OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2014: STAATSKAPELLE DRESDEN DIRIGÉE PAR CHRISTIAN THIELEMANN LE 18 AVRIL 2014 (RIHM, STRAUSS, MOZART)

Concert du 18 avril 2014
Concert du 18 avril 2014

Il y a des rituels qui dépassent la simple occasion d’entendre de la musique, des moments installés dans des parcours de vie auxquels on peinerait à manquer. Même sans Karajan, même sans Abbado (auquel le programme rend hommage, comme directeur artistique du Festival de 1994 à 2002), et même sans les Berliner, on continue d’aller au Festival de Pâques de Salzbourg, parce que c’est l’occasion de retrouver des amis, du genre « même heure l’année prochaine », c’est l’occasion de se réunir autour de quelque bière ou de quelque Strudel, c’est l’occasion d’être ensemble, dans cette communauté de mélomanes qui furent jeunes et fringants, qui ont vieilli et qui regardent leur parcours de mélomaniaque avec une nostalgie qu’il vaut mieux partager ensemble.

Ainsi à Salzbourg pour Pâques il y a ceux qui fréquentent Pâques, le cycle 2, et ceux des Rameaux, le cycle 1 : le Festival n’a pas changé ses rites avec le départ des berlinois, il y a ceux qui continuent à être Förderer (mécènes) et ceux qui achètent des billets parmi ceux qui restent, il y a ceux qui ne vont qu’à l’opéra proposé, et ceux qui vont à tout le cycle. Mais à un moment ou l’autre, tout le monde est là.
Le public n’a pas laissé Salzbourg pour suivre Berlin à Baden-Baden (la géographie musicale reste quand même à portée d’autoroute ou de train), même si au parterre il y a de longues files de places inoccupées. Les places sont très chères, et le public n’est pas prêt à débourser de telles sommes sans avoir la garantie du plus haut niveau.
J’aime beaucoup la Staatskapelle de Dresde : j’ai expliqué l’an dernier (voir le blog) combien cet orchestre respire la tradition, avec un son bien à lui, un style de jeu et une personnalité singulières, pas aussi internationalisé que les Berliner aujourd’hui. Mais il reste que j’aime les Berliner, j’y suis trop habitué, même si les musiciens amis prennent tour à tour leur retraite et que l’orchestre se transforme et se rajeunit très vite.
Garder un  étiage de public qui permette de maintenir à flots une telle manifestation, qui fut la plus exclusive au temps de Karajan, financée par les sponsors privés et par la billetterie n’est pas entreprise facile. D’autant que la concurrence (Baden-Baden, Lucerne, et maintenant Aix en Provence) devient rude.
Aussi le programme de l’an prochain, promettant un spectacle populaire, CAV/PAG (Cavalleria Rusticana et I Pagliacci) mis en scène par Philipp Stölzl, plutôt aimé du public germanique et le Requiem de Verdi, tous trois avec Jonas Kaufmann et deux concerts Tchaïkovski/Chostakovitch l’un dirigé par Christian Thielemann et l’autre par Daniele Gatti me paraît susceptible de recueillir un large assentiment et de faire mouvoir ceux qui sont restés chez eux.
Cette année, c’est un peu Wolfgang Rihm, présent dans chaque concert mais avant tout Mozart et Richard Strauss (150 ans oblige…) qui sont à l’honneur : deux compositeurs qu’on a fait souvent dialoguer. Côté Strauss, Metamorphosen, pour 23 cordes solistes, ce soir, et demain samedi 19 Ainsi parlait Zarathoustra et Quatre derniers Lieder, en fait cinq puisque le Festival et la Staatskapelle Dresden ont commissionné Wolfgang Rihm pour orchestrer le tout dernier Lied de Strauss, Malven (avec Anja Harteros), lundi 21 Arabella (avec Renée Fleming), pendant que Christoph Eschenbach dirigera Don Quichotte et Don Juan dimanche 20. Du côté de Mozart, c’est ce soir le Requiem Kv.626, demain le Concerto pour piano et orchestre en ut majeur Kv467 (avec Maurizio Pollini), et dimanche 20, l’ouverture de Don Giovanni Kv527 avec le finale de Ferruccio Busoni. En écho deux pièces de Wolfgang Rihm, ce soir Ernster Gesang (Chant sérieux) pour orchestre (datant de 1996) et dimanche Verwandlung 2, Musique pour orchestre.
La tonalité du concert de ce soir, donné comme celui de mardi dernier (le 15 avril) en mémoire d’Herbert von Karajan à 25 ans de sa disparition, a évidemment a priori une tonalité funèbre, et chacune des pièces proposées est marquée par la question de la mort.
Ce sont les quatre chants sérieux de Brahms op.121, qui ont déterminé la genèse de l’œuvre de Wolfgang Rihm. C’est presque la conclusion du parcours brahmsien, qui met en musique des textes de la Bible (d’où le titre) en un cycle immortalisé aussi bien par Fischer Dieskau que Hans Hotter ou Kathleen Ferrier.
Wolfgang Rihm a composé cette pièce en 1996 sur commission de Wolfgang Sawallisch pour le Philadelphia Orchestra, elle a été créée le 25 avril 1997, il y a presque exactement 17 ans, en prenant comme référence l’œuvre de Brahms, dont on fêtait le centenaire de la mort . Aussi Rihm s’est-il intéressé aux œuvres tardives, et notamment aux quatre chants sérieux (1896). Par ailleurs, son père venait de mourir et son travail a été, dit-il,  fortement influencé par cet événement familial : double paternité, une paternité familiale et une paternité artistique marquent cette pièce. Il va s’appuyer sur les voix de l’orchestre, et notamment les bois, fortement mis en avant et au premier rang. Mais des voix qui excluent tout instrument aigu : ni flûtes, ni violons, ni hautbois, ni trompettes. C’est sur clarinettes, bassons, cors, altos violoncelles notamment que la pièce s’articule en un tissu de phrases entremêlées et superposées, dans une couleur sombre, recueillie, grave. En faisant le rapprochement avec les Metamorphosen pour 23 cordes solistes de Strauss, qui suivent, on a l’impression d’une entreprise de même inspiration. Rihm le voit comme une sorte d’intermezzo méditatif que l’interprétation de Christian Thielemann fouille pupitre par pupitre avec une chirugicale attention, sans toujours créer les liens qu’on sent, mais sans véritablement les entendre ou les voir dessinés. Certes, la qualité des musiciens et notamment des bois et des vents est exaltée, mise en valeur et en relief, mais presque comme des pépites qui peinent à se transformer en bijou. Cela reste pour mon goût assez froid, et en tous cas ne réussit pas à me toucher bien que la pièce m’ait vraiment plu.
Même impression dans les Metamorphosen de Richard Strauss où ne se construit aucun arc interprétatif et où la précision avec laquelle chaque son, chaque pupitre est mis en valeur, ne réussit pas à donner un sens général ni faire naître une émotion. Pourtant, l’œuvre, fortement liée à la fin de la deuxième guerre mondiale, dédiée notamment à tous les théâtres, salles de concert et lieux de culture détruits par des bombardements, Linden-Oper de Berlin, Semperoper de Dresde, Nationaltheater de Munich, Staatsoper de Vienne, est profondément ressentie comme œuvre méditative, quelquefois teintée d’ouverture vers l’avenir, mais fortement marquée par la mort et la couleur funèbre : d’ailleurs, la marche funèbre de l’Eroica de Beethoven est presque toujours sous jacente, et proprement citée à la fin de la pièce. Il est vrai que Strauss, qui  au début des années nazies (1933-35) comme Président de la Reichsmusikkammer (Chambre musicale du Reich) avait un peu frayé avec le régime, en voyait la fin proche (l’œuvre fut achevée  le 12 avril 1945 et créée par Paul Sacher à Zurich le 25 janvier 1946), se remettait en question et contemplait avec désolation les destructions de ces lieux qu’il aimait : il faut donc voir dans ce travail une sorte de complainte amère, un adagio contemplatif, avec au centre une partie un peu plus dramatique, et aussi un peu plus ouverte. C’est à la fois la résignation et la distance du vieil homme octogénaire qu’on lit, d’une couleur un peu pathétique et profondément désolée.
Thielemann, après avoir exalté les bois avec la pièce de Rihm, met ici évidemment en valeur les cordes particulièrement remarquables de la Staatskapelle. Mais une fois de plus, si l’exécution n’appelle aucune remarque technique, l’orchestre, une phalange de très haut niveau, devrait être particulièrement interpellé dans une œuvre qui évoque les destructions de la guerre, vu le tribut que Dresde a payé à la folie des hommes. Cette émotion vécue dans la peau, à fleur de peau de cette ville, qu’on aurait pu entendre par des éléments où un peu de pathos n’aurait pas forcément nui, n’est pas vraiment présente. Le travail de Thielemann est clair et net sur la construction de chaque note, sur la couleur donnée à tel ou tel passage, sans jamais relier les choses par un dessein global. L’exécution ne nous parle pas (disons plutôt elle ne me parle pas), elle se laisse écouter avec cette distance chirurgicale dont je parlais plus haut : le chirurgien ne peut se laisser emporter par l’émotion; s’il veut réussir son opération, il doit garder une distance a-sentimentale nécessaire. C’est ici l’impression qu’on éprouve ; dans ce contexte, comme dans le Requiem de Mozart qui suit, est-il nécessaire de conclure par un long silence qui devient dans les concerts un système : quand Abbado l’imposa c’était tout autre chose et il y avait interaction entre le public et l’orchestre : imité comme souvent, cela devient un tic inutile qui va à l’encontre de ce qu’on entend, et c’est le cas ici, c’est comme un truc de spectacle destiné à faire croire qu’on est ému…
Or ce travail remarquable de précision ne porte jamais en lui du ressenti, mais essentiellement une précision horlogère, soignée, techniquement impeccable qui ne laisse pas d’espace pour le cœur ; c’est dommage car Thielemann est quand même l’un des chefs straussiens de référence.
La dernière fois que j’ai entendu le Requiem de Mozart, c’était à Lucerne avec Claudio Abbado et ce fut un immense moment d’émotion, où l’on recevait un message prémonitoire à fleur de peau. Chair de poule à évoquer un moment pourtant commencé dans l’amertume d’une 8ème de Mahler annulée. Mais il ne faut pas en rester à une interprétation, car aucune n’est définitive, ni fixée dans le marbre : l’oreille doit être disponible, ouverte à tous les possibles (possibilista, disent fort justement les italiens). J’attendais donc avec curiosité ce Requiem.
Dès les premières mesures, on est surpris, voire bousculé par une approche un peu brute d’où toute religiosité est absente. On dit que le Requiem de Verdi est un grand opéra de Verdi. Ici, on entend presque le Mozart des opéras, la Flûte enchantée, quelquefois même des échos des Nozze di Figaro, voire une Messe du Couronnement, un Requiem civil au sens de l’expression Baptême civil, un Requiem qui sonnerait comme un Te Deum, ouvert, dansant, tranchant, quelquefois triomphant. Une sorte de requiem post mortem qui n’aurait rien à voir avec le Vendredi Saint, mais bien plutôt avec les Pâques toutes proches…
Dans ce sens, c’est évidemment intéressant, car on n’a jamais entendu un Requiem sonner aussi terrestre, ni aussi peu mystique ou religieux, et même pas maçonnique. Non, on est dans l’architecture assez froide d’une église de béton, sans arceaux, sans élévation, sans âme, mais avec un esprit de géométrie plutôt horizontal que vertical. Est-ce frustrant? Oui si on attendait un moment d’élévation mystique ou même de sainte révolte (Dies irae). Dans un esprit de disponibilité, sans attente particulière, on vit un moment sans aucune émotion sans doute, mais avec la surprise de l’inattendu d’une exécution qui reste évidemment d’un très haut niveau. L’orchestre nous dit plein de choses pointues et diverses sans jamais nous transmettre une vraie parole.

