LUCERNE FESTIVAL 2016: Concert du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Riccardo CHAILLY le 13 AOÛT 2016 (MAHLER Symphonie n°8, “des Mille”)

Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Le dispositif global ©Peter Fischi/Lucerne Festival

C’était une inauguration très attendue du Lucerne Festival et bien des mahlériens avaient fait le déplacement. Claudio Abbado a associé pour longtemps Mahler et Lucerne Festival Orchestra.
Abbado disparu, le sort du Lucerne Festival Orchestra pouvait se poser, au moins sous sa forme d’orchestre « des amis ». En réalité, depuis plusieurs années et déjà du temps d’Abbado, la physionomie de l’orchestre était un peu changée, les membres des Berliner Philharmoniker avaient dû le quitter, les Capuçon, Natalia Gutman et d’autres en sont partis après la mort du chef tutélaire, comme Diemut Poppen (alto) et Alois Posch (contrebasse) partis, mais il reste du moins un certain nombre de piliers qui sont là depuis les origines, Reinhold Friedrich le trompette solo, Raymond Curfs le timbalier, Jacques Zoon le flûtiste et des membres venus un peu plus tardivement (Lucas Macias Navarro, Alessandro Carbonare, ou Alessio Allegrini) sont devenus rapidement des figures irremplaçables de l’orchestre.
Cette année, peu de changements, sinon quelques membres de l’orchestre de la Scala, et le départ regrettable de Sebastian Breuninger, 1er violon, un des membres historiques, formé par Abbado, qui est en même temps 1er violon du Gewandhaus de Leipzig.  Compte tenu des rapports actuels de Riccardo Chailly et du Gewandhaus, il était difficilement envisageable qu’il demeurât.
Le très futé directeur du festival, Michael Haefliger, avait le choix entre deux options :

  • Ou bien confier le LFO chaque année à un chef différent, de type « carte blanche à », jusqu’à ce que la disparition d’Abbado ait été suffisamment digérée et que le marché des chefs s’éclaircisse. Le LFO est une formation très particulière demande des chefs de tout premier niveau, mais cela aurait alimenté les discussions sur la suite, et fait des chefs invités des potentiels candidats à un poste de directeur musical prévu dans le futur.
  • Ou bien nommer un directeur musical le plus vite possible, pour redonner à l’orchestre un futur , des perspectives et un programme. C’est l’option qui a été choisie.

Cette manière de « relancer » le LFO s’accompagne d’ailleurs d’autres ouvertures vers l’avenir : en même temps que le nouveau départ du LFO, Haefliger a remis dans le même temps sur le tapis la question de la salle modulable dont le projet est affiché dans l’entrée du KKL,

Nous avons déjà évoqué dans ce blog l’appel à Riccardo Chailly, un des rares chefs de stature internationale disponible pour assumer la charge, limitée par ailleurs, de directeur musical du Lucerne Festival Orchestra. En effet, elle occupe au maximum deux semaines en été et deux semaines en automne pour la tournée. Elle a donc l’avantage d’être très prestigieuse et en même temps peu mangeuse de temps.
Il apparaît que pour l’orchestre, un nouveau directeur musical est préférable. Il permet de clairement se positionner, et de voir l’avenir, en terme de programme, de répertoires et d’organisation. Il est clair qu’avec Riccardo Chailly, la question du répertoire est résolue : c’est un chef curieux de pièces rarement jouées, mais en même temps familier de Bruckner et Mahler, les compositeurs fétiches du LFO, et du premier XXème siècle. L’année prochaine par exemple Stravinski est à l’honneur (Œdipus  Rex, le sacre du printemps), mais avec la cantate Edipo a Colono de Rossini composée autour de l’année 1816, très rarement jouée et qui rompt complètement avec le répertoire habituel de l’orchestre, ce qui en soi est plutôt intéressant.

Ainsi donc, Michael Haefliger a proposé comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » . On se souvient que cette symphonie était programmée pour 2012, mais que trois mois avant, Claudio Abbado s’était replongé dans la partition et qu’il avait finalement renoncé à la diriger, ne « trouvant rien de nouveau à dire ». C’est une partition qu’il n’a dirigée qu’une fois, à reculons pour une série de concerts avec les Berlinois en 1994 et un enregistrement de Deutsche Grammophon.  Le résultat fut que le cycle Mahler du LFO dirigé par Abbado en DVD est resté incomplet.
En proposant comme inauguration de l’ère Chailly la Symphonie n°8 de Mahler,

  • d’une part Haefliger marquait la continuité : Mahler restait une référence pour l’orchestre et permettait la clôture du cycle commencé avec Abbado
  • d ‘autre part il marquait aussi la différence et le changement, puisque le nouveau directeur musical se chargeait de l’exécution.

Enfin, une inauguration marquée par un tel monument, avec plusieurs centaines d’exécutants, et par une campagne médiatique assez bien faite, attirant la presse spécialisée du monde entier, était pour le Lucerne Festival Orchestra et le Lucerne Festival en général une pierre miliaire, celle du changement dans le continuité, comme on dit en politique.
C’était donc une inauguration très politique, où la question symbolique prenait le pas sur la question artistique. Le pari était de convaincre que le LFO restait ce qu’il avait été, et que le choix de Chailly était justifié. Pari tenu et sans aucun doute gagné.

On avait donc rendez-vous avec ce monument presque inexplicable et surabondant de la création mahlérienne, surabondant en chœurs : quatre chœurs , le Tölzer Knabenchor, référence mondiale en matière de chœur d’enfants, le chœur du Bayerischer Rundfunk, de la radio lettone, et l’Orfeón Donostiarra , dont la présence était d’autant plus symbolique que ce chœur avait participé à la Symphonie n°2  « Résurrection » dirigée par Claudio Abbado en 2003, lors de la première apparition du Lucerne Festival Orchestra et qu’il n’avait pas été invité depuis : 13 ans après, il revient pour le premier  concert de la nouvelle « ère » du Lucerne Festival Orchestra. Un monument aussi surabondant en solistes, huit solistes, deux mezzos, trois sopranos, un ténor, un baryton, un baryton-basse.

L’œuvre, totalement chorale et vocale, avec peu de moments exclusivement symphoniques, est divisée en deux parties, la première fondée sur un texte en latin du haut moyen âge, le veni creator spiritus, attribuée à Raban Maur, un archevêque de Mayence qui vivait au 9ème siècle ; la seconde moitié est fondée sur le final du Faust de Goethe, en allemand et 1000 ans séparent donc les deux textes. Il y a entre les deux parties d’ailleurs de profondes différences. La première, tonitruante, avec des interventions des chœurs et des solistes peu différenciées et presque à la limite de la lisibilité, et la seconde, plus traditionnelle, plus assimilable à une cantate, avec des interventions solistes bien identifiables et presque dramaturgiquement organisées.

La disposition de Lucerne permettait, outre la distribution globale chœur-orchestre, d’isoler l’organiste, à la tribune duquel sont intervenus l’ensemble des cuivres supplémentaires, et Mater gloriosa (Anna Lucia Richter). Il s’agissait évidemment d’une mise en espace de l’œuvre où même l’éclairage pourpre donnait une allure monumentale et spectaculaire à l’ensemble.
J’avoue avoir été un peu écrasé par la première partie, pour laquelle  me semble-t-il, la salle n’était pas spécialement adaptée ; trop petite peut-être pour de telles masses sonores à leur maximum, cuivres et orchestre déchainés qui finissait par saturer. On n’entendait plus vraiment les solistes systématiquement couverts ou noyés par la masse chorale, l’impression écrasante et à la limite de l’audible était sans doute en même temps voulue.
On a pu discuter l’inspiration de Mahler dans cette partie. Adorno disait lui-même quelque chose comme « Veni creator spiritus certes, mais si après il ne vient pas ? » marquant sa distance en quelque sorte. Mahler a voulu rendre compte d’une totalité, une totalité sonore et spirituelle : il y a une volonté évocatoire un peu aporétique, et donc peut-être un peu désespérée. Pour ma part, ce trop-plein sonne quelque part un peu vide et j’ai des difficultés à entrer dans l’œuvre par cette première partie qui écrase certes voire laisse un peu froid. L’inspiration mélodique elle-même n’est pas au niveau d’autres œuvres. Rendre compte de « l’Universum » par la transposition musicale d’une totalité impliquant voix, chœurs et instruments aboutit forcément à une difficulté. Réunir des centaines de participants fait spectacle, mais n’implique pas l’auditeur, et rend le morceau peu participatif.
Ce qui me touche, c’est peut-être plus le côté désespéré de cette quête de totalité, d’une quête qui conduit à chercher à rendre l’indicible ou l’irreprésentable, et en même temps le côté un peu naïf (la naïveté du converti récent ?) d’une entreprise titanesque qui finit par rater son objectif. Mahler, qui implique tellement son auditeur, qui l’invite tellement à pénétrer son univers, le laisse ici au seuil, ne lui permet pas d’entrer. Et Chailly rend compte de cette aporie en proposant volontairement une lecture totalement extérieure et spectaculaire, une sorte de pandemonium sonore d’où rien n’émerge sinon une sorte de perfection froide sous un déluge volumineux de sons qu’il est difficile de démêler. Peut-être aussi cette première partie, ainsi proposée, ne laisse aucune chance à la petitesse humaine face à l’irruption tempétueuse de l’appel au Créateur. Le point de vue global s’impose, fort, gigantesque, impossible à endiguer, flot sonore qui reflète la multiplicité des mondes(ou qui essaie de témoigner) . Il en va différemment dans la deuxième partie, qui commence d’abord par une pièce orchestrale plus recueillie qui rappelle, elle, le Mahler que nous connaissons et nous aimons, celui de symphonies précédentes, sixième ou quatrième et une sorte de « captatio benevolentiae » qui permet de rentrer cette fois de plain-pied dans l’œuvre. De l’impossibilité de distinguer qui est qui, qui chante quoi, et qui joue quoi, on commence à avoir un repère, qui est aussi repère littéraire. Le Faust de Goethe est elle aussi une œuvre monumentale inépuisée, inépuisable, où le langage en déluge de vers nous écrase. Le jeu sur le langage de Goethe est proprement musical, quelquefois symphonique, quelquefois chambriste : cela m’avait frappé lorsque j’avais vu il y a 16 ans le Faust intégral monté par Peter Stein à Hanovre: impossible de ne pas entrer dans ce tourbillon continu de paroles qui fait musique, dans ces musiques de vers qui étourdissent et en même temps hypnotisent. Goethéenne, c’est à dire prométhéenne, voilà ce qu’est cette symphonie.

Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival
Riccardo Chailly ©Peter Fischi/Lucerne Festival

Ainsi, la dernière partie du texte de Goethe est une sorte d’Erlösung (de rédemption) par la musique et le texte, une ascension (sinon une assomption, tant le texte de Goethe est « aspirant »), en même temps une image de totalité où monde réel et monde poétique s’unissent  et où le spectateur après environ 24h de théâtre, vit une sorte d’ataraxie. Cette partie ultime, mise en musique, s’efforce elle aussi d’ouvrir vers une totalité qui élève, et qui n’écrase plus : après le mouvement descendant de la première partie de la symphonie, où l’auditeur est cloué sur place par une tempête sonore qui tombe sur lui, le mouvement de la seconde est plutôt ascendant, la question de l’élévation est centrale, et ce jeu théâtral des interventions qui se renvoient l’une l’autre est cette fois-ci peut-être rendu par Mahler avec plus de cohérence ou plus d’inspiration. Il est clair que les voix qui se reprennent, que la forme traditionnelle de la cantate (le souvenir de Bach est ici présent), mais malgré tout la « cantate » de Mahler sonne pour moi plus profane que sacrée. Mahler est toujours profondément humain, pétri d’humain et c’est ce qui fait l’incroyable proximité de l’auditeur et de cette musique qui entre directement dans ses chairs.
Bien sûr, Le Lucerne Festival Orchestra fait merveille dans ces moments séraphiques (c’est ici le cas de le dire), où toute musique est suspendue dans un intermonde, elle respire et en même temps se fractionne ou se dématérialise, elle vit pleinement en nous et se dilue, elle est là et nous aspire et nous élève (singulier effet du dernier mouvement de la Troisième par exemple). On ne sait plus s’il faut admirer les cuivres impeccables de précision, les percussions menées par Raymond Curfs, les bois ahurissants (le hautbois d’Ivan Podyomov ! la flûte de Jacques Zoon !) et la chair des cordes (les altos et les violoncelles bouleversants). On reste interdit aussi par la précision des chœurs préparés et coordonnés par Howard Arman : c’est une performance d’avoir harmonisé l’ensemble gigantesque de toutes ces voix en un ensemble à la fois compact et différencié, sans compter les merveilleux Tölzer Knabenchor dont les interventions avec les femmes de l’Orfeón Donostiarra restera dans la mémoire, tant ces « anges » furent réellement, qu’on me pardonne ce truisme, « angéliques ».
C’est dans cette deuxième partie que les voix solistes se distinguent et pour certaines époustouflent : entendre Peter Mattei dans Pater Ecstaticus est une leçon : leçon de diction, d’émission, de projection, avec un timbre chaud, sans rien de démonstratif, avec un texte dit dans la simplicité de l’évidence. Sans jamais forcer, Peter Mattei a une présence inouïe, et la voix qui correspond exactement à l’œuvre. Une intervention inoubliable, d’un artiste à son sommet. Ecrasant de modestie, de naturel et de justesse.
Même remarque pour Sara Mingardo (Mulier samaritana) : sans jamais avoir une voix qui écrase par le volume, mais toujours bien placée, bien posée, Sara Mingardo impose le texte, par l’intelligence, par la diction et par la musicalité et par la suavité de son timbre.
J’ai toujours aimé dans ce type d’intervention aussi Mihoko Fujimura, qui a une attention marquée au texte et une rare intuition musicale : on se souvient dans cette même salle, d’un deuxième acte de Tristan avec Abbado en 2004 où elle fut une Brangäne irremplaçable. C’est une artiste jamais spectaculaire (ce qui gênait dans sa Kundry, dont les aigus redoutables dépassaient ses possibilités). Ici, elle impose aussi une présence dans Maria Aegyptiaca, notamment par les graves, encore abyssaux, même si elle m’est apparue un tantinet en retrait par rapport à d’autres prestations récentes.
Remplaçant au dernier moment Christine Goerke malade, Juliane Banse (Una poenitentium) a su relever le défi, d’abord avec une présence à l’aigu notable, des aigus très bien négociés, très contrôlés et en même temps très affirmés et une diction magnifique : elle a été très convaincante, très charnelle aussi, très humaine enfin.
Ricarda Merbeth (Magna Peccatrix) impose évidemment son volume et sa technique impeccable, et surtout ses aigus écrasants et imposants. J’aime moins son timbre que je trouve toujours un peu froid et son expressivité moins affirmée (c’est notable à l’opéra), mais elle se distingue ici comme la voix la plus marquée et la plus volumineuse. Belle prestation.

La jeune Anna Lucia Richter, installée sur le podium de l’organiste dominant la salle, lance de la hauteur ses quelques vers.
« Komm, hebe dich zu höhern Sphären,
Wenn er dich ahnet, folgt er nach. »
L’intervention est très brève mais demande une très grande virtuosité, un très fort contrôle de la voix et des aigus très assurés. La jeune chanteuse, déjà engagée l’an dernier dans la Quatrième a su relever le défi et son intervention est remarquable.
Du côté des voix masculines, nous avons souligné tout l’art de Peter Mattei. On doit tout aussi apprécier celui de Samuel Youn, baryton-basse au timbre très velouté qu’on a apprécié à Bayreuth plusieurs années durant dans le Hollandais de Fliegende Holländer, il montre ici une belle qualité d’émission et, comme Mattei, une intervention non démonstrative, assez retenue, et assez « hiératique », où la simplicité de l’expression domine. Joli moment.
Andreas Schager avait la partie de ténor, Dr Marianus, la plus longue. Il est resté, contrairement à ses dernières prestations, assez retenu et plutôt contrôlé. La partie n’est pas vraiment simple et exige tension et concentration. Il s’en sort avec les honneurs, sans faillir. On apprécie cette voix claire, lumineuse quand il le faut, et qui sait déployer aussi une certaine énergie : il réussit à être très présent et se sortir des pièges. C’est plutôt très positif.
Comme on le voit, le niveau d’ensemble des solistes était particulièrement élevé, ce qui est presque toujours le cas pour les voix invitées à Lucerne.
Riccardo Chailly gérait toute cette immense et complexe machine, gestes précis, énergiques, sans être trop démonstratifs. Très attentif à tout, et notamment aux solistes, il sait aussi retenir le volume de l’orchestre. L’œuvre ne distille pas (au moins pour mon goût) d’émotion à l’égal d’autres symphonies : il reste que Chailly en propose une interprétation plutôt contrôlée en deuxième partie et plutôt déchainée en première partie. On lui reproche quelquefois de laisser aller le volume et de diriger fort. La musique de la symphonie étant ce qu’elle est, c’est un reproche qu’on ne peut lui faire : il n’a pas besoin de pousser le volume. Mais il a fait preuve de très grande qualités de netteté et de précision, tout en veillant aussi à marquer les moments les plus lyriques et les plus suspendues : utilisant les qualités intrinsèques de l’orchestre et ses grandes capacités techniques, il a aussi fait comprendre que l’entente s’était fait jour entre les musiciens et lui. En ce second concert auquel j’ai assisté, que tous les spectateurs présents la veille ont considéré comme meilleur (musiciens et chefs plus détendus), il a parfaitement montré qu’il avait pris les rênes et que le pari était gagné, tant le succès a été grand. Longue vie à ce nouvel attelage. [wpsr_facebook]

12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival
12/08/2016, Symphonie VIII ©Peter Fischi/Lucerne Festival

LINGOTTO MUSICA 2015-2016, TORINO et TEATRO COMUNALE CLAUDIO ABBADO, FERRARA – FERRARA MUSICA 2015-2016: CONCERTS du MAHLER CHAMBER ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI les 27 et 28 MAI 2016 (BEETHOVEN SYMPHONIES 8 & 9)

Ferrara 28 mai 2016
Ferrara 28 mai 2016

Bientôt 20 ans que je suis le Mahler Chamber Orchestra, fondé par Claudio Abbado et un groupe de musiciens du Gustav Mahler Jugendorchester en 1997. C’est évidemment un orchestre qui signifie pour moi bien plus qu’une phalange de plus et qu’un concert de plus, le Mahler Chamber Orchestra est un orchestre que je ne consomme pas (du genre, hier j’ai fait le Gewandhaus et demain je fais les Wiener), mais que je déguste. Cet orchestre, même s’il s’est profondément transformé en 20 ans, reste quand même étonnamment le même, au sens où c’est un orchestre d’adhésion, toujours jeune, qui a choisi d’être ensemble pour quelques sessions dans l’année, pour le plaisir de jouer, pour, comme aurait dit Claudio Abbado zusammenmusizieren, faire de la musique ensemble. Chaque musicien appartient à une ou plusieurs autres phalanges, à des ensembles de musique de chambre, et chacun vient à la Mahler pour sentir un esprit, l’esprit MCO. Il y a en effet un esprit MCO et un esprit des lieux MCO, dont Ferrare à coup sûr et dont Turin dans une moindre mesure. L’esprit MCO, c’est l’âme de son fondateur, Claudio Abbado, qui n’est plus, mais qui a laissé à l’orchestre et à ces deux lieux un esprit, une mémoire, une âme.

L'auditorium Giovanni Agnelli au Lingotto de Turin
L’auditorium Giovanni Agnelli au Lingotto de Turin

L’auditorium du Lingotto à Turin, personnifié depuis les origines par Francesca Camerana, qui préside aux destinées de Lingotto Musica est un lieu que Claudio Abbado a porté sur les fonts baptismaux, où il a donné bien des concerts, dans cette belle salle conçue comme le reste par Renzo Piano.

Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara
Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara

Et Ferrare, c’est Ferrara Musica, fondé par Claudio Abbado avec l’aide de la municipalité d’alors pour servir de résidence à un orchestre de jeunes musiciens, le Chamber Orchestra of Europe de 1989 à 1997 (et de nouveau à partir de 2007), puis le Mahler Chamber Orchestra dès 1998. Aujourd’hui les deux orchestres (chacun enfants de Claudio Abbado) se partagent grande part des projets de la saison. Alors, chaque retour à Ferrare du Mahler Chamber Orchestra est quelque chose de fort, notamment pour les musiciens qui sont dans l’orchestre depuis les origines, et qui restent garants de son esprit. Avec Abbado soit COE, soit MCO ont travaillé des programmes très divers, mais aussi des opéras, et grâce à Abbado, le MCO est le creuset du LFO, du Lucerne Festival Orchestra dont il constitue le terreau (les tutti de l’orchestre). Qu’on se tourne vers l’histoire ou même la géographie, mais qu’on se tourne aussi vers l’âme ou vers l’esprit, on rencontre Claudio Abbado, qui trône d’ailleurs avec Maurizio Pollini sur la home page de Ferrara Musica. Comment pourrais-je l’oublier ?

Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara
Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara

Alors, ce week-end au Lingotto et à Ferrare, indépendamment de tout programme, avait pour moi le parfum du souvenir, des souvenirs intenses et ardents d’une des plus belles périodes musicales de ma vie, une période où l’enthousiasme était toujours au rendez-vous, à Turin comme à Ferrare, mais où il y avait à Ferrare en plus, la ville est petite, un intense parfum d’amitié, de rencontres, d’échanges.
Cet heureux temps n’est plus, et les choses changent , mais certaines traces perdurent, certaines ambiances, ce parfum dont je viens de parler, on le retrouve, on le ressent, on en sent des effluves, parce que le MCO reste enthousiaste, et reste surtout une phalange d’une incroyable qualité, qui sait aller là où le mènent les chefs les plus sensibles à l’art de faire de la musique ensemble.
Alors, oui, j’ai passé un merveilleux week-end, parce que les souvenirs, l’amitié et la joie étaient au rendez-vous, mais surtout la musique, qui a lié tout cela ensemble. Oui, l’Hymne à la Joie était bienvenu car ce week-end du 27-29 mai fut un hymne à la joie.
Toute cette fête de la sensibilité a évidemment un liant, au-delà de Claudio Abbado, c’est la musique. Rien ne serait réveillé sans elle, et sans le rapport entretenu avec elle. Il n’est même pas concevable pour moi d’aller à Ferrare sans concert à la clef.
Ce week-end, le MCO vient d’annoncer la nomination de Daniele Gatti comme conseiller artistique. Il entretient depuis 2010 un excellent rapport à l’orchestre, avec qui il a entrepris une intégrale des symphonies de Beethoven sur deux saisons dont c’est le dernier programme, avec le couple symphonie n°8 et symphonie n°9, un programme où la joie tient le haut du pavé, aussi bien dans la la 8ème que la 9ème ! Le mini-tour de l’Italie du Nord comprend Turin (Lingotto), Ferrare (Teatro Comunale), Bergame (Teatro Donizetti) et Brescia (Teatro Grande) et entoure Milan sans y entrer. Les musiciens du MCO ont travaillé sans le chef et l’ont retrouvé pour un temps fort court de répétitions, déjà préparés. Ils ont pourtant rarement joué la 9ème, seulement une fois avec Daniel Harding.
La symphonie n°8, assez courte (27 minutes environ) est considérée comme l’une des plus légères de Beethoven, notamment à cause de l’absence ou quasi de mouvement lent : l’allegretto du 2ème mouvement, au style presque italien, presque rossinien, même si Rossini passera à Vienne une dizaine d’années plus tard fait office de mouvement lent – un peu comme l’allegretto de la 7ème qu’on joue souvent de manière si lente. C’est bien ce qui frappe dans cette 8ème, l’une de mes préférées. Je me souviens de la manière d’Abbado si fluide et si chantante, notamment dans ses dernières exécutions à Rome et Vienne en 2001.
Gatti privilégie autre chose : il cherche dans ces pièces d’abord la dramaturgie, le choc des ambiances,  les contrastes. Il y recherche quelque chose du théâtral : ne pourrait-on pas penser que la forme sonate est une forme théâtrale ? Alors Gatti privilégie dans sa recherche formelle quelque chose qui va faire drame (au sens « théâtre » du terme), quelque chose qui se heurte, et cette symphonie qui pourrait être si souriante et si légère se teinte alors de nuages, de quelque chose de rugueux, de râpeux, de rude presque. Il y a quelque chose de brahmsien dans cette approche. C’est Beethoven lu à l’aune de l’univers de la symphonie qui va le suivre, comme portant en lui quelque sorte son futur. Je l’avais déjà remarqué dans son approche de la Fantastique de Berlioz: Gatti privilégie les rencontres des masses, sans jamais être massif. Son approche est d’une clarté incroyable, avec une transparence des différents niveaux et pupitres, mais aussi et toujours avec une tension palpable.
Le MCO lui répond parfaitement. La clarté dont il est question, elle apparaissait à Turin dans une salle vaste à la réverbération marquée sans risquer cependant de provoquer la confusion des sons. La salle du Lingotto permet l’analyse  sonore et garde aux différents pupitre une vraie lisibilité. Le lendemain à Ferrare, l’acoustique est radicalement opposée, très sèche, et plutôt proche. Le son est là, présent, presque touchable, et l’on découvre encore plus de moments étonnants qu’on ne soupçonnait pas, on sent aussi les rugosités notamment dans les bois extraordinaires dont certains sonnent presque comme des instruments anciens. On entend d’ailleurs dans l’ensemble une couleur ancienne, un peu brutale, sans fioritures ni complaisance.
Le 2ème mouvement si dansant, si léger, fait contraste avec le 1er très coloré, très kaléidoscopique où l’impression domine de sons qui se génèrent l’un l’autre, de manière impétueuse, tempétueuse même (qu’on retrouve au dernier mouvement, magistral), mais en même temps quelque chose d’ouvert, qui respire, comme ces interventions des cuivres dans la partie finale et cette suspension qui clôt le mouvement, comme pour indiquer un discours jamais fermé. Mais ce qui me frappe, c’est à la fois la finesse extrême des parties piano, et de manière concomitante les appuis, les interventions-scansion sèches des percussions (timbales baroques), le rythme marqué, et malgré tout la continuité du discours.

Car ces heurts, ces aspects rugueux ne sont pourtant jamais brutaux au sens où on pourrait le craindre en lisant ces lignes : cela reste fluide, cela reste élégant, et c’est profondément pensé.
L’allegretto scherzando du 2ème mouvement est un des sommets de cette exécution, scandé par les cordes qui rythment l’ensemble et en font la colonne vertébrale. Bien sûr on entend Haydn, Mozart, mais on entend aussi par le rythme quelque chose d’un Rossini futur, en un dialogue cordes-bois d’une particulière légèreté. C’est là qu’on touche la joie qui se termine là aussi presque en suspension.
Le 3ème mouvement, tempo di minuetto, renvoie aussi à l’univers de Haydn, avec cette scansion aux percussions et ce jeu tressé des bois magistraux du Mahler Chamber Orchestra. Bien sûr la danse domine, en un menuet énergique, mais en même temps jamais sombre, qui – oserais-je ? – me fait penser à quelque chose des danses paysannes qu’on va trouver dans Mahler, une sorte de rugosité, une joie simple non dépourvue de brutalité, mais non dépourvue de la même manière de raffinements marqués. Un menuet dialectique et presque ironique en quelque sorte.
Le dernier mouvement naît des trois autres, et on comprend du même coup ces mesures finales suspendues, de manière répétée. Des parties finales qui ne sont jamais clôture, mais toujours suspens, laissant ouvertes les suites possibles, et ce son qui jamais ne se ferme conduit inévitablement à ce dernier mouvement dont l’esprit va reprendre chaque moment qui précède, la danse, l’élégance, la scansion rude, tout est là, avec une dynamique nouvelle de l’énergie accumulée des trois autres mouvements. Le début à ce titre est emblématique, rappelant par sa légèreté initiale le 2ème mouvement, puis à la reprise le 1er, en deux tons différents, quand tout l’orchestre s’investit, scandé par des percussions sèches comme dans les interprétations baroques, et ce n’est que discours alternant de manière virtuose deux ambiances : les bois à leur sommet (la flûte !!), avec des renvois à d’autres univers beethovéniens (de manière fugace la Pastorale !), et une science des rythmes qui bluffe et donne une joie irrésistible à l’ensemble. Le tout emporte l’auditeur sans lui laisser de respiration : les alternances cordes aiguës et plus graves, la clarté des cuivres, pourtant discrets et la permanence des percussions en arrière-plan construisent un cadre dramaturgique, soutenu par les quelques silences marqués entre les divers moments, qui s’élargissent en de merveilleux crescendos , comme si on s’amusait à faire tournoyer le son en un tourbillon joyeux qui s’élargit, sans jamais oublier cette alternance de brutalité et de légèreté qui rend cette interprétation si impertinente au bon sens du terme, si impétueuse et si jeune, c’est à dire inattendue, souriante et rude, énergique et tendre, de cette tendresse directe qui va directement au cœur, sans chichis, sans détours, sans artifice.
Même si la Neuvième, c’est d’abord et pour tous l’hymne à la Joie, Gatti et l’orchestre nous imposent une vision d’abord grave et tendue, comme si le récitatif qui ouvre le dernier mouvement était en quelque sorte, une reprise des trois autres, pour l’ambiance qu’ils installent. Quand j’étais jeune, la neuvième n’était qu’une attente du dernier mouvement, et je trouvais même ces trois mouvements un peu longs à vrai dire, comme s’ils retardaient le moment tant recherché et tant attendu du dernier.
En écoutant le Mahler Chamber Orchestra et Daniele Gatti ces deux soirs, c’est en quelque sorte l’impression inverse qui a prévalu, tellement ce que j’entendais était riche et nouveau. Riche parce que l’orchestre est apparu vraiment multicolore, aux mille reflets cristallins, d’une lisibilité étonnantes. On y entend en effet des moments ou des phrases que jamais on a pu entendre : légers pizzicatis, mouvements à peine esquissés des violoncelles, bois tourneboulants. Mais la clarté n’est rien s’il n’y a pas de propos, s’il n’y pas de discours.
Or c’est bien là la surprise, la surprise de la découverte d’une 9ème plus sombre, plus rude, même si pas vraiment heurtée, et, un peu comme la huitième qui précède, Gatti nous propose une vision dramatique, pleine de relief, qui construit de manière passionnante la préparation du dernier mouvement. La joie arrive au bout d’une sorte de « tunnel » plutôt tendu ou nostalgique, d’où une vision dialectique où la tension répond à la joie, où la joie explose et fait respirer une ambiance qui était tantôt sombre, tantôt particulièrement mélancolique. J’avais écouté deux mois auparavant la Neuvième avec les Berliner et Simon Rattle et j’avais exprimé à la fois l’admiration pour le phénoménal orchestre, mais aussi une relative déception interprétative car le merveilleux instrument fonctionnait à creux. Rien de tel ici où il y a comme on dit une idée par minute où la profondeur de la lecture étonne, avec un orchestre complètement dédié aux demandes du chef, d’une concentration et d’une énergie extrêmes.
La premier mouvement allegro ma non troppo, un poco maestoso, qui commence si mystérieusement, presque en sourdine, s’affirme très vite par un rythme très marqué, scandé par les percussions qui tout au long de la symphonie, vont accompagner et marquer les rythmes tantôt au premier plan, tantôt en arrière-plan comme indicateurs d’une ambiance sourde ; l’alternance d’un son très retenu, voir mystérieux, et d’explosion indique une tension forte, marquée, avec un jeu de contrastes d’où s’isolent quelques traits de flûte presque rupestres (flûte baroque, elle aussi). Il n’y rien de policé dans cette approche, mais quelque chose d’urgent, d’une énergie presque primale alternant avec une infinie tendresse et une évidente sensibilité. Le jeu des bois est particulièrement passionnant, qui sonnent si rugueux, un son à la fois sans raffinement et en même temps particulièrement maîtrisé et déchirant. Derrière ce travail j’entends obstinément une couleur pastorale, et cette impression va me poursuivre jusqu’au troisième mouvement.

L’orchestre est tenu sur un tempo assez vif, mais toujours tendu et rythmé, avec un sens du crescendo et une affirmation de soi incroyablement marqués, et donnant une impression de lacération. Rarement début de neuvième n’a autant marqué d’émotion, les sons aigus des violons repris par les bois et scandés par les percussions bouleversent et surprennent. Il n’y a jamais déchainement mais un discours continu et énergique, dramatique, comme un déploiement de forces qui se côtoient, se heurtent mais s’interpénètrent aussi d’une manière si prenante et si peu traditionnelle, avec un sens des enchainements incroyables qui, malgré les chocs et la rugosité, garde une fluidité stupéfiante car tout s’enchaine avec à la fois la logique d’un drame et celle d’une infinie tendresse, et d’une sensibilité farouche. C’est peut-être là le mot qui me manquait : cette interprétation est farouche, celle d’un tendre qui n’oserait être soi que par moments. Bouleversant, étonnant. Le crescendo final, comme venu des profondeurs du son, frappe au cœur, ainsi que l’accord final, à la fois brutal et comment dire ?- très légèrement attendri dans la note finale. On a peine à réaliser ce qui s’offre à nous, encore plus peut-être à Ferrare, à cause de la proximité de l’orchestre.
Le deuxième mouvement molto vivace, frappe immédiatement par la même brutalité, la percussion imposante, puis le rythme haletant des cordes, scandé une fois de plus par la timbale et s’achevant par une sorte de danse au rythme de la flûte, magnifique, de Chiara Tonelli, c’est peut-être dans ce mouvement que la multiplicité des couleur est la plus grande, la variété des rythmes donne une vie étourdissante et neuve, une incroyable jeunesse à une œuvre qui semble être écoutée ici pour la première fois. L’approche est si claire qu’on entend des sons totalement inconnus, même à la timbale : « l’art gradué de la timbale » existe, tant les coups de timbale sont très dosés en crescendo, et rythment le mouvement général. Une approche claire et lumineuse, qui invite à découvrir encore des secrets à une partition qu’on croyait connaître, où l’on découvre des phrases qu’on ne soupçonnait pas , et qui en même temps interroge sur le sens voulu à ces mouvements qui n’ont rien de joyeux, mais qui se raidissent, qui s’imposent, qui se succèdent en moments de tendresse, et de majesté comme si Beethoven exposait là non pas une unité, mais un tissu contradictoire d’affirmations. Gatti propose ici une vision très contrastée, tressée des contradictions dans les tons de l’œuvre, comme écartelée entre divers horizons (on entend même mon cher Cherubini par moments). En tous cas, entrer dans ce labyrinthe est passionnant, d’autant plus que l’orchestre à son sommet fait entendre l’excellence de chaque pupitre : quels cuivres ! quels bois ! quelles cordes aussi ! quelle respiration ! et surtout quel engagement ! C’était si tendu que l’on a senti la salle se détendre à l’intervalle. Il le fallait tant le troisième mouvement fut miraculeux
Le troisième mouvement, adagio molto e cantabile, est peut-être en effet le plus bouleversant de tous, et pour moi à l’orchestre, le plus réussi : à Ferrare, ce fut un sommet d’émotion. L’apaisement après l’agitation précédente s’accompagne d’un écho large qui s’allège et s’attendrit. J’évoquais précédemment une couleur de Pastorale, et nous y sommes : l’orchestre est séraphique, d’une incroyable sensibilité, avec des reprises de violons incroyables, d’une fluidité et d’une légèreté bouleversantes. Basson, clarinettes et cors sont exceptionnels, présents, et en même temps discrets, avec les échos phénoménaux des coups d’archets qui soutiennent. Je n’ai jamais entendu une telle « ambiance », où les voix se reprennent sans jamais abuser du rubato ; la symphonie de couleurs est tellement vivante, tellement tendre, tellement apaisée et bouleversante et la musique s’élargit et respire tellement en fin de mouvement (avec quelques rythmes viennois…et toujours cette timbale qui continue en arrière-plan à rythmer, et que je n’avais jamais remarqué avec cette présence intense…et dans la douceur) qu’on va avoir peine à entendre le récitatif initial et tendu du quatrième mouvement.
J’ai employé le mot miraculeux, et je pense que c’est l’expression juste, tant le temps fut suspendu, tant la poésie fut intense, où jamais expression de l’apaisement ne fut plus ressentie, notamment dans ces notes finales qui s’échappent comme vers le ciel.
D’où évidemment le contraste avec le début du quatrième mouvement, tant attendu habituellement, et ici qu’on attendait plus tant ce qui précédait était en lui-même unique.
Le drame est là, marqué, scandé, sombre, avec des contrebasses et des violoncelles en premier plan, mais en même un discours des flûtes en dialogue qui marquent évidemment l’attente de ce qui va exploser. Gatti, en maître du théâtre qu’il est, prépare soigneusement l’entrée des voix, il « ménage l’effet » car une clef possible pour comprendre son approche est de faire de la symphonie un univers théâtral avec ses espaces, ses premiers plans, ses heurts ses émotions. Chaque moment est dramatique, ou répond à un petit drame. Ici dès que la musique de l’hymne à la joie s’épanouit, avant l’entrée des voix, c’est le jeu des cordes et des bois et des cuivres discrets qui fait rencontre et drame, jusqu’à l’explosion qui prélude à l’entrée de la voix de basse (Steven Humes), en un crescendo incroyable de tension.
Les voix ne chantent que sept minutes, et ce sont sept minutes pour basse, ténor, et soprano (moins pour la mezzo) qui sont écrites de manière puissante et tendue, exigeant des aigus marqués (la basse !) de la puissance (le ténor) et une tension à l’aigu, tout en rondeur cependant pour le soprano. Il est en réalité très difficile de trouver les voix idéales, et il n’est pas sûr que des voix wagnériennes soient suffisamment ductiles pour les exigences beethovéniennes. Il faut des voix à la fois puissantes, qui aient la rondeur et la souplesse gluckiste : des voix qui feront le bonheur futur du grand opéra français. Fort, mais jamais fixe, souple, mais bien projeté. En bref impossible. Mais on sait depuis Fidelio que Beethoven n’était pas tendre avec les voix…Christiane Oelze qui a eu des problèmes de justesse à Turin était moins métallique et plus « ronde » et souple à Ferrare, Torsten Kerl après ses Tristan parisiens a donné une preuve supplémentaire de souplesse et de puissante et Steven Humes, le Roi Marke du Tristan parisien très sollicité à l’aigu, et à découvert, était lui aussi très en forme. Le quatuor (avec Christa Mayer comme mezzo) était particulièrement impliqué à Ferrare, un peu plus en voix qu’à Turin.
Le chœur, composé de l’Orfeó Català et du Cor de Cambra del Palau de la música catalana, et dirigé par Josep Vila i Casañas est puissant, avec une diction claire et une présence énergique et engagée, magnifique à tous points de vue, et une fois de plus, l’orchestre a été phénoménal, au point qu’il a mobilisé mon attention là où on est habituellement tendu vers le chœur ou les voix. Avec des dernières mesures menées à un train d’enfer dionysiaque digne d’un final de Septième, ce fut l’explosion du public debout à la fin de l’exécution ferraraise. Une musicienne de l’orchestre m’a dit « c’est l’esprit du lieu »…L’esprit soufflait en tous cas sur ce Beethoven à la couleur inhabituelle, par certains côtés brahmsienne, d’une tension et d’une humanité bouleversantes. Voilà ce que peuvent un orchestre et un chef qui travaillent ensemble par adhésion et pour faire de la musique et non donner simplement un concert. Ce fut une des grandes soirées de concert de ces dernières années, ce fut un immense Beethoven.
Il y aura d’autre concerts avec le Mahler Chamber Orchestra et Daniele Gatti, il s’agira de ne pas les manquer : le printemps fut lumineux et la vie fut belle à Turin et Ferrare en ce mois de mai finissant.[wpsr_facebook]

Turin, 27 mai 2016
Turin, 27 mai 2016

LUCERNE FESTIVAL 2016 ET APRÈS

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala
Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Le 29 février a eu lieu à Lucerne la conférence de presse introductive à l’ère Chailly où ont été dévoilés un certain nombre d’orientations de la nouvelle direction musicale du Lucerne Festival Orchestra.
Pour le Festival 2016, on sait que le programme ouvrira avec la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » avec une étincelante distribution, ce qui complètera le cycle symphonique qu’Abbado n’a pas mené à son terme, parce qu’il ne voulait pas diriger la huitième.
Dédié à Claudio Abbado, le programme inaugural sera effectué avec les musiciens habituels, augmentés de quelques musiciens de l’orchestre de la Scala, l’autre orchestre de Chailly depuis qu’il a décidé de laisser le Gewandhaus de Leipzig par anticipation.

De manière tout aussi compréhensible Chailly veut réorienter la programmation vers des œuvres qui ne sont pas habituelles au répertoire du LFO, ainsi en 2017 est-il prévu de faire « Oedipus Rex » de Stravinsky, ainsi que les musiques de scène d’Edipo a Colono de Sophocle composées par Rossini, une rareté réapparue sur les scènes en 1995 à Pesaro.

Pour 2017, sont prévues aussi les exécutions straussiennes, Ein Heldenleben et le poème symphonique Macbeth, ainsi que Le Sacre du Printemps de Stravinsky et la 1ère Symphonie de Tchaïkovski. Riccardo Chailly a annoncé trois programmes annuels.
A partir de 2017 reprendront les tournées d’automne du LFO, avec une grande tournée asiatique.
C’est avec beaucoup d’intérêt et de curiosité que cette nouvelle ère du LFO sera observée. Le répertoire de Riccardo Chailly, tant symphonique que lyrique, est assez proche de celui d’Abbado (Puccini mis à part), mais leurs personnalités musicales et leur manière d’approcher certaines œuvres (Mahler, Brahms) sont très différentes. L’orchestre devra s’habituer à un chef qu’ils ne connaissent pas du tout, et auquel ils ne s’attendaient pas.

Mais les expériences vécues avec Nelsons et Haitink ces deux dernières années montrent le grand professionnalisme et l’adaptabilité de cette phalange exceptionnelle. Il reste qu’avec ces annonces, on sent bien qu’un avenir différent se prépare, ce qui est légitime, et que l’orchestre du Festival de Lucerne va prendre une autre couleur.
Outre le programme Mahler inaugural qui va sans doute attirer la foule (12 et 13 août), il faut signaler aussi l’autre 8ème, celle de Bruckner que Bernard Haitink dirigera pour fêter ses cinquante ans de présence à Lucerne (19 et 20 août). Comme Abbado, comme Barenboim, il a commencé à diriger à Lucerne en 1966.
A noter qu’Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe le 16 août avec Alisa Weilerstein au violoncelle pour un programme Dvořák particulièrement séduisant.
Daniel Barenboim sera justement présent pour fêter cet anniversaire, traditionnellement avec le West-Eastern Diwan Orchestra dans un programme Mozart le 14 août (Trois dernières symphonies n°39, 40, 41) et Widmann, Liszt, Wagner le 15 août avec Martha Argerich, suivi le 17 août d’un récital Maurizio Pollini.

