FESTIVAL BERLIOZ (LA CÔTE SAINT ANDRÉ): ORPHÉE ET EURYDICE (concertant) de Christoph Willibald GLUCK (Version H.BERLIOZ), le 28 AOÛT 2013 dirigé par Nicolas CHALVIN (ORCHESTRE DES PAYS DE SAVOIE)

Hector Berlioz photographié en 1963

Connaissez-vous La Côte Saint André? C’est une petite ville de quelques milliers d’habitants au centre de l’Isère, à une quarantaine de km de Grenoble, avec une longue histoire depuis le Moyen âge, un joli château (le Château Louis XI) et quelques monuments médiévaux.
C’est aussi la ville natale d’Hector Berlioz.
Les relations du public français à Berlioz sont plus ou moins contrastées. Dans ma jeunesse, c’était plutôt les anglais qui servaient particulièrement le répertoire berliozien et notamment Colin Davis, récemment disparu. Il a fallu attendre 1990 pour que l’Opéra de Paris affiche Les Troyens en version intégrale, puis, en 1992 ou 1993, Benvenuto Cellini dans une mise en scène “hénaurme” de Denis Krief et dans la foulée une Damnation de Faust (mieux servie) dans une mise en scène de Luca Ronconi. Mais si en France, Berlioz est un peu trop timidement entré au répertoire des théâtres, à l’étranger, cela fonctionne mieux: il y a de belles productions des Troyens à Londres, à Amsterdam, et on annonce une reprise cette année à Berlin et une nouvelle production à la Scala. Le répertoire symphonique est mieux partagé, on vient d’entendre à Berlin avec les Berliner Philharmoniker une Symphonie fantastique d’anthologie dirigée par Claudio Abbado, on va la réentendre dans quelques jours avec le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks dirigé par Mariss Jansons à Lucerne, et à Lucerne toujours, dans deux semaines, Esa Pekka Salonen dirigera Roméo et Juliette avec le Philharmonia. Berlioz vit, et c’est heureux.

L’idée d’un festival Berlioz n’est pas nouvelle, d’une part parce que Berlioz aimait cette forme de manifestation qu’il a plus ou moins inventée, ensuite parce que l’idée d’un grand festival consacré à Berlioz, inspirée de la forme de Bayreuth, a nourri les premières années du Festival à Lyon (sous la direction de Serge Baudo). Il est vrai que le répertoire de Berlioz, entre opéras, cantates, symphonies, se prête bien par son côté spectaculaire à la forme Festival, à condition que la structure de production soit suffisamment riche et puissante pour pouvoir gérer les masses impressionnantes (orchestre et choeurs) que ce répertoire implique, ainsi que l’appel à des solistes qui puissent chanter les rôles, quand on pense à l’Énée des Troyens, ou même  à Benvenuto Cellini (rôle qui exige un ténor d’exception) ou même la plus populaire Damnation de Faust (à propos, Jonas Kaufmann fit de la production d’Olivier Py au Grand Théâtre de Genève un inoubliable souvenir) . L’acte I du festival Berlioz à Lyon, prit fin en 1989, mais l’idée fut reprise en 1994 en la liant de manière étroite aux lieux de la jeunesse de Berlioz, à savoir la Côte Saint André. On peut lire l’histoire du Festival sur le site http://www.festivalberlioz.com/.
Programmer un festival Berlioz qui illustre l’oeuvre du maître est complexe à cause des problèmes de coûts, mais aussi de public: il n’est pas sûr que l’on trouve chaque année un public suffisamment nombreux pour venir voir Les Troyens, Benvenuto Cellini et même La Damnation de Faust – cette année tout de même et comme pour me faire mentir, le Festival s’ouvre sur une version scénique de  Béatrice et Benedict (mise en scène Lilo Baur), mais sans les dialogues, remplacés par un récitant – ou même ne voir et n’entendre que des oeuvres de Berlioz: Wagner a suscité des pèlerins, mais pas Berlioz. Essentiellement financé par le Ministère de la Culture et de la Communication, la Région Rhône-Alpes, le Conseil Cénéral de l’Isère et la Communauté de Communes Bièvre-Liers et la Commune de La Côte Saint André, c’est un Festival qui draine (et c’est heureux) un public local et régional, assidu, passionné, disponible et curieux, environ 22000 spectateurs, sur une dizaine de jours à la fin du mois d’août. La programmation du directeur Bruno Messina, structurée autour d’une thématique liée à Berlioz, permet d’ouvrir le programme à des formes et à des auteurs divers (cette année Wagner, Beethoven entre autres), dont la musique populaire (Bruno Messina est ethnomusicologue) et à occuper divers lieux alentour.

Gluck par Duplessis

D’où ce soir Orphée et Eurydice, de Gluck, mais dans la version Berlioz écrite pour Pauline Viardot (soeur de la Malibran) et mezzo soprano, avec les forces de l’Orchestre des Pays de Savoie dirigé par Nicolas Chalvin, et les choeurs et solistes de Lyon Bernard Têtu.
La légende d’Orphée a inspiré comme de juste de très nombreux compositeurs, notamment baroques depuis les origines de l’opéra (Orfeo de Monteverdi, Euridice de Caccini, Orfeo de Rossi pour n’en citer que quelques uns, mais aussi ne l’oublions pas l’Orphée aux Enfers d’Offenbach qui est le pendant bouffe de celui de Gluck qui a toujours bénéficié d’une gloire immense.
Orphée et Eurydice de Gluck est l’un des premiers opéras que j’ai vus dans ma vie de mélomane longtemps liée à la programmation de l’Opéra de Paris. Or, Rolf Liebermann pour sa première (courte) saison en 1973 avait programmé  Le Nozze di Figaro, ParsifalOrphée et Eurydice et un peu après Il Trovatore. Orphée et Eurydice était présenté dans la version faite pour Paris par Gluck (1774) grâce à Marie-Antoinette qui l’avait fait venir de Vienne, dans une mise en scène (peu inventive) de Raymond Rouleau, avec Orphée ténor, et le ténor avait nom Nicolaï Gedda, cette immense gloire du chant, dont je me souviens l’incroyable facilité à l’aigu et les agilités dont il gratifiait le rôle, qu’il était à l’époque à peu près le seul à pouvoir le chanter (il a enregistré le rôle avec Janine Micheau en 1955): c’est que le rôle est en fait écrit pour un contre-ténor, tessiture qui court les rues baroques aujourd’hui et bien moins fréquente sinon inexistante dans les années 50-60. J’ai revu l’Orphée de Gluck dans la version référentielle de Pina Bausch, qu’on aura l’occasion de revoir à l’Opéra-Garnier au Printemps 2014 et dans la version originale italienne (faite pour Vienne en 1762) à la Scala de Milan en juin 1989, dirigé par Riccardo Muti, qui a beaucoup contribué à remettre Gluck à l’honneur, avec Bernardette Manca di Nissa (Orfeo, contralto), Lella Cuberli (Euridice, soprano) et Elisabeth Norberg-Schultz (Amore, soprano) dans une mise en scène de Roberto de Simone (hum). Il a d’ailleurs enregistré cette version avec le Philharmonia et une distribution peu baroque, Agnès Baltsa, Margaret Marshall et Edita Gruberova.
C’est donc avec beaucoup d’intérêt que j’ai entendu à La Côte Saint André la version Berlioz, que je n’avais jamais vue et qui n’est pas une totale réorchestration, mais une adaptation du texte musical à de nouveaux équilibres vocaux. L’interprétation donnée n’est donc pas baroque, et l’orchestre des Pays de Savoie (qui a déjà présenté plusieurs fois l’an dernier l’opéra de Gluck, dans le cadre des manifestations autour du tricentenaire de J.J. Rousseau )  joue donc sur instruments modernes, sous l’impulsion énergique de Nicolas Chalvin.