Cette parole, elle vient du chœur exceptionnel du Bayerischer Rundfunk, (direction Michael Gläser et Peter Dijkstra) entendu la semaine dernière dans Parsifal à Lucerne, qu’on retrouve dans Mozart avec cette intensité phénoménale, ce sens de la modulation, de la diction, ce poids donné à la parole qui est Parole : c’est sans conteste le chœur qui ici porte la religiosité, avec ce contraste étrange entre un orchestre plutôt laïc et un chœur pétri de religieux: est-ce un hasard si c’est le chœur qui a eu un triomphe mérité de tout un public enthousiaste, alors que le succès de l’orchestre, du chef et des solistes a été moins spectaculaire ?
Car le Requiem de Mozart, c’est d’abord un dialogue chœur/orchestre ici un peu tendu par les options différentes de l’un et de l’autre, où les solistes restent en retrait. Pour que les solistes s’imposent, il faut un quatuor de légende. Ce n’est pas le cas ici, où à part Georg Zeppenfeld (lui aussi à Lucerne la semaine dernière dans l’acte III de Parsifal) avec sa voix grave, mais claire, sonnante, très humaine aussi, de cette humanité tendre qui vient du cœur et non de l’outre tombe, qui s’impose comme voix dominante, et dans une moindre mesure, l‘élégant ténor Steve Davislim (malgré une attaque initiale quelque peu tonitruante) , les femmes (Chen Reiss soprano hésitante, à la voix en retrait et la mezzo Christa Mayer, sans vrai caractère) n’arrivent pas à s’imposer, voix pâles, sans grande personnalité, et surtout sans présence, ni charnelle, ni spirituelle.
Au total, et malgré là aussi un silence final de recueillement injustifié vu l’interprétation orchestrale résolument vidée d’une grande partie de sa portée spirituelle, une expérience plus qu’un Moment, avec un orchestre expert, mené avec beaucoup de netteté par Christian Thielemann, mais sans engagement dans l’œuvre.
Je ne peux pas dire que ce Requiem manquait d’intérêt, car il est toujours stimulant de parcourir des chemins inconnus ou inattendus, mais je n’arrive pas à être convaincu de la justesse de ce point de vue, ni surtout de la vision qu’il porte.
Beau concert sans doute, grand concert j’en doute.
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IN MEMORIAM GÉRARD MORTIER (1943-2014)

Gérard Mortier (1943-2014)
Gérard Mortier (1943-2014)

Cette année ne vaut rien pour les mélomanes.
Gérard Mortier, qu’on savait affaibli par un cancer, est décédé. C’est une perte pour l’intelligence, c’est une  perte pour l’opéra, c’est une perte pour l’art. Sa carrière exceptionnelle qui va des Flandres à Paris (où il est dans l’équipe de Liebermann, avec Hugues Gall), qui le porte ensuite à La Monnaie, à Salzbourg, à la Ruhrtriennale, à Paris comme Directeur de l’Opéra et à Madrid, est jalonnée de telles réussites que Salzbourg ne n’est pas encore remis de son départ (en 2001!), et que Paris s’est enfoncé dans le conformisme et la douce médiocrité.
La presse va souligner le polémiste et le provocateur, je préfère évoquer le passionné de théâtre, de modernité, l’explorateur de nouveaux horizons, de rénovateur des scènes lyriques, de découvreur de grands talents. c’est lui qui appelle à l’opéra entre autres La Fura dels Baus, Christoph Marthaler, Dmitri Tcherniakov, Krzysztof Warlikowski. Il va oser Saint François d’Assise de Messiaen avec Peter Sellars, il ose aussi à Paris ce Tristan und Isolde magistral (Sellars Viola) qui ne cesse de tourner sur toutes les scènes du monde.
J’ai eu le privilège de travailler un peu avec lui il y a une quinzaine d’années, j’ai découvert un passionné, infatigable chercheur de textes, de références,  assoiffé de culture sous toutes ses formes, de discussions intellectuelles: construire une programmation, confier une mise en scène, c’était en amont, lire, comparer, discuter, interroger les textes et les gens, au besoin heurter mais toujours réfléchir, aller plus loin, approfondir.
Oui c’était un Prince, dévoré par son métier, dévoré par l’opéra et comme tous les gens de sa trempe, un grand solitaire. Il avait accepté Madrid parce qu’il avait compris qu’à New York il n’aurait pas d’espace pour faire du New York City Opera la salle qu’il rêvait, et les faits lui ont donné raison: le NYCO a fermé. Et en quelques années, Madrid est devenue une scène de référence: il n’y a qu’à voir quel retentissement a eu la première récente de Brokeback Mountain de Charles Wuorinen.
Nous irons à Madrid en ce printemps pour voir Les Contes d’Hoffmann, mis en scène par Christophe Marthaler et dirigé par Sylvain Cambreling, ce qu’il disait être sa dernière production, et j’irai d’autant plus qu’il m’avait entraîné avec insistance à la Volksbühne de Berlin voir La Vie parisienne du même Marthaler dont il parlait avec feu et avec conviction, ce sera une manière d’hommage .
Il détestait les médiocres et les ignorants: il avait coutume de le leur dire en face; on en avait eu un exemple en septembre dernier à Madrid quand il avait été remercié dans les conditions que l’on sait (voir le blog).
Il a beaucoup donné au monde de l’opéra, il a beaucoup donné au public, et à moi, il a beaucoup appris.
C’est ce qu’on appelle un Maître.
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UN MOIS APRÈS…CESARE MAZZONIS ÉVOQUE CLAUDIO ABBADO

abbado2Un mois déjà que Claudio Abbado nous a quittés.
La vie a repris, certes. Mais j’ai mis du temps à réaliser que la musique n’aurait plus le même goût; qu’il n’y aurait plus cette excitation à aller vérifier comment ce diable d’homme allait encore une fois nous surprendre, nous prendre à revers, nous emmener là où on ne pensait pas aller. J’ai croisé pendant ce mois amis et musiciens qui le connaissaient, et nous étions tous un peu dans une sorte d’errance voire dans une attente un peu brumeuse, un peu perdue, et une énorme tristesse. Par chance, il n’avait dirigé aucun des opéras vus ce dernier mois et donc point de souvenir ni de comparaison.
Aujourd’hui est paru dans une revue italienne de culture très sérieuse  Il Mulino, une interview à Cesare Mazzonis sur Claudio Abbado.
J’ai un très grand respect pour Cesare Mazzonis, l’un des grands managers de l’opéra  de la musique en Italie, un authentique homme de culture, d’une rare finesse. Je l’ai cité dans mon compte rendu de Coeur de Chien (voir le blog) puisqu’il est l’auteur du livret. Je renvoie les italophones au texte original, et je me suis décidé à le traduire, car c’est un bel hommage, très juste, et très simple. Juste ce qu’il fallait pour Claudio.

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Traces
Cesare Mazzonis évoque un génie italien atypique, à un mois de sa disparition.
La Renaissance musicale de Claudio Abbado

La mort de Claudio Abbado a marqué un vide dont il ne semble pas facile de définir les proportions. Ainsi, encore, une aura d’ impénétrabilité continue de protéger le musicien milanais, avec cette même réserve qui lui fut familière dans la vie, un maestro en undestatement entendu comme accomplissement exclusif de la musique, presque comme si elle suffisait à parler pour lui. Maintenant que la musique se tait, la rencontre avec qui l’a  connu si longtemps et de près représente donc l’occasion de raconter Abbado dans une dimension proche du réel, en intégrant dans la même figure le génie incomparable et un homme d’une simplicité cohérente au quotidien, effleuré par la spontanéité candide d’un jeune homme malgré l’avance de l’âge et de la maladie.
Cesare Mazzonis a rencontré Claudio Abbado il y a plus de trente-cinq ans. Les deux ont commencé à collaborer à la Scala au début des années 80, quand l’un en était le directeur artistique et l’autre le directeur musical. Né en 1936 à Turin, Cesare Mazzonis est maintenant directeur artistique de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI  de Turin et de l’Accademia Filarmonica Romana. Parmi les nombreuses fonctions prestigieuses qu’il a eues tout au long de son parcours sur les chemins de la musique, limitons-nous à mentionner les débuts à la direction de la Musique de la RAI en 1967, puis la direction artistique de l’Orchestre de la RAI de Rome dix ans plus tard, les douze ans à la direction artistique du Teatro alla Scala, suivis des dix ans à la tête du Mai Musical Florentin. Depuis les années de Milan son dialogue avec Claudio Abbado ne s’est jamais interrompu, si bien qu’en 2006 Abbado l’a sollicité pour être consultant artistique de l’Orchestra Mozart, fondé à Bologne deux ans avant. Avec Mazzonis on pourrait parler d’Abbado pendant des journées entières si bien que la première question surgit au hasard du kaléidoscope de cette vaste mémoire.

