dans le personnage : certes il est un homme-objet au départ et la mise en scène lui demande une certaine passivité, mais lorsque ses amis lui apportent ses habits de soldat et de héros (en réalité un habit d’officier et non d’intervention comme Melisso), il n’en fait pas plus et reste plutôt apathique en scène. Entre une Bradamante énergique et une Alcina passionnée, il reste un peu prostré, peut-être paralysé par ces femmes exigeantes.
Notons enfin l’Oberto magnifique qui nous est offert par Elias Mälder, le jeune chanteur du Tölzer Knabenchor : des interventions limitées au début (l’intrigue d’Oberto recherchant son père reste très secondaire) mais frappantes, voire stupéfiantes, qui ont emporté l’enthousiasme justifié de la salle.
Tout se passe comme si Katie Mitchell avait demandé à sa distribution masculine une relative discrétion, une modestie dans le jeu destinée à exalter la partie féminine. C’est ce qu’a fait Haendel dans la partition, réservant des rôles de complément aux voix masculines, et l’essentiel des airs spectaculaires au castrat et aux voix féminines : l’homme ici s’efface pour n’être qu’outil au service des passions des autres.
Le plateau et la mise en scène,sont soutenus avec attention par une fosse magnifiquement conduite par Andrea Marcon à la tête d’un Freiburger Barockorchester plus convaincant dans Haendel que dans Mozart (Die Entführung aus dem Serail). Marcon propose une interprétation très raffinée, soignant les équilibres sonores, jamais trop énergique, ni trop rapide, plutôt retenue et même souvent mélancolique. Il en résulte une ambiance quelquefois mystérieuse, quelquefois feutrée, et toujours très colorée, qui donne à la partition une vraie épaisseur, voire une vraie profondeur, en s’appuyant notamment sur de très belle cordes. Dans un style moins énergique et peut-être moins brillant que Giovanni Antonini à Zürich, il est tout aussi convaincant en ne recherchant jamais l’effet mais toujours le sens et la vérité du texte.

Ainsi cette production est-elle emblématique de la politique menée à Aix-en-Provence par Bernard Foccroule : chaque année une œuvre du répertoire baroque, chaque année un effort pour revisiter ce répertoire garanti à la fois par l’excellence musicale, incontestable ici malgré un cast un peu irrégulier, et par une mise en scène plutôt novatrice, mais sans excès : un début un peu hard qui peut faire frémir, puis un travail d’actualisation assez cadré sans bouleverser le regard sur l’œuvre. « Du plaisir sans peur », comme dirait Tartuffe.
Et puis, revoir Alcina fait toujours plaisir à Aix-en-Provence : l’œuvre est inscrite dans l’histoire du Festival, qui pour ses 30 ans en 1978 s’était offert Alcina avec une Teresa Berganza de légende en Ruggiero et une grande Christiane Eda-Pierre (dont on ne rappelle pas suffisamment la carrière) en Alcina, sous la direction de Raymond Leppard et dans une production marquante de Jorge Lavelli. C’était le début d’une grande carrière pour cet opéra devenu l’un des plus populaires du répertoire baroque. Il est réconfortant de penser que 37 ans après, c’est toujours vrai, et c’est encore à Aix. [wpsr_facebook]

Une des rares photos de la production de Jorge Lavelli
Une des rares photos de la production de Jorge Lavelli

 

OPÉRA DE LILLE 2014-2015: CASTOR ET POLLUX de Jean-Philippe RAMEAU le 21 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Amours contrariés ©Pierre Le Masson
Amours contrariés ©Pierre Le Masson

Abondance de biens ne nuit pas, il y avait en octobre deux productions de Castor et Pollux de Rameau à voir en France, l’une au Théâtre des Champs Elysées mis en scène par Christian Schiaretti avec Hervé Niquet et Le Concert Spirituel, l’autre à l’opéra de Dijon (normal, Rameau est né à Dijon) et à celui de Lille, mis en scène par Barrie Kosky et avec Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée.

