TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: Царская невеста/LA FIANCÉE DU TSAR de Nicolas RIMSKI-KORSAKOV (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus
La fiancée du tsar, dispositif (Berlin) © Monika Rittershaus

À trois jours de distance, deux mises en scène de Dmitri Tcherniakov, très différentes, l’une plus épique (Le Prince Igor), l’autre plus intime (La fiancée du Tsar), l’une racontant une histoire, l’autre l’adaptant. L’une répondant au doute de l’homme de pouvoir « pourquoi ai-je mené mon peuple à la ruine ? » l’autre à une interrogation plus générale sur le pouvoir : « quel pouvoir oppressant d ‘aujourd’hui pourrait remplacer les terribles Opričniks, la garde prétorienne d’Ivan le Terrible, le Tsar qui cherche sa fiancée ?». La première question qui touche la profondeur de l’individu, et la seconde touche à la nature de notre société contemporaine et à son totalitarisme soft.
La Fiancée du Tsar, créé à Moscou en 1899, sur un livret de Rimski-Korsakov et de Il’ya Fyodorovich Tyumenev d’après le drame de Lev Aleksandrovich Mey passe pour être un opéra destiné à satisfaire les amoureux du style italien et du bel canto. L’histoire s’appuie sur la mort prématurée de la troisième femme d’Ivan IV le Terrible, Marfa Vassilievna Sobakina décédée 13 jours près son mariage peut-être par empoisonnement. Elle avait été choisie pour sa beauté incomparable parmi les 12 dernières prétendantes qui restaient sur deux mille.
L’histoire de l’opéra cherche à justifier cet empoisonnement : Marfa Sobakina (soprano) aime le jeune Ivan Lykov (ténor lyrique) qu’elle connaît depuis l’enfance, mais Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj (baryton-basse) en est aussi éperdument amoureux : il cherche à se l’attacher grâce à un philtre fabriqué par l’alchimiste médecin du tsar Elisej Bomelij (ténor de caractère), mais Ljubaša (mezzo-soprano) sa maîtresse folle de passion, pour empêcher cette trahison fait fabriquer par le même médecin (en échange du don de son corps) un poison lent qui fera dépérir la jeune fille avant de la faire mourir. Le baryton invité aux fiançailles d’Ivan Lykov et de Marfa (le mariage ne peut avoir lieu avant que le Tsar n’ait choisi son élue) verse la poudre de mort qu’il croit être d’amour. Mais sur ces entrefaites on apprend que le Tsar (qui apparaît  dans l’opéra de manière fugace, mais ne chante pas) a choisi la jeune Marfa. Elle accepte d’être Tsarine (on dirait Don Carlo) mais à peine mariée, les effets du poison se font sentir.
Grigorij a tué Ivan en l’accusant de l’empoisonnement : il l’avoue à Marfa qui en devient folle (Merci Lucia), et le confond avec Ivan : épouvanté de la situation il s’accuse, puis Ljubaša à son tour raconte la vérité et ces aveux à répétitions conduisent Marfa à s’enfoncer dans la folie, et à la mort (Merci à tous les sopranos morts pour l’opéra).

Une mise en scène exemplaire

Dmitri Tcherniakov lit dans ce livret un peu bancal deux histoires, l’une celle du pouvoir oppressant et invisible d’Ivan, qui n’est nulle part mais en même temps partout présent : il parle par la voix des Opričniks dont on sait qu’ils écumaient le territoire et faisaient régner violence et abus, et une histoire d’amour contrariée deux fois, par Grjaznoj éperdument amoureux, qui veut conquérir Marfa par l’artifice à défaut de le faire par l’ordinaire, et par le tsar, qui la choisit comme tsarine alors qu’elle est sur le point d en épouser un autre.

En interrogeant ces deux histoires dans le rapport qu’elles peuvent tisser avec notre monde, Tcherniakov part de ce tsar invisible et omniprésent, de cette existence réelle et virtuelle : un Tsar au XVIème siècle, comme un Roi au XVIIème, est à la fois omniprésent et lointain. On se souvient du fameux essai de Louis Marin, Le portrait du Roi, où il analyse l’image du Roi Soleil, lointain et absent, à travers les signes de son pouvoir, notamment son portrait frappé sur les pièces de monnaie. Le signe du pouvoir, puis sa manifestation, Tcherniakov le voit aujourd’hui par l’omniprésence médiatique, qui influe sur l’individu et peut réussir à le détruire.
Ainsi du décor, que, comme toujours, il conçoit lui même : sur une tournette, une salle de réunion, une régie qui ressemble aussi à une salle de contrôle de la NASA, un contrôle systématique de chaque détail et de chaque effet, et un studio dont le décor est dominé par la couleur verte, ce vert Pantone 354 qui est la couleur qui permet de surimprimer toute image vidéo.

De fait, avant le début du spectacle, on voit projetés sur un écran des personnages habillés en russes du XVIème siècle se promener dans un décor de ville russe traditionnelle: on découvrira dès le début que les personnages sont dans un studio, et qu’ils évoluent devant ce mur vert sur lequel apparaît en vidéo la ville russe. Lorsque la scène montre studio et régie, on voit sur les écrans l’image finale, composée, et dans le studio le trucage de composition.
Dans ce monde de la pure apparence, sinon de la pure virtualité, dans cette caverne platonicienne d’aujourd’hui, les concepteurs du produit médiatique dans un « chat » appelé « chat des Opričniks » chattent ensemble et imaginent un tsar virtuel, dont l’image serait composée d’un mix de plusieurs figures du passé dont Ivan le Terrible, ou Eltsine qu’on va afficher comme tsar à la fois idéal, imaginaire, mais médiatiquement réel, élément de scénario d’une quelconque émission de téléréalité, dans laquelle on va placer face au tsar virtuel une tsarine réelle, choisie à l’avance dans un panel de jeunes filles destinées à ce tsar numérisé.

Maquillage...Acte IV © Monika Rittershaus
Maquillage…Acte IV © Monika Rittershaus

En suivant le déroulement même de l’opéra de Rimski-Korsakov, Tcherniakov en fait une histoire scénarisée qui va enlever à sa vie réelle une jeune fille pour la projeter dans le monde de l’image virtuelle destructrice. Grigori Grjaznoj qui est probablement le directeur du studio a sans doute contribué au choix de Marfa, dont il est amoureux, et qu’il veut posséder.
Dans le récit qui alors se développe, la jeune fille va vivre une histoire qu’elle croit vraie et qui n’est qu’un scénario qui peu à peu va la ronger.
D’où deux lieux : celui de la fabrication de l’émission, décrit plus haut, et celui de la famille de Marfa, le monde d’en bas, celui qui regarde les émissions sur son écran plat, celui qui regarde le tsar à la TV, celui qui va offrir à ce moloch ses victimes désignées : les jeunes filles à marier, dans un appartement vu du mur extérieur d’une maison bourgeoise, dont une fenêtre ouverte laisse voir l’intérieur. Dispositif oppressant et adapté à l’espace réduit de la Staatsoper de Berlin, installée, comme on le sait dans le Schiller Theater, qui dans la vaste Scala oppresse moins évidemment.

Acte III © Teatro alla Scala
Acte III © Teatro alla Scala

Quand c’est l’intérieur de la maison Sobakine qui est montré, le mur devient aussi autant que de besoin un écran sur lequel on projette des images, il suffit aussi d’une porte pour planter le décor de la demeure de Bomelij, délimitant un espace extérieur, la rue où passent Bomelij et Ljubaša, et l’appartement de la fenêtre duquel Marfa regarde Ljubaša avec vague inquiétude.
Trois espaces pour trois points de vue :

–       la rue, domaine de Ljubaša et de Bomelij,
–       l’appartement, domaine de Marfa, et de la fête des fiançailles, et donc domaine des manipulés
–       le monde du studio de la régie, le monde des manipulateurs de la réalité, derrière l’écran constitué par le mur.

La géographie de la scène comme géographie du monde : derrière le réel au pouvoir virtuel sur les choses se cache le virtuel au pouvoir réel.
Ainsi les relations entre les êtres se lisent à l’aune de cette organisation sociale. Grigori Grjaznoj et Ljubaša travaillent probablement ensemble, le groupe des Opričniks devient une sorte d’assemblée des cadres de la société de télévision. La famille Sobakine une famille de bonne bourgeoisie qui va s’allier avec Ivan Lykov, à la fois cadre et collègue de Grigori Grjaznoj.

 Folie de Marfa © Monika Rittershaus
Folie de Marfa © Monika Rittershaus

Ces transpositions seraient anecdotiques, ou inutiles, si Tcherniakov ne s’intéressait pas à la machine médiatique et à ses effets sur les gens, à travers l’aventure de Marfa, s’il n’analysait pas les effets de l’image dans notre quotidien. Ainsi, le seul moment où le tsar passe et remarque Marfa dans l’opéra est transformé par Tcherniakov en un regard du tsar à la TV sur Marfa (comme tout regard télévisuel, on a l’impression qu’il vous est destiné personnellement) et qui provoque sur elle un effet délétère :

Apparition du Tsar à l'acte II © Monika Rittershaus
Apparition du Tsar à l’acte II (“qu’est ce qui m’arrive?”) © Monika Rittershaus

Qu’est ce qui m’arrive ?
Mon cœur s’est arrêté
.

Son regard sévère s’est posé sur mon âme comme une pierre
Quel qu’il soit, son regard est effrayant,
Effrayant

La destruction commence antérieurement à la prise du poison.

Le travail de Tcherniakov réussit à la fois à raconter l’histoire dans sa linéarité, et raconter notre histoire, l’histoire d’une société mangée par la dictature médiatique et de l’image qui arrive à faire se fondre réel et virtuel : ainsi blogs, amours virtuels à travers chat et sites de rencontres, avatars virtuels, second life prennent ici une effrayante réalité.
C’est dans la dernière partie que cette construction prend tout son relief et, pour le coup, sa réalité : d’une part on nous montre dans le studio au fond vert (pantone 354) la silhouette qui sert de modèle au tsar, pendant qu’à gauche sur l’écran apparaît le tsar virtuel, (voir photo ci-dessus) puis la scène finale montre Marfa qui commence à se détruire, au milieu de l’assemblée, alors qu’elle doit apparaître souriante et tsarifiée. C’est à ce moment que Marfa accuse Grjaznoj  de se jouer d’elle, et lui de répondre : Un jeu ? Soit, et Grjaznoj veut mettre fin à ce jeu.  Alors Grigori Grjaznoj bientôt suivi de Ljubaša, épouvantés par la destruction programmée de Marfa qu’ils n’avaient pas prévue tout en l’ayant provoquée avouent chacun leur forfait, en une confession publique digne de « Confessions intimes » où l’on choisit la TV pour afficher ses turpitudes. Marfa, qui devient folle et qui prend Grigori Grjaznoj pour son Ivan perdu, finit par s’écrouler, pendant que sur l’écran et pour toujours, son visage souriant de tsarine comblée s’affiche.

Acte IV © Teatro alla Scala
Acte IV © Teatro alla Scala

The show must go on.

Terrible vision d’un monde où un système médiatique totalitaire nous fait sans cesse prendre vessies pour lanternes.
Même si la thèse exprimée est assez commune : nous savons que le système médiatique exerce aujourd’hui un poids, une pression, une dictature qui risque de se transformer en désastre social et individuel : chaque jour la vie politique nous le révèle où toute parole devient événement pour faire buzz. La vision de Tcherniakov et la précision avec laquelle il démonte la perversion du système sont sans concessions jusque dans les détails, les figurants costumés en russes du XVIème siècle qui miment les chœurs orthodoxes, puis se déshabillent et quittent le set, ou la salle de régie où Grigori Grjaznoj poignarde Ljubaša sous l’écran sur lequel Tsar et Tsarine tout sourire triomphent pendant que Marfa la vraie se ronge.

 

Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala
Johannes Martin Kränzle (Grjaznoj) Olga Peretyatko (Marfa) Acte IV © Teatro alla Scala

Cette opposition image/réel, sur laquelle est fondée toute la construction de mise en scène, finit par devenir insupportable, notamment quand toute cette machinerie détruit une banale histoire d’amour d’une banale famille, honorée du choix du tsar, qui détruit l’autre projet de mariage, qui détruit la proie pour prendre l’ombre.
Tcherniakov fait de cette histoire assez conventionnelle écrite pour satisfaire les amoureux du style italien une tragédie moderne dans un monde perverti. C’est une production forte, intelligente, complexe qui nous est présentée ici, et qui a évidemment provoqué dans le public de la première à la Scala les habituelles huées des 10 ou 12 irréductibles fossiles, mais qui n’aurait pas cette force sans la réalisation musicale impressionnante, dans la fosse comme sur le plateau d’une équipe cohérente et emportée, animée par le travail magnifique de Daniel Barenboim, qui signe là un très grand moment d’opéra.

Une direction musicale somptueuse

Il dirige cette œuvre sans complaisance envers ce qui la rend populaire à savoir le côté russe dans ce qu’il pourrait avoir de pittoresque, mais au contraire en en soulignant les aspérités, le drame. C’est une approche dynamique, d’une grande clarté instrumentale : la harpe à un moment surprend par sa violence, – je dis bien, violence-, et où domine  très grande énergie, sans qu’on puisse identifier une direction germanique comme on l’a écrit. Une fois de plus, Barenboim nous saisit de surprise, dans un répertoire qu’il aborde peu (rappelons néanmoins  que son Eugène Onéguine à Salzbourg en 2007 était déjà notable) et signe là (autant qu’avec ses récents Ring) l’un de ses meilleurs moments ces dernières années.
Ce travail est d’autant plus remarquable qu’il tient compte de la mise en scène, en l’accompagnant, qu’il reste très attentif aux chanteurs, et que cette cohérence d’ensemble rend le spectacle passionnant dans sa totalité.

Une distribution convaincante et totalement engagée

Il est évidemment aidé par un chœur souvent élégiaque, bien préparé (Bruno Casoni) et par un plateau visiblement convaincu par le travail de Tcherniakov, tant il est vrai que chaque rôle est vraiment incarné : à commencer l’ensemble des rôles plus secondaires (notamment la Petrovna de Carola Höhn) et surtout par les deux vétérans du plateau, Anna Tomowa-Sintow et Anatoli Kotscherga.
Anna Tomowa-Sintow, qui dans cette salle fut l’Elsa de Claudio Abbado en 1982, et dans d’autres celle de Karajan, dont elle fut aussi une Maréchale, une Comtesse, une Anna,  est ici Domna Ivanovna Saburova, la mère de Dunjaša, l’amie de Marfa. On est heureux de la retrouver…
Il est intéressant de noter que la distribution réunie affiche des chanteurs qui ont peu ou prou l’âge de leur rôle. Il est de même pour Anatoli Kotscherga. Anna Tomowa-Sintow n’a évidemment plus la belle voix large d’antan (que je trouvais à l’époque assez inexpressive), mais il y a encore dans cette voix une puissance à l’aigu notable et une belle présence: le rôle de Domna Ivanovna et celui de Sobakine  ne sont pas des rôles de comparses, ils ont chacun un moment fort (final de l’acte III pour elle et pour Sobakine l’air initial de l’acte IV). Anna Tomowa-Sintow tient sa place et s’affirme comme un vrai personnage.
Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance mais la prestation reste honorable et le rôle, bien défendu, lui garantit un succès certain au rideau final.
Johannes Martin Kränzle est Grigorij Grigor’evič  Grjaznoj, qui nourrit pour Marfa une passion éperdue, d’autant plus qu’il n’a plus l’âge du temps de ses conquêtes : c’est le sens de son premier air, en lever de rideau (où as-tu fini, mon ancienne audace ?). C’est un artiste considéré aujourd’hui comme l’un des très bons barytons wagnériens, un Alberich, un Gunther, un Beckmesser. C’est ici un très bon Grjaznoj, d’une très grande présence scénique, véritable incarnation du personnage. La voix puissante et expressive, sert une interprétation impressionnante, et qui fait vibrer  le spectateur : son quatrième acte est remarquable, servi par une clarté d’expression et une diction exceptionnelles, même si le russe n’est pas sa langue (et cela s’entend). Son Grjaznoj n’est jamais le méchant : il reste toujours un peu pathétique et surtout d’une frappante humanité.
Tout comme évidemment la Ljubaša de Marina Prudenskaia, qui a une incroyable réserve à l’aigu, large, bien tenu, au volume qui s’élargit peu à peu. C’est d’autant plus impressionnant que l’interprétation est d’une très grande vérité : on sent les résultats du travail d’orfèvre de Dmitri Tcherniakov sur les personnages, tous d’un naturel confondant. Marina Prudenskaia face à Johannes Martin Kränzle composent tous deux un couple d’une intensité rare et d’une vérité criante : on admire, au deuxième acte face à Bomelij (Stephan Rügamer), la manière dont peu à peu la Ljubaša de Marina Prudenskaia  fait sentir qu’elle vacille et qu’elle est prête à tout pour accomplir son dessein : les gestes qu’elle fait pour faire comprendre qu’elle se donnera au médecin cynique, sont précis, calibrés, et en même temps engagés et d’une vérité qui laisse rêveur. Très grands moments.