Quelle est la première photographie qui renvoie à tant d’années d’amitié?
C’est une image complexe. Qui ne voit pas seulement l’artiste éthéré des dernières années, éprouvé par la maladie et engagé dans une recherche extrême de son et de pureté formelle essentiellement appliquée au répertoire symphonique allemand. Dans cette image surgit aussi le grand interprète de l’opéra italien, qui se divertissait avec la musique. Je me souviens par exemple quand, en tournée au Japon avec Il barbiere di Siviglia, il s’amusait avec Enzo Dara à lancer et relancer son chapeau du podium, pendant des dernières représentations. Ce n’était pas un bavard par nature, et avec la maladie, il était encore devenu plus fuyant. mais avant ces dernières années qui l’avaient affaibli physiquement, Claudio nageait, jouait même au foot; et ce qu’il ne perdit jamais de toute manière, ce fut le plaisir de faire des expériences -et même de blaguer!- avec les jeunes; avec eux il se sentait vraiment à son aise. Il se laissait aller avec l’espièglerie d’un enfant heureux.

Un artiste sévère et un homme gai alors?

Sa gaieté particulière m’a particulièrement ému quand il est revenu diriger à Florence en 2002, après avoir été frappé par le cancer et avoir affronté une opération qui l’a douloureusement marqué . Il était maigre comme un clou, et avec une  volonté incroyable à la même période, il était sur ​​le point d’affronter Parsifal au Festival de Pâques de Salzbourg. Il mangeait très peu, dans sa loge il avait avec lui un peu de banane et un morceau de chocolat. Après le concert, nous nous sommes retrouvés avec Zubin Mehta dans les coulisses à attendre qu’il réapparaisse … et voilà que sous les applaudissements réapparut cet être menu, presque transparent, qui rayonnait comme un enfant. Je me tournai vers Zubin qui n’est pas vraiment du genre sentimental … il avait les larmes aux yeux.

Probablement s’est il pris de passion pour le projet des orchestres vénézuéliens de José Antonio Abreu aussi par cette capacité qu’a la musique à sauver la vie …

Certainement l’exemple du Venezuela savait toucher la corde de l’humanité qui pour Claudio était indispensable à l’expérience musicale. Abbado a toujours affirmé le rôle social de la musique. Et de la culture en général. Malgré tout, malgré le moment présent qui n’est pas facile pour l’Italie, il regardait toujours le futur avec confiance, quelquefois même avec un regard utopique. Il nourrissait toujours l’espérance que ses projets se réaliseraient. Projets comme la construction d’un nouvel auditorium à Bologne, ou comme les 90000 arbres à planter à Milan . Lui voyait tout ça déjà réalisé, grâce à un sens visionnaire extraordinaire, qui représentait un stimulus d’une force  exceptionnelle pour sa créativité. Pendant notre collaboration à la Scala, il a conçu des cycles musicaux pour le moins pionniers à cette époque là: une rétrospective entièrement dédiée à Moussorgsky, une autre à Debussy, comprenant des oeuvres comme La Chute de la Maison Usher ou Rodrigue et Chimène. Et puis, à Berlin ou à Vienne, il  a créé des Festivals dédiés à la figure de Prométhée ou Faust, pour lier musique, arts visuels, littérature. Tous ensemble. Voilà, lui s’enthousiasmait pour cette capacité à mettre en lien et pour ce pouvoir fortement attractif de la culture.

Son processus créatif était-il méthodique ou impromptu?

Abbado avait ces deux qualités. Il se réveillait chaque matin avec une idée nouvelle, en proie à une activité imaginative fébrile, soutenue cependant par un très grand sens du concret. Claudio était animé par la vision et la volonté. À la Scala, il travaillait comme seule une personne très sérieuse pouvait le faire, et avec la même ténacité avec laquelle il a donnait suite à ses idéaux humanistes et sociaux, il étudiait l’ensemble de la connaissance musicale. Mais quelquefois, il avait besoin de s’isoler. Alors il allait à Alghero en Sardaigne où sa maison était un endroit précieux pour penser. Plus récemment,  l’hiver, il se réfugiait aux Caraïbes.

Quels  sujets le passionnaient, outre la musique?

Il avait des intérêts multiples. Il aimait la photographie, la littérature, recevait un nombre impressionnant de livres, il souffrait d’insomnies, et disait qu’il en profitait pour s’adonner à la lecture. Il avait une grande admiration pour Elias Canetti.

Abbado était vraiment le taiseux qu’il semblait être? 

Il n’était jamais trop direct. Il parlait par litotes, mais il réussissait à avoir une autorité impeccable sans jamais être autoritaire. L’éducation, la forme, c’était des enseignements qu’il avait bien hérités de son père. Ainsi élevait-il rarement la voix; il résultait extrêmement exigeant, mais avec élégance. Surtout avec les musiciens.

Selon vous, quels sont les traits musicaux qui rendaient immédiatement reconnaissable le son d’Abbado?

L’extrême clarté avec laquelle il dévoilait la partition à travers l’acte de la concertazione. Je pense par exemple au changement des couleurs des Berliner Philharmoniker au moment du passage de témoin avec Karajan.  Si ce dernier imprima une sonorité extrêmement sensuelle et hédoniste à l’orchestre, Abbado savait révéler un cadre parfaitement lisible, exprimé avec une lucidité cristalline. Son geste inspirait un parcours de clarté vers l’essence de la musique, débarrassé de tout artifice accessoire ou excessif.

Il a été souvent assimilé aux plus grands musiciens de la tradition européenne. En revanche, où se révélait son caractère italien?

Abbado était certainement un italien très atypique, mais il l’était profondément, comme Italo Calvino. Par la légèreté du geste, par la limpidité de la pensée. Il aimait l’Italie, rêvait de changements radicaux. Je me souviens quand il réfléchissait à comment on pouvait faire arriver l’eau au Sud…Il espérait toujours que notre pays puisse devenir un peu plus sérieux.

Quels amis lui furent particulièrement chers?

Il eut beaucoup d’amis spéciaux et pas seulement dans la musique. Avec Roberto Benigni et sa femme Nicoletta, c’était une amitié très vive, ils partagèrent aussi beaucoup de beaux moments à Alghero et Roberto qui connaissait bien les goûts de Claudio, lui fit cadeau de plantes magnifiques. Parmi les amis plus spéciaux connus les dernières années, il y avait aussi Roberto Saviano(1). Je me souviens que l’écrivain,  protégé par son escorte, vint plusieurs fois suivre les répétitions à Rome, à l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, et au San Carlo de Naples.

Qu’est ce qu’il nous a laissé de plus important?

Deux aspects principalement: le sérieux avec lequel affronter le travail , l’approfondissement continu de chaque partition, jusqu’au détail en apparence le plus minime et le désir de porter la musique aux jeunes, avec la fondation de nouveaux orchestres sur le modèle de l’Orchestre Mozart à Bologne.

Comment naquit le projet de l’Orchestre Mozart?

De l’idée de pouvoir réaliser la musique comme il la pensait. Avec les jeunes il aimait travailler sans règles fixes, les temps de répétitions étaient décidés ensemble, selon les exigences demandées par la préparation de chaque programme singulier. Et à Bologne il se sentait bien. Il aimait cette ville à dimension humaine, qu’il pouvait observer de sa maison qui donnait sur une vue splendide du centre historique, à Piazza Santo Stefano. Près de la basilique où a été dressée la chapelle ardente et où se sont déroulées les funérailles, dans la stricte intimité familiale. Le moment de l’adieu aussi s’est distingué par l’absolue sobriété abbadienne: Claudio s’en est allé dans une intimité austère, accompagné de la musique jouée par ses amis, entouré de quatre très beaux bouquets de tournesols. Rien d’autre. Aucun geste de Diva, aucune attitude hors de proportion. Dans le respect de quelqu’un qui parlait peu, ne faisait pas de discours et donnait rarement des interviewes. Un homme qui ne nous a laissé qu’un message de musique.

(1)Roberto Saviano, auteur de Gomorra sur la Camorra napolitaine, et depuis protégé par une escorte
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Cesare Mazzonis
Cesare Mazzonis

L’HOMMAGE DE LA SCALA ET DE MILAN À CLAUDIO ABBADO. QUELQUES RÉFLEXIONS.

