L’OPÉRA EN FRANCE: LE BOULET

Le Boulet.
Regard sur la situation de l’opéra en France

 

On fête en mai l’Opéra en France par la manifestation « Tous à l’Opéra », organisée par la Réunion des Opéras de France. C’est un outil de communication bienvenu, opération portes ouvertes destinée à mettre les projecteurs sur des salles d’opéra ou un genre qui traverse depuis des années à la fois une certaine désaffection, et des difficultés, récemment accentuées par plusieurs crises.

Une actualité récente a en effet mis en lumière les difficultés des opéras à faire face aux charges induites par la crise énergétique et l’augmentation des salaires, sans compter celles nées des fermetures des salles pendant la pandémie qui peinent à retrouver un public. Du coup on parle de crise de l’Opéra en France.
Ne vous laissez pas aveugler par cette accumulation de difficultés contingentes… Elle est révélatrice (bien plus que cause directe) d’une crise endémique qui dure depuis des années, avec une baisse lente mais régulière du nombre de représentations, avec une absence totale de réflexion sur les organisations, les subventions publiques et leurs absurdités, les réactions clochemerlesques, le système productif et les conséquences induites sur la qualité de l’offre artistique et ses conséquences sur la fréquentation.
L’organisation des financements de l’opéra en France est dominée par un colosse, l’Opéra de Paris, soutenu par les pieds d’argile de tout le reste de l’offre lyrique du pays, rempli de salles dites “d’opéra” à l’offre ridicule, qui fait penser aux fameux villages Potemkine (du nom du prince et ministre russe qui, pour masquer la pauvreté des villages en Crimée lors de la visite de l’impératrice Catherine II la Grande en 1787, a fait ériger sur son passage des façades de villages en carton-pâte).

Il y a des opéras Potemkine d’un côté, et des salles dignes, grandes ou plus petites qui jonglent comme ces jongleurs à piles d’assiettes qu’il faut coûte que coûte maintenir à flot. Un paysage assez dévasté que nous allons essayer d’analyser sous plusieurs angles, pour essayer de faire le point de chemins possibles pour arrêter la voie d’eau.

A. Les constats

L’Opéra est un art finalement peu connu et objet plus qu’un autre d’idées reçues (élitisme culturel et surtout social notamment) mais aussi complexe. Complexe à monter parce qu’un opéra requiert des masses artistiques importantes à réunir (orchestre, chœurs, solistes), sans compter les personnels techniques, il coûte donc cher. Victime d’idées reçues, complexe à monter et coûteux, pour un public relativement réduit, l’opéra part avec de lourds handicaps.

Si l’offre en spectacle vivant est bien structurée territorialement depuis la Libération à la fin de la deuxième guerre mondiale, avec le développement des centres dramatiques, puis depuis les années 1980 les centres chorégraphiques, et enfin les scènes nationales qui depuis les années 1990 fédèrent des structures culturelles du territoire aux statuts différents (Maisons de la Culture etc…), la réorganisation musicale du territoire remonte grosso modo au fameux plan Landowski (1969) qui réorganise essentiellement la formation musicale et l’offre symphonique en France (conservatoires, orchestres), plan affiné et développé jusqu’aux années 2000. Mais si d’un côté scènes nationales, CDN, CCN structurent l’offre en spectacle vivant et que l’offre de formation musicale irrigue vraiment tout le territoire, il n’y a dans le domaine lyrique aucune offre structurée selon ces modèles sur le territoire, si l’on excepte la création du label « Opéra National » en 1996 et dont six salles bénéficient actuellement.
Pour les opéras c’est donc plus délicat et plus flou. Lang n’avait pas l’âme lyrique, et à part l’Opéra-Bastille, projet qui répondait plus à une nécessité politique que culturelle, il faut saluer surtout l’action de son premier Directeur de la Musique Maurice Fleuret décédé en 1990. D’ailleurs, Bastille, après les palinodies du projet de construction, est vite devenu le domaine de Pierre Bergé.

 

Le Ministère de la Culture structure néanmoins les opéras en France, en trois catégories :

  • Les Opéras nationaux de Région (et leur année de labellisation):

Opéra national de Lyon (1996)
Opéra national du Rhin (1997)
Opéra national de Bordeaux (2001)
Opéra national de Montpellier (2002)
Opéra national de Lorraine à Nancy (2006)
Opéra national du Capitole de Toulouse (2021)

  • Les théâtres lyriques d’intérêt national
    Opéra de Lille
    Opéra de Rouen-Normandie
    Opéra de Tours
    Opéra de Dijon

À cette liste de 10 salles « qualifiées » s’ajoutent des maisons d’opéra signalées comme telles.

Mais, si l’on considère la liste des salles réunies sous la bannière de la « Réunion des Opéras de France », association loi 1901 créée en 1964 sous le nom de Réunion des théâtres lyriques municipaux de France (RTLMF), puis en 1991 sous celui de Réunion des théâtres lyriques de France (RTLF) qui en 2003 prend enfin celui de Réunion des Opéras de France (ROF, à ne pas confondre avec le ROF, Rossini Opéra Festival).il faudrait y rajouter

Caen, Théâtre de Caen
Clermont-Ferrand, Clermont-Auvergne Opéra
Compiègne, Théâtre Impérial de Compiègne
Limoges, Opéra de Limoges
Massy, Opéra de Massy
Metz, Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz
Nice, Opéra Nice Côte d’Azur
Reims, Opéra de Reims
Saint-Étienne, Opéra de Saint-Étienne
Toulon, Opéra de Toulon Provence Méditerranée
Tourcoing, Atelier Lyrique de Tourcoing
Versailles, Opéra Royal de Versailles
Vichy, Opéra de Vichy

À ces salles s’ajoutent des compagnies et fondations associées :

Paris, ARCAL
Paris, Opera Fuoco
Paris, Opéra Nomade
Reims, Compagnie les Monts du Reuil
Saint-Céré, Opéra Éclaté
Venise, Palazzetto Bru Zane

À lire cette liste, il y aurait entre les salles signalées ès qualités par le Ministère de la culture et celles qui adhèrent à la réunion des Opéras de France 27 salles concernées par le lyrique en France. Nous avons volontairement écarté les Chorégies d’Orange, un Festival, et les salles parisiennes, où de manière surprenante manquait le Théâtre des Champs Élysées (dont le compte twitter est fièrement @TCEOPERA)… Je ne traiterai pas des salles parisiennes, dont on parle sans cesse, à l’offre inutilement pléthorique et pas toujours à la hauteur, qui concentrent de nombreux financements plus utiles à des établissements en région qui doivent répondre à des défis nettement plus ardus, sans l’aide médiatique et financière dont bénéficie la capitale. Et l’approche de ces satanés Jeux Olympiques ne va pas infléchir la situation.

En revanche et à l’inverse, gare à l’effet Potemkine, car la réalité de ces « opéras » va de 3 soirées d’opéra (c’est-à-dire mise en scène avec orchestre et chanteurs, à la limite en version concertante) par an à un peu moins d’une soixantaine. Car Paris mis à part, il n’y a pas une salle qui programme au milieu d’une offre diversifiée plus de soixante soirées par an (en comptant les représentations concertantes) et donc le catalogue de salles qui programment de l’opéra régulièrement et dans des conditions de production disons normales est un peu plus réaliste (ou surréaliste). Par ailleurs on est surpris de considérer dans la liste des opéras du Ministère de la Culture, quelques contradictions ou quelques absences qui montrent combien la question est peu considérée, nous les signalerons.
J’ai pris mes sources essentiellement aux sites des salles, aux brochures de saison quand elles sont accessibles et à tout document permettant de préciser le propos (articles de presse etc… jusqu’à la Cour des Comptes Mon intention n’est pas du tout de juger a priori de la qualité de l’offre (on l’évoquera au passage) mais d’abord de sa quantité et des conditions de production. Il est clair que si une salle programme cinq titres avec une représentations par titre, on ne peut l’appeler un « Opéra », et pourtant…

Dans cette liste de la Réunion des Opéras de France, il y a en outre des compagnies et fondations associées, dont le travail peut-être éminent dans le domaine de la diffusion ou de la recherche, sans avoir de lien propre avec une salle, comme le projet Opéra Éclaté longtemps lié à Saint Céré (plus depuis 2021) par exemple qui a depuis longtemps une politique de productions annuelles régulières diffusées là où l’opéra va peu ou pas, ou le Palazzetto Bru Zane irremplaçable dans la diffusion du répertoire français du XIXe. Ces compagnies ou fondations produisent ou suscitent des spectacles qui peuvent tourner dans de nombreuses salles. …

Quelques remarques préliminaires
Le constat est simple et cruel à la fois : en France, il y a un seul théâtre en région qui ait un orchestre spécifique de fosse, c’est l’Opéra National de Lyon et si je compte bien, avec l’orchestre de l’Opéra de Paris ce sont les seuls orchestres attachés à un théâtre en France…
Mais oui, la France, ce phare culturel que le monde entier regarde avec envie, a deux orchestres d’opéra… Tous les autres sont des orchestres symphoniques de région qui assurent le service régional symphonique et le service de l’opéra (Bordeaux, Strasbourg, Montpellier, Toulouse et quelques autres) ou des ensembles réunis ad-hoc.
On comprend pourquoi : le nombre de représentations lyriques est trop bas la plupart du temps, même dans les « opéras nationaux » pour qu’un orchestre spécifique puis leur être attaché, et même à Lyon, le nombre de représentations est limite pour garantir à l’orchestre une activité régulière qui en maintienne la qualité. Cette situation est déjà ancienne, signe que le genre n’a pas en France une assise forte.

Si l’on considère le nombre de « vraies » représentations lyriques, on peut grosso modo classer les « opéras » (le mot est très chic mais pas très choc pour certains) en quatre groupes :

  • Les salles qui programment de 3 à 9 représentations annuelles
  • Celles qui en programment de 10 à 20
  • Celles qui en programment de 20 à 30 (ou 32)
  • Enfin trois salles, Toulouse, Lyon et Strasbourg qui programment plus de 40 représentations par an.

Parmi toutes ces salles dites « d’opéra », beaucoup sont multigenres, un profil adoré en France pour masquer la misère, des concerts de musique de chambre ou quelquefois symphoniques, des récitals, des opéras accompagnés au piano (!), de la chanson, du théâtre, de la danse, une offre pour tous les goûts. On ne peut évidemment pas qualifier d’opéra ces salles polyvalentes, même si elles sont équipées pour l’opéra, comme la merveilleuse salle de Vichy. C’est une politique de petites touches qui témoigne qu’ici ou là on a fait un peu d’opéra au milieu d’autre chose.

Sans pointer telle ou telle salle, c’est le résultat d’une dilution de l’offre, d’un fractionnement des institutions, de fiefs locaux qui aboutissent quelquefois à des aberrations avec des nouvelles productions qu’on monte et qu’on joue (sans coproduction) deux fois… C’est aussi le résultat de moyens qui ont diminué régulièrement, telle grande scène régionale affichait 35 soirées il y a 25 ou 30 ans et aujourd’hui 16 (avec deux salles…On s’abstiendra de commenter).
Les récentes difficultés dues à l’augmentation des charges ne s’accompagnant pas de soutien des institutions, elles-mêmes aux prises aux mêmes problèmes, conduisent à la fermeture pendant plusieurs mois, à la révision à la baisse des saisons : on a vu plus haut qu’en réalité, CRISE OU NON, l’offre a diminué régulièrement dans de nombreuses salles depuis des années et si l’on ajoute l’effet COVID, le paysage est inquiétant.

Dans ce paysage actuellement, en nombre de représentations et qualité de l’offre, à mon avis la palme du rapport qualité/prix/intelligence va à l’Opéra National du Rhin, avant Lyon qui a longtemps tenu le haut du pavé. Le budget est d’un peu moins de 24 Millions d’Euros (par comparaison, Lyon affiche un budget de 37 Millions) pour le nombre de représentations d’opéra le plus important de tout le pays cette année (plus de 50), compte non tenu des variations saisonnières (réductions, annulations dues aux raisons évoquées ci-dessus).
C’est que l’Opéra National du Rhin, indépendamment de la qualité des productions et de la politique menée, n’a pas de charges fixes d’orchestres (assumées par Strasbourg et Mulhouse), au contraire de Lyon par exemple. Mais comparé à d’autres opéras nationaux qui ont une organisation comparable, son budget est inférieur à Bordeaux, ou Toulouse, et comparable à celui de Marseille (avec cependant une tout autre ambition artistique, notamment au niveau du choix des œuvres et de l’innovation scénique).
Mais voilà, depuis longtemps, l’Opéra National du Rhin est un syndicat Intercommunal, où interviennent Strasbourg Colmar et Mulhouse, qui chacune prennent une part de l’activité et qu’il a été conçu comme Opéra d’abord régional (du Rhin) comparable à son voisin rhénan la Deutsche Oper am Rhein : partage des charges, représentations presque systématiques à Mulhouse (2 représentations de chaque production d’opéra en principe et en moyenne 5 à Strasbourg). Une organisation intelligente, et qui a fait historiquement ses preuves, dans une région proche de l’Allemagne et de la Suisse où l’amateur peut aller écouter de l’opéra par exemple à Karlsruhe au nord, à Freiburg et Bâle au sud et donc avec une offre plutôt riche où le passage de frontière n’est plus « problématique » depuis des dizaines d’années.
Une organisation de ce type a fini par se mettre en place dans la région Pays de la Loire entre Angers et Nantes (« Angers-Nantes Opéra » auquel pour une partie de sa saison s’est joint l’Opéra de Rennes.

En considérant, les implantations géographiques (avant les budgets), on s’aperçoit vite que la distribution des salles en région trahit de profondes inégalités de territoire, des rivalités clochemerlesques qui apparaissent ridicules dans la période que nous traversons, des rivalités politiques aussi désolantes qu’indice de la médiocrité générale du politique face à la question culturelle, à quelque exception près, mais est aussi indice une histoire des implantations culturelles, une histoire de l’opéra en France qui se perpétue sans réflexion territoriale sur l’opéra en France depuis des lustres, à part le très intéressant rapport de Caroline Sonrier commandé par Roselyne Bachelot, une des rares politiques engagées aux côtés de l’opéra, mais bien seule, que la ministre actuelle, plus technicienne que politique préfère garder dans ses tiroirs car ce n’est pas le moment de sortir ça en plus du reste.

Petit tour de France de l’Opéra

Hauts de France :
Nombre de salles : 3
Lieux :
– Opéra de Lille
– Atelier lyrique de Tourcoing
– Compiègne, Théâtre Impérial de Compiègne

Sur une région aussi vaste, avec quelques métropoles importantes (Dunkerque, Valenciennes, Amiens, Saint Quentin et toute la région de l’ex bassin houiller Arras Douai Lens), trois salles fort dissemblables dont deux dans la métropole lilloise, et une à Compiègne, dont le magnifique théâtre impérial qui programme au milieu d’une offre kaléidoscope quelques soirées d’opéra fort atomisées. Au total sur toute la région, on tourne autour d’une quarantaine de soirées d’opéra essentiellement concentrées (85%) sur l’agglomération lilloise. Cette région qui va de Dunkerque à Senlis et d’Amiens à Saint Quentin, est sans aucune irrigation lyrique…  Il est vrai que ces régions ouvrières ou agricoles n’étaient pas des endroits où se sont implantés historiquement des opéras (sauf à Tourcoing, on va le voir). Et visiblement tout le monde s’en moque.
Alors que se mettre sous la dent ?
L’Atelier lyrique de Tourcoing et son Théâtre municipal Raymond Devos, à l’origine une salle de concert et d’opéra, construite en 1887-88 par une société d’amateurs de musique, afin d’y donner des auditions et des représentations. La municipalité (Gustave Dron) décide de l’acquérir en 1902. Jusqu’en 1909, la municipalité y fait donner des représentations par le Grand Théâtre de Lille, puis elle souhaite en faire un théâtre autonome, avec sa propre troupe et son orchestre pour des spectacles à l’attention de la population ouvrière de Tourcoing.  Plus récemment, Jean-Claude Malgoire, un des pionniers du baroque en France poursuivit cette belle histoire. Désormais, la direction artistique est assurée par François Xavier Roth, l’un de nos meilleurs chefs, qui donne des concerts et des représentations avec son ensemble des Siècles. L’idée est remarquable mais limitée dans la mesure où sa carrière se développe largement sur plusieurs fronts, y compris à l’international. Il reste que Tourcoing est le seul exemple en France d’implantation d’opéra en territoire ouvrier.
L’Opéra de Lille de son côté est une salle de qualité, qui avec un budget assez limité offre un nombre de représentations respectable (24 si j’ai bien compté) et surtout une qualité constante et une belle inventivité. Ce pourrait être un fer de lance, mais entre Xavier Bertrand, et le Rassemblement National (deux phares de la culture que le monde nous envie), c’est la seule Martine Aubry qui ait eu une vraie politique culturelle et qui a fait de la Métropole lilloise un des centres d’une culture vivante dans cette région immense, peuplée, active, diversifiée qui devrait être irriguée d’initiatives.  Alors, vous pensez bien que l’opéra aujourd’hui dans cette région sera la dernière des roues du carrosse, avec ses coûts et son image élitiste qui ne sert aucun populisme qu’il soit d'(extrême) gauche ou d'(extrême) droite…
Pour l’opéra dans les Hauts de France : tout y est à faire, à construire, à réfléchir, malgré le bel exemple de Tourcoing, Sans oublier qu’on avait commencé à mettre en place un opéra du nord sur le modèle de l’opéra du Rhin… mais ça a duré ce que durent les roses…

Grand-Est
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra de Reims
– Opéra-théâtre Eurométropole de Metz
– Nancy, Opéra National de Lorraine
– Opéra National du Rhin
Quatre salles et deux opéras nationaux, voilà une région qui semble gâtée… Mais Reims n’a d’opéra que le nom où les représentations se comptent sur les doigts d’une main. Un véritable opéra-Potemkine.
Quant à Nancy et Metz, la rivalité entre les deux villes est légendaire, clochemerlesque et donc aujourd’hui tristement stupide quand l’urgence demanderait des synergies.
Et pourtant les deux villes ont des salles historiques magnifiques, La salle de Metz est la plus ancienne du pays, et Metz est l’une des plus belles villes de France, même si elle a été massacrée en son temps dans les années 1960-70 par une politique urbaine (gaulliste) faite de destructions et de béton (c’était le centre médiéval le mieux conservé d’Europe avec celui de Gênes). Mais il semble impossible (bien qu’il y ait eu des tentatives) de faire un Opéra National de Lorraine qui implique les deux salles, distantes de 60km, un océan infranchissable dans leur cas… La bêtise a encore un bel avenir, et lisez les programmes de l’Opéra-théâtre Eurométropole de Metz pour voir qui y perd vraiment…
De l’autre côté, l’Opéra National de Lorraine, qui, sous l’impulsion de son directeur, Matthieu Dussouillez essaie de proposer des œuvres en marge du répertoire, et des productions de qualité, même si quelquefois un peu trop grosses comme Tristan und Isolde. Mais il y a à Nancy de l’intelligence et de l’ambition, qu’il faut saluer.
Reste l’Opéra national du Rhin, que nous avons déjà évoqué, à la programmation ambitieuse depuis très longtemps, depuis longtemps aussi territorialisé : une institution depuis toujours intelligente et qui a toujours été soutenue localement (l’implantation du Parlement Européen n’y est pas étrangère non plus) même si l’équipe actuelle reste, disons, distante… L’OnR doit faire face à des difficultés momentanées (comme les autres salles) mais aussi structurelles : la salle de la Place Broglie a besoin d’être remise aux normes ; les crédits sont débloqués (mais pas de projet en vue) et pendant quelques années l’activité s’en ressentira sans doute…

Île de France (hors Paris)
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra Royal de Versailles
– Opéra de Massy

L’Île de France est un cas à part, évidemment, et la capitale avec ses salles multiples qui font de l’opéra est un aimant. Nous en avons plusieurs fois reporté les incohérences, n’y revenons pas. Deux salles très différentes offrent de l’opéra, l’Opéra de Massy, autre Opéra-Potemkine (on appellera ainsi ces salles qui se donnent le nom ronflant d’opéra pour une offre réduite et de qualité moyenne, en restant poli) dont les débuts il n’y a pas si longtemps, en 1993 affichaient de belles ambitions qui ont fait long feu. Elle est délégation de service public gérée par une société qui s’appelle (si ! si !) Centre national d’Art lyrique, et dispose de salles et d’équipements qui permettraient une vraie politique et des échanges avec la capitale, des salles comme l’Opéra-Comique ou le TCE pourraient s’y décentrer quelquefois, mais Massy, c’est à des années lumières de Paris, et peut-être un peu trop popu.

Heureusement, avec L’Opéra Royal de Versailles, on revient dans le chic et pas vraiment choc, le consensuel sans sel, et surtout entre soi, vu que les prix excèdent en général les tarifs pratiqués par les salles d’opéra en région. Mais Versailles est Versailles. La salle de Gabriel est sublime, mais la jauge en est d’environ 600 places, et ce n’est que récemment qu’une vraie saison articulée a été bâtie. La qualité des spectacles est scéniquement contrastée ( quelquefois franchement médiocre). Notons quand même que dans un pays qui est en Europe celui où l’explosion baroque a vu éclore orchestres et compagnies, c’est le seul théâtre en France qui affiche (Centre de musique baroque de Versailles oblige) une vraie saison essentiellement baroque, mais pas tout à fait pour le peuple (ouf, on est rassuré). Notons enfin que la salle de Gabriel affiche pour la première fois après plus de 250 ans d’existence une vraie saison, ce qu’elle n’a jamais connu en deux siècles et demi où elle a servi à peu près à tout (et très rarement à l’opéra), et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle.

Bourgogne Franche-Comté
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Dijon

Certes, la région n’est pas riche en salles d’opéras, quand elle n’était que Bourgogne, il n’y avait que Dijon, et avec l’ajout de la Franche-Comté, il n’y a toujours que Dijon, avec ses deux salles, l’auditorium et l’opéra. Longtemps symbole d’une insondable médiocrité, l’opéra de Dijon a remonté la pente sous l’impulsion de Laurent Joyeux. On y a vu de beaux spectacles quelquefois des tentatives étonnantes pour faire original (Ring de Wagner à géométrie réduite). Actuellement, le soufflé retombe et le nombre de représentations (une grosse douzaine) montre que Potemkine est prêt à monter dans le wagon.
Malheureusement, l’Opéra de Dijon est l’exemple d’institution dont une ville à elle seule, malgré la bonne volonté ne peut supporter les frais liés à un opéra ou à une structure musicale d’importance. L’autre capitale régionale, Besançon, n’a pas de tradition lyrique, et sa scène nationale affiche quelquefois de l’opéra sans vraie ligne lyrique, même si la ville est le siège d’un prestigieux concours de chefs d’orchestre dont la 58ème édition aura lieu en septembre 2023. Quelque chose pourrait être pensé, d’autant que par TGV, les deux villes sont à 30 min l’une de l’autre. Mais comme elle est la seule salle régionale, elle a droit à l’appellation « théâtre lyrique d’intérêt national », une appellation en chocolat.

Auvergne Rhône-Alpes
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra de Vichy
– Clermont-Auvergne Opéra
– Opéra de Saint Etienne
– Opéra National de Lyon
Quatre salles dont chacune porte le nom d’opéra, quelle chance a cette région !
A quatre, elles totalisent moins de 90 soirées, dont 70% sont assurées par Lyon, 17% par Saint Etienne (qui a une petite saison), les deux autres salles étant des Potemkine dont il ne vaudrait même pas la peine de parler, si Vichy n’était pas une des plus belles salles de France et si quelques essais d’y présenter une production lyonnaise n’avaient pas été tentés. Mais cela a fait long feu… Dieu merci, il y a l’eau pour digérer ce triste gâchis.
45 kilomètres entre Lyon et Saint Etienne, on pourrait croire que quelque chose soit possible entre les deux salles, que nenni, Saint Etienne, patrie de Massenet, préfère vivoter seule, avec les moyens du bord. Intelligence, quand tu nous tiens…
Enfin dans une région vaste et relativement riche, signalons l’énorme disparité géographique puisqu’il n’y aucune offre lyrique notable à l’est et au sud du Rhône. La région devrait donc s’y intéresser… d’autant qu’elle affiche une soi-disant priorité culturelle sur le rural…
Mais la Région veille à un autre grain : soyons sûrs que si une des salles prenait le nom de Laurent Wauquiez, elle verrait ses subventions augmenter, puisque le Petit-Père-du-Rhône semble si sensible à ces sirènes comme le montre sa « politique » culturelle de gribouille (voir la dernière affaire avec Joris Mathieu et le Théâtre Nouvelle Génération de Lyon).et la confusion qu’il fait entre théâtre public et théâtre aux ordres.

Provence-Alpes-Côte d’Azur
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra Grand Avignon
– Opéra de Marseille
– Opéra de Toulon Provence Méditerranée
– Opéra Nice Côte d’Azur

Quatre opéras au même profil, qui représentent une singularité dans le paysage français. Des publics plutôt traditionnels, un répertoire essentiellement franco-italien, pas un seul opéra national et des opéras en régie municipale, essentiellement supportés par les villes. Autant dire la mort lente.
Avec l’arrivée de Bertrand Rossi à Nice, une politique est en train d’y naître, mais la salle, une belle salle à l’italienne du XIXe dans la tradition de la péninsule (inaugurée en 1885 en lieu et place de l’ancien théâtre détruit par un incendie particulièrement meurtrier) aurait besoin d’un sérieux rafraichissement. C’est une salle de grande tradition musicale, l’opéra y est vivace, dans la tradition italienne puisque la ville est devenue française en 1860. Et pourtant Nice n’est même pas signalée comme « Maison d’opéra en région » par le Ministère de la Culture, ce qui apparaît au moins étrange.
Entre Toulon, Marseille et Avignon, villes relativement proches, aux publics assez semblables et aux politiques artistiques voisines, on pourrait imaginer des liens, des échanges, une politique au moins partiellement commune, mais paresse, politique et bêtise se conjuguant…
De même entre Marseille et Aix, puisqu’Aix a toutes les infrastructures adéquates à cause du Festival, on pourrait imaginer durant l’année quelques collaborations, mais Marseille et Aix, c’est l’eau et le feu, Caïn et Abel, Eteocle et Polinice, et en moins tragique, mais tragiquement ridicule, les Dupond et Dupont. Guerre historique et picrocholine sur fond de différence sociales, de haines rances et enchâssées dans les mémoires,  l’ex-capitale de la Provence fondée par les romains face à la ville grecque, de cinq siècles son aînée. En plus elles ne sont plus du même bord politique (même quand elles l’étaient, les deux villes se haïssaient). Laissons la carpe et le lapin continuer à jouer dans le bac à sable.
Le cas marseillais est pourtant très singulier dans le paysage français : une salle immense, la plus grande de tous les opéras de région (1800 places), une vraie saison, articulée, un nombre de représentations qui avoisine celui d’un Opéra national, et entièrement à la charge de la ville de Marseille ou quasiment. C’est un cas unique à ce niveau de subvention et si j’ai bien lu la Ville méditerait de sortir du régime de la régie municipale. La deuxième ville de France mérite évidemment un opéra national, mais il faudrait alors aussi donner un coup d’aspirateur à la poussière des productions et atteindre un niveau artistique moyen plus haut. Prendre exemple sur Nice ? ou sur Lille, qui est aujourd’hui du même bord politique ?…
Vous aurez compris que rien n’est simple en PACA, et Aix, Avignon, Toulon, Marseille (et Nice) sont à des milliers de kilomètres les unes des autres. Immobilisme et postures politiques font le reste. Adieu rêve d’un Opéra national de Provence.

Occitanie
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
– Opéra National du Capitole de Toulouse

Deux opéras « nationaux » pour une région vaste qui n’a pas d’autre offre lyrique, dans les deux métropoles de la région qui, et c’est une litote, ne s’aiment point notamment depuis la naissance de la grande région Occitanie. Mais des deux, l’une a une vraie saison d’opéra, même si discutable par certains choix esthétiques, et l’autre une offre qui lentement s’étiole et se réduit comme peau de chagrin, malgré des efforts pour une vraie qualité. Car avec une quinzaine de représentations lyriques annuelles, Montpellier est un Opéra (auquel on a rajouté « orchestre » pour coller mieux à la réalité) national en marche vers l’hommage à Potemkine. Je le dis avec d’autant plus d’amertume que je préfère de loin, de très loin la philosophie de l’offre montpellieraine, hélas réduite par nécessité. Symptôme d’un problème quasi général qui affecte le lyrique dans ce pays.
De l’autre côté, Toulouse reste un opéra qui compte vraiment en France, scéniquement un peu poussif, mais musicalement très solide avec un public fidèle et une vraie tradition, c’est essentiel. Mais une réflexion sur l’irrigation d’une région très vaste s’impose car tout est à faire.

Nouvelle Aquitaine
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra de Limoges
– Opéra National de Bordeaux

Deux salles d’opéra dont un Opéra « national » et une salle à gestion municipale qui offre cette saison une douzaine de soirées lyriques.
Un rapport de la Chambre régionale des comptes de 2021 sur l’Opéra de Limoges concluait à la bonne gestion financière de l’établissement financé en 2019 à 90% par la ville de Limoges (Etat 4% et Région 5%) : les chiffres parlent d’eux-mêmes, et le même rapport souligne que hors Opéra de Paris, en 2017, les villes supportent à 45% les financements publics des opéras en France et l’État 16%.
Quant à l’Opéra National de Bordeaux, il dispose d’une des salles les plus belles de France, construite par Victor Louis, qui remonte à 1780 et qui fut un des modèles du Palais Garnier, à la capacité d’un peu plus de 1100 places (comme Lyon, comme Zurich ou peu s’en faut, comme Strasbourg), une capacité qui ne permet pas de monter Saint François d’Assise ou La femme sans ombre, mais permet de monter à peu près tout le XVIIe, le XVIIIe, l’essentiel du XIXe  et pas mal d’œuvres du XXe. Mais depuis des dizaines d’années, à Bordeaux, l’ambition affichée a toujours dépassé et les résultats artistiques, et les idées.
Ambition ? la construction de l’auditorium, décrit comme suit : « Une fosse d’orchestre pour 120 musiciens et un espace scénique de 220 m2 qui permettent d’accueillir des opéras de Wagner ou de Strauss tout comme des opéras contemporains nécessitant un orchestre important et une scène assez grande. » : dans la littérature de la communication l’auditorium semble être le lieu principal d’attraction -comme si on pouvait afficher des Wagner ou des Strauss chaque saison avec les énormes frais afférents, alors que l’atout de Bordeaux, c’est évidemment la salle de Victor Louis, un atout musical esthétique et touristique indéniable sur laquelle une saison raffinée et intelligente pourrait être réfléchie, au-delà de Requiem de Mozart en style Louis-Caisse écologique et racoleur, opération de communication désolante de nunucherie.
L’opéra de Bordeaux, entre ambitions excessives, politiques artistiques quelquefois incohérentes sinon errantes ou erratiques, le plus souvent pâlottes n’est jamais arrivé à produire au niveau des théâtres équivalents (Toulouse, Lyon, Strasbourg), et ce sous tous les mandats directoriaux.
Bref, ce n’est pas du côté de la Nouvelle Aquitaine qu’on fera la fortune de l’art lyrique.