Elisej Bomelij le médecin est Stephan Rügamer,  ténor de caractère qu’on avait déjà remarqué dans Mime, et qui appartient à la troupe de la Staatsoper de Berlin. Il révèle encore ici une capacité à varier les couleurs, à moduler la voix, à sussurer, à jouer sur les volumes d’une manière magistrale. Très belle prestation.
Une petite déception pour l’opričnik Maljuta de Tobias Schnabel, la voix semble mal se projeter dans le vaste vaisseau de la Scala, même si le personnage est bien maîtrisé. Cette voix semble avoir des difficultés à s’affirmer : peut-être passait-elle mieux dans la salle du Schiller Theater, bien plus intime, au volume bien plus contenu.
Venons-en à la génération des fiancés, à commencer par la charmante Dunjaša de Anna Lapkovskaia, au très joli timbre, et au ténor Pavel Černoch (Ivan Lykov), à la voix bien posée, mais à la personnalité vocale un peu pâle, un peu claire,  qui à mon avis manque un peu de corps pour un rôle dans lequel j’entendrais mieux un Beczala, plus affirmé et moins effacé. Rien que la voix en fait une victime du devoir… destinée à perdre (devant le tsar il est vrai), ce que ne dit pas, au contraire, la voix  de l’incomparable Marfa d’Olga Peretyatko.
On ne sait que louer : l’aigu triomphant, d’une grande sûreté et d’une grande pureté, la fraicheur vocale, la puissance lyrique, la présence et la qualité de l’interprétation, à la fois très jeune fille et déjà femme. Elle fait un peu penser à la Netrebko des premières années : une homogénéité vocale exemplaire, une technique parfaitement dominée, une puissance d’émotion non indifférente. Elle est magnifique de vérité, elle aussi, notamment dans le troisième et quatrième acte. Mais je la préfère presque  dans les deuxième et troisième acte, où elle fait preuve d’un naturel et d’une immédiateté très émouvants, que dans le quatrième où la folie semble  très légèrement surjouée. Il reste que c’est une interprétation tout à fait marquante qu’il nous été donné de voir. Exceptionnel.
On aura compris que cette représentation fut un vrai moment de grâce : l’opéra comme on l’aimerait chaque jour. Il est vrai que le Prince Igor du MET et cette Fiancée du Tsar à la Scala ont permis de voir des facettes différentes du travail de Tcherniakov, mais surtout de constater qu’on a su dans les deux cas réunir la juste distribution et qu’une fois de plus, la Scala réussit mieux dans ce qui n’est pas son répertoire. Quand tout se conjugue et que les trois pieds du trépied lyrique fonctionnent, c’est la fête de tous les Wanderer.[wpsr_facebook]

Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus
Fiançailles Acte III © Monika Rittershaus

 

THÉÂTRE À LA MC2 GRENOBLE 2013-2014: LES REVENANTS d’HENRIK IBSEN, le 5 FÉVRIER 2014, Ms en sc. Thomas OSTERMEIER

Première scène, Les Revenants © Mario Del Curto
Première scène, Les Revenants © Mario Del Curto

Ce spectacle, créé en mars 2013 à Vidy-Lausanne, une des dernières productions voulues par René Gonzalès, tourne actuellement en France et passe par Grenoble entre le 5 et le 8 février. Sur le site de Vidy, on y lit “théâtre de l’intime”. L’implosif n’est pas en général le genre de Thomas Ostermeier, et ses Ibsen n’échappent pas au spectaculaire, notamment par des dispositifs scéniques souvent fascinants, hyperréalistes où la question du point de vue ou de l’orientation jouent un rôle déterminant. On se souvient par exemple d’Hedda Gabler.

Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

Dispositif (de Jan Pappelbaum, comme toujours) plus dépouillé pour ces Revenants, trois longs murs entourent un vaste espace; côté jardin un piano au loin, dans l’ombre, et le reste du décor est installé sur une tournette: une table de salle à manger et un salon séparés par une cloison,  pendant une grande partie de la pièce. Des meubles, isolés au départ par l’éclairage essentiel de deux lampes de bureau. Quand le spectateur entre en salle, la scène est déjà concentrée autour de ces deux petites lueurs, vides, isolées, presque inquiétantes.
Et si pendant 1h40 la tournette va tourner très lentement, mais aussi assez vite, selon les moments de la crise, si pendant 1h40 on va entendre des musiques, lancinantes, ou rapides ou tendues, et si pendant 1h40 on va voir des projections au mur, oiseaux, rivages, landes, d’un réalisme brumeux, c’est un vague sentiment de malaise qui prend dès le départ quand l’ensemble des cinq acteurs se présente, face au public dans une demi- pénombre, dans un long silence initial.
La tragédie est installée: ce qui va se passer ce soir, comme dans toute tragédie, ce sont les ultimes soubresauts, le dénouement d’une crise qui couve, qui se manifeste en une succession d’évocations du passé, d’aveux terribles des secrets dissimulés: pendant 1h40, au milieu des silences, les personnages vont se mettre à parler, et quand on parle dans la tragédie, on meurt. Une mort réelle ou symbolique. Décider d’avouer, décider de parler, c’est décider de mourir.
C’est bien de pensée tragique qu’il s’agit, avec son pendant, la catharsis: le public sort bousculé, parce qu’il a pris en pleine face cette angoisse générale, parce que cet intime là c’est aussi le sien, parce qu’il ne peut devant ce travail que rentrer en lui. Parce que ce soir, le théâtre est en soi.
Je comprends pourquoi beaucoup de critiques ont été un peu désarçonnés par ce spectacle, pourquoi le public a applaudi ce soir de manière plus réservée, moins explosive que d’ordinaire. Parce que simplement, il s’est senti quelque part partie prenante, il s’est senti au miroir.
La pièce d’Ibsen est terrible.
On y trouve ces secrets de familles inavouables, adultère, inceste, euthanasie, syphilis…la pièce fut un épouvantable scandale à la création en 1881: elle révélait sous le voile policé de la bourgeoisie aisée (la famille), sous le marbre des héros statufiés (le père), les tares de l’hérédité (c’est l’époque où la littérature s’empare des lois de l’hérédité – voir Zola), les secrets d’un père volage qui sème à tout vent, les enfants illégitimes, l’amour trouble d’une mère pour son fils, la maladie honteuse héréditaire d’un fils qui veut mourir, ou plutôt qui veut être aidé à mourir.
Et le spectateur se perd dans ses aveux à répétitions, dans cette nuit opaque qui précède l’inauguration d’un orphelinat en l’honneur du père, un orphelinat tout neuf représenté par une petite maison – de poupée – , une nuit qui occasionne bilans, méditations. Un orphelinat qui va brûler cette nuit en un incendie peut-être volontaire. La petite maison brûle au bord de cette tournette obsédante, réduite en cendres : le père officiel de la jeune Régine, la bonne de la maison, y a peut-être contribué, lui qui veut faire construire un refuge pour marins, et qui demande à sa fille de le rejoindre, sans doute pour  servir  de chair à mâles.
Mais ce père n’est pas le père: le père, le vrai, c’est le capitaine Alving, sénateur, un modèle d’ordre bourgeois, qui en réalité n’a cessé de vivre une vie dissolue, un père lointain, mort depuis longtemps, honoré comme les pères tutélaires. Le fils de la maison, Osvald (Matthieu Sampeur, très frais, très engagé, à la fois fragile et fort, lui aussi étiré entre des pôles contraires) a fui cette famille étouffante pour Paris et Berlin, il y a vécu une vie d’artiste (il est vidéaste), et revient avec une maladie: on devine que c’est la syphilis, mais dans l’adaptation d’Olivier Cadiot et Thomas Ostermeier, ce n’est pas dit: car rien n’est dit, rien n’est clair, tout est susurré à demi-mot: les secrets circulent, le passé remonte, autant de fantômes qui cette nuit là se réveillent. Ce fils avoue à sa mère sa maladie, qui pourrait être tout autant une syphilis de l’âme, d’une âme ravagée. Il s’accroche à la jeune bonne, Regine, mais il va apprendre que c’est sa demi-soeur. Il finira par demander à sa mère de l’aider à mourir.
Cette histoire à vomir se déroule au départ dans une ambiance silencieuse et lourde, où l’on manie les objets qui furent sans doute du père, lunettes, pipe, où la caméra du fils vidéaste fixe des visages, celui de Engstrand (Jean-Pierre Gos, voir ci-dessus la photo), le père officiel de Régine, tendu, celui de la mère (Valérie Dréville), déjà ailleurs, absent, sans expression aucune. Tout cela contribue à colorer l’ambiance, à tendre les regards, à faire sentir les pesanteurs, la circulation des secrets, à créer le trouble.
Et les points de vue changent, imperceptiblement la cloison entre salle et salon bouge, la table change d’orientation, le regard n’est jamais fixe, et le spectateur ne peut même se raccrocher aux rares formes, aux rares objets. Dans cette apparente stabilité des choses, tout en réalité est fuyant, mobile, glissant.
Bien sûr le bel ordonnancement des quelques meubles finira sous les coups de boutoir du fils, sous ses coups d’extincteur: il ira chercher à éteindre l’incendie de l’orphelinat et reviendra couvert de cendres, littéralement en pénitence, couvert de la cendre de l’incendie de l’orphelinat, mais plus encore des péchés du père réduits en cendres, prenant sa propre part des péchés familiaux, prenant en charge son hérédité.
Eteindre les incendies, détruire le lieu des fantômes, au prix de son propre destin, voilà l’un des enjeux de cette nuit de dénouement. Ce fils au bord du désespoir est en dialogue difficile avec sa mère: un dialogue entrecoupé, sans cesse interrompu car au milieu de tous ces personnages, celui qui est au centre du réseaux des secrets, le Pasteur Manders (François Loriquet) , belle image d’équilibre, de pudeur, mais lui-aussi de mystère; sa relation à madame Alving est pleine de fantômes d’un amour passé. Au point que des spectateurs s’interrogeaient sur la filiation d’Osvald (au point où l’on en est…). C’est par le dialogue central avec Madame Alving, mais aussi par celui, aux marges, avec Engstrand, que le pasteur est le catalyseur de cette succession d’aveux et de drames: c’est le seul à tout connaître de tous, et surtout le seul qui en est extérieur, mais en même temps réceptacle. Reçoit-il les aveux? les provoque-t-il? une bonne âme? un manipulateur? bon pasteur ou moine noir?
Certains ont reproché un jeu d’acteurs alourdi, une troupe peu entrée dans le jeu imposé par Thomas Ostermeier. J’avoue que je ne l’ai pas senti. Sans avoir l’impression d’absolue perfection que procure quelquefois le jeu des acteurs allemands, j’ai vraiment apprécié ce mélange de sensibilité et de distance qui caractérise le jeu de chacun, qui semble à la fois en soi et ailleurs.

Matthieu Sampeur, Mélodie Richard, Les Revenants © Mario Del Curto
Matthieu Sampeur, Mélodie Richard, Les Revenants © Mario Del Curto

Ailleurs comme la jeune Regine (Mélodie Richard, vraiment excellente), qui marche comme automatisée, comme si elle n’était pas présente dans les gestes qu’elle accomplit, comme si elle n’avait pas d’être intérieur, un automate indifférent, qui s’anime (littéralement, qui acquiert une âme) lorsqu’elle est invitée à partager le champagne, quand elle est presque unie à Osvald, et quand la mère avoue qu’elle est en réalité sa soeur pour éviter un inceste…Alors elle fuit: et dans sa fuite, elle se met à exister, comme le fils auparavant, la fille de la famille n’a qu’un désir, qui est fuir, là-bas fuir . Et cette tournette obsédante se révèle par ses tours sur elle-même ce manège qui peu à peu exclut les personnages les uns après les autres comme un instrument centrifuge, au centre de laquelle ne vont rester que ceux qui cherchent la noyade, l’engloutissement dans le trou noir.

Matthieu Sampeur, Valérie Dréville Les Revenants © Mario Del Curto
Matthieu Sampeur, Valérie Dréville Les Revenants © Mario Del Curto

De fait, il reste la mère: madame Alving, une Valérie Dréville à la voix, elle aussi deshabitée, oserais-je dire, une voix pâle, inquiète, prise entre le secret et l’urgence des aveux, qui brûle de parler et qui cherche à faire parler. Une voix presque désincarnée, au ton quelquefois presque monocorde, dans une performance qui est presque toute concentrée dans le discours,  et dont le corps ne se dénoue, dont la parole ne se délie, ou se délivre que vers la fin, où elle couvre Osvald de baisers tellement insistants qu’on craint un autre amour…Tout au long de la pièce, elle est ce visage absent et inexpressif vu en vidéo. Une inexpression construite, voulue, celle qui est issue d’une vie ravagée, un discours au ton blanc, un débit presque absent et subitement, à la fin, au moment de l’aveu d’Osvald, au moment où elle avoue elle-même la situation de Régine, elle bascule, elle se met à vivre, cette parole s’habite et se colore et tout se termine par cette image de pietà incestueuse, où, libérée, elle se dévêt pour embrasser amoureusement le cadavre de ce fils qu’elle vient de libérer elle-même de la vie.

Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

Thomas Ostermeier n’a pas signé là un travail qui serait dans la lignée de ses autres mises en scène d’Ibsen. Il a d’abord signé un travail sans doute très personnel, lié à son propre parcours et à son propre père “autoritaire, alcoolique, patriarcal, colérique, conservateur, très dur et violent” tel que lui-même le qualifie. Et il est sans doute le premier public de sa mise en scène, son premier public cathartique.
Il a signé aussi un travail difficile, sans concessions, à la fois feu et glace, de ce feu qui couve sous la glace, d’une précision toute particulière, toute chirurgicale, d’une chirurgie sans esthétisme, d’une attention à chaque geste, à chaque mouvement, d’une incroyable concentration autodestructrice. Un lieu de paroles gelées qui se dégèlent en une rapoutitsa des destins.
Il a enfin signé un travail qui déconcerte le public, pris à revers: là où il s’attendait à un Ibsen explosif, comme Nora, comme Hedda Gabler, comme Un ennemi du peuple, il trouve un Ibsen à la rigueur de tragédie classique, une sorte de moment autophagique, où l’on se dévore soi-même, où l’aveu, qui est mouvement vers l’autre et mouvement vers soi, vous consume  et vous épuise. Un théâtre de l’intime, peut-être, de l’intime dévoré, torturé, déformé. Un théâtre du nœud, de ce nœud composé par ces deux corps imbriqués de la pietà finale, dans un effort de fusion désormais impossible où la seule communication entre mère et fils est le don de la mort, seule vie possible de la tragédie.
On ne sort pas indemne: on a cru sortir, on a cru aller au théâtre, on est entré, on est entré en soi, et on est assailli de ses propres fantômes.  On a cru être spectateur, on s’est retrouvé acteur.
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Les Revenants © Mario Del Curto
Les Revenants © Mario Del Curto

 

 

OPERNHAUS ZÜRICH 2013-2014: DIE SOLDATEN, de B.A.ZIMMERMANN le 4 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Marc ALBRECHT, Ms en scène Calixto BIEITO)

Prologue © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il y a des soirées qui vous laissent à genoux, tellement secoué que vous avez les jambes en coton, tellement fasciné que vous n’avez qu’une envie, c’est de revenir.  En voilà une qui me marquera, et pour longtemps.

Car musicalement, scéniquement, vocalement, c’est une des productions les plus impressionnantes, les plus intelligentes, les plus frappantes qu’il m’ait été donné de voir ces dernières années. J’étais resté sur la magnifique production salzbourgeoise, une fresque qui s’étalait aux pieds des arcades de la Felsenreitschule, avec un orchestre multiplié d’une précision phénoménale qui témoignait du gigantisme de l’entreprise. Ici ce n’est pas une fresque qu’on regarderait en spectateur, c’est un viol collectif qui vous implique, vous heurte, vous bouscule, qui casse les stucs de la salle de l’opéra de Zürich, qui casse les rapports scène salle, intrusion de l’insupportable dans le cocon de la bonbonnière zurichoise. Un énorme choc qui vous laisse assommé et en même temps si fasciné et si drogué par cette musique qu’elle en devient addictive, oui vous sortez sur l’esplanade de l’Opéra et vous avez un désir fou de revivre ça et notamment la dernière image,

Scène finale © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Marie dégoulinante de sang les bras en croix, en contre jour (très beaux éclairages du français Franck Evin), pendant que les tambours (et les bandes sonores, qu’il n’ y avait pas à Salzbourg) rythment de manière obsessive à la limite du supportable la mort/transfiguration (ou le martyre) de l’héroïne.

© Monika Rittershaus /Opernhaus Zürich

Voilà un spectacle total, où s’entremêlent la musique et le chant, les paroles, le théâtre, les présences, les images vidéo, et l’orchestre, avec sur scène souvent les percussions au milieu des chanteurs, comme un personnage de plus: Bieito a habillé l’orchestre en soldats, le chef arrive en treillis, et il n’y a plus de différence entre un musicien et un personnage. J’ironisais il y a peu sur l’utilisation du noir, couleur des musiciens dans l’Alceste de Gluck mise en scène par Py, qui lui aussi met l’orchestre sur scène, mais avec un tout autre résultat (un  spectacle qui apparaît au regard de celui-ci d’un conformisme confondant); ici au contraire on oublie l’orchestre, visible et invisible dans le dispositif scénique: visible parce que cette masse impressionnante est bien là, invisible parce que la musique est tellement insérée voire tissée dans l’action qu’on l’oublie. Nous sommes vraiment au coeur de la Gesamtkunstwerk chère à Richard Wagner.
Pour bien comprendre ce travail, il faut partir de l’espace à disposition. La salle de Zürich est une salle du XIXème, plutôt petite par rapport aux grands opéras comparables; une salle pleine de stucs, de putti, une sorte de pièce de pâtisserie. Le plateau n’est pas immense non plus, sans grands dégagements latéraux, puisque les décors sont entreposés dehors sous des bâches. Impossible d’y loger les masses gigantesques exigées par cette oeuvre dans un cadre traditionnel fosse/scène/salle.
Alvis Hermanis à Salzbourg était lui aussi parti de l’espace, de ce manège de rochers qui entoure une scène sans dégagement où tout est espace de jeu, et qui est décor écrasant et omniprésent, une scène tout en largeur, avec des gradins disposés frontalement. Il a opté pour la fresque, pour la multiplication des espaces, pour le déroulement des scènes sur toute la largeur du plateau, avec un orchestre gigantesque étalé en largeur lui aussi. Le spectateur n’a plus qu’à regarder le spectacle, il est seulement spectateur de cette immense machine, traitée comme une fresque où chaque scène prendrait place dans une sorte de niche, avec une luxuriance de détails où l’oeil finit par se perdre, mais avec des moments de grande fascination et de grande beauté.