Nicolas Chalvin © Philippe Hurlin

Il faut souligner le travail de cet orchestre et de ce chef sur les territoires alpins, portant la musique là où elle va peu (voire jamais) avec une action très active auprès du jeune public. C’est un orchestre “à géométrie variable”, avec de jeunes musiciens très engagés et l’interprétation offerte est vraiment de très bonne facture, où l’on retrouve l’énergie de Gluck et sa manière d’avoir transformé l’orchestre pour en faire un protagoniste et non un simple écrin pour acrobaties vocales. L’influence de Gluck est presque directe sur Mozart, mais aussi sur Cherubini, sur Spontini, sur Rossini et même sur Wagner. Gluck a transformé l’opéra (à la grande satisfaction de Rousseau), le sortant de la gratuité de l’acrobatie vocale, mais mettant la technique au service de l’expression et de la psychologie des personnages. L’Orphée de Gluck est encore dramaturgiquement assez linéaire et demeure en fait un long et profond lamento d’Orphée, qui tient pratiquement seul la scène d’un bout à l’autre, en dialoguant avec le chœur (excellents chœur et solistes de Lyon Bernard Têtu); c’est dans la nature d’Orphée d’être inconsolable, car c’est cela qui génère son chant et lui fait être un musicien et un poète, Apollinaire l’a bien compris dans sa Chanson du mal aimé.
L’opéra s’ouvre sur un chœur funèbre et sur la mort d’Eurydice: l’action est donc concentrée sur le chagrin, la descente aux Enfers et la remontée d’Eurydice, et elle est si concentrée qu’un ballet a été rajouté par Gluck à Paris (version de 1774) pour fêter le retour d’Eurydice sur terre: on sait quelle importance revêt de ballet dans la tradition parisienne, et cela par ricochet autorisa Pina Bausch à en faire la version que l’on sait; Gluck sans doute aussi se devait aussi d’honorer l’amour et la joie, pour fêter l’amour des nouveaux souverains Louis XVI et Marie-Antoinette: Orphée et Eurydice est créé le 2 août 1774 et Louis XV est mort le 10 mai de la même année.

Marianna Pizzolato

Vu le symbole que représente Orphée (c’est celui qui par son chant, charme les hommes, la nature vivante (les plantes et les arbres) et les rochers, il est nécessaire d’avoir à disposition un Orphée solide, car sans une voix assise, tout l’édifice s’écroule. Et l’Orphée de la soirée est une mezzo-soprano italienne, Mariana Pizzolato, une jeune sicilienne à la carrière déjà bien engagée qui a étudié à Palerme. Si elle se dédie actuellement au répertoire baroque, c’est plutôt vers Rossini que sa carrière s’est orientée d’abord. Des trois chanteuses, c’est elle dont la diction française est la plus claire, ensuite, la voix, plutôt étendue, sonne particulièrement dans le registre grave. Jolies agilités (habitude de Rossini oblige), et beau timbre. Il faudrait peut-être accentuer l’interprétation et varier la couleur; cela reste un tantinet monocorde quelquefois, mais la prestation et bien plus qu’honorable: elle tient la scène et le rôle.

Bénédicte Tauran

L’Amour bénéficie de la fraîcheur et du naturel de Bénédicte Tauran, très à l’aise en scène, même quand elle ne réussit pas à en sortir (elle a dû frapper à une porte latérale!). Pour l’Amour, ce côté naturel convient bien.  Mais la qualité intrinsèque du chant ne m’est pas apparue totalement convaincante (dans un rôle plutôt épisodique, il est vrai) je n’ai pas trouvé la voix suffisamment allégée, mais plutôt rêche, un peu rude. Il faudra que je la réécoute dans un rôle plus important, car il est difficile il est vrai dans une partie aussi brève d’imposer un style ou une personnalité.

Marie Arnet

La soprano suédoise Marie Arnet a déjà une carrière bien engagée, avec un répertoire qui va du baroque (Ariodante) à Lulu, ce qui signifie une voix très aiguë capable de dominer un orchestre important. Sa blondeur et son élégance en font une jolie image d’Eurydice. Son chant est bien contrôlé, mais je trouve que la diction fait un peu défaut (très frappant face à Mariana Pizzolato, et aussi face à Bénédicte Tauran – française il est vrai), les paroles ne sont pas sculptées, elles sont plutôt savonnées avec un peu trop d’utilisation du portamento, notamment dans l’air d’entrée (après c’est mieux) évoquant il est vrai  “l’agrément” des Champs Elysées: on est d’ailleurs surpris du désespoir d’Orphée d’un côté à l’acte I et de la sérénité résignée d’Eurydice au début de l’acte II; au fond, elle ne semble pas si mal lotie, voilà une idée à travailler pour une mise en scène. Marie Arnet possède un style et une technique bien particuliers (une Eurydice de l’ailleurs…) qui se différencie nettement des deux autres protagonistes. À réécouter dans un autre répertoire…

Mais, même avec quelques réserves, l’ensemble est apparu bien maîtrisé, bien en place et avec un beau relief à tous niveaux. Cet Orphée et Eurydice (un peu) mâtiné de Berlioz, méritait le voyage par sa qualité d’ensemble et l’on ne peut que se réjouir de le voir porté dans ce petit coin de France qui a vu Hector Berlioz grandir, une pierre précieuse dans le jardin de l’évangélisation musicale.
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PHILHARMONIE BERLIN 2012-2013: Claudio ABBADO dirige les BERLINER PHILHARMONIKER les 18, 19 & 21 MAI (MENDELSSOHN & BERLIOZ)