Si on ajoute Barbara Hannigan et le Mahler Chamber Orchestra (22 et 23 août) , et le Chamber Orchestra of Europe avec Leonidas Kavakos (le 18 août), des concerts de la Lucerne Festival Academy sous la direction de Matthias Pintscher, ainsi que des concerts (gratuits) des solistes du LFO, dont l’ensemble de cuivres, on sent bien qu’entre le 12 et le 23 août il sera difficile d’échapper au lac des quatre cantons.
Et même après le 23 août, il faudra réserver bien des soirées d’un Festival dont le thème est Prima Donna et dédié cette année aux femmes musiciennes, ainsi Mahler Chamber Orchestra (avec Barbara Hannigan) et Chamber Orchestra of Europe (avec Anu Tali et Mirga Gražinytė-Tyla), tous deux en résidence pendant les premiers jours du Festival seront dirigés par des femmes, ainsi que le Lucerne Festival Academy Orchestra (avec Konstantia Gourzi et Susanna Mälkki), quant aux musiciennes, elles ont nom Anne Sophie Mutter (le 25 août) et Martha Argerich (avec Barenboim le 15 août), Harriet Krijgh (violoncelle), Madga Amara (piano), Alisa Weilerstein (violoncelle), Maria Schneider (compositeur et chef d’orchestre), Yulianna Avdeeva (piano), Arabella Steinbacher (violon et direction), Elena Schwarz, Elim Chan et  Gergana Gergova (direction) et même un ensemble composé des musiciennes de l’Orchestre Phiharmonique de Berlin.
On le sait, Lucerne est la fête des orchestres : Cleveland Orchestra le 24 août (Franz Welser-Möst), Sao Paolo Symphony Orchestra avec Marin Alsop au pupitre et Gabriela Montero au piano le 26 août, Royal Concertgebouw Orchestra avec son nouveau chef Daniele Gatti (et Sol Gabetta au violoncelle) avec notamment une 4ème de Bruckner les 28 et 29 août, Alan Gilbert mènera une Master’s class avec le Lucerne Festival Academy Orchestra du 29 août au 2 septembre et dirigera l’orchestre dans un programma court avec Anne Sophie Mutter (le 2 septembre), le Philharmonique de Berlin sous la direction de Sir Simon Rattle les 30 (Boulez Mahler 7) et 31 août (Anderson Brahms Dvořák) , le Philharmonique de Rotterdam avec Yannick Nézet-Séguin et Sarah Connolly dans un programme Mahler (Alma) et Mahler posthume (Symphonie n°10) le 1er septembre, Diego Fasolis, I Barocchisti et la grande Cecilia Bartoli le 3 septembre, le Gewandhaus de Leipzig avec le vénérable Herbert Blomstedt le 5 spetembre dans un programme Bach (avec Vilde Frang) et Bruckner (Symph.5) et le 6 septembre un programme Beethoven (avec Sir András Schiff), Kirill Petrenko et le Bayerische Staatsorchester (l’orchestre de l’opéra de Munich) le 7 septembre dans un programme Wagner Strauss avec Diana Damrau, le Philharmonique de Vienne osera la femme chef d’orchestre puisqu’il sera dirigé par Emmanuelle Haïm dans un programme Haendel avec Sandrine Piau le 8 septembre, tandis que Tugan Sokhiev le dirigera le 9 avec pour soliste le percussionniste Simone Rubino, Daniel Barenboim repassera le 10 septembre, mais avec sa Staatskapelle Berlin pour un programme Mozart (où il sera chef et soliste) et une 6ème de Bruckner. Enfin le 11 septembre Gustavo Dudamel clôturera les Festivités par une Turangalîla Symphonie de Messiaen avec l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela.
Comme d’habitude, c’est un programme riche, souvent inattendu, avec une très large place donnée aux musiciennes, solistes ou chefs d’orchestre. Le Festival de Lucerne reste inévitable parce que stimulant, intelligent, et raffiné.

——

Et Lucerne c’est aussi Pâques, du 12 au 20 mars, avec cette année une prééminence baroque: Jordi Savall (12, 16 et 18 mars) William Christie (le 15 mars avec Rolando Villazon), John Eliot Gardiner et les English baroque soloists (le 17 mars), c’est aussi la traditionnelle classe de maître de Bernard Haitink, passionnante (les 17, 18, 19 mars) et la venue annuelle de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons pour deux concerts le 19 (Beethoven, Mendelssohn et le rarissime poème symphonique de Rachmaninoff  “Les Cloches”) et le 20 mars avec Chostakovitch (Symphonie n°7 Leningrad).

 

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Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens
Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens

LINGOTTO MUSICA 2015-2016: CONCERT DU MAHLER CHAMBER ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI le 4 FÉVRIER 2016 (BEETHOVEN)

Le concert du 4 février au Lingotto
Le concert du 4 février au Lingotto

Ceux qui me lisent savent que je suis très attaché au Mahler Chamber Orchestra, depuis sa fondation en 1997, tant cet orchestre a été lié à Claudio Abbado avec qui les musiciens d’alors avaient fait leurs premiers pas de musiciens d’orchestre, puis de formation autonome, avec qui ils ont parcouru le répertoire d’opéra, de Falstaff à Don Giovanni ou Zauberflöte, et avec qui ils ont vécu l’aventure, qu’ils vivent encore, du Lucerne Festival Orchestra dont ils sont le cœur.
Alors j’essaie d’aller régulièrement les écouter, en constatant les nouveaux visages qui s’y agrègent, certes, mais aussi une certaine permanence de l’approche musicale et de la relation à la musique. Orchestre « librement consenti » auquel on adhère, le Mahler Chamber Orchestra (MCO) est une de ces formations « affectives » qui accompagnent ma vie de mélomane, une formation peu ordinaire comme le Lucerne Festival Orchestra, qui respire la musique de manière très différente d’autres formations. Une formation d’adhésion, c’est à dire une formation qui joue d’autant mieux qu’elle adhère au chef avec qui elle travaille, comme elle a adhéré à Claudio Abbado : la plupart des musiciens d’origine étaient d’ex-membres du Gustav Mahler Jugendorchester au temps où Abbado les accompagnait régulièrement.
Le MCO, c’est pour moi tout sauf la musique de consommation, celle où l’on passerait d’un orchestre à l’autre dans le grand supermarché du luxe musical où chaque jour est un « faire » différent et où dans cette valse étourdissante plus rien n’a d’ importance que l’accumulation. Pour ma part je retrouve le MCO régulièrement, comme un pan de ma vie, comme un orchestre ami dont on aime le son, dont on aime l’engagement et la jeunesse et aussi par nécessité “affective”. Et puis c’est un véritable orchestre européen, dont on entend toutes les langues, pas attaché à un territoire (même si leur siège est à Berlin) sinon (un peu pour moi) à Ferrara, douce et brumeuse capitale abbadienne.
Comme souvent les orchestres fondés par Abbado, ils ont été accompagné par le maître, puis peu à peu livrés à eux-mêmes et c’est heureux, parce qu’être trop dépendants, même d’un chef aussi charismatique, empêche la maturité, empêche les crises aussi dans la mesure où le nom du chef attirant le public, on risque l’illusion de croire que tout sera facile : il faut exister « en soi ». C’est tout l’inverse de l’Orchestra Mozart, à la géométrie variable selon les désirs de Claudio, et qui a sombré dès que Claudio n’a plus été en état de le diriger, conséquence d’une trop grande dépendance et aussi de la déplorable organisation culturelle italienne, souvent incapable de protéger les diamants que ce pays produit.

Alors à 19 ans, le MCO est une formation adulte, c’était des musiciens de 25 ans, ils ont aujourd’hui entre 35 et 40 ans, avec l’expérience, la maturité qui sied à cet âge, mais toujours ce reste de chaleur et de vivacité initiale qui sont leur marque de fabrique, déjà mûrs et toujours un peu neufs, comme l’était leur fondateur.
Cette indépendance acquise il y a déjà pas mal de temps fait que la disparition d’Abbado, traumatique en soi n’a pas empêché l’orchestre de vivre sa vie et continuer sa carrière, et d’avoir quelques personnalités qui les accompagnent, comme en ce moment Teodor Currentzis, ou Mitsuko Ushida et désormais Daniele Gatti.

Avec Daniele Gatti, ils effectuent en ce moment un parcours Beethoven, qui est l’un de leurs compositeurs fétiche, Beethoven avec Claudio, avec Martha (le Concerto pour piano n°3 qui mit Ferrare en folie !!) furent des moments de vie abbadienne inoubliables. Ces concerts ont creusé pour moi un sillon profond, au point qu’il est quelquefois difficile d’effacer telle approche, tel mouvement, tel tempo.
Et pourtant il faut évidemment aller au-delà, explorer d’autres approches de cet univers, d’autres volontés et d’autres cosmologies beethovéniennes. Cette année, après le merveilleux concert donné seulement à Lucerne (avec notamment Pulcinella de Stravinski) l’été dernier, le MCO travaille avec Gatti une intégrale Beethoven commencée l’an dernier à travers quatre « rencontres » avec le chef italien et cette année 6ème et 7ème (3ème moment) puis 8ème et 9ème (4ème et ultime moment) le printemps prochain avec deux concerts à Turin et Ferrare.
Ce soir, le MCO était à Turin, dans le cadre de Lingotto Musica, l’association qui porte la vie musicale symphonique à Turin, dans l’auditorium du Lingotto, l’ancienne usine de FIAT transformée depuis en grand centre culturel et commercial, avec auditorium et pinacothèque.
L’auditorium du Lingotto est l’une des grandes et belles salles d’Italie due à Renzo Piano et inaugurée par Claudio Abbado en 1994 qui y revint régulièrement avec les Berliner Philharmoniker, ou la GMJO ou les autres orchestres qu’il dirigeait alors.
Le Lingotto, c’est aussi un pan de ma vie de mélomane, et ce soir était un retour après quelques années d’absence.
Traversé par tous les souvenirs liés au lieu et à l’orchestre, c’était à la fois une soirée « Amarcord », et aussi l’exploration d’un territoire nouveau, avec le même orchestre et dans des lieux marquants pour moi, le Beethoven de Daniele Gatti, assez bien connu, mais dont je ne suis pas autant familier que celui de Claudio.
Construire une intégrale Beethoven me pose toujours le problème de l’ordre…certes, c’est toujours par la neuvième qu’on termine le cycle. Mais le reste ? Faut-il garder l’ordre « historique »? Faire des appariements musicaux ou thématiques ? Rompre l’ordre attendu et  travailler aux contrastes, une symphonie « légère » (la première, la seconde) en écho à une symphonie plus « consistante »?

Le cycle du MCO affiche cette année 6, 7, 8, 9 dans l’ordre. C’est le plus simple et le plus évident. Est-ce forcément le plus musical ? Tout se discute à ce propos, même si, l’ordre « naturel » n’a rien impliqué de routinier dans ce que nous avons entendu. Au contraire, ce fut une terre de contrastes, prodigieusement sensible, grâce à la ductilité de l’orchestre sous sa baguette, qui répond à toutes les sollicitations avec une disponibilité rare, et une technicité étonnante : variations d’épaisseur du son, allégements à l’intérieur même d’une phrase lui donnant une profondeur inconnue, pianissimi incroyables, mais sur lesquels on ne s’étend pas de manière démonstrative.
La Pastorale qui n’est pas ma préférée des symphonies beethovéniennes (ma préférée c’est la septième, et mon jardin secret, c’est la huitième), m’a littéralement saisi d’émotion, et mis au bord des larmes.
On ne va évidemment pas gloser, d’autres l’ont fait avant nous, sur la question de La Nature dans la musique et dans l’art, et dans les œuvres à programme, descriptives, qui illustrent les éléments. C’est clair, la question de la nature, ordonnée ou sauvage, est au centre de la création artistique depuis des siècles: l’art des jardins qui en est une reconstitution toujours pensée et ordonnée ou réordonnée en est la trace évidente. La peinture entre les natures sages de la renaissance ou celles un peu plus échevelées du XVIIIème, la littérature du XIXème et le romantisme nous en donnent des preuves à foison. En musique, la nature reste un élément souvent hostile, dans les opéras à machines, la tempête est un topos qu’on va retrouver du XVIIIème et au XIXème du monde baroque à Rossini voire à Wagner.
C’est évidemment à travers Orphée que passe la question de la nature et la musique, et via Orphée, se pose aussi la question de la poésie. Nature, musique et poésie se répondent et c’est bien ici la question de la Pastorale.
La pastorale, genre littéraire du XVIIème dont on voit de nombreuses traces dans l’opéra proposait une nature agreste et apaisée, ou une nature naïve à la Rousseau, le Rousseau du Devin de Village. Avec Beethoven, c’est une nature plus « naturelle » et surtout pas en représentation qui est ici proposée. J’ai souvent pensé en entendant la Pastorale, au tableau de Giorgione, « La tempesta » chef d’œuvre de la peinture vénitienne qui continue de me fasciner. Car j’ai toujours l’impression que l’œuvre de Beethoven a pour centre de gravité l’orage du quatrième mouvement. Dans le tableau, des figures relativement sereines d’une mère allaitant son enfant, dans une lumière encore douce, avec un personnage qui semble veiller sur eux (le père?), tandis qu’au fond la tempête s’abat sur la ville, ciel noir, éclair, et tout le contraste entre premier et arrière plan construit le tableau. Dans la Pastorale, il en est un peu ainsi, où les trois premiers mouvements préparent dans une tension croissante le quatrième (Gewitter, Sturm, Allegro) et où le cinquième (Hirtengesang, Frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm, Allegretto) apaise peu à peu jusqu’à la suspension finale. Ainsi comme chez Giorgione c’est le contraste qui est travaillé, un contraste premier/arrière plan.
Gatti travaille donc l’infinie poésie des trois premiers mouvements, avec un travail qui souligne la paix de la nature, dans une interprétation à mille lieux du maniérisme ou de l’affèterie. Mais il le travaille en pensant à ces contrastes, il allège de manière suprême avec des cordes complètement aériennes, mais dès que le tempo se resserre, dès qu’on passe à un volume plus important, l’épaisseur devient plus marquée, une épaisseur des masses plus que du volume, qui va annoncer la manière dont il va attaquer le troisième et surtout le quatrième mouvement.
J’aime l’univers de Daniele Gatti parce que Gatti ose, sans complexes, explorer des possibles des œuvres, en vrai musicien à l’opposé d’une aimable routine qu’un programme aussi convenu et aussi rebattu pourrait occasionner chez d’autres ; et il ose notamment avec cet orchestre aller aux limites techniques et aux limites interprétatives. Il sent chez l’orchestre une disponibilité spontanée parce que la relation qu’il entretient avec eux est une relation de confiance et d’estime mutuelles. Comme quelques rares chefs, Daniele Gatti ne cesse de repenser la musique et de tenter telle approche, tel son, tel tempo : il n’est jamais en représentation, mais en exploration, ne cherchant jamais le spectaculaire ou la complaisance. Gatti ne cherche jamais à « faire plaisir » au public en lui donnant ce qu’il attend, ou ne cherche jamais une certaine facilité, ce qui serait évident dans pareil programme.

Une telle interprétation force à entrer en soi, à méditer, à penser: l’écoute attentive montre des aspects étonnants et inhabituels. Le « romantisme » n’est pas seulement agitation de l’âme et des éléments, il est essentiellement dans les changements de rythme, de volume, d’épaisseur des sons (ou des couleurs en peinture) dans la métamorphose. Ainsi c’est cette relation à la métamorphose que j’ai ressenti à cette audition exceptionnelle, grâce à un orchestre au son si clair, si développé, si élaboré qu’on a peine à y reconnaître un « Chamber Orchestra », mais un orchestre de profonde culture symphonique, qui sait rendre toutes couleurs et qui répond à toutes les sollicitations avec une ductilité miraculeuse, comme on peut le constater ce soir et comme on peut le vérifier à chaque prestation du Lucerne Festival Orchestra.
Avec la « Septième », je suis confronté à une sorte de souvenir obsessionnel, celui de la soirée du 15 avril 2001, où Claudio Abbado à la tête des Berliner Philharmoniker donna au Festival de Pâques de Salzbourg une interprétation fulgurante, oserais-je dire unique, de cette symphonie. Certes, on peut en avoir une idée en entendant ce qu’il fit la même année à Vienne et à Rome, mais s’il l’a reproposée plusieurs fois depuis, jamais on ne ressentit cette explosive fulgurance, ce dynamisme, cette émotion de l’urgence qui émut toute une salle. C’est qu’Abbado sortait à peine de sa maladie et que l’homme, qui affichait une image incroyable de fragilité fit sortir de l’orchestre un son d’une incroyable jeunesse, d’une force inouïe, aux limites du possible.
On sait que Wagner appelait cette symphonie « l’apothéose de la danse », et que s’impose la dictature du rythme et d’une tension toujours présente, jusqu’au funèbre (Furtwängler fit du 2ème mouvement une sorte de marche funèbre insupportable dans les concerts enregistrés à Berlin en novembre 1943, une sorte de marche au supplice visionnaire, prophétique et effrayante).
Abbado en fait notamment au dernier mouvement une course d’une folle rapidité, que l’orchestre suit avec un souffle inconnu jusqu’alors et depuis lors.
Daniele Gatti ne s’inscrit ni dans le « funèbre » de Furtwängler ni dans l’étourdissante folie abbadienne.
Il est ailleurs.
En plaçant la symphonie en seconde partie, dans l’ordre chronologique, il essaie d’abord de construire un discours en écho à la symphonie qui précède. Et ce n’est pas facile. En effet, entre l’apothéose de la poésie apollinienne, et celle du bouillonnement dionysiaque, qu’est en quelque sorte la Septième, même Nietzsche aurait des difficultés à y retrouver ses petits.
Entre la Pastorale et la Septième apparemment peu de fils rouges, l’une est une symphonie à programme l’autre une symphonie « sans » programme, l’une présente une vision « romantique » de la nature, l’autre est plus échevelée.

Daniele Gatti, comme souvent, prend à revers les attentes du public. En deuxième partie, la symphonie devrait être brillante et démonstrative, un exemple de la virtuosité de l’orchestre qui satisfasse la soif de spectaculaire du public après une Sixième forcément plus intériorisée.
Daniele Gatti adopte un tempo volontairement plus lent, un tempo qui se rapproche de certains moments de la Sixième et on comprend donc qu’il cherche à tisser les liens, lancer des ponts entre les deux univers. C’est par l’épaisseur et la profondeur qu’il y réussit, et comme pour l’exécution précédente, il cherche à l’intérieur de chaque mouvement, grâce à la fantastique adaptabilité de l’orchestre, à moduler tel ou tel moment, tel ou tel instant, en jouant sur l’intensité, le volume, les masses, créant en quelque sorte une autre harmonie. Le 2ème mouvement ainsi est sérieux, mais pas sombre, intérieur, mais pas funèbre, sans jamais insister sans jamais appuyer, mais gardant malgré la lenteur du tempo une fluidité qu’on avait déjà remarquée lors de l’exécution de la Sixième.
Cette recherche de traduction d’un univers qu’il cherche à accorder entre deux symphonies que tout différencie apparemment donne une cohérence inattendue à l’ensemble du concert. Il y a toujours recherche du raffinement, de l’élégance du son, et surtout sans jamais rendre lourd tel ou tel moment qui s’y prêterait. On pourrait le craindre (dernier mouvement) mais c’est une alchimie différente qui se crée, une alchimie poétique où il n’y a « rien de trop » dans la recherche d’un équilibre, d’une retenue qui serait presque « classique », un comble dans une symphonie considérée comme dionysiaque. Mais si Dionysos est à la recherche d’un dérèglement « raisonné » de tous les sens, nous y sommes.
À une douzaine de jours du concert, c’est bien cette unité-là qui laisse des traces en moi, et surtout l’expression d’une force unique déclinée en deux faces d’un même processus créatif. Daniele Gatti a proposé une lecture de la cohérence et non de la différence, en soignant un son qui entre les deux symphonies, présente une « ténébreuse et profonde unité ».
Serait-ce possible sans la disponibilité d’un orchestre en tous points exceptionnel ? Une disponibilité structurelle  parce que ceux qui jouent dans cette phalange le font par  goût et non par routine, désireux de musique et non de performance, ce qui donne à cet orchestre ce statut si particulier dans le paysage musical européen. C’était une soirée de joie de “faire de la musique ensemble”, “Zusammenmusizieren”…une soirée abbadienne en somme.