Le dispositif global © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito dans l’espace réduit de l’Opernhaus opte pour l’inverse, pour un spectacle complètement concentré, avec espace de jeu unique et disposition de l’orchestre en hauteur sur une immense structure métallique jaune sur le plateau (décor de Rebecca Ringst), pendant que les chanteurs évoluent sur la fosse recouverte. Dans cet espace réduit, l’impression de proximité est multipliée, que vous soyez à l’orchestre ou dans les balcons, vous êtes toujours ou près du jeu, ou près de l’orchestre dont le son vous arrive directement plus vous êtes en hauteur, ou près des écrans vidéo qui sont en fond de scène, en hauteur ou sur les côtés du proscenium. Où qu’il soit, le spectateur se sent concerné, se sent prisonnier, se sent pris au piège. De plus, la structure métallique jaune et laide, un peu comme une structure de grue, se confronte aux stucs de la salle, elle les agresse (d’ailleurs à la fin un des personnages détruit quelques putti), elle les dérange, c’est comme une sorte de viol d’espace: ce spectacle ne saurait se dérouler dans une salle “moderne”, il n’aurait pas cette force de contraste, il ne violerait rien du lieu: s’il venait à Paris (on peut rêver, n’est-ce pas?), il lui faudrait Garnier et non Bastille.
Quelles sont les conséquences musicales d’une telle option (la seule possible au vu de l’espace disponible) et d’un tel dispositif? D’abord, il faut garantir la précision dans le suivi des chanteurs qui ne voient pas le chef et que le chef ne voit pas: il y a certes plusieurs écrans de contrôle, mais en plus, à la place habituelle du chef d’orchestre ou peu s’en faut (au milieu du premier rang), le souffleur donne les attaques en suivant les mouvements de Marc Albrecht sur écran , c’est sur lui que repose la cohérence scène-orchestre: on se souvient que lorsque Joseph Losey avait imaginé un dispositif similaire pour son Boris Godunov à Garnier, les décalages entre les chanteurs, les choeurs et  l’orchestre avaient été très fréquents, notamment pendant les premières représentations.
Pour les spectateurs,  selon les places, le son de l’orchestre doit sans doute être sensiblement différent. J’étais en bas, au 8ème rang et le son m’est apparu au départ particulièrement transformé, avec des voix au premier plan très fortes, et un orchestre au fond (et en hauteur) dont le son arrivait légèrement étouffé, en tous cas au second plan. À Salzbourg, on avait l’impression (et pas seulement l’impression) d’un orchestre écrasant, de masses infinies, et tout le monde avait admiré Ingo Metzmacher pour la précision avec laquelle il menait les Wiener Philharmoniker dans une oeuvre nouvelle pour eux qui ne jouent pas Zimmermann tous les soirs à Vienne…
À Zürich, l’orchestre est distribué en hauteur sur plusieurs niveaux, et pour partie les percussions sont sur des chariots sous le dispositif général, et viennent lentement quand c’est nécessaire du fond de scène (comme la plupart des participants) comme émergeant d’un tunnel brumeux, pour arriver finalement sur le plateau au milieu des chanteurs. Et donc le son a plusieurs niveaux, une grande présence des percussions quand elles sont sur le devant, un son des “tutti” plutôt modéré, mais en même temps une clarté étonnante de l’ensemble: ainsi entend on les citations de Bach ou les moments de jazz de manière beaucoup plus nette qu’à Salzbourg où c’était un peu noyé dans l’ensemble, mais sans qu’elles apparaissent pourtant mises en valeur ou soulignées, mais naturellement insérées comme le désirait Zimmermann; l’orchestre de jazz était aussi quelquefois sur la scène, notamment au moment de la première apparition des soldats, ivres d’alcool, de sexe, et de violence qui torturent un pauvre hère pendu au milieu. D’où un résultat où tissu musical et tissu scénique s’entremêlent, se tressent (c’est bien de tissu qu’il s’agit). Le flot musical est global, mais la présence  des voix au premier plan donne au théâtre une importance décisive. Elles apparaissaient toutes avec beaucoup de relief, volumineuses, imposantes, et malgré une mise en scène très physique, où les corps sont mis à contribution, se roulent dans le sang ou la boue, sautent, courent, s’écroulent, se frappent, on reste stupéfait de la qualité d’ensemble de la diction et admiratifs devant l’engagement de  tous. C’est bien d’une violence globale qu’il s’agit, au sens où si elle est figurée avec un réalisme d’une rare crudité par les acteurs chanteurs, elle est reçue en direct par les spectateurs qui la prennent comme une gifle – certains même en quittent la salle, ou comme une sorte de catharsis du sanguinaire. Evénement cathartique pour sûr, qui assume pleinement sa dimension grand-guignolesque: mais le Grand Guignol est aussi catharsis.

La vision d’Hermanis à Salzbourg restait relativement sage (et à distance, trop sage peut-être) : il nous racontait l’histoire d’une jeune fille victime de ses illusions, Marie, dans un monde déjà lointain (la première guerre mondiale) et l’histoire de sa chute. Ce qui frappait, c’était la beauté de l’ensemble orchestre-scène, c’était la précision du décor, c’était les différents lieux, c’était le jeu des premiers et second plans: en bref, le regard était sans cesse sollicité, et l’audition de l’oeuvre prenait place dans un rapport scène/salle traditionnel: un opéra énorme, mais qui restait un spectacle, et un grand spectacle.
Ici, c’est tout à fait différent. D’abord, Bieito a choisi une ambiance contemporaine: nous sommes aujourd’hui, hic et nunc. Les chanteurs étant pratiquement dans la salle, le spectateur reçoit la violence en plein visage, en pleine oreille, il voit et entend une sorte de mécanique effrayante qu’on entrevoit dès le départ, lorsqu’avancent pendant le prélude tous les personnages marchant au pas du fond vers le proscenium, toute une société , femmes et hommes, comme militarisée, dans la première scène également où évolue Marie côté jardin, en petite fille innocente (couettes, jupe d’enfant sage à la France Gall chantant “Annie aime les sucettes”, c’est à dire pas si sage que ça)  en dialoguant avec sa soeur Charlotte, tandis que Stolzius (le promis de Marie) à droite côté cour en pyjama, l’oeil fixe, est appuyé contre la structure métallique, s’y cogne,  d’où un filet de sang sur le visage.

 

Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich


Le contraste est déjà là, qui nous indique l’avenir. Sur les écrans vidéo, dès le début aussi, un visage de petite fille blonde angélique: toute la première partie est construite sur le contraste entre une toute jeune fille vivant ses premiers émois, écoutant avec envie les boniments d’un soldat aristocrate (Desportes) qui va finir par la posséder (en tous les sens du terme), et un monde où toutes les femmes sont des objets, des putes, des filles à soldats (Soldatenmenschen):

L’andalouse © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

l’apparition au milieu du groupe de soldats ivres de la femme andalouse (jouée par la chorégraphe du spectacle, Beate Vollack, une silhouette fascinante présente tout au long de la soirée) qui danse de manière lascive au milieu de la soldatesque constitue une figure antagoniste de ce qu’on voit en Marie. Mais dans la deuxième partie, Marie est adulte, elle s’habille et se coiffe en adulte: Bieito insiste notamment sur les relations violentes à sa soeur, et évidemment, de déchéance en déchéance, Marie, se retrouve dans la scène finale presque nue, offerte, et on lui verse un seau de sang sur le corps. La dernière image est terrible, au son du tambour et de la bande sonore qui produit des bruits de guerre, elle s’offre, ensanglantée, bras en croix, devant le public. Une image qui répond en écho à la première du spectacle où tout le monde marche au pas. Bieito montre une société dont les soldats ne sont que la métaphore: une société qui ne fonctionne que par la violence, que par le viol, que par l’agression; cette question traverse d’ailleurs tout son travail depuis longtemps: cette lecture du monde  ne peut que heurter celui qui vient à l’opéra pour se “distraire”, cette lecture est leçon.

Pas de vedettes dans cette distribution très homogène, où, comme je l’ai souligné, les voix, par leur position, sont mises en valeur.

Stolzius (Michael Kraus) et sa mère (Hanna Schwarz) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Au premier plan le Stolzius de Michael Kraus, belle voix profonde de baryton basse, à l’articulation et à l’expressivité exemplaires, avec un jeu légèrement halluciné qui en fait un personnage à la fois étrange et très attachant, magnifique composition, comme celle du Wesener (le père de Marie) de Pavel Daniluk, une très belle voix de basse  appartenant à la troupe de Zürich depuis 14 ans.

Pavel Daniluk (Wesener) et Marie (Susanne Elmark) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Il compose un beau personnage, très émouvant dans ses scènes de l’acte I, tant avec Marie qu’avec Desportes (Peter Hoare,  qui réussit à contenir ce personnage de séducteur dans une sorte de médiocrité que seul l’uniforme fait reluire: apparaît d’autant plus la naïveté de Marie), signalons aussi le Mary d’Oliver Widmer, lui aussi pilier de la troupe de Zürich.

Marie (Susanne Elmark) & Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Mais ce sont surtout les personnages féminins qui me paraissent être, plus que les hommes des silhouettes fascinantes, et en premier lieu la Marie de la soprano danoise

Marie (Susanne Elmark) et Desportes (Peter Hoare) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Susanne Elmark qui faisait ses débuts à Zürich et dans ce rôle particulièrement exposé pour un soprano colorature: rarement on a vu une chanteuse  se mettre en danger de la sorte et se donner à un rôle, corps et voix. La voix est forte, bien posée, avec une diction parfaite, et une très belle présence, même si son côté “petite fille perverse” est peut-etre un trop appuyé (mais sans doute Bieito l’a-t-il voulu ainsi) dans la première partie. Susanne Elmark fréquente à la fois les rôles traditionnels de colorature (on la verra cette année à Amsterdam dans Fiakermilli), mais aussi la musique d’aujourd’hui où ce type de voix est fréquemment utilisé. À retenir et à revoir.
J’ai dit combien le rôle joué par Beate Pollack (l’andalouse), muet, était frappant de présence continue: une belle personnalité scénique, fascinante, marquante, troublante qui traverse tout le spectacle.
Tout comme la Comtesse de la Roche de Noëmi Nadelmann, une vraie figure, une grande et belle voix, très expressive, une apparition très forte dans son personnage à la fois aristocratique et un peu déjanté, là où Gabriela Beňačková l’an dernier à Salzbourg était une sorte de douairière statufiée.

Noëmi Nadelmann (Comtesse de la Roche) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Les figures de femmes sont soignées: elles apparaissent souvent dans des flashes pleins d’émotion contenue, comme Cornelia Kallisch (la mère de Wesener), se traînant avec son cathéter et gratifiant l’auditeur de cette diction parfaite et d’une expression à la fois simple et soignée, très marquante, qui a un effet immédiat sur le public.

Cornelia Kallisch (au 1er plan) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Cornelia Kallisch est elle aussi une des grandes personnalités de la troupe de Zürich, une de ces chanteuses qui a fait une carrière discrète, mais qui remporte à chaque apparition  un énorme succès (je me souviens sur cette même scène d’une Madelon (!) d’André Chénier proprement bouleversante): une grande artiste.

Marie (Susanne Elmark) & Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Bieito a particulièrement travaillé aussi la relation aigre entre les deux soeurs, Marie et Charlotte, et propose une Charlotte à la jolie voix (Julia Riley)  physiquement conformée, un peu terne, sage, un peu moralisatrice à l’opposé de Marie: la relation entre les deux, traitée assez superficiellement à Salzbourg par Hermanis, est ici d’une rare violence, y compris physique.

Marie (Susanne Elmark) et Charlotte (Julia Riley) © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Je garde pour la fin la “surprise” Hanna Schwarz, la Fricka de Chéreau à Bayreuth, que j’ai vue dans tant de rôles wagnériens dans les années 70 et 80 (Fricka, Brangäne, Waltraute)  mais aussi dans Preziosilla de la Forza del Destino. Elle est la mère de Stolzius, et au-delà de la performance vocale, honorable, c’est l’émotion des grands souvenirs qui émerge et qui envahit. Encore une raison de marquer cette soirée.

Hanna Schwarz, la mère de Stolzius © Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

On a dit quelle perfection émergeait de l’orchestre de Ingo Metzmacher à Salzbourg. On a dit aussi quelle complexité présente le dispositif de Zürich pour l’orchestre, complètement éclaté . On doit souligner la performance de l’Orchestre de l’Opéra de Zürich (appelé Philharmonia Zürich), totalement convaincante  malgré les difficultés du dispositif , avec une exactitude et une précision remarquables, un son d’une clarté confondante, et un engagement à souligner; il est vrai que Marc Albrecht a su mener à bien le travail qui a abouti à cette qualité exceptionnelle. Une fois de plus, ce chef quelquefois un peu sous estimé montre qu’il doit compter dans la galerie des grands chefs d’opéra: ce qu’il a fait ce soir dans Die Soldaten est tout à fait extraordinaire, pas un décalage, pas une scorie, mais au contraire un discours qui rend l’oeuvre (presque) transparente,  d’une lisibilité rare en gardant tout au long à la fois tension, dynamisme et énergie: c’est prodigieux.
Quant à Calixto Bieito, il signe là pour moi l’un de ses spectacles les plus accomplis.  Il travaille en Italie, en Suisse, en Allemagne, en Espagne…on se demande bien pourquoi il ne travaille pas en France… J’apprécie ce metteur en scène, quelquefois provocateur, mais jamais gratuit, mais toujours très cohérent, mais toujours très logique, qui sait donner une direction claire et souvent originale aux oeuvres auxquelles il se confronte. Ici point de provocation: le texte dans toute sa crudité et sa violence, et un regard glacial, métallique, chirurgical sur l’horreur du monde, et sans concession sur l’horreur d’une certaine humanité, quand le trop humain et l’inhumain se confondent et se vautrent ensemble dans la boue sociale.

Soldatesque…© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

Vous l’avez compris, ce début de saison est éclairé par cette production phare qui ne peut qu’emporter l’adhésion et qui laisse loin derrière bien des productions décoratives:
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !  dirait Baudelaire

Filez en TGV à Zürich (dernière le 26 octobre, il y a encore des places pour toutes les représentations) ou rendez-vous à Berlin, Komische Oper, en juin prochain: si vous manquez ce spectacle écrasant, vous manquerez à vos devoirs de spectateur curieux et de mélomane passionné.
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© Monika Rittershaus / Opernhaus Zürich

 

 

PHILHARMONIE BERLIN 2012-2013: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER les 18, 19 & 21 MAI (MENDELSSOHN & BERLIOZ)