 

Centre Val de Loire
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Tours
Ce n’est pas non plus du côté du Centre Val-de-Loire que l’art lyrique trouvera de quoi fleurir.
Une seule salle, le Grand Théâtre de Tours avec sa douzaine de représentations, superbement isolé, alors que la seule solution viable serait peut-être de rejoindre le schéma proposé par Angers-Nantes Opéra, qui ferait un joli « Opéra national de la Loire » auquel comme on va le voir s’est raccroché Rennes.
Tours est à 170 km de Nantes, un océan infranchissable d’autant qu’il y a une frontière de Région. Laissons cela, c’est pitoyable. Mais le Ministère de la culture offre à l’Opéra de Tours l’appellation « Théâtre lyrique d’intérêt national » sans doute au simple motif que c’est le seul de la région ou que la liste affichée n’est plus tout à fait cohérente, car son « intérêt national » se discute.

Pays de la Loire
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Angers-Nantes Opéra – Opéra de Nantes
– Angers-Nantes Opéra – Grand Théâtre d’Angers

Deux salles et un Opéra, enfin une solution de collaboration intelligente, à laquelle on vient de le signaler, Rennes s’est adjoint, pour la moitié de sa saison, Rennes, qui est à 100 km de Nantes. Une vraie solution régionale (et interrégionale puisque Rennes c’est la Bretagne) avec si l’on compte les trois villes un peu plus d’une trentaine de représentations d’un niveau de qualité appréciable.
Mais entre les deux villes, Angers et Nantes, les choses ne sont pas au beau fixe, avec des baisses de subventions continues, et la dernière période est comme partout très tendue. Dans le budget c’est la métropole nantaise qui met l’essentiel (61% des subventions) et la région, pour cette opération « régionale » verse… 3%. Cherchez l’erreur.
Comme toujours en cas de difficultés, chacun cherche à rentrer dans sa propre niche, et comme toujours, la victime du système c’est la production puisque 2023-24 affichera une dizaine de soirées en moins. Et quand l’offre baisse le public baisse : il est plus facile de baisser l’offre que de récupérer un public. Comme quoi, même des solutions intelligentes et articulées restent fragiles.

Normandie
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Théâtre de Caen
– Opéra de Rouen-Normandie

Lorsque la région Normandie était divisée en Haute et Basse Normandie, chacune avait son Théâtre, à Caen, le Théâtre de Caen, et à Rouen, comme on l’a longtemps appelé, le Théâtre des Arts.
Le Théâtre de Caen avait une grande tradition baroque parce que William Christie et les Arts Florissants y fleurissaient justement. Mais il y eut rupture en 2015 après 25 ans de résidence, pour des sombres histoires de gros sous, de changement d’équipe municipale etc. etc.  La culture est souvent victime de ce genre d’aventure, et l’opéra encore plus….
Le résultat est la programmation lyrique actuelle du Théâtre de Caen, 7 représentations au total, avec certes un excellent niveau, mais sans ligne.
Rouen, arrivé dans l’actualité à cause de la crise financière des opéras, affiche plus d’une vingtaine de représentations, soit bien plus de Caen. Rouen a une vraie tradition d’opéra.
Dans ma jeunesse parisienne, on allait souvent voir les représentations rouennaises de Wagner, dirigées par Paul Éthuin toujours bien distribuées et bien dirigées. La programmation actuelle  y est diversifiée, dans les genres et dans le type de production. Il est d’autant plus regrettable que la crise ait frappé un opéra plutôt valeureux.
Ces deux salles ont chacune un passé, ancien pour Rouen, plus récent pour Caen, chacune avec un souci de qualité qui est resté un axe fort. Distantes de 128km, liées par autoroute ausi bien que par voie ferroviaire directe, ne purraient-elles pas songer à s’allier, ce qui permettrait sans doute à Cane d’augmenter son offre, et ouvrirait sur un vrai projet global normand. Là encore, il serait temps de créer des synergies, dans l’intérêt de l’opéra, dans une région où il a été relativement bien servi, mais où il est fragilisé, comme l’actualité récente nous l’a enseigné.

 

Bretagne
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Rennes (avec quelque extension à Quimper)
Une seule salle en Bretagne dont le caractère a souvent été une exigence de qualité et une offre étoffée. La situation actuelle depuis 2018 associe l’Opéra de Rennes et Angers-Nantes Opéra, tout en gardant des productions maison : au total pour la seule salle de Rennes, on a une offre de 28 représentations d’opéra, soit autant que Marseille, plus que Lille et plus qu’Angers-Nantes Opéra sur deux villes. Rennes, il est vrai, a une vraie offre culturelle en spectacle vivant (avec le Théâtre National de Bretagne) depuis longtemps, et cela se sent.
Il faudrait seulement sans doute développer la relation avec Quimper, pour irriguer un peu l’ouest de la région.

Conclusions :
Un constat s’impose, l’hétérogénéité de l’offre géographique, résultat de traditions historiques plus que de choix politiques : les opéras se sont d’abord installés dans des villes riches, dès le XVIIIe, et puis peu à peu le XIXe bourgeois a voulu ses salles municipales, signes d’un statut local qui s’améliorait.
Mais, à la différence du reste du spectacle vivant, il n’y a pas eu de réflexion sur l’irrigation du territoire et la géographie de l’opéra en France : on a bien revu la distribution des orchestres notamment régionaux, mais pas l’opéra, qui n’est pas comme en Italie un genre identitaire national (même si le passage en Italie de Berlusconi et consorts a aussi eu un effet délétère : la culture, c’est pas leur truc). L’opéra reste dans les têtes un plaisir de l’élite sociale, donc pas très payant en termes politiques. Comme le politique d’aujourd’hui pense la plupart du temps le court terme, l’investissement dans la culture à long terme, mieux vaut ne pas y penser, surtout s’il est lourd et coûteux.
Deuxième constat, plus désolant, la difficulté sur une même aire régionale à créer des synergies autour des opéras, pour mieux le distribuer sur les territoires régionaux et améliorer l’offre, comme l’Opéra National du Rhin et aujourd’hui Angers-Nantes Opéra, seuls exemples d’organisation territoriale. Ce serait directement possible entre Metz et Nancy, en région PACA, qui a une vraie tradition, éventuellement en Auvergne-Rhône-Alpes, mais les réflexes clochemerlesques, “campanilistes” comme on dit en Italie, et donc totalement ridicules, d’une crasse bêtise qui mettent non l’irrigation culturelle en fer de lance, mais les crètes décolorées de pauvres coqs qui font de l’Opéra local, même vidé de son sang et avec quelques productions à peine dignes, un enjeu de « fierté » locale, une médaille au revers, qui finit par s’étioler et devenir misérable. « L’opéra meurt, mais j’ai un théâtre qui s’appelle Opéra ça suffit bien ! ».
Troisième constat, la liste publiée par le Ministère de la culture ne correspond pas à la situation actuelle, en terme productifs, en termes d’efforts et de renouvellement.  Ce dossier non actualisé n’est simplement pas prioritaire.
Dans ce paysage triste et qui court à la ruine, la crise actuelle a le seul mérite de faire voir la poussière qu’on (et notamment l’État) mettait soigneusement sous le tapis. Laisser les opéras aux mains des villes, c’est évidemment conduire à la ruine parce que la crise actuelle montre qu’elles ne peuvent plus assumer les coûts, même si elles veulent défendre leur salle. Laisser ces inégalités géographiques sans réguler, et des villes continuer à gérer avec difficulté leur salle, c’est très confortable pour un État pour qui l’Opéra est plus un boulet qu’autre chose. Ça coûte cher, et ça draine peu de public : pourquoi se fatiguer à chercher des moyens d’améliorer les choses, mieux vaut constater le décès par débranchement du respirateur, on fera de beaux discours sur les regrets. L’État qui s’intéresse tant à la fin de vie l’expérimente avec l’opéra.

 

B. La nature de la crise actuelle

L’alerte actuelle qui frappe de nombreuses salles, n’est pas la cause de la crise des opéras en France, mais plutôt un effet collatéral à une crise plus profonde qui affecte les financements, la distribution géographique mais aussi les systèmes et organisations.

  1. Les motifsLa crise actuelle est motivée par l’augmentation des coûts de l’énergie et l’augmentation des coûts salariaux, elle frappe les plus grosses institutions (Lyon ou Strasbourg), mais aussi de plus petites (Rouen), mais elle ne frappe pas indistinctement. Certaines salles, dont les frais de personnel ou d’énergie sont pris en charge directement par les villes, sont moins directement affectées, même s’il y a fort à parier que cela se retrouvera dans le montant des subventions futures.
    Mais la question centrale est bien plus la désaffection des publics, une qualité d’ensemble plus que moyenne, et surtout des situations très différentes où on appelle « opéra » aussi bien une production impeccable à Lyon ou Strasbourg qu’une production plus proche, au mieux d’un spectacle de fin d’année d’un conservatoire reculé.
    Enfin, même sans covid, sans crise de l’énergie, sans inflation, l’opéra est peu aidé parce que c’est un art complexe (c’est détestable, la complexité), et donc qu’il coûte cher en personnel artistique ou technique pour peu de représentations et donc peu de public… Un public qui diminue souvent par diminution de l’offre, alors on préfère jeter le bébé avec l’eau du bain et se contenter d’une présence au mieux symbolique.
  2. La diversité des situationsNotre rapide tour de France montre une diversité de situations tant dans les statuts des établissements, que dans les capacités productives et dans l’offre lyrique. Beaucoup de salles affichent peu de représentations, d’autres en diminuent régulièrement le nombre, et d’autres enfin coupent dans des activités annexes (hors les murs, « petits » spectacles, réductions des activités scolaires etc…) ou multiplient les opéras sous forme de concert, moins coûteux à amortir.
    Beaucoup d’institutions ont déjà annoncé la baisse de l’offre (nombre de productions, nombre de représentations), alors que l’offre en France est déjà globalement réduite comme on l’a vu ci-dessus. Or il y a une loi toujours vérifiée, qu’il faut répéter à l’envi : moins de représentations = moins de public, et le supposé retour à la normale ne s’accompagne jamais d’un retour systématique du public, mais d’une baisse durable. On peut rapidement faire baisser le public, on met des années à le reconquérir, sans aucune garantie. On l’a vu avec la pandémie.
    Pourtant, là où il y a une tradition de qualité, une implantation assise, le public répond par une très belle fréquentation. L’opéra national de Lyon, qui a eu avec Serge Dorny une politique hardie en matière d’offre, n’a pas vu sa fréquentation baisser (dans quelle autre salle française Sancta Susanna de Hindemith ou Von heute auf morgen de Schönberg auraient pu faire le plein ? Mais l’équipe municipale actuelle n’aime visiblement pas l’opéra et ce que ça lui coûte, alors qu’elle a une des salles au public le plus jeune d’Europe. Il y aurait beaucoup à dire d’ailleurs sur la politique culturelle des mairies écolo, mais passons.
  3. Le morcellement du paysage

La diversité des situations et le morcellement du paysage vont de conserve. Mais la diversité des statuts n’est pas forcément la cause des difficultés ou de la qualité des spectacles. Un regard rapide sur les programmes des salles montre (à quelques exceptions près, assez rares) un singulier manque d’imagination dans les titres proposés. Le nombre réduit de représentations la plupart du temps n’incite pas non plus les producteurs à faire des efforts sur la qualité des productions qui vont n’être proposées (même en cas de coproductions) au mieux que pour quelques représentations à de rares exceptions près. Quelquefois une production est conçue au départ pour tourner, comme Le Voyage dans la lune, d’Offenbach (Rouen, Metz, Compiègne, Reims, Massy …) dans la mise en scène d’Olivier Fredj, et dans une distribution stable, mais il y a peu d’exemples de ce type qui seraient à encourager.
il reste que même dans le cas des plus grosses institutions, le nombre de représentations n’excède pas la cinquantaine annuelle pour les deux plus importantes, plus proche de la trentaine pour toutes les autres, ce qui n’est pas énorme.
Enfin, last but not least, l’opéra exige au-delà des personnels techniques et artistiques, des lieux adéquats. Il y a des territoires où aucune salle ne peut recevoir de l’opéra mis en scène, par absence de fosse. On peut quand même envisager des représentations concertantes ou semi-concertantes dans ces territoires-là, mais c’est aussi un indice des cahiers des charges qui ont présidé à la construction des salles. En Allemagne ou en Suisse, toutes les salles municipales ont une fosse, avec une autre politique aussi, parce qu’elles sont multifonctions. En France combien de salles multifonctions ont-elles une fosse d’orchestre ?

 

Les financements, État, Régions, Métropoles, Villes

Éliminons d’emblée les gros financements privés qui vont plutôt dans le lyrique à des grands Festivals (Aix) ou à de grosses institutions (L’Opéra national de Paris). L’Italie a transformé en Fondations privées la plupart de ses opéras et cela a marché pour les grosses institutions, mais les plus petites sont financées par des structures publiques ou semi-publiques, et c’est un échec car les Fondations lyriques se sont retrouvées au bord du gouffre, l’une après l’autre.

Mettre à plat les systèmes de financement, c’est se dire, qui paie quoi ?

Un regard rapide sur les budgets montre que pour les salles les plus importantes, celles qu’on peut (encore) appeler « Opéras » les budgets tournent autour de 30 à 35 millions d’euros annuels, et pour des raisons historiques, structurelles, légales, les moins impliquées sont les régions (autour de 6 à 7% du budget au mieux), les plus impliquées sont les villes, avec la palme à Marseille, une régie municipale historique avec une tradition lyrique forte, qui a un budget pour son opéra de l’ordre (légèrement inférieur) d’autres grandes salles françaises dont des opéras nationaux et un nombre de représentations tournant autour de la trentaine avec les représentations en version concertante. Compte tenu de l’offre, de la capacité de la salle, l’une des plus grandes de tous les opéras en France (plus de 1800 places) , c’est par rapport à bien des salles, une vraie performance, pour un public traditionnellement amoureux des voix et pas trop fan de mise en scène.
On peut d’ailleurs regretter que les budgets et le montant des subventions et soutiens ne soient pas clairement affichés par les maisons d’opéra, notamment les plus importantes : on souhaiterait que ces salles de référence en France fassent comme Lyon, qui chaque année affiche son budget et ses résultats, y compris remplissage etc. dans sa brochure de saison

L’observation des budgets quand on y a accès montre des constantes :
– Les villes (quelquefois les métropoles) restent les financeurs essentiels (48% à Lyon, 52% à Bordeaux, 70 à 80% à Marseille) et mettent aussi des personnels à disposition en nombre plus ou moins important.
– L’État verse plus ou moins 15% aux opéras nationaux
– Les régions aident de manière congrue (autour de 6%)
– Les recettes propres entrent en général autour entre 20 à 30%, où la billetterie peut tourner autour de ce pourcentage, où être bien plus réduite ( à Lyon, la billetterie entre pour 10% des recettes générales et seulement à peu près la moitié des recettes propres)

Pour fonctionner, les opéras sont fortement subventionnés, on le savait depuis longtemps et les subventions publiques sont largement supportées par les villes (45% en moyenne en 2017), ce qui aujourd’hui est problématique.
Il est clair en effet :

  • Que les villes ne peuvent plus supporter des charges à cette hauteur
  • Que la création des métropoles devrait déterminer une remise à plat du système, parce que la salle d’opéra couvre un public qui dépasse largement les frontières de la ville où il est implanté, et la ville paie quelquefois plus en proportion de ses administrés qui la fréquentent.
  • Que les régions, pour des salles qui ont un poids financier et un impact économique fort, donnent très peu : à part Strasbourg et Angers-Nantes Opéra, les salles n’ont aucun impact régional, avec des disparités dans la distribution des salles qui n’a jamais incité à réfléchir à l’impact régional. L’implication très relative des régions vient sans doute d’un problème de « compétences », sur lequel on s’est bien gardé de revenir : le boulet, c’est mieux pour les autres.

Face à des villes qui ne peuvent plus assumer seules ou presque les charges des salles, la première réflexion porte sur les opéras dits « nationaux » et les financements de l’État. Un rapport de la chambre régionale des comptes de 2017 de la nouvelle Aquitaine montre que hors opéra de Paris, la part de financement de l’État pour les opéras en France est de 16% (c’est le pourcentage qu’on constate effectivement les rares fois où l’on a accès aux chiffres, par ex. Lyon). Si l’on intègre dans le calcul l’opéra de Paris, alors la part de l’État passe à 38%…
En clair cela signifie que la subvention parisienne engloutit l’essentiel des subventions d’état. Ainsi l’État privilégie-t-il Paris au détriment des opéras qu’il a lui-même qualifiés de « Nationaux », une médaille en chocolat. Il ne s’agit pas de rééquilibrer en baissant les subventions parisiennes, dans la mesure où c’est l’État dans sa vision à si long terme qui a voulu un Mammouth lyrique à Paris qu’il essaie désormais d’encourager à chercher du mécénat pour réduire ses subvention publiques (aujourd’hui environ 40% du budget). En réalité, il est évident que l’État doit augmenter sa part de financement des opéras nationaux en région : il n’est pas normal qu’un Opéra national de Lyon soit financé à 50% par la ville de Lyon, ou alors que l’État demande aussi à la Ville de Paris de financer l’Opéra national à hauteur, elle qui a déjà bien du mal avec son Châtelet… mais je plaisante bien sûr. Les opéras nationaux ayant théoriquement un rayonnement national, les sous doivent aller avec, ou alors , c’est une autre plaisanterie.
Il ne s’agit pas évidemment non plus de supprimer les subventions des villes : dans de grandes capitales régionales, l’Opéra en état de marche a des retombées économiques que Lyon en son temps avait calculé, et ce n’était pas indifférent, mais il faut rééquilibrer la part de chacun. Il est clair que les Métropoles doivent prendre une part plus importante dans les financements des opéras, c’est déjà le cas à Metz ou dans quelques autres villes, car une salle d’opéra rayonne sur la ville et son « hinterland », au moins jusque-là où vont les transports urbains.
Enfin, même si ce n’est pas leur compétence, mais tout peut évoluer ou changer, les régions donnent environ 5 à 7% pour les opéras, ce qui est ridicule, mais vu la situation, aucune intervention n’est ridicule. On peut sans doute conditionner les subventions des régions au rayonnement régional de l’institution, quand on lit que l’Opéra national du Rhin est un syndicat « intercommunal », ou que la région est peu impliquée dans Angers-Nantes Opéra, on se dit que quelque chose ne fonctionne pas au royaume du Danemark. En d’autres termes, là où les salles de la région travaillent à des synergies, à des organisations intelligentes entre elles qui irriguent le territoire, on pourrait imaginer leur part de financement augmenter. Certes, elles financent déjà part des orchestres régionaux, souvent en fosse d’opéra pendant la saison, mais il y a sans doute à réfléchir sur le rôle de la région dans la circulation de productions, dans le lien entre diverses salles. Mais personne de bouge, parce qu’il s’agit de donner des sous…
Pour encourager les publics on pourrait aussi imaginer d’autres filons, un peu différents, en Allemagne, le billet d’opéra vaut ticket de transport en commun le jour de la représentation par exemple… L’imagination peut-être au pouvoir mais il semble qu’on soit pétrifié à l’idée de soulever ce lièvre-là, mieux vaut la « petite mort » lente qui ne fait pas trop parler d’elle, on pourra au moins financer les Kleenex pour sécher les larmes.

Résumons-nous :

  • Ce n’est plus le rôle des villes de supporter seules les frais d’un opéra qui produit régulièrement, au moins quand on appelle « Opéra National » l’institution : l’État doit prendre ses responsabilités.
  • Il est urgent de rééquilibrer les contributions entre métropoles et région, les départements ont une part infime (1 à 2% dans les financements) et ils ont d’autres charges, plus sociales (APA etc…) qu’ils peinent à assumer, laissons-les de côté dans cette affaire. Bref il est important de remettre à plat le système quand l’opéra est représenté dans la ville avec autre chose que quelques représentations atomisées
  • Enfin, en termes de patrimoine, des salles superbes comme Metz, Nancy, Nice, Bordeaux, Vichy mériteraient d’être mieux valorisées en hébergeant des productions d’opéra dignes d’elles, ce n’est que très partiellement le cas.

Mais ne nous berçons pas d’illusions, le genre lyrique ne sera jamais un genre populaire au moment où le théâtre connaît aussi des difficultés, bien que ce soit un genre bien plus important en France, et il s’agit simplement de faire en sorte que l’offre soit d’une qualité à peu près homogène en qualité, dans un système plus cohérent et mieux territorialisé.
Mais ce que les puissances publiques nationales ou territoriales n’ont pas fait en temps de vaches grasses, elles ne le feront pas en temps de vaches maigres, l’opéra et son réseau de salles a été laissé plus ou moins tel que parce que s’y intéresser c’est entrer dans un engrenage qui ne concerne pas seulement les subventions, mais aussi les organisations, le système de production, les orchestres, les artistes etc… Il y aura bien des raisons pour lesquelles les choses sont laissées en l’état…

 

C. Le système productif et ses problèmes

Si la question des financements entre fortement dans la question des opéras en France, elle n’est pas la solution à tous les problèmes. il ne faut pas non plus oublier le système de gestion, à un moment où des voix s’élèvent, comme un chœur insistant pour demander « des troupes », « des troupes »… Nous avons dans ce blog longuement essayé d’éclaircir la question, mais elle se pose très différemment à Paris et dans les opéras en région.

Examinons d’abord le système actuel, la stagione
Il est en quelque sorte comparable à la production d’un film : pour un spectacle donné, on réunit une distribution une équipe de production, un chef et un orchestre. Et dans certains théâtres, on réunit aussi les techniciens nécessaires. Tous les théâtres n’ont pas les capacités techniques ou même les équipes nécessaires pour monter un spectacle complexe et bien des théâtres ont des équipes techniques réduites.
Conséquences pour les productions :

  • On limitera les dépenses de production (décors et costumes) notamment si le nombre de représentation est réduit
  • On réduira progressivement le temps de répétitions, qui est coûteux
  • On fera donc appel à des metteurs en scène point trop exigeants qui ne bousculent pas les équipes en place et font au plus simple et au plus vite

Par ailleurs, on croit souvent que les orchestres au nom quelquefois ronflant sont fixes (genre Orchestre symphonique de Saint Crépy sur Levrette) , c’est très souvent un leurre.
Les orchestres régionaux peuvent l’être, moins les orchestres municipaux ou locaux qui sont réunis ad hoc. Quelquefois, l’orchestre se réduit à quelques musiciens fixes (salariés) (par ex. un continuo baroque) et pour chaque production, on fait appel à des supplétifs. Pour des questions de frais fixes (un orchestre de 45 musiciens c’est 45 salaires), on a souvent des orchestres avec quelques musiciens salariés et le reste supplétif. Bref, la géométrie est variable, mais dans ce système, même les orchestres la plupart du temps sont réunis ad-hoc, à l’exception de Lyon qui est le seul à avoir son orchestre spécifique, et de deux ou trois orchestres régionaux de prestige comme le Philharmonique de Strasbourg ou l’Orchestre du Capitole, avec les conséquences sur la qualité et l’homogénéité.
Un orchestre comme Les Musiciens du Louvre-Grenoble, en résidence à Grenoble avait sur place quelques musiciens chargés de l’action culturelle par exemple, mais répétait à Paris et arrivait à Grenoble pour le concert avec une formation à géométrie variable. C’est aussi le cas d’un orchestre comme la Cappella Mediterranea… Certes, les réseaux fonctionnent et on fait souvent appel aux mêmes collègues supplétifs, mais ça n’est pas gravé dans le marbre.

C’est un système qui ne favorise pas la cohésion des orchestres, mais convient aux musiciens, plus libres de « cachetonner », et pas attachés à un lieu fixe, des temps fixes, des répétitions fixes. Dans le cas d’orchestres qui se déplacent comme la Cappella Mediterranea les coûts seraient pharamineux si c’était tout un orchestre fixe qui se déplaçait. Le noyau se déplace et on recrute sur place (par exemple quand ils sont en fosse à Paris ou Aix)
Ce qui est vrai pour les musiciens d’orchestre l’est aussi pour les chanteurs, plus libres de choisir leurs productions, avec une rémunération au cachet que souvent ils préfèrent à un salaire fixe, de même les techniciens, car il n’y a pas suffisamment de travail continu pour être attaché à telle ou telle salle et le système de l’intermittence fait le reste.

Le système stagione, finalisé à la production, convient aux très grandes institutions (Paris par exemple) ou aux institutions qui ont une politique lyrique pointue (Lyon, Strasbourg). Les productions sont créées, la presse en parle, ça fait buzz (enfin mini buzz) et puis s’en vont.
Avec pareil système, peu de titres, six à huit titres par an : un lyonnais aura vu ainsi Tosca pourtant un phare du répertoire, une seule fois en un demi-siècle ; en 2019/2020… La qualité est respectable, mais pas partout.

C’est un système plus favorable aux artistes parce que c’est un système au cachet, globalement plus rémunérateur, et surtout plus souple, et qu’on peut faire appel ponctuellement à des chanteurs plus « bankables » sur le marché (pas forcément des stars, mais des noms connus des amateurs) pour remplir la salle mais pas toujours favorable aux institutions, ni à une politique construite ou rigoureuse envers les publics. D’autant que lesdites productions sont rarement reprises, et qu’ainsi tout est finalisé, aux deux trois ou quatre représentations (six à huit dans les meilleurs cas). En effet dans ce système, il y a un nombre de représentations au-delà duquel le théâtre perd de l’argent. Ce n’est donc pas un système favorable à l’éducation du public, à la construction d’une vraie culture lyrique, à la permanence, car – c’est le cas en ce moment – à la moindre baisse de subvention, on supprime des productions.
Or, la France entière fonctionne sur ce système, assez libéral, qui laisse les artistes dans le marché. Quand ce sont des artistes côtés, pas de problème, quand ce sont des jeunes ou des artistes « de complément », indispensables mais à la carrière difficile, c’est délétère. D’où la nécessité d’un champ professionnel organisé sur l’offre, avec des agents  qui représentent les artistes (indispensables pour les accompagner) et une importance accrue des réseaux…
D’où le système de l’intermittence, réponse sociale à un système de gestion élastique. Cachetonner, c’est le verbe-clé de la vie musicale et lyrique française, parce qu’il n’y a simplement pas suffisamment d’institutions garantissant des revenus stables et continus. L’intermittence est dans pareil système indispensable à l’équilibre des revenus des artistes.

Le système de troupe et de répertoire est-il une réponse ?
C’est le système qui organise la vie musicale dans les pays germaniques et en général les pays de l’Est européen, Russie comprise dans pratiquement tous les théâtres, petits et grands. Le système stagione en revanche couvre l’ouest et le sud européen, les Etats-Unis et le Canada et le reste du monde qui programme du lyrique. J’ai souvent écrit que la réunification de l’Allemagne n’avait rien changé au fonctionnement des théâtres à l’Est, parce que c’est le même système qui gérait Est et Ouest.
Dans les pays où le système de troupe fonctionne, ce sont les villes qui financent à 80 ou 85% les théâtres, et plus largement les institutions publiques (radios) les orchestres. Dans les très grandes villes d’Allemagne, État fédéral, il y a plusieurs orchestres, ceux financés par la ville, ceux financés par la radio. Prenons Munich, par exemple, parmi les principaux orchestres, il y a l’orchestre de la Radio Bavaroise (financé par la radio, le Bayerischer Rundfunk), celui de l’Opéra (Bayerisches Staatsorchester, financé par le Land qu’on appelle l’État libre de Bavière dans le cadre du financement de l’Opéra), et les Münchner Philharmoniker (financés par la ville). L’état de Bavière finance en outre les Bamberger Symphoniker, le grand orchestre symphonique de la ville de Bamberg, au nord de la Bavière. Système plus ou moins semblable à Francfort, Stuttgart ou à Hambourg.
Ces villes ont toutes un théâtre et un opéra (salles séparées, quelquefois dans le même bâtiment, comme à Mannheim ou à Francfort) avec la notable exception de Berlin avec ses trois opéras et sa dizaine de théâtres municipaux.
Les villes petites ou moyennes ont une salle de théâtre multifonctions (Stadttheater), qui propose une saison complète (on joue à peu près chaque soir) de théâtre, d’opéra, de ballet, éventuellement de concerts qui vont de la petite forme à la grande forme .

Pour faire vivre le système, dans toutes les villes, grandes ou petites, il y a dans les théâtres une troupe d’acteurs, de chanteurs, un ballet (pas partout), un orchestre local qui fait du symphonique et de l’opéra, tous salariés, tous employés municipaux. Dans les plus grandes villes ou pour des occasions exceptionnelles on peut faire appel à des chanteurs invités en surnuméraire. Du côté des chefs, il y a à la fois un Musikdirektor ou un Generalmusikdirektor, qui assure les nouvelles productions et quelques reprises et bonne part de la saison symphonique, au contrat, et des chefs fixes, qu’on appelle des Kapellmeister (« Maître de chapelle ») qui assurent les reprises et le tout-venant et font travailler l’orchestre.
Quant aux productions, le système diffère dans les grosses et les petites structures : dans les grosses, une production est longuement répétée, puis entre au répertoire, ce qui veut dire qu’elle sera reprise dans les saisons pendant plusieurs années. Dans les plus petites, il y a moins de productions, et donc quelquefois la saison se limite à des nouvelles productions, de rares reprises, mais toujours ensuite stockées.
En revanche, le revers de la médaille, c’est que les villes financent peu les compagnies autonomes et que les théâtres ne font pas d’accueil de spectacles ou d’artistes extérieurs, cela sortirait de leurs frais fixes avec les risques relatifs au remplissage, alors qu’en France c’est la base du fonctionnement. Artistiquement, le spectateur va dépendre d’une équipe en place, et il n’y aura pas de confrontations « d’univers artistiques », comme on dit dans les salons, moins de diversité, mais plus de régularité.

Cela suppose qu total:
– des équipes techniques étoffées pour assurer l’alternance
– des équipements fixes pour les répétitions (salle de chœurs, répétitions d’orchestre si la salle est occupée) mais aussi des espaces de stockage des productions.
– une administration qui puisse gérer un agenda assez rempli, un planning d’occupation des salles et aussi des chanteurs ou des comédiens de la troupe, etc… et aussi la relation au public essentielle pour un système qui s’appuie beaucoup sur les abonnements, c’est-à-dire toute une logistique assez lourde qui justifie que dans le cas des villes, le théâtre engloutit bonne part des subventions.
– Et surtout un nombre de représentations important : plus il y a de représentations, plus il y a de public et plus il y a de recettes. Tout le monde étant salarié, artistes comme techniciens, les frais sont fixes, tout représentation est ainsi une recette nette.
C’est un système lourd, assez monopolistique dans les villes mais qui garantit au public une accessibilité continue à des prix contenus (le prix maximum dans les salles régionales, par exemple Karlsruhe, excède rarement 60-70€)

Or, même les théâtres lyriques les plus productifs en France (Lyon, Strasbourg, Toulouse) ne peuvent gérer une telle logistique avec leurs équipements et leurs équipes actuelles. Et on peut bien imaginer que les villes (ou les métropoles) ou encore moins les régions ne sont pas prêtes à investir dans un tel système, qui suppose aussi par ricochet une réponse du public (qui, même en Allemagne a baissé, même si cela reste le grand pays de la musique classique en Europe).