Rendez-vous en mai prochain pour la fin du cycle, 8ème et 9ème à Ferrare et de nouveau à Turin ! [wpsr_facebook]

Site du Mahler Chamber Orchestra
Site de Daniele Gatti

FERRARA MUSICA 2015-2016 EN HOMMAGE À CLAUDIO ABBADO: LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Andris NELSONS le 6 NOVEMBRE 2015 (PROKOFIEV, MAHLER) avec Martha ARGERICH, Piano

Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Bientôt deux ans après la disparition de Claudio Abbado, le Festival de Lucerne et son orchestre le Lucerne Festival Orchestra reviennent à « la normalité ». Quand on interrogeait il y a quelques années Michael Haefliger , le remarquable intendant du Festival, sur une politique qui s’appuyait sur les deux figures mythiques qu’étaient Claudio Abbado et Pierre Boulez, il répondait « nous préférons penser qu’ils sont éternels ». Aujourd’hui Claudio Abbado n’est plus, et Pierre Boulez s’est retiré ; le Lucerne Festival a fait en très peu de temps l’expérience de la fin de l’éternité, sur ses deux emblèmes, la Lucerne Festival Academy, et le Lucerne Festival Orchestra. Cet été coup sur coup ont été connus le successeur de Pierre Boulez, le compositeur Wolfgang Rihm, et celui de Claudio Abbado, Riccardo Chailly.
La période d’incertitude est close, et cette première tournée post-Abbado du LFO commence à Ferrare, marquant bien la filiation et le lien qu’entend affirmer le Festival avec les lieux emblématiques liés au chef italien disparu. Même disparu, le LFO reste l’orchestre de Claudio Abbado et le lien symbolique avec l’Italie reste affirmé : Toscanini fondateur du Festival de Lucerne en 1938, contre un Festival de Salzbourg entaché par l’Anschluss, et Riccardo Chailly, milanais, ancien assistant d’Abbado, directeur musical de la Scala de Milan (et donc là-aussi lointain successeur d’Abbado) et ex-directeur musical du Royal Concertgebouw et actuel directeur, pour la dernière saison, du Gewandhausorchester de Leipzig dont il a démissionné brutalement il y a quelques semaines alors que son contrat courait jusqu’en 2020. Riccardo Chailly, au répertoire symphonique bien proche de celui d’Abbado, et au répertoire lyrique très large. Cette continuité se marque évidemment par l’ouverture du festival 2016 le 12 août prochain par la Symphonie n°8 de Mahler, « Symphonie des Mille », qu’Abbado avait renoncé à diriger en 2012 pour des raisons d’absence totale d’affinité artistique avec cette œuvre. Chailly clôt ainsi le premier cycle Mahler du LFO, et en ouvre un autre.
Le LFO, qui a affiché deux symphonies de Mahler dans le programme du festival 2015 (la quatrième avec Bernard Haitink et la cinquième avec Andris Nelsons), marque ainsi sa familiarité avec l’univers du compositeur, une familiarité construite avec Abbado, une tradition ouverte avec Abbado, qui semble ainsi se continuer.
Comment s’étonner alors que cette tournée si emblématique non seulement s’ouvre par Ferrare, mais aussi par Mahler, et avec le chef qui pendant ces deux ans, a accompagné l’orchestre surtout lors de ce concert hommage du 6 avril 2014, qui restera dans toutes les mémoires (et évidemment dans la mienne) comme l’un des plus marquants de leur vie, au point que tous croyaient (espéraient) voir en lui le successeur désigné.

Le château des Este à Ferrare
Le château des Este à Ferrare

Ferrare, une cité noyée quelquefois dans les brumes de la plaine du Pô, mais éclairée par des siècles d’une histoire brillante liée à la famille d’Este, et par la lumière de l’art, que ce soit la peinture ou la littérature, d’hier à aujourd’hui. La peinture avec Cosme Turà, l’urbanisme avec l’addizione Erculea (et la construction à la fin du XVème du fameux corso Ercole I° d’Este, et de son chef d’œuvre, le Palazzo dei Diamanti), mais aussi la littérature avec L’Arioste (Lodovico Ariosto), né à Reggio Emilia et lié à la famille d’Este qu’il servit, et plus récemment Giorgio Bassani, qui dans « Il Giardino dei Finzi Contini », raconte la persécution des juifs de Ferrare au temps des lois raciales du régime fasciste de 1938, Ferrare où depuis le Moyen âge il y avait une importante et active communauté juive. Ferrare aussi la cinématographique, où de nombreux films ont été tournés (De Sica, Antonioni-Wenders, Olmi).
Depuis les années 1990, Ferrare est aussi musicale, grâce à sa saison de concerts, Ferrara Musica, fondée puis très soutenue par Claudio Abbado qui y porta les Berliner Philharmoniker dès 1990, qui y installa la résidence du Mahler Chamber Orchestra, très lié à cette ville depuis sa fondation, mais aussi qui y dirigea dans son beau théâtre XVIIIème, un nombre impressionnant d’opéras : Falstaff, Il Viaggio a Reims, Il barbiere di Siviglia, Don Giovanni, Le nozze di Figaro, Cosi’ fan tutte, Simon Boccanegra, Fidelio, La Flûte enchantée.
Ferrare était le rendez-vous italien favori d’Abbado, qui s’élargit à l’Emilie-Romagne entière et plus tardivement à Bologne (avec la fondation de l’Orchestra Mozart) et tous les abbadiani se retrouvaient régulièrement sous les arcades du théâtre, situé juste en face du Castello des Este. Et après le concert, ou après l’opéra, avec les musiciens et les solistes on allait chez Settimo, une sympathique pizzeria située à quelques centaines de mètres.
Retrouver le LFO (dont les tutti sont formées du Mahler Chamber Orchestra) à Ferrare, c’est pour tout le monde revenir à la maison, retrouver l’ambiance et les rites,  et de fait, tous les abbadiani de toute l’Italie, ceux qu’on rencontrait partout, à Lucerne, à Ferrare, à Berlin étaient venus de toute l’Italie (il y avait un très fort contingent sicilien) assister à ce concert hommage, ouverture d’une tournée dédiée au chef disparu, dans un théâtre qui porte, à juste titr, son nom.
On me pardonnera cette longue introduction car il faut pour comprendre les émotions et le sens de ce concert remettre les choses en contexte. Ferrare est une ville qui a une grande importance pour les gens qui ont suivi Claudio Abbado, et le fait qu’avec moins de moyens certes, mais avec persévérance Ferrara Musica continue est sans nul doute dû à l’importance que Claudio Abbado a donné à la musique dans cette cité.
Mais le programme aussi du concert était un signe abbadien fort, non seulement parce que la symphonie n°5 de Mahler était affichée (elle l’avait déjà été au Lucerne Festival par le Lucerne Festival Orchestra avec Abbado en 2004, dont il reste bien heureusement un DVD), mais aussi le concerto pour piano n°3 de Prokofiev, avec Martha Argerich, qui fut l’un des premiers disques d’Abbado, en 1967, et le début d’une relation artistique jamais démentie couronnée à Ferrare même en 2004 par une exécution mythique, hallucinante, bouleversante du Concerto n°3 de Beethoven (elle mit la salle à genoux) avec le Mahler Chamber Orchestra enregistrée chez DG.

Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Avec tout cela en tête, il y avait une grande attente de ce concert, avec sans doute dans les têtes le secret (et trompeur?) espoir de retrouver le son Abbado et de revivre les moments d’antan .
Il y a eu émotion, mais à la fois résultat de tout ce qui précède, et surtout (et c’est heureux) par l’incroyable performance à laquelle nous avons assisté, aussi bien dans Prokofiev que dans Mahler, performance que les spectateurs de Paris ont entendu ces jours derniers, et qu’ils ont eux-mêmes salué, et avec quelle chaleur, à ce que je sais.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le concerto de Prokofiev met en valeur, plus qu’ailleurs peut-être, une étroite relation avec un orchestre très présent et une partie soliste très dynamique et très acrobatique, d’une folle difficulté (mais Martha Argerich connaît-elle seulement le mot ?) nécessitant énergie et surtout une virtuosité inouïe.
Mais l’orchestre doit aussi montrer à la fois ses qualités d’ensemble et la qualité de ses solistes (voir le début soliste de la clarinette) car –et on le remarque dès les premières mesures- ce ne sont qu’échos entre la soliste et les pupitres solistes de l’orchestre (la flûte…), les équilibres doivent être bien établis, notamment dans une salle plutôt petite à l’acoustique un peu sèche, mais où les volumes peuvent très vite noyer le son du soliste. Il n’en est rien ici tant l’harmonie entre orchestre et soliste est particulièrement bien équilibrée, (par exemple, la liaison entre le son des contrebasses qui s’éteint et la reprise au piano puis à la clarinette du thème initial dans le premier mouvement). La fluidité du toucher et du phrasé de Martha Argerich est proprement inouïe, oserais-je dire céleste, il y a à la fois énergie et poésie, lyrisme et ironie, sarcasme et romantisme, une science des contrastes telle qu’ils ne sont même plus vécus comme contrastes. Il est intéressant de comparer avec l’enregistrement avec Abbado car Abbado avait alors plus ou moins l’âge de Nelsons aujourd’hui, et au lieu d’insister sur les constructions, il soignait les aspects les plus fusionnels entre pianiste et orchestre, faisant quelquefois du soliste une part des instruments plus qu’un instrument soliste. On a un orchestre plus affirmé ici, plus spectaculaire peut-être, mais qui se conjugue tout aussi bien avec une Martha Argerich telle qu’en elle même pour l’éternité. Génie explosif elle était et génie explosif elle reste. Dans l’exposé de “thème et variations” du second mouvement, le son du piano est stupéfiant, un son à la fois fluide parce que presque liquide comme un son de harpe, qui ensuite devient brutalement plus haché, plus dur, sans transition, et d’un volume qui remplit la salle et en remontre à l’orchestre.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le troisième mouvement, le plus virtuose et le plus difficile, au bord de l’impossible, est totalement bruffant, étourdissant, Argerich semble au-delà des possibles, c’est à la fois incroyablement dynamique et rapide, mais en même temps précis. On entend toutes les notes sans jamais détourner la difficulté, mais en l’affrontant et en la surpassant. C’est proprement prodigieux, et la réponse de l’orchestre ne l’est pas moins, avec les solistes des bois (Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon), mais aussi le basson (Guilhaume Santana) et toujours l’étourdissant Curfs aux percussions. C’est cette impression de globalité qui frappe, une sorte d’engagement collectif qui étourdit et enthousiaste. Le crescendo final diabolique nous emporte et provoque à la fois une seconde de surprise et une ovation inouïe. La légende est là, devant nous, et nous offre en bis la sonate en ré mineur K.141 de Scarlatti, une fois de plus étourdissante.

Lucerne festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

Après un tel sommet, après un moment, il faut le dire totalement brûlant et unique, l’autre partie, la Symphonie n°5 de Mahler risquait de paraître peut-être en retrait, à cause des souvenirs, à cause du lieu aussi car l’acoustique sèche et rapprochée, la présence à quelques mètres de l’orchestre empêchant toute réverbération et surtout empêchant une expansion du son qu’on a pu sans doute avoir à Paris et qu’on a eue à Lucerne, risquait de nuire à la qualité de l’audition, ou à nos habitudes.
Certes, le son apparaît différent, plus rude même quelquefois (les pizzicati du troisième mouvement), moins policé, mais cela fait sonner Mahler différemment et pas forcément moins intéressant.
D’autres ont noté avec une moue significative une sonorité différente du corps orchestral lui-même. Ils ne supportent pas sans doute l’absent, celui qui donnait à l’orchestre cette sonorité unique et ineffable. Mais on a entendu les mêmes remarques lorsque Karajan disparu, les berlinois ont été dirigés par Abbado : ils auraient perdu leur son.
Un orchestre est un corps vivant, c’est un rapport entre le chef et l’orchestre qui construit le son. Bien sûr un orchestre a une sonorité particulière, notamment des orchestres à la forte identité sonore comme la Staatskapelle de Dresde ou le Gewandhaus de Leipzig, mais au-delà, dans le rapport qu’il construit avec un chef, un orchestre s’adapte à une couleur voulue par une interprétation donnée. Il y avait un son “Abbado et Lucerne Festival Orchestra”, évident, et il y avait une connaissance intuitive des demandes du chef, stratifiée par des années de travail ensemble, par la formation d’un certain nombre de solistes au sein de la Gustav Mahler Jugendorchester qui évidemment comptait et qu’il n’y a plus ici. D’ailleurs, beaucoup de musiciens ont changé, mais viennent la plupart des plus grands orchestres européens. Mais il y a aussi une excellence technique in se,  chez des solistes comme l’incroyable Reinhold Friedrich ou le hautbois Lucas Macias Navarro, qui a quitté le Royal Concertgebouw Orkest pour rejoindre la Hochschule für Musik de Freiburg, et il y a entre de nombreux musiciens une relation particulière à cet orchestre, une relation affective qui dépasse le moment, ou le chef. Tout le monde avait remarqué en 2003 l’incroyable cohésion de l’orchestre dès le premier concert. Après 12 ans, il y a malgré les inévitables évolutions, les départs et les arrivées de ses participants, la persistance d’un véritable esprit de corps. Et puis il y a avec Andris Nelsons une relation particulière envers celui qui les a accompagnés régulièrement dans ces deux dernières années, où l’orchestre à l’évidence était orphelin.
Mais – et cela me réjouit – il n’y a pas une recherche d’imiter ce que faisait Abbado dans un Mahler qui a laissé des traces profondes dans le public, il y a au contraire une vraie volonté de faire de la musique avec le chef, de faire de la musique ensemble, et une musique qui ait la personnalité du moment et non celle du souvenir. Ainsi cette Symphonie n°5 est bien celle de Nelsons et du LFO, qui ne ressemble ni à Abbado, ni à ce que Nelsons a pu faire avec d’autres phalanges : la grande maîtrise technique, et l’envie de faire de la musique fait que l’orchestre répond à l’approche de Nelsons (37 ans cette année) comme il répondait à celle d’Abbado (71 ans en 2004). L’un, Abbado,  arrivait avec toute une carrière derrière lui, et l’autre, Nelsons est un chef en pleine carrière, avec une vision et une énergie forcément différentes. D’où une Cinquième sans doute moins allégée, plus contrastée, plus vive de sève aussi, et qui reste dans la globalité des exécutions entendues cet été et à Ferrare l’une des plus belles « Cinquième » jamais entendues et qui peut être mise sans hésitation aux côtés de l’exécution d’Abbado. Après un formidable premier mouvement (Friedrich!),

Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal
Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal

je garde un souvenir fort du deuxième mouvement de Ferrare, charnu, dynamique, d’une énergie intérieure rare, et du troisième mouvement, avec ses parties solistes formidables (le cor d’Alessio Allegrini !) et ses pizzicati à la fois nuancés et rudes, raffinés et râpeux, et ce lyrisme poétique incroyable. On gardera le souvenir aussi d’un adagietto tellement apaisé, pas forcément mélancolique, mais profondément serein et d’une épaisseur humaine étonnante. Bien sûr totalement frappant, le dernier mouvement triomphal, qui me renvoie à mes Meistersinger chéris, cet océan symphonique qui met tout l’orchestre en valeur et sa précision phénoménale (les cuivres ! les percussions – Curfs encore une fois magique -, les bois, mais aussi les cordes graves, si profondes et à si pures à la fois (les altos, les violoncelles, les contrebasses) et l’engagement de l’ensemble dans le jeu, dans un espace relativement réduit d’un plateau peu fait pour recevoir des masses de cette importance.

 Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Architecte et passionnant artisan de ce concert triomphal, Andris Nelsons, qui, à 37 ans seulement, se révèle chaque fois un peu plus être l’un des très grands chefs du moment, un chef fulgurant, très communicatif, sensitif, mais aussi rigoureux qui dans l’avenir gouvernera aux destinées musicales de deux orchestres parmi les plus prestigieux, le Gewandhaus de Leipzig et le Boston Symphony Orchestra. On le suit, on l’aime, il étonne. L’avenir est assuré.

Aussi ai-je entendu encore une fois le LFO que j’aime, avec ses perfections de toujours, mais aussi avec son sens du groupe, et sa manière « affective » – permettez moi d’oser le mot – de faire de la musique, dans une soirée où l’affectif comptait autant que l’artistique, une soirée des sensibilités à fleur de peau, une soirée qui a permis de plonger en soi, dans les irremplaçables souvenirs qui ont construit et donné du sens à la vie, mais aussi de vivre la musique avec une intensité renouvelée, sans regrets, avec la disponibilité de toujours vers le beau et surtout l’humain. Une soirée abbadienne en quelque sorte, dans un lieu où souffle encore son esprit. [wpsr_facebook]

Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco caselli Nirmal
Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

LUCERNE FESTIVAL : RICCARDO CHAILLY DIRECTEUR MUSICAL DU LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA : UN CHOIX DE RAISON

Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©  Priska Ketterer Luzern
Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©
Priska Ketterer Luzern

On s’interrogeait sur le devenir du Lucerne Festival Orchestra après la disparition de Claudio Abbado. Cet orchestre était tellement lié à la personnalité de son chef, il y avait un échange tel entre chef et musiciens, une affection tellement évidente que la question devait inévitablement se poser et qu’elle serait difficile.
Michael Haefliger a pris son temps et par ce festival 2015, il a donné la première réponse : le LFO continue. Les deux programmes dirigés l’un par Bernard Haitink le vétéran (classe 1929) et l’autre par Andris Nelsons (le benjamin des très grands) voulaient montrer que Mahler est le compositeur structurel de cet orchestre dont ses exécutions légendaires désormais ont fait la gloire, mais aussi que  il devait désormais y avoir une vie après Abbado, sans doute avec une plus grande diversification.
La présence d’Haitink à Lucerne est régulière, celle de Nelsons aussi, mais il était pris par Tanglewood et par le Boston Symphony Orchestra pendant les premiers jours d’août. Haitink a été celui qui souvent remplaça Claudio Abbado pendant des jours sombres (avant même l’existence du LFO) pour que le Festival lui offrît pour une fois la tribune de l’inauguration 2015 du Festival. C’est mérité, c’est justifié, et a posteriori, ce fut une excellente idée car les deux concerts furent de très grands moments.
C’était aussi sans doute une volonté d’Abbado que de voir le LFO consolidé : il n’aurait sûrement pas aimé voir cet orchestre disparaître après lui, il suffit déjà de l’Orchestra Mozart, né dans une Italie en crise économique et culturelle, et mort par manque d’argent et de volonté politique.
Mais le LFO consolidé, il restait à savoir avec qui faire la suite du chemin, et donc sûrement aussi de sonder d’éventuels successeurs.
En fait la succession d’Abbado est évidemment difficile en soi, mais aussi difficile parce que la période est marquée par de nombreuses transitions à la tête des orchestres internationaux et qu’il fallait trouver un fil qui lie en quelque sorte le grand chef disparu et son successeur. Et alors le choix se raréfiait.
Ce n’est pas une question de disponibilité : le LFO prend à un chef moins de trois semaines en août et une quinzaine de jours en automne pour la tournée annuelle.
Ce n’est pas une question d’argent : nous sommes en Suisse et Lucerne n’est pas un Festival pauvre.
C’est d’abord une question de politique artistique : La refondation du Lucerne Festival Orchestra (ex-Schweizer Festspielorchester) fut avec la Lucerne Festival Academy de Pierre Boulez, la grande initiative du règne de Michael Haefliger, qui ne réussit pas à imposer ou à trouver les fonds pour sa troisième initiative, la salle modulable. Or il vient de prolonger son contrat et doit trouver et de nouvelles idées et de nouveaux objectifs: Abbado est mort et Boulez ne dirige plus. Il a besoin de donner un signe fort qui ne fasse pas de Lucerne un garage pour orchestres de luxe en tournée.

C’’est aussi une question d’image et de public : Le LFO est devenu le prince des orchestres au vu des moments exceptionnels qui ont été vécus à Lucerne de 2003 à 2013; bien sûr Abbado en est la raison essentielle, mais l’orchestre s’est toujours surpassé, et il en est résulté une période dont l’intensité peut difficilement être niée, mais qui peut tout aussi difficilement être répétée ou prolongée telle quelle. On ne reprend pas une histoire d’amour et d’adhésion construite sur des années avec un chef, avec un autre sans aucune transition.
Il faut pourtant que cet orchestre reste le porte drapeau d’un Festival international dont le gène est la musique symphonique et de chambre et il faut donc que les dix premiers jours affichent systématiquement l’orchestre du Festival en formation symphonique ou en formation de chambre,  avec des « noms » susceptibles d’attirer le public, et un public international qui hésite à aller en Suisse actuellement pour des raisons financières compréhensibles vu le niveau du Franc suisse: on peut lui préférer Salzbourg où la plupart des orchestres qui passent à Lucerne se retrouvent aussi. Cette année, Haitink, Isabelle Faust, Nelsons, sont des noms prestigieux et pourtant les salles ne sont pas pleines à 100%.
Il faut à la tête de cet orchestre un chef qui soit parmi les tout premiers du top 10, et qui soit en même temps disponible. Jansons limite ses activités, Haitink a 86 ans, Gatti commence en 2016 avec le Concertgebouw et peut difficilement la même année prendre deux orchestres, Nelsons est pris par Tanglewood en été jusqu’à la mi-août. Le paysage se rétrécit alors singulièrement.
On aurait pu supposer que l’orchestre pouvait être dirigé par des chefs de prestige chaque année différents, une sorte de formule « carte blanche de l’année à… » ou un « chef d’orchestre étoile » comme il y a un artiste étoile chaque année, mais Michael Haefliger, réfléchissant à l’histoire de cet orchestre et à la personnalisation dont il a fait l’objet à travers Abbado, a préféré appeler un directeur musical fixe : c’est en terme d’images un élément bien plus significatif. Il s’est finalement résolu à la solution d’un vrai chef, pour installer aussi une tradition post-abbadienne, avec la différence que ce ne sera pas le chef exclusif, comme ça le fut (à de rares exceptions motivées par la maladie) pour Claudio Abbado, et pensant à l’importance des chefs italiens dans l’ histoire de l’orchestre (fondation par Toscanini et refondation par Abbado), il s’est ainsi tourné vers Riccardo Chailly, inattendu, mais intéressant d’avoir à Lucerne pour plusieurs raisons :

  • son contrat au Gewandhaus de Leipzig (dont le premier violon Sebastian Breuninger, est aussi le premier violon du LFO, ce qui n’est pas négligeable) se termine en 2017, c’est pour lui une manière de rebondir avec un orchestre à très grande réputation et c’est pour Lucerne important d’avoir un chef qui est l’un des plus prestigieux du paysage d’aujourd’hui.
  • il est un des chefs en activité qui a le plus enregistré (il termine une intégrale Mahler chez Accentus en DVD et son  intégrale Brahms chez DECCA a reçu des prix)
  • il a un répertoire voisin de celui d’Abbado : Mahler, répertoire romantique allemand, mais aussi XXème (Varèse) c’est à dire le répertoire même installé pour l’orchestre.
  • il peut aussi faire des opéras en version de concert, étant directeur musical de la Scala et chef d’opéra assez réputé.
  • Kapellmeister du Gewandhaus de Leipzig, et assez respecté en Allemagne, il peut attirer un public allemand, directeur musical de la Scala et milanais, il peut attirer un public italien qui peut faire l’aller et retour dans la journée (Lucerne est à 3h de Milan environ). Le contingent italien était très important dans les dix dernières années.
  • Enfin, il a été l’assistant d’Abbado ce qui représente, au moins pour la communication, un argument fort, bien qu’il n’ait pas eu de relation amicale aussi suivie avec Abbado que d’autres chefs comme Mehta, Barenboim ou Kleiber.