Milan, 27 janvier 2014
Milan, 27 janvier 2014

Le 27 janvier, j’étais à Milan.
N’ayant pu me rendre à Bologne, j’ai pu me libérer pour assister à cette cérémonie (voir la vidéo) dans la grande tradition scaligère, qui associe la ville (la “Cittadinanza”) et son théâtre, lors de l’hommage à un de ses directeurs musicaux disparus: Arturo Toscanini, Victor De Sabata, Gianandrea Gavazzeni eurent droit à cet hommage, c’est au tour de Claudio Abbado. L’Orchestre du théâtre joue dans une salle vide et ouverte sur la place . Cette fois-ci, sur la scène, le directeur musical , Daniel Barenboim, qui comme on le sait était un ami de longue date de Claudio,  dirigeait non pas l’orchestre de la Scala mais la Filarmonica, fondée par Claudio Abbado sur le modèle du Philharmonique de Vienne en 1982.
Daniel Barenboim et les musiciens ont donné une interprétation impeccable et très sentie de l’adagio de la Symphonie n°3, Eroica, de Beethoven, “à la Furtwängler”,  cher au coeur de Barenboim, pleine de solennité, pleine de grandeur, même au moment du fugato central, qui gardait cette monumentalité qui a bouleversé beaucoup d’auditeurs, des auditeurs silencieux, très divers: on y reconnaissait évidemment des amis, des connaissances, des spectateurs vus à la Scala (si l’on excepte les touristes et les mélomanes étrangers, 75% du public est milanais, et qui fréquente régulièrement cette salle prend vite ses repères), mais aussi des familles, des étudiants, des “anonymes” comme on dit. On entendait autour de soi “rinascità di Milano”, la renaissance de Milan, comme si, serrés autour de la mémoire de Claudio Abbado, les habitants se retrouvaient pour célébrer la ville, et pour célébrer celui qui, pendant dix-huit ans entre 1968 et 1986, en a été l’une des gloires, adulé par beaucoup, mais aussi très contesté par d’autres: la lecture de la presse de l’époque rendrait compte de l’extraordinaire violence des attaques dont il fut l’objet.
En tous cas il fut une figure à un moment où Milan, avec Paolo Grassi, Giorgio Strehler, Claudio Abbado, dictait à l’Italie sa couleur culturelle, notamment dans le spectacle vivant et où les institutions milanaises s’exportaient: on se souvient des tournées à l’Odéon du Piccolo Teatro, mais aussi de l’accord signé entre Paolo Grassi et Rolf Liebermann pour un échange régulier de productions. On a vu à l’époque à Paris et pour des raisons bonnes ou mauvaises Simon Boccanegra (Strehler, Scala), Wozzeck (Ronconi, Scala), Madama Butterfly (Lavelli, Scala), L’enfant et les sortilèges (Lavelli, Scala) tandis que Paris a envoyé Lulu (Chéreau, Boulez) au cours d’un Festival Berg qui fut l’unique événement notable de véritable échange entre les deux théâtres. Il est vrai que la réaction négative de Claudio pendant le Simon Boccanegra (il avait publiquement dit le mal qu’il pensait de l’orchestre) et la perte d’influence de Rolf Liebermann, qui n’était plus en cour auprès de la présidence de la République furent pour beaucoup dans le relatif échec de cette politique. Il reste qu’à Milan, et jusqu’à la fin des années 80 et le début de mani pulite, l’argent coulait à flot et les initiatives culturelles étaient assez nombreuses et spectaculaires, l’époque Abbado en a évidemment profité. C’est un peu ce souvenir qui flottait, un souvenir évidemment magnifié par l’émotion et la présence de nombreux nostalgiques de ce mythique Âge d’Or.
Ce fut une grande époque, mais aussi une époque féroce de luttes idéologiques, dont il reste des traces aujourd’hui: Claudio Abbado, homme de gauche, compagnon de route du PCI (Parti Communiste Italien) alors et toujours proche du PD (le Partito Democratico) n’avait plus depuis longtemps joué en usine, non plus que Maurizio Pollini, mais reste un chiffon rouge pour certains crétins: voir le titre du Il Giornale (le quotidien de Berlusconi) de ce jour qui traite Abbado de bacchetta rossa (baguette rouge)