Pour qu’un tel système fonctionne vraiment dans une métropole régionale, il faudrait que l’on soit sur une centaine de représentations lyriques par an. On a vu que le maximum offert est d’une cinquantaine, et encore avec des menaces et sur trois salles dans tout le pays. Il y a eu notamment à Lyon par le passé (il y a plus de vingt-cinq ans, comme quoi la question n’est pas vraiment nouvelle) la création d’une troupe fondée sur de jeunes chanteurs valeureux, par exemple Ludovic Tézier, qui passa deux ans en troupe à Lucerne, puis trois ans à Lyon. Ça a fait long feu.
Pour un chanteur d’opéra, la troupe est pourtant très formatrice, parce qu’il doit affronter toutes sortes de rôles, répondre à des urgences, côtoyer aussi de grands professionnels. Il n’y a pas de hasard, si certains de nos chanteurs ou chanteuses ont fait de la troupe en pays germanique, il y aura bien une raison, Natalie Dessay (Vienne), Julie Fuchs (Zürich), Elsa Benoît (Munich), Elsa Dreisig (Berlin, et la saison prochaine Munich)…
Impossible à ce stade de déliquescence du réseau français d’envisager un système à la germanique et d’ailleurs il n’en a jamais été question parce que ce système est sorti de toutes les têtes et cocneptions depuis des lustres (à cause de la crise de l’Opéra de Paris, opéra de troupe jusqu’aux années 1970) On peut se limiter à l’entretien d’une troupe réduite de chanteurs, mais là encore, elle ne peut être attachée qu’à un opéra qui produise au moins une quarantaine de représentations. Elle peut être envisageable dans un système de réseau régional : on revient toujours à la question des synergies. Mais il est clair que socialement, le système permet à l’artiste (ou au technicien) des revenus fixes et réguliers, ce qui diminue l’intermittence.
En France, le système est particulièrement hypocrite, justement grâce à la question de l’intermittence, pas vraiment essentielle pour les stars, mais essentielle pour les armées d’artistes, de chanteurs et techniciens qui dépendent des offres. On travaille sur une production, on reçoit un cachet et pendant les périodes creuses, le système de l’intermittence prend le relais. Pour l’artiste, c’est une grande sécurité . Pour le public, c’est moins vrai, car les périodes creuses le sont aussi pour lui.
En Allemagne, le chanteur d’opéra étant « mensualisé » à hauteur de ses prestations dans le théâtre auquel il est attaché, et pour le reste en « free » (où interviennent les offres via son agent), n’a pas besoin de l’intermittence et le public continue à avoir accès à des représentations. Pas de période creuses, d’autant qu’en dehors de leurs contrats locaux, les artistes peuvent en accepter ailleurs. La plupart des chanteurs restent en troupe et ne deviennent free-lance que lorsque s’étant fait un nom, ils peuvent vivre seulement des engagements au cachet.
L’habitude du système stagione cherche à attirer le public par la présence dans la distribution de chanteurs plus connus, le système de répertoire travaille plus sur la fidélisation du public à ses artistes locaux, dont certains deviennent des stars, mais pas tous. à une offre de production plus étoffée, jouant entre standards et nouveautés

Les artistes français gardent ainsi une liberté de choix d’action, de création et d’installation que l’État leur garantit par le statut de l’intermittence. Ce système « socio-libéral » leur convient. Il est soutenu par notre fascination de l’artiste (« aidez-moi à développer mon génie ») et par l’individualisme ambiant, il ne répond absolument pas à la fonction civique et citoyenne du théâtre public, et dans le cas de l’opéra, il le condamne à la mort lente. Si les artistes travaillaient de manière moins intermittente (et donc moins autonome aussi), c’est une lapalissade, on aurait moins besoin du système de l’intermittence et les théâtres afficheraient plus de représentations…

Quant à la question de la qualité, elle n’est pas si différente que ne le disent ceux qui défendent un système à la française, en tous cas dans des salles moyennes. Mais ne rêvons pas, le système stagione convient aux bailleurs de fonds, aux artistes, aux institutions et se trouve ancré dans notre histoire. On ne reviendra pas dessus. Il est plus « paillettes » et travaille moins l’éducation des publics et l’installation du genre, mais actuellement il ne garantit même plus une simple stabilité de la fréquentation.

 

D. L’exemple suisse

On parle toujours de l’Allemagne, j’ai voulu regarder l’exemple suisse, qui présente l’avantage de proposer les deux systèmes et permet des comparaisons sur un territoire socialement assez homogène.

La Suisse est un petit pays, qui entretient une dizaine d’institutions qui offrent et produisent de l’opéra : Saint Gall, Winterthur (essentiellement de l’accueil), Zürich, Bâle, Lucerne, Bienne-Soleure, Fribourg, Berne, Lausanne, Genève. Mettons hors compétition Zürich, le théâtre le plus riche et le plus productif du pays, avec ses 200 représentations d’opéra et ses 30 productions annuelles et qui est l’une des grandes salles européennes.

Un pays, deux systèmes :

Stagione : Genève, Lausanne, Fribourg, Winterthur
Répertoire : tout le reste.

Commençons par comparer dans ce pays riche et prospère deux villes comparables par leur population, Genève (200000 hab/600000 pour l’agglo) et Bâle (180000hab/550000 agglo), entre Genève, ville de banques et d’institutions internationales, et Bâle, ville de l’industrie pharmaceutique et de l’art contemporain, c’est un niveau social à peu près comparable.

Bâle :
Système de répertoire/troupe
Prix des places à l’opéra : de 30 CHF à 145 CHF selon les types de représentations.
Nombre de représentations annuelles d’opéra : une centaine
Capacité de la salle : 860 places

Genève :
Système stagione
Prix des places: de 17 CHF à 309 CHF
Nombre de représentations annuelles : une cinquantaine
Capacité de la salle : 1500 places

Cherchez l’erreur.
Les deux villes sont riches, Les deux théâtres sont des institutions de qualité, ayant chacune une réputation sur le marché lyrique, mais Bâle s’est profilé sur la modernité des productions, sur des metteurs en scène d’avenir (on y a vu Calixto Bieito, bien avant qu’il n’arrive à Genève, on y a vu une résidence de Simon Stone, bien avant qu’il n’explose sur le marché), c’est un théâtre qui table sur de jeunes chefs, de jeunes chanteurs qui tous ne feront pas carrière, sans doute, mais qui assurent un niveau de représentation équilibré, en tout cas supérieur à 80% des théâtres français.
Genève a un très bon niveau productif (récompensé comme Bâle quelques années auparavant par le titre d’Opéra de l’année du magazine Opernwelt) notamment depuis l’arrivée d’Aviel Cahn, mais peine encore à trouver une ligne et surtout à retrouver un public, qui par ailleurs est bien moins ouvert (ou plus fossilisé) que celui de Bâle…
Mais que le prix maximum à Genève soit plus du double du prix maximum de Bâle fait de Genève le théâtre le plus cher d’Europe ou peu s’en faut, mais ne fait pas de Genève un théâtre deux fois meilleur que Bâle, et même si on rapporte l’offre au nombre de représentations rapporté à la jauge de la salle, l’offre baloise reste supérieure.

Cette comparaison montre, à qualité égale (mais sur des lignes productives différentes), que le théâtre de répertoire/troupe est plus performant que le théâtre stagione, sur un territoire à peu près homogène.

Sur la dizaine de théâtres suisses qui ont une saison d’opéra, on totalise hors Zürich environ 450 représentations d’opéra, en France, on totalise hors Paris pour 28 salles environ un peu plus de 500 représentations d’opéra… Calculez et là encore cherchez l’erreur.
Et ce n’est pas une question de qualité, il est clair que nos plus grandes salles affichent une qualité égale à celle de Genève ou Bâle et quelquefois à celle de Zürich, mais les autres salles françaises n’affichent pas forcément une qualité supérieure à Lucerne ou Saint Gall, ni même à Bienne-Soleure, avec sa centaine de représentations lyriques sur deux salles petites (l’une de 280 et l’autre de 300 places) dont celle de Soleure, du XVIIIe, est sans doute la plus belle du pays et un bassin de populations de 180000 habitants environ.
L’idée que le système stagione garantit une qualité moyenne supérieure est vraie sur les plus grandes salles et quelques salles à la programmation attentive et intelligente, mais sur la majorité des autres, c’est tout simplement faux. Le système garantit surtout une souplesse plus grande, un personnel occasionnel et donc un jeu pervers sur les variables d’ajustement comme en ce moment.

 

Derniers mots, dernier maux

Ne nous berçons pas d’illusions, la situation actuelle est appelée à perdurer, avec ses ridicules, son déséquilibre et parfois, sa médiocrité. Au niveau institutionnel, personne n’a envie (ou intérêt) à la voir évoluer. D’abord parce que dans les politiques culturelles, l’opéra n’est évidemment pas la priorité, même s’il serait intéressant de diffuser cet art dit élitiste là où il ne va pas et où il n’est à peu près jamais allé (Tourcoing excepté…). À chaque classe sa culture, ce n’est pas dit, mais c’est un implicite qui perdure.
Ensuite parce que tel qu’il est c’est un boulet pour toutes les institutions qui ne savent pas trop qu’en faire, et ne veulent pas surtout payer trop pour un art de niche (aucune refonte d’un opéra local ne fera une réélection, quant à l’État, l’Opéra de Paris lui suffit largement. Et depuis 2017 et Macron, la culture a continué à avoir la place subalterne que Sarkozy et Hollande lui avaient réservée. Enfin en ces temps de disette, il est impensable de dépenser plus pour l’opéra, la brioche de la culture alors que le pain culturel coûte déjà cher : mieux vaut laisser les choses rassir puis gésir.
Les affaires ne sont pas roses non plus pour le théâtre, qu’il soit public ou privé, mais au pays de Molière, on ne laissera pas tomber le théâtre. Il n’existe malheureusement pas de grand symbole universel de l’opéra en France qui ne peut donc se vendre de la même manière.
Mais ce constat assez accablant n’empêchera pas celui qui écrit et qui est tombé par hasard dans l’opéra à douze ans au grand étonnement d’une famille qui aimait le théâtre et les acteurs et ignorait complètement l’art lyrique, de continuer à militer pour un vrai partage de cet art total.

Alors si l’on veut sauver le soldat lyrique, il faut (à budget constant) faire des choix.
On ne renoncera pas au système stagione, d’abord parce que ce système est très soutenu par l’establishment lyrique et musical qui n’en connaît pas d’autre ou n’en pratique pas d’autre, et parce que c’est un système qui lui est d’abord favorable, avant de l’être au public.
Ensuite parce qu’il est bien trop précieux au politique par son élasticité pour diminuer les frais, le nombre de représentations, le nombre de productions en fonction de la pression financière, des changements politiques etc…sans trop le faire savoir.
C’est d’autant plus vrai et vérifiable que si la moindre quinte de toux au PSG provoque des épidémies d’inquiétude ou de désespoir, personne ne fait cas des quintes de toux lyriques à Lyon ou Toulouse ou Strasbourg. On a un peu parlé de Rouen (c’était le premier cas) mais a-t-on parlé des difficultés des autres au niveau national ? La réalité c’est qu’un opéra peut crever de phtisie à petit feu (une grande spécialité du répertoire lyrique d’ailleurs), cela ne remue pas grand monde.

Alors actuellement chacun cherche des solutions dans son coin, remplacer des productions plus lourdes par des petites formes, ou accentuer la vocation chorégraphique notamment dans les opéras nationaux ; en fait la logistique de la danse est plus légère que celle de l’opéra et la souplesse du système stagione ou des salles multifonctions convient, d’ailleurs, certaines saisons d’opéra privilégient en ces temps de vaches maigres la danse, moins dévoreuse de dollars et attirant un public plus jeune et plus diversifié.

Il faudra bien aussi aborder la question des programmations, particulièrement sensible. J’ai souligné plus haut une certaine monotonie des programmes souvent limités à des standards, avec des étonnements sur certaines ambitions excessives (Turandot, qui requiert des moyens importants, monté dans des salles qui visiblement ne les ont pas) et d’autres sur des absences surprenantes.
Comme la question du baroque.
Voilà un répertoire qui a explosé en France plus qu’ailleurs, avec de nombreux groupes, de nombreux chanteurs formés et surtout une grande souplesse d’adaptation à des salles très diverses. Or, on voit certes ce répertoire dans les programmes, mais pas à la hauteur de l’offre possible (le répertoire est immense) dans des configurations multiples qui pourraient irriguer bien des territoires et profiler la France de manière particulière sur le marché lyrique international.
Autre absence, c’est celle de l’opérette ou d’œuvres plus légères  (comme certains opéras comiques) faites intelligemment, cela se limite à Offenbach le plus souvent et c’est dommage, mais l’opérette a été tuée en France, presque sciemment (bien trop populaire, bien trop troisième âge) alors que c’est un genre à la fois très actuel et très souple, contrairement à ce qu’on pense et ce qu’on en a dit : c’est un genre satirique, qu’on a hélas complètement aseptisé, et particulièrement formateur notamment pour des jeunes chanteurs qui veulent travailler le jeu. Quant à l’opéra-comique un genre né en France avec un répertoire riche et demandant moins de forces que l’opéra, on en voit peu par rapport aux possibilités de choix, du XVIIIe au XXe…
Enfin, la dernière absence, c’est celle de la création ou simplement d’œuvres du XXe rarement jouées. Il est vrai qu’elles demandent souvent des répétitions plus longues et le système ne les favorise pas, avec un public qui n’est pas très préparé. Or voilà un rôle (gratuit) que l’État pourrait assumer par un système plus contraignant de commissions y compris collectives…

Enfin, il y a des salles qui programment (mal) quelques titres par an pour peu de représentations. En soi, afficher un petit nombre de représentations n’est pas un problème si ce qui est proposé est bien monté, vaut le coup et bien préparé. Une production annuelle unique avec cinq représentations bien préparées peut suffire à certains théâtres, à condition que la qualité au rendez-vous puisse attirer le public au-delà d’une ou deux représentations atomisées. C’est toujours mieux que deux ou trois titres médiocrement montés comme on le voit souvent
Mais en général il semble à certains plus rentable pour la com d’offrir deux ou trois titres avec une ou deux représentations, dans des conditions de production très hétérogènes (pour être poli). Il est en effet possible de faire de l’opéra dignement, c’est-à-dire sans faire prendre les vessies pour des lanternes, avec des équipes artistiques de qualité, même si elles ne sont pas de premier plan, et dans des conditions d’accueil simplement professionnelles.

Sans dépenser plus mais en dépensant mieux (vous constaterez l’emploi que je fais du jargon politicien, j’adore) une rationalisation des fonctionnements permettrait une augmentation de l’offre et de la qualité, par les synergies, les échanges, les systèmes de type Opéra du Rhin, seul survivant d’un plan Landowski qui du point de vue du lyrique a fait long feu. Si des villes préfèrent afficher un opéra autonome qui n’a d’opéra que le nom, mais un nom qui est un « symbole », qu’elles le fassent à leur frais et responsabilité. D’autres villes ou équipes municipales qui ont trouvé un opéra dans la corbeille de la mariée sont obligées de le garder mais le trouvent encombrant et le font savoir (Lyon) d’autres qui doivent assumer des dépenses indispensables de mises aux normes (Strasbourg), ont voté les crédits mais pas encore le projet, bonne manière de faire traîner, sans parler de Bordeaux, équipée de deux salles, dont une fabuleuse, mais sans vraie colonne vertébrale artistique, mais elles doivent assumer ; Strasbourg « capitale européenne » ne peut se permettre (à son corps écologique défendant ?) d’effacer son opéra, Lyon ne peut que l’étouffer un peu, dans ce jeu érotique de l’étranglement qui paraît-il augmente la vigueur.
En réalité pour des villes ou métropoles qui ont une ambition culturelle ou une vraie tradition, l’opéra est à l’aise et bienvenu (Lille, Rennes, Nantes, Toulouse, Rouen), dans d’autres, il est une référence de la cité, comme à Marseille ou Nice. Voilà des atouts sur lesquels s’appuyer pour avancer.
Il faudrait enfin réorganiser a minima l’existant en veillant à ce qu’on en finisse avec les clochemerlades du genre Metz-Nancy, Avignon-Marseille-Toulon (on voit à quels ridicules vont se cacher des combats d’un autre temps) et que l’État soutienne et stimule les efforts en ce sens, en revoyant les cahiers des charges et en conditionnant ses éventuels financements.
Tout cela est d’autant plus rageant qu’il y a aujourd’hui une école de chant en France plutôt valeureuse (ça n’a pas toujours été le cas), que les chanteurs jeunes ont besoin de travailler de manière rigoureuse et intelligente, dans des productions qui les font progresser et pas seulement cachetonner et qu’en fait il n’y a aucune raison que le genre lyrique paie les paresses et les ignorances.
Mais je ne suis pas vraiment optimiste, sans aucune confiance dans les institutions publiques pour faire vivre l’art lyrique de manière uniformément digne. Un bel di, vedremo (un beau jour, nous verrons) chante Madama Butterfly. On sait comment cela finit.

 

 

BIENVENUE À PARIS, GUSTAVO !

Gustavo Dudamel © Julien Mignot

Un directeur musical à Paris

La nomination attendue de Gustavo Dudamel comme directeur musical à l’Opéra de Paris a provoqué le concert de louanges et déchainé les trompettes de la renommée. C’est effectivement une nouvelle positive car on parle futur, ce qui est toujours agréable.
Dans ce blog, on parle aussi beaucoup du passé, qui souvent éclaire le présent et détermine le futur. J’ai été interpellé par l’expression d’un article élogieux d’un de nos deux grands quotidiens nationaux de référence « premier chef sud-américain » nommé à Paris, comme s’il arrivait après une longue liste de noms les plus divers. Or un regard sur l’histoire récente montre qu’il n’en est rien. Pas de noms au XIXe, pas de noms au XXe jusqu’en 1973 où Georg Solti est « conseiller musical » – il le reste deux ans (Rolf Liebermann avait besoin d’un nom…), Georg Solti est donc le « premier chef magyaro-britannique » à « conseiller/diriger » musicalement l’Opéra de Paris. Puis après Solti arrive plus de dix ans après et pour deux ans, Lothar Zagrosek, nommé par Jean-Louis Martinoty, directeur musical en titre (le premier depuis le XVIIe) qui est donc le «premier chef allemand» à exercer cette fonction. En 1989, ce devait être Barenboim, éliminé par oukase, et c’est en 1990, nommé par oukase, Myung-Whun Chung, directeur musical et « premier chef coréen » à l’opéra de Paris. Chung est remercié par Hugues Gall, qui nomme en 1995 James Conlon « premier nord-américain » appelé à être directeur musical, jusqu’en 2004. Enfin, en 2009, Nicolas Joel appelle Philippe Jordan, « premier chef suisse » à exercer la fonction de directeur musical. Tout cela fait sourire.
Deux observations:
– la période contient deux blancs : 1975-1987 (Liebermann et Bogianckino) et 2004-2009 (Gérard Mortier). C’est dire simplement que la fonction n’est pas naturelle à Paris comme on semble le penser, et certains directeurs ou administrateurs généraux (et pas des moindres) ont préféré s’en passer. Gérard Mortier en avait un « in pectore », Sylvain Cambreling, mais il n’avait pas le titre. Rappelons aussi que Dominique Meyer à Vienne après la démission fracassante de Franz Welser-Möst en 2014 a préféré se passer de directeur musical…
– on attend donc dans un futur qu’on espère lointain pour Dudamel, la nomination du «premier directeur musical français»…

La fonction est obligatoire en Allemagne et en Italie, il y en a à Zurich, Bruxelles, Barcelone, Madrid et à Londres, mais pas vraiment en France sauf à Lyon où depuis une quarantaine d’années, elle est instituée (John Eliot Gardiner, Kent Nagano, Ivan Fischer, Louis Langrée, Kazushi Ono, Daniele Rustioni), à Toulouse (Michel Plasson, Tugan Sokhiev) et à Bordeaux (Paul Daniel actuellement) mais dans ces deux villes l’orchestre de l’opéra est en même temps l’orchestre régional, alors qu’à Lyon, l’orchestre de l’Opéra est spécifique et ne cumule pas les deux fonctions.

Les directeurs d’opéra n’ont en effet pas toujours envie de voir leur pouvoir limité par un directeur musical, quelquefois envahissant et on connaît quelques incompatibilités d’humeur (Riccardo Muti-Cesare Mazzonis à la Scala, mais aussi Claudio Abbado face à la paire Eberhard Wächter/Ioan Holänder à Vienne)

Il est clair que l’Opéra de Paris dans la situation actuelle a besoin de la figure du directeur musical, pour faire repartir la machine perturbée par la crise du Covid, le départ à épisodes de Stéphane Lissner, et la présence plus rare de Philippe Jordan, qui a conclu son mandat par un Ring en retransmission radio fin 2020, qui reste directeur musical en titre jusqu’à fin août mais sans diriger puisqu’il est officiellement à Vienne depuis septembre 2020. Il est vrai aussi que le Covid a rebattu les cartes.

La stratégie d’Alexander Neef est très claire. Il a besoin de relancer la machine, d’attirer de nouveau le public, et surtout de faire parler de l’Opéra autrement qu’en termes de crises, de contestations, de grèves et j’en passe…
Il lui fallait donc un nom, et un chef plutôt « communiquant » pour prendre la lumière et séduire les médias : en Gustavo Dudamel, il a tout. C’est un beau coup. 

Gustavo Dudamel

J’ai connu personnellement Gustavo Dudamel en 2004, à Bamberg, lors d’un concert d’automne des Bamberger Symphoniker consécutif à son succès au concours de direction d’orchestre «Mahler-Wettbewerb » de Bamberg, un concert au programme français, L’horloge de Flore de Jean Françaix avec Albrecht Mayer au hautbois (Albrecht Mayer était hautbois solo aux Bamberger Symphoniker avant d’intégrer les Berliner) et la Symphonie n°3 pour orgue de Saint Saëns. Je l’avais interviewé à cette occasion pour le mensuel italien Amadeus. Mais je l’avais vu précédemment diriger à l’Expo 2000 l’orchestre Simon Bolivar (Orquestra Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela) à Hanovre (il avait alors 19 ans) où j’étais conseiller musical. Cela pour préciser qu’il fait partie des chefs que j’ai suivis depuis très longtemps. Lors de cette interview, sa disponibilité, sa gentillesse et sa modestie m’avaient vraiment frappé, ainsi que la manière dont il parlait de ses maîtres, José Antonio Abreu le fondateur du Sistema vénézuélien, Sir Simon Rattle qui l’avait remarqué et Claudio Abbado passionné par les orchestres de jeunes et donc forcément par le projet d’Abreu. Il dirigea d’ailleurs régulièrement l’Orchestre Simon Bolivar entre 2005 et 2010, car il passait alors ses hivers au Venezuela et à Cuba. Il laissa même la baguette à Dudamel pour la 5ème de Mahler lors d’une tournée de l’Orchestre Bolivar à Rome et Palerme en septembre 2006 alors que lui dirigeait en première partie le triple concerto de Beethoven.
Gustavo Dudamel est fils du Sistema vénézuélien, c’est une évidence, mais il n’est pas issu d’une famille venue des bidonvilles où le Sistema recrutait, il provient d’une famille de musiciens et a commencé à diriger très tôt, et à 19 ans, il dirigeait déjà la Simon Bolivar, qui est le sommet de la pyramide d’orchestres qui composent El Sistema : intégrer immédiatement les jeunes dans un orchestre local et peu à peu permettre à ceux qui sont doués et qui veulent en faire leur métier d’accéder par étapes à des orchestres plus importants du pays est le principe de la construction fondée par José-Antonio Abreu dès les années 1970.
Ceux qui ont assisté à des concerts de l’Orchestre Simon Bolivar ont pu constater l’enthousiasme et la virtuosité de ces jeunes aussi fascinants dans Tchaïkovski, Mahler ou Prokofiev que dans West Side Story ou dans la musique populaire sud-américaine : ce sont les meilleurs musiciens d’orchestre de toute l’Amérique du Sud..
Le monde de la musique classique est désormais irrigué de ces jeunes musiciens vénézuéliens qui ont intégré les orchestres du monde entier. Par ailleurs, El Sistema a produit après Gustavo Dudamel un certain nombre de bons chefs qui font actuellement carrière, Domingo Hindoyan (à l’orchestre Symphonique de la Radio polonaise), Rafael Payare (à l’Orchestre symphonique de Montréal), Diego Matheuz (qui a été directeur musical de La Fenice de Venise), Christian Vasquez ( directeur musical du Teresa Carreño Youth Orchestra à Caracas et ex-directeur musical du Stavanger Symphony Orchestra). Notons enfin que la vénézuélienne Gladysmarli Del Valle Vadel Marcano a obtenu le prix de l’orchestre lors du premier concours La Maestra en septembre 2020 (remporté par Rebecca Tong).
Il faut insister sur cet aspect du parcours de Gustavo Dudamel pour mieux saisir le chef d’aujourd’hui : et d’abord il faut noter l’importance qu’il donne à la jeunesse (il m’avait dit que les salles de concerts vénézuéliennes étaient remplies de jeunes, et qu’en arrivant en Europe, il avait été surpris du public plutôt mûr). Ensuite il est très soucieux de diffusion musicale par des efforts marqués pour « populariser » la musique grâce au mélange de répertoires, et à l’ouverture à tous les publics, mais aussi par l’importance donnée à la communication.
Du point de vue musical, il s’est formé très jeune à la direction, et notamment avec de jeunes exécutants ; cela signifie des gestes précis, clairs, compréhensibles par le groupe, cela suppose aussi un rapport très naturel et très cordial, qualités dont évidemment il fait encore preuve à la tête des différents orchestres où il provoque une véritable empathie.
Comme d’autres collègues vénézuéliens (Matheuz ou Payare par exemple), il a été marqué par Claudio Abbado, qui dirigeait au moins deux fois par an à Caracas (janvier et février) et faisait avec l’orchestre de longues répétitions.
Son répertoire de base et sa formation sont donc essentiellement symphoniques (à commencer par les grands classiques comme Beethoven ou Mahler), et moins opératiques: il dirige son premier opéra, Don Giovanni, à la Scala en 2006 où Stéphane Lissner avait offert des productions à une série de jeunes chefs. Je l’avais entendu dans cette production et je me souviens de l’impression forte qu’il m’avait procurée dans la scène de la mort de Don Giovanni, au rythme et à la pulsion qui m’avaient évoqué quelque chose de Furtwängler, mais d’un autre côté, il avait tendance dans la fosse à se concentrer sur l’orchestre et à moins tenir compte des chanteurs. Je l’ai entendu dans Don Giovanni (Scala), Rigoletto (Scala), La Bohème (Berlin), West Side Story (Salzbourg-Pentecôte) et la semaine dernière dans Otello (Liceu), où j’ai été cette fois plus frappé par la manière dont il suivait très attentivement le plateau, par sa précision et le son qu’il arrivait à tirer de cet orchestre moyen, mais moins par l’originalité de l’approche.
Son répertoire lyrique va évidemment s’étoffer à l’Opéra de Paris. Philippe Jordan est arrivé à Paris à l’âge de 34 ans avec une réputation de chef lyrique plutôt que symphonique et donc avec un répertoire plus large : il dirigeait régulièrement à Berlin, à Zurich, et avait été directeur musical à Graz. Ce n’est que depuis qu’il prit en main les Wiener Symphoniker (en 2014) qu’il a construit son image de chef symphonique.
Dudamel c’est un peu l’inverse : il arrive à 40 ans, avec une expérience lyrique plus réduite et sans avoir exercé de fonctions dans un théâtre d’opéra, mais avec une très grosse réputation de chef symphonique au point qu’il compte aujourd’hui dans le top-ten des chefs d’aujourd’hui. Tout en gardant la Simon Bolivar, il a dirigé successivement l’Orchestre Symphonique de Göteborg puis il est passé au très prestigieux Los Angeles Philharmonic Orchestra, où exerçait alors Esa-Pekka Salonen qui était au jury du concours Mahler dont il sortit vainqueur en 2004.

C’est donc sans aucun doute en ce moment the right man on the right place pour Neef qui a besoin de redorer le blason parisien un peu piétiné depuis trois ans, et pour Dudamel qui a besoin quant à lui de compléter sa connaissance du répertoire lyrique, d’où un contrat de six ans (relativement long) qui sera sans doute renouvelé si chacun y trouve son compte. Un chef de grande réputation internationale comme lui doit s’affirmer aussi à l’opéra.
Il est bouillant, énergique, sympathique, tout en étant rigoureux, il plaît aux orchestres parce qu’il est techniquement très sûr et il est sans conteste un grand musicien. Mais il n’est pas encore un inventeur, et n’a pas trouvé encore à mon avis son style mais à quelques exceptions près, on sait bien que souvent, à part le jeunisme ambiant et ses instabilités, on devient « chef de référence » après quarante-cinq ans, « vénérable et respecté » après soixante-dix et « mythe vivant » après quatre-vingts. Wait and see. Bienvenue à Paris, Gustavo !

 

 

 

OPERA NATIONAL DE PARIS 2019-2020: LA TRAVIATA de GIUSEPPE VERDI le 4 OCTOBRE 2019 (Dir.mus: Michele MARIOTTI, MeS: Simon STONE)

La fête du premier acte: au centre Violettq (Pretty Yende)

En 2014, l’Opéra de Paris, l’impulsion de son directeur Nicolas Joel, homme de goût, choisissait de remplacer la belle production de Traviata, si originale et si juste, de Christoph Marthaler créée sous Mortier en 2007 par une médiocre, signée Benoît Jacquot. 
En 2019, parce qu’il faut avoir une 
Traviata digne au répertoire, Stéphane Lissner appelle Simon Stone, nouvelle coqueluche des scènes, avec une distribution enviable, Pretty Yende, pour une prise de rôle, Benjamin Bernheim qui devient à juste titre un des ténors français en vue, et Ludovic Tézier, l’un des plus grands barytons actuels avec un chef qui est aujourd’hui une des grandes références dans Verdi, Michele Mariotti. Et c’est le triomphe : opération pleinement réussie donc.
Si l’opération est réussie dans son management, est-ce pour autant dans tous ses éléments une 
Traviata de référence au niveau artistique. Je n’en suis pas si sûr.

