AH ! MON DIEU QU’IL EST BEAU L’OPÉRA DE PAPA ! SUR LE “MODERNISME” À L’OPÉRA …

Résurrection de l’opéra, par Cham © BnF Gallica

Ces derniers mois, pour expliquer les motifs d’une éventuelle désaffection des publics pour l’opéra, on a vu apparaître dans la presse et les réseaux sociaux plusieurs contributions mettant en cause les mises en scène « modernes » qui ruineraient le plaisir de l’opéra.
Ainsi, par leurs excès, les horribles metteurs en scène auraient contribué largement à éloigner le public des opéras, à cause tout à tour du Regietheater (encore une fois il faudrait m’expliquer ce qu’on entend par là) des « transpositions » (là encore il faudrait expliquer pourquoi, comment et depuis quand), du culte de la laideur (là encore une notion toute relative…) etc.. etc… Un chef d’orchestre indigne a même enfilé un masque de sommeil pour diriger au Festival de Torre del Lago-Puccini en guise de protestation contre la mise en scène…
Alors j’ai voulu savoir ce que ces contempteurs entendent par mises en scène « modernes » et ce qu’ils désirent en retour. J’ai d’abord pensé naïvement que ces mélomanes amers appelaient de leurs vœux des mises en scène non « modernes » et pour mieux comprendre, j’ai consulté un dictionnaire d’antonymes, et voilà ce qu’on trouve pour les antonymes de moderne (source, http://www.antonyme.org/antonyme/moderne).

anachronique ancien antique archaïque arriéré classique démodé dépassé désuet fossile inactuel obsolète périmé passé préhistorique primitif rococo suranné traditionnel vétuste vieilli vieillissant vieillot.

En appliquant tour à tour ces adjectifs à l’expression « mise en scène », le paysage ressemble à un grenier ou à une échoppe de marché aux puces. Je ne peux me résoudre à cette pensée tragique qu’une partie des mélomanes (et des journalistes, et des chanteurs et des chefs) souhaite des mises en scènes obsolètes, primitives, surannées, vieillottes, j’en passe et des meilleures…

Devant les absurdités qu’on lit çà et là, qui sont plus souvent des invectives que des analyses, et nourri par l’histoire des réceptions du public, des publics de l’époque de leur création à des mises en scènes devenues ensuite culte (pensons à Chéreau à Bayreuth), et par la question de la complexité d’un art qu’on veut réduire au simplisme, je voudrais rappeler quelques éléments face à des manifestations antihistoriques, anticulturelles et antiartistiques qui ressemblent aussi beaucoup à des réactions idéologiques (et politiques) que l’ai fétide ambiant encourage  pour certains, corporatistes pour d’autres.

 

Quelques évidences pour commencer

Il y a eu quelques attaques en règle dans le monde de l’opéra contre les tendances des mises en scène contemporaines qui ont réveillé la bête et tenté de répondre à une question qui ne se pose pas.
Si ces gens savaient un peu de quoi on parle, ils sauraient que le Regietheater est un mouvement né à la fin des années 1970, et que ses représentants ont aujourd’hui entre 70 et 80 ans, quand ils ne sont pas décédés. C’est une appellation commode pour mettre dans un même sac toutes les mises en scènes qui dérangent un certain public réactionnaire, qui a toujours existé, le même qui huait Wieland Wagner ou Patrice Chéreau ou Jorge Lavelli quand ils proposaient leurs visions nouvelles à l’opéra. Rien n’a changé.
À lire ces libelles, on affirme qu’en France par exemple la désaffection du public signifie fin de l’opéra dont on rend responsable les mises en scènes. Or, liste des théâtres en main, la plupart ont perdu du public mais l’écrasante majorité des opéras en France propose des productions traditionnelles, seules des institutions comme l’Opéra de Paris (et pas toujours), l’Opéra de Lyon, l’Opéra du Rhin, quelquefois l’Opéra de Lille proposent des mises en scènes contemporaines qui peuvent « heurter » un public traditionaliste. Les autres théâtres qui proposent de l’opéra proposent des productions plutôt « classiques ». Si l’on écoute ces libelles la désaffection devrait toucher en premier les premières, ce qui n’est pas vérifié… mais qui se vérifie aussi ailleurs, là où le « Regietheater » est encore un mot inconnu. On a observé une lente érosion des publics en Italie aussi, un pays où ce mot est encore plus inconnu qu’en France.
Donc l’argument est agité pour faire buzz, dans des médias français d’opéra ou de musique classique très largement opposés aux mises en scènes contemporaines et aux évolutions du théâtre.
L’avenir de l’opéra est une question qui se pose depuis des dizaines d’années : il suffit de relire les interviews de Gerard Mortier déjà quand il était à la Monnaie, ou de Rolf Liebermann quand il était à Paris, à une époque où le public était en extension (une extension à laquelle on a répondu par de nombreuses constructions de salles et d’auditoriums). L’avenir du genre est une question qui se pose, mais pas sous le prisme des mises en scènes, plutôt sous le prisme général des exigences du genre lyrique à tous les niveaux, et c’est une autre question.
Cette question commence d’ailleurs à se poser dans des pays de tradition plus musicale, même si ce n’est pas exactement dans les mêmes termes.
Il faut distinguer aussi les articles opportunistes, comme celui paru dans Le Temps le 12 septembre dernier, à relier évidemment au changement de direction à prévoir au Grand Théâtre de Genève, où Aviel Cahn part pour Berlin dans trois saisons. Il s’agissait de peser indirectement sur le débat de la succession, dans une Suisse où deux des trois théâtres les plus importants (Bâle et Zürich) sont plutôt ouverts, et où le choix d’Aviel Cahn à Genève avait été considéré comme une rupture après une dizaine d’années de ronronnement. Donc l’article en question ouvrait un débat qui avait de fortes implications locales.
Mais évidemment, on s’en est emparé dans les officines, c’était trop beau, d’autant que des stars du chant comme Jonas Kaufmann relayaient le même refrain.
Dernier point, on a en France récemment porté aux nues la Carmen rouennaise, comme un retour à la saine tradition (un opéra plutôt fraichement accueilli à sa création d’ailleurs) en niant tout ce que les recherches philosophiques sur l’herméneutique nous ont appris, à savoir que le retour au passé n’est jamais un vrai retour, mais un regard sur nos fantasmes du passé, sur nos représentations présentes du passé. On sait bien que l’âge d’or n’existe pas. Nous allons essayer de développer la question sans du tout d’ailleurs remettre en cause la pertinence de l’entreprise, mais simplement en essayant d’en dire le périmètre.

 

La mise en scène à l’opéra

Rappelons que l’histoire de la mise en scène, au sens moderne du mot, commence dans la dernière partie du XIXe siècle, en réaction à une pratique de l’opéra fossilisée et antithéâtrale, développée notamment dans les écrits de Richard Wagner mais aussi inspirée à la fin du XIXe par les innovations techniques qui vont définitivement changer le rapport de la salle à la scène, qui concernent d’ailleurs aussi bien l’opéra que le théâtre parlé. On évoquera pour mémoire sa réflexion : « j’ai inventé l’orchestre invisible, que n’ai-je inventé le théâtre invisible… » ce qui n’est pas spécialement sympathique pour le théâtre de son temps, à commencer par le premier Ring de Bayreuth, dont il n’aimait pas la mise en scène, c’est de notoriété publique.
La réflexion sur la mise en scène s’enrichit, moins à l’opéra qu’au théâtre, par des contributions de théoriciens comme Adolphe Appia, Edward Gordon Craig, Max Reinhardt (cofondateur du Festival de Salzbourg conçu d’abord comme Festival de Théâtre), Stanislavski, Antoine, Jacques Copeau, Vsevolod Meyerhold, Bertolt Brecht, Peter Brook etc… La liste est longue de ceux qui réfléchissent au XXe siècle sur l’art de la mise en scène, y compris au péril de leur vie (Meyerhold), ce qui nous montre aussi que la question théâtrale est idéologique et politique.
À l’opéra, avant la deuxième guerre mondiale, rien ne bouge vraiment, sinon les réflexions scéniques essentiellement théoriques menées par Adolphe Appia, et pratiques à Bayreuth, y compris sous l’impulsion d’un certain Adolf Hitler, qui impose une nouvelle mise en scène de Parsifal (au grand dam des traditionnalistes), l’ancienne étant maintenue depuis la création en 1882 comme une relique.

Après la deuxième guerre mondiale,  l’opéra connaît à Bayreuth encore, une sorte de révolution avec Wieland Wagner, sanctifié aujourd’hui, qui n’a pas manqué d’être en son temps conspué, tandis que des disciples de Brecht commencent à travailler à l’opéra comme Giorgio Strehler en Italie et ou en Allemagne de l’Est à la fin des années 1960 dans le sillage de la réflexion brechtienne (Ruth Berghaus, Götz Friedrich, Harry Kupfer, vrais fondateurs du Regietheater, et à l’ouest Hans Neuenfels),  en Pologne, autour de Tadeusz Kantor puis de Jerzy Grotowski., mais aussi en URSS autour de Iouri Lioubimov et de la Taganka.
Que pour l’essentiel la réflexion théâtrale qui a abouti à notre théâtre d’aujourd’hui ait été menée dans des pays totalitaires du bloc de l’Est par des gens qui s’inscrivaient en résistance ouverte ou aux marges, ou qui jouaient avec les failles de ces régimes en dit long, y compris sur l’intolérance des contempteurs de ce théâtre aujourd’hui qui en est l’héritier. Enfin, dans les pays anglosaxons de grande tradition actoriale, la question de la mise en scène se réduit souvent à la question de l’acteur, et les metteurs en scènes novateurs (Brook, Wilson, Sellars) ont fait essentiellement carrière en Europe continentale. Un hasard ?

Tout cela pour souligner que la question de la mise en scène ne vient pas de nulle part, qu’elle n’est pas une génération spontanée d’imbéciles et de trouble-fêtes et qu’elle court toute la fin du XIXe et le XXe siècle dans un parcours où se mêlent à la fois la réflexion sur les évolutions du théâtre, notamment face au cinéma, sur les technologies, et enfin sur l’état du monde et l’histoire, et cette question évidente qui se pose depuis des décennies : que peut nous dire du monde et de nous-mêmes le théâtre d’aujourd’hui ?

De ce bouillonnement intellectuel, l’opéra n’a cure jusqu’aux années 1970. la question de la mise en scène se pose à Bayreuth depuis les années 1950, dans le reste du monde à quelques rarissimes exceptions, elle ne se pose pas : prima la musica, primi i cantanti, chant et musique ont la primeur, la mise en scène se réduisant à de « beaux » décors et de « beaux » costumes colorés, dans une tradition spectaculaire qui remonte au monde baroque des XVIIe et XVIIIe : l’opéra, un monde du tape-à-l’œil, pour public ivre de voix qui vient simplement se distraire. Temps bénis où les chanteurs étaient les rois.

Deux événements aux conséquences considérables vont bousculer ce bel ordonnancement. Tous deux à Bayreuth : en 1972, Götz Friedrich transfuge de l’Est met en scène Tannhäuser idéologique et ouvrier et Patrice Chéreau en 1976 met en scène le Ring du centenaire, sous la direction de Pierre Boulez.
Notons qu’en 1974, Luca Ronconi avait commencé un Ring à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch qui avait tellement bousculé qu’il ne sera poursuivi que plusieurs années plus tard à Florence. Ce Ring influencera évidemment Chéreau et montre qu’à l’opéra on commence à frémir : si l’on prend l’exemple de Paris, le scandale provoqué par le Faust signé par Lavelli (quarante ans de présence au répertoire ou à peu près jusqu’à son remplacement par une production minable de Martinoty…heureusement rattrapée par celle de Kratzer actuelle) date de juin 1975… Comme quoi scandale en 1975 et classique dans les années 2000, c’est pareil pour le Ring de Chéreau, porté aux nues par les enfants de ceux qui hurlaient à la trahison en 1976.
Et l’histoire se répète au théâtre où chaque génération de spectateurs affiche ses oppositions : l’histoire se répète jusqu’à devenir une farce, pour parodier Marx.

Je l’ai écrit très souvent dans ce Blog, et notamment dans mes articles sur le Regietheater : si Chéreau n’est pas un représentant du Regietheater pur et dur, il a été formé auprès de Strehler au Piccolo Teatro de Milan, qui est un grand metteur en scène de Brecht, et son travail au théâtre d’abord (La Dispute), à l’opéra ensuite (Les Contes d’Hoffmann), lui ouvrent les portes de Bayreuth, où son Ring est considéré comme une révolution, provoquant des réactions d’une rare violence, dans la salle et hors de la salle, de la part des spectateurs, de certains universitaires et associations et aussi de certains chanteurs (Karl Ridderbusch, René Kollo) qui se répandent dans la presse avec des arguments voisins de ce qu’on entendait sur Wieland Wagner en 1956 (Die Meistersinger von Nürnberg) et aujourd’hui dans la bouche des Kaufmann et autres.
En réalité quelles que soient les périodes, on entend les mêmes reproches, notamment l’absence de respect du compositeur et de ses « intentions » (qu’évidemment tout le public connaît par des séances de spiritisme ad hoc – esprit de Wagner es-tu là ?) quand ce n’est pas la trahison par des metteurs en scène qui ne connaissent pas la musique… un exemple : Christoph Marthaler dont le Falstaff a provoqué à Salzbourg de dangereuses éruptions boutonneuses et des crises d’urticaire a d’abord été musicien avant d’avoir été metteur en scène et connaît parfaitement la partition de Falstaff, qu’il aime, au contraire que ce que j’ai lu sous la plume d’un de ces libellistes.
Et l’attaque frontale de certains aujourd’hui contre les mises en scènes reprend des arguments mille fois ressassés, sans argumentaires nouveaux, comme si la mise en scène était devenue l’élément perturbateur d’un ordre des choses qui semblait aller si bien, un âge d’or, cet avant des « grandes » mises en scène (dans lesquelles on place étrangement les Wieland Wagner, les Chéreau si vilipendés à l’époque de leurs productions).

Le monde de l’opéra appartenait jadis aux chanteurs et aux chefs, et l’arrivée de la mise en scène a bousculé ce petit monde, en le surprenant dans ses habitudes : la mise en scène prenait un peu de la lumière qui leur était réservée, si bien que certains chefs, persuadés qu’ils étaient le tenant et l’aboutissant de l’opéra, se sont mis à la mise en scène, par exemple Karajan dans les années 1970, plus récemment  Riccardo Muti (avec sa fille comme prête-nom) ou Ivan Fischer avec des résultats contrastés.

Mais l’opéra n’est ni le chef, ni le chanteur, ni le metteur en scène, l’opéra est une combinatoire…

La question est donc plus profonde, elle concerne bien plus la relation du public d’opéra au théâtre, et notamment aux évolutions du théâtre parlé, elle concerne le cloisonnement des publics et la totale inculture de beaucoup d’artistes lyriques ou chefs d’orchestre en matière de théâtre parlé, pour ne pas évoquer celle de certains spectateurs hurleurs ou « souffrant » en silence. La réflexion sur le théâtre qui existe depuis des siècles ne peut que rejaillir sur l’opéra, art scénique par excellence, qui mêle théâtre et musique. Ce qui en France a été compris dans le domaine de la danse qui s’est ouverte sur des formes très diverses semble être refusé à l’opéra, qu’on veut forcément empaillé sans doute parce qu’on aime qu’il garde son caractère d’entre soi doré et champagnisé.
Or la réflexion théâtrale, celle des Brecht, des Kantor, des Grotowski, des Brook, des Wilson etc… rejaillit forcément sur la manière de jouer, sur la manière de lire un texte, un personnage, une situation, et sans qu’on ne le perçoive forcément aussi sur notre manière d’aller au théâtre, d’accepter telle ou telle forme, d’autant que la réflexion accompagne aussi les évolutions des techniques scéniques, vidéo, laser, éclairages qui changent complètement notre regard et nos visions.

Mais ici l’inculture est de mise : il est clair que l’école, pas plus qu’elle ne transmet l’opéra (on s’étonne que les jeunes n’y aillent pas, qui leur en parle à l’école ?), ne transmet le théâtre. Certes on y étudie le théâtre à travers l’évolution des formes littéraires (les genres, les écoles, les périodes), mais pratiquement jamais (sauf de la part d’enseignants sensibilisés ou formés) on ne parle de mise en scène, de jeu, de passage du texte à la scène. Je connais suffisamment le sujet de l’intérieur pour constater qu’il n’y a pas d’évolution de ce point de vue entre les années 60 où j’étais élève et les années 2000 où j’étais inspecteur (sauf évidemment dans les « options » et enseignements spécialisés), si ce n’est pendant le bref passage dans les programmes de l’objet d’étude, Théâtre : texte et représentation, aujourd’hui aux oubliettes, si bien que pour le tout-venant des élèves, rien ne se passe s’ils ne sont pas dans un contexte familial favorable ou tombés avec le prof sensibilisé. Il n’y a donc pas à s’étonner de la situation.

D’abord on confond mise en scène avec décors et costumes, et mise en scène et mise en place (« tu sors là, tu entres là ») ; très souvent quand on parle de mise en scène on vous répond décors… La mise en scène, à l’opéra, c’est pour tous ces contempteurs un simple passe-plat.
Ensuite on nie totalement une vérité qui structure l’origine de l’opéra, né pour faire revivre la tragédie grecque, c’est-à-dire le théâtre par excellence. Une intention que Wagner retrouvera avec son théâtre de Bayreuth conçu au départ comme populaire et si clairement référencé au théâtre grec, comme retour au « vrai » théâtre puisqu’il qu’il refusait l’opéra de son temps, fossilisé, mondain, qui n’avait pas de valence civique ou politique. Mais Wagner est un horrible, c’est bien connu puisqu’il a contribué à la naissance de la mise en scène…

La mise en scène offre une réponse à une question posée par des textes, livret et ses sources, et partition. Il est évident que des textes aussi denses que celui du Ring ou même celui de Lohengrin ou Parsifal posent des questions qui vont dans plusieurs directions, à commencer par celle du Sauveur… une question politiquement très actuelle, très urgente, et qui semble échapper à des yeux qui préfèrent le cygne, la colombe, ou le dragon « pour rêver », étant bien entendu que les récits d’opéra nous font rêver : Lucia qui délire après avoir sauvagement assassiné le mari qu’on lui a imposé, Traviata qui meurt de phtisie abandonnée de tous, Tosca quasi violée, meurtrière, et qui se jette du haut du château Saint Ange, sans parler d’Otello, de Bohème, de Pagliacci, histoires de meurtres, de misères et de sang, et je ne parle ni de Lulu, ni de Wozzeck ni même des opéras baroques dès les origines, parce que l’Incoronazione di Poppea n’est pas spécialement un conte de fées…
Mais tout paraît tellement plus supportable avec cette musique qui adoucit les mœurs et non avec ces horribles metteurs en scène qui nous mettent devant les yeux la vérité des livrets, des livres et donc des hommes.

La presse française en transes autour du refus des mises en scène « modernes » semble mettre en relief ce qui ne serait qu’une mille et unième resucée du conflit entre les anciens et les modernes.
C’est faux
Comme tout travail artistique, une mise en scène a du sens ou n’en a pas, qu’elle soit moderne ou classique, et l’opéra du XIXe dit des choses sur le monde qui sont aujourd’hui parfaitement dans l’actualité, et donc actualisables : prenons les opéras de Meyerbeer ou La Juive de Halévy, spectaculaires certes, mais pas seulement : La Juive et Les Huguenots sur la tolérance et les guerres civiles, Le Prophète sur les faux prophètes et le populisme des charlatans, L’Africaine sur l’acceptation de l’Autre, qui n’a pas la même couleur de peau.

Des questions évidemment aujourd’hui résolues, intransposables, inactualisables.
D’ailleurs en matière de « transposition » – ce mot honni par certains aujourd’hui, à l’ENO le Rigoletto d’un Jonathan Miller, une figure plutôt classique et sage, transposé dans le milieu de la Mafia newyorkaise a remporté un succès qui ne s’est jamais démenti à Londres, une ville où le Regietheater n’a pas droit de cité du tout, dans un pays, la Grande Bretagne où la mise en scène reste souvent dans les placards… À qui se fier alors?.

Si l’opéra est un art d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement par des créations d’aujourd’hui, mais parce que les créations d’hier posent des questions encore aujourd’hui irrésolues, et c’est à la mise en scène d’aujourd’hui de le révéler ou de le confirmer. L’Opéra, comme tout spectacle vivant et en premier lieu le théâtre a une fonction civique, visant à éclairer le citoyen par son regard sur le monde… Ainsi au moins l’ont entendu la plupart des grands compositeurs et cela, seule la mise en scène peut le mettre en lumière, plaçant l’opéra au centre de la cité, et pas au centre des ors et des froufrous.

Mais en ces temps de fragilité idéologique, dans une société prête à accepter populismes et totalitarismes aux réponses simplistes plus que simples, on refuse d’aller au spectacle pour se poser des questions, pour voir en face ce qu’est le monde (je suis épouvanté par la bêtise de ces discours sur le laid et le trash à l’opéra, comme si le monde d’aujourd’hui était un paradis fleur bleue) : tout le monde va aller entendre West Side Story au Châtelet. Qu’est-ce que West Side Story sinon une histoire de conflits interraciaux, pas plus résolus aujourd’hui qu’hier parce que le monde est bien entendu un paradis fleur bleue. Quand Barrie Kosky met en scène Anatevka (Le violon sur le toit), une comédie musicale sur les pogroms et l’antisémitisme structurel de la Russie tsariste (et d’ailleurs), il ne montre pas non plus un paradis fleur-bleue. Il y a tant de variations dans l’offre théâtrale, tant de facettes qu’on ne peut véhiculer une pensée aussi rudimentaire et simpliste que celle que je lis dans les médias aujourd’hui qui semblent hélas, se détourner de la pensée complexe.

 

La question des chanteurs

Il est clair que dans un monde qui appartenait beaucoup aux chanteurs, un peu aux chefs, l’irruption des metteurs en scène a de quoi déranger un ordre établi, d’autant que dans les années 1970, les temps changent aussi pour les chanteurs, attachés souvent à des troupes ou à des théâtres dans les années 1950-60. Vienne, Berlin-Est, New York, Paris, la Scala avaient soit leurs troupes, soit leurs chanteurs locaux, dans un monde où les déplacements restaient encore une affaire lourde : si on allait chanter à New York ou Buenos Aires, c’était pour un séjour de plusieurs mois et plusieurs rôles et pas pour une semaine.

L’ère des jets (le Boeing 707 est mis en service au début des années 1960) change la donne et rend les voyages intercontinentaux plus faciles en divisant par deux les temps de vol, désormais aussi sans escales, et permet une mobilité qui n’existait pas précédemment.

Sans metteurs en scène empêcheurs de chanter en rond, on pouvait aisément de New York à Vienne en passant par Londres, chanter le même Mario, le même Alfredo, avec les mêmes gestes, les mêmes mouvements ressassés dans des décors plus ou moins stéréotypés : un opéra comme La Bohème dans vingt-cinq théâtres est vingt-cinq fois le même : ça facilite grandement le travail et surtout, ça évite de passer du temps à des répétitions inutiles.
Bien des stars n’aiment pas les répétitions, parce qu’elles ont des concerts à droite et à gauche et que les exigences des répétitions (trois à six semaines en général) les bloquent et les empêchent de cachetonner. Cela touche moins les chefs qui arrivent en général à la fin du processus, disons dans les deux (trois dans les meilleurs cas) dernières semaines et que les chefs qui participent aux répétitions scéniques ou qui font travailler les chanteurs au piano se comptent sur les doigts d’une main.
Mais la question des répétitions est dolente, et bien souvent on répète avec la doublure avant l’arrivée de la star, voilà par exemple une raison très pragmatique de la réserve de certaines stars (et pas seulement) envers les mises en scène : le fric qu’on perd…
Malheureusement les chanteurs croient souvent que seul le gosier compte : il y a des exemples historiques de carrières qui sont devenues mythiques grâce aux mises en scène : hier Gwyneth Jones sans Chéreau aurait-elle accédé au statut qu’elle a dans les mémoires collectives des mélomanes, et aujourd’hui Asmik Grigorian sans la Salomé de Castellucci à Salzbourg ou Ausrine Stundyté sans Calixto Bieito feraient-elles les carrières qu’on connaît ?