La foule debout, Abbado salue les musiciens

SAMEDI 18 MAI

J’ai tellement usé de superlatifs pour qualifier les derniers concerts de Claudio Abbado que je crains à la fois de manquer de ressources grammaticales pour marquer un degré supérieur de comparaison et de lasser le lecteur qui pensera qu’en ce monde où l’emploi du superlatif est devenu commun, en politique, en football et en art, je sacrifie à une mode médiatique. Et pourtant…
Et pourtant, à Florence le 4 mai dernier le concert était extraordinaire, à un niveau rarement atteint par les orchestres impliqués, et l’interprétation de Wagner, Verdi et Berlioz semblait s’être installée dans le marbre définitif des soirées mémorables.
Et ce fut effectivement une soirée à la fois mémorable et émouvante.
Il faut néanmoins ouvrir un étage supérieur du paradis musical, pour y placer le concert du 18 mai à la Philharmonie de Berlin, car ce fut anthologique. Ce fut écrasant et lumineux. Ecrasant car devant un tel monument, on ne peut que rester époustouflé. Lumineux parce que ce concert a encore ouvert des horizons inconnus. On avait sans doute oublié que les Berliner Philharmoniker, quand ils adhèrent à un projet, quand ils s’engagent aux côtés d’un chef, quand ils font de la musique pour quelqu’un, quand ils sentent la singularité du moment d’exception, peuvent être les instruments du pur miracle. Jouer ainsi, dirais-je, est-ce encore humain?
On sait que les concerts de Claudio Abbado (un par an à Berlin) sont des moments très attendus d’un public qui l’a toujours aimé, cette année plus que toute autre, avec un programme romantique Mendelssohn/Berlioz, un programme presque shakespearien.
On a vu à Paris il y a un mois comment Mendelssohn pouvait nous parler, avec cette urgence, ce dramatisme, cette incroyable tension. On constate aujourd’hui comment il peut nous susurrer, nous murmurer, nous pacifier dans une interprétation de ces extraits du “Songe d’une nuit d’été” d’une légèreté séraphique: c’est Ariel qui nous parle en permanence, esprit du vent, esprit aérien qui à peine effleure le souffle des vents. Dès le départ, avec cet accord que Wagner va réutiliser tel quel, les cordes sont à peine audibles,  à peine effleurées, et produisent malgré tout un son si net, et si clair. Pour comprendre ce qui est proposé, et ce qui est ressenti, il faut se projeter dans un monde de divinités sylvestres, d’Elfes: jamais le son n’écrase, jamais il s’impose, mais il se glisse, mais il s’insinue, avec une souplesse, une fluidité une justesse qui confond. Quelle technique chez les cordes! Et quelle magie…on y lit tout, le monde fantastique de l’œuvre, mais aussi les lectures de l’enfance, les contes, la naïveté et une légèreté inouïe, inouïe, à n’en pas croire ses oreilles. On sait qu’Abbado obtient des pianissimi de rêve, auprès de tous les pupitres, y compris des percussions, et auprès de tous les orchestres. Ce qui frappe ici, c’est qu’on est dans un espace sonore qu’on n’arriverait pas à imaginer, l’espace de l’effleurement, de la caresse invisible, un espace où seul la plume et ses douceurs aurait accès.
D’une certaine manière, l’intervention des voix (magnifique chœur de femmes du Bayerische Rundfunk, dirigé par Konstantia Gourzi, plus ordinaires les solistes Stella Doufexis et Deborah York – mais d’où j’étais placé, il est difficile de saisir une projection vocale) a non interrompu la magie, mais ramené à de plus terrestres effets, poétiques, certes, mais d’une présence presque gênante tant c’était l’orchestre qui semblait à tous tout en poésie, tout en abstraction, tout en vapeur. Il faut faire un sort au “Notturno” dont le cor de Martin Owen fut un moment extatique. Même si Stephan Dohr était absent, ce musicien du BBC Symphony Orchestra “prêté” pour six mois aux Berliner a fait étonnement, sinon merveille, dans une pièce où l’ambiance sonnée par le cor est déterminante, définitive. Il n’est que d’entendre le soupir du public à la fin du morceau. La fameuse “marche nuptiale” fait toujours son effet, interprétée avec le juste tempo et sans aucune couleur martiale, et enfin le finale, qui reprend les premières mesures, avec le chœur en complément, et qui finit en extase, oui une douceur extatique, nous a renvoyé tout droit au ciel, à la nuit paradisiaque d’un été de rêve… rien qu’en l’écrivant, mon cœur bat.
En abordant la Fantastique, j’avais évidemment en tête l’interprétation fulgurante du concert de Florence, et la répétition générale de la veille, où évidemment, la différence de pâte sonore se note dès les premières mesures. Je ne renie rien de ce qui a été dit du concert florentin, j’ai trop vibré pour cela.
Mais il faut se rendre à l’évidence dès les premières mesures: de cette tristesse inhérente au début à Florence, il reste la mélancolie, il reste la retenue, il reste aussi un discours qui nous parle immédiatement et il y a surtout un incroyable toucher des cordes, qu’on va encore éprouver de manière plus aiguë plus tard, avec des pizzicati confondants du côté des contrebasses et des altos notamment, mais aussi encore plus légers, encore plus fins, encore plus limbés, chez les violons.
On ne sait que dire, que rappeler, que citer pour donner au lecteur juste un goût de ce qui s’est passé, rappelons le final du premier mouvement “Rêveries-passion” à la fois urgent, inquiétant puis tendu et déchirant. La valse de “Un bal”, second mouvement qui n’est jamais apaisé, jamais vraiment gai: les quatre harpes initiales emmenées par Marie-Pierre Langlamet sont d’une incroyable présence, très marquées: Abbado ne les veut pas séraphiques, il ne les veut pas liquides, il les veut là, pleinement présentes, au milieu de l’orchestre avec un effet presque surprenant. Ce bal, c’est un dernier tourbillon, fluide, avec cette once de retenue qui montre qu’on n’est pas tout à fait emporté dans le mouvement, mais qu’on est toujours dedans et dehors, qu’on se dédouble presque dans un regard quasi prophétique.   Car c’est bien dans le troisième mouvement “Scène aux champs” que les choses basculent: je dois dire que là, nous sommes assommés par tant de beauté, née d’une telle capacité à saisir l’assistance: Dominik Wollenweber, le cor anglais nous a tous bouleversés. Certes, on dira, comme toujours, aussi bien dans Tristan que dans les Rückert Lieder, il a cette capacité de nous “interdire”, de nous saisir, de nous tirer les larmes, au départ avec le hautbois en coulisse de Jonathan Kelly (Albrecht Mayer ne jouait pas), d’une légèreté incroyable, mais surtout à la fin du mouvement, dans son dialogue avec des percussions souveraines, inquiétantes: le silence dans la salle était tendu, saisissant, et le soupir (et les toux) pendant la courte pause ont montré cette tension extrême créée chez le public qui se détend pour quelques menues secondes. Pendant la courte pause, d’un geste très discret avec un magnifique sourire, Abbado applaudit doucement le soliste – du jamais vu.
Les percussions et les cuivres sont mises à contribution dans la “marche au supplice”, mais c’est  l’accompagnement incroyablement en rythme des cordes, qui frappe. L’imposante collection de timbales fait avancer l’œuvre, donne les rythmes, avec une technique et une science du crescendo qui confond. Mais ce qui impressionne, c’est l’engagement de plus en plus net des musiciens, conscients de la magie de l’instant, ils donnent tout, ils explosent au moindre geste du chef, comme si ils étaient en parfaite osmose, même ceux qui ne le connaissent pas ou le connaissent à peine, il y a une communication subliminale inexplicable qui peu à peu s’est mise en place et produit l’exception. C’est évidemment dans le “Songe d’une nuit de Sabbat”, dernier mouvement, nuit de Sabbat et Dies irae, que le choc arrive à son climax: signalons d’abord la flûte d’Emmanuel Pahud, miraculeuse: tous les sons lui sont possibles, les plus aériens, les plus violents, les plus dissonants dans une technique qui laisse bouche bée. Depuis le début de la symphonie, on va avec la flûte (et les bois en général) de surprise en surprise: ah! ces systèmes d’écho avec la clarinette incroyable de Wenzel Fuchs!! Ah! ces moments éperdus de légèreté dans le premier mouvement!! Ah! cet engagement dans le dernier!! Ces sons qui semblent venus d’ailleurs, à la flûte, aux violons, aux altos, avec ces decrescendos glaçants, étranges, dont on n’imaginait pas la présence aussi marquée dans la partition, mais dans cette danse macabre capable de tout, qui reste encore, une quinzaine d’heures plus tard, dans la tête et qui a toute la nuit de manière obsessive occupé mon cerveau, ce qui domine, c’est ce son des cloches immenses, placées sous la voûte, en haut, à gauche, juste avant le ciel, qui descend des hauteurs et qui scande de manière terrible, angoissante, presque effrayante, ce rondo funèbre qui conclut la symphonie.. Un journaliste écrit ce matin qu’avec ces cloches, c’était comme si Dieu était descendu dans la salle. Un Dieu vengeur, un dieu de terreur et de saisissement, pendant qu’explosait l’orchestre dans un mouvement d’une tension et d’un engagement extrêmes.
Et les cœurs battent, à l’unisson en salle et sur la scène, pendant qu’Abbado, visiblement épuisé, déchaine les forces telluriques de cet orchestre qui ce soir, n’a pas de concurrence et donne le vertige.
Alors, évidemment, là encore du presque jamais vu, pendant que la salle, qui explose en hurlements et applaudissements,  se lève dans un enthousiasme général, Abbado prend dans ses bras Guy Braunstein, le premier violon, puis va serrer la main dans les rangs des musiciens aux héros du jour, Pahud(flûte), Kelly (hautbois), Wollenweber (Cor anglais) , Fuchs (clarinette) aussi le cor de Martin Owen.
C’est une incroyable fête.
Et nous en sommes aussi abasourdis.
Les musiciens souriaient tous à la fin et se regardaient: on sentait la satisfaction et la joie! Revenu tard dans la nuit prendre mon véhicule dans le parking, des musiciens étaient encore là, sur le balcon de leur “cantine”, à bavarder, tant il était difficile de laisser le lieu avec la tête occupée à entendre encore et toujours  cette musique, dans le souvenir d’une soirée unique, qui restera dans les souvenirs marquants, sinon le souvenir marquant des dix dernières années.
Ce soir, 19 mai, le concert est retransmis sur internet via la Digital Concert Hall (voir le site des Berliner) et dans bien des cinémas d’Europe: Allemagne Autriche Suisse, UK, Irlande, Belgique, Italie…tiens il n’y a pas la France…cela vous étonne?

L’orchestre est parti, Abbado revient seul appelé par le public

DIMANCHE 19 MAI

19 mai, la salle, debout, applaudit Claudio Abbado

Fondamentalement, il n’y pas de grosse différence entre les deux concerts, même si le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn est apparu plus maîtrisé le 18 que le 19. Le cor de Martin Owen notamment n’a pas été au niveau de la veille (mais seulement dans Mendelssohn) et l’approche est apparue un peu plus agressive, moins éthérée que la veille. Il reste qu’on reste toujours abasourdi par la capacité des cordes a produire un son à peine audible, d’une légèreté époustouflante et par le travail des bois et notamment de la flûte vraiment incroyable d’Emmanuel Pahud. Étant à une autre place, derrière l’orchestre, le son n’est évidemment pas tout à fait identique, même dans la Philharmonie où la clarté du rendu est toujours exceptionnelle. Enfin nous avons su que la transmission dans les cinémas avait été un succès, et que par ailleurs la chef du chœur Konstantia Gourzi avait raconté dans une interview retransmise avoir été un peu bousculée quand Abbado, peu de jours avant les répétitions, avait demandé la version anglaise du texte, avec des partitions plus difficiles à trouver, mais que tout finalement avait été résolu. On ne peut que regretter encore que cette retransmission n’ait pas eu lieu en France.

Philharmonie, le 19 mai

Bien que le public soit ce soir un public d’abonnés, l’accueil  est toujours aussi chaleureux, toujours aussi vigoureux, et il explose de la même manière à l’issue de la Symphonie Fantastique, standing ovation, hurlements de centaines de “bravo!”. Et de fait l’exécution est encore ce soir anthologique. Inutile de se livrer au jeu du “c’est meilleur qu’hier!”: c’était fascinant de précision, de technique, d’acrobatie sonore, et une fois de plus Dominik Wollenweber au cor anglais a démontré sa maîtrise et surtout sa grande sensibilité, jouant très subtilement sur le volume, sur la légèreté, une fois de plus, Kelly(hautbois), Pahud (flûte), Fuchs (clarinette) ont chaviré le public par cet exceptionnel engagement qu’ils démontrent, mais j’ai aussi trouvé les harpes emportées par Marie-Pierre Langlamet exceptionnelles de netteté, de justesse, de présence sonore au 2ème mouvement (Un bal). Et puis on est encore surpris de la présence des cloches dont le son tombe sur la salle comme un signe du ciel. Extraordinaire effet qui rappelle combien Abbado (moins fatigué que la veille) est un sculpteur d’espace musical, qui met le son en relief comme un metteur en scène de théâtre.
Et puis, à la fin pendant les applaudissement, encore un geste jamais vu: Madeleine Caruzzo, violoniste du rang depuis les temps d’Abbado, sort rapidement de la scène pour aller chercher un bouquet de fleurs qu’elle lui remet sous les hurrahs de la salle, et évidemment l’orchestre sorti, Abbado revient seul visiblement ravi.
Le troisième concert a lieu mardi 21 après une journée de respiration bien méritée. Le devoir appelant ailleurs, je ne peux y assister, mais j’y serai par le cœur, cherchant à savoir auprès des amis présents comment ce sera, et sûr qu’on me dira comme d’habitude “Ah! comme tu aurais dû être là, c’était le meilleur des trois!”. Les retours d’Abbado à Berlin sont toujours des moments de joie, et des moments émouvants, mais cette fois, il y a eu miracle , grâce à un programme très bien trouvé, cohérent,  grâce à un orchestre qui a retrouvé son maître, et grâce à 80 ans de jeunesse.

Abbado, seul, devant les ovations du public (19 mai)

 

MARDI 21 MAI

J’étais absent, et comme je le prévoyais, ce fut au dire des amis présents non seulement le meilleur concert (mais qu’est-ce que cela signifie à de tels sommets?), mais aussi le plus émouvant, car bien des musiciens qui n’étaient pas retenus dans l’orchestre pour cette série étaient dans le public, et très émus. Je ne résiste pas à vous transmettre ce court compte rendu d’une de mes plus fidèles amies:

” En effet c’était de la magie. Il était détendu, souriant, très engagé (plus que les autres soirs il a prononcé tout le texte du Mendelssohn) et il donnait l’impression d’être bien reposé. Il n’a pas été épuisé au bout et le public a hurlé sa joie. Les musiciens étaient tous parfaits – pas de fautes, pas de “Kiekser” dans le cor. Albrecht Mayer était sur le podium et j’ai encore vu Riegelbauer, Ottensamer, Koncz et d’autres. C’était vraiment le sentiment d’une grande soirée.”

Et voilà, prochain rendez-vous à Paris le 11 juin, mais sans les Berliner, et rendez-vous à Berlin l’an prochain les les 16, 17 et 19 mai 2014 à 20h pour un programme Strauss (Till Eulenspiegel et Tod und Verklärung – Mort et Transfiguration -) et le concerto pour violon n°3 de Mozart avec Frank Peter Zimmermann en soliste. Mais avant, essayer de repérer Deutschlandradio Kultur le  28 mai 2013 à 20.03 Uhr qui retransmet le concert du 21 mai (celui de Digital Concert Hall est le concert du 19).
Je n’arrêterais jamais de parler de ces journées, qui m’ont vraiment marqué. Joie, immense joie. Et immense admiration.

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KOMISCHE OPER BERLIN 2012-2013: LE GRAND MACABRE de György LIGETI (Dir.Mus: Baldur BRÖNNIMANN; Mise en scène: Barrie KOSKY)

©Monika Rittershaus

Plus je viens à la Komische Oper, et plus je pense qu’il s’agit du théâtre d’opéra le plus original et le plus stimulant que je connaisse. C’est d’abord un théâtre où l’on se sent bien, très détendu, “cool” au meilleur sens du terme. C’est aussi une institution dont l’offre diversifiée s’adresse à des publics segmentés, très divers selon les soirées: plus âgé pour l’opérette, très scolaire pour les grands classiques (Carmen), jeune et branché ce soir pour ce Grand Macabre dont certains spécimens feraient bondir les habitués des “manifs pour tous” pour qui ce spectacle il faut le dire sans le déplorer, n’est pas fait. Une de mes amies ayant organisé un voyage à Berlin a emmené ses élèves voir la Carmen de Sebastian Baumgarten, ils ont été surpris de l’ambiance détendue, enthousiasmés par le spectacle et en tant que scolaires ont payé 5 € le billet…
Bref, je ne saurais trop engager les visiteurs de Berlin à aller voir un spectacle à la Komische Oper: en ce moment, champions toutes catégories, je conseille le succès foudroyant de Zauberflöte, une mise en scène de Barrie Kosky qui fait courir Berlin, celui de Xerxès, mise en scène de Stephan Herheim, et je conseille ce Grand Macabre, reprise retravaillée d’une mise en scène de 2003, mais faites vite car ce ne sera pas à l’affiche l’an prochain.
Les amateurs d’opéra un peu murs se souviendront sans doute de la Première parisienne, à Garnier, du Grand Macabre, au début des années 1980. L’opéra commençait (mise en scène Daniel Mesguich), le chef était là, et dès la première mesure, un chef surgissait, assommait le chef en place au pupitre et prenait sa place. Quelques temps après, cri dans la salle, “arrêtez! arrêtez!”, un homme s’agitait au milieu de l’orchestre debout et demandait l’arrêt du spectacle. Tout le monde a cru à une autre facétie de mise en scène…eh bien non, c’était Ligeti lui-même, qui hurlait son indignation car placé où il était il entendait le ronron des appareils électroniques  en place dans la salle pour la régie sonore et cela perturbait la musique…Pour vous dire que cet opéra est déjanté, et réclame un traitement déjanté au point que plus rien ne doit vous étonner !
Le livret de Michael Meschke et György Ligeti s’appuie sur une pièce de Michel de Ghelderode publiée en 1934, la Balade du grand Macabre. On jouait beaucoup dans les années 50 et 60 Michel de Ghelderode, auteur de théâtre très prolifique mort en 1962, passionné d’histoire et notamment de Moyen Âge, et marqué par la crainte de la mort et du diable, inspirée par son éducation en milieu très catholique: il en résulte une vision du monde assez noire, marqué par la puissance du mal. Ainsi de ce Grand Macabre, qui raconte l’histoire d’un personnage diabolique, Nekrotzar, qui annonce au peuple la fin du monde. Dans une ambiance de saturnale carnavalesque, qui n’est pas sans évoquer Rabelais ou ce qu’en écrit Lucien Febvre dans Le problème de l’incroyance au XVIème siècle, la religion de Rabelais, l’histoire touche à la paillardise, au sexe, au pouvoir, à la religion. Elle se passe en quatre tableaux dans un pays imaginaire, le Breughellande: le fossoyeur Piet le Bock (Chris Merritt) gêne deux amoureux (Amanda et Amando) dans leurs ébats , quand surgit d’une tombe Nekrotzar, le Grand Macabre( Claudio Otelli) qui annonce la fin du monde prochaine; dans le caveau laissé vide, se glissent les deux amoureux, certains que là où il se dissimulent, ils ne seront gênés par personne.

Tableau2 ©Monika Rittershaus

Au deuxième tableau, Mescaline se plaint à Vénus de l’incapacité de son mari Astradamors à la satisfaire dans leurs jeux sado-masochistes, surgissent alors le Grand Macabre et Piet le Bock et le Grand Macabre s’emploie à la satisfaire en l’épuisant tellement qu’elle est laissée pour morte. Alors les compères Piet et Astradamors (extraordinaire Jens Larsen) s’unissent à Nekrotzar dans une sorte de voyage dans le pays, ils rencontrent (troisième tableau) le faible Prince Gogo, chanté par un contre ténor (Andrew Watts) flanqué de ses deux ministres en conflit , le noir (Carsten Sabrowski) )et le blanc (Tansel Akzeybek) qui ne cessent de s’insulter et de se battre (cela ne vous rappelle rien??). Le Prince qui ne pense qu’à s’empiffrer finit par renvoyer les deux ministres quand intervient le chef de la police secrète qui annonce l’arrivée du peuple et de Nekrotzar menaçant. La fin du monde est proclamée par Nekrotzar, mais enivré par Piet et Astradamors, il ne peut plus rien et la comète arrive, annonciatrice de la fin des temps.