claudio-abbado-il-giornale-prima-paginaou l’article infecte du journal Libero par un critique qui se cache sous un pseudo, qui l’attaque sur Cuba. Épiphénomènes, d’autant que les opinions bien connues d’Abbado et qu’il a toujours affirmées n’ont jamais interféré sur sa manière de faire de la musique qui elle n’est ni de gauche ni de droite. Quant à ceux qui soutiennent que c’est parce qu’il est de gauche qu’on l’honore de cette manière, laissons les nager dans leur bêtise ou leur crasse.
En tous cas, je pense que les journaux de la droite italienne ont vu non sans agacement 8000 à 10000 personnes se réunir sur la Piazza della Scala autour du chef disparu. Un tel rassemblement montre aussi quelle relation Claudio Abbado avait noué avec le public, et quelle image il avait dans la population qui ne fréquente pas forcément les salles de concert, mais qui était là ce lundi soir.
Car c’est bien là la particularité de ce chef: à la fois discret, voire fuyant, et en même temps capable de déchainer des enthousiasmes infinis et une admiration presque détachée de son activité.
On a croisé hier bien des amis, mais aussi des spectateurs connus comme “mutiani” car l’Italie sait avec génie structurer sa population en différents courants, ou clans: Abbado était lui même un tifoso du Milan AC (bien que Berlusconi en soit le propriétaire), quand d’autres soutiennent l’Inter. Cela semble en France un peu baroque, mais en Italie l’union autour du club de foot qu’on soutient a du sens. Sur ce modèle, le public de la Scala s’est au long de son histoire divisé en callassiani et tebaldiani,  en abbadiani et mutiani, demain sans doute (cela commence déjà depuis la nomination de Chailly comme directeur musical) en chaillyani et gattiani. C’est la vie pittoresque de ce théâtre, qu’ailleurs on arrive difficile à se représenter et comprendre. C’est cette réalité qui a permis aux abbadiani itineranti, lundi très nombreux, d’ailleurs objet d’un regard plutôt condescendant de notre presse musicale bien pensante, de se développer à l’ombre de Claudio. Quelqu’un l’a sussuré à la radio lors de la table ronde organisée par France Musique l’autre vendredi en disant “gardez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge”. Mais Claudio lui-même avait donné son placet à la création de ce club, et a continué jusqu’aux derniers jours à entretenir les contacts de manière suivie, tout simplement parce que les rapports avec lui étaient simples et amicaux et touchaient tous les sujets, il ne se gardait pas tant que ça de ses dangereux amis…
J’ai écouté d’ailleurs avec attention cette intéressante table ronde, podcastable. Je ne suis pas familier des rares choses que disent ou écrivent les journalistes français sur Claudio Abbado et j’ai parcouru d’assez loin ce qui s’est écrit en France . Je lis plutôt les grandes références de la presse de langue allemande qui l’ont toujours suivi : Frederik Hanssen (Tagesspiegel), Manuel Brug (Die Welt) et surtout Wolfgang Schreiber (Süddeutsche Zeitung) et Peter Hagmann (NZZ).
J’étais donc très curieux d’entendre une table ronde que j’ai trouvé passionnante surtout par ce qu’elle disait en creux. En creux, elle disait l’étrange rapport de Claudio Abbado avec la France: rien d’inexact, des remarques justes, et en même temps des références plutôt anciennes, qui me faisaient penser à ce qui se disait de lui dans les années 80, notamment pour ses concerts ou ses disques symphoniques, notamment pour sa froideur; quelqu’un a même parlé de “feu glacé”, oxymore que nos 10000 personnes présents lundi à la Scala apprécieront: se déplace-t-on à 10000 pour vingt minutes d’hommage à un “feu glacé”?
Ainsi, en ce qui concerne l’opéra, à part les années Scala et Verdi, peu ou pas de références: j’ai écrit quelque part dans ce blog qu’Abbado a longtemps été pour les français le chef verdien par excellence et j’ai entendu  plusieurs fois par les journalistes présents rappeler l’équation chef italien= répertoire italien: entre Verdi, Rossini, Donizetti, Bellini, Abbado a dirigé tout de même des phares du répertoire, même si les participants ont noté qu’il n’avait pas dirigé Puccini. Certes, mais je peux assurer qu’il en avait caressé l’intention.
Mais c’est à la suite d’un concert Brahms particulièrement heureux que les Berliner Philharmoniker l’ont élu et c’est plus sur Mahler qu’il a construit sa légende, notamment à la fin de sa carrière…
On a parlé à la radio de Verdi et Rossini mais les Wagner et les Mozart, Berg et Debussy n’ont pas été même évoqués, l’exhumation de Fierrabras de Schubert à Vienne passée sous silence, comme si cela ne correspondait pas à l’image qu’on voulait transmettre de lui. Et même à la Scala, Abbado a dirigé, outre Verdi, Bellini, Berg, Gabrieli, Debussy, Donizetti, Manzoni, Moussorgski, Mozart, Nono, Prokofiev, Rossini, Schönberg, Stravinski, Wagner. Réduire à Verdi/Rossini reste un peu limitatif, sinon vraiment erroné.
Autres approximations: on a évoqué en lui le “grand bourgeois” qui savait manœuvrer. Là aussi, on tombe dans le cliché, sans comprendre vraiment sa manière d’aborder les choses. Claudio Abbado est issue d’une famille de la bourgeoisie moyenne cultivée: c’est l’évolution de sa carrière, mais aussi le mariage de sa sœur Luciana avec Luigi Pestalozza, musicologue, historien de la musique, mais aussi partisan pendant la guerre et très lié au Parti Communiste qui font que la famille Abbado va pendant un temps être une référence dans la vie musicale milanaise, avec le frère Marcello au conservatoire G.Verdi, la sœur Luciana aux éditions Ricordi, et Claudio à la Scala: c’est plus une famille de bonne bourgeoisie de gauche (“radical chic” dirait-on en Italie) que véritablement de la grande bourgeoisie, mais en revanche elle pouvait assurément apparaître aux yeux des adversaires comme un clan qui verrouillait les activités musicales milanaises: il reste que Luciana Pestalozza a fait beaucoup pour la musique contemporaine à Milan et qu’au moins , comme les participants l’ont justement rappelé,  Claudio a de nombreuses fois laissé le pupitre très symbolique de la Prima du 7 décembre à des collègues: Votto (1969-70), Gavazzeni (1970-71, 1972-73), Böhm (1974-75), Kleiber (1976-77) – ils étaient très amis, Claudio portait sa montre-, Maazel (1980-81, 1983-84, 1985-86) et Muti (1982-83),  ont ouvert des saisons à la Scala .
Autre raccourci: l’habileté supposée de Claudio Abbado à gérer les arcanes de la vie milanaise. Les liens qu’il avait avec le parti communiste, mais aussi avec le parti socialiste (Paolo Grassi, sovrintendente de la Scala et son successeur Carlo Maria Badini) suffisaient dans une Italie dominée par des clans et des appuis partisans: il n’avait pas à se mouvoir. Il suffisait de vouloir pour obtenir.
De toute manière Claudio a toujours fait ce qu’il a voulu, et les faits sont têtus (comme lui): quand ils lui ont résisté, il est parti. Il est parti de la Scala quand il a senti des résistances dans l’orchestre travaillé par d’autres voix, il est parti de l’Opéra de Vienne quand la mort de Klaus Helmut Drese le Generalintendant de Vienne, avec qui il avait construit son projet,  a amené à la tête de la Staatsoper Eberhard Wächter et Ioan Holänder qui n’avaient pas du tout en tête le même projet,  il a annoncé son départ de Berlin peu après que le Spiegel eut fait état d’une fronde chez les berlinois, dont certains lui ont toujours été hostiles, (mais Guy Braunstein, ex-premier violon et Ludwig Quandt, violoncelle solo des Berliner portaient son cercueil) il a renoncé à diriger les viennois (mais Alois Posch, ex contrebasse solo des Wiener et contrebasse solo de Lucerne Festival Orchestra et de l’Orchestra Mozart portait son cercueil) lorsque les Wiener Philharmoniker ont refusé de changer leur organisation à Salzbourg pour qu’il puisse diriger tout le temps les mêmes musiciens (pour Tristan et Così fan tutte). S’ajoute à ce dernier point qu’à Salzbourg il se méfiait de Gérard Mortier et surtout n’était pas convaincu par le metteur en scène Hans Neuenfels dans Così fan tutte. Il est donc parti, en un communiqué de presse paru le 1er janvier 2000 !
Oui, il ne luttait pas, mais s’il sentait qu’il n’y avait plus consensus pour comme il le disait “faire de la musique ensemble”, ou simplement, faire les choses comme il l’entendait et comme il en avait envie, il partait ailleurs. D’ailleurs, son départ de Berlin marqua la fin de sa collaboration régulière avec des orchestres institutionnels qui ne correspondaient plus à ce qu’il attendait, après sa longue carrière.
Après Berlin, il ne dirigea que des orchestres qu’il connaissait, ou dont il avait plus ou moins choisi la composition, le Lucerne Festival Orchestra, le Mahler Chamber Orchestra (avec qui il a continué une collaboration au moins annuelle) et l’Orchestra Mozart, qu’il composait autant que de besoin, et une fois par an, les Berliner,  faisant du rendez-vous de mai un des grands moments de chaque saison .
Lorsqu’un chef de cette trempe meurt, il est évident qu’il faut revenir sur l’ensemble de la carrière, et l’on remarquera que son comportement fut singulier dès le début: pouvait-on alors ignorer qu’à 32 ans il imposa pour sa première apparition à Salzbourg (14 août 1965) la symphonie Résurrection de Mahler, au lieu d’un programme Cherubini que voulait Karajan? Et il imposa Wozzeck (en version originale) à la Scala dès 1971 dans un théâtre qui dix sept ans avant  en avait hué  la création à Milan (par Dimitri Mitropoulos et en version italienne).
En terme de parcours, les quatre participants ont beaucoup parlé de la Scala, mais peu de Vienne (sinon de Wien Modern, essentiel il est vrai), et presque pas de Berlin, sinon pour reconnaître que le choix des berlinois était judicieux après l’ère Karajan (même si cette nomination fut un coup de tonnerre). Curieusement, la période plus récente a été passée sous silence: j’ai bien entendu l’un d’eux reconnaître que ses Beethoven en DVD (2002-2003)  avaient plus de chaleur, mais c’était en même temps reconnaître qu’il ne les avait pas entendus en concert, ni à Rome, ni à Vienne (hiver 2001), ni même à Salzbourg (Printemps 2001) où il en a donné quelques uns. C’est bien là mon étonnement: comment parler de la musique d’Abbado sans rappeler d’autres concerts que grosso modo, ceux donnés à Paris, alors que c’est un chef qui ne prenait toute sa dimension qu’au concert.
Voilà pourquoi cette table ronde m’a laissé l’impression d’une considération plus convenue que vécue. Chacun a ses goûts et sans doute avait-on affaire à des critiques distanciés, ce qui est tout à fait admissible, mais à l’argumentation et aux exemples très partiels, et donc plutôt partiaux, ce qui l’est moins.
Personne n’est contraint d’aimer Abbado, mais tout de même, rester si éloigné de la réalité notamment des dernières années, où chaque apparition à Lucerne faisait événement, ou certains concerts à Berlin furent mémorables (en mai dernier, avec une Symphonie Fantastique encore dans les mémoires) m’étonne et me fait dire que Claudio, si aimé, voire adoré à Berlin, ou même à Vienne ait été mis à distance par une presse française qui ne s’est pas vraiment intéressée à sa carrière après 1990. Pourtant, les concerts de Pleyel ces dernières années avaient été accueillis par un public particulièrement chaleureux. Mais public et presse, ce n’est pas toujours la même chose.
Je ne pense pas être de parti pris (je vous vois sourire), certains programmes fractionnés ne m’enthousiasmaient pas, tous les concerts n’étaient pas des épiphanies, l’Orchestra Mozart ne sonnait pas toujours de manière convaincante (même si les dernières prestations furent vraiment exceptionnelles), mais il reste que Claudio nous surprenait toujours, notamment parce que retravaillant les partitions, il ne se répétait jamais: son Beethoven très symphonique de l’intégrale avec les Berliner parue en 2000 tranche avec l’approche dynamique et plus chaleureuse de la version suivante (les concerts de Rome de 2001) sortie en 2002-2003 en DVD et en 2008 en coffret CD, faite avec un orchestre plus réduit, plus proche d’un orchestre de Haydn que d’un grand orchestre romantique. Mais les derniers Beethoven de Lucerne marquent un retour à une approche plus symphonique.
Sa personnalité était peu ouverte à ceux qu’il ne connaissait pas, il n’aimait pas les interviews sauf de journalistes familiers ou amis (ce qui pouvait gêner ceux qui voulaient l’interviewer ou converser avec lui), il n’était ni un homme de discours, ni d’écriture, mais un homme de projets (il en fit à Milan, à Vienne, à Berlin…partout où il passa) et c’était au concert qu’il s’ouvrait et  parlait. Ses écrits (en collaboration avec Lidia Bramani par exemple) restent essentiellement d’intéressants récits d’expériences ou de souvenirs, des conversations, mais pas des moments d’une épaisseur conceptuelle inoubliable. Car s’il lisait beaucoup (j’avais vu traîner dans sa loge à Berlin un livre de Gustave Thibon au moment où il faisait Parsifal), ses lectures alimentaient la construction des projets, ses interprétations ou sa maturation des œuvres, mais pas vraiment de discours sur l’oeuvre, avec lui, on parlait de tout (notamment d’écologie ou de foot), et assez peu de musique. Il parlait d’ailleurs peu sur les oeuvres, et n’aimait pas qu’on souligne par exemple qu’il avait des compositeurs favoris. Je me souviens lorsque nous préparions une exposition autour de sa carrière, nous avions pensé insister sur Mahler en valorisant un espace spécifique: et il avait écarté cette suggestion en nous répondant : “E gli altri? poverini!” (Et les autres, les pauvres…). Cette modestie dans l’approche, il l’a toujours eue et revenait sans cesse sur le métier, en artisan plus qu’en maestro. Il revenait sur les œuvres quand il lui semblait qu’elles pouvaient encore dire quelque chose et il était aussi capable de juger sévèrement, voire de refuser de voir cités des enregistrements qu’il estimait ratés.
Son expression, sa plume, son outil, c’était l’orchestre et quand il n’a plus eu besoin de carrière, quand il a enfin pu faire ce qu’il voulait, et faire de la musique comme il voulait et avec qui il voulait, il en a saisi l’occasion. Ses dix dernières années furent donc une chance dont très peu de chefs ont pu bénéficier et qui furent un cadeau extraordinaire pour le public, notamment à Lucerne où la présence du Lucerne Festival Orchestra a changé vraiment l’ambiance des concerts, devenue familière, chaleureuse, une ambiance de confiance et de disponibilité, grâce à l’attention  de Michael Haefliger, un intendant à la fois passionné et sensible.
On peut comprendre que sa personnalité n’ait pu séduire ceux qui attendent des chefs un discours, une sorte d’enseignement sur les œuvres qu’ils abordent, les grenouilles de backstage. À Abbado il suffisait de les diriger pour faire comprendre et surtout pour faire sentir. J’ai écrit que c’était un chef synesthésique, il avait conquis le public par cette communication-là, subtile, impalpable, créatrice d’attente tendue: il y avait cette électricité dans l’air à Lucerne ou à Berlin lorsqu’il apparaissait, et de cela, nous sommes orphelins.[wpsr_facebook]

 

Appendice:
Claudio Abbado à l’opéra (Productions et non opéras en concert, systématiques à Berlin – avec une production de Falstaff à la Staatsoper Unter den Linden)

À la Scala
Manzoni: Atomtod
Donizetti: Lucia di Lammermoor
Bellini: I Capuleti e i Montecchi
Verdi: Don Carlo (2 productions), Simon Boccanegra, Macbeth, Aida, Un ballo in maschera
Rossini: Il Barbiere di Siviglia, La Cenerentola, L’Italiana in Algeri, Il Viaggio a Reims
Berg: Wozzeck (2 productions)
Nono: Al grand sole carico d’amore, Prometeo
Schönberg: Erwartung
Prokofiev: L’Amour des trois oranges
Stravinski: Oedipus Rex
Gabrieli: Edipo Re
Mozart: Le nozze di Figaro
Moussorgski: Boris Godounov
Wagner Lohengrin
Debussy: Pelléas et Mélisande
Bizet: Carmen