J’ai choisi d’aller à Lille. Barrie Kosky est en effet un metteur en scène qui m’intéresse. Directeur de la Komische Oper de Berlin (dont le contrat vient d’être prolongé jusqu’en 2022), il a dès son entrée en fonction choisi de travailler sur le répertoire baroque en affichant un projet Monteverdi qui a secoué le cocotier baroque et enthousiasmé le public berlinois.
Ce travail, outre Lille et Dijon est coproduit par l’ENO londonien (production de 2011) et son équivalent berlinois la Komische Oper (qui l’a présenté la saison dernière) pure production européenne, confiée à un metteur en scène australien petit fils d’émigrants juifs installé en Allemagne où il fait une magnifique carrière.
Visiblement cette production, excellemment reprise et suivie en France par Yves Lenoir, a étonné au moins la presse là où elle est passée, sans doute parce que les productions de répertoire baroque ne nous ont pas habitués à ce type d’approche considérée (on se demande pourquoi) comme radicale.
Dans le fameux débat qui secouait le XVIIIème, prima la musica ou prime le parole. Rameau a très clairement pris partie pour la première, considérant avec mépris les livrets (il allait jusqu’à dire qu’il pourrait écrire de la musique sur la Gazette de Hollande) à une période il est vrai où les sujets étaient bien circonscrits, où un même livret pouvait servir à plusieurs auteurs et où la notion de droit d’auteurs ou de copyright n’était pas vraiment d’actualité…
Néanmoins comme souvent  entre les déclarations d’intention et la réalité, les choses peuvent bouger puisqu’après en avoir présenté une première version en 1737, de circonstance, à la suite de la fin de la guerre de succession de Pologne, il en a proposé une seconde  profondément remaniée, en 1754, en pleine Querelle des Bouffons.
Une seconde version dont justement le livret est plus élaboré et permet de mieux cerner l’histoire des personnages. Même si c’est plus discutable du point de vue musical, mais Rameau remettait sur le métier l’ensemble du travail lorsqu’il remaniait ses opéras et reconstruisait une nouvelle cohérence.
C’est cette version qui a été choisie, enrichie de quelques numéros pris à la version de 1737.
L’histoire illustre parfaitement le titre du fameux livre de Catherine Clément : « L’opéra ou la défaite des femmes » : il s’agit d’un enchevêtrement amoureux qui touche deux frères dont l’un est mortel et l’autre pas et deux sœurs amoureuses du même homme.
La donnée de base qui soutient toute l’histoire est que Castor aime son frère Pollux et Pollux aime son frère Castor.
L’écheveau amoureux est un peu plus complexe, comme souvent.
Castor aime (et est aimé de) Télaïre promise à son frère Pollux qu’elle n’aime pas. Phébé sœur de Télaïre aime Castor qui ne l’aime pas. Et Pollux aime trop Castor pour ne pas lui laisser Télaïre par générosité, bien qu’il en soit lui-même amoureux.
Phébé, qui n’est pas aussi généreuse que Pollux et qui a sans doute moins l’esprit de famille, va chercher à se venger.
Voilà grossièrement résumée l’intrigue de cette tragédie lyrique, qui comme toute tragédie offre un amour contrarié par une mal aimée, mais avec une donnée supplémentaire, c’est qu’à la fin triomphe l’amour des deux jumeaux immortalisés et que les deux femmes restent seules au monde (et sur terre), pendant que les deux frères vont se la couler douce dans l’éternité. Voilà qui en fait une pure illustration de ce que j’appelais plus haut “l’opéra et la défaite des femmes…”
Mais à tout ces fils amoureux s’ajoutent plusieurs éléments perturbateurs qui vont faire avancer l’action: Castor est mortel mais son frère Pollux est immortel. Il va mourir au combat et Pollux qui l’aime décidément beaucoup va aller jusqu’aux enfers pour le chercher et le sauver, jusqu’à l’intervention de Jupiter qui va immortaliser les deux frères: ils deviendront les Dioscures pour l’éternité.

Jupiter emporte les Dioscures pour l'éternité ©Pierre Le Masson
Jupiter emporte les Dioscures pour l’éternité ©Pierre Le Masson