 

Ainsi s’explique le choix de la Huitième de Mahler comme premier programme 2016, à laquelle Abbado avait renoncé pour des raisons artistiques personnelles d’absence d’affinité avec cette œuvre, et qui permettra enfin de boucler le cycle Mahler de l’orchestre et de créer un événement. Sans doute aussi la présence de Chailly permettra-t-elle par ailleurs de boucler plus tard les symphonies de Bruckner en cours.

Il restera à voir quel rapport Chailly va installer avec l’orchestre et en combien de temps. Il faudra sans doute au moins deux saisons avant que les uns et les autres ne se calent. Mais Mahler VIII est un excellent galop d’essai et c’est une symphonie qui ira sans doute très bien à Chailly.

L’intérêt bien compris du Festival de Lucerne, mais aussi de l’orchestre est de tourner rapidement la page, désormais, pour permettre à l’orchestre de laisser les souvenirs et les émotions et d’embrasser un avenir nouveau. Déjà cette année, il ne faudra pas chercher,  dans telle ou telle interprétation un souvenir d’autres moments. Le Roi est mort, la période de deuil est close. Vive le Roi. [wpsr_facebook]

Riccardo Chailly
Riccardo Chailly

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: CONCERT DES WIENER PHILHARMONIKER dirigés par MARISS JANSONS le 25 JUIN (MAHLER: SYMPHONIE N°3)

La Scala, Wiener Phil. 25 Juin 2015
La Scala, Wiener Phil. 25 Juin 2015

Alors que Barenboim et Lissner ont installé un axe Milan-Berlin pas si naturel, l’axe naturel à Milan est l’axe mitteleuropa Milan-Vienne. Souvenir embelli de l’occupation autrichienne et de l’administration de Marie-Thérèse au XVIIIème et plus avant au XIXème de l’Empire austro-hongrois (que les milanais eux-mêmes durant les « cinque giornate » de 1848 ont cherché à chasser pourtant), cet axe a gardé un sens musical fort: formation musicale à Vienne de Claudio Abbado, puis accession du chef italien aux fonctions de GMD de Vienne après ses 18 ans à la Scala, pendant que Riccardo Muti a été plus récemment l’un des chefs chéris de la formation viennoise, représentations assez fréquentes de l’Opéra de Vienne à Milan, venues régulières des Wiener Philharmoniker. Il y a une vraie disponibilité des milanais envers Vienne et sa culture. Et une 3ème de Mahler est un programme bienvenu : car elle a une histoire avec la Scala. C’est en répétant la 3ème dans ce théâtre que Dimitri Mitropoulos est décédé le 2 novembre 1960. L’Orchestra Filarmonica della Scala, fondé par Claudio Abbado sur le modèle des Wiener Philharmoniker a inscrit la 3ème de Mahler au programme de son premier concert en 1982.
Les vieux milanais ou plutôt les vieux habitués connaissent ces histoires et une 3ème de Mahler est toujours un événement doublé d’un moment « de mémoire ».
Mariss Jansons n’est pas en revanche un chef si fréquent en Italie. Il n’a pas la popularité d’autres chefs de sa génération, mais à mesure que les grandes figures disparaissent ou se retirent, Mariss Jansons comme d’autres chefs septuagénaires, devient même en Italie une référence, qu’il est depuis longtemps ailleurs.
Il est d’ailleurs toujours intéressant de voir qu’en musique classique, l’âge devient un argument pour mythifier les chefs. Je suis toujours amusé de voir combien un chef comme Herbert Blomstedt est devenu aujourd’hui un vénérable alors qu’il était considéré comme un chef de seconde zone quand il avait quarante ou cinquante ans. Ce fut le cas aussi de Gunter Wand, brucknérien de légende, redécouvert tardivement par le disque ou le public. Pour ne pas parler de Georges Prêtre, honni du public français dans les années 70 quand il triomphait ailleurs (Scala ou Vienne) et devenu un immense au seuil de ses 80 ans.
Bernard Haitink (né en 1929) est sans conteste le doyen des grands chefs vivants et en exercice, il est suivi par Zubin Mehta (né en 1936), mais Mariss Jansons fait figure de jeunot (1943), plus jeune que Daniel Barenboim (1942) et Riccardo Muti (1941). Mais Mariss Jansons est désormais considéré par de nombreux mélomanes comme le plus grand, qui entretient avec les Wiener Philharmoniker une relation continue, comme en témoignent ses « Neujahrskonzert » qu’il dirigera de nouveau le 1er janvier 2016. Il vient de laisser le Royal Concertgebouw d’Amsterdam en mars dernier et se consacrera désormais exclusivement et jusqu’en 2021 à l’orchestre de la Radio Bavaroise (Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks), avec lequel il vit une très belle histoire. Mais Jansons est aimé de tous les orchestres qu’il dirige : sa modestie, sa manière de se dédier complètement à la musique, sa discrétion en font un artiste universellement respecté.

Alors, c’est dire qu’une 3ème de Mahler, avec Jansons, avec les Wiener, et à la Scala, c’est un événement qu’on ne manque pas, même si on aurait aimé assister aux trois premiers concerts à Vienne.

Outre qu’elle est la plus longue de ses symphonies, la 3ème de Mahler est, comme on dit, une symphonie « à programme », même si Mahler lui-même a nourri quelque doute sur la précision de ce programme qui consiste, excusez du peu, à évoquer les étapes de la création, de la terre minérale à la nature, aux animaux, à l’homme, aux anges, et à l’amour de Dieu dans une sorte d’élévation qui nous « dit la force de l’amour »..
Ainsi se construisent deux pôles, le pôle tellurique initial, monumental (35 minutes environ), minéral et le pôle céleste final (22 minutes environ) qui devraient ponctuer le parcours, les autres mouvements sont beaucoup plus brefs, voire très réduits (le 5ème mouvement en particulier, sorte d’explosion de jeunesse et d’enfance à partir d’un Lied de Des Knaben Wunderhorn dure un peu plus de 4 minutes).

Ces dernières années, j’ai pu entendre quelques uns des grands chefs de ce temps interpréter la symphonie, ce fut d’abord évidemment Abbado à Lucerne en août 2007 avec le LFO, Boulez avec le même orchestre à New York quelques semaines après, ce fut déjà Jansons en 2010 à Lucerne avec le Royal Concertgebouw, mais aussi Dudamel à Berlin en 2014 (en remplacement de Mariss Jansons), Gatti en janvier 2015 avec le Royal Concertgebouw, autant d’approches différentes avec des orchestres très familiers de ce répertoire. On mettra à part ce moment incroyable d’émotion que fut l’exécution à la mémoire de Claudio Abbado du dernier mouvement par le Lucerne Festival Orchestra le 6 avril 2014 sous la direction d’Andris Nelsons, qui replace la 3ème dans les symphonies les plus vibrantes de Mahler, et paradoxalement, les plus vibrantes de vie, et où rarement le mot empfunden ne fut mieux traduit.

Claudio Abbado en 2007 avait réussi à concilier à la fois une indicible émotion, et pas seulement ses derniers mouvements, et une monumentalité qui n’écrase jamais. Je me souviens des larmes qui surgirent à l’audition du cor de postillon au troisième mouvement, lointain, mystérieux et en même temps d’une mélancolie sereine. Je me souviens aussi de l’approche grave et très ressentie de Boulez avec le même orchestre dans le dernier mouvement, à la fois si fluide et si majestueux d’une incroyable lenteur. Jansons en 2010 avait cette vision solide et positive qu’il semble avoir encore ce soir. Si Dudamel m’était apparu précis et techniquement impeccable avec un Philharmonique de Berlin phénoménal, il n’était pas apparu diffuser une profonde émotion.
Gatti au contraire avec un Concertgebouw miraculeux m’est apparu au début de cette année rechercher à la fois la profondeur philosophique et la sensibilité, voire l’intensité émotive et répondait notamment au dernier mouvement aux trois injonctions du programme de la symphonie, Langsam (lent) Ruhevoll (calmement) Empfunden (ressenti). Bref, les approches sont diverses et les effets en sont toujours forts.
Ce qui frappe immédiatement dès le début du premier mouvement (Kräftig. Entschieden), c’est la monumentalité, une monumentalité qui restera tout au long un élément central de cette vision. Dans une approche volontairement distanciée, longs silences, notes très séparées, refus d’un certain legato, l’univers minéral qui préside à ce premier mouvement est ici particulièrement senti, au point même qu’on a un peu de difficulté à rentrer dans la musique tant celle-ci semble se refuser. Il y a de la part du chef un refus de la personnaliser, un refus d’aller au delà de la parfaite exécution, les cuivres y sont fabuleux, chaque note de chaque instrument s’entend, scandée, ponctuée, sans aucune trace d’humanité. Jansons joue à fond le programme et le spectateur reste un peu interdit devant cette lenteur majestueuse, devant ces appels aux cuivres lancés comme dans un néant sidéral avec des scansions des percussions qui surprennent par leur force, comme des coups de tonnerre. Et de longs, de très longs silences. Certes ce premier moment est celui des forces telluriques, qui se mettent lentement en mouvement, et c’est effectivement lent, jamais léger, y compris les interventions des bois et des cordes ahurissantes dans la deuxième partie, allégées mais pas légères. On reste époustouflé des performances des flûtes et des bois en général et surtout d’une incroyable souplesse des cordes, qui s ‘achèvent en une sorte de marche pas si joyeuse : certes la nature s’éveille, en un rythme un peu lourd de Ländler, sans aucune ironie, sans cette approche un peu grotesque qu’on peut avoir dans d’autres interprétations (Abbado), c’est une interprétation brute, qui étonne au sens fort et qui écrase sans ni émouvoir ni être invitante ; on écoute, on regarde, on est frappé, on est admiratif, mais pas vraiment ému : le faut-il d’ailleurs ? Lenteurs, silences, coups de tonnerre, appels mystérieux des cuivres, c’est un véritable univers sans humanité qui s’étale, et même vers la fin, lorsque la musique se fait un peu plus aérienne avec les interventions de la harpe et les incroyables mouvements des violons dont le magnifique premier violon à la magique souplesse de Reiner Honeck.
La partie finale est tellement spectaculaire, même si on sent évidemment l’évolution vers quelque chose de différent, de plus proche de nous, de presque plus humain, que certains spectateurs sans doute un peu oublieux de leur Mahler se mettent à applaudir. Il est vrai que le public de la Scala, vu de haut semble singulièrement partagé entre notre Mahler et leur mobile allumé qui sans doute leur donne les nouvelles du monde qui vient d’être créé sous leurs oreilles.
On sent confusément que cette 3ème sera presque « objective », que Mariss Jansons se refuse à travailler sur une surinterprétation , ou comme Abbado sur la souffrance du poète, mais il rend compte avec exactitude et modestie de la partition dans l’extrême de ses possibles, parce qu’il a un incroyable orchestre : un orchestre virtuosissime qui suscite plus l’admiration que l’empathie (pour mon goût) un orchestre dominant, écrasant, qui réussit à donner des couleurs même lorsque le son à peine perceptible émerge du néant du silence. C’est phénoménal.
Après l’explosion tellurique, c’est le tempo di minuetto , 2ème mouvement au son volontairement retenu, avec la domination initiale des bois, flûte et hautbois, repris bientôt par les cordes et la harpe en un mouvement légèrement dansant et apaisé, avec des variations sur l’intensité sonore d’une science consommée. Il y a là une diversité des couleurs et des évocations grâce à un orchestre à se damner qui en renforce les aspects romantiques et légers, renforcé par l’accompagnement des pizzicati, le jeu d’écoute de la flûte et du violon ; j’ai rarement entendu un 2ème mouvement d’une telle perfection formelle et en même temps d’une telle fraicheur, avec un jeu miroitant sur chaque son, presque kaléidoscopique quelquefois, et toujours ce retour au rythme dansé qu’on n’oublie jamais grâce encore au phénoménal premier violon dont le phrasé d’une légèreté inouïe rend l’atmosphère d’une incroyable sérénité après la tension consécutive au premier mouvement. C’est passage d’un sourire de la nature, dans son insoutenable légèreté qui se termine en suspension.
Le ton reste le même dans le troisième mouvement, Comodo. Scherzando. Ohne Hast, peut-être un tantinet plus concret, plus terrien, plus agreste, un monde virgilien bruissant de la vie sous tous ses aspects (incroyables bois), mais avec une certaine lourdeur volontaire qui rend le panorama varié, dansant mais aussi un peu pesant et plus explosé que dans le mouvement précédent, comme une volonté de vie partout et tout autour de soi, tous les instruments de l’orchestre se prennent tour à tour la voix d’une manière marquée, et en même temps trahissent une nature multiple et remplie d’une vie cachée qui ensuite « saute à l’oreille » en des mouvements de danse paysanne un peu marquée, légèreté et pesanteur alternent sans se contredire : ainsi va la nature de l’un à l’autre. Dans ce paysage assez concret au total, le cor de postillon est non mélancolique voire lacérant comme chez Abbado, mais plutôt souriant, comme une trace de vie derrière le lointain. C’était déjà l’impression qu’il m’avait laissé dans l’interprétation de 2010 avec le Concertgebouw à Lucerne. Il y a une vision monumentale certes au départ, mais bien vite confiante, positive qui court toute la symphonie, malgré la nature et ses mystères : on sent un mystère, mais on ne s’y arrête pas, nous sommes dans une nature multiple et vivace, une nature qui s’offre. Le final nous stupéfie d’abord par la clarté des différents niveaux instrumentaux ; et même si les cuivres ont une petite faiblesse, la tension finale, le tourbillon nous avertit que cette nature sereine peut aussi virer à la nature inquiète ou inquiétante. C’est net, c’est étourdissant, c’est brutal.

L’effet voulu par le Lied(Sehr langsam. Misterioso. Durchaus ppp) de Nietzsche extrait d’Also sprach Zarathustra, est un chant profond, mystérieux et nocturne quand ce qui précédait était diurne. C’est l’apparition de l’homme. Quelle tension dans l’orchestre, avec l’accompagnement de la voix par touches, touches des bois (cor anglais !) touches des cordes, fragile intervention de la harpe, et puis scandé par les cors, cette épanchement aux cordes qui reste très retenu, sans complaisance (alors qu’on pourrait si facilement le rendre sirupeux), avec des sons à la clarinette et au hautbois à se damner. La voix de Bernarda Fink est sans reproche, mais on regrette un peu le timbre d’une Gerhild Romberger, comme venu des profondeurs. Il y a chez Bernarda Fink une vraie retenue, mais le timbre ne nous emporte pas, notamment quand voix, violon et cor anglais se répondent. Les couleurs se répondent, mais sans peut-être ce mystère et cette interrogation qui nous frappe tant dans certaines interprétations. Il y a quelque chose d’un rien pudique, d’un rien retenu, voire d’un rien plat, qui empêche peut-être ce moment d’être « animé », ou pour le dire autrement, d’être plein d’âme.

Le mouvement suivant Lustig im Tempo und keck im Ausdruck qui s’appuie sur un extrait de Des Knaben Wunderhorn s’ouvre sur un chant d’enfants, ici fort bien exécuté par le chœur des « voci bianche » du Teatro alla Scala et par le chœur de femmes du Singverein der Gesellschaft der Musikfreunde in Wien. Ce n’est pas le moment de cette symphonie que je préfère. Ce sont 4 minutes explosives et fraîches (belles percussions) et très subtil accompagnement de l’orchestre figurent un chœur d’anges qui prépare l’élévation finale par un appel à la « himmlische Freude », mais cette joie fraiche se teinte de couleurs parfois un peu plus sombres, mais se clôt par un allègement extrême du son qui diminue jusqu’au silence d’une manière là aussi suspendue, particulièrement réussie. Ce petit moment de fraicheur qui nous porte à l’amour me rappelle un tercet de Baudelaire :
« Et plus tard un Ange, entr’ouvant les portes
Viendra ranimer fidèle et joyeux
Les miroirs ternis et les flammes mortes »
J’ai un problème désormais avec le 6ème mouvement (Langsam. Ruhevoll. Empfunden) qui émerge du silence installé par les dernières mesures du mouvement précédent en un enchainement que l’on ne marque pas toujours, passant des anges à l’amour divin sans transition. Depuis avril 2014, ce mouvement est inséparable dans mon souvenir de l’évocation de Claudio Abbado du Lucerne Festival Orchestra. Une musique d’élévation et d’apaisement, mais aussi d’intense émotion qui ne cesse d’appeler depuis cette date les larmes.
Mariss Jansons aborde ce mouvement dans la retenue et le mystère, le volume est très contrôlé comme un moment d’une incroyable intimité, qui impose une écoute particulièrement concentrée. Aucun pathos, aucun excès, rien de trop sinon une musique d’une sérénité céleste, qui ne cesse de se tendre lentement, tout en nous apaisant, une véritable musique de l’élévation. Les Wiener Phiharmoniker font entendre ce que peuvent faire leur cordes, avec une respiration, une souplesse et une profondeur inouïes. Il y a quelque chose de naturel même lorsque le volume augmente, lorsque les cors apparaissent au loin. Il y a aussi quelque chose d’infiniment lointain et presque inaccessible dans ce son presque improbable.
Jansons a pris ce mouvement avec une lenteur impressionnante, laissant presque la musique se développer (le premier violon encore est exceptionnel, mystérieux et interpelle l’orchestre dans sa retenue), et arriver naturellement aux climax. On reste totalement pétri non d’émotion, mais d’une sorte de retenue sacrée, d’une impression incroyable de sérénité, où les sons se développent sans jamais être appuyés, en un crescendo naturel où rien n’est exagéré, même si les timbales scandent cette élévation avec une netteté qui rappelle le premier mouvement et même si ensuite le son s’évanouit avec lenteur vers le néant. Le son des orchestres de Jansons est souvent plein sans être lourd, ici il est tout en douceur, tout en linéarité (au contraire du premier mouvement, sans legato) les sons naissent l’un de l’autre en des jeux de timbres époustouflants, jusqu’à l’élévation, qui elle même malgré la scansion forte de la timbale et l’augmentation du volume reste d’une certaine manière égale (les flûtes sont fantastiques). Un tel final tout dans l’intime et tout en implosion, comme si cette adhésion à l’amour de Dieu était d’abord une chose intérieure est particulièrement étonnant parce qu’il ne laisse place à aucun sentimentalisme ni à aucun excès d’aucune sorte. C’est la musique dans son absolue grandeur, dans sa grandeur simple, de cette simplicité qui est le caractère même de Mariss Jansons.
Ainsi, ce fut un concert mémorable, même si mon goût me porte vers les énergies sensibles et telluriques de Berlin ou la retenue religieuse tellement ressentie d’Amsterdam dans sa perfection formelle, et même si le Mahler ardent et triste d’Abbado me manque, oh ! comme il me manque !
Mais ce fut mémorable parce qu’on a entendu (malgré quelques menues scories) un orchestre tout simplement sublime, avec des sons inouïs, qu’on n’osait imaginer, et mémorable par cette monumentalité brute et à la fois simple, offerte sans chercher autre chose que la musique que nous a donné à écouter Mariss Jansons qui a refusé toute facilité et tout pathos. Ce fut mémorable et impressionnant plus sans doute que porteur d’émotion. Les Wiener nous ont stupéfiés, ils ne nous ont pas émus…
Mais comme aurait aimé quelques secondes de silence après la dernière mesure, pour continuer de rentrer en nous, pour achever de nous laisser pénétrer. Mais à sa décharge, le public de la Scala, d’ordinaire si prompt à filer après la dernière mesure a réservé à l’orchestre et à Mariss Jansons un triomphe des plus rares, 20 minutes d’applaudissements dont, fait rarissime, deux rappels à scène vide pour Mariss Jansons, quelque chose qu’on n’a pas vu depuis Abbado.
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25 juin, LA Scala, Saluts
25 juin, La Scala, Saluts

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Christophe HONORÉ)

Une forêt, une Jaguar...la scène I © Jean-Louis Fernandez
Une forêt, une Jaguar…la scène I © Jean-Louis Fernandez

Le mal d’amour.
Pelléas et Mélisande est la nième variation sur l’amour d’un couple irrégulier et d’un mari mal aimé. La Princesse de Clèves, que Christophe Honoré connaît bien, raconte un peu la même histoire. Le Rouge et le Noir aussi, Tristan et Yseult et donc Tristan und Isolde, ainsi que le Roi Arthus de Chausson si récemment redécouvert et bien d’autres. C’est dire combien a priori ce thème n’a rien de neuf quand Maeterlinck s’en empare en 1892, c’est au contraire un topos littéraire.
Maeterlinck en fait sa version « symboliste », moyen âge rêvé, forêt mystérieuse, personnages venus de nulle part dans un royaume au nom déjà évocateur : Allemonde, une alliance de alle- qui pourrait bien venir du ἄλλος grec (autre) et du mundus latin, l’autre monde, le monde autre, qui pourrait être aussi un jeu sur « allemande » à une époque où l’Allemagne est vraiment l’autre et qui rappelle le nom qu’il choisit pour la villa qu’il achètera à Nice, la Villa Orlamonde. Je délire dans la forêt des symboles, qui raconte une histoire somme toute a priori bien commune. Il faut donc que le travail de mise en scène en fouille les spécificités pour en faire une histoire singulière.