Le travail scénique (quand il est bon) en réalité donne au travail musical une valence supplémentaire, une autre dimension, qui en renforce la puissance.
J’adore entendre les wagnériens trahir allégrement leur Dieu lorsqu’ils se présentent à Bayreuth avec des masques de sommeil ou proclament qu’une version concertante vaut mieux qu’une version scénique. C’est l’inverse de ce que Wagner a proclamé toute sa vie, mais on n’est pas à une contradiction près. Il est vrai que les fous de Dieu sont souvent aussi des hérétiques…

Ce que font les metteurs en scène avec les chanteurs, c’est qu’ils travaillent d’abord sur le texte, pour en faire percevoir les possibles, les sens multiples, la profondeur, il y en a qui acceptent, et d’autres pour qui c’est une perte de temps. Le chant ce n’est pas des notes, c’est un texte, et les plus grands artistes le savent bien. L’urgence des chanteurs, et c’est naturel, c’est d’abord leur voix, mais certains savent que la voix ne saurait être tout, et d’autres non (voir Jonathan Tetelman à Salzbourg dans le rôle de Macduff, complètement à côté de la plaque avec sa belle voix et qui risque de finir en bête de foire).

 

La Carmen rouennaise et les dangers d’une méprise…

Aujourd’hui, tout le monde ne bruisse que de la Carmen rouennaise, qui aurait une puissance scénique inédite sur le public et notamment sur les jeunes, et qui comme écrit Le Figaro serait l’indice de « La fin du modernisme ».
Mais quand finira-t-on de prendre les lecteurs auditeurs spectateurs pour des imbéciles ?

D’abord, je peux dire, je l’ai vu et vécu, que Jeanne au Bûcher signée Castellucci à Lyon, avait eu sur les jeunes élèves de lycée professionnel que j’avais accompagnés un impact si fort qu’ils sont intervenus en défense du spectacle face à des spectateurs qui le huaient. On est loin de Carmen de 1875, mais c’est une simple constatation : préparés, les jeunes qu’on amène à l’opéra sont sensibles à l’impact et à la nature du spectacle, quel qu’il soit, parce qu’ils n’ont ni horizon d’attente, ni idées préconçues sur la mise en scène et c’est tant mieux, ils sont disponibles, face à d’autres quelquefois bouffis de certitudes.

Une reconstitution archéologique d’un spectacle a toujours un intérêt, et c’est pratiqué assez souvent par ailleurs. En ce moment au Japon, l’Opéra de Rome vient de triompher avec une production de Tosca dans les décors de la création qui est l’un de ses étendards depuis des années. En 2017, le festival de Pâques de Salzbourg a proposé une Walkyrie dans la production et les décors de Herbert von Karajan de 1967, opération « nostalgie » qui n’était pas tout à fait réussie d’ailleurs. Et il y a de nombreux autres exemples.

L’enjeu pour Rouen est ailleurs : d’abord, c’est un théâtre qui a souffert plus qu’un autre de la crise issue du Covid et des augmentations des coûts, il a dû demander de l’aide et revoir sa production lyrique drastiquement à la baisse, l’opération est une opération légitime de communication pour montrer que ce théâtre existe et qu’il propose une opération forte qui attire les foules, qui remue nationalement (pas toujours pour de bonnes raisons, mais ça n’est pas là pour Rouen le sujet) : c’est une manière de mettre aussi les tutelles devant des responsabilités que souvent elles fuient.

L’opération Carmen est toutefois une reconstitution moderne, avec un metteur en scène d’aujourd’hui, Romain Gilbert, sensible, intelligent, qui sait ce que mise en scène veut dire, une chorégraphie d’aujourd’hui (Vincent Chaillet) et des décors de toiles peintes d’après les documents d’époque d’Antoine Fontaine, des costumes que Christian Lacroix a reconstitués sur un travail de recherche du Palazzetto Bru Zane.
Ceux qui disent « Carmen comme à la création » confondent donc une fois de plus décors et costumes et mise en scène, sachant que la notion de mise en scène telle que nous l’entendons n’était pas en 1875 à Paris vraiment d’actualité.

Comme à la création ? Évidemment non, puisque d’une part les éclairages n’avaient rien à voir, que d’autre part à la création l’œuvre a été très fraichement accueillie et donc le public n’a pas vraiment réagi comme il le fera aujourd’hui où Carmen est l’opéra le plus joué au monde, et qu’enfin et étonnamment, la salle de la création, l’Opéra-Comique n’est même pas coproducteur, au contraire de l’Opéra Royal de Versailles, dont la relation à Carmen reste à prouver au contraire de sa relation à la nostalgie de l’art de cour…

Il s’agit d’une reconstitution scrupuleuse, sans doute, on peut faire confiance au Palazzetto Bru Zane, mais qui ne peut que jouer sur les fantasmes du public qui ira voir une pièce qui n’est même pas muséale, parce que ce n’est pas une représentation dans les conditions de la création (on n’a même pas l’hologramme de Madame Galli-Marié…) et donc qu’il y a autant d’exactitude archéologique que de fantasme et d’horizon d’attente, comme dans tout spectacle de ce type d’ailleurs.

La reconstitution archéologique ne peut-être qu’une curiosité esthétique : je serais curieux de voir quelle réaction aurait le public devant la mise en scène reconstituée de la création du Ring (1876, un an après Carmen) alors que l’image la plus fantasmée d’un Wagner « traditionnel » aujourd’hui est celle véhiculée par les productions de Wieland et Wolfgang Wagner, qui faisaient hurler dans les années 1950

En matière de reconstitution archéologique, de « vraie » reconstitution archéologique on a l’exemple de celle effectuée au Palais de Cnossos en Crète, près d’Heraklion, faite par Arthur Evans au début du XXe siècle, qui est une catastrophe, puisque les livres d’images nous transmettent ses fantasmes, ses propres projections personnelles qu’il a construites en béton sur les fondations même du palais, qu’on ne peut plus détruire aujourd’hui sous peine de détruire les ruines authentiques. On vient donc voir non le palais de Cnossos, mais un fantasme de palais… comme on va à Rouen voir un fantasme de Carmen.

Toute reconstitution est expérience, elle ne saurait tenir pour vérité révélée, par une loi d’airain, qui est qu’eux (ceux de l’époque de la création), c’est eux, avec leur vision du monde d’alors, leur morale d’alors, leurs valeurs d’alors, et que nous, c’est nous. Carmen a fait scandale en 1875, aujourd’hui, c’est une histoire plus courante et banale (même si fabriquer des cigarettes, n’est plus très politiquement correct…). Il n’y a plus de scandale : nous ne pensons donc plus Carmen comme il y a 148 ans. La Carmen de Rouen ne peut-être que pittoresque, au-delà de la réussite du spectacle, comme la visite d’un village du Moyen âge reconstitué, une sorte de Puy du Fou à l’opéra. Je n’en nie pas l’intérêt, mais qu’on n’en fasse pas une vérité révélée de l’opéra éternel.

Enfin, dans la série l’arbre qui cache la forêt, si je considère la programmation d’opéra (en version scénique) à Rouen, je compte
Carmen (Bizet): 6 représentations
Ô mon bel inconnu (R.Hahn) : 2 représentations
Tancredi (Rossini): 3 représentations
Tristan und Isolde (Wagner): 3 représentations

Soit 13 représentations dans la saison dont 6 sont prises par Carmen, c’est à dire 46% de l’ensemble, presque la moitié…
Rajoutons trois représentations de Don Giovanni de Mozart en version concertante, Carmen  prend quand même 37% du total…
Je sais bien que le directeur de l’opéra de Rouen préfèrerait afficher une saison à 30, 40 ou 50 représentations d’opéra, mais le système en cours dans notre beau pays de la culture ne lui en offre pas la possibilité…

Alors, si cette Carmen qui prend tant d’espace médiatique, national et financier permet par son succès de proposer l’an prochain une saison d’opéra un peu plus digne que 14 (ou 17) représentations annuelles d’une salle qui s’appelle « Opéra », alors tant mieux. Si c’est un cache-misère, alors l’hypocrisie continue.

 

Conclusion

J’ai voulu essayer de rappeler que la question du « modernisme » à l’opéra est plus complexe que ce que les médias présentent, qui accentuent les contrastes pour faire du story-telling, qui fait vendre et contribue largement à l’abêtissement général.
La question du spectacle vivant est complexe comme toutes les grandes questions culturelles et oserais-je dire politiques. Le spectacle vivant a perdu des spectateurs depuis quelques années, l’opéra en perd depuis bien plus, et ce n’est pas forcément dû aux mises en scènes modernes parce qu’il en perd aussi où la mise en scène d’aujourd’hui n’a pas encore pénétré.
L’argument du modernisme cache en réalité des positions idéologiques, politiques, plus que culturelles.
Les pays où l’opéra est muséal (ou patrimonial) aujourd’hui en Europe se situent plutôt du côté des totalitarismes et populismes (comme sous Staline d’ailleurs et ses immédiats successeurs), et en ce moment agite (un peu) l’Italie qui pourtant n’est pas de tradition Regietheater, loin de là, mais elle affiche un gouvernement culturellement plutôt destroïde. Il est clair que dans certains pays, (y compris les États-Unis qui en matière idéologique se posent là également) le spectacle ne doit pas soulever de questions perturbantes et qu’on y préfère un public endormi par un opéra entertainement, qui laisse défiler les spectacles faits pour « s’évader » .
Je préfère pour ma part la complexité au simplisme, la réflexion à la sédation par les Carmen de 1875, le débat à la passivité du public. Que les mises en scène soient huées ne me dérange pas si cela montre que le théâtre est un art vivant, et pas un Musée de la nostalgie et de la poussière. L’opéra a droit au débat, comme tout spectacle d’aujourd’hui, et pas d’hier, mais que ce soit un vrai débat, et pas une série d’assertions non démontrées.et d’invectives.
Dernière remarque en forme de pirouette : si on suivait nos contempteurs de l’opéra « moderne », la danse académique devrait s’imposer partout, puisqu’elle est à la chorégraphie ce que la « mise en scène traditionnelle » est à l’opéra, et pourtant partout s’impose la danse contemporaine avec une ouverture que personne ne remet en cause dans ce domaine, aux dépens de la « danse académique ». On devrait entendre hurler… mais non, sans doute que ces mêmes contempteurs voient d’un bon œil que les salles d’opéras soient les derniers foyers de la danse académique, et parce que l’académisme sied à l’opéra comme le deuil à Electre…

Et pour information: dernière critiques d’opéra sur Wanderersite.com dans des mises en scènes  d’inspirations très diverses.

Idomeneo, Nancy, Mise en scène Lorenzo Ponte (David Verdier)
Norma, Messine, Mise en scène Francesco Torrigiani (Sara Zurletti)
Boris Godounov, Hambourg, Mise en scène Frank Castorf (Guy Cherqui)
Lohengrin, Paris, Mise en scène Kiril Serebrennikov (David Verdier)

 

 

 

 

 

CONTRE UN MONDE DE BIENPENSANCE ET DE FAUSSE MORALE. POUR DANIELE GATTI.

Cette année à Bayreuth, les mises en scène de Parsifal et de Lohengrin, chacune à leur compte, reprennent les modes du temps. Pour Parsifal, c’est la radicalité représentée par un Klingsor qui a épousé la foi musulmane par opportunisme qui est vaincue. Tout se termine par un syncrétisme bienvenu sous les auspices de la Pax Americana et du Bon Pasteur, dans un universalisme catholique au sens propre et sale du terme.
Pour Lohengrin, c’est la revanche d’une Elsa retenue par un Lohengrin qui montre au troisième acte sa vraie nature de mâle blanc (bleu ?) dominant en la retenant prisonnière : en posant la question fatale, elle se libère, alliée objective d’Ortrud.
Il est juste que la scène soit traversée des hoquets du monde du jour, voire de ses modes, même quand ce sont des étoiles filantes. Cependant…
Le monde du jour est horrifié des entorses au droit des animaux, mais finit par accepter au nom de raisons dites d’Etat qu’on puisse rejeter à la mer ou à la mort des hommes qui ont été contraints à l’exil .
Le monde du jour est aussi traversé par des dénonciations tardives souvent anonymes qui aux yeux de certains médias, d’institutions terrorisées comme le MET (dans l’affaire  James Levine, connue depuis des décennies et jamais dénoncée) ou aujourd’hui le Royal Concertgebouw Orchestra, valent procès et jugement.
Le Maccarthysme se porte de nouveau très bien, non plus contre le communisme mais contre ceux qui semblent dévier de la néo-morale instituée qu’ils ont paraît-il transgressée hier, avant hier, ou bien avant encore:  c’est à dire que le monde va très mal.
Qu’on ne se méprenne pas : il est très heureux que certains comportements aient été dénoncés, et que cela incite à plus de tenue et plus de respect entre les sexes ou simplement entre les hommes. C’est à dire que l’humanité progresse.
Or, elle régresse, au nom de la délation universelle qu’on prend pour argent comptant parce qu’on a l’impression de défendre la morale. La délation et la peur sont les premières manifestations des sociétés pré-fascistes. Je n’aime pas plus le harcèlement que la délation ou la dénonciation tardive. On s’estime lésé ou harcelé ? Soit: il y a des lois et une justice pour demander réparation. Mais la délation est un poison autrement plus dangereux, parce qu’il pervertit d’autres valeurs, désigne des boucs émissaires à la vindicte : on a déjà vécu ça dans d’autres temps…
Rousseau disait, face à l’accusation d’avoir abandonné ses enfants : « il n’en coûte rien de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer ». Appliquons cette maxime aux donneurs ou donneuses de leçons de tous ordres.
Ce qui arrive à Daniele Gatti en est le triste résultat, où l’on brûle une carrière et un artiste exceptionnels sans preuve ni plaintes avérées, au nom d’une (fausse) morale importée.
Je ne peux que souscrire à ce qu’écrit l’excellent journaliste italien Angelo Foletto, à qui l’on doit la déclaration ci-dessous, traduite en français que le Blog du Wanderer fait globalement sienne et qu’il demande aux lecteurs de lire et diffuser:

« Il semblait impossible qu’un chef italien aussi prolétaire (courant les cachets au conservatoire, jouant au foot, avec des profits loin d’être ceux d’un premier de la classe dans la  Milan musicale déjà moche des années 70-80) étranger aux groupes d’influence nationaux et internationaux, sans l’appui de « sa » maison de disque, peu disert et d’un caractère plutôt bourru, mais si bosseur, et si réfléchi pour devenir le plus pur et le plus complet talent d’aujourd’hui parmi les chefs quinquagénaires, ait pu faire une telle carrière. Au point d’avoir été courtisé, engagé en 2016 et – il y a quelques semaines- officieusement couronné comme chef à vie du Royal Concertgebouw Orchestra, une des cinq meilleures phalanges au monde aujourd’hui.
Oui, c’est impossible. Ou mieux, depuis hier, cette carrière a été virtuellement et brutalement annulée. Au nom d’un instant de testostérone mal dominée, il y a vingt-cinq ans – et « révélé », sans dépôt de plainte ou démarche similaire – Daniele Gatti a été lâché, injustement et sans autre forme de procès, par le board hollandais qui avait mis dans ses mains en juin son propre avenir artistique et commercial.

Les allégations ? Un très partiel (et bien peu documenté) reportage sur les « agressions sexuelles » dans le monde de la musique classique publié dans le Washington Post le 25 juillet et relancé – pur hasard ! – par un site-blog de mélomanes « proche » de quelques agences artistiques et repris un peu partout depuis. Pendant plus de huit mois d’enquête, les deux journalistes ont recueilli des témoignages nombreux, mais vagues sur la question, presque tous remontant au siècle dernier. Rien de neuf, mais par exemple, on n’y trouve pas les noms que tous dans le milieu connaissent et qui en “serial” professionnels de “l’agression” s’en vantent. Et presque tous les témoignages recueillis dans ce long article sont anonymes, seules deux chanteuses (?) pratiquement du même âge que le chef répètent la même version des faits comme si elles l’avaient apprise par cœur.  Et la photo mise en tête de l’article du Washington Post évoque malicieusement un geste de chef qui – et ce n’est pas un hasard – est celui de Gatti.

Par la suite – c’est à dire après l’article – il semble qu’aient chanté la même chanson quelques dames de l’orchestre hollandais, sans carte d’identité, parlant d’« expériences inappropriées », sans plus de précision. D’où, selon le communiqué très sec de la RCO, le licenciement sans préavis ni discussion contradictoire.

A la fin du communiqué il est précisé que les concerts seront effectués avec d’autres chefs. Est-ce pour tranquilliser les sponsors américains sur la « pertinence sexuelle » (il serait curieux de comprendre comment ils la vérifieront) du chef choisi ou sur sa valeur ? Librement évaluée par l’orchestre ou « suggérée » par le groupe d’intérêts ou par l’artiste qui pour certains « mal pensants » (mais pas trop) pourrait avoir habilement utilisé le cas en abusant des ambiguïtés puritaines et souvent pas neutres de #Metoo ?
C’est vrai, c’est un signe inquiétant des temps que l’usage malfaisant qu’on fait de ces dénonciations à retardement. Et il est effrayant que l’institution culturelle  la plus historique, la plus importante et la plus fameuse d’une ville archi-connue pour être la zone franche du sexe en tous genres et des substances chimiques qu’on se procure facilement et par tous moyens, use de telles procédures professionnelles sans preuves, faisant des « procès sexuels » préventifs, obscurantistes et démagogiques. 

Angelo Foletto. »

 

LA SAISON 2018-2019 DU TEATRO ALLA SCALA

Traditionnellement, la Scala est pratiquement le dernier des grands théâtres à annoncer sa saison, et cette année ne fait pas exception. Avant d’en découvrir le caractère, il est bon de rappeler le tissu de contradictions dans lequel ce théâtre est prisonnier, comme une proie dans une toile d’araignée, et les difficultés qui s’annoncent à la fin en 2020 du mandat d’Alexander Pereira, où le brouillard est encore plus épais. La seule forte probabilité est que le Sovrintendente sera italien, mais l’aventure turinoise où le lobby « Cinque Stelle » a nommé à peu près deux guignols est une alerte.

Contrairement à Paris, la Scala construit son image depuis des décennies sur la tradition, sur une histoire, sur un répertoire. La tradition, c’est celle de grands spectacles formellement parfaits, où toute la maison montre l’excellence de ses personnels à tous niveaux, une histoire, c’est celle d’un théâtre qui est devenu peu à peu le phare des théâtres italiens, laissant derrière ses rivaux du XIXe, La Fenice de Venise et le San Carlo de Naples. Le rival aujourd’hui, c’est l’Opéra de Rome, bien plus récent, qui traverse une période plutôt fructueuse, mais dont l’histoire est faite de flux et reflux.
Les grands opéras italiens qui ont fait la gloire du lyrique de la fin du XXe, au-delà de la Scala, sont essentiellement Florence, avec un Mai musical qui fut un phare européen, et qui n’est plus grand chose aujourd’hui à cause d’une gestion désastreuse et d’une nouvelle salle mal conçue, ou Bologne qui fut toujours un théâtre important dans les années 1970 à 1990 et qui malgré la présence de Michele Mariotti, cherche à retrouver un rôle.
On a beaucoup reproché à Stéphane Lissner à Milan d’avoir fait une programmation plus européenne qu’italienne, et donc banalisé un théâtre à la forte identité, une institution devenue un des symboles de la nation, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Le concert du 11 mai 1946 dans la Scala reconstruite, dirigé par Arturo Toscanini, est l’emblème d’une reconstruction du pays, marqué par le retour de celui qui fut une des têtes de pont contre le fascisme. Toscanini, symbole de la Scala, est d’ailleurs souvent confondu et c’est une des premières contradictions de ce théâtre, avec un symbole de tradition. Or, Toscanini est celui qui a porté Wagner, Debussy, Moussorgski à la Scala, et même demandé à Adolphe Appia une mise en scène de Tristan und Isolde est un symbole de modernité et d’ouverture pendant la période où il a dirigé ce théâtre. Toscanini c’était l’ouverture et la modernité : à l’opposé de ce qu’est la Scala depuis 1986, année de départ de Claudio Abbado.
La contradiction de ce théâtre et le conflit dont il ne sort pas, c’est bien le conflit entre une certaine idée de la tradition et une certaine idée de la modernité.  Le public italien est plutôt traditionnel en matière de mises en scène mais aussi souvent en matière musicale, bien que le théâtre ait une tradition de créations telle qu’il est le théâtre qui a vu le plus de créations depuis sa construction, et que cette tradition se poursuit, même si on crée et on ne reprend jamais, à de rares exceptions (cette saison…). Qui se souvient de Blimunda d’Azio Corghi ou Doktor Faustus de Giacomo Manzoni, voire plus récemment de CO2 de Giorgio Battistelli ?

La première de Wozzeck (dirigée par Dimitri Mitropoulos, avec Tito Gobbi) en 1952 fut huée par un public en furie pour son entrée à la Scala, 27 ans après la création berlinoise…Et encore aujourd’hui, Wozzeck ne fait jamais le plein alors que l’opéra a été plutôt bien servi au niveau des distributions et des chefs (Mitropoulos, Abbado, Sinopoli, Conlon, Gatti, Metzmacher), ce n’est qu’un exemple.
Il a donc été reproché à Lissner de ne pas avoir soigné le répertoire italien comme il a soigné le répertoire non-italien, et d’avoir fait appel à des metteurs en scène très contestés. Un symbole : La Traviata confiée à Dmitri Tcherniakov, un spectacle complexe, et intelligent, très contesté par le public et une critique pas très ouverte, est jeté aux oubliettes et à la place cette saison on va retrouver la production fade et sans idées de Liliana Cavani qui fit les beaux soirs du théâtre depuis 1990…car dans sa position, Alexander Pereira ne veut pas de vagues, et veut plutôt épouser l’air un peu poussiéreux qui règne à Milan. Quand Pereira est arrivé à Milan, il a affirmé un retour vers le répertoire italien, et c’est aussi le désir du directeur musical Riccardo Chailly que de proposer en inauguration des œuvres italiennes (Giovanna d’Arco, Madame Butterfly, Andrea Chénier, Turandot, et cette année Attila). Quand Strehler et Ronconi étaient vivants, aux temps d’Abbado, ce pouvait être aussi le cas, mais avec d’autres spectacles qui ont marqué les temps (Simon Boccanegra, Don Carlo) et l’on osait faire appel à des metteurs en scène qui montraient une certaine modernité : Lioubimov, Lavelli, Chéreau.

Que la Scala marque son identité culturelle en affichant encore aujourd’hui La Bohème de Zeffirelli ou l’Aida du même qui remontent à 1963 ne me choque pas en soi, mais que ce soit le bout du bout de la réflexion culturelle de ce théâtre me chagrine. Le seul directeur artistique marquant des trente dernières années a été Cesare Mazzonis, qui savait parfaitement allier tradition et ouverture, avec intelligence, finesse et curiosité. Tous les autres ont été bien médiocres et surtout n’ont rien su inventer.
Le résultat de cette absence de politique, c’est que la Scala est un nom, mais qu’aucun spectacle des vingt dernières années n’a fait référence dans le monde lyrique. Il fut un temps où les fans du lyrique se déplaçaient en masse à la Scala pour voir des spectacles, pour écouter les voix, pour des chefs. Aujourd’hui ce n’est plus vrai.
Pire encore, le public n’est plus au rendez-vous, d’excellentes productions comme Der Rosenkavalier dans la production Kupfer de Salzbourg (avec Zubin Mehta au pupitre), ou Die Meistersinger von Nürnberg du même (avec Gatti), venue de Zürich montrent des salles aux travées vides. Cette année, la belle Francesca da Rimini, pur répertoire italien, dirigée par l’excellent Fabio Luisi, n’était pas non plus très remplie (il restait 600 places à vendre la veille du jour où j’y suis allé, avec des places à 50% de réduction pourtant). Seul fait discuter le spectacle d’ouverture de saison, qui fait l’objet d’une campagne de presse exagérée et qui attire le public si la star est au rendez-vous. La politique tarifaire absurde, qui laisse l’accès aux clientèles riches de passage mais l’interdit aux autres qui se refusent avec raison à payer 300 Euros une place d’orchestre, l’absence de ligne artistique (le répertoire italien ne peut faire seul office de ligne), le trop grand nombre de productions pour un théâtre au public faussement international, voilà entre autres les questions à résoudre : le public de la Scala pour l’essentiel habite dans un rayon de 4 km autour du théâtre et a ses habitudes ancrées depuis des lustres fondées sur une douzaine de productions annuelles. Quand je suis arrivé à Milan, – j’étais chaque soir ou presque au théâtre – la saison lyrique allait de décembre à juillet, et la saison symphonique prenait le relais de septembre à novembre. Aujourd’hui la saison symphonique est diluée et réduite, grave erreur pour un théâtre comme la Scala, et la saison lyrique court de décembre à novembre de l’année suivante, mettant évidemment sous pression les forces du théâtre. Claudio Abbado – encore lui – ne dirigeait pas plus de deux ou trois productions, mais restait au contraire très présent pendant la saison symphonique, convaincu avec juste raison que c’est par le travail symphonique sur des répertoires peu explorés alors (Mahler !) que l’orchestre progressait.