Dans cette apparente complexité, il y a de quoi séduire un metteur en scène, car au-delà de l’histoire mythologique, les personnages sont tous enfermés dans une logique qui n’a apparemment pas d’issue.
Pour le montrer, Barrie Kosky a imaginé avec sa décoratrice Katrin Lea Tag une boite apparemment sans issues, un parfait décor pour un Huis-clos sartrien, d’où à l’intérieur de la boite les personnages ne cessent de se jeter contre les murs avec une rare violence, mus par le désespoir, où la boite est le seul espace possible, un espace fermé où par contrainte, le corps va devenir central car il devient le seul moyen d’exprimer quelque chose, les yeux n’ayant rien d’autre où se raccrocher : comme le rappelle le programme (de la Komische Oper) les quatre protagonistes sont prisonniers de leurs propres émotions, avec leur amour, leur haine, leur passion et leur jalousie, ils créent leur propre prison, leur propre enfer sur la Terre. C’est bien de huis-clos tragique qu’il s’agit.
Barrie Kosky choisit la concentration sur les individus, sur leurs tourments, et pour la rendre visible, impose que tout le mouvement scénique renvoie à ces agitations psychologiques traduites par l’agitation des corps. Cet espace est à la fois espace physique et espace mental, en soignant le métaphorique (le grand prêtre avec ses mains de Gremlin, les Dieux, comme Jupiter avec son chapeau haut-de-forme, les visions du paradis avec les choristes vêtues en petites filles-perverses ?- par exemple) mais en ne négligeant pas le réalisme, voire l’hyperréalisme (l’utilisation de la terre, bien réelle, dans laquelle Castor est bien réellement enseveli).

A l'ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel
A l’ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel

Ce choix n’est absolument pas radical : au lieu de rentrer par l’anecdote ou le décoratif, et au détriment d’un spectacle extérieur qui distrairait du drame des individus, Barrie Kosky choisit de rentrer par l’expression des passions, qui est justement l’objet de toute tragédie. Si l’on avait fait un tel choix pour une tragédie de Racine ou de Corneille, personne n’y aurait trouvé à redire, mais on est à l’opéra, qui plus est baroque et il faut manger du spectaculaire, des plumes et des paillettes (même si les paillettes y sont, comme on va le voir…).
L’intérêt de ce travail est qu’il ne supprime pas les ballets, comme on l’a écrit, mais il n’utilise les ballets que dans la mesure où ils éclairent l’action ou les méandres des tourments des personnages, d’où une certaine brutalité des mouvements, d’où une agitation, d’où une libération des corps, y compris érotique, la tragédie étant certes action par le mot, et ici par la musique, mais disant justement par le mot ou la musique l’indicible, elle le dira aussi ici par le corps. Et sans reprendre la trame historique (archéologique) des ballets baroques, Barrie Kosky créé une symphonie de mouvements qui fait chorégraphie, avec  des gestes qui trouvent leur origine soit au cinéma, soit dans les représentations picturales de l’époque : il a vu les mouvements graciles, les déhanchements, les retournements, des rondes de ballets pastoraux ou de certains personnages de Watteau:  il crée là une vision syncrétique qui plonge dans l’histoire culturelle, y compris en s’amusant sur certains personnages.

Mercure ©Gilles Abegg
Mercure ©Gilles Abegg

Mercure, souvent raillé  dans  l’opérette ou dans le théâtre comme un personnage ou léger ou duplice (voir Amphitryon38 de Giraudoux) devient ici un personnage presque clownesque et en même temps fatigué d’être messager, d’ailleurs il a les pieds ensanglantés et les ailes un peu fripées, un Mercure digne d’un crépuscule des Dieux….
L’image finale est tout à fait étonnante par sa simplicité…deux paires de chaussures entourées d’un halo de lumière sur lesquelles tombent en pluie des paillettes d’or, figurant la déïfication de Castor et Pollux. Une simplicité qui renvoie à une plus grande complexité. Car si le spectateur peut parfaitement comprendre le sens de l’image, celle-ci prend sa source dans les légendes anciennes.

Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson
Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson

Ces sandales isolées sur le plateau renvoient à mon avis à Empédocle et à sa sandale de bronze laissée au bord de l’Etna avant son suicide (ou rejetée de l’Etna). La sandale, symbole de force terrienne, chtonienne, dans la mesure où elle colle au sol, mais Empédocle au bord de l’Etna est en même temps symbole d’une philosophie de la transformation, comme le dit Bachelard dans La Psychanalyse du Feu :..L’être fasciné entend l’appel du bûcher . La destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement…C’est bien de transformation qu’il s’agit puisque Castor change de nature. Et les deux femmes restées sur terre n’ont plus justement qu’une motte de terre symbolique pour se lover après avoir une dernière fois parcouru le plateau dans la désespérance.
Et Barrie Kosky n’utilise que peu de machinerie pour évoquer. Il rétrécit l’espace par un jeu de cloisons qui descendent des cintres, en une allusion très subtile aux changements de décors de toiles peintes des opéras baroques…Dans cette volontaire représentation de l’Essence du théâtre, pour reprendre un titre d’Henri Gouhier, il donne à ces cloisons un rôle évidemment dramaturgique : le jeu des jambes et des pieds du chœur, de ces corps partiels, vus de la salle, a été raillé par certains, alors qu’il n’est qu’un éclairage de l’état psychologique des protagonistes qu’on voit, eux, au premier plan : il joue sur cette image un peu comme le faisait Guy Cassiers  dans L’Or du Rhin à la Scala où les Dieux étaient accompagnés de danseurs, leur ombre chorégraphique et chorégraphiée par Sidi Larbi Cherkaoui. Il joue aussi sur les ombres portées sur les murs qui ne disent pas toujours exactement ce qui se passe sur le plateau, jeu permanent entre les différents types de représentation et entre les illusions du visuel.
Comme on le voit, nous sommes loin d’une vision simpliste et superficielle : Barrie Kosky essaie de retrouver l’essentialité tragique, en jouant aussi sur les jeux baroques, ombres portées et donc variations sur la réalité et son image, point de vues partiels (jeux des cloisons et des jambes, jeux des mains émergeant du sol) qui laissent voir et créent en même temps une illusion, masques, y compris masques effrayants qui déforment les figures. C’est simplement une autre manière d’aborder la question du baroque, sans doute plus juste que les représentations rêvées des mondes baroques qu’on a l’habitude de voir.
Au total une mise en scène vivifiante, vitale, pleine de sens, qui rend justice au texte et à la musique, à la complexité de laquelle il répond par une complexité scénique, au rythme de laquelle il répond par des mouvements scéniques. A la vérité de laquelle il répond par une vérité scénique.
La performance du Concert d’Astrée est au-delà de tout éloge, des musiciens rompus à ce répertoire, d’une excellence technique remarquable, avec un continuo exemplaire. Un son plus rond, plus charnu, presque plus spectaculaire que ce qu’on entend habituellement, en bref une authentique présence, y compris du chœur qui à la performance vocale ajoute une performance physique non indifférente : chanteurs et chœurs très sollicités doivent à certains moments être aux limites physiques permettant le chant.
Une seule remarque : le geste d’Emmanuelle Haim est assez particulier, assez peu précis pour ce que j’en ai pu voir et si avec son orchestre il ne fait sans doute pas problème, avec d’autres formations cela peut peut-être en poser. C’est une remarque de pur profane, car Emmanuelle Haim est un de ces chefs qui fait honneur à l’école française (elle était déjà une remarquable continuiste), elle vient de donner d’ailleurs avec les Berliner Philharmoniker La Resurrezione de Haendel .
La distribution réunie est très homogène, jeune, et assez fraiche pour faire croire aux personnages. Un seul un peu plus mur, l’excellent Frédéric Caton dans Jupiter auquel il prête son beau timbre profond qui frappe immédiatement.

Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg
Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg

La distribution est dominée par les deux femmes, et notamment le jeune Gaelle Arquez, Phébé au mezzo clair, puissant, présent, à la diction impeccable, à la présence scénique notable et au jeu stupéfiant. La prestation est remarquable de bout en bout. Emmanuelle de Negri en Télaïre est également très engagée, la voix fraiche, ouverte, est très émouvante. Les deux sont loin de prestations conventionnelles, elles se sont jetées à corps perdu dans cette vision, et leurs personnages sont non pas lointains et éthérés mais chair et sang.
Le Pollux de Henk Neven a un timbre chaleureux, très présent et compose un personnage émouvant et sensible, avec une vraie présence scénique, mais en revanche Pascal Charbonneau m’a paru un peu décevant dans Castor, avec des aigus tendus à la limite de la justesse, et une présence vocale et scénique moins affirmée que dans d’autres prestations (notamment dans David et Jonathan à Aix en Provence). En revanche, autant le Mercure de Erwin Aros est scéniquement parfait, par la présence, par les mouvements, autant il est loin d’être au point vocalement : la voix peine à exister, c’est souvent à la limite et en volume, et en justesse, et en diction. C’est le maillon un peu faible d’un ensemble de très grand niveau, qui projette ce maître de la grande tradition qu’est Rameau dans une modernité musicale et scénique où on ne l’attendait peut-être pas. Adorateur du baroque pictural et architectural j’ai toujours un peu de réserve sur l’opéra baroque, les lecteurs habituels de ce blog le savent. Qu’on me donne tous les jours de tels spectacles, et au diable les réserves.[wpsr_facebook]