La foule debout, Abbado salue les musiciens

SAMEDI 18 MAI

J’ai tellement usé de superlatifs pour qualifier les derniers concerts de Claudio Abbado que je crains à la fois de manquer de ressources grammaticales pour marquer un degré supérieur de comparaison et de lasser le lecteur qui pensera qu’en ce monde où l’emploi du superlatif est devenu commun, en politique, en football et en art, je sacrifie à une mode médiatique. Et pourtant…
Et pourtant, à Florence le 4 mai dernier le concert était extraordinaire, à un niveau rarement atteint par les orchestres impliqués, et l’interprétation de Wagner, Verdi et Berlioz semblait s’être installée dans le marbre définitif des soirées mémorables.
Et ce fut effectivement une soirée à la fois mémorable et émouvante.
Il faut néanmoins ouvrir un étage supérieur du paradis musical, pour y placer le concert du 18 mai à la Philharmonie de Berlin, car ce fut anthologique. Ce fut écrasant et lumineux. Ecrasant car devant un tel monument, on ne peut que rester époustouflé. Lumineux parce que ce concert a encore ouvert des horizons inconnus. On avait sans doute oublié que les Berliner Philharmoniker, quand ils adhèrent à un projet, quand ils s’engagent aux côtés d’un chef, quand ils font de la musique pour quelqu’un, quand ils sentent la singularité du moment d’exception, peuvent être les instruments du pur miracle. Jouer ainsi, dirais-je, est-ce encore humain?
On sait que les concerts de Claudio Abbado (un par an à Berlin) sont des moments très attendus d’un public qui l’a toujours aimé, cette année plus que toute autre, avec un programme romantique Mendelssohn/Berlioz, un programme presque shakespearien.
On a vu à Paris il y a un mois comment Mendelssohn pouvait nous parler, avec cette urgence, ce dramatisme, cette incroyable tension. On constate aujourd’hui comment il peut nous susurrer, nous murmurer, nous pacifier dans une interprétation de ces extraits du “Songe d’une nuit d’été” d’une légèreté séraphique: c’est Ariel qui nous parle en permanence, esprit du vent, esprit aérien qui à peine effleure le souffle des vents. Dès le départ, avec cet accord que Wagner va réutiliser tel quel, les cordes sont à peine audibles,  à peine effleurées, et produisent malgré tout un son si net, et si clair. Pour comprendre ce qui est proposé, et ce qui est ressenti, il faut se projeter dans un monde de divinités sylvestres, d’Elfes: jamais le son n’écrase, jamais il s’impose, mais il se glisse, mais il s’insinue, avec une souplesse, une fluidité une justesse qui confond. Quelle technique chez les cordes! Et quelle magie…on y lit tout, le monde fantastique de l’œuvre, mais aussi les lectures de l’enfance, les contes, la naïveté et une légèreté inouïe, inouïe, à n’en pas croire ses oreilles. On sait qu’Abbado obtient des pianissimi de rêve, auprès de tous les pupitres, y compris des percussions, et auprès de tous les orchestres. Ce qui frappe ici, c’est qu’on est dans un espace sonore qu’on n’arriverait pas à imaginer, l’espace de l’effleurement, de la caresse invisible, un espace où seul la plume et ses douceurs aurait accès.
D’une certaine manière, l’intervention des voix (magnifique chœur de femmes du Bayerische Rundfunk, dirigé par Konstantia Gourzi, plus ordinaires les solistes Stella Doufexis et Deborah York – mais d’où j’étais placé, il est difficile de saisir une projection vocale) a non interrompu la magie, mais ramené à de plus terrestres effets, poétiques, certes, mais d’une présence presque gênante tant c’était l’orchestre qui semblait à tous tout en poésie, tout en abstraction, tout en vapeur. Il faut faire un sort au “Notturno” dont le cor de Martin Owen fut un moment extatique. Même si Stephan Dohr était absent, ce musicien du BBC Symphony Orchestra “prêté” pour six mois aux Berliner a fait étonnement, sinon merveille, dans une pièce où l’ambiance sonnée par le cor est déterminante, définitive. Il n’est que d’entendre le soupir du public à la fin du morceau. La fameuse “marche nuptiale” fait toujours son effet, interprétée avec le juste tempo et sans aucune couleur martiale, et enfin le finale, qui reprend les premières mesures, avec le chœur en complément, et qui finit en extase, oui une douceur extatique, nous a renvoyé tout droit au ciel, à la nuit paradisiaque d’un été de rêve… rien qu’en l’écrivant, mon cœur bat.
En abordant la Fantastique, j’avais évidemment en tête l’interprétation fulgurante du concert de Florence, et la répétition générale de la veille, où évidemment, la différence de pâte sonore se note dès les premières mesures. Je ne renie rien de ce qui a été dit du concert florentin, j’ai trop vibré pour cela.
Mais il faut se rendre à l’évidence dès les premières mesures: de cette tristesse inhérente au début à Florence, il reste la mélancolie, il reste la retenue, il reste aussi un discours qui nous parle immédiatement et il y a surtout un incroyable toucher des cordes, qu’on va encore éprouver de manière plus aiguë plus tard, avec des pizzicati confondants du côté des contrebasses et des altos notamment, mais aussi encore plus légers, encore plus fins, encore plus limbés, chez les violons.
On ne sait que dire, que rappeler, que citer pour donner au lecteur juste un goût de ce qui s’est passé, rappelons le final du premier mouvement “Rêveries-passion” à la fois urgent, inquiétant puis tendu et déchirant. La valse de “Un bal”, second mouvement qui n’est jamais apaisé, jamais vraiment gai: les quatre harpes initiales emmenées par Marie-Pierre Langlamet sont d’une incroyable présence, très marquées: Abbado ne les veut pas séraphiques, il ne les veut pas liquides, il les veut là, pleinement présentes, au milieu de l’orchestre avec un effet presque surprenant. Ce bal, c’est un dernier tourbillon, fluide, avec cette once de retenue qui montre qu’on n’est pas tout à fait emporté dans le mouvement, mais qu’on est toujours dedans et dehors, qu’on se dédouble presque dans un regard quasi prophétique.   Car c’est bien dans le troisième mouvement “Scène aux champs” que les choses basculent: je dois dire que là, nous sommes assommés par tant de beauté, née d’une telle capacité à saisir l’assistance: Dominik Wollenweber, le cor anglais nous a tous bouleversés. Certes, on dira, comme toujours, aussi bien dans Tristan que dans les Rückert Lieder, il a cette capacité de nous “interdire”, de nous saisir, de nous tirer les larmes, au départ avec le hautbois en coulisse de Jonathan Kelly (Albrecht Mayer ne jouait pas), d’une légèreté incroyable, mais surtout à la fin du mouvement, dans son dialogue avec des percussions souveraines, inquiétantes: le silence dans la salle était tendu, saisissant, et le soupir (et les toux) pendant la courte pause ont montré cette tension extrême créée chez le public qui se détend pour quelques menues secondes. Pendant la courte pause, d’un geste très discret avec un magnifique sourire, Abbado applaudit doucement le soliste – du jamais vu.
Les percussions et les cuivres sont mises à contribution dans la “marche au supplice”, mais c’est  l’accompagnement incroyablement en rythme des cordes, qui frappe. L’imposante collection de timbales fait avancer l’œuvre, donne les rythmes, avec une technique et une science du crescendo qui confond. Mais ce qui impressionne, c’est l’engagement de plus en plus net des musiciens, conscients de la magie de l’instant, ils donnent tout, ils explosent au moindre geste du chef, comme si ils étaient en parfaite osmose, même ceux qui ne le connaissent pas ou le connaissent à peine, il y a une communication subliminale inexplicable qui peu à peu s’est mise en place et produit l’exception. C’est évidemment dans le “Songe d’une nuit de Sabbat”, dernier mouvement, nuit de Sabbat et Dies irae, que le choc arrive à son climax: signalons d’abord la flûte d’Emmanuel Pahud, miraculeuse: tous les sons lui sont possibles, les plus aériens, les plus violents, les plus dissonants dans une technique qui laisse bouche bée. Depuis le début de la symphonie, on va avec la flûte (et les bois en général) de surprise en surprise: ah! ces systèmes d’écho avec la clarinette incroyable de Wenzel Fuchs!! Ah! ces moments éperdus de légèreté dans le premier mouvement!! Ah! cet engagement dans le dernier!! Ces sons qui semblent venus d’ailleurs, à la flûte, aux violons, aux altos, avec ces decrescendos glaçants, étranges, dont on n’imaginait pas la présence aussi marquée dans la partition, mais dans cette danse macabre capable de tout, qui reste encore, une quinzaine d’heures plus tard, dans la tête et qui a toute la nuit de manière obsessive occupé mon cerveau, ce qui domine, c’est ce son des cloches immenses, placées sous la voûte, en haut, à gauche, juste avant le ciel, qui descend des hauteurs et qui scande de manière terrible, angoissante, presque effrayante, ce rondo funèbre qui conclut la symphonie.. Un journaliste écrit ce matin qu’avec ces cloches, c’était comme si Dieu était descendu dans la salle. Un Dieu vengeur, un dieu de terreur et de saisissement, pendant qu’explosait l’orchestre dans un mouvement d’une tension et d’un engagement extrêmes.
Et les cœurs battent, à l’unisson en salle et sur la scène, pendant qu’Abbado, visiblement épuisé, déchaine les forces telluriques de cet orchestre qui ce soir, n’a pas de concurrence et donne le vertige.
Alors, évidemment, là encore du presque jamais vu, pendant que la salle, qui explose en hurlements et applaudissements,  se lève dans un enthousiasme général, Abbado prend dans ses bras Guy Braunstein, le premier violon, puis va serrer la main dans les rangs des musiciens aux héros du jour, Pahud(flûte), Kelly (hautbois), Wollenweber (Cor anglais) , Fuchs (clarinette) aussi le cor de Martin Owen.
C’est une incroyable fête.
Et nous en sommes aussi abasourdis.
Les musiciens souriaient tous à la fin et se regardaient: on sentait la satisfaction et la joie! Revenu tard dans la nuit prendre mon véhicule dans le parking, des musiciens étaient encore là, sur le balcon de leur “cantine”, à bavarder, tant il était difficile de laisser le lieu avec la tête occupée à entendre encore et toujours  cette musique, dans le souvenir d’une soirée unique, qui restera dans les souvenirs marquants, sinon le souvenir marquant des dix dernières années.
Ce soir, 19 mai, le concert est retransmis sur internet via la Digital Concert Hall (voir le site des Berliner) et dans bien des cinémas d’Europe: Allemagne Autriche Suisse, UK, Irlande, Belgique, Italie…tiens il n’y a pas la France…cela vous étonne?

L’orchestre est parti, Abbado revient seul appelé par le public

DIMANCHE 19 MAI

19 mai, la salle, debout, applaudit Claudio Abbado

Fondamentalement, il n’y pas de grosse différence entre les deux concerts, même si le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn est apparu plus maîtrisé le 18 que le 19. Le cor de Martin Owen notamment n’a pas été au niveau de la veille (mais seulement dans Mendelssohn) et l’approche est apparue un peu plus agressive, moins éthérée que la veille. Il reste qu’on reste toujours abasourdi par la capacité des cordes a produire un son à peine audible, d’une légèreté époustouflante et par le travail des bois et notamment de la flûte vraiment incroyable d’Emmanuel Pahud. Étant à une autre place, derrière l’orchestre, le son n’est évidemment pas tout à fait identique, même dans la Philharmonie où la clarté du rendu est toujours exceptionnelle. Enfin nous avons su que la transmission dans les cinémas avait été un succès, et que par ailleurs la chef du chœur Konstantia Gourzi avait raconté dans une interview retransmise avoir été un peu bousculée quand Abbado, peu de jours avant les répétitions, avait demandé la version anglaise du texte, avec des partitions plus difficiles à trouver, mais que tout finalement avait été résolu. On ne peut que regretter encore que cette retransmission n’ait pas eu lieu en France.