On connaît la nature du travail de Simon Stone qui à l’opéra et au théâtre est passionné par la relation entre l’œuvre de répertoire et la société d’aujourd’hui et il s’est ainsi fait une spécialité des transpositions modernes d’œuvres classiques, avec une véritable originalité, comme dans ses Trois Sœurs de Tchekhov ou Die Tote Stadt à Bâle : une manière de montrer une éternité du genre et peut-être d’attirer un public nouveau. Avec Lear au festival de Salzbourg, il obtient une reconnaissance internationale qui en fait une des références de la mise en scène qui pour une fois ne doit rien au Regietheater allemand, mais suit une voie très contemporaine qui essaie de respecter scrupuleusement la lettre ou l’esprit des œuvres. 
Avec Médée au Festival de Salzbourg cette année, il a proposé un spectacle qui a fait beaucoup discuter, parce qu’il en fait un drame de couple d’aujourd’hui, se débarrassant des dialogues originaux, ce qui aux dires de beaucoup a montré les limites de l’exercice. En démythifiant totalement l’histoire réduite à un fait divers tragique, il enlevait peut-être tout le côté archétypal que le mythe pouvait avoir. 

Entreprise voisine dans cette Traviata transposée de nos jours où Violetta est une reine de la nuit suivie par des milliers de followers sur Twitter passant de boîte en boîte,  vendant ses produits dérivés (le parfum « Villain »)et pianotant sans cesse sur son smartphone, avec sa mère ou ses amies, son docteur ou sa banque (au troisième acte). 

La Traviata est une œuvre difficile pour le chant, on va le voir, et difficile pour la mise en scène avec une tradition fortement marquée par le travail de Luchino Visconti avec Callas, continué par Franco Zeffirelli son élève le plus doué qui en a fait plusieurs mises en scène (dont une très belle à Paris, appelé par Bogianckino en 1984) et un film, et qui récemment juste avant sa disparition au printemps dernier, en a proposé une version ultime pour Vérone (voir notre compte rendu sur Wanderersite). 
Si l’on quitte ces versions merveilleusement montées, mais archéologiques, trois productions à mon avis ont marqué ces dernières années :

  • Celle de Willy Decker en 2005 à Salzbourg, puis au MET, qui outre le fait d’avoir révélé définitivement Anna Netrebko, était un travail épuré et plein de sens sur le dernier soubresaut amoureux dans une course à l’abîme.
  • Celle de Christoph Marthaler, à Paris en 2007 géniale transposition de l’histoire de Violetta qu’il identifie au dernier amour d’Edith Piaf pour Théo Sarapo. Une production sensible, d’une rare justesse, mais qui requérait des artistes spécifiques, et peut-être pas transposable à d’autres chanteurs que la merveilleuse Christine Schäfer et l’encore jeune Jonas Kaufmann. C’était une parfaite fusion entre musique et mise en scène, évidemment critiquée par les grincheux, mais dont la direction de Sylvain Cambreling avait suscité les réactions les plus violentes, parce que c’était un principe à Paris que de toujours siffler Cambreling.
  • Celle de Dimitri Tcherniakov à la Scala en 2013, (voir notre compte rendu dans ce blog) profonde, nostalgique, sur la mémoire, sur la solitude, magnifiée par la direction extraordinaire de Daniele Gatti, mais production si honnie du public de la Scala (dont on connaît l’aversion pour les mises en scènes un peu « décalées ») que Pereira est revenu prudemment à la production très traditionnelle et sans intérêt de Liliana Cavani qui date de 1990.

Intelligemment, Lissner propose, comme Mortier, cette Traviata à Garnier, cadre idéal pour cet opéra né au Second Empire (On se souvient comme la production Zeffirelli semblait une sorte de prolongement de la salle sur la scène) avec une relation scène-salle à l’équilibre parfait pour faire naître l’émotion.

Les joies de la campagne: Ludovic Tézier (Germont) et Pretty Yende (Violetta)

La transposition proposée par Simon Stone fonctionne globalement avec certaines idées intéressantes, et d’autres inutiles: avec la vache du deuxième acte on passe du Veau d’Or Castellucien  clairement référencé ici (toujours l’intertextualité des mises en scène), à la vache à lait stonienne. Tcherniakov avait rendu exactement la même idée de retrait du couple dans un monde nouveau au style « retour à la terre » en faisant simplement pètrir la pâte de la pasta à Alfredo (ce qui ulcéra les spectateurs milanais : un Alfredo ne pétrit pas la pasta). Ici Violetta trait une vache et Alfredo piétine le raisin pour en faire son vin. Si Milan fut ulcéré de la pasta, Paris glousse devant lait et raisin. On comprend l’intention très démonstrative de Simon Stone, mais on reste dubitatif devant les outils de la démonstration, comme une volonté très didascalique, très didactique de surligner au stabilo un changement d’état du couple comme pour s’assurer que le public comprendra bien la situation, et aussi pour s’amuser un peu, et sans doute enfin pour laisser entendre par cet excès même le probable échec de cette retraite. 

Fontaine de champagne

Le premier acte souligne que « Paris sera toujours Paris », avec ses fêtes délirantes, une société riche qui s’amuse, un culte de l’apparence dominant : Violetta vend du cosmétique, elle vend son visage et le reste, et n’a pas le droit d’afficher maladie ou faiblesse. Par son allure excessive et vulgaire, c’est une société non du grand monde, mais du demi-monde qui claque son fric pour montrer sa puissance. Alors que des salons Second Empire rutilants soient remplacés par les boites à la mode où l’on alimente une fontaine à champagne, pourquoi pas ? Mais qu’est-ce que ça change ?
Et pour faire bonne mesure et pour montrer que la roche Tarpéienne est près du Capitole, quand Violetta s’isole pour se reprendre, elle passe dans les « coulisses », dans « l’arrière -cour » au container d’ordure, comme si le trash était le lieu de l’intimité…

Jeanne protectrice des amants: Pretty Yende (Violetta) chante “È strano”

Quelques détails font un peu too much, comme le kiosque à Kebab (merci à Frank Castorf d’avoir donné au Kebab une légitimité lyrique) ou la limousine où elle s’engouffre en chantant Ah fors’è lui. Un peu plus subtile (?) la statue de Jeanne d’Arc de la place des Pyramides, enlevée à la mythologie du Front National pour devenir un lieu des amants (et une allusion à la nouvelle virginité à laquelle Violetta aspire, à relier avec la chapelle du deuxième acte).
Le deuxième acte est le plus démonstratif, on la dit, l’un fait son vin et l’autre son lait, mais on aperçoit aussi au hasard des tours de la tournette qui est sans cesse en mouvement (l’idée que le temps avance, que la roue tourne, – que Willy Decker avait rendu intelligemment jadis par une horloge omniprésente sur la scène dans sa fameuse mise en scène à Salzbourg puis au MET), une petite chapelle de campagne, pour souligner non seulement le retour à la terre, mais aussi aux valeurs de la religion, mais une religion de la simplicité plus intimiste, rappelées au moment où Germont demande au nom des valeurs sociales (ou des préjugés) à Violetta de quitter la scène.

D’ailleurs, un des points les plus problématiques d’une transposition moderne de Traviata est justement l’intervention de Germont, improbable dans la société d’aujourd’hui. Germont est le représentant typique de la morale bourgeoise du XIXe (dont le Valentin de Faust est le versant borné) mais pas du XXe. Pour faire passer cette pilule-là au XXe, il faut donner dans la caricature et Stone choisit de motiver la visite de Germont par le mariage de sa fille à un prince saoudien. Plus c’est gros et plus ça passe.

Pretty Yende (Violetta) et Ludovic Tézier (Germont): celle par qui le scandale arrive…

On voit défiler les titres de la presse qui montent en épingle la situation.
D’une part, il est clair que si Violetta a jadis vendu son corps, Germont (un Ludovic Tézier habillé non en vieillard – comme dans la tradition – mais plutôt en père quinquagénaire assez ordinaire) a vendu sa fille (on pense à Senta vendue par Daland au Hollandais pour quelques diamants) et ainsi Stone jette une lumière crue sur la société d’aujourd’hui, aussi vendue que celle du XIXe, et du même coup, montre une amoralité communément partagée et l’hypocrisie d’un Germont demandant à une Violetta sincère de se sacrifier pour sauver un mariage arrangé.

Chez Flora : Thomas Dear (Douphol) et Pretty Yende (Violetta)

La fête chez Flora devient une sorte de fête carnavalesque décadente, plutôt licencieuse avec ces néons de couples copulant joyeusement, comme un bal des échangistes, et une Violetta en blanc, mais complètement artificielle, produit d’affichage, de façade d’une tristesse insigne, et toujours ce passage en coulisse devant les ordures…
C’est très clair, très fléché, et au total pas très subtil. Il y a un côté vignette de bande dessinée, qui désigne l’essentiel signifiant, pour donner au public des clefs évidentes et lisibles de compréhension, pour créer un cadre contemporain reconnaissable au premier coup d’œil.

Acte III: Marion Lebègue Annina) Pretty Yende (Violetta) et Benjamin Bernheim (Alfredo)

Un peu plus intéressant la manière dont le troisième acte est proposé. Violetta ruinée est en unité de soins palliatifs (elle souffre d’un cancer en phase terminale…autre adaptation : aujourd’hui on ne meurt plus de phtisie) au milieu d’autres malades, dans une salle d’hôpital, elle n’est pas seule et singulière, mais une parmi d’autres devenue anonyme. Le fait même qu’elle soit au milieu d’autres malades renforce sa solitude. Et du coup, aussi bien Annina que le Docteur Grenvil sont hors champ, comme rêvés et Violetta sort du champ pour retrouver dans la file d’entrée de la boite du premier acte Martina’s (avec le logo de l’apéritif Martini bien connu…Alcool, délires et mort) Annina en robe de boite et Grenvil en smoking comme occupés ailleurs, non concernés, et c’est une jolie manière de considérer la situation finale de l’histoire, cela rend le personnage d’autant plus émouvant, par l’ambiance et le cadre. L’extérieur tout à ses fêtes ne peut supporter la vision du malheur. Il ne fait pas bon être malade dans ce monde-là qui ne connaît pas les grands sentiments, mais que les gros portefeuilles. Et l’Addio del passato qui voit défiler tous les lieux du bonheur, est à ce titre particulièrement bien réglé.

Simon Stone s’occupe en effet plus du cadre d’ensemble que de la conduite d’acteurs : dans cette ambiance outrageusement, caricaturalement contemporaine, le jeu des chanteurs n’est pas vraiment travaillé, chacun est plus ou moins laissé à lui-même. Changeons le décor et les costumes et retournons dans une bonne vieille mise en scène XIXe et ils feront exactement les mêmes gestes de l’éternel opéra de la main sur le cœur et des bras écartés.

En changeant le cadre, Simon Stone ne change rien de ce qu’attend le public ravi de rester dans sa zone de confort. il transpose, mais ne dérange pas, ne démontre rien de différent de ce que Zeffirelli pouvait montrer (de fait, la mise en scène de Vérone de ce dernier est tout aussi émouvante, sinon plus et ne dit rien de moins que Stone, l’un à grand renfort de foules et de palais Second Empire, l’autre de néons et de vaches): on en sort sans rien avoir appris de plus sur l’œuvre. Autant dans ses Trois sœurs, il montrait la modernité de Tchékhov dans ce Tchékhov sans Tchékhov, il réinsérait l’auteur russe dans un monde contemporain désespérant, autant ici il se montre un conquérant de l’inutile. C’est très bien fait, Simon Stone est à l’évidence un artiste habile qui sait manœuvrer les idées, mais ici, il finit par faire système, et se perd dans l’anecdote qu’il fait passer pour signe : une Traviata qui se veut une sémiologie du contemporain et qui n’est en grande partie qu’une vision anecdotique d’un quelconque téléfilm.

Pretty Yende (Violetta) et produits dérivés

De plus, pour qu’elle fonctionnât totalement, il eût fallu une Violetta totalement incarnée, pleinement dans le rôle et pas seulement pleinement dans les notes, ce qui n’est pas le cas ici. Pretty Yende bénéficie à Paris notamment depuis ses Lucia en 2016 d’un a priori très favorable, mais beaucoup avaient déjà noté sa Teresa discutable de Benvenuto Cellini.
On serait injuste de ne pas noter une fois de plus une voix splendide, magnifiquement timbrée, et l’étendue du registre du grave à l’aigu : elle sait parfaitement en jouer et c’est techniquement sans failles. 
Mais dans Traviata, avoir les notes est une chose, incarner en est une autre, et les grandes Violetta qui, à peine entrées en scène, par un geste, par un regard, suscitent l’émotion sont relativement rares. Elle réussit à émouvoir dans l’Addio del passato, plus par la situation et par le cadre de la mise en scène (le défilé du passé) peut-être que par le chant qui est maîtrisé certes mais convenu ; mais le travail de Stone en fait ce petit oiseau isolé qui touche le spectateur. Violetta est un personnage protéiforme, une reine sociale et donc une personnalité forte, on voit avec quelle autorité elle répond à Germont, elle prend des décisions, elle est résolue. Mais c’est aussi une amoureuse, qui sacrifie tout à cet (ultime) amour. Alfredo ne sacrifie rien, il a papa derrière et on ne réussira pas à voir en lui autre chose qu’un jeune homme riche qui a pris, comme on dit en italien una cotta (qui s’est entiché) pour Violetta. Lui survivra…
Pretty Yende a un côté victime qui peut plaire aujourd’hui où l’on préfère les victimes aux héroïnes, mais surtout son chant si précis, si maîtrisé reste pauvre en couleur et n’est jamais vraiment émouvant, même dite alla giovine chanté mais pas vraiment ressenti et amami Alfredo qui manque d’intensité malgré un orchestre sublime. La différence est grande avec une Lisette Oropesa, qui à Vérone, même dans un cadre tout sauf intimiste, réussissait à toucher immédiatement. Mais peut-être aussi le personnage voulu par la mise en scène ne lui convenait il pas 
Gageons que c’est une prise de rôle, que la jeune chanteuse n’a pas encore la maturité ni le poids voulu pour une Violetta. Je suis néanmoins heureux pour elle de la longue standing ovation reçue à Garnier. C’est toujours une joie qu’un artiste soit ainsi récompensé, mais la prestation à mon avis ne valait pas un tel triomphe.

Benjamin Bernheim est Alfredo, il lui rend ce côté chien fou amoureux au deuxième acte, et il a lui aussi sans aucun doute possible une voix claire, magnifiquement projetée et un timbre lumineux exceptionnel. Mais si cette voix le prédispose aux grands rôles de ténor lyrique, notamment du répertoire français, la diction italienne tellement sculptée, un peu maniérée, enlève du naturel et de la fluidité à la prestation, comme si Werther s’essayait à Alfredo. Son italien n’est pas suffisamment délié pour apparaître naturel, il est ici trop apprêté. Ce style peut convenir à un Faust, à un Werther ou à un Roméo, pas à un Alfredo. On ne peut pas être un chien fou qui surveille tellement son débit et son phrasé. Le naturel voulu par le rôle se heurte ici à l’artifice, et c’est dommage dans un rôle dont il a parfaitement la voix, et quelle voix. Je n’avais pas remarqué cela dans son magnifique Cassio à Salzbourg, mais il est vrai que le rôle était plus court et moins exposé.

Ludovic Tézier, annoncé malade (une bronchite), n’a pas laissé paraître dans sa prestation l’ombre d’une difficulté. Son Germont est complètement maîtrisé à tous les niveaux, homogénéité sur tout le registre, phrasé, délié de la diction et surtout couleur et expression, pleine de retenue, presque pudique. Toutes les nuances y sont, notamment le passage de l’agressivité à l’empathie, et il démontre, une fois de plus, être un des grands barytons de ce temps pour Verdi, par le timbre et l’expression le plus proche de Piero Cappuccilli, le dernier des immenses barytons-Verdi des cinquante dernières années. C’est une leçon de chant que de l’entendre, un chant toujours naturel, jamais prétentieux, jamais surjoué. C’est pour moi le sommet de la soirée, même si le jeu reste limité, mais ici tout est dans la voix, qui se suffit presque à elle-même. Grandiose, même malade.

Les rôles de complément (tous les autres rôles sont très épisodiques) sont tenus très correctement, notamment Flora (Catherine Trottman), un Douphol (Christian Helmer) qui existe plus que d’habitude, ou le docteur Grenvil plutôt réussi de Thomas Dear. Le chœur préparé par José Luis Basso est comme souvent impeccable et parfaitement réglé.
Pour mon goût, le véritable triomphateur est le chef Michele Mariotti, qui réussit par l’accompagnement orchestral à donner une vraie couleur à la soirée. 
Mariotti donne une impulsion et une tension dramatique fortes, mais sait aussi rendre les moments les plus lyriques vraiment émouvants. Les premières mesures de l’ouverture installent d’emblée un climat, et tout le deuxième acte est un chef d’œuvre de soutien discret, rythmé, palpitant, à l’écoute des chanteurs et essayant en même temps de les entraîner. L’accompagnement orchestral d’amami Alfredo qui doit par son intensité transcender la voix du soprano est anthologique. 
Le troisième acte réussit aussi à créer une couleur, une émotion qui naissent peut-être plus de l’orchestre que des voix. Cette direction est magistrale, parce qu’elle garde la pulsion et le tempo vif, caractère des grandes directions italiennes, mais en même temps d’une clarté exemplaire qui rappelle celle de Gatti de 2013 à la Scala, en ce qu’elle cherche sans être démonstrative, sans jamais être appuyée, à montrer la construction et les raffinements de la partition de Verdi. Elle tient l’ensemble à bout de bras. 
Le beau, ardent et triste, cher à Baudelaire. 

Le monde de Violetta: sms et Kebab ; Pretty Yende (Violetta)

Voilà donc une soirée qui ne réussit pas à convaincre avec du très grand et du perfectible et une mise en scène bien faite mais un peu trop démonstrative, qui brille par le tape-à-l’œil, moins par une substance qui ne va pas au-delà de ce qu’on a toujours su de l’œuvre, dont l’adaptation dans le monde des réseaux et de la société du spectacle laisse un peu indifférent. Même si c’est mieux que la production Jacquot (ce qui n’est pas difficile) ce n’est pas un coup de maître. À la prochaine donc.

Photos: © Charles Duprat / Opéra national de Paris

OPÉRA DE PARIS: UN REGARD SUR LA SAISON LYRIQUE 2018-2019

La réflexion sur l’avenir à plus long terme de notre plus grande scène nationale ne doit pas cacher le regard sur le futur immédiat de la programmation. Le programme est paru depuis plusieurs mois, et notre regard est aujourd’hui moins sensible à la surprise et aux feux des réactions immédiates en bien comme en mal.
Au préalable, il me semble important de (re) poser un certain nombre de principes qui doivent gouverner la programmation de notre Opéra national.

L’Opéra de Paris, c’est deux salles qui sont chacune des grandes salles d’opéra : la seule jauge de Garnier est équivalente à la jauge de Covent Garden, la Scala, Vienne, Bolchoi et Munich. Le MET est la seule salle avec ses 3800 places qui dépasse largement cette jauge, avec les problèmes de remplissage que l’on sait actuellement.
Mais Paris a en plus une salle de 2700 places (Bastille) à remplir, c’est à peu près chaque soir en tout 4700 places à offrir, ce qui implique évidemment des dispositions de programmation particulières. On ne peut faire salle(s) pleine(s) chaque soir, et Jonas Kaufmann ne chante pas tous les jours…

Malgré toutes les critiques, c’est tout de même un exploit (quand on regarde les problèmes de remplissage d’autres salles européennes à commencer par la Scala) de remplir deux salles géantes. C’est en effet toujours un étonnement de ma part que Garnier soir considéré comme la « petite » salle, où l’on fait du ballet, quelques Mozart et du baroque, alors que la critique dans les années soixante-dix hurlait quand Liebermann programmait Così fan Tutte à Garnier (même avec Josef Krips en fosse) parce qu’une œuvre aussi intime allait être noyée dans ce grand vaisseau.
On ne peut programmer chaque soir Traviata, Bohème ou Le Lac des cygnes : l’opéra de Paris, comme grande institution publique est censée offrir au public une vision diversifiée du répertoire, modulant entre contemporain, classique, entre grosses machines et pièces intimes, entre mises en scènes « classiques » et « modernes », (j’emploie ces mots à regret parce qu’il n’y a que des mises en scènes bonnes ou mauvaises, mais ils traduisent la pensée de nombreux spectateurs) entre stars et moins stars, entre œuvres connues et moins connues. Autrement dit, tout et son contraire.
Ainsi les Directeurs généraux donnent un flanc facile aux critiques, parce qu’ils doivent naviguer (quels qu’ils soient) entre tous ces écueils.
Or si la Scala pourrait se contenter d’une douzaine de productions lyriques annuelles parce que c’est ce que son public très local peut supporter (elle en affiche quand même 15), Paris doit afficher au bas mot au moins une vingtaine de productions lyriques annuelles (20 exactement en 2018-2019) et les productions du ballet, mais ces dernières sont moins coûteuses puisque le ballet est géré par un système de troupe, alors que le lyrique est géré par le système stagione, dont les coûts de production sont plus élevés, évidemment.

Vingt-quatre productions annuelles, cela veut dire alchimie délicate entre tous les éléments rappelés plus haut, cela veut dire aussi quelquefois des distributions au kilo (plusieurs centaines de rôles à distribuer), cela signifie une alternance entre opéras avec chœur et opéra sans (ou avec peu de) chœur, pour permettre aux artistes des chœurs de travailler sans pression et en profondeur, de même pour l’orchestre qui doit avoir le temps  d’étudier les œuvres nouvelles qui entrent au répertoire ou qui en avaient disparu depuis belle lurette (Les Huguenots par exemple).

Or le système stagione auquel le public est habitué, exige son lot de nouveautés qui vont faire courir les foules, ce qui coûte le plus cher. Dans un système de répertoire, les nouveautés sont au nombre de 5 ou 6 par saison, mais à côté on peut puiser et reprendre avec des distributions variées jusqu’à 40 (à Munich) ou 50 productions (à Vienne) .
La reprise en système stagione doit être limitée (la Scala par exemple qui affiche peu de reprises traditionnellement, 4 pour la saison 2018-2019), motivée (titre pas affiché depuis longtemps, titre rare mais existant dans les réserves, ou titre alimentaire tiroir-caisse comme Bohème). Pour l’Opéra-Bastille, par le nombre même de représentations annuelles, la reprise (au ballet comme à l’opéra) est ce qui fait fonds de commerce et il faut saluer le travail d’Hugues Gall qui a eu pour objectif, tout au long de ses neuf années d’exercice, de constituer ce matelas de sécurité d’œuvres de répertoire qui vont permettre de reprendre des titres populaires, de reprendre des mises en scène de réserve suite à des échecs de nouvelles productions, bref de donner de la souplesse au système pour (normalement) limiter les coûts. Il reste qu’on a tourné le problème dans tous les sens et depuis longtemps à Paris comme ailleurs, énarques ou pas énarques, l’opéra est un art qui coûte cher, qui a toujours coûté cher depuis ses origines, et qui vit sur grand pied pour satisfaire le public. L’idée de réduire les coûts à l’opéra fait rire les poules comme disent les italiens, et déjà rentrer dans le budget imparti sans gabegie est un minimum dont on devrait se contenter. Et Paris coûte d’autant plus cher qu’il y deux salles importantes, à la technicité très différente et aux coûts de manutention et de maintenance importants, matériellement et humainement. Ce sont des données de départ qu’il faut accepter.

Dans ce cadre, la programmation de l’opéra de Paris en 2018-2019 affiche 20 titres (même si son programme annonce des titres de la saison 2019-2020), ce qui est déjà important (le MET en affichera 26 et Covent Garden 19) dont 7 nouvelles productions in loco et une à l’extérieur (MC93) et donc 12 reprises. C’est en outre la saison des 350 ans de l’Opéra (fondé en 1669 comme Académie Royale de Musique) : on se souvient que l’Opéra de Paris a une histoire, quelle surprise !

Tristan und Isolde (Wagner)
Reprise de la production de Peter Sellars, dont on connaît la qualité, production devnue culte, dirigée par Philippe Jordan avec Andreas Schager (Excellent choix) et Martine Serafin (moins intéressante), René Pape (Marke) et Matthias Goerne (Kurwenal). Pas de quoi se plaindre. (9 repr. du 11 sept au 9 oct à Bastille)

Les Huguenots (Meyerbeer) (NP)
L’opéra de Paris se souvient de son répertoire, Les Huguenots ayant fait les beaux jours de la maison pendant un siècle environ. La relative Meyerbeer renaissance (née en Allemagne) profite à Paris, qui depuis les années 80 n’a affiché que Robert le Diable (saison 1985-1985). La mise en scène est confiée à Andreas Kriegenburg (Le Ring de Munich, Die Soldaten à Munich Lady Macbeth de Mzensk à Salzbourg) qui met en scène pour la première fois à Paris, et la direction musicale à Michele Mariotti (sauf le 24 oct. Łukasz Borowicz) qui a triomphé à Berlin dans la même œuvre, très à l’aise dans ce répertoire. La riche distribution est conduite par Diana Damrau et Brian Hymel, et on trouve aussi Ermonela Jaho et Karine Deshayes, ainsi que ce que le chant français produit de mieux, Nisolas Testé, Cyrille Dubois, Florian Sempey et bien d‘autres. Pour son retour à Paris, il était temps, l’œuvre est bien défendue. Optimisme. 10 repr. Du 24 sept au 24 oct à Bastille

Bérénice (Jarrell) (NP)
Création mondiale de Michael Jarrell qui a écrit aussi le livret d’après Racine, au Palais Garnier, avec une distribution soignée comprenant Bo Skovhus, Barbara Hannigan Florian Boesch, Alastair Miles et Julien Behr le jeune ténor français sous la direction de Philippe Jordan, et dans une mise en scène de Claus Guth. Sur le papier, c’est remarquable, comme souvent les Premières mondiales…reste à savoir si des reprises sont programmées…8 repr. du 26 septembre au 17 octobre à Garnier.

La Traviata (Verdi)
Reprise pour la dernière fois de la production Benoît Jacquot (puisqu’est prévue dès sept.2019 une nouvelle production confiée à Simon Stone) sous la direction du jeune Giacomo Sagripanti, bien aimé à Paris (sept.oct) et de Karel Mark Chichon, qu’on voit beaucoup en Allemagne et peu en France (déc.) avec trois ténors qui rempliront sans problème la salle, Roberto Alagna, Jean-François Borras et Charles Castronovo, deux sopranos qui auront le même effet sur la fréquentation Alexandra Kurzak (sept.oct) et Ermonela Jaho (décembre), et trois barytons en grande carrière Georges Gagnidze, jusqu’au 17 octobre (moui pour ma part), Luca Salsi (4 représentations en octobre) et Ludovic Tézier qui remplira les salles en décembre. 17 représentations en sept., oct., et décembre à Bastille. C’est la série tiroir-caisse, – il faut sans doute compenser Bérénice pendant la même période – mais le spectateur n’est pas méprisé, les distributions prévues sont très attirantes.

L’Elisir d’amore (Donizetti)
Autre série de représentations qui devraient attirer le spectateur, l’œuvre de Donizetti reprise dans la mise en scène de Laurent Pelly (2006) pour la sixième saison, une opération économiquement rentable. Distribution dominée par Vittorio Grigolo (Paolo Fanale le 10 novembre ce qui est une très belle alternative) et Lisette Oropesa alternant fin novembre avec Valentina Naforniţă et complétée par Etienne Dupuis et Gabriele Viviani. Le tout dirigé par Giacomo Sagripanti cumulant ainsi Traviata et Elisir, soit une vingtaine de représentations. 10 repr. Du 25 oct. au 25 nov à Bastille.

Simon Boccanegra (Verdi) (NP)
Depuis les représentations de la production de Giorgio Strehler dans les saisons 1978 et 1979, c’est la quatrième production du chef d’œuvre de Verdi. Outre Strehler, au paradis des productions, Nicolas Brieger repris trois fois, et Johan Simons appelé par Mortier, avec des décors de Bert Neumann, qui n’a connu que la série de 10 représentations en 2006. Depuis, pas de nouvelle production.  Une reprise de la production assez radicale et ironique de Johan Simons n’aurait sans doute pas plu au public parisien et Lissner opte pour une nouvelle production confiée à Calixto Bieito. Certains diront « pas mieux »…mais Bieito s’est assagi notamment à Paris…
La distribution est évidemment dominée par Ludovic Tézier qui brillera dans un rôle fait pour lui, Amelia étant chanté par Maria Agresta dont les prestations n’ont pas toujours convaincu alternant pour deux représentations avec Anita Hartig (1 et 4 décembre). Mika Kares sera Fiesco, une des voix émergentes ces dernières années (les curieux pourront l’entendre dans Ferrando de Trovatore en début d’été 2018) et Francesco Demuro sera Gabriele, pendant que Paolo Albiani le traître sera Nicola Alaimo. Un cast qui à part Tézier n’est pas totalement convaincant. Mais au pupitre montera Fabio Luisi, qui est une garantie à la fois idiomatique et technique. A voir de toute manière. 10 repr. du 12 novembre au 13 décembre à Bastille .

La Cenerentola (Rossini)
Pour dix représentations entre le 23 novembre et le 26 décembre, à Garnier, l’Opéra trouve un de ses spectacles de fin d’année, dans la production de Guillaume Gallienne et les décors d’Eric Ruf, qui n’avait pas convaincu dans  sa première édition la saison dernière.
Depuis la création à l’Opéra de Paris en 1977 (mise en scène assez médiocre de Jacques Rosner), l’œuvre de Rossini a été servie par Jérôme Savary dans une production Gall toute fraîche venue de Genève (meilleure que la précédente), puis Nicolas Joel a proposé celle de Ponnelle (venue de Munich) pendant trois saisons qui n’est pas une de ses pires idées.

La production actuelle est le typique spectacle pour grand public, qui convient bien aux fêtes, avec un metteur en scène (?) connu et aimé pour ses qualités de comédien. Elle est confiée à la baguette consommée d’Evelino Pidò, avec une distribution dominée par Lawrence Brownlee et Marianne Crebassa (un vrai bonheur) un Alessandro Corbelli rossinien consommé en Don Magnifico, et deux solides promesses, Adam Plachetka en Alidoro et Florian Sempey en Dandini. Voilà qui est fait pour garantir la réussite d’une soirée de décembre. Il faudra attendre cependant pour une grande production.

Il primo omicidio (Cain) (Scarlatti) (NP)
Nouvelle production d’un répertoire baroque réservé à Garnier (pour 13 représentations entre le 22 janvier et le 23 février) et premier opéra de Scarlatti représenté à l’Opéra de Paris, qui fera courir non par passion trop longtemps réprimée pour le compositeur napolitain, mais pour la mise en scène de Roméo Castellucci toujours passionné par les mythes bibliques et la direction ô combien experte de René Jacobs. Avec une distribution spécialiste de ce répertoire, Kristina Hammarström (Caino) , Olivia Vermeulen (Abel) et Birgitte Christensen Thomas Walker Benno Schachtner Robert Gleadow. À noter dans ses tablettes.