Mains émergentes © Pierre Le Masson
Mains émergentes © Pierre Le Masson

RAMEAU RADIOSTAR, ou CONSIDÉRATIONS LÉGÈRES SUR LE TEXTE et LA VOIX

Jean Philippe Rameau (1683-1764) par Joseph Aved
Jean Philippe Rameau (1683-1764) par Joseph Aved

Une vive discussion avec des amis à propos de la récente Elektra des Proms de Londres dirigée par Semyon Bychkov avec Christine Goerke dans le rôle, m’a fait gamberger sur ce qu’on peu attendre d’une voix. L’audition de la retransmission radiophonique, dont j’attendais beaucoup m’a terriblement surpris : Madame Goerke m’est apparue (en radio évidemment) affligée d’un vibrato important et de suraigus criés, très désagréables et je n’ai pas trouvé la prestation si hallucinante qu’on voulait bien le dire. On m’a expliqué que cette chanteuse était sur scène l’incandescence personnifiée et que je n’étais pas dans la salle. Acceptons-en l’augure…
Parallèlement et par le plus grand des hasards, j’ai fait l’acquisition d’un enregistrement ORFEO d’une Elektra de 1965, Karl Böhm, Regina Resnik, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek , paru en juin dernier. Malgré la qualité moyenne du son, c’est du feu sur scène et surtout, au-delà de la performance strictement vocale, le texte est articulé, mâché, prosodié d’une manière totalement stupéfiante
À entendre cet enregistrement, deux souvenirs liés à Regina Resnik sont remontés à la surface :
–       d’une part les conseils que Regina Resnik donnait aux jeunes chanteurs qu’elle accompagnait dans des master class. Insistant sur le texte et sa couleur, et recommandant, à l’approche de l’aigu, de ne pas y penser mais au contraire de penser à ce qu’on était en train de dire et aux mots plus qu’aux notes. « Si le mot est compris et bien prononcé, la note vient » disait-elle.
–       d’autre part, fasciné par sa Klytemnästra, je lui avais demandé un soir de me dire le texte, sans le chanter, mais avec la prosodie. Regina avait demandé de se préparer (incroyable conscience de l’artiste qui ne voulait pas même pour ce petit cadeau privé, être prise en défaut). Deux jours après, elle me dit le texte à partir de « Ich habe keine gute Nächte », je fus cloué sur place. Elle était Klytemnästra, sans une note.

Car la question du texte est centrale à l’opéra, mais pas seulement. Dans mes activités professionnelles et dans le travail sur les projets culturels des classes, j’insiste toujours sur la question de la lecture à haute voix, devant un groupe, d’un texte littéraire ou non : l’exercice change complètement le regard qu’on a sur le texte, le son et le sens se répondent. « les parfums les couleurs et les sons se répondent » disait Baudelaire. L’exercice change également la posture de celui qui le dit, et sa relation au texte, qu’il entend, et s’il l’entend, il le comprend. Le texte dit prend consistance physique, et c’est essentiel.
J’ai souvent remarqué qu’à de très rares exceptions près, les plus grands chanteurs sont ceux qu’on comprend le mieux quand ils chantent, parce qu’ils ont à la fois le souci du texte et de son sens et le souci de la prosodie, presque indépendamment de la note. Et cela se vérifie presque systématiquement, quelque soit le répertoire, y compris dans le Rossini le plus échevelé : prenez par exemple Ruggero Raimondi dans « Medaglie incomparabili » de Il Viaggio a Reims, c’est d’abord un travail sur le texte, et sur divers accents(espagnol, français russe, anglais…), je vous renvoie à ce propos à Youtube pour en admirer le résultat.
En regardant les programmes de France Culture, assez avares d’émissions musicales sans doute à cause de sa grande sœur France Musique, je suis tombé sur une émission qui pose à peu près le même type de questions, cette émission est programmée le Mercredi 10 septembre à 23h dans le cadre des Ateliers de la Création. Je le signale parce que le « pitch » publié sur le site m’est apparu bien illustrer les problématiques que j’évoque dans le présent texte.
Pour illustrer à leur manière le 250ème anniversaire de la mort de Rameau (12 septembre 1764), les producteurs ont conçu une émission « Rameau radiostar » où il va être question d’accents, de prosodie, de manière de parler de voix d’opéra et de radio. J’en reproduis l’annonce :
Comme dit Catherine Kintzler : « L’opéra consiste à placer systématiquement de la musique en situation poétique. » Autrement dit, si les opéras de Rameau sont poétiques, c’est grâce à la musique. Partant de ce principe-là, il n’y a pas d’adaptation radio qui puisse valoir. Par conséquent, c’est ce qu’on va voir…
Avec la participation exceptionnelle des Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, nous allons tester ce qui se passe quand on joue Hippolyte et Aricie à la manière d’une dramatique radio. Histoire de s’exercer, nous allons tester ce qui se passe quand on fait un horoscope en déclamation lyrique.
Bref, l’anniversaire de Rameau est l’occasion d’une joute attendue et notoire entre les deux grandes manières de parler : la déclamation et la radio. 