Pelléas et Mélisande, dans l’univers fantasmatique culturel français, c’est un moyen âge de contes, salles hautes, tours élevées d’où Mélisande fait tomber sa mythique longue chevelure car c’est bien là aussi ce qu’on retient de Mélisande, une chevelure longue dans laquelle Pelléas se perd (mais non, il n’y pas de métaphore érotique, voyons !), un couple de vieillards, un mari mur (Mélisande observe dès la première rencontre ses cheveux blancs), un enfant Yniold totalement instrumentalisé et un Pelléas post-adolescent, en bref, sur le plateau s’exposent la plupart des âges de la vie.
L’univers de Pelléas et Mélisande est d’abord littéraire, le choix de Debussy de ne pas toucher au texte original de la pièce est aussi un choix esthétique : c’est la musique qui habite un texte préexistant et qui a sa vie propre, et même une vie qui a perturbé nombre d’auditeurs, à commencer par les premiers spectateurs, (les réactions fameuses à « Je ne suis pas heureuse ») essentiellement dues à mon avis au fait que le texte apparaît comme un texte de prose ordinaire alors que c’est un “Poème” de Maurice Maeterlinck et qu’il est en vers libres d’où la tension entre une langue réellement poétique, et une réception qui semble être celle d’un texte prosaïque en tous les sens du terme.

Pelléas et Mélisande par Jorge Lavelli
Pelléas et Mélisande par Jorge Lavelli (décor de Max Bignens)

Jorge Lavelli à qui l’on doit un magnifique travail à Paris en 1977, dirigé par un non moins magnifique Lorin Maazel, pour l’entrée au répertoire de l’Opéra, disait dans une interview que les interprètes devaient s’exprimer en donnant l’impression qu’ils ne chantent pas et « s’expriment à travers le chant comme on pourrait le faire en parlant » (sic) . Un ami qui voyait l’opéra pour la première fois et qui avait lu le texte de Maeterlinck évoquait « Les parapluies de Cherbourg » pour traduire l’impression d’étrangeté voire de contraste entre un texte de prose apparemment ordinaire et une musique qui s’y adapte. Aussi étonnant que puisse être ce rapprochement, il traduit la gêne devant la présence inhabituelle de ce type de texte à l’opéra et surtout la manière qu’il a de s’imposer,  selon la volonté même de Debussy mais il traduit aussi une belle intuition puisque Christophe Honoré revendique l’héritage de Jacques Demy.
En plus on en a souvent fait un texte « poétique » au sens gauchi du mot, éthéré, lointain, mystérieux comme les forêts profondes, alors qu’il y a des moments extraordinairement violents et cruels et que la censure en 1902 s’en est même mêlée…
Il y a dans Pelléas et Mélisande un aspect chair et sang qu’il n’y a pas avec la même prégnance dans Tristan und Isolde, auquel on le compare. Il y a dans Pelléas quelque chose de bien plus dramatique et urgent à cause du personnage de Golaud, qui occupe bien plus d’espace que Marke dans Tristan. Comme je l’ai déjà écrit y compris dans le présent texte, à cause du côté retenu de personnages amoureux qui dans la tradition, ne se touchent pas, et qui subissent la marque du troisième personnage, malgré leur « innocence », la situation me rappelle La Princesse de Clèves. La Princesse et Nemours s’aiment et se désirent comme Madame de La Fayette nous le fait sentir fortement lors de la fameuse scène de la canne des Indes portant les couleurs du duc dans le texte commençant par « les palissades étaient fort hautes » où le duc contemple de loin la princesse rêveuse et rêvant. Dans un autre contexte, Golaud fait regarder des amants par Yniold , et Honoré le fait regarder par dessus un haut mur -. Mais surtout avant de mourir le discours violent, injuste, lacérant, du Prince de Clèves à la princesse possède le ton désespéré et vengeur qu’un Golaud eût pu prononcer. La princesse se refusera ainsi définitivement à Nemours. Une différence de taille cependant : la princesse dit la vérité au prince, lui avoue cet amour, et ainsi fait naître jalousie, doute et destruction, et Mélisande au contraire confie ne mentir qu’à Golaud, avec d’ailleurs le même résultat. Mais il y a sans conteste des motifs littéraires voisins.
A entendre certains commentaires ou à lire certaines critiques de ce spectacle, on a vaguement l’impression qu’un peu de fumigènes, une fontaine mal éclairée et une forêt obscure suffiraient pour caler l’évocation de Pelléas et Mélisande, pour laisser le spectateur dans l’enchantement de la musique. Prima la musica ? prima le parole ? Debussy, travaillant sa musique sur le texte même de Maeterlinck a choisi…de ne pas choisir, et de proposer cette double exigence, imposer un texte et imposer une musique qui s’entrecroisent, au point qu’il n’avait pas prévu à l’origine les intermèdes qui vont avoir un bel avenir dans la musique du XXème siècle, et qui créent et renforcent cette action continue qu’il appelait de ses vœux.
Il y a par ce choix une force de la parole qu’il n’y pas dans les autres opéras français « à livret » : pas de livret forcément au service de la musique ici, mais au contraire une musique qui entend servir les paroles, et donc qui donne au théâtre une valence particulière. Bien entendu, on va penser à Wagner. Mais Wagner écrivait lui même ses textes, Debussy choisit de mettre en musique un texte qui fonctionne déjà comme texte de théâtre, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Pour toutes ces raisons, le texte de Pelléas, plus qu’un autre livret en français, nécessite un travail tout particulier sur la diction et sur la transmission, et sans doute aussi est-ce le motif pour lequel l’œuvre est relativement rare sur les scènes étrangères, alors qu’elle est mondialement connue : il est difficile pour un chanteur étranger dans rentrer dans cet univers si particulier.

« Les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec leurs Idées primordiales » : voilà ce qu’affirme Jean Moréas dans son Manifeste du symbolisme. Pourtant, même si les personnages de Maeterlinck apparaissent surgir dans l’action sans histoire, sans passé, il se dit des choses qui sont très concrètes et qui construisent une histoire et retissent un passé. Christophe Honoré choisit donc de suivre scrupuleusement le livret pour en déduire un univers, qui n’est certes pas celui habituel de Pelléas, mais qui s ‘appuie sur des éléments parfaitement vérifiables.
L’univers de Pelléas et Mélisande est un univers de contes de fées qui convient bien au symbolisme : on y trouve un peu tous les éléments du conte : Moyen-âge, Princes, lieux imprégnés de mystère et d’une sorte de vie secrète (forêt, grotte), on y trouve aussi le surgissement de Mélisande venue de nulle part peut-être, mais d’un nulle part suffisamment noir pour qu’elle ait à le fuir, un nulle part qui fait du mal, un nulle part dont elle possède une couronne qu’elle jette pour la voir disparaître.

Un autre image de la mise en scène de Lavelli en 1977
Un autre image de la mise en scène de Lavelli en 1977

Ce surgissement magique pose le premier élément. Jorge Lavelli avait bien montré cet univers avec cette ombre de château vaguement médiéval revu XIXème siècle. C’était une de ses belles mises en scène (Paris 1977)

 

Une image de la mise en scène de Vitez © Lelli & Masotti
Une image de la mise en scène de Vitez dans les décors de Yannis Kokkos

Antoine Vitez, dans la mise en scène la plus poétique et la plus juste de l’œuvre, que j’ai eu la chance de voir quatre fois (Scala, Vienne, Londres), insistait sur un univers d’innocence peu à peu effilochée et détruite. Lavelli et Vitez s’appuyaient sur un univers dessiné, au total abstrait. Mais l’univers du conte est un univers de non-dit partagé. Christophe Honoré va se confronter à l’œuvre en faisant, pour évoquer un célèbre ouvrage, une « psychanalyse du conte de fées » Pelléas et Mélisande, et essayer de sortir du conformisme dans lequel l’œuvre a été souvent scéniquement enfermée.
Il la traite donc de manière théâtrale, c’est à dire comme objet d’analyse et de réflexion sur la nature d ‘un texte dont la nature dite « symboliste » ne se suffit pas à elle-même. Il cherche donc, en s’appuyant sur le livret à chercher les motivations cachées des personnages, leurs désirs, leurs limites, leurs lacérations.
Dans sa lettre aux chanteurs qui illustre le programme de salle, il affirme « rendre au désir sa nature incongrue, ridicule, déplacée, crâne, sale, absolue ». Le désir est souvent présent dans l’espace tragique, mais souvent aussi étouffé par la « bienséance » : il y a derrière tout vers racinien, la brûlure du désir « j’ai fait couler dans mes brûlantes veines » dit Phèdre…Phèdre parle à Hippolyte de manière si rapprochée qu’il sent son souffle et qu’on l’entend « Mais fidèle, mais fier et même un peu farouche » au point qu’il en rougit « cette noble pudeur colorait son visage ». Effacer le désir de la représentation tragique est non seulement une erreur, mais un contresens. De même dans l’opéra: le duo de Tristan est tout de même la métaphore musicale de la montée d’un orgasme (interrompu), et le dernier mot du texte de l’opéra est « Lust » : les mots ont un sens.

Pelléas, Geneviève, Yniold (assis) et Arkel (à gauche), Marcellus mourant sur l'écran © Jean-Louis Fernandez
Pelléas, Geneviève, Yniold (assis) et Arkel (à gauche), Marcellus mourant sur l’écran © Jean-Louis Fernandez

D’un autre côté, Christophe Honoré tire le texte vers la question de l’adolescence qui, on le sait, l’intéresse. Il fait de Pelléas et Mélisande un couple adolescent fragile, « la très grande force des corps et leur très grande vulnérabilité ». La fragilité est l’un des éléments centraux de l’œuvre, physiquement montrée à plusieurs moments chez le personnage de Mélisande, mais il étend cette fragilité à tous les personnages, dont il fait des personnages à fêlure, à ambiguïté: la vision d’un Marcellus mourant du SIDA offert aux regards sur l’ écran lorsqu’il est évoqué par Pelléas jette un regard particulier sur son passé et donne à l’ordre d’Arkel de  différer son départ une valeur singulière qui contraint Pelléas (comme Hippolyte dans Phèdre d’ailleurs, tiens tiens) à ne cesser d’annoncer son prochain départ.

Dans cette construction intellectuelle et intelligente d’un Pelléas et Mélisande vu en version cachée, derrière les yeux, et je rajouterais derrière les corps, l’ambiance construite a évidemment une valence particulière, ainsi que la manière dont la soirée est construite : l’opéra est présenté en deux parties, une première avec toutes les scènes d’exposition, jusqu’à la scène de la grotte, puis la seconde partie qui raconte l’histoire jusqu’à son climax. Le décor d’Alban Ho Van a une présence notable, voire envahissante, voire insupportable dans ce travail, et notamment le contraste avec la scène I (ainsi que la dernière scène) espace vide avec Jaguar (la voiture) dans une nuit brumeuse, et une forêt à peine visible sur l’écran qui projette les images que le texte ne dit pas mais suggère, ou que les personnages sentent ou rêvent ou que le public a peut-être envie de voir. Dès la deuxième scène (la lettre, magnifiquement dite par la Geneviève incarnée de Sylvie Brunet Grupposo) commence un ballet insupportable de structures lourdes de décor qui font beaucoup de bruit par leur déplacement et qui dérangent.
Je suis tombé dans le piège, et à l’entracte je disais ne pas entrer dans le spectacle, être dérangé et être bien peu convaincu de l’approche.

Un monde de murs © Jean-Louis Fernandez
Un monde de murs © Jean-Louis Fernandez

D’ailleurs, d’autres spectateurs n’hésitent pas à sortir dès l’entracte. Ce qu’il ne faut jamais faire en principe, et en particulier ici, car le sens de ces mouvements, de ces hauts murs qui obstruent toute vision, qui ne laissent aucun horizon, apparaît dans toute sa logique dans la deuxième partie. Un monde d’arrière cour, de sorties de service, de garages ou de dépôts, un monde de murs à la fois cru et glauque (au sens d’aujourd’hui), mais qui finit d’ailleurs par dégager par contraste une sorte d’irréalité, voire de poésie : la poésie de l’étouffement. D’ailleurs, Honoré utilise non seulement ces bâtiments énormes qui envahissent la scène (et qui nous rappellent que la scène de Lyon est bien plus grande que ne le laisse montrer l’ouverture sur la salle), mais aussi des murs, avec de petites portes, qui cachent un extérieur ou un intérieur lui aussi obstrué. Pelléas apparaît plusieurs fois perché sur des murs, Golaud fait regarder Yniold par dessus un mur, un univers qui étouffe, fermé, où l’enfermement fait penser inévitablement à une prison, annonciatrice de mort : n’est-ce pas une porte percée dans un mur qui annonce la fin de Pelléas ? N’est-ce pas contre un mur qu’il est poignardé ? Alors, ces déplacements bruyants de la première partie, ces structures monumentales et aveugles, sont apparemment inutiles parce qu’elles n’imposent pas de parcours, mais imposent une réduction des espaces et des mouvements, mais rendent aussi facile de se dissimuler aux autres et voir sans être vu : Néron regardant Junie dans ce palais labyrinthique qu’est la Domus Aurea. Ces mouvements agacent, mettent mal à l’aise, lassent même : et finissent par  installer chez le spectateur le sentiment qu’Honoré veut transmettre : l’envie d’air, l’envie d’espace l’envie de l’extérieur, l’envie, en bref, que ça finisse. Honoré est trop fin pour ne pas l’avoir voulu : ni une erreur, ni une maladresse mais une perturbation volontaire.
De même, volontaires, les interruptions (que Debussy ne voulait pas) le rideau qui se baisse, la mélodie interrompue là où Debussy voulait un flot ininterrompu, l’œuvre découpée en « séquences » pour peser, pour déranger, pour installer chez tous le cathartique malaise. Il y a quelque chose de cinématographique dans tout cela, non pas par la présence de l’écran (quelquefois caché ou partiellement dévoilé) qui dirait ce que la scène ne dit pas , ce serait aujourd’hui trop simple et trop banal,  mais plutôt dans l’ensemble des mouvements, de l’ambiance imposée, de la couleur même, des jeux entre les scènes vues en grand angle (le duo final de Pelléas et Mélisande, magnifique) et les zoom où l’action se concentre dans un petit espace. Il y a quelque chose qui rappelle certains films de Kazan, un cinéaste qui prend racine dans le monde du théâtre (fondateur de l’Actor’s Studio), mais qui s’intéresse aux ambiances étouffantes (les univers à la Tennessee Williams que Kazan connaît bien). Rien de moins réaliste, rien de moins quotidien, rien de moins ordinaire que cet univers presque abstrait, une sorte de cour de récréation (ou de promenade, pour accentuer la métaphore de la prison) qui devient le champ clos des passions ou des désirs, tout comme l’espace tragique des classiques. Des murs, des palissades, sans horizon, les gens se croisent, se heurtent, s’aiment et se tuent.
Il n’est pas dit d’ailleurs que le « réel » soit sur la scène et le « fantasmé » sur l’écran, il n’est pas non plus interdit que des scènes emblèmes de l’œuvre soient vues d’une manière moins évocatoire et plus directe. Il n’est donc pas interdit que la scène de la chevelure si mythique soit directement érotisée, devienne crue et « sale » pour reprendre un adjectif utilisé par Honoré, mais Baudelaire avait déjà avant lui fait de la chevelure un objet poétique et érotique.
D’ailleurs Honoré s’amuse avec la chevelure : il sait bien que pour tous les spectateurs, Mélisande c’est d’abord une chevelure : alors, sa Mélisande va porter des perruques diverses, devenant un avatar de Lulu, un avatar de prostituée, au gré des désirs de Golaud qui l’a épousée, ou qui la possède (en tous les sens du terme), devenant par là-même une sorte d’autre namenlose sans identité que celle qu’on lui met sur la tête. Et la perruque devient « signe » de Mélisande au point qu’Yniold s’en coiffe et qu’Arkel le confonde avec elle et l’embrasse: Mélisande réduite à un accessoire.
A ce propos d’ailleurs, d’aucuns ont vu s’ouvrir un espace pédophile, un concept à la mode aujourd’hui. Je ne vois ni intérêt ni cohérence dans cette interprétation qui tourne court. J’y ai vu plutôt l’idée d’un Yniold qui protège les amants (disparus dans le bâtiment) et qui met la perruque de Mélisande pour donner le change et « détourner  l’ennemi», ce qui met Yniold l’enfant du côté des deux autres enfants, comme les appelle Golaud en les surprenant, ne l’oublions pas, et qui renvoie le couple au monde des enfants, des plus jeunes, d’une certaine innocence, de cette insouciance des « jeux interdits », ce qui me paraît plus riche et plus cohérent avec le sens du travail proposé.
Si l’on disserte sur la chevelure et ses avatars et les perruques successivement portées par Mélisande, il faut remarquer que Mélisande à mesure qu’elle se libère de Golaud quitte ses habits de bourgeoise chic ou de prostituée fantasmée pour être de plus en plus naturelle, ce qu’elle est lorsqu’elle avoue son amour à Pelléas. Dès que l’amour est avoué, dès que la vérité est étalée, dans son naturel et sa netteté, plus de perruque, plus de place pour l’artifice : c’est la fin des jeux de faux semblants et d’une certaine manière, du marivaudage. C’est la fin du « faire comme si ». Il y a une exigence du « dire vrai » ou de « l’être vrai » quand l’amour est avoué. Il en est ainsi entre les deux amoureux, comme chez Marivaux (final des fausses confidences) ou même comme chez Stendhal (dans le Rouge et le Noir, la scène de la visite de Madame de Rénal en prison).
Je ne sais si je sens « vrai », mais je n’ai pas vu les scènes un peu plus crues où les héros se touchent comme des scènes « vraies » au sens où c’est ce que vivent forcément les personnages : c’est possible sans doute parce qu’ils sont dominés par leurs désirs, mais ce peut-être aussi une représentation directe du fantasme et du désir sans que celui-ci forcément s’accomplisse « en vrai ». Comme le rêve de Mélisande projeté à l’écran, dormant entre deux hommes la lutinant immédiatement après une image de Mélisande dormant comme si elle était morte dans une mare de sang (voir photo conclusive du texte) constitue un raccourci d’Eros-Thanatos. Et par la même un signe.

Yniold épie sur le mur...© Jean-Louis Fernandez
Yniold épie sur le mur…© Jean-Louis Fernandez

Mais la scène très théâtrale où les cinq enfants apparaissent lorsque Golaud force Yniold à regarder n’est pas plus « réelle » et eût pu être vue à l’écran. Les limites entre ce que dit la représentation scénique et ce que dit l’écran ne sont pas très nettes ; il serait trop simple de n’y voir que la différence entre réel et fantasme.
Ce qui m’intéresse dans ce travail, c’est son regard vers les possibles du texte, les sous-textes, les non dits. Dans ce texte tout en litotes, c’est à dire en réalité tout en force réprimée, représenter scéniquement la litote n’a pas un intérêt très novateur, c’est une paraphrase réussie si elle est bien réalisée par la mise en scène, terriblement ennuyeuse si elle n’est qu’illustration voire répétition.
L’intérêt du travail de Christophe Honoré, c’est qu’il est intelligemment dérangeant, qu’il ne va jamais contre tous les possibles d’un texte qui n’est pas si éthéré qu’on croit. Quand il montre  Mélisande jeter l’anneau volontairement dans l’eau comme elle a jeté la couronne au départ, il nous oppose à « l’acte manqué » un acte volontaire, qui dit quelque chose de Mélisande qu’on sent mais qu’on préfère ne pas voir.
La magnifique scène où le couple, au IVème acte, s’avoue son amour, et justement traitée à l’opposé : plus d’attouchements, mais deux êtres à l’opposé dans l’espace qui envahissent de paroles cet espace vide; un espace rempli par l’écran au fond qui raconte peut-être l’histoire que nous voudrions voir vivre. L’amour arrive, et tout ce qui faisait le désir non exprimé, le non dit, la vérité cachée, s’éclipse avec une intensité inouïe. Et c’est à ce moment que Golaud , quand le doute n’est plus permis, poignarde contre le mur( !), Pelléas, piégé par l’espace clos et les portes fermées (par Yniold qui est, comme Arkel, un spectateur muet et actif à la fois de l’accomplissement des destins…).