À Vienne (1986-1994)
Verdi: Don Carlo (répertoire), Simon Boccanegra,  Un ballo in maschera
Wagner: Lohengrin (répertoire)
Schubert: Fierrabras
Strauss: Elektra
Rossini:  Il Barbiere di Siviglia, L’Italiana in Algeri, Il Viaggio a Reims
Mozart: Les nozze di Figaro, Don Giovanni
Moussorgski: Boris Godounov, La Khovantschina
Debussy: Pelléas et Mélisande

Ailleurs (Edimbourg, Paris, Londres, Tokyo, Turin, Ferrare, Salzbourg, Berlin, Reggio Emilia, Bolzano, Tel Aviv etc…)
Bizet: Carmen
Verdi: Simon Boccanegra (3 productions), Otello, Falstaff (2 productions)
Rossini: Il Barbiere di Siviglia, Il viaggio a Reims
Debussy: Pelléas et Mélisande
Berg: Wozzeck
Strauss: Elektra
Wagner: Tristan und Isolde, Parsifal
Moussorsgki: Boris Godunov
Janaček: De la maison des morts
Mozart: Don Giovanni (2 productions), Così fan tutte, Le nozze di Figaro, Die Zauberflöte
Beethoven: Fidelio

 

 

GRAZIE CLAUDIO

Un ami à qui j’écrivais que ce matin je me sentais un peu vide m’a répondu : « Ah ! non ! Pas vide, plein du bonheur qu’on a pu engranger grâce à lui !!! ». Je n’avais pas envie d’écrire si vite, et il m’a redonné l’énergie qui ne devrait jamais nous abandonner : car Claudio, c’était la vie et l’énergie par la musique. Aucun de ses disques, aussi extraordinaires soient-ils, ne transmettra ces moments extatiques, ces moments de bonheur fou qu’il a pu nous donner en concert ou à l’opéra, ces moments où vous sortiez de la salle les jambes flageolantes, mais le sourire aux lèvres, où vous vous jetiez dans les bras des amis émus comme vous. Car Abbado c’était d’abord la musique en vie, et pas la musique en boite. Son univers on le ressentait au concert.
Une émotion pareille, seul lui a su nous la transmettre. Nous avions intitulé une petite exposition dédiée à sa carrière « Volare con la musica », voler avec la musique. L’expression est encore actuelle, Abbado a fait voler la musique pour des milliers d’auditeurs de ses concerts.
Comme d’autres artistes qui ont marqué l’histoire,  Abbado se régénérait sur le podium, il y vivait : lui le pudique, lui le discret, il communiquait d’un regard, d’un sourire, d’un geste et construisait avec les musiciens, et peut-être encore plus ces dix dernières années, un rapport étrange, intuitif, sensible, qui ne passait pas par la parole : il disait le bonheur des choses muettes. Il stupéfiait le public, mais aussi ses orchestres. La veille du dernier concert avec les Berliner, à Vienne, en 2002, pendant l’exécution de Pelléas et Mélisande de Schönberg, il pleura. Jamais nous ne l’avions vu ainsi, et certains musiciens berlinois ont porté longtemps en eux cette image.
Rappelons aussi cette incroyable « Fantastique » de Berlioz à Berlin en mai dernier. Qui pouvait imaginer la folie qui saisit la salle , et la manière dont il félicita chaque musicien dans les coulisses après le concert, comme s’il savait que ce serait le dernier.
Sans égrener ces moments de bonheur intense qui me donnent la force d’essayer de transmettre  quelque chose de cette magie-là, je voudrais revenir sur quelques traces où pour moi  émotion et bonheur, joie et bouleversement sont inextricablement mêlés : Simon Boccanegra, où l’on ne peut oublier l’orchestre de la scène finale, qui pleure avec Simon devant la mer. Il viaggio a Reims, avec son bis du gran concertato a quattordici voci, à la Scala en 1985, où il mit la salle en délire. Et ses Boris, et son Wozzeck, et son Pelléas qui fut (avec la complicité d’Antoine Vitez) un des moments qui le plus m’étreignit, notamment au moment de l’adieu à la Scala, et.. et..et..nous ne cesserons pas d’égrener le rosaire de la joie, et du souvenir intense de la communion la plus profonde.
Je m’arrêterai aussi sur des souvenirs plus récents. Le « toll » qu’un inconnu me susurra pendant la répétition générale de la symphonie n°2 de Mahler en 2003 à Lucerne, le sursaut de mon voisin à un moment (le cor lointain) de l’exécution de la 3ème de Mahler toujours à Lucerne, et ses larmes qui coulaient, les miennes ininterrompues, qui m’empêchèrent de voir lors de l’audition de « Ich bin der Welt abhanden gekommen » des Rückert Lieder de Strauss par Waltraud Meier et les Berliner en avril 2002, pour son dernier concert à Berlin en tant que directeur musical. Pièce d’une triste actualité, elle produit en moi quand je la réécoute toujours le même effet qu’au concert (mon dieu, le cor anglais de Dominik Wollenweber…). J’écoute et je réécoute, et je retrouve à chaque fois cette émotion qui m’étreint, et les larmes qui viennent: là, oui, on sent ce qu’est Abbado au concert.
5 minutes, qui vous changent une vie.
Car Abbado a changé ma vie. Il a  changé mon rapport à la musique. Il m’a appris à écouter et surtout à comprendre. Abbado n’est pas comme Boulez un pédagogue. Il ne dit rien, il n’explique rien. Mais il dit et il explique en dirigeant, et comme il dirige, il vit. C’est là sa vérité et c’est cela qu’il transmet, l’intensité, la profondeur, l’épaisseur de la vie. On ne sortait jamais indemne d’un concert d’Abbado
Abbado a changé ma vie aussi parce que sans le vouloir ni l’organiser, il a su fédérer autour de lui des gens de toutes origines sociales ou géographiques qui avaient été saisis de cette même intime conviction, de ce même rapport à la musique et sans les connaître il a créé entre eux des rapports intenses d’amitié, de complicité, de compréhension d’une très grande profondeur nés de ces émotions communes. Il a créé un rapport baudelairien : Abbado ne cesse de produire de la synesthésie.

« Le vent se lève, il faut tenter de vivre » écrivait Valéry.
Ces derniers mois, les phares de ma vie de spectateur et d’auditeur, Regina Resnik, Patrice Chéreau, Claudio Abbado sont partis. J’ai construit ma passion d’adulte autour de ces balises qui une à une deviennent des cénotaphes et qui malgré tout, évoquent et ravivent les émotions, qui elles restent bien vivantes. Comme tous les artistes, ils restent là, par-delà, au-delà, ils sont autour de moi.
C’est cette leçon de vie qu’il faut continuer à porter.
Claudio Abbado l’a portée jusqu’à l’extrême de ses forces : à Lucerne cet été, même si je le refusais, son Schubert et son Bruckner sonnaient comme une résignation. Abbado ce fut toujours pour moi une jeunesse incroyable, une énergie intacte, un sourire ineffable et bouleversant. Cet été à Lucerne, il n’y avait rien qu’une tristesse prémonitoire, que deux symphonies des adieux, inachevées comme le resteront tous les projets qu’il continuait d’échafauder : je m’en étais ouvert à quelques amis d’ailleurs, qui le ressentaient confusément et nous ne nous étions pas trompés : une fois de plus, Claudio avait parlé du haut du podium…
Alors, dans les prochains jours, nous allons lire à satiété les textes de circonstance qu’on a lus pour les autres grands disparus, les adieux officiels, les pensées préfabriquées, enfin, tout ce que Claudio n’aimait pas beaucoup . Mais nous savons bien ce que de là haut il va nous dire de sa main gauche qui dansait et de son regard enfantin et de  son doux sourire étonné.
Il va nous dire énergie, envie de construire, envie de témoigner,  envie de continuer à apprendre et à accompagner la musique. Michael Haefliger, le directeur du Lucerne Festival, disait il y a quelques années : nous ne nous posons aucune question, nous préférons faire comme s’il était éternel. Il rappelle dans son texte d’hommage une citation trouvée par Luigi Nono dans un monastère de Tolède : Wanderer, il n’y a pas de chemin. Ce qui compte c’est seulement de marcher. Si Claudio nous a quittés, le bonheur qu’il nous a offert, la générosité de son art, son regard sur le monde et sa volonté d’aller toujours de l’avant, de croire en la jeunesse, de faire naître sans cesse des projets nouveaux, d’être toujours dans l’avenir, nous restent comme de précieux dons : à nous d’aller plus loin, à nous d’y croire, à nous de continuer parce que Claudio est en nous : oui, je suis un abbadien, et aujourd’hui plus qu’hier encore, et j’en suis très très fier. En marche ! Grazie Claudio.