Je suis persuadé qu’on ne peut chanter sans déclamer : le chant français qu’il soit baroque ou du XIXème, et même du XXème (voir Pelléas et Mélisande…) ne prend sa pleine valeur lorsque la diction est au rendez-vous.  En jury de concours de chant à propos d’une jeune artiste chantant Charlotte de manière totalement incompréhensible, j’avais eu une discussion avec un célèbre chef de chant anglais qui me disait « Oh ! Vous les français, vous êtes des obsédés de la diction ». Le chant français est héritier et tributaire de la déclamation. J’oserais même dire l’Opéra…Ce que nous savons du chœur antique est bien proche de cette langue déclamatoire et prosodiée qui conduit au chant. Ce qui fait d’ailleurs une des qualités des chanteurs français lorsqu’ils chantent dans une autre langue est ce souci permanent de la clarté et de l’articulation du discours (cf  Ludovic Tézier), c’est aussi ce qu’a compris un Jonas Kaufmann quoi qu’il chante et notamment Werther ou Don José. Le répertoire allemand et notamment wagnérien est fondé sur le texte et son articulation, il faut faire entendre le texte, presque avant la note, tous les grands chanteurs wagnériens le savent et bien entendu aussi les chanteurs de Lieder constructeurs d’univers par la magie d’un texte. Un Dietrich Fischer Dieskau, un Hermann Prey ou aujourd’hui un  Christian Gerhaher  en sont des exemples, et tout le débat artistique des Meistersinger, qui porte sur le Lied de Walther, tourne largement autour de cette question.
Ainsi Rameau, qui prétendait pouvoir mettre en musique la Gazette de Hollande, montrant par ce biais que le sens était secondaire, se concentrait sur « l’en soi » mélodique du mot, il est vrai à une époque où le formalisme de la scène d’opéra faisait peu cas de l’intrigue ou du texte ou même de la vraisemblance (c’est tout l’objet de la querelle des Bouffons, qui le mettait en cause), la voix seule peut-elle tout porter, et par le seul miracle de la voix l’émotion peut-elle naître ? Cela se discute encore…
Si Rameau réussit à être une Radiostar, alors, il faudra gamberger…

Rameau Radiostar : France Culture, Mercredi 10 septembre, 23h [wpsr_facebook]

Un magnifique diseur..Klaus Florian Vogt
Un magnifique diseur..Klaus Florian Vogt

 

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: TRAUERNACHT , d’après des Cantates de Jean-Sébastien BACH le 21 JUILLET 2014 (Dir.mus:Raphael PICHON; Ms en scène: Katie MITCHELL)

Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt

PETITE FORME, GRANDS EFFETS

Dernière soirée de mes deux séjours aixois, the last, but not least.

Bernard Foccroulle, je l’ai écrit à propos de Winterreise, propose à côté des opéras de petites formes qui ont visiblement prise sur le public, vu qu’aussi bien la salle du Conservatoire Darius Milhaud que le délicieux théâtre du jeu de Paume étaient pleins. La petite forme de « théâtre musical » ou de « musique théâtralisée » peut s’exporter plus facilement, et quand c’est réussi comme c’est le cas aussi bien pour Winterreise que pour Trauernacht, cela assure un  véritable avenir pour ce type de spectacle. Amener à la musique classique ou au chant lyrique par des spectacles aussi exigeants et fascinants, c’est un défi autrement plus stimulant que d’afficher une Aida médiocre dans un Zenith quelconque.