Philharmonie, le 19 mai

Bien que le public soit ce soir un public d’abonnés, l’accueil  est toujours aussi chaleureux, toujours aussi vigoureux, et il explose de la même manière à l’issue de la Symphonie Fantastique, standing ovation, hurlements de centaines de “bravo!”. Et de fait l’exécution est encore ce soir anthologique. Inutile de se livrer au jeu du “c’est meilleur qu’hier!”: c’était fascinant de précision, de technique, d’acrobatie sonore, et une fois de plus Dominik Wollenweber au cor anglais a démontré sa maîtrise et surtout sa grande sensibilité, jouant très subtilement sur le volume, sur la légèreté, une fois de plus, Kelly(hautbois), Pahud (flûte), Fuchs (clarinette) ont chaviré le public par cet exceptionnel engagement qu’ils démontrent, mais j’ai aussi trouvé les harpes emportées par Marie-Pierre Langlamet exceptionnelles de netteté, de justesse, de présence sonore au 2ème mouvement (Un bal). Et puis on est encore surpris de la présence des cloches dont le son tombe sur la salle comme un signe du ciel. Extraordinaire effet qui rappelle combien Abbado (moins fatigué que la veille) est un sculpteur d’espace musical, qui met le son en relief comme un metteur en scène de théâtre.
Et puis, à la fin pendant les applaudissement, encore un geste jamais vu: Madeleine Caruzzo, violoniste du rang depuis les temps d’Abbado, sort rapidement de la scène pour aller chercher un bouquet de fleurs qu’elle lui remet sous les hurrahs de la salle, et évidemment l’orchestre sorti, Abbado revient seul visiblement ravi.
Le troisième concert a lieu mardi 21 après une journée de respiration bien méritée. Le devoir appelant ailleurs, je ne peux y assister, mais j’y serai par le cœur, cherchant à savoir auprès des amis présents comment ce sera, et sûr qu’on me dira comme d’habitude “Ah! comme tu aurais dû être là, c’était le meilleur des trois!”. Les retours d’Abbado à Berlin sont toujours des moments de joie, et des moments émouvants, mais cette fois, il y a eu miracle , grâce à un programme très bien trouvé, cohérent,  grâce à un orchestre qui a retrouvé son maître, et grâce à 80 ans de jeunesse.

Abbado, seul, devant les ovations du public (19 mai)

 

MARDI 21 MAI

J’étais absent, et comme je le prévoyais, ce fut au dire des amis présents non seulement le meilleur concert (mais qu’est-ce que cela signifie à de tels sommets?), mais aussi le plus émouvant, car bien des musiciens qui n’étaient pas retenus dans l’orchestre pour cette série étaient dans le public, et très émus. Je ne résiste pas à vous transmettre ce court compte rendu d’une de mes plus fidèles amies:

” En effet c’était de la magie. Il était détendu, souriant, très engagé (plus que les autres soirs il a prononcé tout le texte du Mendelssohn) et il donnait l’impression d’être bien reposé. Il n’a pas été épuisé au bout et le public a hurlé sa joie. Les musiciens étaient tous parfaits – pas de fautes, pas de “Kiekser” dans le cor. Albrecht Mayer était sur le podium et j’ai encore vu Riegelbauer, Ottensamer, Koncz et d’autres. C’était vraiment le sentiment d’une grande soirée.”

Et voilà, prochain rendez-vous à Paris le 11 juin, mais sans les Berliner, et rendez-vous à Berlin l’an prochain les les 16, 17 et 19 mai 2014 à 20h pour un programme Strauss (Till Eulenspiegel et Tod und Verklärung – Mort et Transfiguration -) et le concerto pour violon n°3 de Mozart avec Frank Peter Zimmermann en soliste. Mais avant, essayer de repérer Deutschlandradio Kultur le  28 mai 2013 à 20.03 Uhr qui retransmet le concert du 21 mai (celui de Digital Concert Hall est le concert du 19).
Je n’arrêterais jamais de parler de ces journées, qui m’ont vraiment marqué. Joie, immense joie. Et immense admiration.

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TEATRO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO 2012-2013: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART et L’ORCHESTRA DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO le 4 MAI 2013 (WAGNER, VERDI, BERLIOZ)