Les Troyens (Berlioz) (NP)
Opéra symbole de l’Opéra-Bastille puisque le titre a inauguré la nouvelle salle en 1990 dans une mise en scène de Pier Luigi Pizzi et les inoubliables Grace Bumbry et Shirley Verrett. Il faudra attendre 2006 pour que Mortier importe de Salzbourg la belle production de Herbert Wernicke. Et c’est tout…
Alors on ne va pas bouder son plaisir : ces Troyens sont bienvenus, dans une production qui va sans doute provoquer des commentaires (amers ?) à cause de la production confiée à Dmitri Tcherniakov. C’est Philippe Jordan qui s’est réservé la direction musicale, qu’on espère plus colorée que le Benvenuto Cellini musicalement pâle de cette saison.
Distribution dominée par l’Énée de Brian Hymel, désormais titulaire référent du rôle depuis plusieurs années et par la Cassandre de Stéphanie d’Oustrac, à qui fera écho la Didon de Elīna Garanča. À leurs côtés une distribution de toute première importance, Stéphane Degout, Michèle Losier, Cyrille Dubois, quelques noms moins connus comme l’excellent baryton-basse américain Christian van Horn et le jeune ténor prometteur Bror Magnus Tødenes. Notons enfin un vétéran, Paata Burchuladze en Priam, basse vedette des années 80 et 90. 8 représentations du 22 janvier au 12 février (Bastille).

Rusalka (Dvořák)
Reprise de la production de Robert Carsen, qui remonte à l’ère Gall (2002), pour la quatrième fois et elle a toujours bénéficié de distributions notables. C’est le cas ici puisqu’on y entendra pour 5 représentations en février et mars à Bastille (tout plaisir doit être mesuré…) autour de la Rusalka de Camilla Nylund, son rôle fétiche, Klaus Florian Vogt, Karita Mattila, Thomas Johannes Meyer, Ekaterina Semenchuk, c’est à dire ce qui peut se trouver de mieux aujourd’hui. Et l’orchestre sera dirigé par Susanna Mälkki, qui confirme à chacune de ses apparitions qu’elle une des cheffes (?) les plus passionnantes du paysage musical. Il y aura peu de représentations, mais retenez cette reprise, elle vaut au moins musicalement le détour.

Otello (Verdi)
Reprise de la production de Andrei Șerban qui remonte à la dernière saison de Hugues Gall pour la quatrième fois. Finalement Otello n’est pas servi si souvent à l’Opéra de Paris, c’est depuis 1976 (Sir Georg Solti, Terry Hands, Placido Domingo et Margaret Price), la troisième production qui vient après celle de Petrika Ionesco qui aura duré deux saisons au tout début de l’ère Bastille (1990-91 et 1991-92).
Ce n’est pas une des meilleurs de Andrei Șerban mais ce n’est pas l’intérêt de cette reprise construite autour de l’Otello de Roberto Alagna qui chantera huit représentations en mars 2019 et qui naturellement (et justement) attirera les foules. Sa Desdemona sera Alexandra Kurzak (on n’est jamais mieux servi que par son épouse) et Iago Georges Gagnidze, un baryton qui ne m’a jamais convaincu. Plus intéressant le Cassio de Frédéric Antoun. L’orchestre sera confié à Bertrand de Billy.
Une reprise motivée par Roberto Alagna, seul véritable intérêt de la distribution pour 11 représentations en mars et avril dont les trois dernières (en avril) seront chantées par Aleksandr Antonenko, le professionnel du rôle, qui ne m’a jamais convaincu.

Die Fledermaus (J.Strauss) (NP)
Pour six représentations en mars 2019, l’Opéra coproduit avec la MC93 de Bobigny une version de chambre pour sept instruments (de Didier Puntos) de l’opérette de Johann Strauss confiée à Célie Pauthe qui dirige le Centre dramatique national de Besançon-Franche Comté, et aux chanteurs de l’Académie en résidence à l’Opéra de Paris, avec les musiciens de l’orchestre-Atelier Ostinato et le chœur Unikanti. L’intérêt serait que cette production tourne en France aussi.

Don Pasquale (Donizetti)
Deuxième opéra bouffe de Donizetti de la saison et reprise de la mise en scène de Damiano Michieletto qui va être créée à Garnier en juin-juillet 2018 pour marquer l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de cette œuvre. Nouveauté : à Evelino Pidò succèdera Michele Mariotti et la distribution sera sensiblement changée : à Nadine Sierra succédera Pretty Yende, à Lawrence Browlee Javier Camarena, à Florian Sempey Mariusz Kwiecień mais Michele Pertusi restera Don Pasquale. (Garnier, 9 représentations en mars-avril 2019)
À noter qu’on aimerait quand même voir à l’Opéra de Paris d’autres Donizetti, et notamment les « opéras des reines », et les œuvres créées à Paris en français ou non qui aillent au-delà de Lucia di Lammermoor. L’Opéra de Paris s’est timidement aventuré dans le vérisme, qui était un trou dans son répertoire mais bien peu dans le bel canto.

Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) (NP)
Pour 7 représentations du 2 au 25 avril 2019, cette nouvelle production du chef d’œuvre de Chostakovitch est la troisième après celle d’André Engel présentée au début de l’Opéra-Bastille (1991-92 et 1993-94) et celle de Martin Kušej, venue d’Amsterdam en 2008-2009 pour la dernière saison de Gérard Mortier.
Après Munich (Kupfer), après Salzbourg (Kriegenburg), l’œuvre de Chostakovitch a l’honneur d’un metteur en scène à la fois à la mode et qui est en train de devenir mythe, Krzysztof Warlikowski, et d’un des très bons chefs familiers de répertoire, Ingo Metzmacher. C’est Aušrinė Stundytė qui sera Katerina Ismailova et l’entoureront l’excellent Dmitry Ulianov (Boris), John Daszak sera Zinovy, choix surprenant pour un spécialiste du rôle de Serguei, qui sera quant à lui chanté par Pavel Černoch, très bon ténor qui est lui aussi une surprise dans ce rôle. C’est d’autant plus stimulant, ils seront très bien entourés. À voir, évidemment.

Carmen (Bizet)
Reprise de la production Bieito, créée pour Paris en 2016-2017 après avoir fait le tour d’Europe (la production a une vingtaine d’années). Une production de bonne facture, qui change de la précédente, d’une rare faiblesse (Yves Beaunesne). Le regard sur le destin de Carmen à l’Opéra de Paris montre qu’on a eu des difficultés à trouver une production solide pour ce pilier du répertoire qui draine toujours un nombreux public,  comme le montrent les 14 représentations prévues entre avril et mai 2019. Le chef appelé est le très talentueux Lorenzo Viotti, un des phares des jeunes générations de chefs. La distribution est très attirante dominée par Anita Rashvelishvili, qui avec Elīna Garanča se partage la vedette dans le rôle dans les grandes scènes du monde, les dernières représentations à partir du 8 mai étant confiées à Ksenia Dudnikova. Deux Don José, Roberto Alagna assurera les quatre premières représentations, le reste étant confié à Jean-François Borras, ce qui n’est pas mal non plus. Escamillo sera comme la saison dernière Roberto Tagliavini et dans Micaela seront affichées Nicole Car et Anett Fritsch. Sans mettre en cause le talent de ces chanteuses, bien connues, on aurait peut-être pu trouver quelques Micaela françaises…
A priori une reprise évidemment alimentaire (comme toujours Carmen) mais qui propose un cast et un chef intéressants ).

 

Die Zauberflöte (Mozart)
Autre reprise alimentaire courant d’avril à juin à Bastille pour 12 représentations, cette reprise de la (bonne) production de Robert Carsen est intéressante dans la mesure où elle est confiée presque exclusivement à des voix francophones, preuve de la vitalité du chant en français : Tamino est Julien Behr, Pamina la jeune Vannina Santoni, Papageno Florian Sempey, Papagena Chloé Briot et Sarastro Nicolas Testé, et la reine de la nuit sera Jodie Devos. Les enfants en revanche seront des solistes des Aurelius Sängerknaben Calw, l’un des chœurs d’enfants les plus remarquables en Allemagne. Henrik Nánási dirigera les forces de l’Opéra, un très bon chef qui a montré naguère à la Komische Oper de Berlin qu’il avait bien en main la partition de Mozart.

Iolanta/Casse-Noisette (Tchaïkovski)
Première reprise du spectacle original mis en scène par Dmitri Tcherniakov accouplant comme à la création en 1892, Iolanta et le ballet Casse-Noisette reviennent dans une direction musicale du très bon Tomáš Hanus. Casse-Noisette est confié au chorégraphe Sidi-Larbi Cherkaoui qu’on ne présente plus, et la distribution de Iolanta est sensiblement différente de celle affichée en 2015-16, dominée par la Iolanta de Valentina Naforniţă entourée notamment de Dmytro Popov, Artur Ruciński, Ain Anger, Johannes Martin Kränzle, Vasily Efimov, autant dire un groupe d’excellents chanteurs.

Vaudra de nouveau le détour, pour 9 représentations en mai 2019 au Palais Garnier.

Tosca (Puccini)
Tosca a connu à Paris une production qui a duré de 1994 à 2012, soit 18 ans ce qui est exceptionnel dans cette maison, celle de Werner Schroeter créée sous l’ère (brève mais intéressante) Blanchard et qui été reprise aussi bien par Hugues Gall, Gérard Mortier que Nicolas Joel. Un exploit à saluer.
Cette production n’était pas très dérangeante, mais très correcte. La production de Pierre Audi qui lui a succédé en 2014 est moins intéressante et d’une rare platitude.
C’est cette production qui est reprise, pour 12 représentations à Bastille en mai et juin 2019, avec une distribution faite pour attirer les foules : Jonas Kaufmann en Mario pour 7 représentations le reste étant assuré par le ténor montant qu’on voit désormais un peu partout, l’argentin Marcelo Puente. Du côté des Tosca on note Anja Harteros pour 4 représentations en mai, puis Martina Serafin pour 6 représentations et Sonia Yoncheva pour deux malheureuses représentations les 1er et 5 juin (aux côtés de Kaufmann), deux Scarpia se succèderont, Željko Lučić d’abord aux côtés d’Harteros et Luca Salsi ensuite à partir du 29 mai. C’est Dan Ettinger qui dirigera l’ensemble de ces représentations purement alimentaires où l’on guettera les éventuelles annulations…

La Forza del destino (Verdi)
Reprise de la très médiocre production de Jean-Claude Auvray, créée sous l’ère Nicolas Joel qui fait suite à la production de John Dexter, pas très excitante non plus, qui était celle de l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris sous l’ère Liebermann puis Lefort,  car ce must de l’opéra verdien n’a pas été affiché entre 1981 et 2011…
Proposer la Forza del destino se justifie donc d’autant que la distribution évidemment intéresse avec Anja Harteros pour 4 représentations du 6 au 18 juin, à qui succèdera l’émergente Elena Stikhina. Željko Lučić sera Don Carlos di Vargas, tandis qu’Alvaro est confié au jeune américain Brian Jagde qu’on lance sur le marché (il faudra donc aller l’écouter), et tous deux pour l’ensemble des représentations. Ils sont entourés de Rafal Siwek (Padre Guardiano) Gabriele Viviani (Melitone) et Varduhi Abrahamyan (Preziosilla).

Bien sûr, c’est une reprise alimentaire, mais quelquefois le repas est bon, d’autant que l’orchestre est confié à Nicola Luisotti.

 Don Giovanni (Mozart) (NP)

Signe de la difficulté de trouver une production idéale du chef d’œuvre de Mozart où tant de metteurs en scène se sont frottés et ont échoué (un seul exemple, Chéreau à Salzbourg), on en est à Paris depuis 1975 à la septième production (dont une en version concertante). Même si la production d’Everding était médiocre en 1975, on évoquera en ancien combattant Margaret Price (Anna), Kiri te Kanawa (Elvira) Roger Soyer (Don Giovanni) José Van Dam (Leporello) Jane Berbié (Zerlina)…et l’orchestre de Sir Georg Solti…

Depuis, aucun souvenir marquant jusqu’à la production de Michael Haneke, qui est pour moi ce qui s’est fait de plus intéressant sur une scène d’opéra dans cette œuvre depuis longtemps.
C’est donc pour moi une erreur de Lissner de vouloir en changer. La production de Haneke gardait sa force et pouvait encore durer.
Si encore il était demandé à Ivo van Hove qui va assurer cette nouvelle production, l’ensemble de la trilogie Da Ponte, cela pourrait avoir un sens, mais puisque Cosi fan tutte a fait l’objet d’une nouvelle production d’Anna Teresa de Keersmaker la saison dernière, cela ne semble pas d’actualité.
Plus généralement, à part les fameuses Nozze de Strehler (et pour ma part – certains lecteurs vont hurler- la production de Marthaler à Garnier qui a duré le temps d’une rose) rien d’intéressant n’est sorti de l’Opéra de Paris en matière de production des opéras de Da Ponte/Mozart.

J’ai donc des doutes sur l’opération Don Giovanni, pour moi inutile, malgré Ivo van Hove, et sans lien avec une ligne de programmation réelle, même si on y ose une distribution jeune et stimulante, élément vraiment digne d’intérêt : Etienne Dupuis (Don Giovanni) Ain Anger (Commendatore) Philippe Sly (Leporello), Jacquelyn Wagner (Anna), Stanislas de Barbeyrac (Ottavio), Nicole Car (Elvira), Elsa Dreisig (Zerlina) et Mikhail Timoschenko  (Masetto).
L’orchestre est dirigé par Philippe Jordan, sauf le 13 juillet (Guillermo García Calvo). Pour 13 représentations à Garnier entre le 8 juin et le 13 juillet.

D’autres productions pour l’automne 2019 sont annoncées, mais considérons qu’elles appartiennent à 2019-2020 (Traviata, Les Indes Galantes, Madrigaux de Monteverdi, Prince Igor).
Au bilan, la saison 2018-2019 affiche : Wagner(1), Meyerbeer(1), Berlioz (1), Jarrell(1), Tchaikovski(1), Dvořák(1), J.Strauss(1), Puccini(1), Rossini(1) Chostakovitch(1), Bizet(1), Scarlatti(1) Donizetti(2), Mozart(2), Verdi (4).

C’est une saison qui présente  toujours un certain intérêt au niveau des distributions; au niveau des chefs cela reste contrasté, et au niveau des mises en scènes, les nouvelles productions affichent les metteurs en scène en vogue (Warlikowski, Tcherniakov, Van Hove, Kriegenburg, Castellucci, Guth, Bieito) sans chercher de nouvelles têtes ou des metteurs en scène remarqués ailleurs qu’on n’a pas vu à Paris (David Bösch, Tobias Kratzer, David Herrmann – Simon Stone débutera à l’Opéra de Paris la saison suivante dans Traviata- ).

Disons que dans l’ensemble, sans être un feu d’artifice, tout cela est très respectable, sans afficher de ligne claire cependant, notamment et malgré Huguenots, Troyens et Carmen, sur le répertoire historique de la maison (encore que Carmen ait été plutôt du répertoire de l’Opéra-Comique…), La Juive (Halévy, mise en scène Pierre Audi) et Louise (Charpentier , mise en scène André Engel) sont au répertoire, et pourraient mériter des reprises avec de nouvelles distributions car ce ne sont pas des spectacles détestables.

2 galas en outre célèbrent banalement les 350 ans de l’Opéra, l’un composé d’extraits de ballets et d’opéras, et l’autre affiche Anna Netrebko et Monsieur, c’est une originalité folle, merci d’avance pour ce moment.
Sans vouloir suggérer des choix aux professionnels de la programmation, une grande production d’un Lully eût pu être une manière de célébrer le lointain prédécesseur de Stéphane Lissner, il y a quelques 350 ans.

Des concerts complètent la programmation musicale, de nombreux concerts de chambre et récitals à l’amphithéâtre et au studio et deux concerts symphoniques dirigés par Philippe Jordan, un concert Bruckner (Symphonie n°8) le 19 octobre et Mahler (Symphonie n°3) le 30 janvier complètent cette programmation.

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: LE CERCLE DE CRAIE (DER KREIDEKREIS) de Alexander von ZEMLINSKY le 20 JANVIER 2018 (Dir.mus: Lothar KOENIGS, Ms en sc: Richard BRUNEL)

Haitang arrêtée et arrachée à son enfant ®Jean-Louis Fernandez

Dit la force de l’amour 

Il y a une vingtaine d’années, Zemlinsky n’apparaissait pas dans les saisons d’opéra, à de rarissimes exceptions près. La recherche assez récente de titres nouveaux qui puissent élargir le répertoire des maisons d’opéra a changé le paysage, aussi bien la Florentinische Tragödie (par exemple à Amsterdam en novembre dernier) que Der Zwerg (par exemple à Lille également en novembre dernier) sont assez fréquemment donnés, on a vu aussi à l’Opéra des Flandres la saison dernière le très rare König Kandaules.
C’est encore plus rare pour Der Kreidekreis (le Cercle de craie) dont à ma connaissance après la création à Zürich en 1933 et quelques présentations en Europe (De Stettin à Graz) à l’époque de sa création et après-guerre (1955, Dortmund) pas de traces de représentations, à part une reprise à Zürich en 2003 sous la direction d‘Alan Gilbert, dans une mise en scène de David Pountney avec Brigitte Hahn et Francisco Araiza entre autres, si bien que les représentations lyonnaises sont une création en France. Il faut donc une fois de plus saluer la politique de Lyon qui en quelques années a présenté une somme impressionnante d’œuvres rares ou inconnues

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Une œuvre étrange 

Ce Kreidekreis est une œuvre étrange, sur un livret du compositeur appuyé sur la pièce de Alfred Henschke dit Klabund (1925), elle-même inspirée d’une pièce chinoise de Li Qianfu (XIIIe siècle). L’œuvre de Zemlinsky est fortement politique et traite tout à la fois de la misère qui suscite l’oppression et contraint à la prostitution, de la corruption des juges, et d’une justice soumise aux puissants et dure aux petits, de l’appât du gain universel.
Mais elle traite aussi de la force de l’amour maternel, de l’amour en général qui modifie les êtres, et enfin de la grandeur du souverain, qui sait juger, « nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude » eut dit Molière (dans Tartuffe) : cette fin heureuse où le Prince Deus ex machina vient résoudre l’intrigue et (en plus) épouser l’héroïne est assez proche du final de Tartuffe, elle consacre un souverain évergète qui sait distribuer le bienfait et surtout démêler le bien du mal et le vrai du faux. Le conte est à la fois moral et politique, et Brecht va s’en saisir (il y a là du millet pour son serin) dans Le cercle de craie caucasien.

Le tribunal : Haitang (Ilse Eerens), Yü Pei (Nicola Beller Carbone et assis Tchao (Zachary Altman) et le juge (Stefan Kurt ) ®Jean-Louis Fernandez

Les deux parties sont musicalement  différentes, et la musique de Zemlinsky dont on dit souvent qu’elle est quelque part entre Puccini, Strauss, Wagner et Schönberg (une sorte de géographie impossible) prend cette fois des chemins de traverse. Si la deuxième partie fait songer à Chostakovitch, Puccini (Turandot) Strauss, et plus particulièrement le final  à Die Frau ohne Schatten ,  la première partie prend en compte (nous sommes en 1930-31) toute la musique des années vingt, aussi bien du côté d’Hindemith, voire de Schönberg (notamment dans leurs petites formes) que du côté du jazz et surtout de Kurt Weill, notamment dans la première scène (La maison de thé). Deux ambiances, deux univers celui plus symphonique de la deuxième partie et celui presque plus chambriste, fait de miniatures, de la première, comme si la musique de la première partie illustrait la vie fragmentée de la jeune héroïne Haitang (comme dans les vignettes des icônes ou des fresques de vie de saints, voire des miniatures de scènes du XVIIIe à la Pietro Longhi) en quatre moments, Haitang vendue par sa mère à Monsieur Tong, Haitang chez Tong séduit les clients,  puis un an après, Haitang chez Monsieur Ma, dont elle est la  deuxième épouse et enfin l’empoisonnement de Monsieur Ma au quatrième tableau, tandis que la deuxième partie (troisième acte) est une sorte de variation sur un jugement à rebondissements, une sorte d’anti-jugement dernier où seuls les corrupteurs et les méchants sont vainqueurs avec un juge (Tschou Tschou) sinistre à force d’être désopilant (rôle parlé confié à l’excellent Stefan Kurt)
N’ayant aucune référence sur cette œuvre, il faut faire confiance à notre imaginaire pour nous construire un univers : en tous cas, c’est une œuvre qui excite la curiosité par son développement et son étrangeté : un opéra qui alterne dialogues et chant, avec une fluidité dans les passages de l’un à l’autre qui évidemment nous éloignedes formes de l’opéra-comique par exemple et arrive à la modernité d’un « théâtre musical » avant l’heure.

Maison de thé (de tolérance) ®Jean-Louis Fernandez

L’histoire met donc au centre l Haitang, vendue par sa mère à Tong propriétaire d’une maison de thé (c’est à dire de tolérance…) parce que son père s’est suicidé, ne pouvant payer l’impôt demandé par le collecteur Monsieur Ma. Cette maison de thé, où les jeunes femmes s’appellent des Blumenmädchen et où le propriétaire Tong, s’est émasculé, rappelle évidemment le monde de Klingsor au deuxième acte de Parsifal: Aussi bien Klabund que Zemlinsky connaissent leur Wagner.
Dans la maison de Tong, la jeune fille excite le désir du jeune Prince Pao, qui en devient amoureux, et celui de Monsieur Ma lui-même, le potentat local : elle est mise aux enchères et c’est Ma qui l’emporte. La voilà donc aux mains de celui qui est cause de sa misère.
Elle finit seconde épouse de Monsieur Ma, qui, au contact de l’amour change totalement à son contact et passe du mal au bien. La jeune femme lui a donné un fils que la première épouse Yu Peï, n’avait pas été à même de lui donner. Cette dernière, écartée et jalouse, a pour amant Tchao, un secrétaire de tribunal fou d’amour et prêt à tout pour sa maîtresse. Sans enfant, Yu Peï sera déshéritée, et Mr Ma veut d’ailleurs la répudier.
Yu Peï va donc empoisonner le mari, en accusant la seconde épouse Haitang, et insinuant l’idée que l’enfant n’est pas d’elle, mais qu’elle-même en est la véritable mère.

Décor clinique de l’acte IIII ®Jean-Louis Fernandez

Le piège fonctionne si bien que tout le troisième acte, comme on l’a dit, constitue le procès, avec ses péripéties, ses témoins subornés, sa sage-femme achetée, son juge corrompu et pour finir la condamnation à mort de Haitang.
Au moment où elle va être exécutée (par injection létale), tout s’arrête (écran descendu des cintres montrant une nouvelle d’une chaine d’info:  l’Empereur vient de mourir et lui succède le Prince Pao (apparu comme rival de Monsieur Ma au début), qui arrête toutes les condamnations en demandant à juges et condamnés de se présenter à Pékin. Il reconnaît Haitang que, fou d’amour et de désir, il avait aimée (violée?) alors qu’elle dormait en croyant rêver. Il se retrouve donc à arbitrer entre les deux femmes et propose de tracer un cercle avec au centre l’enfant, les deux mères le tireront chacune de son côté et celle qui le portera à l’extérieur du cercle sera la mère. Haitang, ne voulant pas faire souffrir son enfant et lui faire risquer l’écartèlement, renonce pour que l’enfant ne souffre pas.
Le Prince décrète donc que c’est Haitang la mère, parce qu’elle a pris en compte la souffrance de l’enfant. Il se révèle à la jeune femme, propose de l’épouser et de reconnaître l’enfant (qui est peut-être de lui d‘ailleurs, mais l’histoire ne le dit pas, tout en le suggérant). Rideau.

De la fable au regard sans concession sur notre monde

Voilà un vrai conte de fées, une sorte de variation sur Cendrillon avant l’heure, que la production de Richard Brunel évacue au profit d’un récit continu, qui clarifie certes la trame et  en fait aussi une sorte de récit plus réaliste que la fable à laquelle on aurait pu s’attendre (option qu’avait au contraire choisie David Pountney à Zurich).
Les avantages de ce choix sont clairs, parce qu’ils rendent fluides une histoire qui ne l’est pas, avec un dispositif scénique à la fois imposant mais aussi paradoxalement léger de Anouk dell’Aiera, privilégiant les voiles (premier acte), les baies vitrées (deuxième et troisième acte), avec un écran vidéo projetant fleurs et pistils (lourdement symbolique …) et les déplacements assez fluides de structures blanches dans les beaux éclairages de Christian Pinaud qui atténuent quand même ce qui serait trop réaliste et déterminent plusieurs espaces qui partagent le plateau, avec des scènes parallèles, des personnages (nombreux) en arrière-plan, un jeu sur les différents plans (par exemple la maison de thé en trois espaces, l’entrée, la salle, et la scène, ou le troisième acte, plus unifié en deux espaces : la chambre d’exécution derrière une baie vitrée et la grande salle qui sert pour ceux qui assistent à l’exécution, puis aussi de tribunal et qui s’efface en espace circulaire pour l’épreuve du cercle de craie. Cet acte s’unifie donc en une sorte d’espace tragique unique dont le cercle lumineux rappelle étrangement l’orchestra des théâtres grecs.

Tong, propriétaire de la maison de thé ®Jean-Louis Fernandez

Richard Brunel nous veut de plain-pied avec l’histoire, dont il évacue aussi la Chine, essentiellement présente au premier tableau, par quelques signes, (le maquillage de Tong, le propriétaire de la maison de thé et ses danseuses – des travestis – , ce qui renvoie à la Chine des concessions où la clientèle est occidentale) mais pas vraiment dans les costumes de Benjamin Moreau: il n’y rien de pittoresque qui renverrait à une Chine rêvée ou fantasmée sinon quelques touches : le drame qui se joue semble aller vers l’universalité d’un monde où le pauvre, ce salaud, est systématiquement écrasé par un système où l’argent fait tout.

Nicola Beller Carbone (Yü Pei) et Ilse Erens (Haitang) ®Jean-Louis Fernandez

Richard Brunel a soigné la direction d’acteurs, très efficace, mais aussi les mouvements des personnages, les images aussi dont certaines ne sont pas dépourvues de poésie : l’apparition de la neige au troisième acte, du cheval chevauché par l’enfant sur fond de forêt tranche évidemment sur le décor clinique du tribunal-chambre d’exécution. Car le troisième acte a ce caractère terrible de dénonciation d’un système judiciaire qui conduit directement du jugement à l’exécution, – la première image est celle d’une jeune femme condamnée qui se débat, qui finit exécutée : par son aspect démonstratif elle annonce la suite de l’histoire. L’apparition de Pao fait disparaître ce qui glace et transforme l’espace (les cloisons s’effacent)à  en espace poétique (forêt lointaine, neige): on quitte le réel, mais la manière dont le décor s’efface en laissant la vitre de la chambre d’exécution au centre, plus longtemps que les autres éléments de décor, éclairée d’un vilain vert, nous avertit en quelque sorte de ne pas croire au rêve.

Adieu à la fable, adieu à la Chine, adieu à Brecht

Car le conte de fées, la fable de l’Empereur qui vient rétablir le bien et le vrai n’est justement qu’une fable, nous dit Richard Brunel, et après le final triomphant qui semble tout droit venu des dernières mesures de Die Frau ohne Schatten il laisse place à une dernière image où le rideau s’ouvre sur la baie vitrée et où le cadavre de Haitang est dévoilé sur la table d’exécution. Tout cela n’était donc qu’un rêve, comme le suggéraient cheval, forêt et neige, en contradiction avec la musique triomphale qui marque ce final et donc ressentie rétrospectivement comme illusoire, voire sarcastique.
L’histoire a sa logique  mélodramatique: la jeune femme victime de sa pauvreté est vendue deux fois, trouve un bonheur contrecarré par une première épouse jalouse, est accusée faussement d’assassinat et de vol d’enfant, puis jugée par une justice corrompue et véreuse, elle est condamnée et exécutée. N’en jetez plus ! L’accumulation de malheurs sur cette jeune fille finit par être lui-aussi irréaliste, dans la tradition des mélos du XIXe siècle, ou du néo-réalisme italien, à moins qu’il ne soit démonstratif ou didactique à la manière de Brecht.
Et c’est pourquoi l’option résolument anti-brechtienne de Richard Brunel, très bien rendue, me paraît peut-être discutable : il veut raconter dit-il une histoire d’humanité, de personnes, de situations : l’absence de références à la Chine dès le deuxième tableau conduit à une imagerie proche du téléfilm, esthétiquement et scéniquement et cela dérange, notamment dans les deuxièmes et troisième tableaux.
L’œuvre en revanche a un aspect didactique qui convient évidemment au dramaturge allemand qui en a fait une pièce de théâtre, et Zemlinsky en était proche : sa musique renvoie aussi à Kurt Weill et son histoire raconte l’histoire de la pourriture sociale qui rappelle Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny dont a dirigé d’ailleurs la première berlinoise au Theater am Schiffbauerdamm (l’actuel Berliner Ensemble) en 1931 au moment de la composition du Cercle de craie. C’est donc aussi un univers et une esthétique particuliers à laquelle la pièce renvoie, historiquement brechtiens, sur une thématique commune.

Acte II: Arrière plan Haitang et Ma, premier plan Yü Pei et Tchao

Brunel dit lui-même dans l’interview avoir dé-brechtisé le texte. Je défends suffisamment les metteurs en scène qui travaillent les livrets en soi et en dehors des contextes de création pour ne pas accuser Brunel de trahison, mais je me demande s’il n’a pas par son choix affadi et banalisé le propos qui devient presque un topos télévisuel, avec sa dénonciation de la peine de mort et des exécutions létales à l’américaine et à la chinoise (elles sont fréquemment pratiquées en Chine, y compris dans des camions itinérants spécialement aménagés), de la justice expéditive où le tribunal voisine l’échafaud ou son substitut. J’en prends aussi pour indice l’utilisation du cercle presque anecdotique, qui n’est cité que par le livret auquel il faut de toute manière obéir sans lui donner de vraie fonction sauf au final rêvé. Ce cercle apparaît donc au premier tableau, il est un marqueur pour le frère de Haitang qui inscrit un cercle sur la vitre de la maison de Ma pour signer l’arrêt de mort de Monsieur Ma, comme on marquait les maisons protestantes à la vieille de la Saint Barthélémy, ou comme ces signes de ralliement de sociétés secrètes. Le cercle est donc rappelé à divers moments sans vraiment être le centre du propos, et au troisième acte, le tribunal est un cercle autour duquel tous les protagonistes se retrouvent pour enfin, pendant l’intervention de l’Empereur devenir fonctionnel et devenir espace de jeu et espace de drame  ainsi la question du cercle est presque « évacuée » comme signe anecdotique d’une histoire qui est ailleurs, alors qu’il pourrait être l’unique espace scénique.
Si on apprécie l’effort de simplification de la trame et la rigueur du travail de Brunel pour lui donner une linéarité, et pour casser ces vignettes successives qui afficheraient des « scènes de la vie de Haitang », on peut regretter le côté roman noir (ou blanc vu la couleur du décor)  à peine compensé par quelques vrais moments de poésie. Et si on avait osé Brecht ?