Ainsi de Trauernacht, un spectacle monté autour d’extraits de Cantates de Johan Sebastian Bach (sauf le premier Motet a capella, de Johan Christian Bach), qui traitent de la mort, ou plutôt des étapes du deuil.
C’est à Katie Mitchell que Bernard Foccroulle a confié la mise en scène, et la partie orchestrale est dirigée par Raphaël Pichon, jeune chef d’orchestre qui a commencé comme contreténor, et qui désormais se promène et promène sa formation fondée en 2006, l’Ensemble Pygmalion, de Festival en Festival en France et ailleurs.
J’ai vu à Berlin en avril Le Vin herbé de Frank Martin et j’en ai rendu compte. Ce spectacle est une cantate profane que Katie Mitchell avait mis en scène au Schiller Theater dans les ruines d’un théâtre bombardé, évocation des bombardements du théâtre berlinois. Les deux spectacles ont en commun la forte ritualisation, et l’insertion dans le cadre d’un théâtre mis à nu, réduit à l’essentiel, un plateau où subsistent quelques éléments, table, chaises, étagères, et sur lequel les protagonistes se déplacent silencieusement (pieds nus) avec une lenteur très calculée, où tout fait symbole et où le moindre geste est isolé, désossé, décortiqué, dans un silence partagé par la scène et la salle, opportunément rappelé au public par Raphaël Pichon dans l’introduction consacrée à l’intermittence, très bien faite par ailleurs.
C’est en effet de mort, et de deuil qu’il va être question, c’est à dire ce qui unit tous les humains présents, sur scène, dans la fosse et dans la salle : tous nous avons souffert de la mort d’un proche, tous nous avons connus ces repas d’après, et tous nous avons surmonté nos deuils.

Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht, nuit de deuil © Patrick Berger/ArtcomArt

C’est ce parcours que Katie Mitchell, en s’appuyant sur la musique de Bach, évoque dans un spectacle d’une très grande tenue et d’une très grande simplicité, presque hiératique, où se mélangent les souffrances du deuil et les complexes relations familiales autour d’une table qui réunit deux frères et deux sœurs, le traditionnel quatuor basse, ténor, soprano, alto., autour du souvenir du disparu. Les habits qu’on trie et qu’on jette…une chemise…une paire de chaussures, les lettres qu’on retrouve, et le repas qui réunit tous les membres de la famille, avec ses gestes du quotidien le plus banal, on met la table, on change les assiettes, une cuillère tombe, on sert la soupe, on mange lentement, on parle, on s’énerve, on revient à table, on s’émeut, le tout en chantant Bach, sans qu’une seule fois on s’interroge sur les rapports entre scène et musique.

Trauernacht © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht © Patrick Berger/ArtcomArt

C’est le spectateur qui spontanément tisse les rapports entre ce qui est vu et ce qui est entendu, qui met en Correspondance, dans le même sens que je l’employais pour les images de William Kentridge dans Winterreise. Ce repas auquel nous assistons, c’est aussi comme une Cène dont le personnage central, le père (Frode Olsen, émouvant dans sa très courte intervention) ne serait plus, chaise vide à table, et en retrait, au fond, dans l’ombre, se rappelant aux protagonistes et aux auditeurs en sifflant, et n’apparaissant qu’en un moment bouleversant pour chanter le Es ist vollbracht de la Cantate BWV 159 devant ses proches prostrés. C’est aussi en ce sens qu’il faut considérer la nécessité du rituel, de cette lenteur calculée où chaque geste du quotidien est décomposé et presque suspendu dans le temps, ritualisé comme le serait la préparation de l’offertoire pendant la messe.
Il y a d’autres moments musicaux qui vous atteignent au plus profond, par exemple Stirb in mir pour alto (magnifique Eve-Maud Hubeaux, voix sonore, bien projetée, large, profonde) de la Cantate BWV 169. Très sensible, et particulièrement bien chanté par la jeune basse Ich habe genug, de la Cantate BWV 82 (malencontreusement écrit dans le programme Ich habe genung. J’ai d’ailleurs remarqué trop de coquilles et de fautes dans les programmes d’Aix cette année, les vérifications et relectures gagneraient à être plus attentives).
TRAUERNACHT_0604-1000pxlLe baryton-basse islandais Andri Björn Robertsson y a montré des qualités exceptionnelles de tenue vocale, de diction, de phrasé, c’est pour moi, avec l’alto précédemment citée, les deux voix qui se révèlent dans ce quatuor : voilà un nom à suivre, à la fois pour le timbre, très chaud, très velouté, et pour la technique et la maîtrise. Un de plus dans la série actuelle très talentueuse des chanteurs du Nord (et aussi passé par une formation londonienne…). Non pas que l’irlandaise Aoife Miskelly ait démérité, mais la partie pour soprano (essentiellement Die Seele ruht in Jesu Händen BWV 127) est limitée, quant au jeune ténor Rupert Charlesworth, il a des difficultés dans le grave, détimbré, et le bas medium qui nuisent au relief de ses interventions notamment l’extrait de BWV 90 Es reißet euch ein schrecklich Ende, alors que la voix se libère dès qu’il monte à l’aigu.
Autre artisan de la réussite de ce magnifique moment, tout en retenue, Raphaël Pichon, et l’ensemble des onze musiciens sélectionnés pour l’occasion et formant l’Ensemble baroque de l’Académie Européenne de Musique dans la fosse, notamment les bois, particulièrement exposés. Aussi bien dans la manière d’accompagner, presque en sourdine, les voix que lors des interventions d’ensemble et notamment au début (BWV 146, Wir müssen viel durch Trübsal , sorte de programme de ce qui va se passer sur scène). Raphaël Pichon sait alterner énergie et recueillement, il sait aussi orchestrer le silence, si je puis me permettre ce presque oxymore. Il y a des œuvres où le silence doit être tissé au son, doit s’imposer, doit être écouté. Ce soir, c’était le cas : on est presque gêné d’applaudir à la fin, après le Choral murmuré, et sublime BWV 668 Vor deinem Thron, sorte de musique aux limites mêmes du son et de l’audible, qui secoue profondément à la fin du spectacle. Voilà beaucoup de talents rassemblés, et voilà un très beau moment de musique, où le visuel sert l’émotion, et où se construit quelque chose d’inextricable entre musique, chant, visuel.
Un spectacle qui va aider à aimer Bach et qui clôt pour moi une édition 2014 d’Aix-en-Provence très équilibrée, de grande qualité avec des spectacles quelquefois discutables, mais donc stimulants. Bernard Foccroulle est en train de réussir un travail ancré dans la tradition du Festival et en même temps novateur et passionnant. [wpsr_facebook]