Crise de public, crise artistique, directeur musical peu présent (Riccardo Chailly dirige peu, et seulement deux productions annuelles), perte d’aura artistique au profit d’une aura touristique où le selfie sur fond de dorures piermariniennes fait fureur au point que les malheureuses maschere (ouvreurs et ouvreuses) traversent la platea (l’orchestre) pour faire éteindre les mobiles toujours allumés comme des lucioles (ce qu’on voit bien lorsqu’on est assis en Galleria, en haut) voilà la Scala du jour…

Au milieu de ce tissu complexe et contradictoire, parce que le niveau technique des spectacles reste très haut, parce que les crises ne servent qu’à trouver des solutions (c’est dans les crises qu’on devient intelligent, c’est bien connu), parce que ce théâtre reste mon théâtre de cœur, celui qui m’a fait vibrer, pleurer et hurler, parce qu’on ne peut que tomber amoureux de la Scala, alors cela vaut le coup de passer en revue une saison qui ne fait pas partie des pires qu’on ait vues dans les dernières années.

 

Figure imposée de toute programmation scaligère – ce que Lissner avait refusé de voir peut-être- le répertoire italien doit occuper environ 50% des productions, le reste devant se partager entre répertoire français, allemand et russe pour l’essentiel, et une création qui est l’épine du pied puisqu’on sait à l’avance que les salles seront vides. On a pu aux temps d’Abbado investir dans des créations (voir les Stockhausen mis en scène par Ronconi, voir les Nono aussi qui en leur temps marquèrent la maison), aujourd’hui, vu la situation générale, il est difficile de tenir un discours de création.

Ouverture :
L’ouverture de la saison est le rendez-vous obligé : celui où toute la classe politique et économique de l’Italie se retrouve en une soirée où les prix décuplés rapportent au théâtre de quoi vivre. Et les médias s’en donnent à cœur joie pour faire croire au bon peuple que la Scala est le centre du monde. C’est la tradition et donc on n’a pas intérêt à rater cette entrée-là. Le titre choisi est souvent italien, même si sous Lissner (mais pas que…) on a pu voir Lohengrin, Fidelio, Idomeneo, Don Giovanni et que Boris Godunov, Parsifal, Lohengrin, Carmen ont aussi ouvert des saisons par le passé…
Sous Pereira, l’inauguration est symbole du bel paese (et avec le gouvernement qui se profile ce sera sans doute renforcé), et après Andrea Chénier l’an dernier, c’est au tour d’Attila de Verdi d’ouvrir la saison sous la direction de Riccardo Chailly.

 

Attila (Verdi) NP

Le titre est absent des programmes depuis 7 ans (2011), la dernière production (Lavia, Luisotti) est à oublier, la plus référentielle remonte à 1991, due à Riccardo Muti et Jérôme Savary, avec Ramey en majesté et l’œuvre n’en est qu’à sa quatrième présentation (affichée en 1974/75, en 1990/91, en 2010/2011) depuis la seconde guerre mondiale. Le jeune Verdi revient à la mode (on a quelques chanteurs pour ce répertoire) sans doute parce que le public a besoin de nouveautés qui sortent du répertoire standard.
Riccardo Chailly qui aime programmer des œuvres moins connues avait proposé Giovanna d’Arco une œuvre qui n’avait pas été jouée à la Scala depuis plus d’un siècle. C’est cette fois Attila qu’on a vu notamment au MET en 2010 et qui mérite sans conteste la présence au répertoire.
C’est Riccardo Chailly qui dirige et c’est une garantie car c’est un grand verdien, dans une mise en scène de Davide Livermore, un metteur en scène qui fait, disons, du classique intelligent, et qui s’entend avec Chailly avec qui il a fait Don Pasquale, et dont on a vu à Monte Carlo et en France (à Saint-Etienne) Adriana Lecouvreur.
La distribution comprend Ildar Abdrazakov, spécialiste du rôle, d’Attila,  Simone Piazzola, un très bon baryton pour Ezio, le pâle Fabio Sartori pour Foresto, et une surprise pour le terrible rôle d’Odabella (où Cheryl Studer en 1991 avait chaviré), Saioa Hernandez, spécialiste des coloratures dramatique (Abigaille) qui émerge et que la France a entendue notamment dans la Francesca da Rimini strasbourgeoise dont David Verdier disait dans sa critique (Site Wanderer) «Saioa Hernández surmonte avec brio les difficultés d’une ligne de chant constamment sollicitée »

Inutile de tergiverser, cela vaudra sans doute le passage des Alpes. (9 représentations du 4 décembre 2018 (avant-première jeunes) au 8 janvier 2019.

La Traviata (Verdi)
Reprise de la production de Liliana Cavani, qui remonte à 1990 et qui a promené sa fadeur luxueuse pendant des décennies jusqu’à ce que Tcherniakov provoque le tollé dont on a parlé, essentiellement dû à un deuxième acte où Alfredo épluche des légumes. L’oignon ne sied pas à Alfredo, sinon pour pleurer. Indignation imbécile, parce qu’au contraire Tcherniakov montrait à travers cette scène le désir « d’ordinaire » du couple, et le refus total de la mondanité…
On reverra donc cette production hors d’âge, ennuyeuse et bien faite. Une production qui ne dit rien de l’œuvre, mais satisfait le bourgeois qui n’a pas à penser, mais seulement à regarder et pleurer. Médiocrité d’un calcul putassier de Pereira, qui veut remplir sa salle à tout prix.
La production sera dirigée par le directeur musical bis de la Scala, Myung-Whun Chung qui dirige à peu près tous les Verdi que le directeur musical en titre ne dirige pas avec une distribution faite pour attirer les foules :

Marina Rebeka (janv.fev) peu connue en Italie et Sonya Yoncheva (mars) qui en a fait un de ses rôles fétiches, Francesco Meli (en janv et mars) qui est LE ténor italien actuel et Benjamin Bernheim en février, qu’on a seulement vu dans le rôle du chanteur italien de Rosenkavalier à la Scala et qui, on le sait, est pour ce répertoire un remarquable artiste.

Quant à Germont, ce sera Leo Nucci en janv-fev et Placido Domingo en mars.

Yoncheva, Meli, Domingo en mars : cela fera courir et remplira les caisses, déjà bien gonflées par l’opération en janvier-février.
12 représentations en janv., fév., mars

Aucun intérêt pour ma part.

 

La Cenerentola (Rossini)
Autre opération tiroir-caisse, une reprise de la très fameuse production de Jean-Pierre Ponnelle qui remonte à 1973 (Ponnelle-Abbado) et qui fait parallèlement les beaux soirs de Munich.
Distribution dominée par l’Angelina de Marianne Crebassa, qu’on verra aussi à Paris et qui sans nul doute brillera, entourée de Maxim Mironov (très belle voix mais un peu pâle pour mon goût) Carlos Chausson un vétéran en Don Magnifico (il était déjà du Viaggio a Reims d’Abbado en 1984), l’excellent Nicola Alaimo en Dandini (alternant avec Mattia Olivieri) et Erwin Schrott (alternant avec Alessandro Spina en Alidoro (ce qui n’est pas forcément une bonne idée). À part Crebassa, Mironov et Alaimo cette distribution me laisse un peu perplexe. En revanche le choix d’Ottavio Dantone pour la direction musicale est pleinement convaincant. 11 représentations de février à avril.

La Khovantchina (Moussorgsky) (NP)

Valery Gergiev avait en 1998 dirigé une Khovantchina à la Scala, dans la production importée historique de Leonid Baratov (mort en 1964) qu’il mit en scène aussi bien au Bolchoï qu’au Mariinsky et qui était apparue au spectateur assez poussiéreuse. Il revient diriger l’œuvre à la Scala dans une production de Mario Martone. Mario Martone n’est un metteur en scène très inventif, mais au moins efficace. Le public ne sera pas secoué.
La distribution est solide, dominée par l’Ivan Khovansky de Mikhail Petrenko et la Marfa d’Ekaterina Sementchuk qui seront entourés de Sergei Skorokhodov (Andrei Khovansky), Evgeny Akimov (Golizin), Alexey Markov (Chaklovityi), tandis que Dosifei sera Stanislav Trofimov. Un cast de spécialistes, pour l’une des œuvres les plus émouvantes et saisissantes du répertoire d’opéra.

A voir évidemment, d’autant que l’œuvre est relativement rare sur les scènes.
7 représentations du 27 février au 29 mars.

Manon Lescaut (Puccini) NP
Retour au répertoire italien et à la présentation des œuvres complètes de Puccini voulue par Riccardo Chailly avec Manon Lescaut (1893), le premier très grand succès de Puccini, d’après l’Abbé Prévost. Il faudrait faire le compte des Manon Lescaut lyriques, chorégraphiques et cinématographiques et l’on serait étonné de la permanence de ce mythe littéraire qui a fleuri en Europe, citons pour faire vite à l’opéra Auber, Massenet (qui a même écrit une suite…), Puccini ou Henze.
La dernière production remonte à une vingtaine d’années, en 1998 dans une mise en scène de Liliana Cavani (moui…) dirigée par Riccardo Muti avec Maria Guleghina et José Cura, alors au faîte de leur gloire.
La production sera confiée à David Pountney (modernisme sans faire frémir) à qui l’on doit Francesca da Rimini cette saison et la distribution comprend Maria José Siri en Manon Lescaut, qui semble être une des voix favorites de cette maison depuis Butterfly et Francesca da Rimini, une voix effectivement solide, à laquelle je ne trouve pas grand caractère cependant…Son Des Grieux sera Marcelo Alvarez, qui fera sans doute son travail de ténor et Lescaut sera Massimo Cavalletti. Pour ma part, ni Siri, ni Alvarez ne sont des stimulants à passer les Alpes. Le seul véritable atout est Riccardo Chailly…
9 représentations du 31 mars au 27 avril. 

Ariadne auf Naxos (R.Strauss) NP

Opéra relativement rare à la Scala (dernières productions celle de 1984 venue de Munich dirigée par Wolfgang Sawallisch au temps où l’échange entre les deux théâtres était riche et celle dirigée par Giuseppe Sinopoli en 2000 dans une mise en scène de Luca Ronconi, reprise en 2006 par Jeffrey Tate) Ariadne auf Naxos revient dans une production de Frederic Wake-Walker, à qui l’on doit la production des Nozze di Figaro très discutée de 2016, qui succédait à 35 ans de règne incontesté de Strehler – dur dur -. Peut-être la fantaisie de l’œuvre de Strauss et son côté théâtre dans le théâtre lui conviendront-ils mieux. Alexander Pereira se fait doublement plaisir : il appelle pour ce Strauss l’un de ses chefs favoris, Franz Welser-Möst, un très bon technicien, très précis, très rassurant pour les musiciens, mais qui manque souvent de poésie et quelquefois de sensibilité. La distribution est dominée pour l’essentiel des représentations par Krassimira Stoyanova, qui illuminait le Rosenkavalier Salzbourgeois avec le même Welser-Möst et la Zerbinetta de Sabine Devieilhe (avril-mai), le compositeur qui sera sans nul doute magnifique de Daniela Sindram et le Bacchus de Michael König. Comme beaucoup de productions cette année, les dates s’étirent entre plusieurs mois (cette fois-ci d’avril à juin), et les deux représentations de juin seront interprétées par Tamara Wilson (Primadonna) et Brenda Rae (Zerbinetta) tandis qu’on trouve dans la distribution d’autres noms dignes d’intérêt, Markus Werba, Kresmir Spicer, Tobias Kehrer .
À propos, j’ai écrit plus haut que Pereira se faisait doublement plaisir parce qu’il s’est aussi réservé le rôle du Haushofmeister (!).
8 représentations du 23 avril au 22 juin.

Idomeneo (Mozart) NP
La dernière production d’Idomeneo à la Scala est celle de Luc Bondy, réalisée en un temps record pour l’inauguration 2005, la première de Stéphane Lissner. Elle a été reprise une fois en 2008-2009 dirigée par Muyng-Whun Chung.
Alexander Pereira appelle cette fois Christoph von Dohnanyi, le vétéran et c’est la principale attraction de cette production confiée à Matthias Hartmann, l’ancien directeur du Burgtheater de Vienne jusqu’en 2014. Une distribution solide, sans vraie star, avec dans le rôle-titre l’excellent Bernard Richter, l’Elektra de Federica Lombardi, l’Idamante de Michèle Losier et l’Ilia de Julia Kleiter ainsi que le grand prêtre de Kresimir Spicer.

8 représentations du 16 mai au 5 juin 2019

 

Die Tote Stadt (Korngold) NP
C’est la première production à la Scala de Die Tote Stadt, de Erich Wolfgang Korngold qui entre ainsi au répertoire de la Scala et c’est une très bonne nouvelle. La distribution en est excellente, dominé par Klaus Florian Vogt et Asmik Grigorian (la Marie du Wozzeck salzbourgeois la saison dernière qui avait tant frappé), complétée par Markus Werba et Kismara Pessatti.
La production est confiée à Graham Vick, un metteur en scène classiquement moderne qui plaît beaucoup dans la péninsule, et la direction musicale à un chef encore peu connu en Europe qui après une carrière américaine notamment au New York Philharmonic s’installe solidement sur le vieux continent (à Hambourg notamment), Alan Gilbert qui a fait ses débuts à la Scala en 2016 dans Porgy and Bess à la place de Nikolaus Harnoncourt, revient cette fois invité “ès qualités”. Une œuvre inconnue du public, c’est excellent pour débuter et ça évite les comparaisons. Connaissant le manque de curiosité du public de Milan, le remplissage de la salle n’est pas garanti.
7 représentations du 28 mai au 17 juin 2019.

I Masnadieri (NP)
La «jeune Verdi » Renaissance continue, après l’Attila d’ouverture voici l’encore plus rare I Masnadieri d’après Die Räuber de Schiller, qu’on vient de voir à Monte Carlo (voir l’article de Wanderer) et dans la même saison à Rome (voir l’article de Wanderer). Le rendez-vous scaligère est confié à David Mc Vicar, autre classiquement moderne aimé en Italie, mais surtout à la baguette du spécialiste de ce répertoire, Michele Mariotti, c’est là tout l’intérêt de l’opération parce que du côté distribution, à part le Massimiliano de Michele Pertusi, c’est un peu maigre, Carlo est confié à Fabio Sartori, et Francesco sera Massimiliano Cavaletti et pas d’Amalia annoncée…on pourrait espérer l’arrivée à la Scala d’Angela Meade…mais c’est peut-être trop demander.

Pour moi, c’est une opération « à moitié »…
7 représentations du 18 juin au 7 juillet 2019

Prima la musica poi le parole/ Gianni Schicchi (NP)
Étrange couple, inattendu que de mettre ensemble Salieri et Puccini, mais au fond pourquoi pas?  Tout est possible dans le monde de l’opéra.
La pochade de Salieri entre à la Scala dans une mise en scène de Nicola Raab à qui l’on doit la récente Francesca da Rimini de Strasbourg et dont le nom commence à tourner d’Helsinki à Valence en passant par Saint-Etienne, avec Ambrogio Maestri et sous la direction de l’excellent Adam Fischer.
Complète la soirée Gianni Schicchi représenté dans le cadre du Trittico (Chailly Ronconi) il y a exactement dix ans. Alexander Pereira pour avoir un nom à donner au public fait venir la production de Los Angeles signée…Woody Allen. C’est toujours Adam Fischer qui dirige (on connaît peu son Puccini), et c’est toujours Maestri qui est Schicchi (comme à Munich et un peu partout). Il sera entouré des jeunes de l’Académie de la Scala et ce sera pour eux un excellent exercice, avec un très bon chef.

6 représentations du 6 au 19 juillet.

 

Rigoletto (Verdi)
Pour la nième fois revient à la Scala Rigoletto dans la mise en scène de Gilbert Deflo, dont le seul intérêt est que ne dérangeant personne, elle dure aussi longtemps qu’elle peut. Créée en 1994 avec Muti, Alagna, Bruson  et Andrea Rost , elle a été régulièrement reprise, avec Nucci depuis 2001. C’est encore Leo Nucci qui officiera au milieu des jeunes solistes de l’académie et sous la direction d’un autre vétéran, Nello Santi, très apprécié par Alexander Pereira.
Une série tiroir-caisse, pour 9 représentations du 2 au 22 septembre 2019

 

L’elisir d’amore (Donizetti)
Même fonction de tiroir-caisse pour cette production de Grischa Asagaroff importée dans les bagages de Alexander Pereira en 2015. L’œuvre de Donizetti bénéficie d’une distribution très honnête, Rosa Feola dans Adina,  René Barbera dans Nemorino alternant en octobre avec Vittorio Grigolo, avec Massimo Cavalletti dans Belcore (on le voit si souvent cette saison qu’il a dû signer un contrat de troupe !) et Ambrogio Maestri dans Dulcamara, qu’on voit aussi sur toutes les scènes dans le rôle.
10 repr. Entre le 10 septembre et le 10 octobre 2019

 

Quartett (Francesconi)
Miracle à Milan : la reprise (!!!) d’une création mondiale de 2011 (alors dirigée par Susanna Mälkki), Quartett, d’après Heiner Müller (et Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos) avec les mêmes chanteurs, Allison Cook et Robin Adams. C’est le jeune et talentueux Maxime Pascal qui sera au pupitre dans la mise en scène de la Fura dels Baus (Alex Ollé). Ça vaut sans doute le déplacement…

6 représentations du 5 au 22 octobre

 

Giulio Cesare (Haendel) NP
L’événement est d’importance, Cecilia Bartoli qui désormais n’a plus rien à perdre, affronte le public de la Scala à nouveau après bien des années d’absence. Les imbéciles de service, bien connus des habitués l’ont huée violemment la dernière fois qu’elle apparut pour un gala. Ces imbéciles, jamais satisfaits et toujours grognons, combattent soi-disant au nom de l’art du chant et se prennent pour Zorro, à la différence qu’ils ne sauvent rien et gâchent la vie des spectateurs par leurs huées injustifiées (ils ont osé huer Mariotti dans Orphée cette année).
Il y a fort à parier qu’ils seront là, parce qu’ils vouent à la Bartoli une solide inimitié.
Ainsi donc c’est Giulio Cesare qui a été choisi, dans une nouvelle production de Robert Carsen et dirigée par Giovanni Antonini à la tête des forces de la Scala. La grande Cecilia a soigné son retour en Cleopatra et sera entourée d’une distribution étincelante : Bejun Mehta en Giulio Cesare, Sara Mingardo en Cornelia, Philippe Jaroussky en Sesto Pompeo pendant que Christophe Dumaux sera Tolomeo et Christian Senn Achilla.
À ne pas manquer, pour 7 représentations du 18 octobre au 5 novembre.

Die Ägyptische Helena (R.Strauss) NP
Faut-il une production en novembre alors que toute la maison a les yeux rivés sur la Prima du 7 décembre, et que répétitions et préparation  nuisent peut-être à la sérénité des artistes. C’est pourtant le choix qui a été fait de jouer jusqu’à fin novembre la dernière série de représentations.
Cette année, c’est une nouveauté, une entrée au répertoire encore une fois, d’un opéra de Richard Strauss peu connu, die Ägyptische Helena, dans une production à l’odeur salzbourgeoise en diable, signée Sven-Eric Bechtolf dans des décors de Julian Crouch et dirigée par Franz Welser-Möst, deux fois invité cette saison..
Au-delà du metteur en scène médiocre, un classiquement moderne version autrichienne, qui était le directeur du Festival de Salzbourg-Théâtre au temps de Pereira, l’œuvre mérite évidemment le détour et il est heureux de la voir à la Scala, dans un pur effet Pereira…
La distribution est plutôt séduisante et réunit Ricarda Merbeth, Andreas Schager, Eva Mei, Thomas Hampson et Attilio Glaser.
Vaudra sans doute le détour, pour 7 représentations entre le 9 et le 29 novembre.

Faisons nos comptes : Donizetti (1), Francesconi (1),  Haendel (1),  Korngold (1), Moussorgski (1), Mozart (1), Puccini (2), Rossini (1), Salieri (1) Strauss (2), Verdi (4)
Sur 16 titres, 10 sont de compositeurs italiens dont une reprise d’opéra contemporain, 11 sont des nouvelles productions dont 3 entrent cette année au répertoire. C’est un ensemble bien équilibré.
Du point de vue des chefs, on note outre Chailly, Welser-Möst, Mariotti, Von Dohnanyi, Gergiev, Gilbert, c’est la force de la Scala d’avoir toujours su attirer des chefs d’envergure, à la différence de Paris dont la politique en matière de chefs est « hors Jordan, point de salut ».
Les distributions gagneraient à être plus inventives et plus stimulantes, mais certaines œuvres sont très bien servies.
Au total, la saison, qui affiche quelques œuvres rares semble plus intéressante que les années précédentes. On pourra aller plusieurs fois à la Scala la saison prochaine.

OPÉRA DE PARIS: QUELQUES RÉFLEXIONS POSÉES PAR L’APRÈS LISSNER…

 

Stéphane Lissner © Kasia Strek (pour La Croix)

Un avenir embrumé

Depuis 1973,  ma première fois à l’Opéra de Paris, Paris a vu 10 administrateurs généraux ou directeurs généraux, soit une moyenne de quatre ans et demi par mandat, en les citant, le lecteur découvrira sans doute des noms oubliés : Rolf Liebermann, Bernard Lefort, Massimo Bogianckino, Jean-Louis Martinoty, René Gonzalès, Jean-Marie Blanchard, Hugues Gall, Gérard Mortier, Nicolas Joel, Stéphane Lissner, sans compter une période de transition entre Lefort et Bogianckino confiée au duo Alain Lombard-Paul Puaux, ni celle de Daniel Barenboim au moment de la préfiguration Bastille, qui a fait long feu quand Pierre Bergé a présidé le Conseil d’administration de la maison et littéralement vidé avec fracas le chef d’orchestre.
Pendant la même période, à la Scala se sont succédés, Paolo Grassi, Carlo-Maria Badini, Carlo Fontana, Stéphane Lissner, Alexander Pereira, soit 5 surintendants, moyenne, 9 ans par mandat.