Wagner: Tannhäuser, Ouverture
Verdi: Quattro pezzi sacri, Te Deum, soliste Juliane Banse
Berlioz: Symphonie Fantastique
Orchestra Mozart
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Florence, 4 mai 2013
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Le Maggio Musicale Fiorentino ouvre sous de tristes auspices: les contraintes budgétaires qui frappent les institutions culturelles italiennes imposent une réduction drastique des budgets de production. Le Don Carlo inaugural (Dirigé par Zubin Mehta), prévu dans une mise en scène de Luca Ronconi, qui revenait à Don Carlo après celui mythique de la Scala avec Abbado, sera une version concertante. Les choix de l’Etat ne favorisent que les deux institutions musicales phares, il Teatro alla Scala et l’Opéra de Rome, l’un parce que c’est l’un des emblèmes de l’Italie, et l’autre parce que c’est le théâtre de la capitale. Dans ce paysage noir, le Maggio Musicale Fiorentino, qui est le troisième larron et dont l’histoire au XXème siècle est faite de productions légendaires, de distributions exceptionnelles, de chefs de renom, de modernité de répertoire, est laissé de côté: y contribuent aussi trois faits non indifférents; d’une part une gestion chaotique depuis des années et une absence de direction artistique digne de ce nom, puis un problème de public: Florence n’est pas une grande métropole, même si c’est une ville culturelle et une université prestigieuse et à elle seule, elle ne draine pas un public suffisant pour remplir le vaste  vaisseau, et enfin le nouveau théâtre (moins vaste et à l’acoustique meilleure) ouvrira l’an prochain et nous sommes dans un entre deux coûteux.
Alors, Claudio Abbado a décidé de laisser son cachet en signe de solidarité avec la situation du théâtre, et par amitié pour Zubin Mehta, directeur musical, pour ce concert inaugural qui propose l’ouverture de Tannhäuser de Wagner, le Te Deum extrait des Quattro pezzi sacri de Verdi et la Symphonie Fantastique de Berlioz, une manière de répéter une partie du concert qu’il donnera à Berlin dans quinze jours. D’ailleurs, le premier violon de Berlin, Guy Braunstein, est le premier violon de la Fantastique, manière là aussi de se préparer au futur concert.
Deux orchestres pour ce concert (énorme masse avec onze contrebasses, une quarantaine de violons, quinze violoncelles, seize altos) , l’Orchestra Mozart avec ses musiciens habitués au geste d’Abbado, et le Maggio Musicale Fiorentino avec ses musiciens habitués à celui tout différent de Zubin Mehta. Même s’ils ont étudié ensemble chez Hans Swarowski à Vienne et qu’ils se connaissent depuis très longtemps, ils suivent des voies différentes. Comme nous le disait un des musiciens hier, l’un est plus un “Direttore” (Mehta), l’autre (Abbado) plus un “Concertatore”, le “direttore” organise, indique, dirige; le “concertatore” s’occupe de la couleur, de la musique, de l’interprétation en donnant plus d’indications d’ambiances, notamment à la main gauche. Et qui connaît Abbado regarde danser sa main gauche, avec ses gestes minimaux, mais ses regards, ses expressions, ses sourires. Au geste large de Mehta se substitue un geste minimal mais à l’expression décuplée.
Je sens qu’un jour le lecteur sera lassé de lire toujours les mêmes expressions autour des concerts de Claudio Abbado qui cette année sont tous exceptionnels. Il fallait hier voir le public et entendre les spectateurs s’étonner du son, des options interprétatives, de la nouveauté des approches. Avoir accès, et pour un prix ridicule au regard de certains prix parisiens (40 €) à un tel concert, c’est une chance extraordinaire: seuls ceux qui ont eu cette chance d’être là un soir de magie (par exemple le 14 avril à Pleyel) peuvent comprendre ce qui s’est passé hier, avec un public évidemment tout acquis: le geste de diriger gratuitement a été largement diffusé dans la ville, la survie du théâtre est défendue par les spectateurs, très attachés au lieu, et de fait le vieux Teatro Comunale, avec sa vaste salle et son immense première galerie d’où on voit et entend magnifiquement (en deuxième galerie, très haut, très loin, c’est un peu différent) est un endroit sympathique. Nous pouvons aussi le reconnaître, la salle était toute acquise. Mais pouvait-on s’attendre à cette incroyable prestation?
Incontestablement, les musiciens étaient eux aussi très décidés à donner le maximum, pour ce concert à enjeu, ils ont répété y compris deux heures avant le début (même si la générale avait eu lieu la veille, publique, et la Symphonie Fantastique était déjà à tomber du balcon!). On savait que ce serait splendide, mais Abbado n’avait pas dirigé la veille l’ouverture de Tannhäuser, la laissant à son assistant, le premier violoncelle du MCO (Mahler Chamber Orchestra) Philipp von Steinhäcker qui commence à diriger. Et ce soir non seulement il la dirige, mais il l’invente! Que de regrets éternels qu’il n’ait jamais dirigé Tannhäuser à la scène. Cette exécution a laissé beaucoup de monde pantois, tant c’était une autre planète. Il est facile avec Tannhäuser, notamment dans l’ouverture, d’être grandiloquent, appuyé, un peu lourd. J’ ai été frappé d’étonnement  à la fois par la légèreté, le discours presque intimiste du début (les cuivres entrent presque par effraction) et la fluidité et la clarté de l’ensemble: un orchestre qui n’appuie jamais, des cordes d’un lyrisme impensable, la légèreté d’un ballet de feu follets mêlée à une dynamique inconnue jusqu’alors, alliant ralentis et rapidité, mélangeant les tempi, avec un finale à la fois grandiose et retenu, une interprétation à touches impressionnistes, des couleurs différentes sur chaque pupitre, ici à peine effleuré, là plus marqué, fusion et clarté, synthèse et analyse, une maison de verre, sans afféterie, sans maniérisme, dans la simplicité et l’épure de la grandeur: à pleurer. Jamais, jamais, jamais entendu cela comme ça.
J’ai écrit à propos d’Oberto que Verdi était difficile: on oublie que le plus grand verdien des quarante dernières années a été Claudio Abbado, parce que chez Verdi, tout est théâtre, tout est palpitation, tout est sensibilité, tout est humanité, tout est amour. Cette pièce, extraite des Quattro pezzi sacri, œuvre de Verdi très tardive (créée en 1898 à l’Opéra de Paris)  fait pendant au Tannhäuser, manière de marquer le bicentenaire des deux musiciens par deux pièces courtes d’une quinzaine de minutes. Mais là où Tannhäuser est connu, le Te Deum reste à la fois peu connu et peu joué. C’est, des Quatre pièces sacrées sans aucun doute (avec le Stabat Mater) la meilleure, celle où on reconnaît  à la fois Verdi le mélodiste et Verdi le spectaculaire, mais aussi Verdi l’intimiste: tout ça en 16 minutes hyperconcentrées.
L’œuvre est en effet toute en concentration, comme implosive. Rien à voir avec la théâtralité démonstrative du Requiem: Verdi retourne aux sources de la cantate, au grégorien ( le début!), il retourne à Palestrina qu’il admirait tant mais en même temps y met un double chœur, un grand orchestre et une soliste (qu’il voulait comme noyée dans les choristes). Un adieu aux formes d’antan, mais avec les masses d’antan. Le chœur est extraordinaire : comment pourrait-on accepter qu’il disparaisse à cause des erreurs successives qui ont amené la situation dramatique du mai Musical ?
Cela commence comme un murmure, le chœur d’hommes (partagé et tourné vers les côtés, pour que le son ne vienne pas directement sur le spectateur) entame “Te Deum laudamus, Te Dominum confitemur”, comme une sorte de long murmure intérieur, à peine accompagné par l’orchestre. Pour exploser avec une violence de celles qui viennent après un désir trop longtemps contenu avec trois fois “Sanctus, Sanctus, Sanctus  Dominus Deus Sabaoth” qui fait évidemment sursauter le spectateur. C’est cette tension-là qui court sur toute cette pièce. Le critique italien Massimo Mila soutient que les Quattro pezzi sacri de Verdi marquent l’évolution des formes qui partent de Palestrina, passent par la forme Cantate de Bach jusqu’à Stravinski et aux formes modernes qu’on retrouve chez Szymanowski (Stabat Mater 1927) ou la Messe glagolitique de Janacek (1926) et bien d’autres (Bartok ou Kodaly), il insiste sur l’évolution de cette écriture qui ferme un parcours de vie mais ouvre sur un parcours musical tourné vers la modernité.
Abbado dans son approche marque à la fois ces tensions entre intériorité et extériorité, souvenirs des œuvres passées (notamment Otello et le Requiem), et originalités de composition (violons suraigus et contrebasses au plus grave en même temps dans la partie finale) mais là où il nous rappelle quel verdien il est, c’est dans la manière très fluide d’enchainer chœur et orchestre, de faire ressortir la mélodie et de faire chanter l’orchestre, ou plutôt de le faire parler. De cette pièce quelquefois considérée comme un peu froide et convenue, il fait ressortir l’émotion qui prend à la gorge et qui rappelle comment Verdi sait merveilleusement jouer du clavier des émotions. Une interprétation chavirante qui là aussi fait regretter le temps où Abbado était le maître ès Verdi. Il nous rappelle simplement qu’il l’est encore, avec ses variations de couleur, avec ses crescendos où il est unique, avec une tension à la fois intérieure et théâtrale (c’est un paradoxe, mais cela marque que le théâtre vise au bouleversement des émotions, et notamment des émotions collectives : il régnait dans la salle ce silence à la fois recueilli et hypertendu que j’ai connu dans ses plus grandes interprétations mahlériennes, là où frappe la stupéfiante découverte d’une vérité de la musique qui sonne dans les cordes les plus intérieures et les plus sensibles de l’humain. mais pourquoi aller chercher Juliane Banse pour la seule phrase finale? Ne pouvait-on pas trouver une chanteuse italienne?
Claudio Abbado a déjà donné en 2008 à Lucerne sa vision  de la Symphonie Fantastique de Berlioz, avec le Lucerne Festival Orchestra. Ce devait même être un enregistrement DG qui a été réalisé et n’est jamais paru pour des raisons mystérieuses. Une interprétation stupéfiante de clarté, de nouveauté, de dramatisme. Il va ici encore plus loin dans une lecture résolument moderniste au sens où elle donne sens à tout ce qui dans la Symphonie Fantastique (1830), fait rupture avec le monde symphonique du temps.  Cette exécution prépare évidemment celle de Berlin les 18, 19, 21 mai prochain et d’ailleurs le premier violon ce soir est Guy Braunstein, premier violon des Berliner Philharmoniker. Premier alto l’ex-premier alto des Berliner Philharmoniker Danuta Waskiewicz, qui fut la première femme à occuper chez les Berliner un poste de chef de pupitre, et qui les a bientôt quittés pour faire une carrière en free lance. L’autre alto est Jörg Winkler, un ex du Mahler Chamber Orchestra. Et puis, bien sûr, arrivé dans la journée (il n’était pas à la répétition générale) Lucas Macias Navarro, l’hautboïste de renommée mondiale (Concertgebouw, Lucerne Festival Orchestra, Orchestra Mozart) qui va nous étonner par la douceur et la suavité du son de son instrument. Car les bois sont au centre de la préoccupation d’Abbado, aussi bien la flûte (Chiara Tonelli) que la clarinette (Alessandro Carbonare) ou le hautbois. C’est d’eux que parviennent ces sons fortement marqués timbriquement, à la limite de la dissonance, qui surprennent par les contrastes dont il jouent et ils se jouent et qui répondent en contraste à des cordes souvent plus « harmonieuses ».
Ce qui frappe dès l’attaque, c’est une incomparable légèreté, légèreté des coups d’archet, légèreté des pizzicati (aux contrebasses) la construction des échos (cor et violons !) et les crescendos sonores mais toujours avec une légèreté de toucher qui ne laisse pas d’étonner, à ce titre le crescendo final du premier mouvement (Rêverie passion) avec ce dialogue flûte-hautbois et cordes est proprement ahurissant.
4 harpes trônant au milieu des cordes, donnant le signal, très clair, très marqué, très présent du deuxième mouvement, Un bal, où elles dialoguent sans cesse avec les violons qui engagent l’auditeur dans le charme de ce rondo élégant où l’impression qui prévaut est un effleurement permanent, un « léger tourbillon » comme dirait Gounod, d’une précision extraordinaire. Avec un minimum de gestes, Abbado crée la musique et les ambiances à la fois rassurantes de la danse et les tensions amoureuses nées dans le mouvement précédent, exprimées par la flûte et la clarinette : les bois portent toutes les tensions dans cette symphonie par leurs sons un peu grinçants qui dialoguent avec les cordes fabuleuses (Ah ! ces pizzicati). Abbado réussit toujours à obtenir des musiciens des sons improbables, mais qui font musique, à soigner contrastes qui vont jusqu’au souffle sonore à peine exprimé et qui dans une pièce aussi connue, ne laissent pas de surprendre.
Après Un bal une partie plus pastorale, Scène aux champs, souvenir lointain de la Pastorale de Beethoven, mais qui ne célèbre pas la nature, mais plutôt une ambiance inquiétante : la douceur initiale du cor anglais soliste (magnifique !) et du hautbois est accompagnée en écho par des roulements de tambour en sourdine inquiétants. Et de fait, Abbado ne fait que préparer à travers cette scène apparemment bucolique le mouvement suivant qui est la Marche au supplice. Ainsi l’appel final au cor anglais qui clôt le mouvement et qui reprend les mesures initiales ne sonne pas tout à fait de la même manière, moins serein, plus lourd, plus inquiétant, légèrement menaçant. L’ensemble du mouvement est sans doute pour moi, avec le dernier, le sommet de l’interprétation d’Abbado, qui réussit à tresser la sérénité et l’inquiétude en une profonde unité rythmique et tonale, en réussissant une synthèse que l’on retrouverait en peinture dans La Tempête de Giorgione où se conjuguent à la fois la menace du ciel et la tendresse des personnages. Époustouflant.
Plus « conforme »  la marche au supplice, préparée par le final du mouvement précédent, notamment aux percussions , où la tension dramatique est à son comble, avec une alliance des cuivres et des cordes plus graves (altos, violoncelles, contrebasses), et l’intervention phénoménale des bassons : tous les instruments émergent, chaque pupitre est entendu, dans un rythme jamais pesant (ça l’est quelquefois chez d’autres chefs) .  Même dans ce mouvement fort, quelquefois chaotique, domine la fluidité du son. Incroyable.
Évidemment, le mouvement le plus libre, le plus inventif est le songe d’une nuit de Sabbat, sorte de version symphonique démoniaque de la Grande aux Loups du Freischütz de Weber. Comme pour son Parsifal où il avait demandé de gigantesques cloches orientales pour les scènes du Graal, on remarque immédiatement que le son dès le départ va être rythmé par les « vraies » cloches (impressionnantes) qui sonnent le Sabbat. Jeu de sons et de dissonances (notamment à la flûte et au piccolo, très sollicités, et surprenants – déjà à Lucerne !-) Abbado ose tout pour mettre en exergue les extrêmes possibles du son (même les trombones apparaissent “autres” !) pour composer une danse fantastique et macabre, une sorte de sarabande glaçante : c’est littéralement phénoménal et l’ensemble de l’orchestre compose une sorte de danse sonore qu’on perçoit même dans les mouvements des corps, Chiara Tonelli dressée, hypertendue, sur sa flûte, Guy Braunstein complètement engagé, désarticulé autour de son violon, les altos en vagues successives tempétueuses : tout l’orchestre se fait métaphore de la musique, et nous la fait lire. Sublime.
Comment s’étonner du hurlement de la salle qui se dresse, debout, dès le deuxième rappel. Et qui pendant une quinzaine de minutes, frappe en rythme pour voir apparaître et réapparaître le maître, épuisé sans doute de tant d’engagement. Un concert événement, où les musiciens nous ont stupéfié, ils ont donné à leurs dires même ce qu’ils ne croyaient pas possible de donner. Tout ce que touche Abbado devient Or, et il réussit à créer dans le groupe cette attente, cette émulation qui va au-delà de la simple exécution et qui fait naître l’alchimie musicale. Abbado est la pierre philosophale de la musique.
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METROPOLITAN OPERA 2012-2013 (sur grand écran): LES TROYENS d’Hector BERLIOZ (Dir.Mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