 

IN MEMORIAM REGINA RESNIK (1922-2013)

Regina Resnik (1922-2013)

Je suis personnellement très affecté par la disparition de Regina Resnik. Nous étions amis, depuis plus de 20 ans. Je l’avais encore rencontrée à New York cet hiver, affaiblie certes par un accident cérébral qui l’empêchait désormais de venir en Europe, mais l’esprit toujours vif, toujours aux aguets, toujours curieuse de ce qui se passait à l’opéra, l’intelligence toujours affûtée, et parlant avec moi tantôt en anglais, tantôt en français, tantôt en italien, dans son appartement sis dans un vieil immeuble du centre de Manhattan qui fut aussi l’atelier de son mari, le peintre lituanien (il était né à Kaunas) Arbit Blatas, disparu en 1999, un des représentants de l’École de Paris.
Vous trouverez sur internet sa biographie détaillée, mais je voudrais simplement rappeler qu’elle est une authentique new yorkaise, d’origine russe, née dans le Bronx, qu’elle a débuté dans Lady Macbeth, qu’elle remplaça Zinka Milanov dans Aida et que très vite, sa carrière de soprano s’est affirmée: elle a travaillé avec tous les grands chefs de l’époque, à commencer par Bruno Walter,  dont il existe un Fidelio (en anglais) avec elle en 1945 (elle avait 23 ans). Elle a été la Sieglinde de Bayreuth en 1953 avec Clemens Krauss et elle était passionnante , et quelquefois irrésistible quand elle racontait son audition avec Toscanini, ou son amitié avec Leonard Bernstein qui l’accompagnait au piano, ou pendant les répétitions avec Wieland Wagner dans la délicate période d’après guerre à Bayreuth deux ans après la réouverture du Festival: elle gardait une très grande admiration pour Wieland et parlait souvent du travail avec lui même si ce qu’elle disait de l’ambiance à Bayreuth montre que ce ne devait pas être toujours très facile. Elle racontait avec gourmandise comment farfouillant chez un disquaire newyorkais, elle avait trouvé un enregistrement du Ring avec des noms inconnus qu’elle avait écouté par curiosité et avait eu la surprise de s’y entendre: le Ring de Clemens Krauss, disparu, était ainsi réapparu.
En 1955 elle  décida de passer mezzo, et elle a toujours revendiqué ce choix. Ses relations difficiles avec Rudolf Bing l’ont empêché de briller au MET comme mezzo, alors qu’elle était l’une des stars d’alors. Mais elle a fait une carrière européenne notamment à Vienne où elle fut la Miss Quickly de Karajan. Elle fut l’une des grandes Carmen des années 60 (elle l’a enregistrée chez DECCA avec Thomas Schippers), sa voix large, profonde, son grave infini, son aigu éclatant, son sens du dire convenait parfaitement à ce rôle qu’elle interprétait de manière certes conforme à l’époque, mais souveraine.
Si vous avez l’enregistrement de l’Elektra de Solti, réécoutez sa Clytemnestre, un chef d’oeuvre d’expressivité, de couleur, d’intelligence . Il y a quelques années je lui avais demandé de me dire ce texte, elle me l’avait récité, et même marqué: elle était impressionnante, à donner le frisson car c’était une actrice éblouissante, avec des yeux prodigieusement expressifs et le bas du visage d’une incroyable mobilité. Quand elle apparaissait en public, il n’y avait d’yeux que pour elle.
La seule fois où je l’ai vue sur scène, ce fut au Théâtre des Champs Elysées, en 1978, dans La Dame de Pique dirigée par Rostropovitch avec Galina Vichnevskaia et Peter Gougalov (au moment de l’enregistrement du CD); elle y chantait la Comtesse. Toute mon existence, je me souviendrai de cette femme, en étole d’hermine blanche, assise (elle était grippée, m’a-t-elle dit plus tard), qui en peu de mots, sans aucun mouvement (elle me racontait que Wieland Wagner lui avait dit “fais le moins de mouvements possible en scène, et tout le monde n’aura d’yeux que pour toi”, et qu’elle avait toujours suivi ce conseil) et ce fut incroyable de tension, de poésie, de présence: si vous mettez la main sur l’enregistrement écoutez attentivement cette scène. Ce fut si incroyable, si tendu, si fort, si vrai que le théâtre a croulé sous les bravos, elle remporta le plus grand triomphe de la soirée. Inoubliable. Combien de fois (et dès que je fis sa connaissance) je lui ai rappelé ce moment qu’elle nous offrit, j’en ai les larmes aux yeux en l’évoquant ici. Elle s’est essayée à la mise en scène, elle fit une Elektra à Strasbourg dans des décors de son mari et elle a terminé sa carrière en remportant un indescriptible triomphe à New York dans A little night music le musical de Stephen Sondheim où elle interprétait Madame Armfeldt (voir youtube où vous constaterez à la fois la diction, l’interprète et la chanteuse) en 1990.
Elle fut l’une des grandes stars du chant, très populaire à New York où elle était très active dans la communauté juive (pour faire vivre le répertoire de poésies ou de chansons juives, pour faire des soirées sur l’humour juif) et très populaire à Vienne.
La dernière partie de sa vie fut consacrée à l’enseignement, c’est évidemment celle où je l’ai côtoyée.
Avec Peter Maag, elle avait fondé la Bottega de Trévise, une sorte d’atelier au sens médiéval du terme, où se côtoyaient jeunes musiciens et jeunes chanteurs pour préparer les productions issues du concours Toti Dal Monte et elle y était une enseignante prodigieuse ce qui n’est pas toujours le cas des anciens chanteurs. En quelques mots, elle analysait une voix et donnait des conseils techniques si clairs que j’ai vu plusieurs fois, en une heure, une voix évoluer et répondre exactement à ce qui était demandé. Elle était toujours exigeante avec les autres comme avec elle même: je l’ai invitée à faire une petite Master Class lorsque j’habitais à Heidelberg: en quatre jours, elle avait composé une vraie soirée, qui avait rencontré un très joli succès: elle était toujours prête, toujours soucieuse de l’effet produit, toujours exacte. Lorsque la Ligue Lombarde a vaincu les élections municipales de Trévise et a voulu fermer le théâtre et dissoudre l’orchestre (ce genre de parti a une relation assez éloignée à la culture) la Bottega a été dissoute et nous avons fondé, avec quelques amis Eurobottega, la bottega europea della musica, une association mue par le même souci de formation de jeunes chanteurs et musiciens, dont elle était l’animatrice et l’âme: l’association a produit entre autres deux opéras  de Schubert Der Vierjährige Posten et Die Zwillingsbrüder qui ont été présentés en Italie et en France, à Royaumont et à l’Opéra de Rennes (alors dirigé par l’excellent Daniel Bizeray) . Elle avait assuré le suivi la formation des jeunes interprètes. Après quelques années de difficultés, nous envisagions de relancer cette association, avec ses conseils et ses encouragements.
Nous nous voyions une à deux fois par an, souvent pour fêter son anniversaire, puis, lorsqu’elle ne put plus voyager depuis 2009,  j’allais la voir lorsque je venais à New York, elle ne manquait jamais de commenter les spectacles du MET, toujours avec sévérité et était friande de récits sur l’actualité de la scène d’aujourd’hui, et d’anecdotes sur tel ou tel chef ou tel ou tel chanteur. C’était une mémoire des années 40, 50, 60, 70 aussi bien en Amérique qu’en Europe. Elle était une référence, déjà, pour moi lorsque je fis sa connaissance: je me souviens, jeune juré du concours Toti dal Monte, j’attendais avec impatience son arrivée (dans un jury où il y avait Magda Olivero et Leyla Gencer, avec Regina, elles étaient nos “trois dames”) et elle vint vers moi en me disant “je suis Regina Resnik”, je lui répondis, “je sais, Madame”, et je lui racontai illico ma soirée de la Dame de Pique, ce qui contribua à nous lier, et nous étions en outre souvent d’accord sur les voix au concours:  une amitié solide en est née, ainsi qu’avec son mari qui était un être extraordinaire de vie et d’humour.

Regina, tes yeux qui savaient être terribles, et en même temps si malicieux, et que tu savais si bien mettre en lumière, ta voix incroyable (car même lorsque tu parlais, tu avais une voix fascinante), ta présence au milieu de tes souvenirs à New York, sorte de gardienne d’un cercle de chanteurs et de peintres disparus, tout cela va terriblement me manquer.
Mais le privilège des artistes, c’est quand même d’être présents par delà la vie et la mort: en ce moment, je suis en train de t’écouter, et, miracle, tu es vivante.
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Regina Resnik

IN MEMORIAM WOLFGANG SAWALLISCH (1923-2013)

Il s’est éteint le 22 février dans le petit village de Grassau en Bavière. Discrètement, comme il l’était naturellement malgré une carrière dont on mesure aujourd’hui la grandeur. Wolfgang Sawallisch était un chef régulier, travailleur, discret, mais présent, mais surprenant aussi. Sa régularité nuisait un peu à sa réputation, notamment à la tête du Bayerische Staatsoper de 1971 à 1992 où il était de bon ton à Paris de dire que c’était un Kapellmeister, sorte de garant de qualité sans grand génie. On l’a vu à Bayreuth de 1957 à 1962 où il a laissé des enregistrements de référence, on l’a vu à Hambourg, dont il a dirigé l’opéra pendant dix ans avant Munich, il a aussi dirigé l’orchestre de la Suisse romande, le Wiener Symphoniker, et comme “Gast” on l’a vu fréquemment à la Scala dont il était un chef de référence pour Wagner (Ring avorté de Ronconi en 1974 ou Meistersinger en 1986) ou pour Strauss. Il a fini sa carrière à la tête de l’Orchestre de Philadelphie, une formation qu’il lui allait comme un gant.
A la tête du Bayerische Staatsoper de Munich, il a été directeur musical puis directeur musical et artistique pendant 21 ans. Son portrait trône dans le foyer du théâtre et ce portrait rappelle combien il a personnifié l’opéra bavarois, où il dirigeait régulièrement Strauss, Mozart, Wagner, et surtout où il dirigeait 70 représentations de répertoire à l’année. Quel directeur musical aujourd’hui prendrait un tel engagement? Ainsi donc on avait droit à Sawallisch très souvent dans des représentations très ordinaires du quotidien munichois et il était là. Je l’ai entendu dans Die Zauberflöte, dans Meistersinger (à Munich et à la Scala) dans Die Ägyptische Helena, Die Liebe der Danae, Die Schweigsame Frau, Ariadne auf Naxos, Die Frau ohne Schatten (à Munich et à la Scala), et dans Der Fliegende Holländer. J’écoutais son Ring munichois il y a encore quelques jours en m’étonnant toujours qu’on ne le compte pas parmi les références.
C’est l’exemple même d’un classicisme chaleureux, juste, jamais fossilisé.
Je me souviens lors de la préparation de Frau ohne Schatten à la Scala (en 1986) dans la production magnifique de Jean-Pierre Ponnelle avec Eva Marton dans l’Impératrice, il se plaignait de la difficulté de préparer l’orchestre qui ne connaissait pas l’œuvre. La première fut une divine surprise: un miroitement de pierres précieuses, un orchestre polymorphe, aux reflets démultipliés comme Strauss sait si bien faire, une justesse, une précision, une jeunesse une fraicheur incroyables. La salle était bien clairsemée comme souvent à la Scala pour les œuvres rares au répertoire. Il y eut 8 représentations: la voix s’est diffusée que le spectacle était fascinant. A la 8ème le théâtre était complet et refusait des places. C’était cela aussi Sawallisch. Il dispute avec Karl Böhm le primat des chefs straussiens et depuis qu’il ne dirigeait plus à l’opéra nous avions bien du mal à en identifier un qui fût une nouvelle référence et dans la lignée de ceux qui savent donner à cette musique le scintillement qu’elle exige.
On l’a dit, c’était certes un wagnérien de référence, mais c’était aussi un mozartien. Il dirigeait tous les Mozart à Munich, avec sa probité et sa justesse. Son Mozart n’était jamais ennuyeux, toujours en place et toujours impeccable. Il est resté à l’ombre de ceux qui étaient plus médiatisés et plus célèbres, mais sûrement pas plus grands: depuis qu’il a disparu des podiums, sans adieux spectaculaires, il manque cruellement au paysage musical et combien de fois je me suis dit “là il faudrait un Sawallisch”.
Il me manque depuis longtemps et j’ai vécu dans le souvenir profond et marquant de cette Frau ohne Schatten scaligère où il fit vraiment merveille. Mais j’ai souvent adoré aussi ses Meistersinger qui concluaient rituellement le Festival de Munich et où j’allais tout aussi rituellement quand les dates de Bayreuth le permettaient:  cela lui allait si bien car lui aussi était un “Meister” au service de l’art allemand.