Serge Dorny © Philippe MerleOn voit là déjà un problème singulier qui tient à Paris, le manque de temps pour construire un vrai projet : seuls Liebermann et Hugues Gall sont restés plus de cinq ans, et tous les deux avaient à refonder la maison : Liebermann lui donner  une cohérence artistique et une assise internationale après la refonte des organisations, Gall lui donner un répertoire qui correspondît à la nouvelle structure, deux salles immenses, et 560 soirées à remplir, après la période agitée qui a vu l’ouverture de Bastille.
Le deuxième caractère de l’Opéra de Paris, c’est que c’est sans doute la plus grosse institution d’opéra du monde, mais qui continue à ne pas être une référence artistique absolue dans le monde lyrique, sinon celle d’être l’Opéra de Paris sans plus : la Scala le reste (plus par son nom que par ce qu’elle produit), le MET le reste (même vacillant), Vienne le reste (par son système de répertoire et par l’importance de la musique classique à Vienne). Ce qui caractérise Paris, c’est l’absence de ligne et d’identité artistique dans la durée. J’ai souvent signalé l’absence totale de référence à la mémoire du lieu. Il suffit d’aller à Vienne, à New York, à la Scala ou à Covent Garden pour comprendre que ces salles communiquent aussi sur leur histoire, pour montrer au spectateur où il se trouve.
À Paris, des calicots pendent dans le foyer avec la pub pour Citroën DS ce qu’aucun autre opéra n’ose faire…et qui est un pur scandale et une rare imbécillité.
À Paris, il semble toujours que l’histoire commence avec le directeur du jour, avec la représentation du jour : c’est un opéra sans mémoire et qui s’affiche donc sans futur, dans la mesure où se pose régulièrement la question de son avenir, de son organisation,et de sa ligne ou politique artistique. Ce n’est d’ailleurs pas d’aujourd’hui. Quelle mémoire a-t-on des représentations d’avant 1973 ? Qui peut dire les grandes créations à Garnier depuis son ouverture en 1875 exception faite de Saint François d’Assise (1983) de Messiaen et la Lulu complète (1979), toutes deux des projets Liebermann (même si le Messiaen a été créé sous l’ère Bogianckino).
Les grandes salles italiennes ont souvent publié sous forme de livre ou désormais d’archives numériques la liste de leurs représentations ; la Scala a édité des chronologies depuis sa création en 1778! Ailleurs, Vienne possède en ligne des archives très bien faites depuis 1860 environ, avec les distributions au quotidien. L’Opéra de Paris qui possède une des bibliothèques musicales les plus riches, n’exploite ce trésor qu’à l’occasion d’expositions temporaires, mais n’a jamais investi sur sa mémoire…
Je mets au défi quiconque de me dire la ligne artistique ou identitaire actuelle de l’Opéra de Paris, qui vient juste de se souvenir de son répertoire local en français qui avait eu son heure de gloire. Si vous allez à la Scala, vous pensez « répertoire italien », vous allez à Munich et dans tous les espaces publics s’affichent les portraits des stars du lieu ou des compositeurs fétiches, Strauss ou Wagner. En ce qui concerne la ligne artistique parisienne, on passe successivement et brutalement d’une ligne contemporaine (Mortier) à une ligne résolument traditionaliste (Joel), sans aucune fidélité ou cohérence, sans aucun sens de la continuité,  sans référence au répertoire typique français, tenue en mépris par une doxa inexplicable durant des années, comme si ce type d’établissement était tributaire des bonnes ou mauvaises idées des souverains locaux, une sorte de bon plaisir livré à la mode.
Le seul élément de continuité à Paris est le ballet, on a vu bon an mal an que Brigitte Lefèvre avait su assurer une continuité taxée d’immobilisme, pendant 19 ans, mais qui au moins a laissé un niveau et une tradition. On a vu aussi que sa succession provoque des hoquets et il y a maintenant une vraie crise de management au ballet, comme quoi il faut du temps pour construire et très peu de temps pour détruire.
C’est pourquoi la succession de Lissner pose de gros problèmes car on ne voit pas à qui faire appel. Stéphane Lissner a mené la politique opportuniste, mais intelligente, qu’il a toujours menée ailleurs, humant l’air du temps et appelant à l’opéra les metteurs en scène du moment, et les stars qui manquaient, dans une maison qu’il a trouvée en état de marche. L’ère Joel d’une pauvreté marquée en termes de spectacles significatifs et intéressants a garanti au moins un fonctionnement régulier et sans hoquets à la maison, qui est d’une rare complexité.
C’est alors qu’intervient la politique, ou l’absence de politique, du Ministère de tutelle, le ministère de la culture. On savait que Lissner allait partir, qu’il atteignait la limite d’âge et qu’il fallait prévoir sa succession.

Serge Dorny © Philippe Merle

Le seul possible depuis longtemps était Serge Dorny, dont la réussite à Lyon a été éclatante (trop pour ne pas susciter jalousies et boules puantes), mais Serge Dorny a signé à Munich, une maison de grande tradition, une maison saine, qui a une ligne identitaire marquée, et qui ne désemplit pas dans un pays où la musique classique a un statut. Exit Serge Dorny parti sous des cieux plus souriants.
Le paysage en termes de managers lyriques est actuellement un désert et pas seulement en France, une nouvelle génération de gens de qualité est en train de monter (Eva Kleinitz à Strasbourg par exemple), mais encore insuffisamment aguerris pour prendre le vaisseau amiral. Il n’y a aucun manager capable de reprendre cette maison en France (ou à l’étranger d’ailleurs) aujourd’hui, qui ait à la fois le sens artistique et la capacité en termes d’organisation, on pourrait penser à Bernd Loebe, intendant de Francfort depuis 2003 (!) qui a mené une politique remarquable, mais il a 66 ans et donc se trouve à un âge limite lui-aussi . Et trouver un successeur ne se pose pas seulement à Paris d’ailleurs mais aussi à Lyon devenu entre-temps un opéra international, ce qu’il n’était pas à l’arrivée de Dorny et demandant donc une nomination de poids.

Deux solutions « de repli » se profilent donc avec deux managers à peu près du même âge et tout aussi expérimentés:

  • Un maintien en poste de Stéphane Lissner : après tout il n’a pas démérité et a proposé une programmation séduisante, avec les hauts (Moïse et Aaron) et les bas (La Damnation de Faust) de l’exercice, avec la question du ballet à régler, car la solution Aurélie Dupont ne semble pas actuellement satisfaire grand monde. Reconduire Lissner serait une solution d’attente, mais garantissant la préservation d’un niveau notable.

    Dominique Meyer © Wiener Staatsoper GmbH / Michael Pöhn
  • L’appel à Dominique Meyer, qui dirige actuellement un vaisseau tout aussi complexe, l’Opéra de Vienne, et qui plus est connaît bien Bastille pour en avoir été le Directeur Général au moment de sa fondation, et le milieu parisien pour avoir été directeur heureux du Théâtre des Champs Elysées. Il sera libre en 2020. De plus, c’est quelqu’un qui s’est toujours intéressé au ballet de l’Opéra,  qui a revivifié celui de Vienne en travaillant avec Manuel Legris et qui a un goût musical très sûr.
    Ses points discutables :

    • l’âge, mais on trouve toujours des solutions si l’on veut : regardons Pereira (71 ans) à la Scala et Jürgen Flimm qui vient de quitter à 77 ans la Staatsoper de Berlin. Meyer n’en est pas là et il quittera Vienne à peine à l’âge de la pension, dont le plafond est de papier à ce niveau de responsabilité.
    • les réserves qu’il affiche sur la modernité théâtrale, sans aller jusqu’à la fermeture d’un Joel mais qui pour le public souvent conservateur de l’Opéra serait plutôt un atout. À Vienne il a proposé de solides productions de répertoire, sans grande audace scénique, mais dans une maison où la question du répertoire au quotidien (300 représentations une cinquantaine de titres) se pose différemment qu’à Paris. À Vienne, cette politique lui garantit une fréquentation exceptionnelle proche du 100%. Mais à Paris?

Avant même le nom qu’on veut y mettre la question la plus délicate qui se pose pour Paris est celle de la politique qu’on veut y mener.

  • La question des personnels, des statuts et des prébendes, qui se posait déjà sous Liebermann et que les nouvelles conventions collectives n’ont pas résolu et partant celle des organisations générales, c’est une question récurrente à Paris, un long feuilleton…
  • La question artistique du ballet dont l’organisation semble aujourd’hui surannée (et Benjamin Millepied avait bien ciblé la question), ainsi que la question de la formation et de l’école de danse : en bref, une organisation à revoir du haut en bas.
  • La question de l’identité artistique de la maison, qu’on a vu plus haut, qui sorte l’Opéra de Paris de son statut actuel de garage de luxe sans ligne et quelquefois sans luxe non plus.
  • La question du directeur musical, tantôt oui, tantôt non selon le directeur général qui passe. Il se pose toujours la question d’un directeur musical : Liebermann en a eu un pendant peu de temps (Sir Georg Solti, un nom-garantie au début de son mandat) mais s’en est passé ensuite, jusqu’à Lothar Zagrosek sous Martinoty, puis Myung-Whun Chung au début de Bastille, James Conlon sous Gall et Philippe Jordan sous Joel et Lissner. Mortier s’en est passé, Meyer s’en passe à Vienne après le départ de Franz Welser-Möst, dans une maison pourtant habituée à en avoir un.
    À l’inverse du directeur général choisi dans les managers très expérimentés et enfin de carrière, le directeur musical à Paris est plutôt à l’orée d’une carrière et fait de Paris un tremplin (c’est le cas de Philippe Jordan qui s’y est fait un répertoire) : on évite ainsi les conflits entre deux personnalités fortes et assises. On pourrait aussi choisir un chef en résidence sur deux saisons par exemple…
    En tous cas le profil ne saurait être un chef de prestige : la maison n’est pas en soi suffisamment prestigieuse pour attirer un très grand nom, mais elle peut accueillir un quadra talentueux,déjà connu de l’orchestre de préférence qui puisse s’y faire les dents et compléter son répertoire …au lecteur de jouer…
  • La question des locaux, irrésolue depuis la fondation de Bastille, avec en tout premier lieu  la seconde salle (dite à l’époque salle modulable) qui est restée à l’état de squelette, pour laquelle aucun projet intéressant n’a jamais été proposé essentiellement pour l’investissement financier que tout projet suppose. Il paraît qu’on y pense…
    Ajoutons-y la question des accès publics à l’Opéra-Bastille, cette entrée ridicule (et pas seulement depuis que les contrôles y sont) pour 2700 personnes alors que l’on doit rappeler qu’il existe un accès (désormais fermé) depuis les parkings, qu’il existe aussi un accès direct depuis le métro (fermé), que la bouche de métro sous l’entrée est un cloaque et que l’escalier monumental avec son arche ne sert ni d’entrée ni de sortie, et donc ne sert à rien. Ces questions sont sans réponses ou en friche depuis très longtemps et n’ont pas surgi au moment des restrictions dues aux mesures de sécurité…On reste quand même un peu stupéfait qu’après trente ans d’existence l’an prochain, elles n’aient pas été résolues, même si on espère qu’elles sont (ou ont été) l’objet de réflexions.
    Ajoutons enfin la question de l’état du bâtiment, vieux avant l’âge, construit à l’économie dont on paie aujourd’hui la vieillesse précoce comme on le voit au nombre de travaux actuellement mis en route.

Il est clair aussi que le projet de Bastille, validé au début des années 1980, à une époque où le triomphe de Liebermann à l’Opéra Garnier laissait penser à une augmentation exponentielle des publics et à la nécessité d’une autre salle aujourd’hui souffre de son architecture médiocre, de sa capacité excessive et de l’esprit avec lequel il a été dès l’origine conçu.
Le projet de l’Opéra était clair : un opéra populaire fondé sur un système de répertoire (Bastille) à prix raisonnables et un Palais Garnier dédié au ballet.
Lorsque Daniel Barenboim avait été appelé comme directeur, il avait proposé de rétablir un pur système stagione et Pierre Bergé président du conseil d’administration l’avait vidé des lieux parce que son projet était paraît-il élitiste et ne répondait pas au cahier des charges. Il est vrai qu’à l’époque, Barenboim n’avait pas le prestige et le poids qu’il a aujourd’hui et qu’on considérait qu’on pouvait se permettre de le traiter ignominieusement comme il a été publiquement traité.
Hugues Gall a eu le temps d’asseoir la programmation sur un répertoire en créant pour la monstrueuse maison un système à mi-chemin entre stagione et répertoire, sur le modèle du MET ou de Covent Garden, et utilisant Garnier pour le ballet et comme salle de réserve pour des opéras au format plus réduit.

Aujourd’hui le contexte a changé.
Quand le projet Bastille a été conçu, au début des années 80, l’Opéra Comique était une salle à disposition sans projet, le Châtelet affichait encore Francis Lopez et le Théâtre des Champs Elysées n’affichait que des concerts.
L’Opéra avait donc le monopole de l’opéra.
Aujourd’hui, ce monopole est battu en brèche par la concurrence à Paris et en région parisienne: d’autres structures  se partagent le public d’amateurs d’art lyrique : Opéra Comique, Théâtre des Champs Elysées affichent des opéras, ont des saisons construites et séduisantes, et le Châtelet lui-même a longtemps été un (léger) concurrent de Bastille, enjeu de la  lutte emblématique entre la ville de Paris (Chirac) et l’Etat (Mitterrand). Le public se disperse et on  est donc passé au trop plein, d’autant que les prix affichés découragent un public censé être plus populaire au départ (le projet de Bastille était celui d’un Opéra National Populaire) et que la Philharmonie draine une part non négligeable du public mélomane. Il n’y a plus assez de public pour l’offre parisienne devenue en quelques années, et c’est heureux, pléthorique…
En bref à tout cela s’ajoute donc à l’Opéra de Paris une crise de public.
Et cette question de l’offre et de la demande est une question de politique culturelle à penser au plus haut niveau (on en sourit d’avance…)

Il s’imposerait donc une équipe plus jeune, qui ait du temps pour pouvoir affronter toutes ces questions, or les nominations qui se profilent sont des solutions de fin de carrière, de bâton de maréchal qui sont par force limitées dans le temps .
Ces questions, le ministère de tutelle, focalisé sur les noms à nommer et pas forcément les politiques à mener ne les aborde pas : l’opéra en France est moins vendeur politiquement que d’autres dossiers culturels et donc la question ne se pose que marginalement parce qu’y toucher signifie inévitablement poser la question des finances, qui accompagne toute réorganisation…et l’Opéra est déjà un gouffre, dit-on pour couper court à toute réflexion.
Si Lissner est prolongé ou si Meyer était nommé, les deux à un âge où ils n’ont plus rien à perdre et ont largement prouvé leurs compétences, il serait intéressant de leur part de faire front à toutes les questions qui se posent et à commencer à déblayer le terrain pour leur successeur, en des mandats non de transition, mais de réorganisation de cette vénérable maison, quitte à en affronter les risques. Ce serait tout à leur honneur, et ferait sans doute du bien au système.

CHRIS DERCON ABANDONNE LA VOLSKBÜHNE: EXCELLENTE NOUVELLE.

La nouvelle est d’importance et a pris le monde culturel berlinois de court, même si on savait que les choses n’allaient pas bien. Chris Dercon n’attend même pas la fin de la saison pour annoncer son départ de la Volksbühne de Berlin, quelque mois après le début de sa première saison.
La première explication de ce départ, c’est évidemment un projet mal accueilli par les milieux culturels berlinois n’a pas trouvé son public: c’est le motif principal de cet échec, qui tient sans doute à sa nature, et à sa manière d’exploser et de diluer les champs culturels dans un théâtre dont toute l’histoire et la tradition disaient le contraire.
De fait, aucun des spectacles présentés n’a trouvé une véritable accroche.
L’idée était claire. Après 25 ans de règne de Frank Castorf à la Volksbühne, avec un projet théâtral exigeant qui n’avait pas non plus évité les crises dues à l’écrasante personnalité du metteur en scène berlinois, il fallait sans doute  aller ailleurs, briser les frontières des genres, comme le montrent les tendances du jour: Dercon a donné à la danse un rôle moteur, et a proposé des productions théâtrales qui n’ont convaincu ni le public ni la critique.
Qu’on en partage les attendus ou pas, l’idée qu’après Castorf il fallait une rupture est évidente, on ne pouvait proposer un projet qui fût la copie modernisée du précédent. Dans ce cas autant garder l’original. En ce sens l’appel à Dercon pouvait se justifier.
Alors Dercon est arrivé, dans un milieu culturel méfiant et a priori hostile, il a proposé un projet qui peut-être collait à l’idée qu’il fallait offrir à cette Berlin qui se transforme et qui se gentrifie (c’est le cas à Berlin Mitte) un projet qui puisse correspondre aux “nouveaux habitants” ou à ceux du futur. Mais Berlin n’est pas Londres, et la Volksbühne n’est pas un symbole de “l’ancien monde” tandis que la nouvelle Volksbühne serait le porte drapeau du nouveau. Simplement parce qu’autour de la Volksbühne, il y a des quartiers encore très populaires, et que Prenzlauer Berg n’est pas encore envahi de bobos en tous genres. Entendons-nous bien, le théâtre de Castorf n’est pas exactement un théâtre “populaire”, mais la Volksbühne était un lieu qui attirait un public divers, le centre d’un quartier assez vivant qui certes évolue, mais qui garde un certain cachet et encore une certaine authenticité, elle trône dans son espace un peu décalé par rapport aux grands axes y compris proches.
Castorf en avait fait l’emblème d’une résistance de gauche au monde néolibéral ambiant, mais aussi au monde stalinien qu’il a subi. Il est l’homme d’une culture libre qui s’est déjà opposée au pouvoir de l’Est, et qui dénonçait aussi le pouvoir du monde occidental, aussi pourri que l’autre: c’est bien le sens de son Ring à Bayreuth. On voyait donc à la Volksbühne des spectacle très marqués idéologiquement qui en faisaient un temple de la gauche, qui étaient aussi souvent de très grands spectacles, qui interrogeaient fortement le spectateur .
Par cette sorte de village gaulois/berlinois au centre d’une ville qui se transforme, Castorf le berlinois affirmait à la fois l’existence et le droit à la vie d’une culture berlinoise qui venait de l’Est, que la réunification tendait à effacer ou voulait à toutes forces faire oublier et l’existence d’un théâtre à haute valence idéologique qui lisait les fractures et les dérives du monde contemporain, entouré d’une troupe d’une extraordinaire qualité, et d’un team artistique d’un incroyable talent. Un théâtre “voleur de feu”. Un théâtre un peu “off”.
Dercon a voulu remplacer ce théâtre qui marquait une forte identité historique et géographique  (rappelons le fier OST qui trônait sur le toit) et une forte filiation brechtienne du théâtre de l’ex-DDR, par un lieu multigenre aux frontières floues, fortement ouvert à l’international, et aussi aux modes du jour. D’un théâtre off il passait à un théâtre très in…D’un lieu de création volontairement résistant et difficile, il a voulu un lieu qui épousait outrageusement le monde justement dénoncé par l’équipe précédente et a proposé une  programmation faite de coups et d’events pour bobos chics de tous pays. Cela ne pouvait fonctionner dans ce lieu-là qui reste encore emblématique d’un type de théâtre et d’une histoire culturelle qui dépasse d’ailleurs et Castorf et Dercon, mais dont Castorf avait su affirmer la présence et rendre la modernité, voire la nécessité.
En passant du berlinois-AOC Castorf qui “résistait” à Chris Dercon représentant d’une culture plus internationalisée et au total plus consensuelle, la Volksbühne a perdu ses repères, le public et la presse avec, et n’a pas revêtu d’habits neufs.
Un autre élément essentiel me paraît hautement symbolique pour Berlin. Castorf était directeur de la Volksbühne parce qu’il était un artiste, un créateur: et le lieu en était l’outil. Dercon est en revanche un manager culturel et il a fait non de la création, mais du management culturel en s’entourant d’artistes, certes, mais en cassant l’idée d’un théâtre lié à un créateur, comme ont pu l’être le Berliner Ensemble, le Piccolo Teatro de Milan ou le TNP de Vilar. La succession ne pouvait être que difficile, et le projet était bien faible pour répondre à ce défi. Péché d’orgueil et de présomption, mais aussi, de manière étonnante, une certaine ignorance des contextes.
On doit sans cesse rappeler que la plupart des institutions culturelles historiques de Berlin étaient à l’Est: dans l’ex-Berlin Est se trouvent Berliner Ensemble, Deutsches Theater, Gorki Theater, Volskbühne, Komische Oper, Staatsoper Unter den Linden…l’éclatante réussite de la Staatsoper est due à Daniel Barenboim qui a su redonner du lustre à une institution nationale qui l’avait un peu perdu, et qui a relancé l’orchestre de la manière que l’on sait, mais Barenboim n’a pas oublié où il était ni qui il était, parallèlement, la Fondation Barenboim Saïd accolée à la Staatsoper oeuvre  par la culture et la musique à une paix que les politiques n’arrivent à obtenir, symbole d’ouverture et d’humanisme, qui se trouve à Berlin et pas ailleurs parce qu’il y a à Berlin un humanisme qu’on ne retrouve pas ailleurs.
Du côté de la Komische Oper, le cas est un peu différent parce que l’institution avait grâce à Walter Felsenstein un prestige international avant même la réunification, on a travaillé à la continuité et aussi à maintenir son statut d’Opéra populaire dont le public a longtemps été nourri principalement par les spectateurs de l’ex-Berlin Est.
Si Barry Kosky l’actuel intendant, un créateur lui-aussi, a un peu bousculé les traditions (notamment la question de la langue allemande imposée dans les spectacles) il s’est replongé dans l’histoire du Metropol Theater, en exhumant notamment des opérettes d’avant le nazisme qui firent la gloire de l’institution. Et ça a marché au-delà de toutes les prévisions. La Komische Oper est aujourd’hui comme hier un des phares de Berlin.
Dercon quant à lui est arrivé en terrain conquis..avec le résultat qu’on constate.

Plus généralement se pose la question des choix culturels de la ville de Berlin. Et cet échec montre en même temps et avec quelle violence que Berlin n’est ni Londres, ni Paris, ni New York. Il montre que l’institution théâtrale à Berlin est encore profondément  liée à son histoire culturelle (Brecht mais pas seulement) et que ses lieux soufflent cet esprit-là et qu’il y a dans la tradition de cette ville une certaine distance envers les modes qui traversent le spectacle vivant ailleurs (abandon du répertoire, mélange des genres, relativité du texte théâtral, popularité de la danse contemporaine) . Dercon était étranger à l’art théâtral auquel il n’avait jamais été lié (c’est essentiellement un directeur de Musées) dans une ville où le théâtre est un élément majeur de l’histoire et de l’activité culturelles. Il est resté aussi étranger à la ville, à une ville qui n’a pas encore reconquis totalement son histoire et sa culture, qui est encore en chantier au propre et au figuré.

Le Ministre de la culture berlinois avait sans doute jugé un peu vite qu’il fallait bousculer l’ordonnancement post unification et passer à autre chose et cela lui revient comme un boomerang. Cet autre chose, c’était de faire de ce temple berlinois un temple à la mode, qui sacrifiait sa singularité à l’autel de la culture chic internationale et qui serait devenu un symbole de la future Berlin. Or les blessures de l’histoire dont Berlin a tant souffert (alors que paradoxalement elle a toujours été été une des villes  les plus ouvertes de toutes les capitales européennes, y compris pendant l’empire wilhelminien) continuent de marquer sa reconstruction et les débats qui la traversent, voir par exemple la reconstruction du palais impérial, autre projet culturel “pharaonique”.
Que des résistances intellectuelles fortes aient eu raison d’un projet confus et sans colonne vertébrale ne peut que satisfaire, qu’il y ait à Berlin un vrai public averti à qui on ne la fait pas, ennemi des paillettes de la modernité libérale ne peut que réjouir l’amoureux de Berlin que je suis. Dercon était appelé pour une mission à laquelle il a essayé de répondre, c’est tout à fait respectable, mais cette réponse a pris de très haut l’existant et s’est écrabouillée sur le mur de la réalité .
Tout cela est une leçon: la question des contextes est centrale dans les politiques culturelles, on ne touche pas au théâtre impunément à Berlin. Les grandes institutions locales ont su à la fois évoluer sans que leur identité si forte ait pu être touchée. On a voulu violer (ou peut-être punir?) la Volksbühne qui regardait le monde du jour sans pitié, profondément liée à l’histoire de Berlin, et cette histoire se rebiffe. C’est rassurant.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, la polémique qui est née a permis à Frank Castorf de revenir au centre de la vie culturelle allemande, parce que ce fut inévitablement le moment d’une évaluation de son rôle éminent sur le théâtre allemand des trente dernière années. La réussite musicale et scénique du Ring de Bayreuth n’a pas peu contribué non plus à cette gloire. Le voilà donc désormais non plus concentré sur Berlin, mais partout en Allemagne et au-delà…puis qu’il se démultiplie à Stuttgart, Munich, Hambourg, Berlin…et même Salzbourg et Zurich. Chassez le Castorf et il revient au galop…
Gageons enfin que cette démission va réveiller des débats culturels passionnants et que Klaus Lederer, le ministre de la culture de Berlin, va devoir faire travailler ses neurones et son imagination en évitant de répéter les erreurs…Dur dur…

HARO SUR LE REGIETHEATER (1) AUX RACINES DE LA MISE EN SCÈNE

Le décor de Siegfried, Acte I © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Deux longs textes, qui essaient de faire le point de manière un peu approfondie sur la question toujours très discutée de la mise en scène à l’opéra, de son sens, et de la manière dont au milieu du XXème siècle on a commencé non à penser à cette question – la question dramaturgique est débattue depuis les origines-, mais à donner au metteur en scène ès qualité une place de plus en plus éminente dans le spectacle d’opéra. En témoigne un récent article dans Les Echos[1].
Il n’est pas question ici de commenter telle ou telle mise en scène, mais d’essayer, au-delà des noms, de réfléchir aux raisons (qui viennent de loin) de l’arrivée des metteurs en scène, notamment ceux venus du théâtre, dans le monde de l’opéra, et à ce que signifie « Regietheater », un terme générique dont on affuble toute mise en scène tant soit peu « actualisée », alors que la question est vraiment bien limitée dans le temps. Car si l’opéra est l’art qui s’ouvre le plus tard à la mise en scène, il est aussi paradoxalement celui qui à travers les réflexions de Richard Wagner, amène historiquement la question de la mise en  scène à la fin du XIXème sur la scène du théâtre parlé. C’est ce parcours complexe, ici forcément simplifié que le premier texte veut éclairer.