La Prise de Troie © Ken Howard

J’ai eu quelque hésitation à ouvrir mon année lyrique par cette production des Troyens au MET, en direct sur grand écran.  Une mise en scène de Francesca Zambello, que je n’aime pas trop, la direction de Fabio Luisi, qui est toujours respectable mais pour Berlioz? Et Deborah Voigt (Cassandre) qui ne m’enthousiasme pas a priori. Enfin le cast affichait aussi Marcello Giordani dans Enée, dont on pouvait se méfier dans ce rôle.
Mais il y avait Susan Graham dans Didon: à elle seule, elle pouvait justifier que j’affronte les frimas pour aller au cinéma voisin.
Je me suis finalement décidé, et bien m’en a pris, car ce n’était pas Marcello Giordani, mais Bryan Hymel qui chantait Enée et cela faisait deux bonnes raisons d’aller passer la soirée au cinéma.
Et ce fut musicalement, au moins pour “Les Troyens à Carthage”, un émerveillement.

Scène finale © Ken Howard

Passons sur la mise en scène de Francesca Zambello. La production, vieille de 10 ans, n’a pas vraiment d’âge. Madame Zambello sait mettre en images, sait manier les foules, et sait s’inspirer de scènes de la peinture classique, attitudes convenues, bras levés, éclairages efficaces (de James F. Ingalls), torches: elle est la Margherita Wallmann des années 2000:  pas d’imagination, pas d’idées, mais du métier,  de la technique et l’art de savoir composer des tableaux. A conseiller à ceux qui pensent que la mise en scène d’opéra ne doit pas aller au-delà de l’illustration.

La Prise de Troie © Ken Howard

Donc, rien que du banal: Troie en sombre et Carthage en blanc (comme chez Pierre Audi à Amsterdam), un espace unique de jeu, le décor de Maria Bjørnson (du genre métallique) sur deux niveaux, quelques menues idées (Didon assise sur une maquette en construction de la future Carthage, sur laquelle les habitants déposent les bâtiments à peine terminés) Didon d’abord en blanc (costumes de Anita Yavich) puis  en violet, sans doute la couleur de la passion puis qu’Enée revêt à son tour un manteau violet, qu’il abandonne lorsqu’il appareille pour l’Italie. Comme on le voit, cela ne va pas bien loin, sans parler des chorégraphies de Doug Varone, qui n’en finissent pas. Du point de vue conceptuel, un encéphalogramme plat, mais cela se laisse voir sans fatigue.
Musicalement, c’est tout autre chose.

Les Troyens à Carthage “Gloire à Didon” © Ken Howard

On sait que Les Troyens ont eu beaucoup de difficultés à s’imposer sur les scènes. Dans les années 70, la presse spécialisée ne cessait de demander qu’un théâtre ose monter la version complète. Seul Covent Garden avait osé en 1969, et la production fut l’origine de l’enregistrement de référence avec Colin Davis, l’artisan de la “Berlioz Renaissance”, et Jon Vickers dans Enée. Inoubliable.
L’Opéra de Paris a proposé Les Troyens pour l’ouverture de l’Opéra Bastille, en 1990 (l’inauguration de 1989 s’était faite dans un théâtre qui n’était pas en ordre de marche), dans une production de Pier Luigi Pizzi, avec Grace Bumbry et Shirley Verrett, sous la direction de Myung-Whun Chung puis dans la mise en scène de Herbert Wernicke (Production du Festival de Salzbourg) avec Deborah Polaski, Jeanne Michèle Charbonnet et Yvonne Naef avec Sylvain Cambreling au pupitre.
Les Troyens est une œuvre que seuls les grands théâtres peuvent monter, tant elle demande des moyens de production exceptionnels, la mobilisation du chœur et du ballet, une distribution nombreuse et des chanteurs exceptionnels, notamment pour les rôles d’Enée et Didon.
La dernière production de Covent Garden de David Mc Vicar, accueillie de manière assez contrastée, devait être portée par Jonas Kaufmann qui abordait le rôle d’Enée, il y renonça pour raisons de santé: il reste à espérer qu’il puisse la reprendre à San Francisco, Vienne ou à la Scala, qui coproduisent avec Covent Garden.
C’est Bryan Hymel qui a remplacé Kaufmann à Covent Garden. Je l’avais entendu dans Enée dans la production de Pierre Audi à Amsterdam aux côtés de la Cassandre de Eva-Maria Westbroek (Didon à Covent Garden) et de la Didon d’Yvonne Naef (voir l’article en question).