Le mal aimé construit son univers par le fantasme et le jeu des interprétations d’un geste, d’un regard, de mouvements qu’il traduit en douleur, mais aussi en espérance folle de reconquête. Quand la vérité éclate, il faut finir : en tuant Pelléas, Golaud casse le couple mais s’inscrit à jamais dans leur histoire de couple, comme Phèdre condamnant à mort Hippolyte a enfin un rôle dans sa vie, lui qui ne l’a jamais regardée. En tuant Pelléas, Golaud existe enfin pour Mélisande, qui en meurt, et qui meurt de cet enfant de lui qu’elle ne peut plus accepter.
Honoré, je l’ai écrit plus haut, fait vraiment de l’enfant Yniold un vrai rôle, comme un chœur muet le plus souvent qui observe avec une vie propre vue à l’écran, une vie cachée, une vie d’ado, et qui prend part, sinon parti dans la trame qui se noue, et donc je pense qu’il faut l’ajouter aux trois protagonistes. Ainsi, face aux quatre personnages Pelléas, Mélisande, Golaud et Yniold, le couple Geneviève-Arkel a une fonction singulière, vieux couple opposé au « jeune couple », qui vivent cette histoire par procuration, eux dont l’histoire semble arrêtée, et décatie : Geneviève chante au début, mais apparaît plusieurs fois dans plusieurs costumes, du dimanche, de ménagère, en robe de chambre, dans une sorte de quotidien du couple qui en a fini avec les histoires d’amour et qui se confronte au quotidien, pas très drôle, pas très reluisant. Arkel moins extérieur accompagne et commente l’action, il n’est jamais bien loin, comme si lui aussi était amoureux de Mélisande, mais un amoureux qui avec la distance de l’âge, n’attend plus rien, un amoureux qui est quelque part un vague prédateur (voir la scène avec Yniold déguisé, qui le trompe et le fait sortir du bois) son physique à la Nosferatu y fait penser.

Certains – et ce n’est pas faux – ont vu des rapprochement avec Lulu, non dans le caractère de Mélisande, mais dans la manière dont elle est présentée, dont Golaud l’habille de manière artificielle, outrancière, apprêtée, dont elle surgit sans « avant », vêtue comme une prostituée trouvée au bord de la route, et surtout dans la manière dont elle est vue par les hommes, dont elle est « habillée » par les hommes. Il y a dans le regard d’Arkel sur Mélisande quelque chose de ce genre. Et il n’y pas à s’étonner de le voir prendre une part active à sa fin (chloroforme), comme un Jack l’éventreur (ou un Nosferatu) en l’occurrence chloroformeur. Comme on chloroforme les chatons avant de les étouffer ou de les noyer. Arkel qui a compris que les murs sont infranchissables et qu’il vaut mieux le grand saut. On peut aussi penser que si Golaud a tué Pelléas, le père efface Mélisande en une sorte de solidarité intergénérationnelle et amoureuse.

Golaud ramasse Mélisande (sc.I) © Jean-Louis Fernandez
Golaud ramasse Mélisande (sc.I) © Jean-Louis Fernandez

Le spectateur se confronte à la complexité d’une analyse d’un livret qui emmène ailleurs, avec de vagues rapports avec ce que nous avons l’habitude de voir, même si les murs peuvent de manière lointaine rappeler les murs d’un château, mais qui se retrouve détourné et conduit sur une autre voie, sur un autre chemin, tout aussi abstrait malgré un décor envahissant et un faux réalisme caricatural comme la fameuse Jaguar qui ouvre et qui ferme l’œuvre.
Voilà une voiture qui évidemment est là comme première image « choquante » d’un univers que Christophe Honoré veut imposer. On attend une forêt, on l’a retrouve projetée sur un écran, on attend le moyen âge et on a une Jaguar un peu ancienne trônant au milieu d’un espace brumeux.

Voilà une image « hyperréaliste » certes, mais aussi quelque part symboliste, qui renvoie à cause du chauffeur à l’idée de pouvoir et de richesse, d’une richesse sans doute un peu passée : que fait une voiture dans la nuit, attendant le maître parti chasser, au pied de laquelle une jeune femme clairement vêtue en prostituée est lovée. La chasse de Golaud dans les bois ressemble à une chasse moins animalière : on peut même se demander qui il a tué pour revenir avec une lame sanglante et du même coup Mélisande refusant qu’on la touche est presque une prise, une proie trouvée par hasard qui va être possédée et qui sent confusément cette violence. Golaud veuf et seul cherche fortune, et trouve à ses pieds la proie idéale, celle qu’il va posséder et habiller : ce que nous dit Honoré ici, c’est que Golaud est dès le départ un danger.

À la fin, la voiture retrouve une fonction symbolique, comme si ce qui venait d’être vécu se bouclait. Tout s’était ouvert par le surgissement Mélisande, et finit sur Mélisande renvoyée dans le néant d’où elle semble venue. Mais cette fois-ci c’est Arkel qui officie.
Chloroforme, sac poubelle qu’on sort de la malle arrière, c’est pour moi une scène elliptique, suspendue, où sur l’écran Mélisande va se noyer et laisse le monde, et qu’on va noyer, qu’on va effacer, dans un sac poubelle. Où est le réel ? où est le figuré ? La grandeur du suicide ou une mort à la Gilda dans un sac ?
Il n’est pas interdit de penser que la Mélisande du début se laisse mourir au moment où on la trouve et qu’à la fin on l’y aide et on la pousse, comme un petit objet qui a perturbé un moment l ‘étrange Allemonde, et qui va passer hors le monde (comme Orlamonde). Il y a là des motifs auxquels on pense, sans que la scène ne nous donne clairement la solution, comme d’ailleurs la vision traditionnelle de la mort de Mélisande sans raison, sans motif autre qu’un effacement.

Pelés et Mélisande...intimité © Jean-Louis Fernandez
Pelés et Mélisande…intimité © Jean-Louis Fernandez

Christophe Honoré ne donne pas toujours d’explications claires, offrant au spectateur un choix, des chemins, et c’est sa manière à lui de traiter le symbolisme, un symbolisme passant par des images concrètes, des ambiances presque cinématographiques (on parlait plus haut d’Elia Kazan) et donc un symbolisme post-cinématographe.
Aussi ne réduit-il pas l’action à 3 protagonistes et 3 ou 4 spectateurs. Les spectateurs, Geneviève, Arkel, Yniold et le chauffeur qui est aussi le médecin (Jean Vendassi) ont chacun une part du drame, Yniold fait mouvoir consciemment ou non (tantôt l’un tantôt l’autre comme les enfants dangereux) les leviers de l’action, Arkel n’est plus le commentateur, mais à la fin l’acteur. Honoré accorde aux personnages non principaux des rôles, y compris muets

Les servantes "Erinyes" © Jean-Louis Fernandez
Les servantes “Erinyes” dirigées par Yniold © Jean-Louis Fernandez

(servantes qui rampent comme des Erinyes à l’acte IV annonciatrices de mort et qui sortent par une porte dérobée, pourquoi ? pour où ? ), le tout au service d’une ambiance d’une infinie tristesse, sans lueur, sans rien de magique, et étouffante, et mortifère.
Voilà un travail très construit, avec un savant équilibre entre une première partie de mise en place (y compris musicale) volontairement « lourde » et un peu démonstrative ou vécue comme telle et une seconde partie où les « pièges » de la première se referment et où s’éclairent les choix initiaux.
Dans cet univers, les chanteurs – diseurs- acteurs ont un rôle particulier, essentiel, qui fait qu’on ne peut vraiment séparer le chant de la mise en scène. Il y a un lien plus essentiel et plus profond entre les deux aspects.
Le petit Yniold confié à un enfant de la maîtrise (excellente) de l’Opéra de Lyon (Léo Caniard, vraiment émouvant sur scène et la voix fragile et si juste de Cléobule Perrot) est une bonne initiative alors qu’il est confié le plus souvent à un soprano : la voix non encore faite, encore un peu vive comme le vin nouveau, fait pendant à la voix vieillie et presque défaite de Vincent Le Texier, il y a là entre le père et le fils un contraste bienvenu et frappant, qui renvoie d’autant plus Golaud dans le monde des anciens, le monde des non-jeunes. Le monde de la finitude.

La Geneviève de Sylvie Brunet-Grupposo est d’abord une silhouette et un personnage, sa lecture de la lettre qui est tout le rôle, est l’un des moments forts de la partition et de la soirée. Même si elle a un petit vibrato qui m’a un tantinet gêné, elle dessine un univers proche du Lied qui impose un temps suspendu. Vraiment magnifique. Elle remporte un joli succès personnel, tout à fait justifié parce qu’elle est très présente dans la mise en scène, sorte d’écho féminin à Mélisande qu’elle accompagne, sorte d’ombre au milieu de ses servantes, jamais étrangère à l’action, et jamais dans l’action.
Arkel, on l’a vu, participe de manière plus directe au drame, jusqu’à être protagoniste de la fin de Mélisande et non plus commentateur ou spectateur. Jérôme Varnier lui prête une voix au timbre encore frais, un peu clair, moins fatigué que celui de Le Texier dans Golaud, et il en paraît donc presque plus jeune avec une diction parfaite, d’une rare clarté. La prestation musicale est dans l’ensemble de très bon niveau même s’il n’évite pas quelquefois des sons un peu fixes. Son travail d’acteur, avec ses déplacements hésitants, ses gestes esquissés, son allure de Don Quichotte égaré (version soft) ou de Nosferatu (version maléfique) en fait une silhouette forte de l’ambiance voulue par Honoré une silhouette à la fois fantomatique et d’une présence quasi permanente bien que discrète.

Golaud est un chasseur au couteau ensanglanté, voilà comme il nous est présenté. Ce début mystérieux renvoie Golaud dans le monde de ceux qui tuent, dans le monde de ceux qui font gicler le sang. Et la mort de Pelléas est la mort d’une proie.
Vincent Le Texier promène son Golaud depuis longtemps sur les scènes. La voix accuse de la fatigue, le timbre est plus opaque, mais la diction reste bonne et l’interprétation forte. Même si le jeu n’a pas la distance et la noblesse d’autres Golaud, et confine notamment à la fin à l’expressionnisme qui n’est peut-être pas le chemin voulu par l’œuvre, il reste que ce Golaud reste puissant. Christophe Honoré appuie très durement sur la dernière scène avec Mélisande où l’on atteint un paroxysme : non seulement les paroles sont très violentes et rappellent d’autres discours de mal aimés, comme je l’ai souligné plus haut, mais les gestes aussi, puisque Mélisande mourante est prise derrière la voiture, comme une prostituée. Vincent Le Texier n’installe aucune distance dans le personnage aucune distinction, mais seulement une image de lacération et une volonté de destruction . Toutefois, cette voix un peu fatiguée convient à l’idée de vieillesse installée dès le départ par Mélisande. Ce Golaud reste inquiétant et presque plus mystérieux que Mélisande.

Se pose d’ailleurs la question du statut de cette famille installée dans un monde désaffecté, une famille dont certains ont lu une part d’ombre vaguement mafieuse (Jaguar, Chauffeur, couteau ensanglanté) où la mort est donnée sans hésitation, d’Arkel à Golaud voire à Yniold. …Il y a aussi quelque chose d’une perdition mystérieuse dans ces mouvements de servantes, dans la manière d’épier l’autre, qui renforce l’atmosphère irrespirable. Si l’on est proche d’un univers racinien, ce serait Phèdre, Britannicus et Bajazet tout à la fois, si l’on est au cinéma, j’en reviens à Elia Kazan, dont les origines grecques (mâtinées d’Arménie) le rendent évidemment sensible à l’univers tragique. Cette volonté d’Honoré de rendre sensible un univers clos m’a fait penser vaguement à ce que faisait Chéreau de l’univers d’Elektra, notamment par les servantes et par le fait qu’il y ait toujours quelqu’un qui regarde.
Le Pelléas de Bernard Richter est pour moi la confirmation de la qualité de cet artiste. Confier Pelléas à un ténor, c’est du même coup modifier les équilibres vocaux des voix masculines, où l’on a habituellement plutôt une variation sur la couleur barytonale, Pelléas baryton Martin, Golaud baryton, Arkel basse ou baryton basse.
Du même coup, la voix de ténor modifie les harmoniques vocales d’une distribution où l’on a déjà souligné la couleur juvénile de l’Arkel de Jérôme Varnier , mais où cette voix claire et marquée s’oppose à celle plus éteinte de Golaud. Une voix juvénile et un corps adolescent, cela change complètement l’image de Pelléas. Je me souviens de François Le Roux, à la voix homogène, extrêmement ronde et douce (voir l’enregistrement d’Abbado), je me souviens même de Richard Stilwell à Paris avec Lavelli et Maazel, plus mâle et tout aussi tendre. Il y a dans la voix de Richter quelque chose d’un étonnement juvénile, quelque chose de direct et d’incisif qu’on ne trouve pas souvent dans le personnage de Pelléas. Il faut d’abord saluer la diction impeccable et l’engagement dans le rôle, et les aigus, un peu appuyés ou gonflés au départ mais qui deviennent à mesure qu’avance l’action de moins en moins « agressifs », et même si les graves sont quelquefois moins audibles, le discours reste éminemment conforme à ce qu’on veut du personnage, avec ses déchirures, ses fêlures, ses ruptures, ses hoquets. Cette voix pas tout à fait homogène mais parfaitement conduite, rend justice à un personnage lacéré, mais adolescent, bouillonnant de jeunesse, de désir. On croit à ce Pelléas et l’ensemble du rôle est très bien conduit, très bien tenu et très bien maîtrisé. Une vraie réussite.
On croit aussi à Hélène Guilmette, qui comme Bernard Richter, a quelques graves détimbrés, notamment à la fin, mais sa Mélisande est d’un bout à l’autre remarquable de naturel. Elle est naturelle même lorsqu’elle est si “artificielle”, en poupée à la Lulu, naturelle quand à la fin, elle revêt les simples habits de l’amour avec une robe non apprêtée, avec cette fois une vraie chevelure sans perruque platinée. La voix est présente, nette, moins diaphane qu’on a pu le dire, avec une vraie présence et pas cette présence-absence qu’on voit trop souvent chez les Mélisande, elle est à certains moments très émouvante notamment à la fin, mais elle marque aussi bien toute la première partie où elle est une Mélisande protéiforme, qui ne s’appartient pas, perpétuellement autre et pourtant la même avec une fraicheur dans le geste qui l’identifie parfaitement, la voix et la diction assurées, les multiples couleurs miroitantes du rôle parfaitement exprimées, et en même temps une jeunesse hésitante et une sûreté dans le geste et la présence. Cette Mélisande est sans cesse ambiguë ou plutôt presque bifrons, enfant et adulte, jeune fille et jeune femme, alors que le Pelléas de Richter est d’abord adolescent. La Mélisande d’Hélène Guilmette a vécu un avant et cette maturité transpire dans le chant et dans les attitudes. C’est une très belle performance qui réussit à montrer sans les résoudre les mystères du personnage.

Au service de cette distribution et de ce travail Kazushi Ono est lui aussi presque surprenant dans sa manière d’aborder la partition. On l’a connu plus froid et plus distant. Il est notamment au début particulièrement rond, presque lyrique et doux.
Claudio Abbado en faisait une sorte de flot continu de couleurs et de reflets, de sons imbriqués sans jamais de rupture. Ici, nous l’avons vu, la rupture est structurelle dans ce spectacle. Mais la manière dont Ono conduit l’orchestre donne à la fois une unité et une cohérence : c’est un travail éminemment clair, limpide, où tout est entendu ou mis en valeur, mais en même temps en une jolie construction loin des moirures symbolistes,  plus directe, plus incisive à l’image des voix et notamment celle de Richter ; une direction qui à l’instar de l’ambiance scénique, est tendue à l’extrême, mais qui à son opposé n’est jamais étouffante, et toujours aérée, toujours nette, avec une énergie qui rend justice à une partition jouée quelquefois de manière trop alanguie . C’est une des lectures les plus convaincantes du chef japonais, qui donne à l’ensemble une couleur parfaitement cohérente avec ce qu’on voit sur scène. Très grande réussite d’une direction à la fois chirurgicale et attendrie, attentives aux couleurs, variée, et qui rend justice à une partition plus diverse et plus dramatique qu’on ne le pense souvent.

En conclusion, nous nous trouvons devant un spectacle complexe, qui peut rebuter et qui a rebuté. On a l’habitude de voir des Pelléas noyés dans un univers d’une nature mystérieuse et vaguement hostile, mais omniprésente : voilà qui contraste avec un univers de murs où la nature est complètement effacée sauf à l’écran, qui l’évoque (la forêt, la mer), mais seulement comme  la projection rêvées d’âmes étouffées. On a aussi l’habitude de voir des personnages hiératiques qui se touchent peu et qui ici ne cessent de chercher à se toucher voire plus. On a enfin l’habitude de voir des Pelléas plus enfants et plus innocents et ici il n’y a aucune innocence nulle part, même pas celle d’Yniold.
Cet univers nous bouscule, qui joue à la fois sur le réel et le figuré, sur l’image et la scène, sur théâtre et cinéma, mais il reste pour moi tout de même un univers symboliste, même si revisité : il n’y a rien de vraiment concret dans ce travail, malgré un décor envahissant. Le concret quand il est évoqué ne trouve pas de place claire : ce qu’on voit est-il ce qui est ? Ce qui est en image est-il le fantasme du public ou des personnages, ou une suggestion d’une réalité presque « augmentée » ? Ce qui est représenté est-il effectif ou fantasmé ? Représente-on les personnages dans l’action ou les fantasmes de personnages qui se rêvent agir ? Cela reste volontairement ambigu et pour tout dire, c’est sans importance.
Il reste à la fin une tension forte, et des questions sans réponses, comme toujours d’ailleurs lors d’une représentation  de Pelléas et Mélisande. En ce sens, Christophe Honoré n’échappe pas à la règle commune ; ce tissu imbriqué entre prose, poésie et musique n’aura ni imitateur ni continuateur et fonctionne parfaitement y compris dans ce travail qui soulève tant de questions et qui surprend, voire prend à revers.
Aussi faut il accepter et admirer le travail très fin que Christophe Honoré a conduit, un travail d’une grande épaisseur, qui essaie de fouiller le texte jusqu’à l’impossible, avec ses questions sans réponse : était-il si nécessaire d’ajouter des images filmées ? Marcellus mourant du SIDA s’imposait-il ? La scène où à la fin, Golaud viole quasiment Mélisande était-elle si inévitable?

Il y a ainsi un fil et des séquences, des briques qui se construisent dès le départ, avec une construction très fragmentaire où le spectateur est vraiment désarçonné, puis, ces briques s’assemblent dans une démarche constructiviste, avec néanmoins quelques trous, avec quelques éléments en suspens, qui font de ce Pelléas une question avant d’être une réponse et pas vraiment un continuum mais une succession de séquences au sens cinématographique du terme, comme des épisodes qui peu à peu conduisent à la catastrophe.
Christophe Honoré en quelque sorte nous propose la « possibilité d’un Pelléas et Mélisande » où des particules à la fois élémentaires et élaborées croisent des ambiances, des regards, des actions , des possibles convaincants ou non, mais toujours dans un véritable univers, cohérent avec l’œuvre dans sa distance et son étrangeté. Ainsi Honoré nous dérange, nous implique, nous fait réagir, et rejoint Gide : « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée ! » [wpsr_facebook]

Mélisande (Hélène Guilmette) © Jean-Louis Fernandez
Mélisande (Hélène Guilmette) dormant et bientôt rêvant © Jean-Louis Fernandez

 

 

 

OPERA DI FIRENZE 2014-2015: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI EN MÉMOIRE DE Claudio ABBADO le 8 FÉVRIER 2015, Orchestre et Choeur du MAGGIO MUSICALE FIORENTINO, Direction Daniele GATTI.

Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal
Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal

Cela fait plus d’un an que Claudio Abbado n’est plus, et plus le temps avance et nous éloigne de ce fatal 20 janvier 2014,  plus l’absence est difficile à supporter, plus sa présence est forte en moi, avec des souvenirs qui surgissent dans les lieux où il fut, aux concerts où l’on donne des œuvres qu’il a dirigées…
Et ce dernier mouvement de la 3ème de Mahler qui ne cesse de me poursuivre.

Le fait aussi de rencontrer des amis frappés comme moi, d’échanger, m’a fait sentir une « appartenance » presque familiale à un cercle avec qui j’ai vécu concerts et déplacements, que je retrouvais à dates fixes, comme des rituels qui pouvaient aussi m’agacer et qui aujourd’hui sonnent comme des évocations de l’Eden musical. Tout prend valeur et forme avec le temps, loin de s’atténuer, l’éloignement et le temps ravivent. Merci Proust.

Déjà il y a quinze jours à Ferrare les larmes avaient coulé, les lieux portaient encore trop son ombre.
À Florence, le lieu n’a rien à voir : l’Opéra de Florence où le concert a eu lieu est neuf et les souvenirs de Claudio sont liés au vieux Teatro Comunale où il a dirigé en mai 2013 (presque deux ans déjà !) son dernier concert florentin.

Mais tout de même, il a eu le temps de diriger dans l’Opéra encore inachevé une Neuvième de Mahler inaugurale en décembre 2011 et devait clôturer l’année Verdi par un Requiem qu’il n’aura pu faire.
Le dernier Requiem de Claudio Abbado, ce fut à Berlin en janvier 2001, il était encore très marqué par la maladie; il y en eut un enregistrement live qu’il n’aimait pas  (vu la grimace qu’il fit un jour en signant devant moi le coffret) : il y avait eu des problèmes au concert qu’il dut reprendre le même soir quasiment intégralement alors qu’il était visiblement épuisé après que les spectateurs furent sortis. Les chanteurs (à part Daniela Barcellona), mieux vaut les oublier…
Mais il y avait eu un Salva me (du Rex tremendae) qui était un de ces instants suspendus dont il avait le secret et qui nous avait tant frappé, vu les mois qui avaient précédé. Et en entendant le Salva me cet après midi, l’émotion étreignait.

Ce dimanche, c’était une Messa di Requiem un peu particulière : l’intendant du théâtre est venu demander au public de ne pas applaudir à la fin.
Daniele Gatti à la dernière mesure a imposé un long silence, puis les solistes et l’orchestre se sont levés, puis le public ; et tous sommes rentrés en nous-mêmes pour un moment de silence, et aussi de larmes, vu les yeux rougis de nombreux amis.