Le deuxième texte s’interrogera sur les questions de réception du théâtre «  de mise en scène », sur les contradictions et les ignorances souvent du public traditionnel d’opéra, et sur certaines idées reçues qui ont la vie dure à travers l’exemple du “Regietheater”.

 

Aux racines de la mise en scène

La production de Don Carlos par Krzysztof Warlikowski a été abondamment huée à la Première par le public de l’opéra de Paris, jamais en reste en la matière. Et toujours çà et là lit-on des remarques peu amènes sur le rôle excessif des metteurs en scène à l’opéra. La popularisation de la question de la mise en scène à l’opéra est récente, et remonte tout au plus aux années 1950, auparavant, elle restait peu ou prou question de spécialistes et de théoriciens. Cette question s’est posée auparavant au théâtre parlé, – le mot apparaît au début du XIXème – et dès la fin du XIXème avec André Antoine poursuivie en France par Jacques Copeau, Louis Jouvet, Antonin Artaud et d ‘autres, Bertolt Brecht en Allemagne, Meyerhold en URSS, mais provient des mêmes sources, à savoir essentiellement les réflexions de Richard Wagner sur la représentation du drame musical, notamment (mais pas seulement) dans Opéra et Drame et Une communication à mes amis, ouvrages qui remontent au début des années 1850, que les premiers théoriciens de la mise en scène ont lus.

Si la réflexion dramaturgique sur le théâtre est ancienne (elle remonte en France au XVIIème et traverse le XVIIIème), la question de la représentation globale et organisée du drame n’a pas deux siècles.

La question de l’espace

  1. Le drame et la scène

Les réflexions dramaturgiques de Richard Wagner ont recentré la question du drame musical autour de trois notions :

  • L’espace
  • Le texte
  • La musique

La question de l’opéra se limitait jusqu’alors à la musique et au chant, le reste étant exclusivement fonctionnel : la notion d’espace existait peu sur des scènes aux décors peints éclairés à la chandelle, et le texte était issu d’un livret qui servait souvent à plusieurs opéras sans que son importance ne soit toujours déterminante au niveau littéraire.

Wagner était au contraire profondément persuadé que la question du texte et la question du drame étaient liées, et que la nature du texte déterminait la nature de la musique (cf Meistersinger), et que le tout devait faire théâtre, d’où sa volonté de construire un théâtre inspiré des formes antiques où le regard était concentré sur la scène, avec un texte audible et clair, et où la musique le laissait entendre clairement. Ne distraire en rien le regard de la scène, c’est bien le credo réalisé à Bayreuth. Ainsi le débat fameux immortalisé par Capriccio de Strauss prima la musica ou prima le parole en prend-il un sérieux coup : c’est l’ensemble qui fait drame musical.
Cette vision wagnérienne se dressait contre une vision de l’opéra conçu comme mondanité et distraction où les théâtres étaient d’abord des lieux de rencontre sociale, où certaines loges ne permettaient pas de voir la scène mais la salle, et où sur scène prévalait la performance individuelle plus que l’économie générale du drame.

Déjà Gluck en son temps avait remis en cause la notion de performance du chanteur, et l’histrionisme qui consistait à satisfaire la soif d’acrobaties vocales du public, et l’ère du bel canto au XIXème continua la tradition.
Le théâtre de Bayreuth qui concentre le regard sur la scène et qui ne le distrait pas par des décorations chargées et des dorures excessives, prépare un théâtre de mise en scène, où la représentation du drame (=ce qui se passe) est centrale : c’est ce que dit la notion de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale où chaque élément (musique, texte, scène) compte. D’ailleurs, les salles d’opéra construites après 1950 sont des salles à vision essentiellement frontale, même si aucune salle n’a adopté la fosse invisible (c’était prévu initialement à Bastille, mais cela a fait long feu). La présence de la fosse d’orchestre avec orchestre visible est une concession au rituel de l’opéra où le chef et l’orchestre font aussi spectacle. Wagner a été plus radical, et a fait de la musique un accompagnement du drame, selon un principe très vite adopté par le cinéma.

2. La scène et les évolutions techniques

À ces considérations rapides s’ajoutent un point que l’on oublie quelquefois : les progrès techniques ont été sans cesse déterminants pour changer les conditions de représentation des spectacles. Il est clair que les progrès de l’éclairage, au gaz d’abord, puis à l’électricité ont amené à se poser différemment la question du noir en salle (Antoine) et la question de l’espace scénique et notamment d’un espace non plus à deux dimensions, mais à trois, un espace où l’éclairage devenait l’habillage essentiel, mais aussi un espace d’évolution des acteurs qui par sa nature même, permettait la tridimensionnalité. C’est déjà évident dans les propositions d’Adolphe Appia (déjà à la fin du XIXème), ce sera popularisé par Wieland Wagner à l’opéra.
À l’opéra, la toile peinte et l’illusion du trompe l’œil, qui existent depuis le XVIIème, ont perduré jusqu’aux années 1970 sur bien des scènes et pas seulement pour des raisons esthétiques : dans des théâtres qui le plus souvent étaient des théâtres de répertoire, changer les décors d’un opéra à l’autre était assez simple : il suffisait de descendre les toiles, de les rouler, de les ranger et d’accrocher les toiles du lendemain.

La question de la mise en scène est indissociable de l’occupation de l’espace scénique par des décors tridimensionnels, déjà proposés par Appia au début du siècle, elle s’est surtout posée à partir des années 1970, où les metteurs en scène de théâtre parlé se sont intéressés à l’opéra et où les décors ont commencé à être partout construits, avec les conséquences techniques et financières afférentes : personnels en plus grand nombre, augmentation du coût des productions, adaptation des espaces et des entrepôts où sont remisés les décors. Un simple indice : l’augmentation exponentielle des espaces de travail au Festival de Bayreuth, entre ateliers de construction, remises, et espaces de répétition pour un nombre stable de représentations et de productions.
Tout ce long préambule pour souligner que la question de la mise en scène va bien plus loin que la simple question du metteur en scène : la présence du metteur en scène à l’opéra a été en quelque sorte amenée par les réflexions dramaturgiques d’un Wagner, les progrès techniques qui ouvraient des possibilités infinies à la production d’un spectacle avant même la question des contenus et de la « lecture » et l’interprétation des œuvres. Au monde de la scène qui allait en se complexifiant, il fallait un horloger : ce serait le metteur en scène.

Texte et représentation

Mais l’autre question, nous l’avons vue, posée par Richard Wagner est la question du texte. Dans la tradition du XIXème siècle romantique, la question du livret est essentiellement technique, et consiste à trouver un texte rythmiquement en phase avec la musique. La période baroque a vu le même livret utilisé ou adapté pour des compositeurs différents, ou des spécialistes des livrets d’opéras, comme Metastase au XVIIIème ou Scribe au XIXème qui en ont écrits au kilomètre, même si un Verdi était très intéressé par la question, comme le montrent très tôt l’évolution de ses demandes en matière de livrets (voir le passage de Temistocle Solera à Francesco Maria Piave au moment d’Attila).

Les choses changent avec Wagner pour qui le drame est d’abord un texte, un poème (ainsi appelle-t-on les textes des drames wagnériens) : poésie et musique vont ensemble depuis Orphée. Cela suppose que la poésie épouse la musique, ce qui est un peu le principe du livret traditionnel, mais que la musique épouse le texte poétique, et ça c’est nouveau. Et Wagner écrit tous ses poèmes avant de composer la musique. Toute la problématique des Meistersinger von Nürnberg, œuvre centrale sous ce rapport, est là : il s’agit de trouver une harmonie entre texte et musique, et la création du texte est étroitement liée à celle de la musique, c’est tout le secret de Walther, et tout le problème de Beckmesser, qui commet l’erreur de prendre un texte qui lui est étranger (celui qu’il croit de Hans Sachs), pour l’adapter à sa musique, avec l’échec qui s’ensuit.
Un des enjeux du texte est sa lisibilité et sa clarté : alors qu’on a coutume de dire qu’un texte à l’opéra est peu compréhensible, l’enjeu du dire dans le drame wagnérien est essentiel. D’ailleurs encore dans Meistersinger, c’est bien la réception du sens auprès du public qui fait défaut au texte de Beckmesser,

Sonderbar! Hört ihr’s? Wen lud er ein? 
Verstand man recht? Wie kann das sein?

Affiche de la création de Meistersinger von Nürnberg (Munich 1868)

Le débat théorique dans Meistersinger ne se situe pas entre traditionalistes et modernistes, mais entre un formalisme étroit et la recherche d’une forme qui convienne à un fond : « la poésie est une âme inaugurant une forme » disait Pierre-Jean Jouve et c’est bien là l’enjeu d’un Sachs qui reconnaît cette âme chez Walther. On pourrait pasticher en disant « la Poésie est une âme qui inaugure une musique ».
De même choisir la comédie pour transmettre des idées aussi profondes marque aussi pour Wagner la volonté de choisir un texte qui va porter le sens et le débat, que la musique va accompagner. La comédie permet la prééminence du texte et c’est ce qui gêne les non-germanophones dans Meistersinger : une conversation continue remplie de jeux de mots et de jeux sonores qu’un allemand peut comprendre et qu’un wagnérien non allemand a plus de difficultés à appréhender, d’où la distance de certains mélomanes wagnériens à cette œuvre, d’où le temps assez long qu’il faut pour entrer dans son univers, un univers où la musique épouse le texte et ses jeux et ses sonorités.
Bien sûr cette manière de faire un jeu d’écho entre la conversation (essentielle dans Meistersinger) et la musique qui lui colle et qui en dépend, on la retrouve aussi dans Rheingold, dans Walküre (notamment au deuxième acte) ou dans le premier acte de Siegfried, mais pas dans Fliegende Holländer, Tannhäuser, Lohengrin, antérieurs à 1850.

La centralité de la question du texte et d’un texte de haute qualité poétique (au sens large) compréhensible, renvoie évidemment à la question de l’interprétation et de sa réception, enjeux qui vont être prépondérants à la fin du XIXème et au XXème. Un signe évident en est la meilleure qualité des livrets, et même l’utilisation de textes qui servent (presque) indifféremment au théâtre et à l’opéra, Pelléas et Mélisande, Salomé et tous les textes de Hoffmannsthal pour Strauss mais aussi Wozzeck, ou des livrets tirés de pièces importantes comme Lulu. La densification des livrets est même sensible chez Verdi, dans sa collaboration tardive avec Arrigo Boito, écrivain et poète, à qui l’on doit la révision de Simon Boccanegra, ainsi qu’Otello et Falstaff qui ne sont pas les moindres des opéras de Verdi et tous pratiquement postérieurs aux grandes créations wagnériennes (Boccanegra est une révision de 1881, Otello en 1887 et Falstaff en 1893).
Ce que l’opéra occidental traditionnel (italien et français pour l’essentiel) a mis plus de deux siècles à accomplir, l’opéra russe naissant en revanche l’opère immédiatement : Pouchkine est le grand pourvoyeur de textes littéraires (dont le roman en vers Eugène Onéguine et la nouvelle La Dame de Pique) repris à l’opéra et ses drames sont directement utilisés par les compositeurs (Moussorgski ou César Cui par exemple).
L’augmentation générale de la qualité des textes utilisés pour l’opéra confirme la réalité nouvelle  induite par les textes théoriques wagnériens qui va donner au texte à l’opéra une importance qu’il n’avait pas auparavant et donc implique à terme un travail de mise en scène de textes qui, dans le moment même où ils deviennent livrets d’opéra, vivent déjà pour certains sur les scènes du théâtre parlé que les grand théoriciens investissent. Car le texte est la matière du metteur en scène.

Appia: Projet pour Tristan (1896)

Nous essaierons d’expliquer plus loin pourquoi le metteur en scène comme figure démiurgique à l’opéra arrive relativement tard dans l’histoire de cet art, mais au XXème siècle, la question du renouvellement scénique à l’opéra se pose dès les années 1920 : ainsi, en 1923, Arturo Toscanini, qui plus que tous ses successeurs a fait rentrer la modernité au répertoire de la Scala, fait appel à Adolphe Appia pour la mise en scène de Tristan und Isolde et lui écrit : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. » [2]
C’est bien là affirmer une ère nouvelle pour l’opéra.

Et la musique ?

Après l’espace et le texte la troisième question et non la moindre est celle de la musique : évidemment la musique, qui est physique, est sans doute la plus apte à créer l’émotion immédiate, et Wagner le sait (influencé aussi par les écrits de Schopenhauer). La question de la relation de la musique au texte, mais aussi de l‘équilibre scénique se pose ; dans cet univers quand le metteur en scène va entrer en jeu, va se poser immédiatement la question de sa relation avec le chef d’orchestre et de la prééminence…
Dans la trilogie du drame texte-musique-théâtre, c’est dans Tristan que la musique prévaut : Wagner écrit d’ailleurs lui-même en 1856 qu’il compose une « musique sans paroles » et en 1860 dans « la musique de l’avenir » que « la musique inclut le drame en elle-même ». Entre 1850 et 1860, Wagner évolue dans son regard sur le drame musical, donnant à la musique un rôle nouveau – sous l’influence double de la composition de Tristan et de la philosophie de Schopenhauer qui fait dire à Wagner que « de cette conscience immédiate de l’unité de notre être intime avec celui du monde extérieur nous voyons naître un art », et cet art c’est la musique. Comme le dit François Nicolas [3]la musique résout le conflit entre sujet et monde grâce à l’unification d’un seul monde, celui du « drame musical ».
La question du drame musical est donc résolutive, et il ne s’agit plus alors d’opéra, au sens traditionnel du terme mais d’une évolution musicale qui nécessite pour son plein effet, un théâtre adapté et une scène adaptée : on sait que Wagner ne sera jamais satisfait de cette dernière. L’évolution du XXème siècle lui aurait-elle donné satisfaction ?

La question de la musique, chez Wagner et chez les autres compositeurs postérieurs, est techniquement celle de Capriccio : prima la musica o prima le parole. Mais il ne s’agit plus alors de débat théorique, mais de débat pratique qui alimente les polémiques et les affirmations péremptoires des uns et des autres sur la prépondérance du metteur en scène qui aurait dicté sa loi dans les dernières décennies, au point qu’on a appelé la dernière période, depuis 1980 « l’ère des metteurs en scène ». On remarquera qu’on ne dit pas « l’ère de la mise en scène », qui serait trop générique mais qu’on pointe les individus, comme si une lutte d’egos s’était fait jour où les chefs d’orchestres auraient définitivement cédé la place.
Déjà lors des répétitions des Nozze di Figaro à Versailles en 1973, on raconte que Giorgio Strehler qui en matière d’ego se posait là, pendant les répétitions chantait derrière le chef (Sir Georg Solti) avec un autre tempo pour l’agacer, parce que les deux ne s’étaient pas mis d’accord a priori sur le rythme à imposer. Or il est essentiel que chef et metteur en scène travaillent ensemble dès le début des répétitions scéniques : aujourd’hui très souvent le travail scénique commence environ six semaines avant la Première (dans les meilleurs cas) et avec le chef à peu près trois semaines avant, qui découvre le travail effectué. Tous les chefs ne travaillent pas ainsi, mais le chef et le metteur en scène devraient dès la première répétition scénique être ensemble, pour proposer une véritable Gesamtkunstwerk. Sait-on que l’idée des fameux crocodiles dans le Siegfried de Frank Castorf à Bayreuth, qui a tant fait hurler certains spectateurs, est née d’une réflexion de Kirill Petrenko indiquant que la musique du duo Siegfried/Brünnhilde était une musique à laquelle il ne fallait pas se fier, trop belle pour être vraie, et qu’il fallait mettre une vraie distance, parce qu’il ne fallait pas y croire.
Aussi est-il hasardeux d’affirmer comme certains que le « n’importe quoi » se cache derrière la mise en scène.
En réalité, la question est sans doute ailleurs : au-delà des théories musicales, au-delà de la réflexion sur la musique (qui existe depuis des siècles) et celle sur l’opéra existe depuis la naissance de l’opéra (rien qu’au XVIIIème, avec Rameau, Rousseau, Gluck etc..), la question est celle du public et de la réception. Pendant deux siècles, l’opéra a été un art d’abord musical laissant au chant et au chanteur la prépondérance (déjà Gluck s’en plaignait), et donc le choix était celui de l’émotion : l’art lyrique, comme toute musique a un effet physique sur l’individu. Certains chanteurs-stars du XXème encore regardaient les mises en scène avec la distance de celui qui pense « Chers metteurs en scène, faites comme il vous plaira, mais quand j’ouvrirai la bouche, vous n’existerez plus ! ».
Wagner a fait de l’opéra un art intellectuel, un art de contrainte y compris physique (les spectateurs de Bayreuth en savent quelque chose) qui oblige à la concentration : l’enjeu n’est plus le simple plaisir ni la distraction. En ce sens, la « religion » dont on a entouré Wagner et Bayreuth « objet de pèlerinage » montre qu’on est passé à un autre niveau. Il y aurait donc des opéras pour se distraire (le Rossini bouffe par exemple) et d’autres pour entrer en émotion esthétique et en interrogation intellectuelle et philosophique (Wagner) ? Sans doute pas, car la question du metteur en scène va traverser les genres.

Et c’est bien là l’interrogation fondamentale sur le sens du théâtre, à laquelle répondent la plupart des théoriciens post wagnériens.

Brecht

Projet de Caspar Neher pour la création de “Die Dreigroschenoper”

Il est clair que les théories wagnériennes ont participé de la réflexion de Bertolt Brecht (qui n’était pas vraiment wagnérien) envers la musique, dont il se méfiait si elle était trop envahissante : il pensait « théâtre musical » avec des petites formations, essentiellement faites de cuivres, sans trop de violons (le modèle étant L’histoire du Soldat de Stravinski) : et même s’il a beaucoup utilisé la musique , elle l’est en mode « économe » (l’Opéra de Quat’sous le bien nommé) et pas débordante (comme le drame wagnérien). Et surtout, Brecht s’intéresse à l’acteur, et pas au chanteur, qu’il pense obnubilé par la performance et pas par le théâtre (en cela il rejoint Gluck) : « L’interprète ne s’intéresse plus à l’intrigue, c’est-à-dire à la vie, il ne s’intéresse plus qu’à soi-même, c’est-à-dire à bien peu de chose. Il n’est plus philosophe, il n’est plus que chanteur. Il se contente de saisir la moindre occasion pour se mettre en valeur et caser un intermède»[4]

Mais cette idée n’est pas neuve, Chaliapine lui-même appelait de ses vœux un chanteur qui fasse du théâtre : « Plus je jouais (…) et plus se renforçait ma conviction que l’artiste lyrique ne doit pas seulement chanter, il doit aussi jouer son rôle de la manière dont on le jouerait au théâtre »[5]

L’idée développée par la plupart des metteurs en scène proches de ces théories est bien celle-là, il s’agit de « de réinsuffler du théâtre à l’opéra, c’est-à-dire de rééquilibrer l’ensemble de la prestation des chanteurs au profit du jeu corporel et de l’intelligence du texte de manière que la pure beauté musicale (ligne de chant et qualité du son) ne soit plus leur unique but et que la musique, le texte et le geste cohabitent »[6].

Dans ces lignes, et en dépit de la méfiance de Brecht envers Wagner et le drame musical, on est bien proche du concept wagnérien de Gesamtkunstwerk[7] (œuvre d’art totale) : pour que le spectateur reçoive l’œuvre comme Gesamtkunstwerk, il faut donc qu’elle ait été produite comme telle, et c’est ce que nous dit Brecht ici.
Il est clair que le Regietheater en tant qu’école (si on peut appeler cela école) naît de Brecht.  D’ailleurs, ses premiers représentants allemands (Harry Kupfer, Ruth Berghaus) viennent des cercles brechtiens. Mais il est tout aussi clair que l’évolution de l’opéra qui permet le Regietheater s’est aussi construite aussi ailleurs, mais jamais loin de l’Allemagne. En fait il y a deux parcours différents qui vont aboutir au même lieu, le Festival de Bayreuth, qui va faire de la mise en scène un élément déterminant du spectacle musical. Wagner a inauguré une vraie réflexion qui arrive au concept de « mise en scène », et son festival, Bayreuth, un siècle plus tard (quand même) va installer définitivement le metteur en scène comme troisième larron de l’art lyrique.

Le chemin vers Bayreuth : À l’ouest

À l’ouest, Wieland Wagner, occupé à faire oublier le Bayreuth nazi de sa maman, créé le Neues Bayreuth en 1951, avec un profil de mise en scène assez proche des théories d’Adolphe Appia, mort en 1928 : rôle de la structuration de l’espace, rôle de l’éclairage, absence de réalisme, mais aussi un gros zeste de distanciation (Wieland Wagner connaît bien Brecht) : on est à l’opposé du naturalisme d’un André Antoine.
Wieland Wagner a travaillé d’abord la décoration parce que c’est sa première formation, c’est un peintre, un décorateur, un créateur d’images. Son approche de la scène affirmée en 1951 évidemment est allégorique : la scène de Bayreuth est nettoyée, nettoyée de ses décors trop illustratifs, mais aussi nettoyée de son passé et de ses compromissions. Non que Wieland en soit lavé (jusqu’en 1944-45, il va voir Hitler pour discuter de ses projets), mais l’alliance stratégique des deux frères que bien des choses opposent, le Kronprinz (Wieland) protégé du Führer, et le cadet (Wolfgang- qui dut faire la guerre et aller au front) l’un sur l’artistique et l’autre sur la gestion (alliance qui aboutit à l’éloignement définitif de Friedelind qui vu ses positions semblait naturellement promise au Festival ), va faire naître un nouveau Bayreuth où la nouveauté de l’approche scénique va contribuer à effacer comme par magie le passé. Il déclare: „Wir wollen weg von Wagner-Kult, wir wollen hin zum kultischen Theater“[8].

Très vite en 1953 en réaction se crée un « Verein zur werktreuen Wiedergabe der Musikdramen Richard Wagners »[9] qui montre clairement que le concept de fidélité à l’œuvre ou aux intentions de l’auteur qu’on éclairera dans notre seconde partie n’est pas une invention des dernières décennies, et qu’il y a une opposition idéologique au chemin pris par Bayreuth à cette époque. N’oublions pas qu’anticipant le Frank Castorf de 2013, c’est Wieland qui en 1965 déclare « Walhall ist Wall Street »[10]

Meistersinger (Wieland Wagner) Bayreuth 1956

Même si les premiers spectacles surprennent et attirent des réactions hostiles, c’est en 1956 qu’éclate l’épouvantable scandale, quand il décide de s’attaquer à la pierre de touche de la tradition, et qu’il propose une nouvelle production de Meistersinger (tiens tiens…encore eux) qui heurte la tradition illustrative de la présentation de l’œuvre et casse sa référence à l’Allemagne éternelle. Le travail de Wieland n’a évidemment pas l’heur de plaire à tous, et l’on entend à l’époque bien des remarques qu’on entend aujourd’hui dans la bouche des contempteurs du Regietheater ou des metteurs en scène dictatoriaux. En 1963, il propose une autre mise en scène des maîtres, la situant dans un théâtre du Globe imaginaire, travaillant la référence à Shakespeare, mais à sa mort et bien vite, son frère Wolfgang refera des Meistersinger un gage aux traditionnalistes en se réservant la mise en scène de l’œuvre, pendant qu’il ouvrira les autres titres aux jeunes metteurs en scène de l’époque. Bayreuth est atelier, mais pour tout sauf Meistersinger (jusqu’au seuil des années 2000) jusqu’à la production de 2007 de Katharina Wagner, qui fait enfin le point sur la situation de l’œuvre face au wagnérisme.