Bryan Hymel

Au MET, il succède à Marcello Giordani qui a assuré en décembre les représentations. Et l’on peut dire que pour ce rôle redoutable entre tous, qui exige des aigus ravageurs, un engagement épique mais aussi une élégance de chant toute particulière dans les moments lyriques (le fameux duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie”), il répond largement à la commande. Déjà je l’avais apprécié à Amsterdam, mais cette fois, il a encore gagné en assurance et en maturité, et les aigus étaient triomphants et sûrs, notamment au dernier acte, où le ténor est particulièrement sollicité. Voilà un ténor bien parti pour les grands rôles français (on pense à Meyerbeer: il vient d’interpréter Robert le Diable à Covent Garden, mais aussi à un autre Berlioz peu joué, le Benvenuto Cellini dont  la production luxuriante de Denis Krief à la Bastille en 1993 est la seule dont je me souvienne). La voix est très bien modulée, la couleur chaleureuse, le timbre séduisant, et le français quasi impeccable grâce à une diction exemplaire. A suivre avec attention.

Deborah Voigt (La Prise de Troie) © Ken Howard

Du côté des dames, Deborah Voigt interprétait Cassandre, immortalisée ces dernières années par Anna-Caterina Antonacci (on se souvient de la production de Yannis Kokkos au Châtelet et à Genève mais aussi l’été dernier à Covent Garden): si la voix pouvait être discutée, l’interprétation était simplement hallucinante. Sur la scène du MET, Deborah Voigt reste désespérément froide et inexpressive. La voix est au rendez-vous, la diction assez satisfaisante, mais Voigt chante toujours de la même façon, avec un visage totalement fixe, qui ne change jamais d’expression, quelquefois même aux dépens des paroles qu’elle prononce. De la technique sans doute, mais aucun art du chant, et évidemment bien peu de sensibilité. Dans la mesure où elle reste en scène quasiment pendant tout l’acte, sa manière de chanter affecte l’ensemble et “La prise de Troie”, qui doit tant à Gluck dont Berlioz se souvient sans cesse, reste un peu en-deçà de ce qu’on attendrait, malgré des chœurs impressionnants et très bien préparés par Donald Palumbo.

Susan Graham © Ken Howard

Tout change dans “Les Troyens à Carthage” où dès son entrée accompagnée par le chœur fameux “Gloire à Didon”, Susan Graham impose un style, qui est LE style: diction exemplaire, expression incroyable de vérité, avec les variations dans la couleur, des gestes accompagnant le texte qui montrent sa parfaite compréhension du propos. Tout y est. Si les aigus semblent un peu plus tendus, ils sont si bien négociés qu’ils passent aisément. Mais c’est dans les moments lyriques et pathétiques que Susan Graham est extraordinaire: le duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est à ce titre, avec un Bryan Hymel magnifique, un des grands moments magiques (la musique, en soi est fabuleuse) de la soirée, mais surtout “Adieu fière cité” qui réussit à tirer les larmes; depuis un immense enregistrement de Regina Resnik, je crois n’avoir jamais entendu ce texte dit de cette manière. C’est époustouflant. Je me souviens encore de sa Charlotte à Bastille, bouleversante: elle est ici une immense tragédienne, qui chante avec une intelligence incomparable et sait distiller une émotion indicible. L’intelligence du texte et du chant produisent ce soir un immense moment: c’est aussi le résultat d’une carrière menée sans déplacements incessants, de manière modérée, alternant récitals et quelques rôles, et ménageant la voix.
Et les rôles secondaires sont bien tenus, voire particulièrement soignés et souvent tenus par des chanteurs maison et de jeunes artistes prometteurs ; d’abord le Narbal de luxe de Kwanchoul Youn, basse profonde et sonore qui donne à Narbal une noblesse toute particulière. La Anna de Karen Cargill, mezzo soprano au timbre sombre et velouté , qui a quelques difficultés d’homogénéité entre les registres aigu et grave, mais une belle présence vocale, notamment dans les duos et les ensembles. Une note toute particulière pour deux ténors, le Yopas d’Eric Cutler (déjà vu à Bastille dans ce rôle en 2006, mais aussi dans “Le Roi Roger” en 2009) très appliqué et techniquement impeccable, mais surtout le très  jeune Paul Appleby récemment diplômé du Metropolitan Opera’s Lindemann Young Artist Development Program qui prête à  Hylas une voix à la fois très suave, très douce, très lyrique, et qui sait lui aussi distiller une belle émotion. Un ténor à suivre notamment pour Mozart.
Au pupitre, Fabio Luisi aborde l’œuvre pour la première fois. Fabio Luisi a pratiqué toutes les grandes scènes germaniques pendant la première partie de sa carrière, assurant à Vienne ou à Berlin les représentations de répertoire et donc rompu au changements de style et de tradition. Cette technicité en fait un chef sûr pour un orchestre et n’est sans doute pas étrangère à sa nomination comme “Pincipal Conductor” au MET: moins connu, il ne fait pas d’ombre au directeur encore en titre, James Levine, et il peut assurer aussi bien le Ring (un Ring assez élégant par ailleurs) que Aida ou Ballo in Maschera. Il est aujourd’hui reconnu et lancé dans le circuit des chefs de référence, puisqu’il est directeur musical à Zürich et honoraire à Gênes, sa ville d’origine (alors que pendant des années il n’a jamais dirigé en Italie). En abordant Les Troyens, il maîtrise les masses, tenant ensemble orchestre, chœurs, solistes, de manière solide, mais il sait aussi bien donner énergie et dynamisme aux moments les plus épiques, mais aussi délicatesse et douceur aux moments élégiaques et lyriques (le IVème acte, remarquable à l’orchestre) et très attentif au volume et à la modulation, et très attentif, en bon chef d’opéra, à ne jamais couvrir les voix, notamment au cinquième acte. Il donne vraiment la preuve qu’il est non seulement un technicien de grande sûreté, mais aussi et surtout un bon voire un grand chef qui sait donner couleur et cohérence à une œuvre. On ne l’attendait pas dans ce répertoire, et il y prend sa pleine place. Il est l’artisan de la réussite de la représentation.
Plus généralement, cette représentation est particulièrement emblématique de la bonne santé du chant anglo-saxon et de ses qualités: une distribution entièrement américaine aux qualités notables, notamment dans la diction du français, l’articulation, la projection, et une technique robuste. On accuse souvent cette école de former de bons techniciens, mais peu concernés par les émotions (par exemple Deborah Voigt!) , on a ici aussi l’exemple d’artistes qui savent maîtriser les difficultés techniques et donner à ce qu’ils chantent une puissance d’émotion qui surprend (Graham, Hymel, Appleby). Une vraie leçon pour le chant européen en berne en ce moment et livré à une école russe aux voix puissantes, mais techniquement quelquefois en défaut où les grandes références européennes (Anja Harteros, Anna Netrebko et Elina Garanca ) en ce moment sont largement concurrencées par les américaines (Sondra Radvanovsky, Angela Meade, Renée Fleming, Joyce Di Donato). La force de l’école américaine est qu’elle prépare à tous les répertoires avec une très grande technicité, et produit un résultat le plus souvent au moins très propre. Et avec Hymel, on tient un ténor au timbre clair, aux aigus triomphants, à la diction exemplaire, très adapté au répertoire français, certes, mais où on entend aussi pour le futur un Radamès ou un Florestan. En somme cette soirée retransmise du MET a ouvert 2013 avec l’espoir d’entendre de nouvelles voix solides, qui puissent aider à élargir le spectre du répertoire et à donner de la couleur et de la variété à nos soirées d’opéra.
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Acte III © Ken Howard

 

DE NEDERLANDSE OPERA 2009-2010: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ avec Eva-Maria WESTBROEK et Yvonne NAEF, direction John NELSON (16 avril 2010)