Tableau 4©Monika Rittershaus

En réalité personne n’est mort, si tout le monde croit l’être, et le monde est dans un désordre encore plus grand: le Prince croit être le seul survivant mais est menacé par des pilleurs, Nekrotzar a échoué, mais Mescaline croit reconnaître en lui son premier mari et l’assaille, les deux ministres et le chef de la police secrète sont menacés et massacrés, Piet et Astradamors réapparaissent, Nekrotzar meurt de son échec, mais tous les autres reviennent à la vie pour chanter l’amour et la vie, quand les deux amoureux Amando et Amanda sortent de la tombe où ils s’ébattaient, pour noter que le temps a été suspendu pendant leurs ébats et glorifier la jouissance, seul remède au mal et à la mort: cette dernière viendra mais “d’ici là, aimez et vivez dans la jouissance et dans la joie”.

tableau final ©Monika Rittershaus

La mise en scène de Barrie Kosky prend au mot cet épilogue. Son travail est marqué par la question du sexe, de la mort (eros/thanatos) mais aussi celle du pouvoir, ou de(s) (la) religion(s)dans une farandole diabolique, une danse macabre éperdue où tous les excès sont permis, y compris scatologiques. Il présente la vision d’un monde en fin de vie, éperdu de jouissance et de plaisir, où plus rien n’a de sens; un de mes amis italien a confié…”une métaphore de l’Italie des vingt dernières années” on pourrait dire aussi une métaphore du monde contemporain, ayant perdu tout sens de la quête, toute valeur, vivant au jour le jour le plaisir pour le plaisir dans une progression inexorable vers la destruction: la vision de la cour du Prince Go Go a quelque chose d’un monde berlusconien, où tout est bunga bunga, où tout est orgie. Elle permet ainsi de passer en revue la liste inépuisable des dérives sexuelles, où l’imagination est sans limites dans une valse qui épuise le spectateur, avec des images puissantes (la foule poursuivant les ministres l’arrivée de la comète sur la ville) non toujours dépourvues de poésie.

Le tableau final: décor

Une mise en scène qui se permet tout, et qui trouve comme complice une troupe exceptionnelle de chanteurs acteurs: à mise en scène qui se permet tout, chanteurs qui ne se refusent rien et ne cessent de se mettre en danger, exhibant leur corps, chantant dans toutes les positions, à toutes les tessitures, et toujours avec une incroyable sûreté. Il faut bien sûr citer d’abord Jens Larsen, Astramadors travesti, qui est époustouflant d’audace, sans oublier de chanter avec précision et puissance et puis le Grand Macabre, Claudio Otelli, peut-être moins puissant vocalement, mais tellement présent, toujours couvert de sang ou de boue (figurant les excréments sortant à gros flots d’une cuvette de WC), toujours humide de quelqu’excès, Chris Merritt qui a quitté les roucoulades et acrobaties rossiniennes pour prêter sa voix qui peut encore beaucoup (des aigus étonnants, des gargouillements ébouriffés, des changements de registres qui stupéfient) à ce rôle où il est totalement convaincant (il le chante depuis quelques années régulièrement), les ministres, le jeune et talentueux Tansel Akzeybek ténor vu à Saint Etienne dans l’Elisir d’amore et aujourd’hui en troupe à Berlin et la basse Carsten Sabrowski qui finissent en caleçon et qui ne cessent de courir en scène de manière désarticulée, le couple d’amoureux (Julia Giebel et Annelie Sophie Müller) à la fois si vifs, et si émouvants, notamment dans la scène finale, le Prince contreténor Andrew Watts, très à l’aise, particulièrement en situation dans un rôle où le pouvoir est raillé avec cette voix qui semble venir d’ailleurs. J’ai été à peine moins convaincu par Michaela Lucas, mezzo soprano seulement honnête vocalement mais  totalement convaincante scéniquement;

Gepopo ©Monika Rittershaus

je laisse pour la fin l’extraordinaire Gepopo manchot de Eir Inderhaug, un soprano norvégien aux aigus hallucinants, le plus grand succès tout à fait  justifié de la soirée: voilà un nom à connaître.
Ainsi c’est d’abord le triomphe d’une troupe, totalement engagée, totalement à l’aise et rodée, et faite de chanteurs totalement habitués à travailler ensemble, ce qui favorise l’engagement scénique et tous ses possibles. Une troupe de qualité aussi, il n’y a pas de voix en difficulté, pas de chanteurs qui trichent, tous s’exposent et tous sont excellents.
Enfin le triomphe d’un orchestre mené avec une grande précision et un sens aigu du texte musical, avec ses excès, son ironie sarcastique, son humour par un jeune chef né en Suisse, Baldur Brönniman. J’ai souvent écrit que les chefs de la Komische Oper finissaient souvent en haut de l’affiche, que des Kirill Petrenko, Patrick Lange faisaient maintenant une carrière, que d’autres comme Henrik Nánási le GMD commençaient à se faire entendre (à Londres, à Francfort), eh bien Baldur Brönnimann est un chef de cette trempe, qui fascine par la qualité du travail mené, par la manière dont il suit le plateau et dont il travaille sur l’homogénéité musicale malgré la foire qui règne sur la scène: tout est net, tout est parfaitement en place, tout est spectaculaire dans ce travail où l’orchestre est disposé en fosse, sur scène quelquefois, sur les côtés de l’orchestre et au premier balcon: les dernirèes mesures sont d’une indicible beauté.  Un rendu impeccable dans la défense de l’œuvre, et au total une soirée (de répertoire!) exceptionnelle, à des prix berlinois, soit plus de 50% inférieurs à ceux pratiqués à Paris.
Paris, oui Paris incapable aujourd’hui d’offrir sur deux jours très ordinaires des spectacles de cette trempe, Paris qui n’ose rien,  qui a peur de tout, qui n’est plus une capitale pour la musique, qui n’est plus une capitale pour le théâtre, qui n’est plus capable en terme de spectacle vivant que de rimer avec rabougri.
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STAATSOPER BERLIN 2012-2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER le 16 MAI 2013 (Dir.mus: Daniel HARDING, Mise en scène: PHILIPP STÖLZL)

Acte I début ©Matthias Baus

Tout est complet à la Staatsoper am Schiller Theater pour ce Fliegende Holländer. Le bouche à oreille a fonctionné et le public très détendu arrive en masse, en cette soirée ensoleillée dès 18h30,  et mange qui son bretzel, qui son sandwich, qui son cornet de glace. Beaucoup de jeunes, des classes (dont une française), en bref, un public habituel pour Berlin. La production (venue de Bâle, l’un des meilleurs théâtres de l’aire germanique) est signée Philipp Stölzl, qui n’a pas participé à cette reprise (signée Mara Kurotschka), mais à qui l’on doit à la Deutsche Oper un très beau Rienzi et un beau Parsifal, la direction musicale a été confiée à Daniel Harding, qui n’est pas le premier venu, et le Hollandais est chanté par Michael Volle: trois arguments qui plaident pour le spectacle. La presse a en général été très positive voire enthousiaste et le public a répondu présent.
La mise en scène de Philipp Stölzl est une variation intimiste sur la très fameuse mise en scène de Harry Kupfer à Bayreuth qu’on peut voir en DVD et qui reste jusqu’ici pour cette œuvre la référence non encore détrônée. Elle part exactement du même postulat (exploré d’une manière un peu différente par Claus Guth, toujours à Bayreuth ou par Homoki à la Scala et à Zürich) à savoir que c’est Senta qui est au centre de l’œuvre, et qui fait surgir toute l’histoire de son monde fantasmatique. Elle reste donc en scène pendant tout l’opéra (joué naturellement sans entractes) et rêve toute l’histoire comme si c’était sa propre histoire avec le Hollandais.
Ce qui frappe, c’est que Stölzl utilise les mêmes ressorts, voire les même gestes de Kupfer, en les réadaptant au contexte. Kupfer avait situé l’action pendant la nuit nordique, dans un petit port du côté d’Hammerfest et dans un dialogue permanent entre intérieur et extérieur (avec des changements de décor “à la seconde” tout à fait étonnants), Stölzl la situe dans l’atmosphère confinée et vaguement étouffante d’une grande bibliothèque  bourgeoise,  écrasée par une immense “marine”. Senta, la fille de la maison, s’est construit un monde dans les livres et serre contre elle le livre de l’histoire du Hollandais, tout comme la Senta de Kupfer en serrait contre son cœur le portrait. Daland n’est plus un marin, mais un père de famille bourgeois qui “place” sa fille auprès d’un riche vieillard : exactement comme chez Kupfer on va passer du réel au fantasmé tout au long du déroulement de l’histoire, jusqu’à ce que les deux se rejoignent dans la catastrophe finale (chez Stölzl, Senta s’égorge, chez Kupfer, elle se jette par la fenêtre): c’est donc fondamentalement le même propos et les mêmes procédés. la variation porte sur le contexte, la nature des images, et l’analyse de Stölzl qui fouille  la critique de l’éducation et du confinement des filles de la bourgeoisie du XIXème, qu’il voit comme moteur de la dérive psychiatrique de Senta:  il  fait de cet exemple de bovarysme aigu une analyse à la Flaubert .
Car c’est là la différence avec Kupfer qui avait beaucoup plus travaillé à la fois sur le spectaculaire et sur l’isolement de ces petites villes nordiques, choisies en référence à la tempête essuyée par Wagner qui avait inspiré son Vaisseau. Ici, c’est la fille de famille bourgeoise, étouffée sous les contraintes, qui s’en échappe par les livres qu’elle a sous la main: Stölzl soigne particulièrement les allers et retours du rêve à la réalité,et souligne une réalité d’abord pathétique, notamment par le personnage d’Erik, ici particulièrement bien traité, en tout cas plus clairement que chez Homoki à la Scala; c’est un jeune homme bien sous tous rapports, amoureux, et en même temps totalement hermétique à l’histoire que vit Senta et donc incapable de rétablir une normalité dans ses comportements, et une réalité sordide aussi: Senta est vendue à un vieillard riche. Le père (un Daland qui ne serait pas marin), applique les lois du mariage d’alors: une alliance économique. Et dans l’espace réel, ce vieillard ne fait quasiment que dormir affalé sur le canapé, une image proprement insupportable à la jeune Senta qui finira par le tuer d’un coup de bouteille.  Kupfer avait proposé la même situation, mais le futur mari était dans l’ombre et on avait seulement entraperçu la transaction.

Scène initiale du fantasme ©Matthias Baus

Senta dans son fantasme au départ confond Daland, son père, et le Hollandais, qui apparaît dans le fauteuil même où Daland s’était assis (sans qu’on voit le changement, très bien fait) tous sortis du tableau central dans le décor. Excellente idée d’ailleurs que de faire de ce tableau le lieu même du fantasme, car il permet tous les montages, et, comme dans une montée d’images il permet toutes les images et superpositions d’images. Le duo du 2ème acte entre le Hollandais et Senta est à ce titre une très grande réussite, scénique et aussi, on le verra, musicale:

Acte II, le duo en abyme ©Matthias Baus

Senta seule dans son salon se projette avec le Hollandais, dans le tableau qui lui-même figure le  salon,  en robe blanche allant vers lui; les gestes de Senta et de son double étant parfaitement synchronisés, ce qui offre vraiment une image troublante, frappante, marquante. Puis le tableau dans le tableau s’ouvre à son tour pour offrir le même décor, mais avec  le tableau montrant un ciel étoilé qui projette cet avenir stellaire rêvé par l’héroïne (là où Kupfer en un tableau époustouflant montrait le couple aller au cœur d’un vaisseau-fleur): cette succession de tableaux enchâssés du salon en abyme donne un aspect incontestablement magique à la scène, qui tranche avec la scène précédente des fileuses (qui sont des femmes de chambre dans la réalité vue par le metteur en scène) et qui donnait de l’isolement de Senta une image d’une inédite cruauté, où les femmes de chambre bavardent comme on bavarde sur les maîtres à l’office.

Acte III, la fête ©Matthias Baus

Comme chez Kupfer, la fête du 3ème acte est celle des noces de Senta avec son vieillard et tous y sont ivres, y compris Senta qui rêve le mélange des noceurs et des marins du vaisseau fantôme: elle entre sur scène une bouteille à la main, dont elle finira par frapper dans sa schizophrénie et le vieillard et Erik, qui lui est arrivé une valise à la main, posant une lettre d’adieu sur une table: en bref, les éléments d’un drame bourgeois.

Erik et Senta ©Matthias Baus

La scène est dominée par un moment de forte intensité dramatique, quand Senta, pour échapper aux lamentations d’Erik se dissimule sous la table recouverte d’une nappe blanche, Erik allongé sur la table lui parle mais Senta en sort de l’autre côté sans qu’Erik ne la voie, il parle ainsi dans le vide à une Senta qui est sortie, et qui, prise dans une sorte de rêve dans le rêve, le recouvre de la nappe devenu drap et se love à côté de lui comme dans un lit, moment d’une rare intensité interrompu par la violence de l’appel du Hollandais, qui ramène Senta à son premier fantasme et qui provoquera ensuite son agressivité contre le vieillard son “fiancé” et contre Erik.

Scène finale ©Matthias Baus

Prise au piège de tous qui cherchent à la calmer, elle s’échappe, saisit le goulot de la bouteille cassée et s’en égorge. Elle s’écroule, et Erik et Daland se penchent la jeune fille, au cou dégoulinant de sang. Rideau.

 

 

Dans l’ambiance confinée du Schiller Theater, la violence de la mise en scène, construite sur l’idée du confinement, est exaltée par dans un rapport scène-salle de grande proximité, qui accentue évidemment l’effet sur le spectateur. Mais alors que ce rapport de proximité sert la mise en scène, il dessert la musique et notamment l’orchestre, enfoncé dans une fosse très profonde (on ne voit rien, même pas le chef), mais en même temps très présent avec une acoustique d’une grande sécheresse sans réverbération aucune, qui donne une couleur qui n’est peut-être pas celle voulue par le chef, mais qui révèle aussi les problèmes techniques de certains pupitres (les cuivres, et dans une moindre mesure les bois): la lecture de la direction musicale peut en souffrir alors que j’ai trouvé l’approche de Daniel Harding passionnante, à la fois très dynamique et haletante, d’une grande précision analytique, avec des moments sublimes (le duo de l’acte II est un des moments les plus réussis, et l’un des plus beaux jamais entendus pour ma part), où Harding suit  avec une attention incroyable chaque note, chaque inflexion des chanteurs, et “surfe” littéralement sur la musique. Bouleversant.
Cette direction très attentive, au souffle dramatique intense, accompagne une compagnie de chanteurs très homogène qui ne démérite jamais, du Steuermann (l’excellent Peter Sonn, déjà remarqué à Zürich) au Hollandais.
Tobias Schabel est un jeune baryton-basse en troupe à la Staatsoper Berlin, sa voix est claire, juste, bien posée, il manque un peu de noirceur dans le personnage de Daland mais dans l’ensemble la prestation est largement satisfaisante.
Erik est chanté par Stephan Rügamer, remarqué à la Scala dans Loge et en troupe à la Staatsoper. Il remplace (avantageusement) Franz von Aken. Voix claire, excellente diction, mais surtout grande intensité, et beau sens de l’interprétation: il est l’un des Erik les plus émouvants vus ces dernières années et il remporte un succès justifié.

Mary (Simone Schröder) ©Matthias Baus

Simone Schröder est une Mary plus intéressante vocalement que d’ordinaire. On la voit régulièrement à Bayreuth depuis une quinzaine d’années. La voix est affirmée, le personnage juste, on n’en demande pas plus pour Mary, même si la mise en scène a tendance à l’effacer dans le groupe des femmes de chambre.
Emma Vetter est Senta; on l’a entendue dans Gutrune à Salzbourg. C’est une soprano suédoise qui entame une carrière de soprano dramatique à l’instar des grands exemples suédois récents, comme Nina Stemme ou Irene Theorin. La voix est assez métallique dans l’ensemble, notamment au niveau des aigus ce qui gêne un peu dans la ballade. Le duo avec le Hollandais est en revanche souverain et le chant rejoint l’interprétation  dans la dernière partie, c’est remarquable: jolie surprise; une chanteuse à suivre.

Le monologue initial ©Matthias Baus

Enfin, last but not least, Michael Volle, très attendu dans ce rôle. Michael Volle a une science de la diction qui laisse rêveur, chaque mot s’entend et se comprend, et la voix est dotée d’un timbre suave, qui n’est pas sans rappeler celui de Theo Adam. Cette douceur vocale, doublée d’un contrôle des volumes et d’un art de la couleur peu commun fait de son Hollandais l’un des plus convaincants, musicalement et scéniquement: l’interprète est  exceptionnel, son  chant intelligent;  il l’a aussi montré dans d’autres rôles, mais celui-ci lui convient tout particulièrement. Son monologue initial est d’une rare tension, et son duo avec Senta au 2ème acte inoubliable.
En conclusion, on ne peut s’étonner du succès d’une production musicalement solide, bien chantée, scéniquement convaincante par son “classicisme” intelligent. Classicisme parce que désormais il est traditionnel d’orienter la mise en scène du Vaisseau sur le point de vue de Senta; mais en travaillant la morale bourgeoise du XIXème, en en faisant un récit à la Flaubert ou à la Maupassant, Stölzl fait de l’œuvre un vrai récit littéraire qui répond à cette question qui  taraude la littérature de l’époque,  ” A quoi rêvent les jeunes filles?”
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Les saluts en ce 16 mai 2013

 

STAATSOPER BERLIN AM SCHILLER THEATER et DEUTSCHE OPER BERLIN 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON BERLINOISE

Non, tout ne marche pas en Allemagne. L’aéroport de Berlin-Brandeburg devait ouvrir en juin dernier, il ne sera opérationnel qu’en 2015, et encore, sa capacité est insuffisante dès l’ouverture: tant mieux, on continuera d’utiliser Tegel, bien plus pratique. La Staatsoper unter den Linden en travaux depuis deux ans, n’ouvrira probablement pas non plus dans les délais prévus et donc voilà encore ce théâtre contraint d’utiliser les espaces plus étroits du Schiller Theater, à une volée du rival la Deutsche Oper, en face sur la même avenue. A ce jour les deux théâtres ont publié leurs saisons respectives, mais pas le troisième larron, la Komische Oper. Trois opéras à Berlin, trois histoires, trois traditions différentes, trois publics aussi et donc un casse tête pour le politique désireux de rationaliser la situation, budgétaire notamment. Je m’en vais donc essayer de vous présenter les deux saisons, de ces deux théâtres qui sont des théâtres de répertoire, avec leur troupe et donc leur couleur.