Meistersinger 2017 à Bayreuth (Barrie Kosky) © Enrico Nawrath

Meistersinger à Bayreuth est un bon exemple de ces débats : l’œuvre pose problème, et théorique, on l’a vu plus haut, et aussi politique depuis qu’elle fut pour les nazis l’œuvre symbole de la suprématie de l’Allemagne. Barrie Kosky vient dans la production de Bayreuth d’affronter la question. Deux productions d’inspiration Regietheater de Meistersinger von Nürnberg ont normalisé la question : après Wieland, il a fallu 50 ans…
Cette question de la réception et de la lecture de cet opéra de Wagner est magistralement traitée par Tobias Kratzer dans sa production de Karlsruhe (Voir l’article dans Blog Wanderer).

Mais l’arrivée des « mises en scène » à l’Ouest n’a pas été seulement l’œuvre de Wieland Wagner, qui pourtant a un rôle irremplaçable dans l’histoire et la vraie naissance de la mise en scène d’opéra.

Giorgio Strehler: La bonne âme de Se-Tchouan

En Italie en effet, la fondation du Piccolo Teatro en 1947 par Giorgio Strehler et Paolo Grassi fait souffler un air neuf après le fascisme et la guerre : Giorgio Strehler est un peu le Wieland Wagner italien, qui va révolutionner la scène dramatique. C’est un brechtien, mais est aussi passé par l’école de Louis Jouvet, il va ouvrir la scène italienne à Brecht : on lui doit des mises en scènes légendaires des œuvres du dramaturge allemand (La bonne âme de Se-Tchouan…), et il va travailler dans des conditions assez drastiques (le Piccolo Teatro a 400 places et une toute petite scène) à réconcilier la tradition italienne du spectacle (en revenant à des procédés remontant à la période baroque) à l’innovation (un travail sur l’éclairage inouï), tout en restant un théâtre de texte, souvent politique, il cherche donc à concilier plusieurs traditions. Et Strehler vient très vite à l’opéra, c’est lui par exemple qui crée l’Ange de Feu de Prokofiev en 1955 en version scénique à Venise, une œuvre qui encore aujourd’hui sent le soufre.
D’autres italiens font date à l’opéra, et notamment le cinéaste Luchino Visconti dont La Traviata (avec Callas) laissera une marque profonde, mais dans une autre direction fidèle à un réalisme cinématographique, à une exactitude maniaque dans la reproduction de la société aristocratique. Mais c’est aussi d’un autre côté le cas d’un Luca Ronconi, qui dès 1967 présente Jeanne au bûcher à Turin

Luca Ronconi Die Walküre (1974) Acte III ©Erio Piccagliani

et qui surtout commence la mise en scène d’un Ring prémonitoire en 1974 à la Scala (direction Sawallisch), prémonitoire, parce qu’il y a des grandes parentés entre son approche et celle de Patrice Chéreau à Bayreuth. Ronconi, très peu évoqué dans les débats sur le théâtre n’est pas réductible à une école va inonder l’opéra italien de mises en scène souvent d’une inventivité jamais atteinte ailleurs.[11]

Les vannes du Regietheater s’ouvrent…à Bayreuth

Le rocher de Brünnhilde (MeS Patrice Chéreau, décor Richard Peduzzi)

Justement les années 1970 voient naître en France aussi des metteurs en scène novateurs et qui vont très vite arriver à l’opéra. Patrice Chéreau justement, qui va travailler au Piccolo Teatro avec Strehler. Mais deux aussi formidables personnalités peuvent-elles travailler ensemble longtemps ? Cela durera peu, même s’Il y a une filiation Strehler – Chéreau reconnue par ce dernier (Peter Stein aussi sera au Piccolo les mêmes années) qui passe aussi à travers Brecht. Chéreau arrive très vite à l’opéra, dès 1969 à 25 ans avec l’Italienne à Alger à Spolète, puis les fameux Contes d’Hoffmann qui marquèrent tant l’Opéra de Paris où il ose toucher au livret, s’y autorisant à cause de problèmes d’édition bien connus de l’opéra d’Offenbach.
C’est son arrivée à Bayreuth pour le Ring qui va ouvrir les vannes du « théâtre à l’opéra », issu de Brecht, mais aussi dans le cas de Chéreau, d’Artaud, et aussi de Strehler : dans un théâtre tant marqué par Wieland Wagner, qui de novateur fait du coup figure de classique et d’ancien (toutes les mises en scènes wagnériennes de l’époque sont inspirées plus ou moins de son esthétique) Chéreau ouvre les portes au « Regietheater »: deux ans après, en 1978, Harry Kupfer viendra faire le Fliegende Holländer à Bayreuth et ce sera là aussi un immense triomphe.

Tannhäuser (Götz Friedrich) Bayreuth

Mais un scandale moins universel avait déjà marqué Bayreuth dès 1972, avec le Tannhäuser très politique d’un metteur en scène de l’Est, Götz Friedrich, qui passera à l’Ouest la même année.
Comme va le voir, Est et Ouest se réunissent à Bayreuth qui va trancher, grâce à Wolfgang Wagner, le nœud gordien d’un théâtre neuf, hautement politique, qui va inonder le monde du théâtre et de l’opéra notamment en Allemagne à partir des années 1980. Ce sera le Regietheater.

Le chemin vers Bayreuth : l’Est

Car il serait erroné de croire que l’Allemagne de l’Est est en retrait dans la réflexion sur la mise en scène au théâtre. C’est tout le contraire. Ce qui porte le théâtre à l’Est, c’est évidemment là aussi Bertolt Brecht, avec l’immense avantage qu’à Berlin, Brecht est chez lui puisqu’il fonde en 1949 le Berliner Ensemble. Après sa mort, c’est sa femme Hélène Weigel qui assure la direction, puis en 1971, Ruth Berghaus, considérée comme la fondatrice de ce Regietheater tant honni de nos spectateurs bon teint, mais pas bon œil.
À l’opéra la question de la mise en scène devient centrale lorsque Walter Felsenstein (mort en 1975) prend la direction de la Komische Oper de Berlin en 1947 (l’ex Metropol Theater) qui oblige tous les chanteurs (y compris les chanteurs invités) à travailler la mise en scène avec une précision millimétrée. Le travail scénique de Felsenstein est légendaire. En 1981 c’est son protégé Harry Kupfer qui prend la direction artistique de la Komische Oper dont on compare souvent la méthode à celle de Giorgio Strehler. Un travail théâtral précis avec les chanteurs, très individualisé, en fonction du texte et de la partition, mais aussi en fonction des implications politiques et idéologiques de l’œuvre : il applique la méthode brechtienne du théâtre épique qui est vision du monde et qui place le spectateur comme observateur, usant de son jugement et de sa raison (à l’opposé du théâtre dramatique aristotélicien qui implique le spectateur et exploite ses émotions) et donc qui le distancie et le contraint à la réflexion. Brecht de manière ironique applique ce concept à la musique (concept de Misuk).

Der Fliegende Holländer (Harry Kupfer) à Bayreuth ©Unitel

D’autres metteurs en scène d’Allemagne de l’est après sa mort appliquent les concepts brechtiens, comme celui dont on a déjà parlé plus haut, Götz Friedrich, qui met en scène Tannhäuser à Bayreuth en 1972, puis s’exile à l’Ouest. Götz Friedrich et Harry Kupfer se retrouvent à Bayreuth le premier en 1972 et 1982 (Tannhäuser et Parsifal), le second en 1978 et 1988 (Fliegende Holländer et Ring). Un troisième larron Ossi[12] arrivera à Bayreuth en 1993, Heiner Müller, avec son Tristan légendaire revu à Lyon cette année. Heiner Müller alors directeur du Berliner Ensemble, et la production sera reprise après sa mort en 1995, à Bayreuth  (comme à Lyon en 2017) par Stefan Suschke, lui aussi devenu brièvement directeur du Berliner Ensemble. Brecht n’est jamais trop loin…Un quatrième larron du nom de Frank Castorf investira Bayreuth en 2013, Frank Castorf, berlinois, pur « Ossi », formé à l’Est, et très tôt objet de la méfiance du régime…

En conclusion et pour résumer.

Voilà ce qui fait le lit du Regietheater :  des parcours parallèles, contemporains et fort différents, celui de Wieland Wagner marqué par les théories d’Appia à Bayreuth et celui de Felsenstein à la Komische Oper, qui imposent tous deux la mise en scène comme une exigence, mais aussi l’italien Strehler, passionné de Brecht. Ce n’est pas un hasard si Rolf Liebermann demande à Strehler d’ouvrir son mandat à la tête de L’Opéra de Paris en 1973 : c’est bien le metteur en scène qui commence à s’imposer.

Par ailleurs, le travail et la réflexion théorique de Bertolt Brecht s’imposent à la plupart des metteurs en scène des années 1970, jeunes et moins jeunes. Giorgio Strehler à l’ouest fait école (Peter Stein/Patrice Chéreau) par sa vision d ‘un théâtre politique et poétique, qui lit le monde et le répertoire à l’aune des conflits idéologiques (ce sera aussi en France l’approche d’un Planchon ou d’un Vitez).

Dans tous ces parcours complexes, c’est Bayreuth qui devient le centre d’une nouvelle vision de la mise en scène d’opéra : on l’a dit Götz Friedrich en 1972, Patrice Chéreau en 1976, et Harry Kupfer en 1978 s’imposent sur la colline verte. Trois visions héritées de Brecht :  le grand scandale et le retentissement du Ring de Chéreau va ouvrir les vannes de la mise en scène à l’opéra. Wolfgang Wagner avec son concept de Werkstatt Bayreuth[13] va permettre au Regietheater d’entrer en opéra.
Ainsi Bayreuth va être en un peu plus de 20 ans (1951- 1976) le lieu de deux révolutions qui vont profondément transformer le paysage de l’opéra et imposer le metteur en scène comme troisième figure après le compositeur et le chanteur. C’est la conséquence de l’importance renouvelée du texte, (on a vu comme les œuvres du XXème siècle rendent au texte une importance qu’il n’a pas toujours eu auparavant). L’opéra devient véritablement Gesamtkunswerk.
La naissance de la mise en scène à l’opéra et l’entrée du Regietheater notamment en Allemagne n’empêche évidemment pas le maintien d’une tradition spectaculaire héritée à la fois des traditions du Grand Opéra et des mises en scène de Visconti, notamment en Italie avec Franco Zeffirelli, son héritier direct à l’opéra, mais aussi de figures comme Margherita Wallmann. Quant à Luca Ronconi, c’est un franc-tireur qui va continuellement produire à l’opéra , souvent des chefs d’œuvres avec son travail sur la multiplicité des regards et des points de vue et celui permanent sur l’illusion théâtrale, c’est peut-être là le plus grand génie de la scène qui va s’imposer doublement à Paris d’ailleurs, aux halles de Baltard avec Orlando Furioso, et à l’Odéon avec Le Barbier de Séville. Et le franc-tireur français, qui travaillera peu en France, c’est Jean-Pierre Ponnelle qui impose une vision plus traditionnelle, mais pleine d’idées et d’une rare précision avec un réel soin esthétique, lui aussi va travailler essentiellement dans l’aire germanique auprès de Karajan, mais aussi à Stuttgart ainsi qu’à Bayreuth où il signe un Tristan und Isolde qui a fait histoire.
Si les années 70 sont sans conteste pour l’opéra les années de la mise en scène, elles ont permis l’élan du Regietheater à partir de Bayreuth, qui est la caisse de résonance idéale, les années 80 sont véritablement sur les scènes d’opéra germaniques les années « Regietheater ». Du côté français, comme Ponnelle produit peu en France (Strasbourg essentiellement et un peu Paris – un Cosi fan Tutte qui n’est pas son meilleur travail) citons pour finir un metteur en scène un peu à part, l’argentin Jorge Lavelli qui révolutionne le Faust de Gounod à Garnier (encore un scandale !) – et qui va lui aussi ces années-là imposer un regard nouveau sur la mise en scène d’opéra : en France au moins, il participe du mouvement général, irrésistible, de transformation de la scène d’opéra.

Tristan, Acte II, Wieland Wagner 1962

 

[1] Les Echos, Philippe Chevilley : https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/030845092471-les-mises-en-scene-dopera-en-questions-2129098.php

[2]  Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Le rapport de Wagner à Schopenhauer à l’époque de Tristan und Isolde, par François Nicolas, Colloque Richard Wagner, Théâtre de La Monnaie, Bruxelles 2006

[4] Musik, in GBFA, 22, p. 673 : « Der Darsteller hat kein Interesse mehr für die Handlung, also das Leben, sondern nur mehr für sich, also sehr wenig. Er ist kein Philosoph mehr, sondern nur mehr ein Sänger. Er ergreift andauernd die Gelegenheit, sich zu zeigen und eine Einlage unter Dach zu bringen. »)

[5] Extrait de Pages de ma vie, autobiographie écrite en collaboration avec Maxime Gorki, 1916.

[6] Brecht et la musique au théâtre Entre théorie, pratique et métaphores par Bernard Banoun, in Etudes germaniques, 2008/2 (n° 250), pp 329-353

[7] Œuvre d’art totale

[8] Trad : Nous ne voulons plus du culte de Wagner, nous voulons aller vers le culte du théâtre.

[9] Trad : Association pour la représentation  des drames wagnériens dans la fidélité à l’œuvre.

[10] Dans une interview au Spiegel, 21 juillet 1965, 19ème année, p.66.

[11] Voir à ce propos son merveilleux site : http://www.lucaronconi.it/

[12] Ossi : habitant de l’ex-Allemagne de l’Est

[13] Atelier/laboratoire Bayreuth

LES SAISONS 2017-2018: À LA CROISÉE DES CHEMINS

 

À LA CROISÉE DES CHEMINS

 La vie du mélomane itinérant est faite de futur rêvé et de passé mythique, avec entre deux quelques déceptions du présent. Quelquefois même, les déceptions deviennent d’agréables surprises au détour de l’audition de l’enregistrement de la représentation qu’on croyait décevante. Ainsi l’annonce des saisons, les fuites sur telle ou telle production qui émaillent les réseaux sociaux, jamais rassasiées de présent sont-elles des moments clefs. Mais dès qu’elle commence, la saison du moment est peu de choses par rapport aux merveilles qu’on va entendre la saison suivante. Cette attente permanente du moment suspendu ou du climax lyrique peut créer des amertumes, peut créer des éternels insatisfaits à la recherche d’une perfection qui n’est jamais par définition atteinte, à la recherche du remplissage du tonneau des Danaïdes, qui signifierait forcément la fin du rêve.

Au moment d’entamer une série d’articles sur quelques saisons d’opéra en France et ailleurs, c’est cette éternelle recherche, jamais rassasiée, qui m’intéresse. C’est aussi alimenté par cette manière qu’ont aujourd’hui les théâtres de nous faire rêver, grâce à la communication numérique : la multiplication des « trailers », à la manière des bandes annonces, éveille le désir et la lyricolibido. Les saisons prochaines ont leurs hauts et leurs bas, mais déjà on se projette sur 2019 quand 2018 n’est même pas entamé. Processus boulimique qui aboutit avec l’expérience et avec l’accumulation des spectacles à une sorte de contradiction interne qui est mienne : à la fois une distance parce que ma mémoire est pleine de souvenirs, souvent exceptionnels, et encore et toujours une curiosité très excitée sur la suite, qui nourrit l’espoir de voir le futur rangé par avance dans le passé mythique : je suis complètement immergé et n’ai pas encore atteint l’ataraxie lyrique.
Je fête par exemple cette année 40 ans de Festival de Bayreuth, 40 ans d’un rêve d’enfant ou de pré-ado découvrant éberlué l’ouverture de Tannhäuser à 11 ans, qui s’est réalisé à l’âge de 24 ans. De 11 à 24 ans, Bayreuth était pour moi un lieu inaccessible, qui m’était probablement interdit – je le vivais ainsi- au point que lorsque j’ai pénétré dans la salle pour la première fois, je me sentais clandestin, invité illégitime de la dernière heure, et que le souvenir de ce sentiment est encore incroyablement vif, tant j’avais désiré des années durant ce moment que je croyais impossible.
Malgré les vicissitudes, les déceptions, les colères, le moment de Bayreuth reste pour moi le sommet de l’année, les « vraies vacances » qui marquent mon attachement viscéral à ce lieu et à ce qui s’y passe, quel que soit d’ailleurs ce qui s’y passe. Et je suis souvent désolé de voir que pour certains, y compris d’ailleurs des artistes, Bayreuth n’est qu’une étape du « summer tour » du mélomane et donc un lieu parmi d’autres de consommation lyrique. Pour ma part, j’y vais indépendamment de l’offre programmatique, mais pour des raisons très personnelles et très proustiennes, sans doute pour vivre chaque année mon Temps retrouvé, ma « matinée chez la princesse de Guermantes » où je retrouve des figures de ma jeunesse, un peu vieillies, quelquefois flapies, quelquefois vives encore, où les regards se croisent et se disent par devers eux-mêmes sans doute la même chose. Alors penser aux saisons, aux festivals, c’est irrémédiablement aussi faire le point sur soi, sur une existence qui a trouvé son sens et été bouleversée et structurée par la musique et l’opéra.

Or, et c’est un second point, j’ai le sentiment que l’opéra est à la croisée des chemins. Je lis çà et là des remarques sur l’épuisement du genre, sur la crise du public, sur l’absence de renouvellement, en somme sur la fin de l’opéra car c’est un genre interdit parce qu’élitiste socialement et culturellement, et donc condamné à terme. Et c’est un sentiment, une opinion hautement partagée, même par des gens habituellement estimables. Pourtant, l’expérience auprès des jeunes qu’on prépare, qu’on éduque me prouve le contraire. Dans mon métier (qui est de m’occuper d’art et de culture dans le monde éducatif), j’ai longtemps hésité à faire de l’opéra une cible de diffusion culturelle auprès des élèves, tant cet art semble éloigné des élèves mais aussi de beaucoup d’enseignants qui n’osent pas s’en approcher. Depuis quelques années au contraire, avec l’appui et la contribution de l’Opéra de Lyon, mais aussi grâce au dispositif Lycéens et apprentis à l’opéra de la région Auvergne Rhône-Alpes, j’essaie – nous essayons avec nos partenaires- d’amener à l’opéra des publics d’élèves très éloignés (comme dit le jargon du Ministère de la Culture), et tout ce qui me revient et tout ce que je vois, c’est que les jeunes nombreux qui sont mis au contact de l’opéra sortent dans leur très grande majorité enthousiastes de l’expérience : des élèves « métalliers » convaincus par la récente Alceste de Gluck, qui n’est pas œuvre facile pour s’initier à l’opéra, d’autres élèves convaincus par La Jeanne au bûcher de Romeo Castellucci au point de s’interposer entre deux spectateurs qui allaient en venir aux mains à propos de ce spectacle clivant. Ces exemples singuliers, mais il y en a d’autres, me confirment ce que je pense depuis très longtemps :

  • Penser qu’on amène à un art, l’opéra en occurrence, considéré comme le plus lointain et le plus hérmétique, en commençant progressivement par ce qu’on pense être la facilité, ou par des œuvres « pour la jeunesse » est une profonde erreur qui présupposerait que les jeunes ne sont pas comme nous, et qu’ils ont besoin de blédine lyrique pour acclimater leur estomac. Les jeunes sont bien plus disponibles que les adultes face à l’inconnu parce qu’ils n’ont pas leur goût formaté et qu’ils gardent tous leur curiosité, quels que soit leur formation, leur cursus ou leur niveau scolaire, pourvu qu’on les considère comme des individus sensibles et non comme des élèves de telle ou telle section, pourvu qu’on les prépare intelligemment, et qu’on fasse appel à leur affect, à leur sensibilité, pour un art aussi physique que l’opéra..
  • Il faut mettre l’élève devant la difficulté, parce qu’il est bien plus stimulé : l’art est exigeant, difficile, l’art « c’est du boulot » disait Karl Valentin. Ce n’est jamais un acquis et adhérer à l’art n’est pas l’attente d’un syndrome de Stendhal hypothétique.
  • Si l’on ne considère pas l’opéra comme un art accessible quelle que soit l’œuvre on aboutit forcément à une attitude contreproductive, comme celle de notre télévision publique, qui honte à elle, en dehors de Carmen, régulièrement proposée aux retransmissions (on n’y échappera pas à Aix en Provence) ne veut pas s’aventurer ailleurs, par peur de faire un bide télévisuel. Le téléspectateur est une fois de plus méprisé, mais c’est habituel.

Car un public se prépare et s’éduque qu’il soit théâtral, lyrique ou télévisuel, et là aussi comme ailleurs, la peur ou li’dée préconçue sont mauvaises conseillères. Récemment, l’Opéra de Lyon (c’est le plus proche mon domicile, donc évidemment, je m’intéresse un peu plus à lui) a été récompensé par les Opera Awards comme  meilleur opéra de l’année 2017 au monde ; c’est une chance pour nous, pour nos élèves, pour les amateurs d’art lyrique. C’est une salle qui programme des œuvres difficiles, avec une rare exigence scénique et musicale. C’est une salle suivie par son public, très disponible et c’est une programmation qui pour sûr serait accueillie différemment dans d’autres théâtres un peu plus fossilisés. Mais voilà, si cette programmation est l’œuvre des idées de Serge Dorny et de ses équipes, ce public a été formé, depuis les années soixante-dix, par l’existence à Lyon (et Villeurbanne) d’abord du TNP de Planchon et Chéreau, qui a façonné les regards, créé des disponibilités et une ouverture, puis par l’action de Louis Erlo et Jean-Pierre Brossmann, aussi bien scénique que musicale : pensons que John Eliot Gardiner et Kent Nagano ont fait leurs armes à Lyon, et pensons à ce qu’ils sont aujourd’hui. Serge Dorny a bénéficié de cette histoire qui a sans conteste façonné et éduqué le public. Toutes les villes n’ont pas cette histoire derrières elles, et tous les managers d’opéra n’ont pas cette intelligence ni cette opiniâtreté qui peuvent aller contre les goûts et les habitudes, mais qui au total permettent que soient acceptées les expériences et les productions les plus difficiles, mais tout autant des visions plus traditionnelles. Former la disponibilité du public, cela veut dire aussi former sa tolérance et son ouverture, en tenant un cap d’une main ferme, sans surfer sur la facilité.

  • Cette manière de voir l’opéra, remonte aussi
  • à la vision de Gérard Mortier, une vision qu’il a essaimée, d’où la vivacité de la scène belge ou hollandaise, aussi bien l’opéra d’Amsterdam, l’opéra des Flandres que La Monnaie, durablement marqués, dont on voit les résultats à Aix en Provence (Foccroule) ou à Lyon (Dorny), et le passage à Madrid de Mortier y a lui-aussi creusé un sillon, dans une Espagne fortement traditionnelle au niveau lyrique,
  • à la présence de Chéreau à Bayreuth de 1976 à 1980, (un scandale absolu au départ) qui a libéré les scènes lyriques allemandes, conjointement avec l’arrivée sur le marché allemand de metteurs en scène formés à l’école brechtienne (et en DDR)  qui ont imposé le Regietheater et contribué à revivifier la scène (on l’a vu avec le triomphe de l’Elektra de Berghaus, encore aujourd’hui, à Lyon)
  • J’y vois pour l’essentiel les deux sources qui ont ouvert au renouvellement des publics, et permis d’éviter la fossilisation et d’ouvrir le genre à la modernité, sans ignorer d’autres motifs, d’autres raisons qui touchent à la politique culturelle, mais on me permettra d’insister sur ce qui croise aussi mon propre vécu.