A quelque chose malheur est bon. Bloqué depuis maintenant deux jours à Amsterdam en transit, en attendant le passage du nuage volcanique fatal et la réouverture hypothétique de l’aéroport de Schiphol et de celui où je devais me rendre en Scandinavie, j’ai repéré bien vite  que ce 16 avril au DNO (De Nederlandse Opera), Les Troyens étaient à l’affiche avec une distribution féminine alléchante et John Nelson au pupitre, garantie de qualité pour ce spécialiste reconnu de Berlioz. Aussitôt vu, aussitôt fait. De retour de l’aéroport fantômatique où chaque passager se fait plaindre par le personnel très sympathique, où errent des touristes asiatiques, des passagers solitaires, des hôtesses sans avion, et après avoir persuadé mon chauffeur de taxi que non décidément, je ne voulais pas qu’il me conduise en Scandinavie, mais simplement à l’Hôtel, je me suis ensuite précipité dans le tram pour arriver à l’Opéra à l’heure (le spectacle commençant à 17h30 pour se terminer à 23h).
L’Opéra d’Amsterdam est l’un des plus sympathiques que je connaisse. J’aime beaucoup y aller: le quartier est très vivant (Quais de l’Amstel, Waterlooplein, Rembrandtplein) le public est très détendu, habillé de manière très diversifiée (du costume sombre au short, du tee shirt au noeud papillon), le personnel toujours affable et souriant, et last but not least les spectacles sont toujours de qualité. Ce soir encore, Les Troyens n’ont pas fait faillir l’excellente réputation du lieu. La mise en scène remonte à 2003, c’est Pierre Audi, le directeur artistique qui l’a signée, décors de George Tsypin, costumes de Andrea Schmidt-Futterer. Comme souvent avec Pierre Audi, c’est une belle mise en image, très propre, très “professionnelle” au sens où les choeurs savent se mouvoir, où les éclairages sont soignés, où l’ensemble se laisse voir de manière très fluide et souvent agréable, sans être exceptionnel et sans idées extraordinaires. Un spectacle solide, fondé sur des oppositions de couleurs (le noir pour les Troyens, le blanc pour les Carthaginois), sur des lumières vives, et souvent chaudes (jaune, rouge sang,  bleu profond), et sur des oppositions de style de décor, horizontal pour Troie, vertical en contruction pour Carthage ( Berlioz et Audi connaissent leur Virgile) et à la fin, le décor tombe en ruines, non terminé, l’amour de Didon pour Enée provoquant l’arrêt de toute la construction de la ville, Didon passant son temps à s’occuper de son hôte plutôt que de gérer.
L’amour c’est comme la guerre, là ou il passe, le reste trépasse.
En fait, à la fin de l’Opéra, on en revient presque à l’image du début, le blanc de Carthage ayant viré au noir, et Didon s’immolant comme Cassandre au premier acte. Autre point un peu décevant la direction d’acteurs n’est pas vraiment précise: quand c’est Westbroek qui chante, pas de problème, elle vit son rôle avec une intensité rare, quand c’est Naef, c’est moins “vécu” de l’intérieur, et cette passion ravageuse pour Enée est quand même un peu “plan plan”. Il reste que cela reste très acceptable globalement. La chorégraphie de Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn m’a laissé un peu plus dubitatif: un parti pris ironique, qui ne va pas forcément avec l’ensemble et qui finit par gêner, notamment pendant les musiques de ballet du magnifique quatrième acte, l’île heureuse de l’opéra.

Il en va tout autrement au niveau musical, où l’on atteint très souvent l’excellence. D’abord, la direction de John Nelson est très précise, très attentive, toute en subtilité. L’orchestre n’est jamais fort, ne couvre jamais les voix, les équilibres sont très soignés et la poésie est souvent au rendez-vous. Sa direction me semble encore plus convaincante qu’à Genève il y a quelques années: le quatrième acte, qui commence par la chasse royale et orage et qui se clôt par le sublime duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est un moment de grâce, enthousiasmant, émouvant, bouleversant. L’orchestre (le Nederlands Philharmonisch Orkest) est vraiment de très bon niveau. A part le Concertgebouw, les Pays-Bas ont une réserve très respectable d’orchestres , et de grande qualité, même s’ils sont moins connus. Puisque l’Opéra n’a pas d’orchestre fixe mais des orchestres différents attachés à une ou deux productions, quand on vient souvent à Amsterdam, on a l’occasion de les entendre tous, avec beaucoup de plaisir. C’est qu’il y a aux Pays Bas une grande tradition musicale, comme souvent en pays protestant, et que la tradition lyrique en revanche est très jeune (20 ans): il n’y a pas de tradition d’opéra aux Pays-Bas, et le public est très ouvert et très disponible. Le chœur (qui lui est attaché à l’Opéra) est remarquable, je l’ai découvert à l’occasion du Moïse et Aaron de Schönberg (dirigé par Boulez, mise en scène de Peter Stein) et non seulement c’est un chœur qui chante bien , mais aussi très ductile, qui joue et demeure toujours très engagé.
Comme encore souvent à Amsterdam, les voix ne sont pas forcément des stars, mais l’ensemble est toujours très homogène: je n’y ai jamais pour l’instant entendu de distribution bancale. Ce soir bien sûr, il y a une vedette c’est l’enfant du pays Eva-Maria Westbroek, très engagée, à la voix puissante, mais pas forcément à l’aise dans le registre plus grave que réclame notamment le deuxième acte de “La prise de Troie”. Il reste que la chanteuse est impressionnante.
Je savais Yvonne Naef une excellente mezzo (je me souviens de sa Brangäne remarquable à Paris), mais là, il y a le soin extrême accordé à la prononciation, une voix homogène sur tout le registre (même si au début, les aigus étaient très légèrement tirés avec de légers problèmes de justesse): la fin est magnifiquement chantée: si Westbroek a reçu des fleurs, Naef a eu droit à la standing ovation. Avec un peu plus d’engagement scénique, elle pourrait sans doute prétendre être la Didon du moment, la voix est saine, volumineuse, techniquement impeccable. Une grande prestation.
Enée est un jeune ténor américain, Bryan Hymel “qui a tout d’un grand”: il a la puissance, la résistance, le velouté et la prononciation. Lui aussi pourrait s’engager un peu plus, mais c’est vraiment un Enée de haute volée, qui vaut Jon Villars, largement. Son air final “Inutiles regrets, je dois quitter Carthage” avec ses notes très hautes et sa vaillance, est vraiment remarquable.
On voit les théâtres de qualité non aux grands rôles, mais à l’excellence de l’ensemble de la distribution: pas un des chanteurs n’est pris en défaut, ils servent tous la partition de manière exemplaire. Il faut au moins trois ténors de qualité dans les Troyens, pour Enée, pour Iopas, et pour Hylas: ils sont tous excellents. Certes, le Iopas de Greg Warren n’a pas forcément encore le style de chant “français” qu’exige le rôle, mais il se tire fort bien de son air élégiaque, Hylas quant à lui ouvre le cinquième acte et la chanson d’Hylas interprétée par Sébastien Droy est très remarquée par le public, et de fait remarquable.

Anna devait être chantée par Charlotte Hellekant, bloquée à Helsinki par le fameux nuage. Elle est remplacée au pied levée par Ceri Williams, qui chante sur le côté, le rôle étant tenu par une assistante, et même si le dispositif gêne un peu, la prestation est tellement bonne (magnifique duo avec Didon “vous aimerez ma soeur”) qu’on l’oublie très vite. Les barytons et les basses sont tout aussi impeccables, le Chorèbe magnifique de Jean-François Lapointe (il promène son Chorèbe, modèle du genre, dans le monde entier), le Narbal d’Alistair Miles, le Panthée de Nicolas Testé, le Priam émouvant – une sorte de Roi Lear- de Christian Tréguier, et le spectre d’Hector, sonore et impressionnant, de Philippe Fourcade. Une distribution soignée, sans failles, avec du style et une prononciation française  excellente pour tous sans exception.

Au total, une soirée de référence, une interprétation de haut niveau, un spectacle encore réussi de l’Opéra d’Amsterdam, une des rares salles d’Europe qui vaille toujours le voyage.
L’an prochain, Vêpres Siciliennes de Verdi en français, Rosenkavalier dirigé par Sir Simon Rattle et surtout, surtout, Eugène Onéguine dirigé par Mariss Jansons avec le Concertgebouw, vous n’allez pas manquer ça, le Thalys vous attend!