Une direction très juste et un orchestre remarquable

Mais l’œuvre a aussi une structure et une musique qui ne disent à mon avis pas tout à fait ce que dit Brunel. Il laisse à la musique l’onirisme et se réserve en quelque sorte le réalisme, même avec des « trous » oniriques. La musique de la première partie notamment renvoie aussi bien à la musique de cabaret berlinois qu’à des œuvres plus chambristes. La direction irréprochable de Lothar Koenigs,  particulièrement familier de ce type de répertoire, sait valoriser les instruments singuliers, dans une approche d’une grande limpidité et presque légère au premier acte, faisant ressortir de cette musique tout ce qu’elle doit aux inventions des années 20, dont Weill, dont le jazz mais pas seulement : on y trouve la seconde école de Vienne, on y trouve Hindemith, on y trouve tout la foisonnement des inventions sonores de l’époque et les dernières mesures de l’acte II font penser à Mahler. Plus symphonique , et quelquefois un peu plus classique, la deuxième partie renvoie évidemment de manière plus marquée d’autres compositeurs pour un autre univers, on pense à la Turandot de Puccini, on pense aussi de manière fugace à Chostakovitch et à la fin, à Strauss, on l’a dit . Non que cette musique ne soit pas personnelle ou originale, mais elle est si inhabituelle et si peu connue que l’auditeur essaie de composer sa propre géographie musicale. Il reste qu’il y a des moments d’une très grande intensité et d’une grande originalité qui doivent évidemment beaucoup à l’expressionisme aussi. Le chef a su rendre à cette musique sa variété, sa diversité, son étrangeté aussi avec ses sons légèrement orientaux, tout en soulignant sa richesse et son originalité, une musique qui dans l’ensemble diffère de la production connue de Zemlinsky, et Lothar Koenigs a su aussi insuffler à l’orchestre un engagement qu’on identifie très vite, et à valoriser chaque pupitre, en grand coloriste.

Une distribution sans failles

Comme souvent à Lyon, une distribution solide, sans failles, homogène, équilibrée illumine la soirée, à commencer par l’ensemble de femmes sans conteste dominé par Ilse Eerens, qui est à l’image de son personnage d’apparence fragile et incroyablement solide. Un physique tendre, et une voix bien assise, contrôlée, puissante,  parfaitement posée, qui remplit la salle, avec une diction impeccable et un vrai sens de la couleur, nécessaire dans un rôle qui traverse des situations si diverses. Elle sait en effet être énergique voire agressive, mais aussi émouvante et tendre . Une voix sans aucun doute à suivre.
Nicola Beller Carbone est d’abord un personnage, on se souvient d’elle en comtesse de la Roche dans Die Soldaten de Zimmermann à Munich, mise en scène d’Andreas Kriegenburg. Elle promène dans Yü Pei sa silhouette filiforme et élancée, qui se déplie quand elle se lève, sur un plateau où elle s’oppose à la figure menue de Haitang. Son chant est tout dans l’expressivité, plus que dans la démonstration, elle est une interprète avant tout et soigne les couleurs et les variations de l’expression, avec de jolis accents. Et quelle démarche en scène ! quelle figure ! Et quelle justesse !
Moins marquante la figure de la gouvernante chantée par Hedwig Fassbender, un peu plus banale et passepartout, même avec de beaux aigus, tandis que la brève apparition de madame Tschang au premier tableau est marquée par la personnalité toujours forte de Doris Lamprecht, son expressivité et sa capacité à transmettre l’émotion et qu’on remarque avec plaisir la jeune Blumenmädchen qui intervient au début (Josefine Göhmann, du Studio de l’Opéra de Lyon).
Du côté des rôles masculins, domine le Monsieur Ma de Martin Winkler, un rôle qui permet de jouer sur les deux tableaux du bien et du mal, avec un souci éminent de la couleur, un véritable sens du texte (et une diction exemplaire, dans une œuvre qui l’exige à cause de l’alternance chant-parole qui doit être fluide et permettre de passer de l’un à l’autre presque insensiblement), et une expressivité si soignée et si évidente que l’humanité du personnage transfiguré par l’amour frappe à la fin du premier acte autant que le cynisme du premier tableau. Une belle performance qui rappelle que Martin Winkler, à la voix forte, au volume marqué, est l’un des grands barytons du moment doué d’un sens inné des rôles qu’il interprète.
L’autre baryton Lauri Vasar, dont la carrière explose, – il fut dans Lear de Reimann à Salzburg un Gloucester très remarqué et bouleversant-, était annoncé souffrant.  Il donne de Tschang Ling une humanité déchirée, très juvénile, avec une voix  pleine de relief, même si un peu voilée (la maladie ?) qui tranche avec la retenue de Haitang, deux personnages en quête de vérité dans un monde qui la leur refuse.
Troisième baryton, le Tchao de Zachary Altman, l’amoureux fou au timbre chaud,  avec la faiblesse inhérente à ce type de personnage prêt à tout pour servir l’être aimé, et aller jusqu’au meurtre pour affirmer le couple qui compose une sorte de Macbeth-Lady Macbeth au petit pied. L’interprète est juste, presque tendre et rend parfaitement la faiblesse qui conduit au meurtre et à l’abdication de toutes les valeurs, alors qu’il a la réputation d ‘incorruptible, avec en complément sa veulerie devant l’Empereur où il enfonce joyeusement sa bien aimée .
Stephan Rügamer est le Prince Pao ; le ténor, en troupe à la Staatsoper de Berlin où il joue souvent et avec grand talent les rôles de caractère, est moins intéressant dans ce rôle que la mise en scène néglige peut-être un peu. Un rôle qui se veut positif, mais même par amour (ou par désir) Pao abuse de Haitang dans son sommeil et participe donc  du système en renchérissant sur Ma. C’est d’ailleurs dans cette scène initiale où l’interprétation est la plus intéressante. Il est donc lui aussi dans ces hommes qui font de la femme une marchandise, au départ, mais il est transfiguré quand il revient comme Empereur où il ne peut plus que dire le vrai, le pouvoir peut aussi changer en bien : il dit le vrai sur le jugement du cercle, mais aussi en avouant avoir violé Haitang : en cette fin prévue par Zemlinsky, l’amour fait tout, amour filial mais aussi amour qui transfigure, Ma d’abord, Pao ensuite. La révolution par l’amour en somme. Rügamer arrive difficilement dans la scène finale à afficher la palette de couleurs requise par ce rôle ingrat (on le voit seulement au tout début et à la fin) parce que le flot musical du final ne lui rend pas la partie facile, bien qu’on l’entende bien.  Voilà un rôle qui semble fait pour un Klaus Florian Vogt soit dit incidemment…

Dans les rôles secondaires, on remarque le Tong de Paul Kaufmann assez bien caractérisé, avec la diction expressive d’un personnage coloré qui semble sorti tout frais d’un opéra de Brecht/Weill, pas assez caricatural encore peut-être ici, et enfin les deux coolies tout frais et très énergiques des jeunes artistes du studio Luke Sinclair et Alexandre Pradier.

Malgré mes réserves sur le parti-pris  de Richard Brunel, il restera le souvenir d’une production solide, bien réalisée, qui éclaire l’œuvre et qui devrait donner des idées à d’autres programmateurs, l’œuvre de Zemlinsky mérite de figurer au programme des grands théâtres. Encore une réussite de l’Opéra de Lyon, qui justifie plus que jamais les prix reçus en 2017.

Acte II: Lauri Vasar (Tschang Ling) en arrière plan derrière la fenêtre Zachary Altman (Tschao) et Nicola Beller Carbone (Yü Pei)

VICHY: RÊVE D’OPÉRA POUR OPÉRA DE RÊVE

Lire en lien la critique de l’Incoronazione di Poppea sur Wanderer

L’occasion fait le larron. J’ai eu le plaisir d’assister le 7 mars dernier à la représentation de L’incoronazione di Poppea  de Claudio Monteverdi , dans la production désormais historique de Klaus Michael Grüber prévue dans le cadre du festival  annuel  de l’Opéra de Lyon. Marquant la première année de la nouvelle « grande région » Auvergne-Rhône-Alpes, Serge Dorny a organisé avec l’Opéra de Vichy une série de trois représentations, voulant ainsi affirmer le rôle régional de l’Opéra de Lyon.
Cette salle, dont j’avais entendu parler mais qui m’était inconnue a été récemment restaurée. C’est un bijou Art Nouveau qui constitue  un cadre somptueux pour les représentations d’opéra, avec des espaces majestueux et une décoration splendide, mordorée qui tourne le dos au rouge obsessionnel des théâtres. Elle peut accueillir 1450 spectateurs environ, c’est-à-dire à peu près la jauge de l’Opéra-Comique de Paris, et plus que Lyon (1100 places) .
Evidemment, sa construction au début du siècle (1903) correspond à un âge d’or du thermalisme à Vichy qui se termine aux années 1940 où la salle sert à l’assemblée nationale qui donne les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, ouvrant les pages parmi les plus noires (ou brunes) de notre histoire. Il reste que pendant la première moitié du siècle, l’opéra de Vichy est une des salles les plus actives de France pour les représentations d’opéra.
Aujourd’hui de cet âge d’or il reste peu de choses, sinon cette salle qui est un véritable joyau, et qui mériterait sans doute une réhabilitation artistique, comme la réhabilitation architecturale qui l’a rendue à sa splendeur.
Car cette situation est bien la conséquence du déclin lent et presque inexorable d’une ville marquée désormais par l’histoire, et par le statut étrange du thermalisme en France. Là où en Europe centrale les villes thermales sont l’objet de restaurations architecturales (voir Marienske Lazne -Marienbad -ou Karlovy Vary – Karlsbad – en république Tchèque) et d’une politique touristique assez agressive, là où en Allemagne et en Autriche le thermalisme est une grande tradition, la situation française est plus contrastée : à Aix en Provence par exemple, ville thermale millénaire, il n’y a plus de thermalisme. Vichy n’en est pas là, mais son opéra est une métaphore de la ville, avec ses splendeurs architecturales, témoignage irremplaçable d’une époque (Napoléon III) avec ses villas, ses immeubles caprices de millionnaires (en Francs Or), et un étrange parfum de suranné dont on ne sait pas trop quoi faire. La plupart des palaces ont été transformés en appartements, et les choix touristiques semblent flous. On y oublie en tous cas que la culture est aussi un vecteur économique important (ce qu’Aix en Provence n’a pas oublié avec son Festival annuel), mais pas seulement. La culture peut divertir les curistes, mais drainer aussi un tourisme différent. L’avènement de la région Auvergne Rhône-Alpes pourrait en être l’occasion.
Je suis perplexe par des choix  qui semblent avoir définitivement acté une situation sans doute obérée par le manque de moyens. À ce titre la direction de l’Opéra de Vichy propose quand même une saison faite de rencontres musicales diverses, récitals, soirées musicales, opéra avec des forces locales ou régionales d’excellence comme l’Orchestre d’Auvergne, mais cela me semble timide.

Je pense en fait que la salle pourrait être le lieu non d’une” programmation” mais de “projets”. Si les idées sont bonnes, et ouvertes, on peut sans doute attirer des financeurs, et en finir avec  une image tiraillée entre Napoléon III et Pétain pour faire de Vichy un centre d’intérêt culturel, et pas seulement thermal.
Parce que le lieu m’a fasciné, j’ai un peu médité sur ce théâtre pour ses potentialités : c’est clair, on ne fera pas de Vichy à court terme un opéra au quotidien, ni même une salle offrant une saison comparable à celle d’autres opéras en région ou à ce que Vichy offrait dans les années vingt, mais pas si loin il y a Dijon, une salle qui pendant longtemps fut le siège de l’opéra de papa et grand-papa, exactement ce-qu’il-ne fallait-pas faire et qui grâce à une programmation intelligente et hardie dans les dernières années a réussi à drainer un public plus jeune et plus diversifié. Vichy, environ 25000 habitants, n’est pas Dijon, mais proche de Clermont Ferrand (et reliée par autoroute) elle peut servir un bassin potentiel important. A la faveur de la Grande région on pourrait aussi penser à un réseau Vichy-Saint Etienne sur le modèle de l’opéra du Rhin, voire en lien avec le Festival de la Chaise-Dieu qui reste un grand festival de l’Auvergne et bien sûr avec le Centre National du Costume de scène de Moulins, autre joyau, qui d’ailleurs collabore déjà avec l’Opéra de Vichy: une nouvelle organisation qui pourrait peut-être pousser aussi la scène lyrique de Saint Etienne à sortir de sa gentille médiocrité. Je n’ose penser à une gestion liée à l’opéra de Lyon qui deviendrait alors un authentique opéra régional avec des résonances réelles en région. Cela supposerait bien sûr d’autres budgets et surtout des politiques dynamiques et pas étroites, avec une réflexion sur de nouvelles organisations musicales car le plan Landowski a peut-être fait son temps.
On peut aussi évoquer l’idée d’une académie, à l’instar de celle d’Aix en Provence, née avec Stéphane Lissner, qui pourrait susciter des émules. Il me semble qu’entre les conservatoires, et les structures qui travaillent pour les jeunes  comme le Studio de l’Opéra de Lyon (c’est lui qui présente L’Incoronazione di Poppea) l’Atelier Lyrique de Tourcoing, voire celui de l’Opéra de Paris, ou d’autres on pourrait faire de Vichy un lieu où les différentes productions de jeunes (par exemple les productions de Paris qui sont présentées à l’Amphithéâtre) soient présentées au cours de rencontres lyriques: je ne pense pas que les coûts en seraient énormes, mais au moins, on aurait à Vichy, dans une structure ad hoc, des spectacles qui honoreraient cette salle, et les artistes jeunes qui profiteraient de ce cadre magnifique et de l’agrément de la ville..
Continuons à rêver…Il y aurait là de quoi faire une saison musicale d’été ou non, avec un orchestre de jeunes en résidence, des artistes qui aiment transmettre, et un vrai projet annuel. Ainsi pourrait-on dans ce cadre, en utilisant l’opéra et d ‘autres espaces:

  • Proposer quelques concerts symphoniques
  • Proposer quelques concerts de musique de chambre ou récitals
  • Proposer une production d’opéra préparée en académie

Les fonds pourraient aussi être trouvés du côté de l’Europe (Fonds social Européen) et avec une bonne communication, on pourrait construire un projet authentiquement international multi-métiers de la musique, qui n’existe absolument pas en France où visiblement chacun préfère travailler de son côté et pour certains vivoter. Entre la rencontre des ateliers lyriques et une académie d’été ou de printemps, il y a déjà de quoi  gamberger.
Si des projets similaires étaient lancés autour du théâtre et/ou de la danse, voyez quelle activité pourrait développer Vichy et quelle attraction culturelle ce théâtre et cette ville pourraient constituer par des projets structurés autour de jeunes artistes du spectacle vivant : que pareil outil et pareil lieu ne soient pas investis par un grand projet culturel  me laisse dubitatif sur l’ambition des édiles locaux voire régionaux.
À l’occasion de la naissance de cette grande région Auvergne-Rhône-Alpes, immense force économique et incroyable réservoir culturel, il faut penser liens, collaborations, partenariats, projets communs et non rivalités clochemerlesques stérilisantes. Il faut surtout penser la culture comme investissement et non comme dépense.
Mais je rêve sans doute : les débats actuels ne considèrent pas la culture comme un vecteur réel, économique et  social, ni comme enjeu : on préfère se perdre dans les incantations ou des débats nombrilistes et stériles. Je préfère quant à moi être optimiste (et pas utopique car ce que je viens d’évoquer n’a rien d’utopique) et Vichy m’a fait rêver…
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© Christophe Morlat

LA QUESTION DON CARLOS: QUELQUES PRÉCISIONS SUR UNE HISTOIRE ENCORE OUVERTE

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Don Carlo 1977 (Prod. Abbado/Ronconi) Acte I sc.1 Photo: Teatro alla Scala

Don Carlo revient à la Scala.

En 1977, Claudio Abbado proposait une production (mise en scène de Luca Ronconi) exécutant des musiques jamais entendues suivant le travail d’Ursula Günther et Luciano Petazzoni, auteurs de l’édition critique, les spécialistes reconnus de l’archéologie de Don Carlos.
En 1992, Riccardo Muti proposait un Don Carlo en 4 actes correspondant à la version dite « de Milan » de 1884, dans une mise en scène de Franco Zeffirelli. En 2008 Daniele Gatti dirigeait Don Carlo en 4 actes, dans l’édition révisée d’Ursula Günther, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig. La production de Peter Stein présentée à la Scala ces jours-ci (dirigée par Myung-Whun Chung) est donc la quatrième en quarante ans : la Scala revient à Don Carlo environ tous les dix ans. Et qui dit Don Carlo dit « quelle version ? » car le débat autour de l’édition de l’opéra de Verdi reste ouvert, Verdi lui-même n’ayant jamais choisi. C’est donc aux directeurs d’opéra et aux chefs d’orchestre de décider.

Puisqu’en 2018, Don Carlos revient sur les scènes françaises et qu’on en parlera abondamment, je prends un peu les devants à l’occasion de la présentation milanaise actuelle de la production de Peter Stein car on lit beaucoup d’inexactitudes dans les comptes rendus critiques, ici et ailleurs. La complexité de la question ne va pas avec les lois rapides de l’information qui exigent d’arriver à publier le premier, au risque que trop de rapidité ne nuise à la précision et à l’honnêteté intellectuelle.

Le Teatro alla Scala lui-même, se référant à la production Abbado/Ronconi de 1977, semble dans sa communication assimiler la production actuelle dirigée par Myung-Whun Chung à l’édition proposée par Abbado, qui s’appuyait aussi sur les recherches d’Ursula Günther. En réalité la version d’Abbado, qui ouvrait la saison du Bicentenaire (1977-78) se devait de proposer un coup d’éclat verdien, tant le compositeur est lié à ce théâtre : elle contient plus de musiques encore que la production actuelle.

Claudio Abbado voulait au départ ouvrir la saison avec la version française, et devant l’impossibilité de distribuer dignement à l’époque un opéra totalement tombé dans l’oubli dans l’original français ( déjà au XIXème, toutes les créations de Don Carlos dans le monde entier ont eu lieu en italien, à l’exception compréhensible  de Bruxelles) et les meilleurs chanteurs ne voulaient donc pas l’apprendre, il a donc renoncé et a proposé la version de Bologne, celle qui a triomphé en italien dès octobre 1867 sous la direction de Mariani, avec des musiques jamais entendues jusqu’alors. C’est cette version qui est proposée ici, sans le fameux Lacrimosa, le duo Filippo II/Don Carlo « qui me rendra ce mort », supprimé définitivement après la première de Paris et qu’Abbado avait néanmoins réinséré.
La version en 5 actes en français la plus communément représentée, qu’on choisit aussi dans sa traduction italienne quand un théâtre veut représenter la version en 5 actes, est la version dite de Modène (1886), qui procède de la réélaboration profonde (un tiers de la musique) que Verdi effectua en 1883/84 pour proposer une version raccourcie en 4 actes dite « version de Milan », aujourd’hui représentée le plus souvent dans les théâtres. En effet, la version en 5 actes “de Modène” est la version en 4 actes de 1884, à laquelle Verdi rajoute le 1er acte, dit « de Fontainebleau » de la version originale, raccourci de la scène initiale “des bûcherons”, pourtant essentielle pour la compréhension du drame. Verdi a en effet toujours laissé le choix de l’édition, quatre ou cinq actes, car il préférait la version en cinq actes, sans y réinsérer le ballet cependant.
Toute la tradition lyrique de Don Carlo/Don Carlos s’appuiera en réalité pendant un siècle sur la version de Milan (4 actes) et celle de Modène (en 5 actes) : on peut épargner au lecteur les différentes variantes locales (Naples etc…) pour que les choses soient claires, au point que les versions composées en 1867 pour Paris puis pour Bologne ont été perdues dans la mémoire des mélomanes, à cause des choix des théâtres : l’Opéra de Paris, lourdement coupable,  n’a plus représenté la version française, et s’en est tenu à la version italienne soit en 4 actes, soit en 5 actes (la version présentée en 1974 était en 5 actes, et version en 4 actes (en italien) et en 5 actes (en français) ont été présentées en 1987. Depuis, Paris n’a présenté que la version en 4 actes et en italien, un comble.

La première remarque, importante, est qu’il n’y a pas de « version italienne », mais exclusivement une version française, qui a donné lieu à des traductions italiennes, y compris la version en quatre actes donnée à Milan en 1884, qu’on considère de manière erronée comme « la version italienne »: en réalité une version en italien traduite du français. Une version italienne aurait supposé sans doute un remaniement plus systématique, notamment musical, car les prosodies italienne et française n’ont rien à voir. Ce qui fait en effet l’originalité de Don Carlos, c’est un travail éminemment précis sur le texte français (en réalité l’un des plus beaux livrets du XIXème), et un souci de Verdi de coller à la prosodie française de manière à en faire un opéra vraiment français. La  traduction italienne pêche quelquefois au niveau prosodique dans l’adéquation musique et paroles, et Verdi s’est toujours tourné vers des librettistes français (Méry, puis Du Locle, puis, après leur brouille, Nuitter qui a servi d’intermédiaire). Mais cette question a été occultée pour des raisons pratiques : la plupart des chanteurs se sont refusés à apprendre la version française et la version en 5 actes était pour les théâtres lourde à monter et longue, ce qui rebutait aussi les imprésarios soucieux de gains. Le format de la version en quatre actes correspondait plus au Verdi habituel.

La deuxième remarque, c’est que contrairement à ce qu’on pense souvent, le ballet n’a pas été rajouté par force, bien que dans la toute première version de 1865/66, il n’existât pas ; s’il a certes été exigé par l’Opéra, Verdi s’y est prêté de bonne grâce,  l’a même élargi et ensuite défendu ardemment: on a des lettres de lui, des réflexions où il défend la nécessité dramaturgique du ballet « La Peregrina » (15 minutes de musique) qui pour lui était la signature du genre « Grand Opéra » typiquement parisien, auquel Verdi tenait très fortement. Il voulait faire oublier, et dépasser Meyerbeer dont le succès n’était pas démenti. Don Carlos devait représenter enfin “son” grand succès parisien, après les échecs relatifs de Jérusalem (1847), de Vêpres Siciliennes (1855), et de Macbeth (1865).
Dans le sillage de cette remarque, Verdi a défendu la complexité, y compris musicale,  de son opéra et surtout sa longueur : il y voyait une vraie nécessité dramatique, pour faire comprendre les interactions du personnel et du politique chez tous les personnages, faisant de la majorité d’entre eux des êtres ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants (c’est le cas de Philippe II et d’Eboli) ; une seule exception, le Grand Inquisiteur, vieillard intransigeant et inhumain, que l’anticléricalisme de Verdi a noirci à souhait.
Ainsi donc, la tradition des représentations a plus ou moins effacé certaines musiques écrites en 1865/67 pour privilégier la profonde révision intervenue en 1883/84 : Verdi n’a jamais été convaincu du résultat final de son Don Carlo/Don Carlos. Mais un seul fait reste : c’est bien pour une prosodie française que Don Carlos est écrit – et Verdi a toujours travaillé sa musique en s’appuyant exclusivement sur le livret français (sauf une intervention en italien pour Naples) , lui-même ayant écrit quelques scènes en langue française ou proposé aux librettistes des modifications directes en français.

Ainsi donc, les musiques de la répétition générale de 1867 (avec les 20 minutes coupées pour la Première à cause d’une longueur qui empêchait les spectateurs de pouvoir prendre le dernier omnibus) n’ont jamais été entendues en France et le seront à Paris et ailleurs pendant la saison 2017-2018. Mais Paris, au mépris de toute la tradition du genre Grand Opéra, si lié à l’Opéra de Paris, ne présentera pas le ballet s’appuyant sur l’argument que la toute première version ne le contenait pas et sur l’argument (spécieux) dramaturgique : aussi bien Calixto Bieito (Bâle) que Peter Konwitschny (Barcelone et Vienne) ont trouvé des solutions très singulières dans leur mise en scène de l’opéra en version originale.

Enfin le fameux Lacrimosa appelé ainsi par référence au Lacrimosa du Requiem, recyclage du duo Philippe II / Carlos devant le corps de Posa à l’acte IV , qu’on peut aussi appeler le duo « Qui me rendra ce mort » a été sans doute, avec le début (le chœur des bûcherons) de l’acte I, la surprise la plus grande des représentations abbadiennes de 1977 : personne ne soupçonnait musique aussi forte, émouvante et développée, qu’on peut entendre dans l’enregistrement pirate des représentations (1).
Ainsi donc cette découverte d’une musique magnifique, l’une des plus belles de l’œuvre, qui développait la déploration devant le corps de Posa qu’Abbado avait fait entendre à la Scala dans une version princeps à laquelle on préfère aujourd’hui l’édition critique qu’on peut entendre dans son enregistrement de l’œuvre en français (en appendice), et dans l’enregistrement de Pappano, est devenue le symbole de la version originale de 1867, même si elle fut coupée à la première pour des raisons très contingentes (on dit que le baryton n’avait pas envie de gésir les 7 ou 8 minutes que dure la déploration, on dit aussi que le ténor était trop médiocre pour soutenir le duo avec Philippe II) . Elle fut entendue à la première, coupée à la deuxième et ne fut jamais reprise.Verdi réutilisa la musique  dans la Messa da Requiem (d’où l’utilisation abusive de titre lacrimosa).
Du coup de plus en plus, à cause de sa qualité, les chefs (par exemple Maazel à Salzbourg) l’ont insérée arbitrairement et on l’entend désormais dans presque toutes les versions en cinq actes et pas forcément la version originale. Mais le lacrimosa ne figure pas dans la version en traduction italienne de Bologne (celle de la Scala cette saison), même si c’est désormais un moment attendu du mélomane un peu informé – car souvent sa présence fait croire à une version originale, ce qui est dans la plupart des cas erroné.
À son corps défendant, le lacrimosa est donc un signe important donné à une représentation de Don Carlos dans la version originale car beaucoup pensent, ce qui est faux, que c’est une scène obligatoire liée à cette version : il reste que la musique mérite d’être connue car c’est un des grands rendez-vous de l’œuvre. Elle marque le spectateur, en un moment très dramatique, et présente une cohérence dramatique et musicale autour du personnage atypique de Posa qui est éminemment supérieure à la version écourtée, souvent peu claire à la scène. Pour qui choisit de représenter la version de 1867, le choix du lacrimosa s’impose presque implicitement tant il lui est lié désormais.
En conclusion, je voudrais donner au lecteur des pistes claires par un résumé qui aidera peut-être à modifier quelques idées reçues :

  • Il n’y a pas de version française/version italienne de Don Carlos, mais une version française (revue en 1884) et une traduction italienne, ce qui est fondamentalement différent.
  • Il y a en revanche une version originale de 1867, et une version révisée (profondément) en 1884 (Milan, quatre actes) reprise en 1886 (Modène, cinq actes) : ainsi la version française en cinq actes de 1886 contient les nombreuses musiques réécrites qui diffèrent totalement de la version originale. Ces deux dernières versions sont celles de la tradition, de la plupart des enregistrements et de quasiment toutes les représentations.
  • On a lu çà et là que la version proposée cette saison à Milan était celle de Modène, c’est totalement faux, et c’est la version de 1867 de Bologne qui est ici proposée – c’est d’ailleurs indiqué dans le programme de salle : c’était évident au 3ème acte dont la musique est très différente. Mais sans doute certains critiques présents ne la connaissaient pas.
  • Le choix des directeurs de théâtre et des chefs doit donc être entre version originale de 1867 ou version révisée de 1884/86, qu’ils choisissent la traduction italienne ou l’original français.
  • Pour le théâtre qui affiche Don Carlos dans sa version originale, un autre choix doit être fait, entre version présentée à la Première le 11 mars 1867 ou version de la répétition générale, (avec un peu plus de 20 minutes de musique supplémentaire dont le fameux et symbolique lacrimosa), les deux comprenant le ballet auquel Verdi accordait plus d’importance qu’on ne le dit généralement.
  • Aujourd’hui, il serait temps, au moins une fois, et au moins en France d’entendre toutes ces musiques, entendues à Turin en version française en 1991, seul théâtre à ma connaissance à avoir osé la version française de la répétition générale, car la version du Châtelet en 1995, objet d’un CD/DVD n’est pas complète, il y manque notamment la première scène, ” des bûcherons” et il est de mode de ne plus insérer les ballets depuis les années 70, ce qui est stupide si l’on affiche des prétentions philologiques, d’autant plus à Paris qui dispose d’un corps de ballet éminent.
  • Une dernière remarque : la version originale est très longue : elle le sera d’autant moins si elle est présentée dans une mise en scène dont la dramaturgie saura démêler le fil du politique, de l’historique et de l’individuel, tout en soignant la fluidité et la continuité du discours : la mise en scène de Peter Stein à la Scala, au-delà de la question de sa qualité intrinsèque, avait 3 entractes et de nombreuses interruptions internes dues à des changements de décor. Insupportable.

 

(1) Avec deux distributions: la première, Carreras/Freni/Cappuccilli/Obraztsova/Ghiaurov/Nesterenko pour la première série de représentations et la seconde (cast B) Domingo/M.Price/Bruson/Obraztsova/Nesterenko /Ghiaurov réunis pour seconde série et la transmission TV devant le refus de Karajan d’autoriser à participer à une retransmission des chanteurs qu’il avait pour la plupart utilisés pour son propre Don Carlo.

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: JEANNE D’ARC AU BÛCHER d’Arthur HONEGGER le 21 JANVIER 2017 (Dir.mus: Kazushi ONO; MeS: Romeo CASTELLUCCI)

©Stofleth
Audrey Bonnet ©Stofleth

Voir article sur Wanderer

Jeanne d’Arc au bûcher est une œuvre-frontière qu’on ne peut vraiment réduire à un genre. Oratorio ? Mystère ? Un opéra sans chanteurs puisque les protagonistes sont des acteurs de théâtre, qui ne jouent pourtant pas une pièce de théâtre, chanteurs sans théâtre, puisque Claudel écrit pour des voix et pas des personnages. L’histoire ? Jeanne sur le bûcher revit son parcours en ses derniers instants, comme si le temps était suspendu. La musique d’Honegger en dépit de la situation éminemment dramatique qu’elle décrit, est variée, transgenre elle-aussi, allant du dramatique au guilleret, du tragique à l’ironique ou au sarcastique une sorte de récit musical qui fait place au drame et au burlesque, au commentaire et à l’histoire. Tout comme le texte de Paul Claudel d’une rare vivacité, faussement grandiloquent mais qui peut être lu dans toutes ses variations de couleurs, faisant émerger cette fameuse France chère à Mikhaïl Bakhtine dans son fondamental « L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance», une France que Castellucci appelle carnavalesque ou païenne, qui est une composante du Moyen âge et une survivance des traditions terriennes, chtoniennes qui remontent à l’antiquité, de cette France rurale dont Jeanne est aussi issue. Claudel veut sans doute opposer cette France-là à celle, mystique de Jeanne, mais Castellucci nous les fait se superposer dans son travail, parce que les voix sont invisibles, et donc intérieures.