Mais ces mouvements ont quarante, voire cinquante ans, et deviennent à leur tour une sorte de doxa qu’il convient de revivifier aujourd’hui. Et la crise des publics que connaissent un certain nombre de salles (pas toutes encore) doit sonner comme un avertissement : on doit se demander comment aller plus loin ou comment aller ailleurs, pour exciter encore plus la curiosité, comment aller vers de nouveaux publics, et comment rendre l’opéra accessible, socialement, artistiquement, logistiquement. C’est d’ailleurs l’enjeu éternel du genre, déjà sur la place publique dans les années 80, au moment des débats en France sur l’Opéra-Bastille, qu’on voulait Opéra National Populaire, et qui n’est aujourd’hui qu’Opéra National de Paris.
Ainsi présenter quelques saisons ne saurait être détaché de toutes ces problématiques.

  • une relative crise de public dans certains grands théâtres internationaux qui ont des politiques voisines : obligation de programmes éclectiques s’adaptant à tous les publics et donc contraints de croiser les lignes, tantôt une mise en scène hardie, tantôt classique, des grands standards attrape-tout, quelques moments plus singuliers avec des grands chefs et des moins grands, des grands chanteurs et des moins grands. Chacun a son identité ou la cherche, mais la difficulté réside dans une recherche de nouveaux publics, difficiles à séduire, ou à une absence d’expérience en la matière, parce que ces salles sont habituées à ce que le public vienne spontanément et se retrouvent contraintes d’aller le chercher .
  • des théâtres, comme l’Opéra de Vienne, où au contraire le public afflue, qui a une ligne presque exclusivement musicale : offrir les meilleurs chanteurs, et garantir un niveau musical moyen honorable avec des choix de mises en scène plutôt pâles, car ce théâtre a l’exigence de remplir 300 fois la salle et préfère tabler sur la régularité plutôt que sur le coup médiatique. C’est le modèle du théâtre de répertoire, une offre lyrique en masse, et donc une nécessité de définir une ligne médiane, car chaque production doit durer, en donnant au spectateur la certitude qu’il est à Vienne, une capitale musicale du monde.
  • des maisons très polarisées sur le chant, moins sur les mises en scène, comme les théâtres du Sud de la France, aux moyens plus limités, Avignon, Marseille, Toulon, Nice qui auraient tout intérêt à s’unir ou comme des théâtres de grande tradition comme le Liceu de Barcelone
  • d’autres, comme Amsterdam, Bruxelles, Lyon, voire Madrid qui ont une ligne assez ferme et exigeante sur les mises en scènes et le choix des œuvres, héritiers de la ligne Mortier jadis à Bruxelles, avec des équipes musicales solides mais sans stars, mais pour certains qui connaissent aussi des difficultés (Bruxelles).
  • À la faveur d’une communication mondialisée et de voyages toujours plus facilités on s’intéresse aussi bien plus aux maisons du nord de l’Europe, Copenhague, Stockholm, Oslo, Helsinki de tradition relativement récente, ou qui ont profondément renouvelé leur politique musicale et qui attirent pas mal de mélomanes : en ce moment, le Ring de Stockholm est un aimant (Stemmant ?) pour les wagnéromanes.
  • Il y a aussi un bloc de l’Est, en Pologne, où il y a une réelle ouverture grâce à une école de mise en scène vivace, et ailleurs des maisons d’opéra, qui par tradition, ou par manque de moyens, n’ont pas encore toujours rencontré la modernité, et restent des lieux d’une tradition scénique parfois poussiéreuse, mais souvent musicalement solides et où l’on assiste à la renaissance de maisons de très grande tradition historique, comme Riga. L’Est européen est aussi le champ des matières premières lyriques: le réservoir de chanteurs y semble inépuisable.
  • enfin des maisons plus petites mais prestigieuses comme Bâle, ou l’Opéra des Flandres, sont résolument tournées vers l’innovation et la modernité. D’ailleurs l’intendant de l’opéra des Flandres, Aviel Cahn, viendra dans deux ans diriger Genève tandis qu’en France, on observera avec attention de jeunes maisons valeureuses, comme Dijon ou comme Lille, ouvertes, soucieuses de façonner leur public, inventives.
  • Au milieu de ces situations contrastées, un pays, l’Allemagne, le plus gros marché lyrique d’Europe, régi par le système de répertoire, avec ses grandes références, Munich, Hambourg, Berlin (et ses trois opéras), Stuttgart, Francfort, quand toute l’Europe occidentale – hors espace germanophone- est régie par le système stagione. Même avec ses problèmes spécifiques, l’Allemagne reste l’île heureuse de la musique.
  • En Suisse, une situation contrastée, avec des maisons plutôt ouvertes comme Zürich, magnifique exemple de modernité « contrôlée » et de niveau musical pratiquement sans failles qui en fait l’une des grandes maisons européennes, ou Bâle pôle de modernité dont on vient de parler, et puis d’autres théâtres plus petits, mais où se préparent les managers et les chanteurs de demain comme Bienne-Soleure, Saint Gall, Berne. Quant à Genève, c’est l’exemple même du théâtre de stagione, qui est en travaux actuellement, aux saisons hésitantes, entre modernisme et tradition, toujours de niveau très honorable, mais qui ne réussit pas à capter l’attention par ses initiatives : c’est un théâtre peu lisible en termes de politique culturelle qui dispose tout de même d’atouts importants, dont sa tradition et son histoire, et aussi un budget non indifférent.
  • Et puis il y a les Festivals, Vérone en difficulté, mais inévitable porte-drapeau de l’opéra populaire et spectaculaire, Orange, dans le même filon, qui a pu jadis être un peu plus exigeant et inventif qu’aujourd’hui, un nouvel intendant à Salzbourg après des années de palinodies et hésitations, une vie toujours un peu perturbée pour Bayreuth qui se cherche encore et qui connaît-disons- quelques hésitations dans son public, Aix qui va changer de pilote après une ère Foccroule intelligente, avec une vraie ligne rigoureuse, à l’image de son directeur, Pesaro remarquable exemple de permanence de ligne et de direction, Munich tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change et tous les autres dont on parle moins comme Wildbad, en Forêt noire, dédié à Rossini, ou Peralada en Catalogne.
    Fait nouveau depuis quelques années, la floraison de Festivals de Pâques, dont le pionnier Salzbourg vient de fêter ses 50 ans et qui n’est plus le phare qu’on a connu jadis. Ainsi trouve-t-on Berlin et ses barenboimiens Festtage, Baden-Baden qui ne tient que sur les Berlinois, mais sûrement pas sur les productions globalement sans intérêt, pour un public plus aisé encore que l’été, aux goûts esthétiques souvent traditionnels, qui peut se permettre d’écumer les lieux et l’été et au printemps. Enfin, Aix dernier né à la couleur passionnément concertiste grâce à son animateur Renaud Capuçon.

On l’aura compris, la seule question qui vaille, c’est l’avenir du genre opéra, et les réponses que tous apportent, celle de la mise en scène, gage de modernité, celle de l’élargissement du répertoire, qui parie sur la curiosité du public, celle du coup médiatique aussi quelquefois, ou celle de la diffusion par vidéo. L’opéra est un genre qui doit absolument ouvrir ses portes à public plus jeune, sans quoi, comme me l’avait dit jadis Peter Gelb (manager du MET) lors d’une interview, le public disparaîtra sans être remplacé. Or, les jeunes sont disponibles à la découverte, et, lorsqu’ils ouvrent les portes des théâtres lyriques, s’en trouvent plutôt bien, à condition d’être préparés, les expériences en cours en France sous ce rapport semblent plutôt positives.

Les retransmissions au cinéma des grands théâtres internationaux sont-elles une menace sur les théâtres moins importants qui ne peuvent rivaliser ? C’est possible, mais pas obligatoire : ce qui menace les structures, c’est la pérennité des moyens à un moment où ils diminuent partout et où la charge repose pour beaucoup sur les villes, qui paient chèrement le soutien à l’opéra, ou qui dans l’impossibilité d’y pourvoir, laissent leur théâtre dépérir. En Italie, le berceau de l’opéra, seuls trois ou quatre théâtres réussissent à ne pas vivre sous respirateur, alors que souffrent terriblement de hauts lieux historiques de l’excellence, Florence, Bologne, Naples et que ce pays qui a la plus haute densité de théâtres petits et grands, a aussi la plus haute densité de théâtres fermés ou en survie.

Comme on le voit la situation est complexe, et l’impression domine cette année dans beaucoup de théâtres lyriques de saisons prudentes, peut-être moins stimulantes. Peut-être est-ce dû à toutes ces interrogations, et aussi à une offre désordonnée, quelquefois excessive : Paris a quatre scènes d’opéra, trois salles de concert flambant neuves désormais, un signe de vitalité après avoir été une capitale moins mélomane que d’autres : l’offre dépasse Londres dont les salles de concert sont problématiques. Qui s’en plaindrait, si l’affluence répond à l’offre et si les salles ne désemplissent pas. La même abondance se constate à Berlin, ou à Vienne, mais les travées vides à Milan, ou au MET, sont aussi des menaces pour les autres car il n’est pas sûr que tous soient aussi actifs pour conquérir de nouveaux publics ou d’élargir leur étiage.
Enfin dernière remarque, mais pas la moindre : le Wanderer voyage, mais choisit ses cibles : on voyage pour de nouvelles productions prestigieuses, des représentations magnifiquement distribuées, ou dirigées, des œuvres rarement données, bref on choisit son parcours qui doit être semé de diamants. Il en va autrement de l’opéra au quotidien, qui peut quelquefois friser la médiocrité même dans des salles prestigieuses, parce qu’on ne peut offrir chaque soir l’exception. Tout ce qui brille n’est pas or, notamment dans le système de répertoire. En ce qui concerne la stagione, en théorie, c’est fête chaque soir parce que la programmation d’un nombre limité de titres concentre les moyens sur les productions de l’année et non sur 40 ou 50 titres en alternance…mais on peut aussi y rencontrer la routine ou la médiocrité, ce qui est plus inquiétant.

Au total, l’impression globale pour moi est que l’époque d’expansion de l’opéra, de l’élargissement des publics, de 1970 à 2000, est passée. Se pose aujourd’hui la question du renouvellement des spectateurs, des spectacles, celle du répertoire, et celle des managers : dans les cinq prochaines années, tous les titulaires des grandes maisons, voire des moins grandes auront changé. Que sera le paysage dans 10 ans ?
Alors, ce voyage dans les saisons de quelques théâtres va certes prendre en compte toutes ces incertitudes, mais aussi essayer de proposer les sources de plaisir : on va balayer ainsi quelques maisons françaises, Paris et Lyon, Strasbourg qui comme, Toulouse, change de direction, et quelques étrangères, Munich, Francfort Stuttgart, Karlsruhe, Bâle, Zurich, Amsterdam Londres à portée d’ICE pour les suisses, de TGV pour les français ou de Thalys pour les belges…L’Europe n’est pas un vain mot pour les mélomanes car la musique est sans frontières. [wpsr_facebook]

FESTIVALS DE PÂQUES: SALZBOURG et BADEN-BADEN, QUEL INTÉRÊT? QUEL ENJEU?

Salzbourg

Dans les rues de Baden-Baden, des affiches remercient la présence depuis 5 ans des Berliner Philharmoniker durant le Festival de Pâques.
Leur départ de Salzbourg, pour des raisons essentiellement économiques après 45 ans de présence avait été vécu comme un coup de tonnerre dans le petit monde musical. C’était la mort annoncée du Festival de Pâques de Salzbourg, résidence printanière de l’orchestre depuis 1967, année de fondation par Herbert von Karajan. Il n’en a rien été puisqu’en lieu et place, la Staatskapelle de Dresde a élu ses quartiers de Printemps, sous la direction de son chef Christian Thielemann.

Ainsi donc d’un Festival de Pâques en sont nés deux, avec celui de Baden-Baden lié désormais aux Berliner Philharmoniker et celui de Salzbourg désormais résidence de la Staatskapelle de Dresde.

Ce concept pascal, inventé par Herbert von Karajan, fait florès aujourd’hui puisqu’outre ces deux manifestations, on compte aussi le Festival de la Staatsoper de Berlin (die Festtage dirigés par Daniel Barenboim), en France le tout nouveau festival de Pâques d’Aix dirigé par le violoniste Renaud Capuçon et d’autres en Europe.
Après cinq ans, il est peut-être opportun de tirer quelques leçons du départ des Berliner de Salzbourg, pour Salzbourg et pour Baden-Baden, car cela éclaire le fonctionnement du monde musical, et la situation créée, mais il est aussi important de considérer la plus-value éventuelle de la situation.
Pour cela, il convient de remonter aux temps immémoriaux et karajanesques.
Le public d’aujourd’hui (notamment les jeunes mélomanes) peut difficilement se représenter ce qu’était Herbert von Karajan dans le monde musical (et pas seulement) dans les années 1970, lorsque j’ai commencé à fréquenter opéras et salles de concert. Karajan était une personnalité people. Ses apparitions (de plus en plus rares) sur le podium étaient des épiphanies qui agitaient le monde des mélomanes. Et à Salzbourg (été), la seule fois où j’ai réussi à voir une production de Karajan in loco (Aida, 1979), les gens qui cherchaient des places agitaient des dizaines de billets de mille Schillings (la monnaie autrichienne d’alors), soit des sommes qui pouvaient atteindre 600 ou 700 euros, en éventail sur le parvis du temple, le Festspielhaus de Salzbourg où le marché noir était chose commune.
Salzbourg Pâques était considéré comme le Festival le plus exclusif, on devait pour y accéder payer la Förderung (l’adhésion au cercle des mécènes) qui est devenue obligatoire après le retrait des soutiens de la ville de Salzbourg, quelques années après sa fondation), ce qui existe encore aujourd’hui, même si elle n’est plus une obligation ; mais le nombre de Förderer (de mécènes) a bien diminué depuis. À l’époque hors versement de ce ticket d’entrée point de salut. Les sommes paraissaient alors inaccessibles au pauvre étudiant ou au pauvre prof débutant que j’étais. Le Festival de Pâques, c’était le Festival où l’extraordinaire était l’ordinaire, le plus grand orchestre, le plus grand chef, les plus grands solistes, et chaque production était plus ou moins enregistrée. En bref, unique, ce Festival l’était effectivement, car il garantissait Karajan dans un ou deux concerts et un opéra, ce qui était exceptionnel.

Comme tout tournait autour de la personnalité du chef, lorsque celui-ci a disparu, le sort du Festival de Pâques s’est déjà posé : après deux année blanches d’interrègne, consécutives à l’entrée en immortalité du dieu musical, c’est Sir Georg Solti, maître après Dieu, qui a repris les rênes pour deux ans (Frau ohne Schatten et Falstaff) en 1992 et 1993, puis en 1994, Claudio Abbado, Chefdirigent des Berlinois, en a assumé la charge, comme Sir Simon Rattle en 2003, après Claudio Abbado.
Évidemment, le profil de ce Festival dédié à un chef, que la nomination de Sir Georg Solti, considéré alors comme le second après Dieu, pensait prolonger, n’a pas fait long feu et il est bien vite apparu que le Festival de Pâques devait rester le Festival des Berliner et de leur chef, quel qu’il soit, et vivre une vie nouvelle après la Légende dorée.
Avec Claudio Abbado, les choses ont évolué : Abbado n’a jamais aimé le culte de la personnalité et il a voulu mettre en avant des projets, et notamment les concerts Kontrapunkte, qui donnaient à l’orchestre la possibilité de jouer en formation de chambre, tradition perpétrée par Sir Simon Rattle qui n’a pas innové, mais a poursuivi la politique du prédécesseur.
Les productions d’opéra du Festival de Pâques étaient la plupart du temps coproduites par le Festival d’été, à la différence qu’elles étaient jouées à Pâques par les Berliner Philharmoniker et l’été par les Wiener Philharmoniker. Une manière de diminuer les coûts. Ce ne fut pas toujours le cas sous Abbado, même si quelques productions le furent (Boris Godunov, Tristan und Isolde), mais Claudio Abbado et Gérard Mortier n’étaient pas très proches, et Abbado a cherché des coproducteurs ailleurs, essentiellement en Italie (Elektra ou Simon Boccanegra, avec Florence), Otello (avec Turin). Parmi les productions réussies de l’ère Abbado, notons surtout le Wozzeck de Peter Stein (mais pas son Parsifal), Boris Godunov de Herbert Wernicke, sans doute la plus grande réussite, seul opéra ayant bénéficié d’une reprise à Pâques.

Sous Rattle, l’entreprise la plus notable fut le Ring, mise en scène de Stéphane Braunschweig, en coproduction avec Aix-en-Provence, notable par l’entreprise même, mais cette production oubliable a été oubliée. En revanche, le Cosi fan Tutte de K.H et Ursel  Herrmann fut un magnifique moment.
Quand les berlinois se sont éloignés (dernière année de présence, 2012) les productions scéniques du Festival ont été plutôt discutables, aussi bien le Parsifal, (2013, Michael Schultz) qu’Arabella (2014, Florentine Klepper). Cependant la belle production de Cavalleria Rusticana et Pagliacci de Philipp Stölzl, en 2015, a marqué, mais l’Otello suivant, mis en scène par Vincent Boussard en 2016, a été vite effacé. En 2017, La Walkyrie historique de 1967 recréée par Jens Killian et Vera Nemirova constitue à l’évidence une curiosité et la présence de Peter Ruzicka comme intendant, ancien Intendant du Festival de Salzbourg et compositeur connu en Allemagne, a sans doute aussi cette année motivé le Lohengrin de Sciarrino.
Il est clair que l’absence d’un chef charismatique, légende vivante comme Karajan a changé la donne de ce Festival, d’une certaine manière rentré dans le rang à la mort de son créateur, et encore plus banalisé avec le départ des berlinois.
Mais le public de ce lieu reste malgré tout fidèle. Contrairement à ce que certains pensaient, les Förderer n’ont pas fui à Baden-Baden pour suivre les berlinois, mais leur nombre la première année a même un peu augmenté par réaction à ce qui a été considéré comme une trahison.
Il ne faut pas chercher l’innovation dans des institutions qui doivent essentiellement vivre avec l’argent privé du mécénat, et les productions, quand elles ne sont pas coproduites, sont réalisées, non tant vraiment à l’économie, qu’avec des moyens allégés (cela se voit dans les matériaux utilisés) et cela vaut aussi à Baden-Baden, pour les productions ayant accompagné l’arrivée des berlinois, dans un format proche de celui de Salzbourg.

À Salzbourg, le Festival, ce sont trois concerts et deux soirées d’opéra, répétés en deux cycles de 4 jours, aux Rameaux et à Pâques (deux concerts symphoniques, un concert choral, un opéra). Format immuable depuis 1967.
À Baden-Baden, les concerts sont différents, aucun n’est répété, et il y a quatre soirées d’opéra. C’est donc un cycle continu de dix jours, avec des concerts de musique de chambre disséminés dans la ville et un opéra de chambre par des jeunes dans le ravissant théâtre de la ville.
La plupart du temps, les concerts symphoniques ont été programmés dans les saisons respectives des deux institutions (ce qui permet de répéter non in loco, mais dans leur siège d’origine, Berlin et Dresde, et l’opéra est proposé soit dans la saison du Semperoper (à Dresde) qui est la maison de la Staatskapelle, soit en version de concert dans la saison du Philharmonique de Berlin. Aux temps d’Abbado, l’opéra était proposé avant Salzbourg, ce qui permettait de longues répétitions sans coûts supplémentaires, Rattle le propose désormais après Baden-Baden.
À Baden-Baden, les productions qui ont été proposées, la plupart du temps sont aussi oubliables qu’à Salzbourg. En 2013, le Festival ouvre avec Die Zauberflöte de Robert Carsen, qui avait à moitié convaincu, mais pourtant à mon avis l’un des spectacles les meilleurs (en coproduction avec l’Opéra de Paris, qui tient là une production qui fonctionne plutôt bien) en 2014, Manon Lescaut de Puccini signée Richard Eyre n’avait pas convaincu du tout, en 2015, Der Rosenkavalier, dont la mémoire garde Anja Harteros, mais dont la mise en scène de Brigitte Fassbaender n’a pas non plus frappé les esprits est tombé dans les oubliettes. Meilleure, la production de Tristan und Isolde de Wagner mise en scène par Mariusz Treliński, en coproduction avec le MET, même si elle ne m’avait pas vraiment emporté, mais l’ensemble avait été visiblement et pensé et travaillé. Quant à Tosca dans la production de Philipp Himmelmann en 2017, c’est un spectacle problématique à tous niveaux. Le bilan musical des concerts est meilleur que le bilan artistique des opéras. Quand la production trouve un coproducteur, elle est toujours plus élaborée, quand Baden-Baden produit seul, c’est plus discutable. Tout comme à Salzbourg (qui peut cependant coproduire avec la Semperoper).

Ainsi donc, pour les deux Festivals, le bilan est mitigé. Le Festival de Pâques de Salzbourg a derrière lui une longue tradition d’excellence dans une ville incontestablement culturelle, mais n’a jamais réussi depuis la mort de Karajan à redevenir le Vatican des Festivals, encore que sous Claudio Abbado il y eut de sacrées soirées. Et le Festival de Baden-Baden a accueilli les Berliner Philharmoniker, sans recréer la curiosité ni surtout l’envie du public. Les Berliner n’ont pas entraîné à Baden-Baden le public de Salzbourg et ils ont deux publics différents, un peu plus régional à Baden-Baden, un peu plus international à Salzbourg. Mais dans les deux Festivals, la salle est très rarement complète.
En réalité, si l’on s’interroge sur la plus-value artistique des deux Festivals, force est de constater un certain désarroi : les concerts sont donnés ailleurs à des prix divisés par trois, l’opéra n’a pas vraiment en général de quoi attirer la fleur des mélomanes…Alors ?

Aucun des chefs qui ont succédé à Karajan n’ont eu la place qu’il avait dans le panorama musical : même Claudio Abbado, qui fut sans doute avec Carlos Kleiber le plus grand des trente dernières années, a toujours refusé un statut de ce type, même s’il était ardemment suivi par ses « Abbadiani Itineranti ».
Si j’interroge ma mémoire des concerts et des opéras, je retiens sans doute Boris Godunov (Abbado, Wernicke), une des productions les plus fortes et les plus marquantes des trente ou quarante dernières années, sans doute aussi un concert Beethoven avec une 7ème sans doute unique dans les annales (15 avril 2001), et quelques grands moments (Tristan und Isolde, Abbado, Grüber, Wozzeck, Abbado, Stein, Bach Matthäus Passion, Abbado/Cosi fan tutte, Rattle, Hermann/Verdi Requiem, Jansons…) Même le Parsifal d’Abbado, pourtant un moment presque historique, était sans doute plus impressionnant à Berlin qu’à Salzbourg.
Ces moments de Festival sont peut-être plus passionnants pour les concerts de musique de chambre donnés par des membres des orchestres, comme ce concert Schubert au Mozarteum avec des musiciens de la Staatskapelle Dresden et Daniil Trifonov pendant le Festival 2017, ou le concert des cuivres des Berliner Philharmoniker à Baden-Baden, concerts plus accessibles, plus originaux, moins guindés et souvent exceptionnels musicalement. L’idée, venue de Claudio Abbado, de donner la parole aux musiciens est l’une des conquêtes du Festival de Pâques de Salzbourg et par contrecoup de celui de Baden-Baden.