La Staatsoper im Schiller Theater, Bismarckstraße 110

Héritier de la tradition lyrique historique de Berlin, la Staatsoper, à deux pas du palais impérial, était la Hofoper (Opéra de Cour) de l’Etat prussien, avec l’orchestre d’Etat, la Staatskapelle, il fut dirigé par les plus grands Richard Strauss, Leo Blech, Erich Kleiber, Clemens Krauss, Herbert von Karajan (1941-1945…) ; ce fut après la deuxième guerre mondiale et une longue reconstruction (1945-1955)  l’opéra d’Etat de Berlin Est, avec son public plus populaire, vitrine de l’art lyrique en Allemagne de l’Est, que Daniel Barenboim reprit en 1992 peu après qu’il a été écarté du Philharmonique de Berlin au profit de Claudio Abbado.  Royaume de Daniel Barenboim et de l’intendant Jürgen Flimm, resté peu de temps à Salzbourg et qui en dit des horreurs (commentant dans les journaux le fait qu’en ce moment Alexander Pereira ferraille avec son conseil d’administration et se trouve au bord du départ: Salzbourg use et abuse des intendants depuis le départ de Mortier), il est installé à l’étroit dans la salle du Schiller Theater qui contient moins de 1000 spectateurs.
La programmation de la Staatsoper est dans l’ensemble plus recherchée et plus raffinée que celle de sa voisine d’en face, la Deutsche Oper; d’une part Jürgen Flimm est homme de théâtre et à ce titre veille à ce que les productions soient faites par des metteurs en scène inventifs, l’an prochain par exemple, Tcherniakov, Philipp Stölzl, Sasha Waltz, Andrea Breth sont des acteurs de la scène d’aujourd’hui et représentent une certaine modernité. Du côté musical, Daniel Barenboim est un directeur musical très ouvert, très présent (trop disent ses détracteurs) qui va diriger trois des nouvelles productions (La Fiancée du tsar, Trovatore, Tannhäuser), mais aussi Don Giovanni, Simon Boccanegra, Wozzeck dans le répertoire, soit 6 productions au total, ce qui est très respectable, mais il a appelé aussi Zubin Mehta (deux productions, Salomé et Aida), Sir Simon Rattle (Katja Kabanova), Daniel Harding (Fliegende Holländer), Marc Minkowski (Il trionfo del Tempo e del Disinganno), René Jacobs (Rappresentazione di Anima e Corpo) ce qui promet de belles soirées.
Vu l’exigüité de la salle, elle peut accueillir plus facilement des opéras baroques, du théâtre musical, et la salle de l’atelier (Werkstatt) des opéras pour enfants ou des  petites formes. Ainsi donc la saison est plutôt séduisante, diverse et marque une vraie variété alliant répertoire, raretés, recherche; quant au reste du répertoire, il fait appel aux chefs maison, à la troupe locale, à des chefs très solides spécialistes de répertoire baroque ou classique (Christopher Moulds) ou italien (Massimo Zanetti).
Ainsi donc bonne partie de l’automne sera faite de nouvelles productions, après un Ballo in Maschera de répertoire (Production Jossi Wieler/Sergio Morabito, avec Norma Fantini (Amelia), Kamen Chanev (Riccardo), Marina Prudenskaia (Ulrica), Valentina Nafornita (Oscar), le tout dirigé parr Massimo Zanetti (septembre), dès le 3 octobre, et pour 6 représentations jusqu’au 1er novembre, la première nouvelle production, Zarskaja newesta (La Fiancée du Tsar) de Nicolai Rimski-Korsakov dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov et dirigée par Daniel Barenboim avec une très belle distribution, Anatolij Kotscherga, Olga Peretyatko, Johannes Martin Kränzle, Pavel Černoch, Anita Rachvelishvili. Daniel Barenboim en profitera pour diriger un Wozzeck de répertoire mis en scène par Andrea Breth, avec Roman Trekel dans Wozzeck, Waltraud Meier (Marie), Graham Clark (Kapitän), Pavol Hunka (Doktor) et Štefan Margita dans le Tambourmajor: il faut le dire, c’est une splendide distribution (4 représentations du 4 au 12 octobre). Daniel Barenboim dirigera en octobre une reprise de Don Giovanni dans la production salzbourgeoise passionnante de Claus Guth (où Don Giovanni blessé à mort par le Commandeur dès le début vit à fond ses dernières heures et règle tous ses comptes); comme à Salzbourg, c’est Christopher Maltman qui chante Don Giovanni, aux côtés de la Anna de Christine Schäfer et la Elvira de Dorothea Röschmann, du Leporello de Adrian Sâmpetrean (vu récemment dans le Macbeth milanais) de l’Ottavio de Rolando Villazon, de la Zerlina d’Anna Prohaska et du Masetto de Adam Plachetka (qui sera en revanche Don Giovanni à Vienne et à la Deutsche Oper); là aussi, une jolie réunion de bons chanteurs! (6 représentations du 18 octobre au 3 novembre).
Daniel Barenboim sera encore au pupitre pour un hommage de Sasha Waltz au Sacre du printemps de Stravinski, la création de Sacre un montage entre le Sacre du Printemps, la “scène d’amour” du Roméo et Juliette de Berlioz et L’après-midi d’un faune de Debussy pour deux représentations les 26 octobre et 2 novembre.
La programmation de novembre est faite de représentations de répertoire, La Traviata fameuse de Peter Mussbach, direction Domingo Hindoyan, avec Anna Samuil dans Violetta pour 3 représentations en novembre, 2 en février et 2 en mars, Die Zauberflöte (Production August Everding) direction du jeune Wolfram-Maria Märtig, avec Anna Prohaska en Pamina et Stephan Rügamer en Tamino et La Finta Giardiniera (Die Pforten der Liebe) de Mozart dans une nouvelle version du livret signée Hans Neuenfels, qui a aussi signé la mise en scène à l’automne 2012, dirigé par Christopher Moulds avec Stephan Rügamer et Anna Siminska.
Le 29 novembre 2013, la première très attendue  du Trovatore de Verdi pour 7 représentations (jusqu’au 22 décembre) dans la production de Philipp Stölzl (à qui l’on doit le Rienzi et le Parsifal de la Deutsche Oper, ainsi que le Fliegende Holländer actuellement en scène à la Staatsoper), dirigé par Daniel Barenboim avec Anna Netrebko (Leonora), Alexksandr Antonenko (Manrico), une voix un peu lourde pour le rôle à mon avis, Marina Prudenskaja dans Azucena et…Placido Domingo dans Il conte di Luna. Réservons notre vol…
Car en décembre, outre ce Trovatore, quelques Zauberflöte et Finta Giardiniera, ainsi que La Bohème (pour5 représentations jusqu’au 19 janvier (Anna Samuil dans Mimi et Josep Caballé-Domenech au pupitre) on pourra aussi voir Der Fliegende Holländer, dans la production de Philipp Stölzl (c’est son mois!) dirigé par Daniel Harding, avec Michael Volle dans le Hollandais, Emma Vetter (Senta) et Stephan Rügamer (Erik) (à partir du 12 décembre pour 4 représentations jusqu’au 29). Philipp Stölzl sera encore à la fête à la Staatsoper pour la production de fin d’année, une reprise de Orphée aux Enfers (Orpheus in der Unterwelt) d’Offenbach, dirigée par Günther Albers pour 4 représentations jusqu’au 12 janvier.
En janvier justement des représentations de répertoire de Bohème, de Zauberflöte, de Barbiere di Siviglia, pour en arriver le 25 janvier à la première représentation de Katja Kabanova, de Leoš Janáček, nouvelle production d’Andrea Breth, dirigée par Sir Simon Rattle pour 6 représentations jusqu’au 16 février, avec une magnifique distribution réunissant entre autres Deborah Polaski (Marfa) et Eva Maria Westbroek (Katja), Pavel Černoch (Boris), Stephan Rügamer (Tichon), Roman Trekel (Kuligin). En février on pourra coupler cette Katja Kabanova de luxe par une reprise de choix, celle de Salomé, car la production de Harry Kupfer sera dirigée par rien moins que Zubin Mehta, pendant un bon mois à la Staatsoper de Berlin et pour pour 4 représentations du 2 au 13 février, avec Camilla Nylund (Salomé) et Albert Dohmen (Jochanaan), mais aussi l’excellent Gerhard Siegel (Herodes) et Birgit Remmert dans Herodias; un “mois Mehta”, ai-je dit, parce le 15 février, il dirigera une série de 3 représentations (jusqu’au 23 février) de Aida, dans la mise en scène de Pet Halmen avec le quatuor Ludmila Monastyrska (Aida), Nadia Krasteva(Amneris), Franco Vassallo (Amonasro), Fabio Sartori (Radamès): on pouvait rêver meilleur cast, mais pour Zubin Mehta dans un grand Verdi on ne fera pas la fine bouche.
En fin de mois, une Tosca qu’on peut éviter (Mise en scène Carl Riha, direction Stefano Ranzani avec Maria José Siri, Thiago Arancam et Egils Silins). Traviata, Zauberflöte pour un mois de mars sans grand intérêt, sauf pour 6 représentations (16 mars-6 avril) des Nozze di Figaro dirigées par Christopher Moulds avec une jolie distribution qui vaut une soirée si l’on est à Berlin: Roman Trekel (Il conte), Dorothea Röschmann (La Contessa), Vito Priante (Figaro), Anna Prohaska (Susanna) et Rachel Frenkel (Cherubino, comme à Vienne).
Avril, c’est le festival annuel du 12 au 20 avec deux “must”:
– une nouvelle production de Tannhäuser, dirigée par Daniel Barenboim, dans une mise en scène chorégraphiée de Sasha Waltz (c’est incontestablement attirant) avec quelle distribution ! René Pape (Landgrave), Peter Seiffert (Tannhäuser), Peter Mattei (!!) (Wolfram), Marina Prudenskaja (Venus), Marina Poplavskaja (Elisabeth). (4 représentations du 12 au 27 avril)
– une reprise de Simon Boccanegra (mise en scène – mauvaise- de Federico Tiezzi) avec Placido Domingo (Simon) et Anja Harteros (Amelia), Dmitry Belosselskiy (Fiesco), Fabio Sartori (Gabriele) les 13 et 17 avril.

Et peu après, à partir du 22 avril et jusqu’au 26 avril (3 soirs), une rareté, le Vin Herbé de Frank Martin, direction de Frank Ollu, et mise en scène de Katie Mitchell, avec entre autres Matthias Klink et Anna Prohaska, qui est une reprise d’un spectacle qui aura sa première à la fin du mois de mai 2013.
La première moitié du mois de mai 2014 sera baroque. Tout d’abord, une reprise de Rappresentatione di Anima et di Corpo de Emilio de’ Cavalieri, oeuvre fondatrice de l’opéra, dirigé par René Jacobs avec l’Akademie für Alte Musik Berlin, dans la mise en scène de Achim Freyer, avec notamment Marie-Claude Chappuis pour 4 représentations du 4 au 11 mai, puis de Dido and Aeneas, de Purcell (réédition de Attilio Cremonesi) dans une mise en scène et chorégraphie de Sasha Waltz, un magnifique spectacle dirigé par Christopher Moulds, reprise d’un spectacle de 2005 (je crois), avec l’Akademie für Alte Musik de Berlin.
On pourra voir (en passant) à partir du 18 mai une reprise de la production déjà ancienne de Philipp Himmelmann (2004) de Don Carlo de Verdi (version en 4 actes) pour 5 soirées du 18 au 30 mai, dirigée par Massimo Zanetti, avec René Pape dans Filippo II, Fabio Sartori dans Don Carlo et Alfredo Daza dans Posa, ainsi que Anna Samuil dans Elisabetta et Marina Prudenskaja dans Eboli et encore les 24 mai et 1er juin Tosca (avec Béatrice Uria-Monzon et Jorge de Leon cette fois).
Le mois de juin verra pour la dernière reprise de l’année (pour trois représentations les 7,9,11 juin) , encore un spectacle baroque: Il trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel, avec Marc Minkowski au pupitre des Musiciens du Louvre – Grenoble  et dans la mise en scène de Jürgen Flimm avec notamment Charles Workman, Sylvia Schwartz,  et Delphine Galou et enfin  la dernière nouvelle production de l’année, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny de Kurt Weill dans une mise en scène de Vincent Boussard, décors de Vincent Lemaire et costumes de Christian Lacroix  avec Wayne Marshall au pupitre de la Staatskapelle Berlin pour 6 représentations du 6 au 25 juin, avec le très bon Michael König dans le rôle de Jim Mahoney .
Toute la seconde moitié de juin est dédiée au festival Infektion! Festival für neues Musiktheater qui présentera
– le Lohengrin (1982) de Salvatore Sciarrino dans l’Atelier (Werkstatt) pour 5 représentations du 14 au 21 juin, mise en scène Ingo Kerkhof
– dans la grande salle de la Staatsoper la création d’un spectacle composé d’un opéra de Morton Feldman Neither (sur un texte de Samuel Beckett) et de Footfalls de Samuel Beckett, sur les lieux mêmes où Feldman et Beckett se rencontrèrent,  la mise en scène est de Katie Mitchell (qui a mis en scène Written on Skin de George Benjamin à Aix) qui combinera les deux œuvres, la Staatskapelle de Berlin sera dirigée par François-Xavier Roth et la soliste sera Laura Aikin pour 4 représentations du 22 au 29 juin.
Aschemond oder The Fairy Queen, un opéra de Helmut Oehring sur une interprétation de musiques de Henry Purcell dans une mise en scène de Claus Guth avec une distribution très stimulante, Marina Prudenskaja, Bejun Mehta, Andrew Staples, Roman Trekel et sous la direction de Michael Boder pour la Staatskapelle Berlin et de Benjamin Bayl pour l’Akademie für Alte Musik (23, 26, 28 juin)
– Enfin, une reprise de Lezioni di tenebra de Lucia Ronchetti créé le 30 janvier au Werkstatt d’après Giasone de Francesco Cavalli sous la direction de Max Renne (27 et 29 juin).
On peut constater à la fois la variété de l’offre de la Staatsoper qui va de l’opéra standard à au théâtre musical le plus contemporain, la qualité des chefs invités et celle des metteurs en scène ainsi que la bonne tenue des distributions. Le système est un mélange de système de répertoire et de stagione: la scène du Schiller Theater ne permet pas de toute manière une alternance complète. En tous cas de septembre à février, les mélomanes devraient trouver leur compte, sans oublier le Festival en avril et aussi le Festival de Théâtre musical en juin qui offre deux spectacles à voir de Katie Mitchell et Claus Guth. De quoi remplir bien des soirées berlinoises, à des prix  raisonnables vu que la plupart du temps les places vont de 20-28 € à 66-84 €  !