Cette polymorphie est-elle due à l’image de l’héroïne, qu’on peut difficilement réduire à une figure unique, à cause de ses multiples facettes : bergère, chef de guerre, sorcière, sainte ? Pourtant, Jeanne d’Arc est un des piliers du « roman national » français, un des rendez-vous obligés de notre historiographie, dont s’empare la politique pour des bons et mauvais motifs (le microparti de Marine Le Pen s’appelle Jeanne…), et dont l’école de la troisième république a construit, entre autres la figure mythologique.
En 1938, à Bâle, quand l’œuvre est créée en version orchestrale, la guerre est très proche ; et la thématique et les premiers mots du texte « Ténèbres ! Ténèbres ! Et la France était inane et vide » ont fait sens dans une France occupée si bien que l’œuvre de Honegger, créée scéniquement en 1942 à Zurich a été représentée dans de nombreuses villes, presque porte-drapeau d’une résistance à l’envahisseur qui alors faisait vraiment écho à une situation vécue dans leur chair par les spectateurs. Autrement dit, Jeanne a été sans cesse instrumentalisée, par des clans ou des partis opposés, par des institutions diverses, et du même coup vidée de son être profond pour devenir une peau sans corps au service de lectures diverses de l’histoire. C’est bien ce que Castellucci souligne dès le départ dans ce travail d’une intelligence, d’une finesse et d’une humanité rares : l’entreprise consistera donc à redonner à Jeanne un Moi.
Le départ de ce travail est la salle de classe d’une école de filles, dans une sorte d’école-étalon, poussiéreuse juste ce qu’il faut, emblématique juste ce qu’il faut, dans laquelle tout spectateur reconnaîtra quelque chose de son école, avec ses objets habituels, ses meubles un peu défraichis, son tableau noir, ses néons: une école à mettre au Musée de l’Education de Rouen, telle que, sous verre.
L’Ecole comme le reste est responsable de l’ensevelissement de Jeanne sous les symboles. École de filles, des années 50, avec son institutrice rigide, elle a son directeur ou proviseur (Denis Podalydès, qui joue frère Dominique) c’est-à-dire son homme inscrit avec son pouvoir d’homme dans ce monde au féminin. Et contrairement à son habitude, Romeo Castellucci installe l’œuvre dans le concret, dans le réalisme surprenant d’un théâtre qui pourrait être sorti du Topaze de Pagnol, apparemment loin, si loin de Jeanne.
Pendant quinze minutes, sans un mot, sans une note, mais seulement dans le bruit  de plus en plus violent des meubles qu’on déplace, se joue une pantomime initiale : les élèves en classe en fin d’heure, la sonnerie, leur sortie désordonnée, le départ de l’enseignante, et l’entrée de « l’homme » de ménage, le dernier des derniers dans cette école de la République, qui va commencer à nettoyer scrupuleusement la classe, puis, comme un des néons s’affaiblit et cligne, c’est le déclic :  le personnage va se mettre à vider tout aussi scrupuleusement et rageusement chaque meuble, tables, chaises, tableau, objets pour les jeter dans le corridor voisin (à jardin), jusqu’à laisser l’espace vide. Zum Raum wird hier die Zeit (1) , dans cet espace vide va naître la musique :  la musique c’est le temps qui va faire espace.

Le dernier des derniers ©Stofleth
Le dernier des derniers ©Stofleth

Et ce dernier des derniers, cet homme dédié aux travaux les plus humbles, s’enferme et s’isole : c’est Jeanne…qui va peu à peu se débarrasser de ses oripeaux d’homme de ménage pour être son propre corps amaigri et nu, nu et coupé du monde, nu et seul pendant que le monde s’agite derrière la porte, Frère Dominique, proviseur pour l’occasion qui essaie de « raisonner » le/la forcenée, des policiers, et quelques personnages qui s’approchent de cet espace où va commencer une lente cérémonie funèbre de reconquête de soi, faisant de l’espace si précis de l’école désormais vidé un espace mental, où les murs seront revêtus de rideaux noirs ou d’épaisse tenture capitonnée, sur lesquels au fond s’inscrivent en forme de monogramme les lettres A et B, en réalité Audrey  et Bonnet, Castellucci faisant de cette cérémonie en même temps un jeu sur réalité et fiction, réel et figuré, où Audrey Bonnet, totalement fascinante, joue Jeanne, mais aussi une femme, mais aussi la femme, mais aussi Audrey Bonnet, comme si Jeanne était dans tout corps de femme ou qu’il y avait quelque chose de Jeanne dans toute femme.

©Stofleth
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C’est la complexité dans laquelle Castellucci fait pénétrer lentement le spectateur qui fascine : la Jeanne qu’on découvre gratte et fouille la terre comme une archéologue de sa propre histoire mais aussi comme elle creuse sa tombe, en extrait objets ou reliques, tomettes ou lino, elle s’enroule dans les tissus qui traînent ou dans les rideaux, figurant même l’habit de la Vierge, elle chevauche le cheval blanc gisant apparu entre temps en figurant ce galop qui évoque les chevauchées guerrières en une image saisissante,  elle porte l’épée, disproportionnée, phallique, la fameuse épée de Charles Martel ; tous ces symboles historiques, symboles mâles qu’elle arbora en un parcours ô combien transgressif apparaissent pendant qu’elle dit le texte d’une voix qui se colore comme voix chantante, une voix presque déjà abstraite, ailleurs, une voix d’ailleurs qui se mêle, parce qu’elle est sonorisée, aux autres voix qui traversent l’œuvre. Cet espace, il va être fouillé, gratté, il va devenir aussi matière, terre, dont se recouvre l’actrice, mais aussi farine, mais aussi cheval, il devient image d’une âme lacérée, cherchant dans la terre son identité « Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée. » (Phèdre Acte I,3).
Par la division de la scène entre salle et corridor, par l’enfermement dans ce vaste espace, par l’accumulation dans le corridor de meubles ou de personnages, face à cette solitude, Castellucci donne à voir la singularité, l’isolement, la nature autre, l’étrangeté : il fait voir en Jeanne un personnage d’un autre ordre, au sens pascalien du terme. Il dépasse l’histoire anecdotique, le voyeurisme du spectateur face au supplice, même figuré : le bûcher est en Jeanne, qui se consume elle-même et la maigreur de ce corps est un corps qui se dévore et se détruit, par la parole, par la seule évocation de sa vie. Jeanne n’est pas au monde car le monde est là, de l’autre côté du mur, banal et quelconque : il faut saluer aussi la performance de Denis Podalydès, proviseur impuissant, alors qu’il est celui qui essaie de raisonner la forcenée d’un ton à la fois rempli de compassion, mais aussi légèrement ailleurs, s’adressant à Jeanne ou s’adressant au vide, comme si cette voix aussi était ailleurs autre ou fantasme. Peu importe alors le sens qu’on met derrière toute cette cérémonie. Peu importe que l’homme de ménage vive une espèce de schizophrénie, qu’il y ait transfiguration ou translation. Le parcours part d’un espace hyperréaliste et reconnaissable par tous, pour aller vers l’abstraction d’un paysage mental que nous violons par notre regard voyeur, au risque d’en être gêné ou perturbé, tant la performance d’Audrey Bonnet est perturbante parce que profondément partagée. Performance étourdissante dont on se relève avec peine à la fin du spectacle.

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Les dernières images sont à ce titre particulièrement fortes : Jeanne acceptant la fin passe dans l’autre monde aidée par son double âgé, une vieille femme nue elle aussi qui mime (ou qui souffle) les paroles que la jeune fille prononce, sans doute la Vierge qui l’accueille, faisant de Jeanne l’autre Vierge : à la terre la Pucelle et au Ciel la Vierge. Enfin, l’entrée des policiers et du proviseur dans la salle vide, avec la terre dont la tache noire sur le sol clair semble être les cendres qui restent du bûcher après consomption, restes qui sont poussière, après l’incandescence de ce qui a précédé, et qui renvoient les trois personnages à l’infinie médiocrité des hommes.
Mais Romeo Castellucci joue sur un clavier très large, peut-être ironique quand les personnages qu’on n’a jamais vus saluent à la fin en costumes médiévaux. Bien sûr ainsi ils sont identifiés par le public qui peut les applaudir en connaissance de cause, mais comment ne pas y voir aussi un clin d’œil un peu coquet autour de personnages vus comme  santons vivants, et donc comme représentation attendue de ces clichés qu’on veut bien applaudir mais ne pas voir…

Ce qui frappe dans ce spectacle aussi, c’est son extraordinaire musicalité. C’est la décision qui consiste à faire perdre tout spectaculaire à la performance, pour n’en faire qu’un long monologue, en effaçant tout ce qui peut distraire de cette vision presque dantesque.  Il y un chœur invisible (installé dans l’Amphithéâtre de l’Opéra) entendu à travers une sonorisation discrète, il y a des personnages, ceux qui chantent (Ilse Eerens soprano solo – la Vierge, Jean-Noël Briend , ténor solo (une voix, Porcus, héraut I, clerc) qui comme les autres interventions sont des « voix », dans l’anonymat de « voix » indiquées par leur tessiture: le mot « voix » est évidemment central dans la légende de Jeanne …alors, saluons les artistes du chœur remarquable de l’Opéra de Lyon (dirigé par Philip White) Sophie Lou, Maki Nakanishi, Brian Bruce, Kwang Soun Kim, Paolo Stupenengo, Paul-Henry Vila, et tous les enfants de la maîtrise de l’Opéra de Lyon dirigés par la remarquable Karine Locatelli. Les voix ne n’entourent pas Jeanne, celles du Porcus ou celle de frère Dominique, elles sont en elle, dans une dialectique horizontale qui leur donne la même importance relative, elles sont en elle, dispersées dans l’espace de la salle comme dans l’espace du monde ou dans l’espace de son mental.
Maître d’œuvre de la mise en onde musicale, j’emploie à dessein l’expression à cause de la sonorisation que certains vont regretter, mais aussi parce qu’il y a dans la partition des Ondes Martenot, et en lui-même un instrument électronique, l’orchestre impressionnant de précision. Il n’y a pas de contradiction à ce que la musique de cette Jeanne d’Arc au bûcher soit spatialisée, voire désincarnée, ou deshumanisée tant le corps de Jeanne-Audrey Bonnet, décharné, se désincarne et se dématérialise devant nous. Mais tout et retrouve sens dans le travail de cohésion de Kazushi Ono, à la tête d’un orchestre magnifique de précision, sans aucune scorie, avec une finesse, un raffinement même, qui étonne et ravit.

©Stofleth
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Kazushi Ono réussit à montrer combien sa réputation de chef précis mais un peu froid est usurpée. Jamais sa direction n’est froide, elle accompagne, en rythme et en couleur, la cérémonie scénique dont elle adopte la respiration, mais aussi la tendresse. Cette tendresse que le travail de Castellucci ne réussit pas toujours à souligner qui frappe par son évidence quand on écoute le travail orchestral, et qui du même coup rejaillit sur le regard qu’on jette sur le théâtre. Voilà un exemple d’effet de Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale): certains gestes, certaines attitudes prennent sens quand on écoute le travail à l’orchestre, il y a écho entre geste et musique, il y a circulation des sons et des rythmes, il y a harmonie qui fait image. Autant le décor est brut et froid, autant la musique est tendre et presque légère, qui est aussi expression de l’âme de Jeanne, qui fait partie de son discours, d’autant que dans cette mise en scène, cette musique est monde intérieur et non monde extérieur, elle ne décrit pas une situation dramatique d’un supplice du bûcher auquel on assiste, mais décrit et accompagne un cheminement interne, celui d’une âme dans son espace. Musique d’une âme et non plus d’une situation, cette musique prend alors un autre sens et une autre couleur : c’est cette singularité que Kazushi Ono – Castellucci (ils sont inséparables dans l’entreprise) ont réussi à montrer, ou plutôt à communiquer, à faire sentir, à faire entendre en nous.
Car au total, ce spectacle, comme souvent les spectacles de Castellucci (je pense aussi dans un genre tout différent à son Haensel et Gretel), implique le spectateur violemment projeté dans cette vision, impliqué parce que tantôt touché, tantôt gêné, tantôt frappé, positivement ou négativement d’ailleurs, parce que le spectacle, par le son implique tout l’espace dans la salle, visible ou invisible, parce que le thème et ce qu’on en voit obligent à s’interroger sur Jeanne, sur le personnage qui s’expose devant nous, dans son intimité et son impudeur, sur le personnage qu’il fut et qu’il est pour nous, sur le destin d’un être singulier qui devant nous est en train de reconquérir son Moi dont nous, nous tous, spectateurs présents et futurs, mais aussi tous les autres, nous l’avons dépouillé. Nous sommes tous concernés.
Singulière expérience qui commence comme un spectacle et finit en introspection : un travail aux images fortes et déstabilisantes qui touche profondément la sensibilité du spectateur. On n’avait jamais pensé à Jeanne qu’en images extérieures, images d’Épinal, ou images cinématographiques médiatisées par Falconetti ou Ingrid Bergman : Audrey Bonnet en fait une image intérieure, une voix de notre intimité qui nous fait vibrer encore au souvenir de cette rencontre stupéfiante.[wpsr_facebook]

(1) “Ici le temps devient espace”, citation de Parsifal acte 1

©Stofleth
Jeanne transfigurée©Stofleth

 

OPERA NATIONAL DE LYON 2015-2016: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 22 JUIN 2016 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Wajdi MOUAWAD)

Belmonte (Cyrille Dubois) frappe la "tête de turc" ©Stofleth
Belmonte (Cyrille Dubois) frappe la “tête de turc” ©Stofleth

Le début à l’opéra de Wajdi Mouawad était très attendu, d’autant que L’Enlèvement au Sérail de Mozart se prête aujourd’hui à diverses interprétations, et devient bien plus qu’une turquerie joyeuse, à cause des événements vécus ces dernières années, comme l’a bien montré le travail de Martin Kusej au festival d’Aix en Provence, qui optait l’an dernier pour une traduction dramatique radicale du Singspiel, le transposant en enlèvement de Daesh, et se terminant dans le sang.
Wajdi Mouawad est un auteur-metteur en scène, avec une longue carrière théâtrale derrière lui ; il met aussi en scène ses propres textes ; c’est d’ailleurs là où il a rencontré ses plus grands succès en France. Rien d’étonnant que Serge Dorny lui ait donné l’occasion de modifier le dialogue, même avec le risque inhérent à ce type d’opération. Et c’est le dialogue new-look qui est , dans la mise en scène, la vedette de la soirée.
Wajdi Mouawad a donc travaillé à partir du texte de Mozart, et il a réussi à ne jamais en trahir l’esprit, et à garder à l’œuvre sa personnalité : il respecte par exemple l’époque, avec ses costumes, même si l’espace conçu par Emmanuel Clolus est abstrait. Et même si les costumes des turcs (d’Emmanuelle Thomas) sont très impersonnels, gris, et laissent totalement de côté le pittoresque. Rien de moins « turc » que cette turquerie. L’opération est donc de ce point de vue réussie. Mouawad s’appuie fréquemment sur le dialogue original, qu’il prolonge ou précise. Un seul exemple lorsqu’à la fin Selim évoque Lostados, dans l’original il signale que Lostados lui a tout pris, dont l’amour de sa vie « Dein Vater, dieser Barbar ist schuld, daß ich mein Vaterland verlassen mußte. Sein unbiegsamer Geiz entriß mir eine Geliebte, die ich höher als mein Leben schätzte. Er brachte mich um Ehrenstellen, Vermögen, um alles. Kurz, er zernichtete mein ganzes Glück. Und dieses Mannes einzigen Sohn habe ich nun in meiner Gewalt! Sage, er an meiner Stelle, was würde er tun? »
Le texte de Mouawad précise alors dans de longs développements que le père de Belmonte a épousé la femme en question, blonde aux yeux bleus, et qu’elle est la mère de Belmonte, ce qui ne change pas le sens du geste de Selim, mais change évidemment le regard de Belmonte sur l’aventure. Le dialogue allonge singulièrement l’œuvre, ce qui n’est pas contradictoire avec la tradition du Singspiel qui permet entre autres des variations voire des improvisations dans les dialogues avec autant d’importance que le chant (Singspiel= « jeu chanté »)puisque c’est le dialogue qui est action et chant qui est station.
Vu la thématique traitée par Mozart, ( vu aussi les circonstances politiques actuelles) qui affirme la clémence comme valeur suprême de l’humain, traitée aussi bien dans La Clémence de Titus que dans la Flûte enchantée, on pouvait s’attendre de la part de Mouawad à une intervention forte. Mozart s’affirme homme des Lumières et Mouawad a résolu de suivre Mozart et de souligner fortement les valeurs illuministes, de manière très démonstrative, mais en y introduisant et développant des thématiques d’aujourd’hui, comme le statut de la femme, tout en ne trahissant jamais l’original de Mozart. Disons  qu’il en développe les potentialités, qu’il le libère de certaines idées inhérentes au XVIIIème car ce qui intéresseMouawad est souvent évoqué en filigrane dans le dialogue original. Dans cet Enlèvement new-look, c’est la femme qui pour l’essentiel porte les valeurs de l’humanité, c’est elle aussi qui mène le jeu.
Rappelons rapidement l’histoire assez simple de L’Enlèvement au Sérail : une jeune aristocrate, Konstanze, sa servante Blonde et Pedrillo le valet de son fiancé ont été enlevés par des pirates barbaresques, comme on dit et le lot a été acheté par Selim Pacha, sans doute un gouverneur puissant de province ottomane. Belmonte, le fiancé de la belle Konstanze entreprend d’aller la libérer et se fait passer pour architecte. Ils fuient, mais son découverts, condamnés, d’autant plus que Belmonte est le fils du pire ennemi de Selim. Mais Selim pardonne, au nom de la clémence. Tous sont libérés et retournent chez eux.

Mouawad compose donc son propre Singspiel développé, avec de longs dialogues en allemand (traduction Uli Menke) qui devient d’une certaine manière l’œuvre, et le chant une sorte de parenthèse sur laquelle il intervient peu.

Ouverture ©Stofleth
Ouverture ©Stofleth

C’est bien là la première réserve à ce travail très sérieux et logique, documenté et globalement cohérent avec Mozart. Toute la mise en scène se concentre pratiquement sur le texte parlé, et Mouawad laisse les chanteurs vaquer à leurs occupations sur le texte chanté, mis en place de manière bien plus conventionnelle. Mouawad est essentiellement intéressé à ce que son texte soit porté : d’où une introduction longue, se tissant avec la musique de l’ouverture, pour l’occasion fragmentée, d’où un prologue essentiel pour la compréhension de l’histoire, mais qui fait qu’au bout de 10 minutes, on a à peu près compris l’option de mise en scène. Le prologue guilleret de Mozart se tresse donc avec un prologue théâtral tout aussi guilleret, où chez les Lostados on fête le retour des prisonniers, enlevés à la barbarie. Pour la peine on joue à la « tête de turc », un jeu de foire qui consiste à faire bouger une tête de turc figurée en tapant dessus avec un marteau. On s’amuse beaucoup, jusqu’au moment où c’est au tour de Blonde et Konstanze, qui se refusent à y jouer, au nom du fait que Selim leur a sauvé la vie, c’est alors qu’on va revenir à l’histoire, comme dans une structuration de théâtre dans le théâtre, d’illusion baroque, qui évidemment rappelle le mythe de la caverne platonicien.
De manière très habile, Mouawad mélange les moments d’ici et maintenant et les moments d’alors, dans des variations de dialogue croisées, à la fois bien faites et claires. Les dialogues se mélangent entre évocation et commentaires, mais assez vite la mise en scène va abandonner ce « théâtre dans le théâtre » pour ne retenir que l’évocation d’alors.
Mais Mouawad ne se contente pas de nous conter les vertus de l’humanisme, ni l’histoire des deux couples. Il va aussi s’appuyer sur l’histoire de l’opéra mozartien pour évoquer La Flûte enchantée, certaines scènes en semblent extraites, tant sont semblables les situations Pedrillo/Osmin Papageno/Monostatos par exemple, mais aussi les méditations de Konstanze (vêtue d’un blanc paminesque) qui font bien penser à Ach ich fühl’s. mais on sait cela et on sait combien La Flûte enchantée est redevable à L’Enlèvement au Sérail, variable mozartienne de l’opéra à sauvetage qui est si en vogue à la fin du XVIIIème.
Mouawad sait aussi quel intérêt Mozart porte aux histoires de couples et aux variations sur l’amour : il anticipe aussi Così fan tutte et c’est là sans doute la plus grande originalité de son travail, sa réflexion porte, plus encore que sur les valeurs humanistes, sur l’instabilité et la fragilité des choses humaines et notamment de l’amour. Et Konstanze et Blonde sont chacune à leur mode, saisies par ces tourments. Konstanze en mode héroïque, elle résiste, Blonde en mode résigné, elle se soumet aux lois locales puisque Selim a donné Blonde à Osmin, qui l’a épousée et dont il a même (on le voit à la fin) un enfant. Et Blonde est sensible à cet Osmin non pas bouffe mais sincèrement épris, et donc jaloux de Pedrillo, dont Blonde reste aussi amoureuse. Comme dans Così fan tutte, on peut aimer plusieurs hommes, sans en trahir aucun. Le cas de Konstanze est peut-être plus complexe et conduit d’une certaine manière à une Konstanze/Fiordiligi (qui ne cède pas, malgré un vrai sentiment pour Selim) et à une Blonde/Dorabella, qui cède et s’en accommode, au nom même de cette condition de la femme qui fait qu’ici comme en occident, servante elle était et servante elle restera. Ainsi donc dans ce maelström des sentiments et des situations, où personne n’est vraiment méchant, où les hommes sont tous sincèrement amoureux et où les femmes ont su apprendre que ceux qu’on appelle barbares ne sont pas plus ni moins barbares que nous, qu’ils sentent et qu’ils aiment comme nous.
C’est paradoxalement Belmonte qui n’a pas le beau rôle, il vient libérer Konstanze et les deux valets, mais  ne saisit pas, au nom de son sentiment tout égoïste, les émois et les doutes de Konstanze, dont on sent bien qu’il arrive au moment où elle serait prête à céder au Pacha. Et le côté juvénile de ce Belmonte, bien caractérisé par Cyrille Dubois, s’oppose à la maturité de Selim, un Peter Lohmeyer un peu déclamatoire, mais plus mur et plus sûr que Belmonte.
Enfin, l’espace essentiellement structuré par des cloisons s’ouvre sur un globe qu’on croit être d’abord le turban du turc vu de dessus, mais c’est aussi le monde « comme volonté et comme représentation » dirait l’ami Schopenhauer, un monde qui s’ouvre sur la prison, prison des femmes d’abord, le harem du Pacha, qu’on a vu d’abord représenté avec les enfants allant à l’école puis soignés chacun par une des mères-femmes du pacha, en une représentation en même temps gentiment satyrique, tandis que les janissaires sont comme des ombres mortes et grises, d’un monde qui n’a pas d’identité sinon celle d’une vague inquiétude.
Dans ce globe, d’abord harem, puis prison des quatre prisonniers après la découverte de leur fuite, finira Selim quand les autres partiront : à lui d’être désormais prisonnier de ses souvenirs. Et le mince rideau translucide qui sépare l’ici (chez Lostados) où l’on revient, et là-bas ( où tout n’a pas été noir), montre que la fin n’est pas si heureuse, longs regards des femmes, des regrets sans doute, et puis le retour aux anciennes amours : rien ne sera plus comme avant.
Ainsi Mouawad conclut-il ce qu’il a voulu être une histoire moralisante, avec son côté quelquefois préchi précha, un peu didactique, presque déictique, avec sa méditation sur les sentiments ,  sur l’universalité de l’amour et ses fragilités et sur l’humanité avec ses grandeurs et ses faiblesses. Un presque « conte pour adultes », venu d’une histoire assez conventionnelle de Mozart, mais démonstrative elle aussi, au service de l’universalité de l’humain. Et l’ensemble des lustres, lors de l’image finale, tous de cristal “occidentaux”, avec au milieu un luminaire oriental, montre que de l’aventure, il restera toujours quelque chose…C’est subtil, mais bien fait car c’est une belle métaphore des “Lumières”.

Dernière image ...lumières ©Stofleth
Dernière image …lumières ©Stofleth

L’opération est, je l’ai dit, réussie dans la forme, Mozart n’est pas trahi, mais prolongé, le Singspiel n’est pas trahi dans la forme mais mené jusqu’au bout et développé; la parole domine, car à l’évidence Mouawad y est plus à l’aise. Il a peut-être été pris au piège de l’opéra, qui impose un tempo plus rigoureux, qui impose aussi des mouvements ou des postures différentes, et cela il n’a pas su le mener à bien, il n’a pas su faire le lien théâtral entre musique et chant, d’autant plus difficile que ce dialogue était du Mouawad traduit en allemand, et que la familiarité avec l’allemand n’était pas – malgré les efforts visibles- partagé par tous, Cyrille Dubois en tête qui semblait devoir choisir entre le jeu ou la langue , au contraire de la Konstanze très à l’aise dans les dialogues parlés, et qu’évidemment tous les allemands et germanophones du plateau, dont la très jeune polonaise Joanna Wydorska qui chante fréquemment en Allemagne.
Un sentiment mitigé sur ce travail, très sérieux, très sensible, mais un peu démonstratif et un peu maladroit. On veut certes délivrer un message, mais fallait-il appesantir à ce point les dialogues pour délivrer un message que déjà Mozart avait pu délivrer, même partiellement et même si Mouawad voit dans l’histoire originelle une sorte de conte bien pensant de musulmans humains parce que touchés par les Lumières. Bien sûr, ce type de forme est datée et Mouawad a résolument essayé et c’est tout à son honneur, d’actualiser, mais trop de stabilo tue peut-être la lecture.

Dans ce travail tout concentré sur le dialogue, la « Gesamtkunstwerk » qui ferait tenir le trépied musique/chant/théâtre est un peu déséquilibré, et musique et chant plus qu’ailleurs vont se juger presque indépendamment du théâtre ou de la mise en scène. Stefano Montanari est incontestablement le maître de la fosse et le maestro de la représentation. Un rythme vif, sec, très marqué par des couleurs baroquisantes, sinon franchement baroques (percussions, bois). Tout cela est mené tambour battant, avec un sens de la pulsion particulier ; l’orchestre répond très positivement à ces sollicitations et pour une fois l’acoustique sèche du théâtre de Nouvel convient bien aux intentions du chef. Pas d’alanguissement, et une musique qui anime le plateau, et qui sait aussi accompagner les chanteurs, où l’on sait que les femmes sont très sollicitées ; j’ai bien aimé Montanari à chaque fois que je l’ai entendu à Lyon, il semble ici avoir approfondi son travail, et permis en même temps une vraie respiration au plateau, malgré le côté très serré du tempo. Le chœur de l’opéra, sollicité, mais de manière relativement réduite, fait preuve de ses habituelles qualités désormais, dirigé ici par Stephan Zilias.
La distribution est dans l’ensemble homogène, et fait preuve de nombreuses qualités, notamment dans le jeu (Osmin, excellent) et aussi dans le chant. J’ai employé le terme d’homogénéité, parce qu’on voit bien le travail d’équipe, parce qu’il n’y a vraiment pas de faiblesses, mais il reste que tous ne sont pas à l’aise dans une œuvre où notamment pour les femmes, la sollicitation est extrême : il fallait Jane Archibald pour triompher des trois airs de Konstanze, dont le redoutable Martern aller Arten mais pas seulement. Jane

Konstanze (Jane Archibald) et Selim (Peter Lohmeyer) ©Stofleth
Konstanze (Jane Archibald) et Selim (Peter Lohmeyer) ©Stofleth

Archibald remporte un triomphe mérité, ce ne sont qu’aigus et suraigus, agilités, variations et cadences, avec les reprises. Technique de chant maîtrisée, dominée, une perfection. Mais comme toutes les perfections, un peu froide. C’est un chant technique plus qu’un chant sensible. Je me souviens (ah, l’ancien combattant) de Christiane Eda-Pierre dans le rôle, qui fut une grande Konstanze pour moi (avec Böhm au Palais Garnier, eh oui), avec bien moins de moyens techniques qu’Archibald, mais une telle émotion, un tel ressenti, une telle sensibilité qu’elle emportait la mise. Archibald est magnifique, pour la tête, la technique, pour les amateurs d’acrobaties, mais pour le cœur, c’est autre chose.

Cet autre chose, on l’a eu avec Joanna Wydorska : une voix très petite,  qui monte correctement à l’aigu quand il faut (Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln) même avec de toutes petites scories dans les passages, qui n’a pas la technique d’une Archibald, mais qui est tellement fraiche, tellement naturelle, tellement sensible dans son jeu qu’elle réussit à compenser et à convaincre : c’est une Blöndchen qui m’a beaucoup touché, et qui a su dominer ses maladresses par une personnalité scénique affirmée et très juste.
Le Pedrillo de Michael Laurenz n’a pas beaucoup d’airs à chanter, il a beaucoup à parler ; alors quand il chante, il montre que ça s’entend. La voix n’est pas si légère (j’ai entendu plus léger dans le rôle) et il donne de la voix, une voix large et puissante, avec un manque d’homogénéité entre les graves et les aigus, ces derniers un peu trop élargis, et manquant pour mon goût un peu de contrôle, mais l’ensemble se défend et le personnage est très bien campé, bien joué (et bien dit, ce qui est ici, on l’a compris, important).

Blonde (Joanna Wydorska) et Osmin (David Steffens) ©Stofleth
Blonde (Joanna Wydorska) et Osmin (David Steffens) ©Stofleth

L’Osmin de David Steffens tranche aussi sur les Osmin bouffes ou terribles qu’on a vu sur les scènes. Dans les quelques mots du programme, Mouawad insiste sur le fait qu’«il ne suffirait pas de faire d’Osmin un intégriste habillé de noir avec un couteau à la gorge de Blonde… », allusion à la mise en scène de Kusej à Aix, « pour se dédouaner et régler le problème ». La question est la vision de l’Islam dans l’Enlèvement, « compensée » par un Selim touché par la grâce des Lumières et donc un regard sur l’Islam qui reste, dit-il, “cauchemardesque”. Il lutte donc contre cette vision, on l’a dit, en présentant un monde de l’islam débarrassé de son imagerie d’opérette, tout de gris et de noir (sauf les femmes, en rouge), un univers d’une rigueur monastique et Osmin et Selim portent le même costume. Osmin est d’abord un amoureux qui cherche à retenir son amour, et Blonde a accepté la situation, en servant son Osmin comme elle « servirait » n’importe quel mari sous n’importe quels cieux (allusion à une sorte de statut universel de la femme), et en l’aimant, une des scènes les plus souriantes dans ce domaine est la manière dont elle le brosse, tendrement, alors qu’il est dans la baignoire, une scène d’intimité amoureuse dont on n’a pas l’habitude dans les visions ordinaires de l’œuvre de Mozart. L’Osmin de David Steffens est donc assez élégant, digne, mais défendant plus son amour et son privé que le palais, et sa voix est jeune, claire, et son chant très fluide et naturel. Cette jeunesse d’Osmin est frappante et le rend fragile, et tout sauf obtus, comme le voudrait la tradition. David Steffens réussit bien à incarner le personnage inhabituel, et sa jeunesse et son physique renvoient bien plus à un Sprecher qu’à un Monostatos dans La Flûte enchantée. Son chant expressif et bien profilé rend le personnage plus profond que Belmonte, l’autre amoureux qui n’a pas, répétons-le, le beau rôle.