Au contraire de Salzbourg, qui a une longue histoire musicale, Baden-Baden a une autre histoire, aussi musicale d’ailleurs, et plus récemment liée à la musique contemporaine, mais le lieu est aussi une station thermale connue des romains où toute la haute société du XIXème se donnait rendez-vous, ce qui profile différemment la ville. De plus, le Festival de Baden-Baden est jeune, à peine vingt ans (la salle immense de 2500 places, accrochée à l’ancienne gare du XIXème, a été inaugurée en 1998), et le concept est très différent de Salzbourg : après avoir été aidée par des fonds publics, c’est une entreprise exclusivement privée, qui gère la structure, dirigée depuis les origines par Andreas Mölich-Zebhauser, venu de l’Ensemble Modern. C’est une programmation annuelle, très diversifiée, avec quelques moments de Festival comme le Festival de Pâques, où l’on trouve concerts, opéras, ballets, mais aussi variété et où une place importante est faite à une programmation russe (beaucoup de russes viennent à Baden-Baden, qui a même une église russe, et Valery Gergiev fait partie du conseil d’administration) faite en général pour les curistes aisés qui viennent prendre les eaux ou pour un public de la région, Alsace comprise. Le Festival de Pâques est donc un des moments parmi d’autres, un peu plus exigeant culturellement. Il reste que la programmation des opéras fait la part belle aux titre plus populaires (Zauberflöte, Manon Lescaut, Tosca, Rosenkavalier) même si on a affiché l’an dernier Tristan und Isolde et l’an prochain Parsifal. Le public de Baden-Baden, très aisé (les places les plus chères sont les premières qui partent à la location) est culturellement plus diversifié que celui de Salzbourg.
Car le Festival de Salzbourg a derrière lui une histoire, celle du Festival de Pâques et de Herbert von Karajan, mais aussi la tradition presque séculaire du Festival d’été, fondé à l’époque pour populariser (on en rit encore vu ce que Salzbourg est devenu) les arts par Hugo von Hofmannsthal, l’écrivain, Richard Strauss le musicien et Max Reinhardt le metteur en scène de théâtre.
Si Baden-Baden est un lieu de divertissement diversifié mais socialement haut de gamme, Salzbourg est un lieu conçu d’abord comme lieu de culture musicale et scénique et il l’est resté, lieu de création aussi, ce que n’est pas le Festival de Baden-Baden. Aussi son public est-il différent, une jet-set généralement habituée à du très haut niveau, et intéressée par la musique et exigeante. Et les mélomanes moins fortunés mais passionnés se rendent plus volontiers à Salzbourg qu’à Baden-Baden. C’est pourquoi Salzbourg Pâques n’a pas perdu son public : Salzbourg est un lieu de retrouvailles, de rituels, de souvenirs et de mémoire que n’est pas Baden-Baden.
Il reste qu’il n’est pas indifférent de poser la question artistique : si Salzbourg l’été (et même à la Pentecôte) reste un lieu culturel non indifférent, à Pâques, les choses sont plus complexes : beaucoup de spectateurs reviennent à Salzbourg par tradition, plus que par motivation musicale, même s’il y a toujours un évident intérêt à écouter de bons concerts. Mais nous ne sommes plus dans la configuration d’un ordinaire de l’extraordinaire.
A Baden-Baden, les Berliner Philharmoniker sont encore une attraction : ils venaient rarement dans la région et sont désormais en résidence dix jours par an, l’orchestre lui-même est encore extraordinaire, et constitue une motivation auprès d’un public moins directement mélomane : il reste que l’offre programmatique n’est pas plus excitante qu’à Salzbourg Pâques, même si elle a un évident intérêt elle-aussi.
C’est sans doute la notion de Festival qu’il faut interroger : ce qui fait le Festival dans les deux cas, c’est la concentration d’événements et  quelques têtes d’affiche, mais ni la création, ni l’originalité de la programmation puisque la plupart du temps tout est joué ailleurs. Et ni Christian Thielemann à Salzbourg, ni Sir Simon Rattle à Baden-Baden ne constituent l’essentiel du motif de déplacement du public, bien qu’ils soient des chefs de grand renom international : donc les deux lieux fonctionnent parallèlement, et il est même désolant que Tosca, un titre rebattu dans les grands maisons d’opéra, ait été présenté cette année à Baden-Baden et soit proposé l’an prochain à Salzbourg-Pâques, c’est un indice des destins parallèles de deux Festivals qui ne savent pas encore gagner leur singularité. D’un Festival de grand renom et de grande histoire on en a fait deux moins convaincants.
Peut-être l’arrivée future de Kirill Petrenko, dont le concert a fait le plein à Baden-Baden (mais c’est aussi un succès de curiosité vu les rares apparitions de ce chef dans le répertoire symphonique), contribuera-t-elle à rebattre les cartes, mais Kirill Petrenko est tout à l’opposé de Karajan dans sa disponibilité envers les médias, la Jet-set et la mondanité. Ainsi ces deux festivals sont-ils peut-être destinés à être encore des Festivals de l’entre-soi.[wpsr_facebook]

Baden-Baden

LE FESTIVAL “MÉMOIRES”, FIN DE LA MISE EN SCÈNE?

Bientôt de nouveau sur nos scènes? Die Walküre, Chéreau  © Unitel

Le Festival « Mémoires » de l’Opéra de Lyon, si attendu, a eu lieu avec le succès que l’on sait. Il fallait oser exhumer ces trois productions disparues, les reconstituer, et les présenter à un public qui pour l’essentiel les découvrait. Le succès rencontré, le choc esthétique et théâtral subi, à chaque fois, et à chaque fois pour des raisons différentes a montré que loin d’être des productions muséales que l’on regardait avec respect comme des pièce de patrimoine théâtral, elles ont de nouveau fonctionné pour le public, hic et nunc, sans doute prêtes à une nouvelle carrière dans leur toute nouvelle modernité-éternité…
On peut à ce propos regretter que l’Elektra de Ruth Berghaus, seule production qui n’a pas fait l’objet d’un DVD,  n’ait pu être enregistrée.
Le succès n’est pas seulement dû à la force de ces travaux, mais aussi à la performance musicale, notamment celle de Hartmut Haenchen, qui a donné aussi bien à l’Elektra qu’au Tristan une densité, une profondeur, une rigueur qui a fait l’admiration de tous, et aux distributions réunies, d’un niveau exceptionnel.
Le pari est donc gagné : il y a des productions qui continuent de fonctionner par-delà les années, un peu comme les grands films qui ne meurent jamais. Mais on a tellement glosé sur le côté éphémère de l’art théâtral, sur la rencontre d’une production et d’un contexte, sur la question de la mise en scène notamment à l’opéra qu’il faut sans doute s’arrêter un peu plus sur l’émotion vive que le public de Lyon, rarement aussi enthousiaste, a pu éprouver.
Dans un blog créé et enraciné dans et par la mémoire des spectacles vus, une entreprise comme celle de Lyon ne pouvait que séduire, qui a constitué non des reprises, mais des recréations presque ex-nihilo, grâce à la présence attentive de ceux qui avaient participé à la création. Rien à voir avec une représentation de répertoire qu’on reprend d’année en année sans répétitions, comme souvent dans le théâtre allemand. C’est bien de recréation qu’il s’agit, plus que tradition du « Wiederaufnahme » germanique, la reprise retravaillée : recréation d’une fidélité maniaque pour conserver un esprit. Et de fait tout au long de ces trois productions, l’esprit n’a cessé de souffler.
Mais ce qui rend passionnante l’idée de Serge Dorny, c’est qu’elle revivifie la question de la mise en scène, c’est le côté très positif de l’entreprise, et elle pose une autre question, plus inquiétante peut-être ou en tous cas plus problématique, sur la nature du ressort qui a poussé à reprendre ces travaux.
D’un côté, cette initiative montre qu’une mise en scène peut fonctionner au-delà du public spécifique visé (Dresde 1986/Bayreuth 1993/Aix 1999 face à Lyon 2017) et au-delà du contexte, et que ces travaux, loin d’avoir épuisé leurs forces, les ont vues revigorées.
D’un autre, éprouver le besoin de ces recréations, n’est-ce pas, en creux, constater qu’on est peut-être à la croisée des chemins, à un moment où l’on a l’impression que tout a été dit, que les mises en scène, même les plus récentes et les plus marquantes, sont arrivées au bout d’un parcours.
De fait, l’incroyable choc d’une production de Chéreau en 1976, par rapport à la production ordinaire de l’époque, n’a rien à voir en terme de rupture avec celle de  la génération actuelle des grands metteurs en scène par rapport à leurs immédiats prédécesseurs : Warlikowski, Tcherniakov, tout remarquables soient-ils ne représentent aucune rupture par rapport à ce qui se fait depuis une quarantaine d’année sur les scènes, seul peut-être le théâtre de Castellucci pourrait porter en lui des voies nouvelles.
Ce qui se passa en 1976 avec Chéreau à Bayreuth fut une sorte de prise de conscience que le théâtre, et le théâtre le plus contemporain entrait à l’opéra. Il y avait eu certes Wieland Wagner, il y avait eu certes à Bayreuth aussi Götz Friedrich quelques années auparavant. Mais l’effet « médiatique » de ce Ring (même si Ronconi à la Scala avait largement ouvert la voie, mais pas dans la chambre d’écho qu’est Bayreuth), fut un déclencheur qui ouvrit grand les portes des opéras d’abord allemands, puis plus largement internationaux, à une nouvelle génération de mises en scènes, qui firent dire qu’on entrait dans l’ère des metteurs en scène, manière un peu exagérée de dire que désormais, la mise en scène comptait aussi à l’opéra.
Nous sommes en 2017 et depuis 1986 (date de la Première de l’Elektra de Ruth Berghaus) quelles voies nouvelles ? Sûrement des innovations technologiques, avec l’entrée en force de la vidéo sur les scènes (depuis notamment le Guglielmo Tell de Ronconi à la Scala en décembre 1988), et désormais la vidéo en direct (merci Frank Castorf) qui en révèle les espaces invisibles. Il reste qu’au niveau conceptuel, les démarches de la plupart des metteurs en scène de la génération actuelle reste inspirée par les avancées du Regietheater, même si les aspects idéologiques ou politiques sont atténués au profit d’analyses plus psychologisantes.
Ce qu’a prouvé Serge Dorny avec son idée remarquable, c’est que ces deux pièces (rappelons que le Tristan d’Heiner Müller fut hué et critiqué à la création) sont devenues « classiques », au sens où elles ont pris une valeur intemporelle, qui interroge et fascine le public d’aujourd’hui comme celui d’hier. C’est un peu moins vrai de l’Incoronazione di Poppea, plus historiée de Klaus Michael Grüber, mais là le charme est ailleurs, stylisation d’un univers, renvoi au monde de la fraîcheur cruelle de la jeunesse, sorte de monde d’album qui nous parle encore aujourd’hui : il y a quelque chose de nostalgique qui marque le spectateur.
N’importe, les trois spectacles à leur manière reparlent au public : le théâtre ne serait donc plus cet art de l’éphémère, de l’instant fugitif qui peuple les écrits théoriques ?
Ce qui me fait un peu gamberger sur le moment théâtral que nous vivons, c’est que dans le même temps et pas seulement à Lyon, d’autres événements scéniques interrogent. À Salzbourg, au Festival de Pâques qui fête ses 50 ans, on reprend, on reconstitue la production Karajan/Schneider-Siemssen de 1967 de Die Walküre. Les cahiers de régie ayant disparu, c’est Vera Nemirova qui assure la mise en scène, et l’on reconstruit le décor avec une passionnante exposition sur cette reconstitution. À Baden-Baden, on reprend, dans une autre mise en scène il est vrai (et on pourrait dire hélas) La Tragédie de Carmen de Marius Constant (et Peter Brook). À Mannheim on fête en grande pompe les 60 ans de la production de Parsifal de Hans Schüler tandis qu’à la Scala on s’apprête à reprendre la production légendaire de Entführung aus dem Serail de Giorgio Strehler, née en 1972, tandis que La Bohème de Franco Zeffirelli (1964) continue de reprise en reprise d’y faire exploser les applaudissements au lever de rideau du deuxième acte.
Verra-t-on bientôt une tentative de faire revivre le Ring de Chéreau ou les Wagner de Wieland ? Force est de constater que si le Regietheater a dit au monde des choses que ce dernier ne voulait pas forcément entendre, on assiste aujourd’hui à des tentatives de réaction d’un côté et de célébration de l’autre : la question de la mise en scène est toujours au centre de débats herméneutiques vifs, qui cachent des prises de position idéologiques et –il faut bien le dire – une crise du public dans les opéras les plus célèbres (la Scala en est l’exemple le plus frappant). Cette crise vient aussi dans des institutions qui n’ont pas vraiment afficher de politique claire, allant de l’affichage de titres racoleurs sans vraie ligne (Alexander Pereira à la Scala) à un retour à une pauvreté scénique qu’on a confondu avec le retour à la tradition (Nicolas Joel à Paris) : on ne sent pas cette crise avec autant d’acuité en Allemagne. En France, Serge Dorny qui a résolument choisi une ligne novatrice en matière de mise en scène est très largement suivi par le public lyonnais : il est vrai que l’Opéra de Lyon plonge sa tradition d’innovation dans quarante ans d’une politique théâtrale née au TNP de Planchon, puis poursuivie à l’opéra avec Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo : un public cela se construit et s’éduque. Le Regietheater et les mise en scènes novatrices ne font donc pas peur partout, et que je sache, Lyon n’est pas une ville de tradition révolutionnaire…

Tristan und Isolde (Heiner Müller) Acte II, Lyon 2017 ©Stofleth

Mais que ce soit justement à Lyon que soit affiché ce regard en arrière sur des productions mythiques, dans un théâtre qui cherche résolument des regards neufs et politiques dans ses choix scéniques est un indice : ne serions-nous pas à un moment charnière où tout a été dit scéniquement, au point que le regard en arrière devient une sorte d’échappatoire, que nous sommes devant le mur de verre au-delà duquel pour l’instant il n’y a plus d’avenir en dehors du retour: la mode nous a habitués à ces retours sur le passé, le théâtre en serait-il arrivé à ce point, dans un monde d’ailleurs aujourd’hui largement dominé par l’idée qu’avant c’était mieux…La mode vintage dans tous domaines est aussi un indice…
Par ce Festival, Dorny montre d’un côté que ce théâtre âgé de plusieurs dizaines d’années a toujours sa force et son impact sur le public d’aujourd’hui, et n’a rien de poussiéreux, mais il nous avertit aussi d’une aporie éventuelle dans lequel se débattrait le théâtre d’aujourd’hui. En ce sens le Ring de Castorf à Bayreuth n’est-il pas l’extrême d’un Regietheater au-delà duquel ou il faut radicalement changer de vision, ou bien on risque de se répéter dans la fadeur. La question est essentielle, et vient du théâtre d’opéra le plus novateur de France, et on peut le dire aussi, l’un des plus novateurs d’Europe : et si la mise en scène n’avait plus rien à dire de neuf ?
Il reste que cette question, fondamentale pour le théâtre d’aujourd’hui, se dit par l’opéra. Ce débat est plus feutré au théâtre : la question du statut de la parole au théâtre, des arts du mouvement et de la danse pose une vraie difficulté pour l’art dramatique, mais de manière moins médiatisée qu’à l’opéra. On sait que les metteurs en scène de théâtre les plus originaux viennent souvent à l’opéra au moment où ils sont déjà un peu rangés et « institutionnalisés », épouvantails auprès d’un public lyrique qui frissonne à bon compte : ce ne fut pas le cas ni de Berghaus, ni de Grüber qui assez tôt ont touché à l’opéra dans leur carrière. Et pour Heiner Müller pour qui l’expérience théâtrale procède d’une approche intellectuelle et littéraire, Tristan est d’abord expérience presque « théorique » et non « passage » à l’opéra.
Ces recréations lyonnaises et ce succès incontestable posent désormais une question bien plus fondamentale qui va plus loin que l’événement :  celle du théâtre aujourd’hui, de son devenir dans un monde dont on sait les hoquets et les drames.

De ces questions, la presse allemande s’est fait l’écho, consacrant des pages entières (dans la FAZ, dans la Süddeutsche Zeitung) à l’événement lyonnais, en saisissant le sens et les potentiels. En France, la plus grande revue musicale ne s’est pas déplacée, non plus qu’un « célèbre quotidien du soir », comme on dit…ce sont des fautes lourdes, imbéciles, qui montrent combien échappent les vraies questions culturelles, au profit du contingent attrape-tout, et comment la question culturelle dans nos médias parmi les plus représentatifs (pas tous heureusement) peut-être ignorée dans ses potentialités et bafouée dans sa réalité. [wpsr_facebook]

Tristan und Isolde , Heiner Müller, Bayreuth 1993, Acte I©Archiv Bayreuther Festpiele

VICHY: RÊVE D’OPÉRA POUR OPÉRA DE RÊVE

Lire en lien la critique de l’Incoronazione di Poppea sur Wanderer

L’occasion fait le larron. J’ai eu le plaisir d’assister le 7 mars dernier à la représentation de L’incoronazione di Poppea  de Claudio Monteverdi , dans la production désormais historique de Klaus Michael Grüber prévue dans le cadre du festival  annuel  de l’Opéra de Lyon. Marquant la première année de la nouvelle « grande région » Auvergne-Rhône-Alpes, Serge Dorny a organisé avec l’Opéra de Vichy une série de trois représentations, voulant ainsi affirmer le rôle régional de l’Opéra de Lyon.
Cette salle, dont j’avais entendu parler mais qui m’était inconnue a été récemment restaurée. C’est un bijou Art Nouveau qui constitue  un cadre somptueux pour les représentations d’opéra, avec des espaces majestueux et une décoration splendide, mordorée qui tourne le dos au rouge obsessionnel des théâtres. Elle peut accueillir 1450 spectateurs environ, c’est-à-dire à peu près la jauge de l’Opéra-Comique de Paris, et plus que Lyon (1100 places) .
Evidemment, sa construction au début du siècle (1903) correspond à un âge d’or du thermalisme à Vichy qui se termine aux années 1940 où la salle sert à l’assemblée nationale qui donne les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, ouvrant les pages parmi les plus noires (ou brunes) de notre histoire. Il reste que pendant la première moitié du siècle, l’opéra de Vichy est une des salles les plus actives de France pour les représentations d’opéra.
Aujourd’hui de cet âge d’or il reste peu de choses, sinon cette salle qui est un véritable joyau, et qui mériterait sans doute une réhabilitation artistique, comme la réhabilitation architecturale qui l’a rendue à sa splendeur.
Car cette situation est bien la conséquence du déclin lent et presque inexorable d’une ville marquée désormais par l’histoire, et par le statut étrange du thermalisme en France. Là où en Europe centrale les villes thermales sont l’objet de restaurations architecturales (voir Marienske Lazne -Marienbad -ou Karlovy Vary – Karlsbad – en république Tchèque) et d’une politique touristique assez agressive, là où en Allemagne et en Autriche le thermalisme est une grande tradition, la situation française est plus contrastée : à Aix en Provence par exemple, ville thermale millénaire, il n’y a plus de thermalisme. Vichy n’en est pas là, mais son opéra est une métaphore de la ville, avec ses splendeurs architecturales, témoignage irremplaçable d’une époque (Napoléon III) avec ses villas, ses immeubles caprices de millionnaires (en Francs Or), et un étrange parfum de suranné dont on ne sait pas trop quoi faire. La plupart des palaces ont été transformés en appartements, et les choix touristiques semblent flous. On y oublie en tous cas que la culture est aussi un vecteur économique important (ce qu’Aix en Provence n’a pas oublié avec son Festival annuel), mais pas seulement. La culture peut divertir les curistes, mais drainer aussi un tourisme différent. L’avènement de la région Auvergne Rhône-Alpes pourrait en être l’occasion.
Je suis perplexe par des choix  qui semblent avoir définitivement acté une situation sans doute obérée par le manque de moyens. À ce titre la direction de l’Opéra de Vichy propose quand même une saison faite de rencontres musicales diverses, récitals, soirées musicales, opéra avec des forces locales ou régionales d’excellence comme l’Orchestre d’Auvergne, mais cela me semble timide.

Je pense en fait que la salle pourrait être le lieu non d’une” programmation” mais de “projets”. Si les idées sont bonnes, et ouvertes, on peut sans doute attirer des financeurs, et en finir avec  une image tiraillée entre Napoléon III et Pétain pour faire de Vichy un centre d’intérêt culturel, et pas seulement thermal.
Parce que le lieu m’a fasciné, j’ai un peu médité sur ce théâtre pour ses potentialités : c’est clair, on ne fera pas de Vichy à court terme un opéra au quotidien, ni même une salle offrant une saison comparable à celle d’autres opéras en région ou à ce que Vichy offrait dans les années vingt, mais pas si loin il y a Dijon, une salle qui pendant longtemps fut le siège de l’opéra de papa et grand-papa, exactement ce-qu’il-ne fallait-pas faire et qui grâce à une programmation intelligente et hardie dans les dernières années a réussi à drainer un public plus jeune et plus diversifié. Vichy, environ 25000 habitants, n’est pas Dijon, mais proche de Clermont Ferrand (et reliée par autoroute) elle peut servir un bassin potentiel important. A la faveur de la Grande région on pourrait aussi penser à un réseau Vichy-Saint Etienne sur le modèle de l’opéra du Rhin, voire en lien avec le Festival de la Chaise-Dieu qui reste un grand festival de l’Auvergne et bien sûr avec le Centre National du Costume de scène de Moulins, autre joyau, qui d’ailleurs collabore déjà avec l’Opéra de Vichy: une nouvelle organisation qui pourrait peut-être pousser aussi la scène lyrique de Saint Etienne à sortir de sa gentille médiocrité. Je n’ose penser à une gestion liée à l’opéra de Lyon qui deviendrait alors un authentique opéra régional avec des résonances réelles en région. Cela supposerait bien sûr d’autres budgets et surtout des politiques dynamiques et pas étroites, avec une réflexion sur de nouvelles organisations musicales car le plan Landowski a peut-être fait son temps.
On peut aussi évoquer l’idée d’une académie, à l’instar de celle d’Aix en Provence, née avec Stéphane Lissner, qui pourrait susciter des émules. Il me semble qu’entre les conservatoires, et les structures qui travaillent pour les jeunes  comme le Studio de l’Opéra de Lyon (c’est lui qui présente L’Incoronazione di Poppea) l’Atelier Lyrique de Tourcoing, voire celui de l’Opéra de Paris, ou d’autres on pourrait faire de Vichy un lieu où les différentes productions de jeunes (par exemple les productions de Paris qui sont présentées à l’Amphithéâtre) soient présentées au cours de rencontres lyriques: je ne pense pas que les coûts en seraient énormes, mais au moins, on aurait à Vichy, dans une structure ad hoc, des spectacles qui honoreraient cette salle, et les artistes jeunes qui profiteraient de ce cadre magnifique et de l’agrément de la ville..
Continuons à rêver…Il y aurait là de quoi faire une saison musicale d’été ou non, avec un orchestre de jeunes en résidence, des artistes qui aiment transmettre, et un vrai projet annuel. Ainsi pourrait-on dans ce cadre, en utilisant l’opéra et d ‘autres espaces:

  • Proposer quelques concerts symphoniques
  • Proposer quelques concerts de musique de chambre ou récitals
  • Proposer une production d’opéra préparée en académie

Les fonds pourraient aussi être trouvés du côté de l’Europe (Fonds social Européen) et avec une bonne communication, on pourrait construire un projet authentiquement international multi-métiers de la musique, qui n’existe absolument pas en France où visiblement chacun préfère travailler de son côté et pour certains vivoter. Entre la rencontre des ateliers lyriques et une académie d’été ou de printemps, il y a déjà de quoi  gamberger.
Si des projets similaires étaient lancés autour du théâtre et/ou de la danse, voyez quelle activité pourrait développer Vichy et quelle attraction culturelle ce théâtre et cette ville pourraient constituer par des projets structurés autour de jeunes artistes du spectacle vivant : que pareil outil et pareil lieu ne soient pas investis par un grand projet culturel  me laisse dubitatif sur l’ambition des édiles locaux voire régionaux.
À l’occasion de la naissance de cette grande région Auvergne-Rhône-Alpes, immense force économique et incroyable réservoir culturel, il faut penser liens, collaborations, partenariats, projets communs et non rivalités clochemerlesques stérilisantes. Il faut surtout penser la culture comme investissement et non comme dépense.
Mais je rêve sans doute : les débats actuels ne considèrent pas la culture comme un vecteur réel, économique et  social, ni comme enjeu : on préfère se perdre dans les incantations ou des débats nombrilistes et stériles. Je préfère quant à moi être optimiste (et pas utopique car ce que je viens d’évoquer n’a rien d’utopique) et Vichy m’a fait rêver…
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© Christophe Morlat