Deutsche Oper am Rhein, Bismarckstraße 35

Le cube de béton construit au début les années 60 (1961), salle à vision frontale de 1900 spectateurs environ fait suite à une histoire qui remonte au début du siècle. Face à l’opéra d’Etat (Staatsoper) , c’est un “opéra de quartier” lié au quartier très riche de Charlottenburg (la commune la plus riche de Prusse à l’époque) qui naît, appelé Deutsches Opernhaus, puis Städtische Oper (Opéra municipal) en 1925. Goebbels l’a appelé de nouveau Deutsches Opernhaus. Carl Ebert, l’intendant de l’époque, a quitté l’Allemagne pour éviter à avoir à se compromettre avec le régime: il retrouvera son poste en 1945. La salle de 1912, remodelée en 1935, fut détruite par un bombardement en 1943. La conception de la salle de 1961 est clairement celle d’une salle de répertoire, plutôt ouverte (vision frontale) qui fut l’Opéra de Berlin Ouest lorsque le mur sépara Berlin et que la Staatsoper fut celui de Berlin Est. Deux symboles donc et toujours la même rivalité (sous les nazis, Goebbels tenait la Deutsches Opernhaus et Göring la Staatsoper), qui continue au-delà de la “Wende”, après la chute du mur, tant les profils des deux théâtres sont différents (un peu comme Garnier et Bastille si les théâtres avaient deux administrations séparées). La Deutsche Oper est donc un véritable opéra de répertoire, avec des productions durables, très marqué encore par les années où Götz Friedrich fut son intendant, de 1981 à sa mort, en 2000.
Ses directeurs musicaux furent, entre autres, Bruno Walter, Ferenc Fricsay, Lorin Maazel, Gerd Albrecht, Christian Thielemann. Depuis 2009, le directeur musical est l’américain Donald Runnicles.
Six nouvelles productions en 2013-2014, et deux productions en version de concert, et 26 productions au répertoire, cela signifie une grosse trentaine de titres différents, sans compter les six productions dans la “Tischlerei” (l’ancienne menuiserie) salle de création dédiée aux expérimentations ouverte en novembre 2012. En 2013-2014, on jouera Berlioz (2) Bizet (1), Britten(1), Donizetti(3), Humperdinck(1), Janacek(1), Leoncavallo(1), Mascagni(1), Massenet(1), Mozart(4), Ponchielli(1), Puccini(2), Rossini(1), Verdi(7), Wagner(6, dont deux séries du Ring).
Une saison qui s’ouvre le 22 août par une création (unique soirée) dans le foyer de l’opéra, un opéra “accessible”(Begehbare Oper) sur des musiques de Maurizio Kagel et Christian Steinhäuser dans une mise en scène de Sven Sören Beye.
Mais c’est bien le Ring, dans la mise en scène désormais culte de Götz Friedrich qui va encore faire événement cette année: programmé deux fois dans deux distributions différentes, en septembre sous la direction de Sir Simon Rattle (qui se partage entre Deutsche Oper et Staatsoper!) et en janvier sous la direction de Donald Runnicles. C’est septembre qu’il faut choisir au vu de la distribution: Wotan, Juha Uusitalo (sept), Mark Delavan (janv); Alberich: Eric Owens; Loge: Burkhard Ulrich; Fricka: Doris Soffel (sept), Daniela Sindram (janv), Siegmund: Simon O’Neill (sept) Peter Seiffert (janv); Brünnhilde (Walküre): Evelyn Hertlizius (sept), Linda Watson (janv), (Siegfried) Susan Bullock,(Götterdämmerung) Evelyn Hertlizius (sept), Susan Bullock (janv) ; Sieglinde: Eva-Maria Westbroek(sept), Heidi Melton (janv);  Siegfried: Lance Ryan; Wanderer: Juha Uusitalo (sept), Terje Stensvold (janv); Mime: Burkhard Ulrich; Hagen: Hans Peter König; Waltraute: Anne Sofie von Otter; Gutrune: Heidi Melton; Günther: Markus Brück.
Anna Smirnova sera comme à Vienne Abigaille dans une nouvelle production de Nabucco dirigée par le jeune Andrea Battistoni, moins doué que l’autre jeune italien, Daniele Rustioni à mon avis (qui vient d’obtenir l’Opera Award du meilleur jeune chef) mise en scène de Keith Warner, avec Johan Reuter dans Nabucco (à partir du 8 septembre, en octobre et en décembre). La saison propose un autre Verdi, Falstaff, dirigé par Donald Runnicles, mise en scène de Christof Loy (hum), avec Markus Brück (Falstaff), Michael Nagy (Ford) , Joel Prieto (Fenton) et Barbara Haveman dans Alice Ford (7 représentations de novembre à janvier). Donald Runnicles dirigera aussi La Damnation de Faust de Berlioz, mise en scène de Christian Spuck, sur deux séries de représentations ( 4 en février-mars et 4 fin mai début juin) avec des choix de distributions cornéliens: en février Klaus Florian Vogt, Clementine Margaine, Samuel Youn, et en mai Matthew Polenzani, Elina Garanca, Ildebrando d’Arcangelo. On passera rapidement sur une nouvelle production d’Irina Brook de L’Elisir d’amore de Donizetti, dirigée par le très pâle Roberto Rizzi Brignoli avec Nicola Alaimo tout de même dans Dulcamara (5 soirs en avril mai) pour s’intéresser vivement à Billy Budd de Britten, pour 5 représentations en mai juin, dans une mise en scène de David Alden et dirigé par Donald Runnicles, avec John Chest en Billy Budd et Burkhard Ulrich en Edward Fairfax Vere. la saison se termine par quatre représentations concertantes, deux (4 & 7 juin) de Maria Stuarda de Donizetti (Paolo Arrivabeni, Joyce di Donato/Carmen Giannatasio), pour madame Di Donato, et deux (16 & 19 juin) de Werther de Massenet  (Donald Runnicles, Ekaterina Gubanova/Vittorio Grigolo): Grigolo en Werther…c’est le mauvais rêve de l’éléphant dans le magasin de porcelaines.
Du côté des reprises de répertoire, comptez sur des Bohème (7 fois en décembre) et des Tosca (6 fois en décembre, janvier, mai), des Nozze di Figaro (3 fois en février-mars), des Don Giovanni (6 fois de mars à juin) avec Adam Plachetka la trouvaille viennoise, et Sonja Yontcheva, 10 Zauberflöte (mise en scène Günter Krämer) d’octobre à mai, un Barbiere di Siviglia pour 6 représentations d’octobre à février (dirigé par Guillermo Garcia Calvo).
Les Verdi sont plus intéressants et se concentrent en automne (année du centenaire oblige) cinq titres sont proposés en plus de Nabucco et Falstaff dans la période:
Don Carlo (version en 4 actes) en octobre et surtout novembre, direction Donald Runnicles et mise en scène Marco Arturo Marelli, avec Hans Peter König, Paata Burchuladzé, Russel Thomas, Dalibor Jenis, Violeta Urmana et Anja Harteros/Barbara Frittoli (pour une soirée en novembre).
Macbeth (4 représentations en octobre et novembre), direction Paolo Arrivabeni, et mise en scène Robert Carsen, avec en Macbeth Thomas Johannes Mayer (octobre) et Simon Keenlyside (novembre), en Lady Macbeth Marianne Cornetti(octobre) et Ludmyla Monastyrska (novembre).
Otello (3 représentations en novembre), dirigé par Donald Runnicles, dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg, avec José Cura (Otello), Barbara Frittoli (Desdemona) et Thomas Johannes Mayer en Jago: malgré Kriegenburg, on peut passer.
Rigoletto (6 représentations en novembre, décembre et avril), mise en scène de Jan Bosse, direction Roberto Rizzi Brignoli, nouvelle production très contestée de la saison actuelle, avec Lucy Crowe (nov-déc)/Elena Tsallagova(avril), Andrzej Dobber(nov-déc)/Markus Brück(avril) et Ivan Magri(nov-déc)/David Lomeli(avril)
La Traviata (8 représentations entre octobre et avril) dans la mise en scène de Götz Friedrich, dirigée par Gérard Korsten et Ivan Repusic (avril) avec quatre Violetta (Dinara Alieva, Ailyn Perez, Alexandra Kurzak, Marina Rebeka), quatre Alfredo (Gyorgy Vasiliev, Stephen Costello, Yosep Kang, Dmytro Popov), quatre Germont (Etienne Dupuis, Simon Keenlyside – 1 fois-, Leo Nucci -1 fois- et Markus Brück en février et avril).

Du côté de Wagner, à part le Ring, la Deutsche Oper affiche des spectacles solides dans des distributions soignées:
Parsifal, à Pâques comme il se doit (5,18, 21 avril) dans la mise en scène assez réussie de Philipp Stölzl (nouvelle production de cette saison) , dirigé par Axel Kober, qui dirigera cette année Tannhäuser à Bayreuth avec Hans-Peter König (Gurnemanz), Stefan Vinke (Parsifal), Bo Skovhus (Amfortas) Bastiaan Everink (Klingsor) et Evelyn Herlitzius (Kundry)
Tristan und Isolde, en mai pour 3 représentations, dirigé par Donald Runnicles dans la mise en scène de Graham Vink, avec Nina Stemme et Stephen Gould, entourés de Albert Pesendorfer et Liang Li (Marke), Samuel Youn (Kurwenal) et Tanja Ariane Baumgartner (Brangäne). Pour le couple vedette, on ne peut manquer Nina Stemme dans Isolde.

Mais dans la liste des opéras de répertoire, émergent quelques moments qui devraient stimuler le plaisir du mélomane ou du fan.
Les Troyens (3 représentations en mars-avril): production de David Pountney, dirigée par Paul Daniel, avec Roberto Alagna (Enée), Ildiko Komlosi (Cassandre) et Béatrice Uria-Monzon (Didon), distribution intéressante et œuvre évidemment passionnante qu’on n’a pas vue depuis longtemps à Paris, ce foyer, paraît-il, du grand répertoire français.
Jenufa (3 représentations en février): production de Christof Loy diriége par Donald Runnicles, avec Hanna Schwarz, Will Hartmann, Jennifer Larmore et Michaela Kaune; là aussi, un ensemble digne d’intérêt
Cavalleria rusticana/Pagliacci  (4 représentations en mars) : on pourrait ranger cette production dans les soirées habituelles de répertoire, mais voilà, Santuzza sera Waltraud Meier dans Cavalleria et cela change tout et dans Pagliacci, Canio sera Stephen Gould et Nedda Carmen Giannatasio. C’est aussi le jeune Cornelius Meister, grand espoir de la direction en Allemagne qui sera au pupitre et la mise en scène est de David Pountney
La Gioconda (4 représentations en janvier-février), entrée au répertoire de Paris en ce moment, déjà au répertoire de Berlin depuis longtemps, La Gioconda mérite d’être vue au moins une fois même dans une vieille mise en scène de Filippo Sanjust, dirigée par l’excellent Jesus Lopez Cobos, avec Hui He, Marianne Cornetti, Marcelo Alvarez, Lado Ataneli. Une distribution solide, qui peut sauver l’honneur d’une œuvre un peu surannée.

Telles sont les perspectives des deux salles berlinoises: deux couleurs différentes certes, deux manière de gérer l’opéra certes, mais bien des similitudes:  toutes deux sont ouvertes au Regietheater  et à l’innovation sur scène,  on y retrouve les mêmes (Philipp Stölzl par exemple) ou quelquefois les mêmes titres en trop grand nombre (Don Carlo, Don Giovanni, La Traviata, Il Barbiere di Siviglia, Tosca, Bohème…) ce qui est regrettable et montre les effets pervers de la concurrence sur les grands standards. La Deutsche Oper travaille plus sur son répertoire (on le voit sur l’accumulation des Verdi et Wagner), la Staatsoper travaille plus sur “la” représentation dans une logique qui se rapproche du système stagione : en sera-t-il de même lorsqu’elle aura regagné Unter den Linden? Il faudra un jour qu’une décision soit prise pour que les deux institutions ne labourent pas le même champ.
Même si tout ne vaut pas le vol vers Berlin pour le mélomane français, il reste que pour le spectateur local, il y a de quoi aller voir de l’opéra chaque semaine, sinon chaque soir,  et de l’opéra, dans des productions souvent intéressantes: au moins ce n’est pas ennuyeux…Heureux berlinois. [wpsr_facebook]

THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE BERLIN 2012-2013 : SOMMERGÄSTE (LES ESTIVANTS) de Maxime GORKI (Mise en scène ALVIS HERMANIS) le 22 FÉVRIER 2013

Le décor ©Thomas Aurin, 2012

De passage à Berlin sur la route de Leipzig, j’en ai profité pour aller voir l’un des derniers spectacles produits par la Schaubühne, Sommergäste (Les Estivants) de Maxime Gorki dans une mise en scène d’Alvis Hermanis, le metteur en scène letton à qui l’on doit la production de Die Soldaten à Salzbourg en 2012, et qui fera, toujours à Salzbourg, Gawain de Harrison Birtwistle en 2013. J’ai voulu mieux entrer dans l’univers de ce metteur en scène encore très peu connu en France, mais évidemment connu dans le monde germanique.
Cette nouvelle production, qui date de décembre 2012, a été accueillie fraichement par la presse allemande, très contrastée, et qui s’est accrochée à la mémoire de la production légendaire de Peter Stein en 1974, toujours à la Schaubühne (qui n’était pas alors à Lehninerplatz) avec la génération d’acteurs d’alors, Jutta Lampe, Edith Clever, Bruno Ganz etc…) en considérant que ce travail n’était pas aussi réussi, tant sur le plan scénique qu’interprétatif.
Alvis Hermanis part de l’analyse commune que la pièce de Gorki qui date de 1904, marque une lecture de la bourgeoisie russe exténuée par l’oisiveté et l’ennui à la veille des révolutions et de la guerre et : les personnages ratiocinent, ne sortent pas de leurs petits problèmes, sont incapables de prendre une quelconque distance par rapport à eux mêmes ou même de communiquer entre eux. Eric Lacascade il y a trois ans avait essayé de dynamiser cette pièce assez bavarde, où chaque personnage prend la parole pour exposer des problèmes qui pour la plupart sont des problèmes d’enfants gâtés et aussi d’enfants ratés. Alvis Hermanis prend l’option inverse rendant l’action presque exclusivement discursive, de ces discours dits sur un ton non monocorde, mais linéaire, ce qui donne au rythme de la phrase quelque chose de lancinant, et évidemment génère une sorte d’ennui pesant qui est celui des personnages de la pièce, dont le premier, Serguei Bassov l’avocat essaie de se suicider en se pendant à des fils électriques, rate son suicide et ce faisant crée un court circuit qui éclaire tout le décor. Sa femme Varvara reste étendue pratiquement toute la pièce sur un sofa déglingué: tout se passe en effet dans un décor (de Kristine Jurjäne, somptueux, à mi chemin entre l’espace hyperréaliste et l’espace rêvé) inspiré très fortement de la Villa Fabergé de Saint Petersbourg,  une villa longtemps laissée à l’abandon, qui fut l’une des plus belles villas des années trente et qui est une villa ruine. Dans ce décor, où gisent cartons, livres, baignoire rouillée, où pendent des fils, avec au premier étage une sorte de jardin d’hiver, où les plantes grimpantes envahissent les murs, les personnages errent comme des spectres, habillés d’habits défraichis, sorte de clowns tristes, avec des pantalons trop larges, des chemises ouvertes ou carrément défaites ou déchirées, des habits signes de ce qu’ils furent et de ce qu’ils ne sont plus. Le riche industriel oncle de Souslov (appelé deux-points-Doppelpunkt-dans la traduction allemande), traine dans un caddie son argent enfermé dans des sacs plastiques . Les femmes dans ce monde à l’abandon demeurent moins négligées  que leurs maris ou amis: elles constituent un groupe assez compact, notamment pendant les deux premiers actes, qui se réunit autour du sofa, elles se touchent, se caressent, se donnent du plaisir solitaire, elles rêvent sans jamais connaître la satisfaction. Elles sont elles aussi toutes habillées de manière à peu près identique, sauf

Karelia ©Thomas Aurin, 2012

Karelia la poétesse, sœur de Bassov, toute de noir vêtue.

©Thomas Aurin, 2012

Il en résulte une sorte de rituel, des personnages qui interviennent, les uns après les autres, sur un espace où ils sont dispersés, mais pratiquement toujours en scène, ou derrière les fenêtres, ou dans le jardin d’hier suspendu, au milieu desquels circule un chien, un magnifique Golden Retriever qu’on gave de friandises et qui renifle les vieux livres poussiéreux, s’étend et dort, assiste curieux aux efforts des personnages pour se griller quelque Bratwurst: ce chien en scène tout au long de la pièce en devient presque le personnage central, le quinzième de ces Estivants qui perdent leur temps, et leur vie. Même la mort leur est impossible, tous ratent leurs tentatives pour en finir, et lorsque Warvara s’en va à la fin, avec quelques effets dans un chariot à provisions à roulette, en disant “je veux vivre” le monde reste là, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change.

Le “groupe des femmes” ©Thomas Aurin, 2012
©Thomas Aurin, 2012

Dans ces personnages au total assez gris, les femmes sont dominent l’action en un groupe compact, mais sont aussi très individualisées, Warvara (Ursina Lardi) qui s’ennuie et a perdu sa vie avec son mari, Marja “la vieille” femmes engagée (Judith Engel)  dont Wlas le frère de Warvara (Sebastian Schwarz) est amoureux, Ioulia (Luise Wolfram) la libérée mangeuse d’hommes, Karelia (Eva Meckbach) la poétesse célibataire endurcie: toutes ces femmes forment une sorte de groupe compact au centre de la scène, lovées sur le sofa, pendant que les hommes les observent derrière les vitres;  mais certains moments sont particulièrement savoureux et réussis aussi chez les hommes, comme le délire amoureux de Rioumin (excellent Niels Bormann) qui danse et saute sur le lit du fond transformé en trampoline  ou lorsque Chalimow le poète impuissant (Thomas Bading) lit dans la vieille baignoire occupée aussi par un Bassov ivre qui n’a de cesse de l’interrompre.
Une fois établi que l’idée est de réunir tout ce beau monde dans le même espace: monologues et dialogues se passent en présence des autres, endormis, étendus, assis et dispersés dans l’espace décati, un espace en ruine pour des personnages en ruine, un peu comme dans Soldaten où la scène unique se divisait en espaces de jeu successifs, ici un espace unique est occupé par des personnages qui les uns après les autres interviennent. Le travail d’Hermanis est d’une rigoureuse précision dans la composition scénique: travail sur la mise en espace des groupes, aux gestes complexes, aux attitudes très construites: l’ouverture de la pièce où Bassov essaie de toucher son épouse en des gestes à la fois violents et tortueux ou les corps se mêlent et se tordent en des nœuds complexes est emblématique de ce travail très précis où chaque mouvement, chaque geste est étudié, dans son rythme, voire sa lenteur:  il en résulte une distribution très esthétisante des corps, des espaces, des mouvements, qui, je l’écrivais, fait de la pièce un grand rituel de la vacuité.
Dans une pièce dont le metteur en scène a voulu ritualiser l’ennui, pendant plus de trois heures, j’ai vu le temps passer, certes, comme tout le monde, mais voir le temps passer ne veut pas dire s’ennuyer: il y a toujours quelque chose ou quelqu’un à voir, à regarder, de petits gestes multiples, des mouvements -par exemple le jeu du chien reniflant et de Simin (Moritz Gottwald) dormant dans un coin – de chaque groupe ou de chaque personnage: le couple Doudakov et Olga chargés de chaises essayant de se toucher par chaises interposées, les personnages qui apparaissent en haut dans le jardin d’hiver, se touchant, buvant une bouteille de vin ou simplement regardant d’en haut le plateau, l’œil est à la fois concentré sur une action et dispersé par les actions des autres, toutes au même niveau et toutes totalement inutiles, répétitives, morbides, exténuantes par leur inutilité: les personnages sont des conquérants d’un inutile structurel, ou des inutiles devenus structurellement incapables de conquérir leurs rêves ou simplement leurs femmes ou leurs maris, à ces femmes assoiffées sexuellement correspondent des amants ou des hommes fatigués, impuissants, ignorant des regards qui pèsent sur eux.
Ce travail scénique d’une précision et d’une rigueur exemplaires peut effectivement à la fois désarçonner et provoquer le refus, parce qu’il montre une sorte d’ennui, d’inoccupation spiralaire qui fait toujours revenir au même point, au même geste, dans un espace immuable et défait: je me suis surpris au contraire plusieurs fois à admirer cette construction minutieuse du rien et les acteurs dont certains ont critiqué la prestation, se sont prêtés à un jeu très contraint et à une diction particulièrement contrôlée. On peut considérer que ce n’est pas un de ces travaux de théâtre qui marquent une génération, mais c’est un très beau spectacle qui révèle (ou confirme) la vitalité ou l’inventivité de ce metteur en scène qui j’espère apparaîtra prochainement sur une scène française.
En tous cas, j’ai aimé revenir à la Schaubühne, un lieu que je trouve habité, où qui aime les théâtre se sent bien, et où le public (la salle n’était pas pleine, tout en étant très bien remplie) a fait un bel accueil au spectacle (sept rappels) .
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©Thomas Aurin, 2012

BERLINER PHILHARMONIKER: LA SUCCESSION DE SIR SIMON RATTLE EST OUVERTE

Sir Simon Rattle ©Urs Flueeler/AP

Il y a quelques jours, Sir Simon Rattle a annoncé qu’il ne prolongerait pas son contrat à la tête du Philharmonique de Berlin au-delà de 2018. La nouvelle a fait buzz dans le petit monde de la mélomanie, en devenant même “Rattle quitte le Philharmonique de Berlin”, faisant croire un instant en une décision à effet immédiat. Cette nouvelle qui en soi ne constitue pas une immense surprise: après 16 ans d’exercice, on peut penser que Sir Simon Rattle a envie de faire autre chose et de mener sa carrière différemment, mais remet la question des grands orchestres et des grands chefs au centre de la discussion, et cela, c’est sain.
Moi-même je considérais déjà que le premier prolongement de contrat de Sir Simon Rattle était  dû moins à une adhésion franche de l’orchestre à son chef qu’à l’absence de successeur possible dans le paysage musical de la première décennie des années 2000.
Dans la presse spécialisée d’aujourd’hui, on lit souvent que l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’est plus ce qu’il a été, qu’il n’est plus la meilleure phalange du moment, et dans les classements effectués par telle ou telle revue musicale, il apparaît supplanté qui par les Wiener Philharmoniker, ou par le Concertgebouw.
Et pourtant, la nouvelle du départ de Rattle secoue si fortement le petit monde de la musique classique,  tout en réjouissant la presse spécialisée qui va pouvoir fleurir ses marronniers, que l’on sent bien que cet orchestre-là n’est pas tout à fait comme les autres.
D’abord parce que l’ensemble des musiciens constitue un groupe autonome qui choisit ses nouveaux membres, et qui choisit son chef: une république particulièrement jalouse de son autonomie et de ses choix. Dernière décision en date, la fin encore très discutée de leur présence au Festival de Pâques de Salzbourg, créé pour eux par Herbert von Karajan en 1967, motivée par une affaire de gros sous. Il n’est d’ailleurs pas encore prouvé qu’ils gagneront à leur transfert à Baden-Baden.