Konstanze (Jane Archibald) et Belmonte (Cyrille Dubois) ©Stofleth
Konstanze (Jane Archibald) et Belmonte (Cyrille Dubois) ©Stofleth

Il n’a pas le beau rôle d’abord parce qu’il semble arriver dans un univers déjà balisé par les sentiments, un univers ordonné qu’il ignore et qu’il considère évidemment comme « barbare », même si Pedrillo l’avertit du caractère du Pacha. À ce propos d’ailleurs, il faut répéter que la société orientale et notamment ottomane était depuis longtemps traversée par l’occident (il faut lire à ce propos Mon nom est rouge  de Ohran Pamuk) et que des personnages comme Selim devaient exister, à l’évidence (Les Lettres persanes de Montesquieu en sont aussi une preuve en creux). Belmonte arrive à l’évidence avec ses idées préconçues, et la vision du prologue où il frappe allègrement sur la tête de turc montre qu’il n’y a pas eu de leçon. Un personnage que Cyrille Dubois incarne avec une certaine justesse. Certes, sans doute sa manière « appliquée » de parler l’allemand, et sa gêne visible lui donnent cet aspect hésitant et « ailleurs » : dans ce monde déjà ordonné qu’est le Sérail de Selim, il apparaît cet « autre » un peu décalé et un peu dérangeant. J’ai beaucoup d’estime pour ce chanteur que j’ai vu excellent plusieurs fois. C’est un de nos vrais espoirs. Il reste qu’il semble un peu gêné aux entournures par Belmonte qui est tout sauf un rôle facile. Pour moi Tamino est moins délicat. Comme Tamino d’ailleurs (et Titus), Belmonte est un rôle qui balise le chemin vers des rôles plus lourds comme Lohengrin. Ce n’est pas un rôle pour ténor léger, mais la voix de Cyrille Dubois qui n’est pas légère n’arrive pas à faire de ce Belmonte un personnage intéressant parce qu’elle manque d’expressivité, à moins que le personnage ne soit vraiment pas intéressant. En ce sens la prestation de Cyrille Dubois répond aux orientations de la mise en scène tant il semble traverser l’action sans jamais en comprendre les enjeux.
Je suis donc partagé.  Cyrille Dubois chante le texte mais sans lui donner corps, presque de manière absente et extérieure. Cela cadre avec le personnage voulu. Mais est-ce voulu justement ? Son profil jeune, amoureux et jaloux exprime un monde blanc ou noir, et la mise en scène souligne le monde de Selim comme un monde noir, en tempérant cependant l’impression par le tapis de pétales de roses qui marque la surface de jeu, rose et noir, rouge et noir, la couleur a son importance. Et d’ailleurs, le tapis de sol de cette surface couverte de pétales est par deux fois roulé et emporté, comme si on jouait sur l’apparence. Comme si des roses ne devaient rester que quelques traces ou quelques épines.
Cyrille Dubois ne convainc donc pas totalement, tant il semble gêné et peu naturel, beaucoup moins à l’aise que dans d’autres rôles.

Pétales de roses ©Stofleth
Pétales de roses ©Stofleth

Au total, une représentation qui incontestablement pose question, parce que le propos est juste, parce que le discours se tient, parce que le dialogue new-look n’enlève rien à la cohérence de l’ensemble et qu’il s’accroche bien à la musique, mais quelque chose laisse insatisfait: est-ce l’excès d’insistance et de didactisme ? est-ce une mise en scène qui semble un peu trop « conforme » et moins dérangeante que le propos ne laisserait le penser ? Est-ce la fin en interrogation ? Le spectacle laisse des questions irrésolues, mais l’ensemble musical, cast et orchestre est vraiment au point, au-delà des observations émises qui laissent aussi planer quelques interrogations (Cyrille Dubois). Une soirée lyonnaise, comme d’habitude stimulante, avec comme d’habitude une prise de risque. C’est bien ce qu’on attend de la scène française d’opéra la plus novatrice. [wpsr_facebook]

Pris au piège ©Stofleth
Pris au piège ©Stofleth

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2015-2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 12 et 15 MAI 2016 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Pierre AUDI)

Acte II ©Vincent Pontet
Acte II ©Vincent Pontet

On considère en général Tristan und Isolde comme un long chant lyrique « sublime » dédié à la passion amoureuse. Sublime est l’adjectif dont on qualifie la musique de Tristan, une sorte de longue mélopée tragique et lumineuse presque sans aspérités, qui va donner son sens à ce que nous voudrions voir être l’amour, ou la musique (forcément sublime) de l’amour, qui serait platonicien sans être platonique.
Et de ce point de vue, le Tristan und Isolde que nous avons vu au Théâtre des Champs Elysées s’inscrit en faux, et certains auditeurs l’ont fait bruyamment remarquer : il est dérangeant parce qu’il casse cette image séraphique inscrite dans l’éternité du marbre wagnérien. Il y a dans Tristan du désir et de la passion physiques, mais qui sont presque immédiatement transformés en éléments métaphysiques auxquels le « terrestre » ne peut accéder. Et la musique oscille en permanence entre physique (terrestre) et métaphysique : Wieland Wagner et avant lui Adolphe Appia avaient bien identifié tous les aspects métaphysiques par une mise en scène exclusivement évocatoire, aérienne, essentielle. La structuration des personnages est elle aussi tributaire de cette double postulation. Dès qu’ils se sont rencontrés, Tristan et Isolde ont été projetés ailleurs, tandis que Brangäne et Kurwenal sont ceux qui les ramènent (ou essaient) de les ramener aux contingences terrestres. Et Wagner écrit deux musiques, l’une terrestre voire quelquefois un peu lourde, l’autre « céleste » et métaphysique, la musique de la bulle face à celle du terreau.
Daniele Gatti dans sa lecture très fouillée de la partition a osé faire de cette diversité fondamentale un principe de lecture et de rendu musical de l’opéra, par une analyse précise des mouvements dramatiques, des moments dramatiques et de la manière dont le texte est dit et projeté, le signifiant, et ce qu’il dit, le signifié. Car la première remarque sur cette production, au-delà même du jugement, est un constat, banal en soi quand on parle de Wagner, mais oublié par nombre de spectateurs et d’auditeurs, c’est que le texte wagnérien n’est pas un livret au sens verdien ou puccinien du texte, il est un élément de l’œuvre globale, qui a son autonomie « musicale »( c’est particulièrement le cas dans Meistersinger), alors que dans Tristan, les auditeurs se moquent éperdument de ce qui est dit, au profit de pâmoisons sur la musique, et seulement la musique, d’autant qu’il y a un lieu commun consistant à dire que le texte wagnérien est plutôt médiocre. Or Daniele Gatti est très attentif à la mise en valeur du texte : un seul exemple, dans la scène I de l’acte 2, la manière dont il freine l’orchestre pour n’en laisser échapper qu’un fil sonore, lorsque Brangäne souligne à Isolde le rôle trouble de Melot. Gatti colle à dramaturgie, montrant que le couple musique-parole est indissociable et que la dramaturgie de la parole détermine la dramaturgie de la musique, voire de l’ensemble. Il en résulte un Tristan profondément divers, profondément varié, profondément non tant coloré musicalement, mais coloré d’un point de vue dramaturgique : chaque décision musicale est dictée par une lecture dramaturgique serrée, interrogeant les situations, interrogeant les motivations, interrogeant la nature de chaque personnage. Un des axes privilégiés est la manière d’indiquer très clairement les couleurs voulues de la musique dans un sens concret ou abstrait, physique et métaphysique. Un exemple là encore, à l’acte I lorsque Kurwenal évoque la bannière d’allégresse hissée sur le navire, la musique fait clairement entendre une citation de Meistersinger, alors en gestation, il y a d’ailleurs un système de citations croisées entre Tristan et Meistersinger (Hans Sachs cite Tristan « nommément »). Comme si Meistersinger était la déclinaison comique (ou mélancolique) de la thématique de Tristan traitée sur le mode tragique. Cette attention au texte et cette musique deviennent alors accompagnement dramaturgique, comme elle l’est clairement dans Meistersinger.

Acte II ©Vincent Pontet
Acte II ©Vincent Pontet

Tout chef pour Tristan devrait avoir dirigé aussi Meistersinger, l’opéra le plus complexe du Maître voire le centre de gravité de l’œuvre wagnérienne. Et du point de vue du texte, la distribution dans son ensemble ne mérite que des louanges, tant le texte est dit clairement, tout comme la direction de Gatti, si soucieuse de ne jamais couvrir le plateau et de choisir des rythmes et des tempi qui correspondent aux capacités des chanteurs et à la situation qu’ils expriment.
L’intelligence musicale du propos de Gatti consiste à épouser les pleins et les déliés non d’une partition, mais du texte que la partition accompagne et du sens de ce qui est dit. Voilà pourquoi Schopenhauer, base théorique de l’œuvre de Wagner, doit être central dans la compréhension du travail de Gatti, qui est un travail d’abord intellectuel avant d’être sensible ou musical. Et là-dessus, Gatti est sans concession, à la manière d’un Sinopoli ou d’un Abbado (un autre exemple : avant de diriger Parsifal, Abbado avait lu Gustave Thibon).

Est-ce à dire que pour comprendre l’opéra wagnérien, il faut lire Platon, Feuerbach et Schopenhauer ? Evidemment pas : si les salles wagnériennes étaient des cénacles philosophiques, cela se saurait. Mais à se référer à la philosophie (y compris Nietzsche), on comprendra évidemment mieux, notamment les intentions d’un chef ou d’un metteur en scène.
Et il y a donc aussi deux voies, grosso modo, pour mettre en scène Tristan und Isolde, ou bien l’on en fait une abstraction, un travail schopenhauerien construit autour du duo d’amour du 2ème acte, nuit, mort, amour et toute la trame n’est plus que fils tissés autour de ce moment: peu de décor, des lumières, des ombres, une sorte d’espace mental : c’est le choix de Wieland Wagner, et avant lui d’Adolphe Appia : c’est un choix inscrit dans les gênes du théâtre, depuis la naissance de la mise en scène moderne. C’est aussi malgré un décor marqué, le choix de Klaus Michael Grüber, Jean-Pierre Ponnelle,  Heiner Müller,  Patrice Chéreau, ou même d’Alex Ollé à Lyon, et bien sûr de Sellars/Viola, dans un style de « théâtre-performance ». C’est à dire un choix partagé par la plupart des metteurs en scène, dont Pierre Audi dans cette production.
L’autre voie, c’est de raconter une histoire « historiée », avec un décor très fonctionnel, un espace qui semble faire sens, des personnages qui existent hic et nunc : c’est par exemple le choix récent de Mariusz Trelinski, qui construit un cadre nocturne, sombre, aqueux, glauque pour son histoire, très circonstanciée, ou Claus Guth, qui en fait une sorte de métaphore musicale des amours de Wagner et de Mathilde Wesendonck , et un rêve de Mathilde Wesendonck agonisante.

Il est clair que Wieland Wagner a beaucoup marqué dans son approche de Tristan, seule (ou à peu près)  mise en scène bayreuthienne de lui dont on possède des images animées (à Osaka avec Boulez), et il est tout aussi clair que les mises en scène des années 70 et 80 en sont largement tributaires (voir August Everding à Bayreuth). Enfin, un mot du concret/abstrait de Christoph Marthaler, avec son décor à strates temporelles : du premier au dernier acte, on avançait dans les temps, comme si cette histoire était inscrite dans notre mental de toujours, et dans un décor à la fois très concret, mais abstrait à cause du travail sur l’espace vide. Ce fut pour moi sans doute dans les quinze dernières années la mise en scène la plus musicale et la plus convaincante, y compris dans ses aspects décalés, voire cocasses.

Prélude ©Vincent Pontet
Prélude ©Vincent Pontet

Pierre Audi choisit l’option « Appia » à cause d’éclairages changeants, de jeux d’ombres, de lumières aux découpes précises, mais comme Marthaler  il projette l’acte III dans un moment temporellement séparé, projeté vers le contemporain, hors du temps des deux autres en tous cas, puisqu’il propose des costumes plus contemporains, les coiffures réelles des chanteurs et non des perruques, et donc les protagonistes qui semblent non plus des rôles, mais eux-mêmes. Au troisième acte, semble nous dire Audi, on ne joue plus. Raum und Zeit se mélangent dans une vision parsifalienne (et le prélude de l’acte III de Gatti, stupéfiant, tire vers cette idée), où Tristan agonisant ne cesse de jouer sous un sarcophage, celui de son père, mais ce pourrait être aussi le sien propre, comme si on jouait le drame sacré de Tristan à l’occasion de ses funérailles. D’où les jeux de reflets dans le « cube » central où apparaissent les personnages jouant devant le trou noir de la salle, où apparaît selon la place qu’on occupe le chef, comme si le troisième acte était non histoire mais représentation : d’ailleurs le cube central du décor est comme une chambre noire où l’on voit les reflets presque comme en négatif.

Philtre ©Vincent Pontet
Philtre ©Vincent Pontet

Mais ce travail m’est apparu sans véritable clarté, même s’il n’est pas dépourvu d’idées et qu’il pose des questions sur l’œuvre, et même avec des moments bien réalisés – le deuxième acte par exemple, malgré un singulier décor. Dès le prélude, Audi évoque le passé, par une pantomime parlante autour de l’épée (qu’on retrouvera en écho dans la scène entre Isolde et Tristan avant le philtre) et le premier acte, le plus théâtral, le plus « concret », le plus explicatif, se déroule dans des ambiances diverses et multiples, avec d’incessants changements de décors, des cloisons qui bougent figurant cales et carénage du navire, et qui bougent tellement et trop qu’elles finissent par gêner la concentration et l’audition. Certes, elles contribuent à isoler les personnages dans leurs drame et à multiplier les points de vue pendant qu’en arrière plan des ombres montrent une sorte de « chœur muet » séparé des protagonistes, certes, l’instabilité du décor figure les hésitations ou l’instabilité de la situation, mais c’est mal fichu et ça fait trop de bruit, avec quelques idées dont celle de faire de Brangäne une sorte de mage qui contrebalance par un geste presque rituel (regard au travers d’un cristal blanc et lumineux) l’effet du philtre (qui est une pierre noire maléfique).

Acte II, duo ©Vincent Pontet
Acte II, duo ©Vincent Pontet

Si tout bouge au premier acte,  tout est figé au deuxième, dans une sorte de forêt primaire et pétrifiée faites d’os de baleine disposées savamment (un sanctuaire ?) autour d’une pierre noire, une sorte de Lapis niger qui devient transparente au coeur de la nuit d’amour, figée qui d’une certaine manière fige aussi les protagonistes, dont le jeu est réduit au minimum, volontairement : le duo de l’abstraction amoureuse ne peut être perturbé par des attouchements ou des choses de « vivants », on est ailleurs, dans les limbes de l’amour, dans l’espace où tout n’est plus que représentation « Le monde comme volonté et représentation » dirait Schopenhauer : donc les amants ne se touchent quasiment pas, ils chantent chacun dans son espace – souvenir de Wieland, souvenir des mises en scène des années 70, mais dès que l’amour est évoqué, les deux êtres se positionnent en des points opposés du plateau, ou chantent face à la salle, sans se toucher.
Pendant les deux premiers actes, les vêtements, les coiffures nous renvoient à une sorte d’origine comme un Urwelt primitif lointain, fantasmé, irréel, vaguement sauvage un monde d’ombres, de quelques rais de lumière, sans vraie consistance. L’idée d’un Melot vieillard physiquement déchu, (très bon Andrew Rees) étayé, d’un corps tordu, est une des bonnes idées de la mise en scène, qui explique à la fois la jalousie éprouvée envers Tristan, et la scène du « duel », au demeurant assez mal réalisée, même si l’idée d’Isolde s’interposant n’est pas mauvaise en soi. Quant à Marke, il est au contraire dans la force de l’âge, de l’âge de Tristan ou peu s’en faut, – et d’ailleurs à ce titre, le timbre clair de Steven Humes est plutôt bienvenu – et cela donne au drame une couleur encore plus humaine : se détourner d’un Marke vieillard à qui Isolde serait vendue pour embrasser une histoire de couple « banal » et de trahison d’amitié plus que de vassalité.

Le troisième acte barré par un cube (une chambre) aux reflets multiples et où se reflète même le chef d’orchestre, et bien entendu le monde et le son se mélangent : et la musique (le chef) devient elle-même drame. Plus de « Urwelt », plus de perruques ; les personnages sont dans leur naturel d’individus, Isolde avec ses cheveux courts (elle avait une longue perruque) Brangäne de même  ainsi que tous les protagonistes masculins : Melot méconnaissable ne se reconnaît que par sa canne-béquille. Ce basculement du temps interdit tout effet de suivi des 1/2ème actes et du 3ème.  Le troisième est « révélateur », au sens photographique du terme (la chambre est noire…) d’une situation et le sarcophage révèle le destin de cette histoire. Mais il n’y plus ni histoire ni suite, mais simplement un espace commun où ce que nous venons de vivre aux actes I et II devient une sorte de rêve commun des protagonistes et de Tristan qui revit l’histoire dans un mouvement semblable à ce que faisait Sautet dans «Les choses de la vie», mais qui est aussi déjà mort et embaumé, comme si on entrait déjà dans le mythe ou qui va compléter la lignée des morts – si le sarcophage est celui du père de Tristan. Et les scènes finales, après le déchirant monologue de Tristan et l’ailleurs auquel il renvoie, c’est l’intrusion du monde (Kurwenal, Marke, Brangäne) en un authentique jeu de massacre qui va contraster avec la Liebestod, inscrire dans la chambre noire devenue chambre de lumière où Isolde apparaît en contrejour puis s’éloigne, en une image non d’apaisement, mais d’abstraction où l’espace s’élargit et respire (d’où le crescendo final inattendu) dans un contre jour sublime. C’est du moins ce que j’ai pu ressentir en voyant le spectacle. Audi a beaucoup travaillé la lumière, avec des ambiances très subtilement variées : Jean Kalman a fait un magnifique travail, car la lumière, le jour et la nuit sont des protagonistes de cette histoire : dans Tristan (c’est dit au 2ème acte) la lumière, c’est la mort et la nuit c’est la vie. Chaque rai de lumière est une intrusion mortelle. Tout cela est cohérent, mais ne va pas assez loin, n’est pas toujours clairement affiché, dans un décor de Christoph Hetzer au total pour mon goût relativement laid, malgré de très beaux éclairages.

Acte II, duo ©Vincent Pontet
Acte II, duo ©Vincent Pontet

La direction de Daniele Gatti, pour son premier Tristan s’appuie sur les qualités spécifiques de l’orchestre français, un National de France à des sommets qu’on croyait inaccessibles, un National de France complètement engagé, dans la main de son chef, lui répondant au doigt et à l’œil dans une relation de confiance visible : un peu tendu à la première, il donne le 15 mai une prestation inoubliable, prodigieusement raffinée, d’une énergie et d’une tension peu communes, le projeantant au niveau des plus grandes phalanges actuelles. Ces qualités de l’orchestre français , on les reconnaît à la fois pour un travail très approfondi sur les bois, qu’il tire résolument vers Debussy, et aussi pour faire ressortir un côté aérien de la partition, transparent, clair, que peut-être Gatti n’eût pu faire émerger avec une autre phalange. En même temps, c’est bien le caractère des chefs italiens dans Tristan que de travailler sur cette transparence et Gatti est « conforme » à cette tradition – l’une des plus riches de l’histoire de l’interprétation wagnérienne commençant à Guarnieri et passant par Toscanini, De Sabata et Abbado. Le prélude est particulièrement emblématique de cette approche : j’ai rarement entendu un prélude au son aussi aéré, d’une insondable mélancolie, mais gardant toujours une certaine tension qui se développe au premier acte, aux couleurs très variées, de la mélancolie initiale à la joyeuse allégresse typique des maîtres chanteurs quand Kurwenal évoque la bannière de la joie hissée sur le navire, ou l’ironie mordante et désespérée d’Isolde face à Tristan, Gatti donne une multiplicité de couleurs au texte, marquant aussi le drame, voire la tragédie : on sent qu’il dirige Mahler, car il sait rendre la musique ou grinçante, ou ineffablement lyrique : l’adéquation texte/musique est lumineuse, et les variations de couleurs sont nombreuses, qui déterminent ensuite des choix de tempos quelquefois inhabituels, mais jamais erronés : Il sait d’ailleurs nous dessiner une ambiance, qui évoque tantôt certains moments du Ring – citations musicales exhumées et entendues comprises-, à d’autres le Tannhäuser, ce double de Tristan que Wagner voulait revoir à la veille de sa mort.
La présence des bois et notamment du cor anglais magnifique, donne à certains passages une puissance inouïe, comme ce prélude du 3ème acte qui par sa lenteur, et son épaisseur rejoint par certains aspects celui du 3ème acte de Parsifal et même le presque contemporain prélude du 3ème  acte des Meistersinger, lui aussi prélude à un long monologue existentiel du héros. Gatti y dessine un univers poétique, hors sol, qui va colorer tout le dernier acte.

Il travaille aussi la signification des tempi : à la mélodie de la Liebestod qui clôt le duo d’amour, il applique un tempo rapide, urgent, haletant même, alors que la même mélodie à la fin de l’acte III devient une sorte de mélopée lente, absente, presque majestueuse, également grâce à la voix de Rachel Nicholls, qui réussit à proposer une Liebestod pleine, présente et en même temps évanescente : c’est l’une des plus belles Liebestod entendues ces dernières années, supérieure par sa sensibilité et l’émotion qu’elle dispense à bien d’autres considérées comme des références. Rachel Nicholls, ou la sensibilité de l’émergence. L’orée d’une carrière, sans doute.
Et Daniele Gatti va rechercher tous les détails de la partition qui montrent les différents niveaux d’écriture, et fait émerger le labyrinthe des subtilités wagnériennes : il souligne les moments où la musique de Wagner est volontairement terrienne, comme lorsque Kurwenal parle, mais aussi à certains moments des interventions de Marke, ou de Brangäne, et il s’attarde sur le caractère céleste d’autres moments comme le duo du 2ème acte (c’est plus attendu) , bouleversant de poésie . Mais il sait aussi démêler moments « terriens » et « célestes » dans un même mouvement, grâce au jeu sur les pupitres (clarinette magnifique). L’évidente concentration de l’orchestre se lit aussi à la manière dont ils répondent, à la subtilité des appuis, de telle phrase plus longue, plus étirée, plus dilatée,  suivie d’une concentration rarement directe, mais toujours modulée. Il y a là un travail d’une très grande profondeur, très varié, d’une très grande richesse que d’autres lectures ne nous ont pas fait toucher du doigt. Ce Tristan est toujours dramatique, mais jamais massif, jamais lourd, jamais surligné. Jamais par exemple les moments les plus connus ne sont soulignés de stabilo dans le style « écoutez comme je rends bien la musique : jouissez bonnes gens ! ». Un seul exemple, l’utilisation de la harpe, qu’on entend toujours clairement et systématiquement dans le duo du 2ème acte, beaucoup plus clairement que dans d’autres lectures et lorsque s’éteint la musique de la Liebestod, la harpe intervient nettement alors que très souvent on ne l’entend pas (Thielemann à Bayreuth par exemple): elle est pourtant déterminante pour la couleur de cette fin. Seul, de toutes mes expériences de Tristan, Claudio Abbado les faisait entendre, très fortement, très nettement ; ici Gatti fait de même, moins nettement que chez Abbado, mais bien de manière présente quand même, comme des sons à la fois sourds et fluides, comme un discret adieu ou un discret avertissement.
À ce travail d’artisan du son correspond une distribution complètement convaincue parce que Gatti, grand chef d’opéra, sait aider les chanteurs et surtout les écouter, écouter ce qu’ils peuvent faire ou non. Et donc on sent une distribution très réussie, dans son ensemble à l’aise avec l’œuvre. Peut-être le berger (qui est aussi le jeune marin) de Marc Larcher est-il le moins à l’aise de tous, il est vrai qu’il doit ouvrir l’œuvre pratiquement a capella, c’est à dire à découvert : la voix bouge légèrement, à la limite de la justesse. Il faut un ténor familier d’un chant presque bel cantiste ou mozartien pour cela (actuellement, un Tansel Akzeybek, magnifique Nemorino, est la voix la plus juste pour cela) et on se souvient à Paris du merveilleux Toby Spence avec Salonen. Andrew Rees est très expressif, et un Melot plutôt efficace au niveau du chant (ce qui n’est pas le cas de tous les Melot…).
Steven Humes, comme d’habitude, se montre un excellent chanteur pour son premier roi Marke. Chaque parole est sculptée, la voix est puissante, bien posée, bien projetée. On sent l’école de la Bayerische Staatsoper où il est resté 8 ans, mais aussi la formation anglo-saxonne, si soucieuse du texte et sa prestation le 15 mai a été miraculeuse d’émotion, rentrée, de justesse de ton, de présence. La surprise, c’est qu’on attend dans Marke des voix de basse profonde à la Pape ou Salminen, et on a ici une basse au timbre clair, lumineux, qui ne contraste pas avec celle de Tristan et qui par certains côtés, s’en rapprocherait même. C’est surprenant, mais dans le contexte de la mise en scène, où le vieillard est Melot, c’est plutôt cohérent. Magistral.
Michele Breedt promène sa Brangäne un peu partout, elle a chanté dans la production Marthaler à Bayreuth : elle m’a semblé ici plus engagée, plus « personnelle » avec une voix puissante et tendue, et qui contraste timbriquement avec Isolde, au timbre plus clair et plus métallique. Une belle présence et une prestation vocale remarquable, très supérieure à ce qu’on a pu entendre d’elle ailleurs, très incarnée, notamment dans la scène finale où elle donne l’idée d’un chant agonisant (dans cette mise en scène, Kurwenal la poignarde pour faire bonne mesure…).

Kurwenal (Brett Polegato)Tristan (Torsten Kerl) ©Vincent Pontet
Kurwenal (Brett Polegato)Tristan (Torsten Kerl) ©Vincent Pontet

Brett Polegato est magnifique en Kurwenal, voix sonore, merveilleuse diction, grande expressivité : il fait partie de ces Kurwenal très présents vocalement, vigoureux et solides. On a quelquefois des figures paternelles comme Jukka Rasilainen ou Hartmut Welker ou des figures juvéniles ou poétiques comme Michael Nagy (qui à certains moments semblait chanter un Lied au troisième acte) dernièrement à Baden-Baden. Ici, on a une figure plutôt mâle, plutôt énergique et chevaleresque : c’est très réussi.

Tristan (Torsten Kerl) Isolde (Rachel Nicholls) ©Vincent Pontet
Tristan (Torsten Kerl) Isolde (Rachel Nicholls) ©Vincent Pontet

Torsten Kerl est un Tristan au timbre velouté, très lyrique, qui donne une image plus tendre et plus fragile. J’avoue qu’autant son Siegfried ne réussissait pas à me convaincre. Ici son Tristan m’a complètement convaincu. Le 12 mai il a donné quelques signes de fatigue au troisième acte, mais l’ensemble possède une ligne cohérente, bien tenue, avec des notes puissamment tenues, sans jamais de ruptures, y compris dans un troisième acte qui les favorise, le 15 mai, il affichait une forme insolente et a été somptueux, magnifique, émouvant de bout en bout. Tendresse, finesse, intelligence du chant caractérisent cette prestation. Certes, Kerl est plus ténor qu’acteur, mais c’est vraiment un Tristan convaincant.
Rachel Nicholls est évidemment une découverte : elle a remplacé au milieu des répétitions Emily Magee initialement prévue. Ce n’est pas un timbre séduisant au sens où la voix serait charnue et ronde, d’une puissance à la Stemme. Mais elle tient la comparaison, avec d’autres moyens. D’abord, c’est une chanteuse résistante : pas de traces de fatigue, une Liebestod tenue sur un tempo lent que peu de chanteuses peuvent tenir de cette manière. Ensuite, elle a un timbre un peu métallique et aujourd’hui les Isolde de ce type sont rares : nos temps préfèrent les timbres plus chauds et moins coupants aussi bien pour Isolde que Brünnhilde d’ailleurs. Les aigus sont tenus, sont vaillants, même si le suraigu au premier acte est un peu acide, un peu rude. Mais c’est une chanteuse très sensible, à la présence rayonnante et un sens du mot étonnant pour une non germanophone, le mot est dit clairement, l’expression est d’une incroyable richesse, expressivité musicale et expressivité du discours (exemple, la manière dont elle dit « Knecht » d’une rare vérité) elle sait dire l’amour, l’ironie, le sarcasme avec une variété de ton stupéfiante. Je pense que cette prestation parisienne va lui ouvrir de grands théâtres (elle sera aussi Isolde à Rome avec Gatti en décembre). Magnifique Isolde qui n’est pas une enchanteresse éthérée à la Stemme, dont la voix est incomparable mais elle est sans doute plus vraie, plus dramatique : elle plie sa voix au sens et en utilise aussi avec intelligence les défauts, ce qui la rend particulièrement convaincante. Magnifique découverte.

On remarque que l’essentiel de la distribution est anglo-saxonne, témoignage de la vitalité du chant anglo-saxon et des formations dispensées aussi bien aux USA qu’en Grande Bretagne, témoignage aussi du travail des agents artistiques, mais c’est aussi une distribution inhabituelle, notamment pour moi qui laboure l’Allemagne. C’est une distribution « disponible » qui a su se plier au travail du chef, et cette réussite est le résultat d’interactions qu’on lit dans la représentation. Un travail solidaire où il n’y a pas d’histrionisme ou de vedettariat.
Au total, avec les réserves sur une mise en scène non dépourvue d’idées, mais qui reste pour moi au seuil d’une vérité scénique qu’il n’est pas facile de trouver dans Tristan, œuvre qui laisse plus d’espace immense à la théorie et à l’arrêt, qu’au théâtre, c’est surtout une très grande, une immense réussite musicale ; Gatti confirme qu’il est un grand chef pour Wagner, parce qu’il ose aller ailleurs, directement, sans détour et qu’il ose aller contre toute la doxa, et l’on sait que la doxa wagnérienne est une chape de plomb avec ses interprétations convenues ou gravées dans le marbre dont il est difficile de se libérer. Il sait tenter, il sait affronter parce que sa démarche est d’abord pesée, réfléchie, et donc intelligente: c’est un work in progress car un premier Tristan renferme le germe du futur passionnant, avec d’autres orchestres, d’autres couleurs, d’autres cast. Mais comme coup premier, c’est un coup de maître. En ce sens, si je peux comprendre que la démarche de Gatti ne convienne pas à tous, je reste interdit devant l’imbécillité structurelle des hueurs du 12 mai (le 15 ce fut un triomphe indescriptible – comment pourrait-il en être autrement ?) : devant un tel travail, devant un tel orchestre (car le National de France fut prodigieux, et si engagé, et si coloré, et si virtuose !) au pire, on se tait, mais on n’affiche pas publiquement sa bêtise et son ignorance crasses. [wpsr_facebook]

Liebestod ©Vincent Pontet
Liebestod ©Vincent Pontet