Trauernacht Aix 2014 © Patrick Berger/ArtcomArt
Trauernacht Aix 2014 © Patrick Berger/ArtcomArt

 

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logoL’an prochain, Aix reprendra pour notre bonheur Winterreise avec Matthias Goerne et gardera pour une part sa couleur baroque avec Alcina de Haendel dans une production de Katie Mitchell et Die Entführung aus dem Serail de Mozart (production de Martin Kušej qui sera sans doute discutée..) mais le festival revêtira aussi d’autres couleurs, plus récentes, russes (Iolanta de Tchaïkovski et Persephone de Stravinski dans une production de Peter Sellars) et britanniques avec la reprise d’un must d’Aix, Le Songe d’une nuit d’été  de Britten dans la mise en scène de Robert Carsen, qui reste l’une des grandes références des 15 dernières années et aussi un projet contemporain de Jonathan Dove, Le Monstre du Labyrinthe, avec le London Symphony Orchestra et l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée dirigés par Sir Simon Rattle, qui prendra la direction du LSO après ses années berlinoises.

Ci dessous la programmation 2015, telle que communiquée par le Festival :

Alcina de Georg Friedrich Haendel • direction musicale Andrea Marcon • mise en scène Katie Mitchell • Alcina Patricia Petibon • Ruggiero Philippe JarousskyFreiburger Barockorchester

L’Enlèvement au sérail de Wolfgang Amadeus Mozart • direction musicale Jérémie Rhorer • mise en scène Martin KusejFreiburger Barockorchester

A Midsummer Night’s Dream de Benjamin Britten • direction musicale Kazushi Ono • mise en scène Robert Carsen • Tytania Sandrine PiauOrchestre de l’Opéra national de Lyon

Iolanta de Piotr Ilitch Tchaïkovsky & Perséphone de Igor Stravinsky • direction musicale Teodor Currentzis • mise en scène Peter SellarsOrchestre et chœur de l’Opéra national de Lyon

Le Monstre du labyrinthe de Jonathan Dove • direction musicale Sir Simon Rattle • mise en espace Marie-Eve Signeyrole London Symphony Orchestra & Orchestre des jeunes de la Méditerranée

Svadba / Mariage d’Ana Sokolovic • direction musicale Dairine Ni Mheadhra • mise en scène Ted Huffman & Zack Winokur

Winterreise de Franz Schubert • mise en scène et création visuelle William Kentridge • baryton Matthias Goerne