Quelques applaudissements timides et le hurlement enthousiaste d’un auditeur à l’adresse du maestro ont un peu troublé la sortie ordonnée du public, pour nous rappeler que nous avions entendu aussi de la bien belle musique.

Car musique il y a eu, qui a commencé par l’annonce que la soprano Fiorenza Cedolins était souffrante et qu’elle était remplacée par Carmela Remigio, arrivée le matin même. C’était une bonne nouvelle.
Non que je veuille du mal à Madame Cedolins, mais Carmela Remigio est la seule du quatuor à avoir chanté avec Abbado, à avoir débuté avec Abbado à Ferrare dans Mozart (notamment Don Giovanni et Cosi’ fan tutte) sa présence ajoutait encore à l’émotion.
Ni le chœur ni l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino ne comptent parmi les phalanges d’exception. Elles sont de bon niveau, et elles portent une histoire brillante, ce qui est important. Et comme tout orchestre d’opéra en Italie, ces phalanges ont le Requiem de Verdi dans leur ADN. A part quelques scories (dans le Tuba mirum notamment) choeur et orchestre ont donné une très belle preuve ce dimanche.
Daniele Gatti, appelé à diriger en un moment où il est surchargé de concerts et où il prépare une longue tournée Brahms avec le Philharmonique de Vienne, a eu peu de temps pour répéter, mais la longue fréquentation de l’œuvre a fait le reste.
Une lecture approfondie, un Verdi plutôt mystique qu’extérieur, plutôt concentré, plus tragique peut-être que lors d’autres concerts mais sans emphase aucune. Les coups de caisse lors du Dies Irae sonnaient secs et énormes, non sans rappeler certain coup de marteau mahlérien…

La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

Le Verdi de Gatti est marqué par la volonté de fouiller le texte, d’en exalter le raffinement: lorsque les violons sont allégés, ils le sont à l’extrême, lorsque les bois sont isolés, ils sonnent secs et clairs, lorsque les cuivres sont mis en valeur, sans le côté spectaculaire et quelquefois m’as-tu vu des cuivres dispersés dans la salle, ils sont impressionnants, à mon avis plus impressionnants que lorsqu’ils sont distribués spatialement.
Pas d’effets de manche, pas de gesticulations, pas de spectacle : Daniele Gatti n’est pas un chef qui se laisse lire facilement au geste. Il dirige ce Requiem  aujourd’hui sans baguette, comme s’il prenait le son à pleines mains, demandant de la souplesse et insistant à chaque moment pour que le son soit plus retenu ou plus modulé.
Cela pour ménager des contrastes très nets. Il est clair qu’il tenait aujourd’hui à la fois à exalter les finesses de la partition, et en même temps en faire ressortir à la fois les aspects les plus tragiques et les plus intérieurs.
On lui reproche souvent ruptures de tempo, contrastes trop marqués. Il crée plutôt ici deux espaces qui se heurtent et qui s’imbriquent en même temps, un espace lyrique d’un raffinement inouï et un espace tragique suffoquant. Toujours soucieux d’aller chercher les détails signifiants tapis au fond de la partition qui vont étonner ou marquer, il soigne en même temps les effets de contrastes voulus par un Verdi qui décidément, refuse de se soumettre au diktat de la mort et du destin. Il y a de la révolte et donc une vie intense dans cette œuvre, un refus de s’installer dans tout ce que le Requiem pourrait avoir de formellement conventionnel : respirations, élégie, lyrisme et jamais étouffement. Il y a tout cela dans le travail de Daniele Gatti, un travail sur la profondeur, sur le sens, qui ne sacrifie jamais, à aucun niveau, à la facilité des effets dans une œuvre qu’il est aisé de rendre caléïdoscopique. Rien d’un gothique flamboyant, mais tout d’un gothique franciscain : tout en élévation.

À la Scala en octobre dernier, Riccardo Chailly dans le Requiem hommage que la Scala avait rendu à Abbado (une belle soirée d’ailleurs), les voix étaient Ildebrando d’Arcangelo (Italien), Matthew Polenzani (USA) remplaçant l’allemand Jonas Kaufmann, Elina Garanca (Lithuanie) Anja Harteros (Allemande). Un vrai casting pour scène internationale, pour une Scala qui en profitait pour montrer son statut dans une opération d’hommage et de communication.
Ici, il y a le choix, voulu à mon avis, d’un quatuor italien, d’une part parce qu’il y a les voix pour, ensuite parce que le Mai Musical Florentin a souvent défendu l’excellence dans l’italianità, enfin pour marquer un sentiment d’appartenance presque identitaire : Abbado fut un chef unique pour Verdi, qu’il ressentait de manière très intérieure, presque charnellement, comme seuls les italiens peuvent l’éprouver et qui a moins à voir avec l’art ou la musique, mais plutôt avec quelque chose qui touche au moi profond qu’un non-italien ne peut sentir avec cette intensité.  Retour à nous-mêmes, retour en nous-mêmes.
Carmela Remigio remplaçait Fiorenza Cedolins. Comme je l’ai signalé, c’est la seule à avoir chanté avec Abbado, à ses début à Ferrare et dans des rôles mozartiens. Sans aucun doute la voix est petite pour la partie, mais quand il y a une vraie technique qui soutient, il n’y aucun problème. Après quelques hésitations au départ, la voix s’affirme : claire, cristalline, parfaitement posée, sensible, et sans maniérismes aucun : des accents, de l’intensité, mais aussi une belle rigueur: un remplacement certes, mais sa vraie place ; Veronica Simeoni est la mezzo italienne qui monte, notamment dans le répertoire belcantiste et rossinien, c’est une belle voix de mezzo puissante, chaude, douée d’un très beau timbre. Il lui manque peut-être encore un peu d’expérience pour aller plus profond dans la couleur, de manière plus fouillée dans l’expression, mais c’était une jolie preuve que l’avenir est assuré. Riccardo Zanellato dans la partie de basse fait son métier avec constance et honnêteté . Mais c’est un métier…seulement un métier…je suis toujours un peu réservé sur l’impegno, l’engagement de ce chanteur, et la voix manque quelque fois d’éclat.
Et Francesco Meli a donné une fois de plus la preuve qu’enfin l’Italie a retrouvé un ténor. Dès le Kyrie, il lance un « Kyrie Eleison » parfaitement contrôlé et homogène dans le crescendo, qui marque sa différence…Dans l’Ingemisco, il montre un art de l’émission stupéfiant, sans effort apparent, presque un souffle dans les lèvres : quelle merveille ! rarement respiration fut si maîtrisée et contrôlée. Sans parler de l’Offertorium où sa science du phrasé donne au son une rondeur et un éclat rares. Une prestation qui à certains moments à touché au sublime par l’incroyable technique et la pureté de timbre, mais aussi par l’interprétation et le poids donné aux mots….Ce que l’intelligence peut faire…
Le chœur du Maggio Musicale Fiorentino a offert un exemple d’engagement et d’éclat, et de maîtrise du langage verdien ainsi que l’orchestre au son particulièrement chaud et suivant parfaitement les indications de Daniele Gatti en matière de phrasé, et de ductilité et souplesse.
Au total un moment incontestablement fort, qui fait honneur aux forces florentines, et surtout qui fait honneur par la musique au maître qu’on célébrait sous le beau soleil toscan.
Au moins, ce soir, on a fait de la musique ensemble, et ça, je suis sûr qu’il aurait aimé.[wpsr_facebook]

La Messa di Requiem a Firenze ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

TEATRO COMUNALE CLAUDIO ABBADO – FERRARA 2014-2015: Daniele GATTI DIRIGE LE MAHLER CHAMBER ORCHESTRA LE 26 JANVIER 2015 (BEETHOVEN, SYMPHONIES N°1, 2, 5)

Ferrara, 26 janvier 2014
Ferrara, 26 janvier 2014

Ferrare…un des joyaux de l’Émilie où pendant des années, dans le joli théâtre qui porte aujourd’hui son nom, Claudio Abbado a accumulé concerts et opéras : Don Giovanni (Terfel Keenlyside), Cosi’ fan tutte, Nozze di Figaro, Simon Boccanegra, Viaggio a Reims, entre autres et puis des concerts à n’en plus finir, dont un concerto n°3 de Beethoven (d’ailleurs enregistré) anthologique avec Martha Argerich. Aller à Ferrare était une habitude, avec après la représentation le repas chez Settimo, où se retrouvaient artistes et spectateurs. C’est là qu’a grandi le Mahler Chamber Orchestra, là où il est encore en résidence, là où ce soir, en hommage au grand disparu, le MCO va donner un programme Beethoven dirigé par Daniele Gatti.
Alors j’y suis retourné : je ne pouvais assister à tous les concerts de Claudio et donc n’étais pas venu à Ferrare depuis longtemps ; la cité est une de ces villes immuables, cette fois merveilleusement éclairée par un froid soleil d’hiver. On y retrouve ses marques très vite, d’autant que beaucoup d’Abbadiani ont décidé de faire le voyage et c’est avec une joie mêlée de douleur que nous nous sommes tous retrouvés pour la journée ferraraise traditionnelle, matin répétition (en principe pour les jeunes), soir concert, et entre les deux promenades dans mes endroits préférés (Piazza Ariostea e dintorni) à la recherche des impressions indélébiles des premières pages du Giardino dei Finzi Contini de Giorgio Bassani.
Le Mahler Chamber Orchestra est vraiment une merveilleuse phalange, dont on sait qu’il constitue les tutti du Lucerne Festival Orchestra. Sa fondation, qui remonte à 1997, a été motivée par le désir de musiciens issus du Gustav Mahler Jugendorchester atteints par la limite d’âge de continuer à jouer ensemble. Soutenus par Claudio Abbado avec qui ils entretenaient un lien très fort, puisqu’ils avaient souvent travaillé avec lui dans le cadre de GMJO, ils ont donc fondé cet orchestre, qui bien sûr s’est profondément renouvelé ces dernières années, avec deux éléments importants à souligner :

  • il y a encore des solistes de la formation originale, ou entrés peu après la fondation, comme la flûtiste Chiara Tonelli le violoncelliste Philipp von Steinhaecker, Jaan Bossier (clarinette) Annette zu Castell ou Michiel Commandeur (violon) qui donnent évidemment un esprit particulier à la formation
  • les membres entrés dans l’orchestre postérieurement font encore partie de la jeune génération : ce qui frappe donc dans cet orchestre, c’est, outre sa qualité, sa jeunesse et son engagement.

C’est un orchestre irrésistiblement sympathique, qu’on a suivi parce qu’il était lié à Claudio Abbado (c’est lui notamment qui était la formation du Don Giovanni d’Aix dirigé alternativement par Claudio Abbado et Daniel Harding, et il fut en résidence à Aix pendant toute la période Lissner).
La résidence à Ferrare est la résidence d’origine, liée à Ferrara Musica, qui a donné un cadre aux concerts et opéras qu’Abbado et le Mahler Chamber Orchestra ont offert à la cité jusqu’aux années 2000. Un orchestre fondé et modelé par Abbado, habitué à “zusammenmusizieren”, c’est une phalange par force particulière.

Bien des amis n’ont pu rester pendant toute la répétition, tant l’image de Claudio dans cette salle avec cet orchestre, les poursuivait. Et je dois confesser que plusieurs fois, les larmes sont venus irriguer cette journée particulière. Claudio nous manque, me manque terriblement, comme une béance dans l’ordonnancement de ma vie.
Mais nous sommes là pour témoigner que la vie continue, et avec elle la musique.
Le Mahler Chamber Orchestra commençait à Ferrare une mini tournée qui va porter ce programme (Beethoven Symphonies 1, 2, 5) ensuite à Turin, Pavie, Crémone. Une tournée « Plaine du Pô » en quelque sorte qui se poursuivra au printemps à Turin et Reggio Emilia, mais avec deux autres symphonies, la 4 et la 3.
Avec un tel programme, Gatti oppose d’une part les deux premières symphonies, encore marquées par les formes et la tradition classique de Haydn, et avec la Cinquième, symbole mondial de l’identité beethovenienne. Car c’est bien la question de l’identité beethovénienne qui nous est ici posée, à travers une lecture surprenante et passionnante.
D’autant plus surprenante que la répétition du matin avait permis de comprendre une certaine volonté de Gatti de travailler avec la précision d’un artisan le tissu orchestral. D’abord, une exécution de la symphonie entière, puis une relecture particulièrement attentive de certains moments, avec indications y compris techniques, mais tendant pour l’essentiel à demander aux musiciens une plus grande souplesse, une plus grande douceur là où les attaques semblaient brutales. Le travail s’est effectué beaucoup plus sur certaines phrases habituellement « masquées » par rapport à la mélodie principale, dans l’épaisseur du texte musical, ce qui permettait à l’auditeur de prendre des repères inhabituels. Mais, au moins sur les deux premières symphonies, l’exécution ne semblait pas s’éloigner de manière trop marquée d’un classicisme qui semblait bien cohérent avec un Beethoven encore marqué par le XVIIIème et Haydn (les deux symphonies remontent à 1800-1803), plus claire était l’exécution de la 5ème où chacun semblait plus « libéré » et le rythme plus marqué. Ainsi des symphonies initiales à celle qui sans doute n’est pas étrangère à l’adjectif beethovénien dont on qualifie une musique à la fois héroïque et généreuse, il y a habituellement une distance. Beethoven n’est pas tout à fait lui-même dans les deux premières et il l’est pleinement dans la cinquième.

C’est cette idée reçue, ce locus communis qui circule chez les mélomanes qui a été par Daniele Gatti littéralement taillé en pièces dans l’exécution d’un concert qui n’avait plus rien à voir avec ce qui avait été perçu le matin en répétition.
Où étaient les exécutions maîtrisées mais prudentes du matin ?
Gatti nous indique un chemin non tourné vers les influences, vers le passé, mais un Beethoven du risque, de la jeunesse, de l’énergie inépuisable, un Beethoven tourné vers le futur, voire un futur lointain. Il nous dit en somme « chers auditeurs, Beethoven est déjà lui-même dès la Symphonie n°1, totalement, pleinement, et je vais vous le faire entendre ». De fait il y a une cohérence totale entre les trois symphonies entendues, au niveau du style, des tempos, de l’épaisseur, des surprises contenues dans ce qu’il nous indique et que quelquefois, nous n’avions jamais entendu. Le travail du matin éclairait le concert: impossible de croire ou de penser qu’il y’a de la lourdeur et de la brutalité comme on l’entend dans les travées des salles parisiennes. Il faut se plonger résolument dans l’écoute, dans l’apaiser et jamais ne se contenter de la surface, de la forme, de l’habitude.
Rien de lourd, mais la puissance, oui la puissance qui s’exprimerait dans un marbre grec vu de loin, mais dont les moindres détails vu de très près reproduiraient une réalité raffinée et idéalisée. Comment peut-on concilier une telle énergie, une telle puissance et en même temps un tel raffinement ?
Il est vrai qu’il y a un orchestre qui sait écouter et s’écouter, qui comprend le moindre geste du chef, qui en répétition n’hésitait pas esquisser les gestes techniques de l’instrument, un orchestre qui perçoit les nuances voulues au vol et dont le son reste malgré tout équilibré, jamais trop fort et surtout jamais violent.
Ce son est pour les trois symphonies, une force qui va, qui avance, qui surprend, une approche pleine d’optimisme, de jeunesse et de vigueur.
J’avais l’habitude d’une première symphonie plus ronde, plus apaisée, et ici dès l’accord initial au bois, il y a une sorte de brutalité qui n’est pas celle de la brute, mais de l’enfant, de l’adolescent vigoureux plein de sève, et aussi plein de tendresse, parce que la réponse des violons qui suit immédiatement est légère, souple, je dirais presque dansante, et surtout joyeuse, d’une joie qui caractérise la jeunesse. Et l’ensemble a un rythme toujours soutenu, un tempo vigoureux, mais sans jamais donner une impression de rapidité. Rien de compact et de lourd dans cet ensemble, car si l’interprétation est marquée, si il y a des ruptures, elles portent aussi en écho un travail approfondi sur le tissu orchestral, il y a toujours un jeu entre l’apparente brutalité de certains moments, et l’extrême attention par ailleurs aux sons retenus, aux silences, à ces moments subtils où la musique sort du silence, ce passage au quelque chose plutôt que rien, ou bien des transitions avec des rubatos surprenants (notamment dans la cinquième , dont le quatrième mouvement est fascinant de virtuosité acrobatique) .

Si la Symphonie n°1 diffuse d’abord une joie profonde et explosive en même temps, une sorte de bouillonnement optimiste, la symphonie n°2, que j’avais moins aimé en répétition, composée pourtant à un moment difficile pour Beethoven, où il va même jusqu’à songer au suicide est ici vraiment étonnante. C’est une symphonie à mon avis difficile à interpréter, joie, sérénité, sans doute, mais aucun interprète ne peut ignorer l’époque de sa composition et la crise personnelle vécue par Beethoven, il faut donc à la fois donner cette joie, tout en faisant entendre une autre musique.
Gatti garde ce qui faisait de la première symphonie une explosion vitale, car même si Beethoven écrit sa symphonie n°2 à un moment difficile, elle a aussi par ce qu’elle exprime une fonction apotropaïque, son écriture même est une manière de repousser les papillons noirs. Gatti garde donc cette énergie vitale, cette soif de vie qu’on lit dans les crescendos (au premier mouvement) pour retourner ensuite à une tendresse qui s’exprime par la légèreté des cordes, souvent effleurées, comme une petite musique en écho à des bois ou des cuivres plus présents, . On sent ces systèmes d’échos complexes dès les premières mesures de la symphonie qui nous promène entre douceur et tendresse extrême, entre délicatesse et raffinement et une « brutalité » qui ne semble que l’habillage de la pudeur. La justesse de ton du deuxième mouvement est à ce titre phénoménale .
On essaie toujours de rapprocher ce qu’on entend de ce qu’on a entendu, on pense à Klemperer, on pense aussi à Harnoncourt à cause de la clarté et des contrastes, mais aussi de la respiration, on entend aussi souvent un raffinement et une élégance presque abbadiennes. Le lecteur mal avisé dirait « Oui, tout et le contraire de tout !». C’est bien pour moi la preuve que Daniele Gatti construit un travail sur le texte musical profondément pensé et donc profondément original. Il y a là derrière à la fois une grande sensibilité, et une pensée profonde qui ne peut se rattacher à une école ou à d’autres chefs de manière si évidente. Gatti estime qu’il ne vaut pas la peine de faire de la musique si l’on sert au public ce qu’il connaît déjà : il préfère l’emmener ailleurs et il y réussit : il y a bien longtemps que je n’avais ainsi saisi par Beethoven (depuis Rome avec Abbado peut-être ?), et notamment ce Beethoven là.
Car ce Beethoven là est ailleurs. Et c’est une merveilleuse surprise.
La Cinquième, si rebattue sonne autre. Elle sonne l’énergie et la vitalité comme les deux autres, mais là, chaque mouvement force l’auditeur à l’arrêt ou le contraint à redoubler d’attention. Ici, un rythme effréné, là un hiératisme qui isole les sons .Je me souviendrai longtemps de ce deuxième mouvement où les bois sont tellement singuliers qu’on dirait presque une des six pièces de Webern, tellement au milieu de ce mouvement si solennel, cet îlot de sons perlés, ces gouttes sonores frappent et changent complètement l’écoute, sans parler de ce troisième où se lit une volonté d’alléger au maximum par des pianissimi complètement éthérés et qui se termine par cette couleur à la fois mélancolique et pastorale bien proche de l’ambiance de la sixième, comme un retour en soi, avant l’explosif dernier mouvement où les capacités techniques de l’orchestre sont mise à l’épreuve par la virtuosité demandée et le rythme étourdissant, mais où il en sort une impression de largeur, de respiration, un grand lyrisme qui serait en même temps au bord de l’épopée, mais seulement au bord. Le cœur battait, de joie communicative, de surprise d’être surpris par ce Beethoven-là.
Gatti saisit là l’extraordinaire optimisme beethovenien, il s’agit d’une lecture positive, tournée vers le futur, mais en même temps contrastée : Gatti ne donne pas de direction résolue, il montre la complexité d’une écriture et d’un discours : ici s’invente une syntaxe nouvelle, où chaque articulation est à la fois claire et affirmée, mais contrebalancée par une petite musique qui nuance, qui atténue, qui emmène ailleurs, une syntaxe qui contraint à une écoute tendue. Et son geste précis sans être large ni démonstratif se concentre sur les nuances,  par une main gauche et un visage à la fois très expressifs et mobiles. Il n’est pas de ces chefs qui se désarticulent dont se moquait Haitink dans une de ses master class à Lucerne, ni une bête de spectacle : il y a là une volonté de concentration et de sérieux, malgré la joie et le sourire qui ce soir là, ne cessaient d’éclairer son visage.

Daniele Gatti est revenu sur scène pour un « Grazie Claudio, per questo gioiello !» en montrant l’orchestre (merci, Claudio de ce joyau !).
Je serais venu de toute manière à Ferrare pour la mémoire de Claudio Abbado et pour l’un de ses (et de mes) orchestres favoris. L’hommage fut d’autant plus senti que ce que nous avons entendu était magistral, l’un des meilleurs Beethoven entendus ces dernières années. Quel plus grand hommage à Claudio qu’un pareil moment, commencé dans l’émotion du souvenir le matin et fini dans la joie de la musique et donc dans la joie de la vie. Les abbadiens présents n’oublieront pas.[wpsr_facebook]

Ferrare 26 janvier 2015
Ferrare 26 janvier 2015