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IN MEMORIAM DIETRICH FISCHER DIESKAU

Ce n’était pas un chanteur, mais un diseur, tellement la qualité de la diction d’un texte primait sur toute autre chose quand il chantait du Lied. Il fait partie de cette race d’artistes qui possédait la musique jusqu’au bout de la voix, mais qui avait la conscience aiguë de la nécessité, dans la mélodie mais aussi à l’opéra, de prononcer un texte avec clarté, de le dire, de le projeter, de le mâcher: ce n’est pas un hasard s’il avait chanté Sachs, qui à chaque acte des Meistersinger donne à Walther une leçon de chant et qui doit chanter de très longs monologues. On le lui reprochait parfois : ce souci perfectionniste au dernier degré du texte le faisait taxer de maniériste, le faisait accuser d’artifice, comme si l’art pouvait être autre chose que suprême élaboration.
Dietrich Fischer Dieskau était si considérable que même le journal Le Monde affiche la nouvelle de sa disparition, à 86 ans, en première page. Pour comprendre l’incroyable gloire de l’artiste (que nous nommions “DFD” par affection entre nous, d’autres l’appelaient “Fi-Di”) je me réfère à la couverture du programme de ce mois de mai de Carnegie Hall, sur les 125 ans de la salle, qui affiche une photo de ceux qui furent les gloires de la maison pris ensemble en train de chanter en chœur : il y a Isaac Stern, Yehudi Menuhin, Svjatoslav Richter, Vladimir Horowitz, Mstislav Rostropovitch, Leonard Bernstein…et Dietrich Fischer Dieskau.  C’est-à-dire les Dieux de la musique.
Il chantait assez souvent à Paris, et c’était pour nous l’absolue référence, naturellement dans Schubert, mais chaque concert était une leçon : j’avais des amis qui le suivaient partout.
Mon plus grand souvenir : Lear de Aribert Reimann, écrit pour lui, créé à l’opéra de Munich en 1978 et que je vis en 1980 (avec sa femme, autre monstre sacré, Julia Varady). Les mots ne suffisent pas à décrire cette composition hallucinante et le souvenir de cette silhouette isolée, hiératique, sur le plateau dépouillé conçu par Ponnelle. Regardez-le dans la scène finale sur YouTube !
Encore un monstre sacré qui s’en va, mais qui reste toujours présent, depuis qu’il s’était retiré des scènes en 1992, parce que chaque chanteur de Lied depuis Fischer Dieskau est jugé à cette aune-là : la question est toujours « sera-t-il le nouveau DFD ? », on l’a posée pour Thomas Quasthoff, pour Matthias Goerne, on commence à se la poser pour Christian Gerhaher…Le chant évolue, et sans doute Fischer Dieskau a-t-il scellé une période nouvelle, une manière nouvelle de lire les textes et de lier le dire et le chanter : il a enseigné, il a dirigé, il a écrit. Il était un de ces artistes toujours présents en nous, avec une modestie médiatique que seules les légendes vivantes peuvent garder.
…Et il est parti le jour du 101ème anniversaire de la mort de Gustav Mahler.[wpsr_facebook]

IN MEMORIAM VERIANO LUCHETTI (1939-2012)

Un autre chanteur de mes années de jeunesse vient de disparaître , le ténor Veriano Luchetti, sans doute peu connu des jeunes générations. C’était un  artistes qui assurait une représentation, toujours avec un succès égal, jamais pris en défaut, et avec une honnêteté et une modestie notable. A d’autres époques, le manque de ténors de bon niveau lui eût assuré une carrière plus spectaculaire. Il était considéré souvent comme un bon ténor de série A, mais pas une star à l’égal des stars d’alors qui avaient nom Pavarotti, Carreras, Domingo, Vickers.
C’était une voix claire, qui n’avait pas un timbre exceptionnel, mais une technique telle, un tel contrôle, un art des notes filées et des mezze-voci, des aigus si assurés, qu’il avait toujours un grand succès à la représentation. A Paris, il a interprété Don Carlo en 1975 (en alternance avec Giuseppe Giacomini) Gabriele Adorno dans Simon Boccanegra (Avec Abbado) et c’était magnifique, il a aussi interprété Alvaro de la Forza del Destino et Gaston de Jerusalem en 1984: il était considéré comme une grande voix pour Verdi , alors qu’à l’audition, la voix semblait plus petite et fragile, en réalité, elle était solide et sans failles.
Combien de fois me suis-je dit, entendant la misère actuelle des voix verdiennes: ah! si Luchetti était là!

Je l’avais personnellement connu dans des circonstances pas du tout lyriques: je faisais une cure dans un hôtel des Dolomites, à Brixen/Bressanone, pour perdre un peu de poids, et nous nous retrouvions le soir, autour d’une tisane infecte pour plaisanter sur notre sort et discuter un peu d’opéra, il était sympathique, toujours souriant. Il avait épousé un soprano très investi dans le travail avec les jeunes, Mietta Sighele, plus adaptée au répertoire puccinien et vériste.
Tous les amis de ma génération sont tristes aujourd’hui.

IN MEMORIAM RENÉ GONZALEZ

René Gonzalez n’est plus, au terme d’une lutte de plusieurs années contre un cancer qui a fini par l’emporter. Figure peu connue du grand public, mais très importante dans le monde du théâtre il a été le directeur heureux du théâtre de Vidy Lausanne pendant plus de vingt ans, rendant du même coup heureux les spectateurs suisses, et la municipalité de Lausanne. Il était devenu une institution. On ne compte plus les compagnies, les acteurs et actrices qu’il a promus, accompagnés, les spectacles à succès qu’il a exportés et qui ont fait une carrière triomphale en France. On sait moins qu’il fut le premier directeur de l’Opéra Bastille, un choix intelligent pour monter un opéra populaire, et qu’il en a assuré la première année. Mais très vite, il a senti que le monde de l’opéra n’était pas le sien et a accepté dès 1990 l’offre de Lausanne en prenant Vidy, le théâtre au bord de l’eau, d’abord avec Mathias Langhoff, puis seul. On a même parlé de lui à un moment pour Avignon. Mais il aimait Lausanne, loin des intrigues parisiennes, où il faisait ce qui lui plaisait d’une programmation sans concessions qui n’a jamais pêché par facilité.
Nous nous étions connus à cette époque, et je me souviens de longues discussions passionnantes sur le théâtre  et sur l’opéra dont il découvrait l’univers complexe et trop peu humain pour lui. Je me souviens d’un être modeste, chaleureux, prodigieusement généreux, qui adorait discuter, débattre, longtemps après la fin des spectacles, tard dans la nuit.
C’est lui qui avait créé à Vidy  “Orlando” de Virginia Woolf, avec Isabelle Huppert et dans une mise en scène de Bob Wilson. Ceux qui aiment le théâtre se souviennent de ce triomphe à l’Odéon. Il m’avait téléphoné pour me dire de venir à Lausanne (j’étais alors en poste en Allemagne) voir le spectacle, que j’avais ensuite revu à l’Odéon. La salle de Vidy, frontale, aux dimensions moyennes permettait un vrai rapport intime avec le plateau; elle était idéale pour ce spectacle, un monologue où le spectateur avait besoin de proximité pour pleinement profiter de ce magnifique travail scénique, une des performances de théâtre les plus fortes de ces trente dernières années. Je me souviens plus de Vidy que de l’Odéon, un peu impersonnel, qui convenait moins au travail de Wilson.
A la fin du spectacle, il m’avait fait le beau cadeau (ainsi qu’au jeune collègue qui m’accompagnait) de nous inviter à dîner dans une pizzeria proche avec Isabelle Huppert. On peut imaginer quel souvenir ce fut .
Nous nous appelions de loin en loin, nous nous sommes souvent revus, et je suivais sa programmation à Lausanne, toujours stupéfait par les voies “différentes” qu’il explorait, loin de tout conformisme et toujours à l’affût de figures nouvelles.
C’était un de ces managers qui ont aidé  la scène française à être quelquefois autre chose que l’océan d’ennui qu’elle est en ce moment.
C’est une lourde perte, artistique et surtout humaine.
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