Les Berliner Philharmoniker ont un statut très particulier et très symbolique qui va au-delà de celui d’un simple orchestre. Leur histoire de près de 130 ans, les chefs qui les ont dirigés au long du XXème siècle, Hans von Bülow, Arthur Nikisch,  Wilhelm Furtwängler, Herbert von Karajan, Claudio Abbado sont devenus des mythes, et souvent des mythes vivants, tout cela contribue évidemment à installer l’orchestre dans une sorte de Panthéon: je me souviens de mon excitation lorsque je les entendis pour la première fois, à Pleyel, dirigé par Karajan dans les années 70.
La fréquence de mes voyages à Berlin pour les écouter avec Abbado dans les années 90 a fait que c’est sans doute l’orchestre que je connais le mieux aujourd’hui.
C’est évidemment Herbert von Karajan qui a installé l’orchestre dans le statut médiatique qu’il a gardé encore aujourd’hui: une politique d’enregistrements qui a couvert à peu près tout le répertoire classique et qui fait qu’encore aujourd’hui “Karajan+Berliner Philharmoniker” de Berlin est un binôme qui fait vendre. Moi-même, je conseille à mes amis moins mélomanes que moi d’acheter Karajan lorsqu’ils hésitent, car de toute manière, ils auront la garantie du très haut niveau, même là où l’on peut discuter telle ou telle interprétation.
J’ai eu la révélation  de cette ivresse incroyable du son Karajan lors de l’exécution en 1980 du dernier acte de Parsifal à l’Opéra Garnier, où l’orchestre était en fosse, et les trois protagonistes (José Van Dam, Peter Hoffmann, Francine Arrauzau) sur la scène nue. Cette impression inoubliable n’a été concurrencée que par l’exécution du Parsifal d’Abbado à la Philharmonie de Berlin en novembre/décembre 2001, toujours avec les Berliner évidemment.
Il y a une “marque berlinoise”, et les discussions infinies sur la disparition du son Karajan me semblent bien byzantines. Le son Karajan est inséparable  de sa volonté d’obtenir des musiciens le son parfait au disque et au concert, de soigner un dessein sonore, peut-être au détriment d’un discours musical (encore que les derniers Bruckner de Karajan furent et sont encore hallucinants), d’où aussi des choix vocaux qui ont pu paraître étranges, faits pour le disque plus que pour la scène (à commencer par son Ring enivrant et étonnant à la fois, mais aussi sa Tosca avec la jeune Fiamma Izzo d’Amico, ou la Turandot avec l’improbable Katya Ricciarelli).
Son enregistrement de Parsifal reste pour moi la référence pour qui cherche à se rendre compte de ce que pouvaient être les Berliner Philharmoniker au temps du son Karajan.
L’arrivée d’Abbado fut rappelons-le une immense surprise dans le monde musical. personne ne s’y attendait, et Abbado lui-même était en train de signer avec le New York Phiharmonic. Cette arrivée marquait la volonté de l’Orchestre de rompre avec une période et un règne qui n’avaient pas été de tout repos les dernières années et où les orages entre l’orchestre et son chef avaient été fréquents: Karajan était un être autoritaire, il commandait et ne concevait aps l’idée même de contradiction. Abbado arriva à Berlin dans la figure du “primus inter pares”, plus ouvert à la discussion, laissant les musiciens plus libres de leurs choix: on connaît ses méthodes de répétitions qui provoquèrent l’agacement de musiciens habitués aux exigences très précises de Karajan. Il y eut naturellement des polémiques, dont celle du magazine Der Spiegel, où étaient impliqués des musiciens de l’orchestre, et à laquelle le renoncement d’Abbado n’est pas étranger. En réalité, et les musiciens les moins favorables au chef le reconnaissent eux-mêmes ce sont les deux ans après sa maladie en 2001-2002 qui ont totalement changé les relations musicales entre l’orchestre et le chef, ainsi que les interprétations,  et qui ont fait taire toutes les discussions. Il suffit d’écouter la seconde intégrale Beethoven ou les derniers Mahler pour s’en persuader.
La venue de Sir Simon Rattle a correspondu à un autre besoin: il n’y avait pas de chefs germaniques qui pouvaient répondre au défi, Mariss Jansons, que les musiciens voulaient sortait d’un grave problème cardiaque et ne se sentait pas l’énergie suffisante pour assumer une charge qui rappelons-le n’a rien à voir avec celle d’un directeur musical ordinaire: il y a de très nombreux concerts à Berlin, toutes les tournées à assumer, et le Festival de Pâques de Salzbourg (ou de Baden-Baden) à gérer. Il fallait à la fois quelqu’un de plus jeune, de plus disponible: Sir Simon Rattle avait fait ses preuves comme chef du CBSO (City of Birmingham Symphony Orchestra) pendant 18 ans, qu’il avait porté au sommet des orchestres britanniques, il avait un répertoire très ouvert et ses interprétations du répertoire allemand étaient sinon indiscutées, du moins bien acceptées. Il arrivait aussi avec des idées nouvelles en terme de communication, en terme de relation avec le territoire et avec le monde éducatif. Tout en étant musicalement aussi ouvert qu’Abbado, qui avait élargi le répertoire, et rajeuni fortement les cadres de l’orchestre, il pourrait ouvrir le travail à des domaines moins explorés par Abbado (le XVIIIème, le répertoire français) et avoir une vraie stratégie de communication.
Indiscutablement, de ce point de vue, Sir Simon Rattle a réussi. C’est un vrai communicant, chaleureux, sympathique, ouvert, qui a créé des dispositifs riches (Zukunft@philharmonie devenu un programme éducatif financé par la Deutsche Bank à l’offre variée et élargie). Il a ouvert à des répertoires peu pratiqués par l’orchestre (le répertoire français, ou le répertoire XVIIIème, ou même le répertoire américain, oùRattle excelle). Cela reste discutable sur le répertoire allemand:  Brahms notamment et dans une moindre mesure Beethoven ne sont pas vraiment appréciés par une partie du public: c’est moins le cas pour Mahler ou Wagner (voir le Ring d’Aix). Rattle a une approche qui m’apparaît plus artificielle, trop construite, trop superficielle, une sorte de mise en scène très précise du son qui frappe (par exemple dans sa Symphonie n°2 de Mahler “résurrection”) dans l’ensemble assez froide, même si elle peut impressionner. Tout cela ne palpite pas, et a singulièrement tendance à se regarder au miroir. On reste extérieur. Je ne suis pas un fan de Rattle, sauf dans certains Wagner (Parsifal) ou dans tout le répertoire américain. Je me souviens du concert de la Saint Sylvestre 2002 où il a proposé Gershwin et Bernstein, et notamment Wonderful Town de Leonard Bernstein qui est l’un de mes plus beaux souvenirs.
Aujourd’hui, l’orchestre est profondément rajeuni, bien plus mixte qu’auparavant, bien plus international qu’auparavant et évidemment la mémoire du passé de Karajan devient floue, d’autant que les musiciens qui l’ont connu partent  ou sont le point de partir inévitablement à la retraite (comme Wilfried Strehle le remarquable altiste, très impliqué dans les formations de chambre et très lié à Daniel Barenboim).
D’un côté le profil de l’orchestre change et de l’autre va se poser la question d’un choix décisif pour les prochaines décennies.
A mon avis l’alternative est plutôt une alternative de génération: ou bien les musiciens choisissent un chef encore trentenaire ou à peine quadra,

Gustavo Dudamel

de type Gustavo Dudamel (37 ans en 2018) bien installé au niveau médiatique, extraordinaire “concertatore”, magnifique technicien de la battue, d’une redoutable précision, qui m’apparaît cependant moins inspiré et moins novateur ,

Andris Nelsons

 

 

ou surtout Andris Nelsons (40 ans en 2018), qui remportent de grands succès en concert, mais qui ne remplissent pas encore la salle. Peut-être dans cinq ans seront ils arrivés à maturité? Il reste qu’un tel choix voudrait dire prendre un chef pour au moins 20 ans sinon plus et recommencer une aventure à la Karajan.
Rappelons qu’Herbert von Karajan est arrivé à leur tête à 47 ans, qu’il est resté 34 ans en charge mais dans la génération quadra-quinqua,  je ne vois pas vraiment de chef susceptible d’être choisi. Je vois plutôt une alternative dans les sexagénaires (mais ni Daniele Gatti, 57 ans en 2018, par exemple, aux relations contrastées avec le public, ni Ingo Metzmacher, 61 ans en 2018, aux relations orageuses avec les orchestres qu’il a dirigés, y compris à Berlin), on pourrait citer  Christian Thielemann – il aura 59 ans en 2018 – qui pourrait être un choix logique (il est berlinois, il est aimé du public, il enregistre, il dirige actuellement la Staatskapelle de Dresde, l’un des très grands orchestres de tradition en Allemagne), mais je ne pense pas que les options musicales et  idéologiques de Christian Thielemann correspondent à ce qu’est aujourd’hui l’orchestre de Berlin. Il y aurait Riccardo Chailly (65 ans en 2018) qui a dirigé le Concertgebouw et qui dirige actuellement avec grand succès l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig,  inattaquable sur le répertoire allemand de la fin du XIXème (Bruckner – Mahler), celui du XXème et sur le répertoire d’opéra. Mais il sort lui-même d’une lourde alerte de santé, et je ne le sens pas vraiment comme un choix possible. Il y aurait enfin de nouveau Mariss Jansons, mais il a déjà décliné la sollicitation et je ne vois pas de raison qu’il accepte à 75 ans ce qu’il a refusé à 59 ans. Il dirige certes deux orchestres actuellement mais j’ai l’impression (peut-être me trompé-je…) qu’il va laisser le Concertgebouw à Andris Nelsons, qui le dirige beaucoup, pour se consacrer exclusivement  à l’orchestre de la Radio Bavaroise (Bayerischer Rundfunk). Il reste que ce serait une transition glorieuse en attendant qu’un chef de la jeune génération actuelle arrive à 45-50 ans… C’est de toute manière pour moi le seul chef possible dont le prestige corresponde exactement à celui de l’orchestre.
Des journaux ont cité Daniel Barenboim: depuis la mort de Karajan, on le cite comme challenger sur le Philharmonique de Berlin. Il est à Berlin l’autre chef, celui de la Staatskapelle de Berlin, l’orchestre de la Staatsoper avec qui il entretient actuellement des relations un peu difficiles, et reste le directeur musical de l’Opéra d’Etat. Que lui apporteraient de plus les Berliner Philharmoniker, à 76 ans en 2018 ? Riccardo Muti n’est pas envisageable, avec les relations entretenues avec Berlin aux temps d’Abbado, et de plus en ce moment, il est un peu en marge (mais ce qui est vrai aujourd’hui peut évoluer dans cinq ans) et aura quant à lui 77 ans en 2018. N’oublions pas deux outsider:

Franz Welser-Möst ©Roger Mastroianni

Franz Welser-Möst (Staatsoper Wien et Cleveland Orchestra, 58 ans en 2018) qui est à Vienne, et qui malgré ses éminentes qualités n’a jamais vraiment réussi à se hisser au rang des top ten et surtout

Esa Pekka Salonen © Nicho Sodling

Esa Pekka Salonen (à la tête actuellement du Philharmonia, 60 ans en 2018) qui pourtant n’a pas dirigé l’orchestre de Berlin si mes comptes sont bons depuis au moins 10 ans. Ce serait néanmoins un choix plein de sens, car c’est un chef qui a réussi aussi bien à Los Angeles qu’actuellement au Philharmonia.

Il faudra donc scruter les chefs invités dans les deux prochaines années: à n’en pas douter, certains parmi eux seront les “papabili” et les programmes, notamment qui dirige le répertoire allemand. C’est un concert Brahms particulièrement inspiré et tout récent qui avait motivé l’élection d’Abbado en 1989 (1).
Je vous renvoie donc aux concerts programmés par le Philharmonique de Berlin pour essayer de deviner le futur élu. Un bon motif pour aller à Berlin où les prix des concerts, qui ont augmenté, restent quand même raisonnables: pour les mélomanes non parisiens, je les engage encore plus fermement, un week end à Berlin coûte globalement moins cher qu’un week end à Paris, avec la garantie d’une plus-value musicale incontestable au rapport qualité-prix convaincant. Un petit exemple: une amie emmène ses élèves à Berlin: une soirée à l’Opéra Comique de Berlin coûte 5 Euros par tête pour des scolaires. Qui peut s’aligner à ce prix à Paris? Il faut aller à Berlin!!
Je vous dis tout de même les choix de mon cœur, qui n’ont évidemment que peu à voir avec les choix d’un orchestre, car il faut aussi tenir compte des retombées économiques de ce type de choix et de l’aura médiatique de l’élu, et de son pouvoir marchand en termes de disques (si disques il y a encore en 2018) ou d’enregistrements: Mariss Jansons (et ce serait une solution d’attente), Andris Nelsons, Esa Pekka Salonen. Trois hommes du nord…Attendons.

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Berlin: La Philharmonie © Manfred Brückels

(1) A ce propos ceux qui sont intéressés à la carrière d’Abbado auront intérêt à se reporter au site japonais (pages en anglais)  Claudio Abbado Shiryokan qui tient un scrupuleux état de tous les concerts de Claudio Abbado depuis le début de sa carrière.

BERLIN PHILHARMONIE 2011-2012: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER (SCHUMANN-BERG) avec Anne-Sofie VON OTTER et Isabelle FAUST le 13 mai 2012

C.A. vient saluer seul, à fureur de rappels, le 13 mai (comme le 11 d’ailleurs)

Peu de chose à rajouter au compte rendu du concert du vendredi, il fut aussi beau, aussi émouvant, avec le parfum mélancolique du départ en sus. Certes, au petit jeu des différences, qui est le péché mignon des mélomanes, on peut noter que l’Ouverture de Genoveva fut incontestablement “meilleure” (si ce mot a un sens à de tels sommets). Disons qu’elle fut encore plus fluide, avec un écho des instruments entre eux encore plus réussi, et une dynamique encore plus nette. On peut aussi noter que les Altenberg Lieder, déjà extraordinaires vendredi (encore ce soir, cette merveilleuse introduction au premier Lied), mais cette fois peut-être encore plus de perfection dans l’interprétation de Anne-Sofie von Otter, dont on entendait encore mieux la voix, qui suit les mouvements de  l’orchestre avec une précision redoutable, qui maîtrise totalement ce style et qui fait de sa voix à la fois un strict instrument de l’orchestre, tout en étant une présence éminemment humaine et donc éminemment émouvante. Cette double postulation rend la prestation tout à fait exceptionnelle.
Le concerto pour violon fut, comme vendredi, phénoménal par moments, avec un second mouvement d’une tendresse à vous serrer le cœur. C’est bien d’ailleurs ce qui m’a pris, tout au long du concert, avec des moments où mon cœur battait très fort, même en attendant les moments d’émotion éprouvés le vendredi, tout a recommencé: le troisième mouvement de Schumann est totalement bouleversant, et lorsque vous avez la chance immense d’être dans le Block H ou K (Ce soir c’était K, un peu plus haut, mais toujours face à l’orchestre) alors vous suivez Abbado, la main gauche, le visage, les expressions, les extases, les plaisirs et l’émotion musicale visible se transmet à vous, comment ne pourrait-il pas en être de même pour les musiciens, qui suivent les inflexions à donner seulement à regarder le visage, les signes minuscules, les regards d’Abbado d’un instrument à l’autre, ralentissant l’un, imposant à l’autre d’alléger, souriant au troisième. Ce fut comme vendredi, non pas beau, non pas bon, ce fut grand, parce que l’osmose chef-orchestre était totale, parce les berlinois était en état de grâce, et Abbado, à la sortie, disponible pour la trentaine de personnes qui l’attendaient à sa voiture, a signé de nombreux autographes, en souriant, disponible, détendu comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps.
A l’année prochaine! 18,19 et 21 mai 2013, avec Mendelssohn-Symphonie Écossaise, et…Berlioz-Symphonie fantastique !

Saluts d’Abbado et Isabelle Faust, vus du Block H (Vendredi 11)