LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNK le 24 MARS 2013 (CHOSTAKOVITCH Symphonie n°6 – BEETHOVEN Symphonie n°5 )

Lucerne, 24 mars 2013

Après le choc du War Requiem, le programme de ce concert assez court (1h05 de musique en tout) pouvait paraître  passe-partout: il affichait certes la 6ème de Chostakovitch, pas très connue, mais surtout la 5ème de Beethoven, sorte de miel destiné à attirer les mouches. J’y suis donc allé en me disant qu’en aucun cas je ne pourrais éprouver quelque chose de comparable à ce que m’avait apporté le concert Britten de la veille.
La symphonie n°6 de Chostakovitch, coincée entre les deux monuments que sont la 5 et la 7, est moins connue que ses deux voisines, si elle a obtenu un grand succès à sa création le 5 novembre 1939 à Leningrad sous la direction de Evguenyi Mavrinski, elle a vite été critiquée à cause de sa construction en 3 mouvements, très déséquilibrée puisque le premier mouvement de plus de 15 minutes très sombre est suivi de deux autres mouvements plutôt brefs au rythme rapide et joyeux. De fait l’œuvre ne dépasse guère trente minutes.
Dès les premières mesures du largo aux altos et violoncelles, on comprend à la netteté, à la rondeur du son que ce sera exceptionnel. Ce largo, aux accents proches de Mahler, et même de Sibelius, est plutôt sombre. Mariss Jansons travaille avec précision chaque élément, et lui aussi, comme Abbado, révèle une architecture, fait entendre les différents éléments, les différents niveaux, sait obtenir des musiciens des couleurs sonores très différentes: ce qui frappe, c’est à la fois la plongée dans une atmosphère mystérieuse, et en même temps inquiétante, y compris quand le son se développe en expansion. De longs et lourds silences, des confidences notamment dans les bois, qui se répondent (flûte extraordinaire, dialogues en écho entre piccolo et cor anglais), une sorte d’atmosphère suspendue, et tendue, qui va trancher avec le court second mouvement, allegro, qui est une sorte de scherzo vif, souriant, humoristique et à la fois grinçant, sarcastique un peu comme chez Mahler, c’est joyeux (premières mesures), mais jamais tout à fait, c’est enlevé comme une danse, mais une danse plutôt macabre. Un tourbillon où Jansons emporte son orchestre avec une précision incroyable qui laisse peu le temps de respirer, tout explose mais on entend l’explosion dans chacun de ses éléments. Ce halètement, rythmé par une flûte étourdissante (quelle ovation à la fin!), étonne (au sens fort) dans le dernier mouvement qui est une manière de galop endiablé, qui laisse peu de souffle au spectateur, tant l’entrain, la joie, la sève dionysiaque nous entraîne dans un vertige étourdissant, et Jansons au milieu donne des signes d’une telle netteté, prend ce mouvement avec tout son corps, se met aussi à sauter, si bien que nous entendons et nous voyons le mouvement. C’est de plus en plus acrobatique, cela va à une vitesse folle, et pourtant on comprend tout, on entend chaque son, chaque touche sonore, même les plus ténues, qui se confrontent aux plus graves. Et la fin arrive avec à la fois une telle brutalité et une telle surprise que le public crie son enthousiasme: dans ce final littéralement animal, il n’y a qu’à hurler un enthousiasme total devant cette performance, encore plus endiablée que dans son enregistrement avec l’Oslo Philharmonic. Il y a là de la folie, de l’humour, de la joie, mais aussi une sorte de frénésie qui entraîne tout le public, une frénésie où se reconnaissent le goût de Chostakovitch pour les rythmes forts, de danses virevoltantes. Et au milieu de cette folie furieuse, il y a une incroyable maîtrise du son: l’orchestre est tout simplement prodigieux, je l’ai rarement entendu à ce niveau de perfection.

Photo Peter Fischli

On comprend qu’après une telle orgie de son et de rythmes, l’imposante 5ème de Beethoven semble plus attendue. On se demande d’ailleurs comment dans une œuvre aussi rebattue, qui existe en nous sans que nous ayons besoin de l’écouter, nous pouvons réussir à trouver encore du neuf, de l’originalité, de l’intérêt presque et pourtant…
déjà la disposition des cordes de l’orchestre changent: premiers et seconds violons se font face, contrebasses à gauche cette fois, et alors une nouvelle construction architecturale des sons apparaît notamment dès les premières mesures.
C’est un travail passionnant qui nous est donné d’entendre, un travail où la grandeur, la monumentalité sont marquées, l’orchestre est un orchestre beaucoup plus nombreux pour le Beethoven d’Abbado à Rome en 2001 qui avait opté pour une version plus aérienne, toute en souplesse et en fluidité. L’option de Jansons, c’est à la fois une sorte de version plus épique, plus solennelle, plus romantique aussi, avec des contrastes très marqués entre des moments où l’orchestre susurre et puis où un instant plus tard il explose. Et ce n’est pas pour autant une version de plus de la cinquième. L’attention au volume, explosif quelquefois mais jamais démesuré est marquante, la rondeur des sons, la fluidité est là aussi, mais ce qui frappe, c’est l’incroyable clarté, on se croirait évoluer dans un palais translucide où l’on distingue tout, où chaque son est pris dans sa liaison aux autres, mais aussi pris isolément (ah! ces pizzicati au troisième mouvement). Et alors naît l’émotion qui vous prend à la gorge au crescendo final du troisième mouvement qui explose au quatrième sans respiration et cette émotion ne lâchera pas jusqu’à la fin. Mariss Jansons est quelqu’un qui tient l’orchestre dans sa main ferme sans jamais lui lâcher la bride, qui va jusqu’au bout des possibilités, mais qui en même temps produit un son d’une telle humanité si formidablement présente dans ce Beethoven là qu’il finit par nous emmener au bord de larmes qu’on attendait pas dans cette œuvre là qu’on croyait explorée définitivement. C’est l’œuvre des grands chefs de nous faire toujours voir là on on ne voyait pas, mais c’est le caractère des grandes œuvres de toujours se dérober. Eet de ces mesures archi-connues émerge alors comme le “petit pan de mur jaune” cher au Vermeer vu par Proust, un élément qu’on n’avait pas entendu encore, qui ne nous avait pas arrêté, que la direction cristalline de Jansons nous révèle alors, qui nous va nous suivre alors jusqu’à l’obsession et jusqu’au ravissement, et qui fait que l’on aurait envie de retenir le chef pour que le moment en question ne cesse pas. Oui, je l’ai dit souvent, il faut aller à Lucerne, mais surtout il ne faut pas rater un concert de Mariss Jansons: ce chef nous emmène toujours dans l’inattendu, dans un vrai point de vue, original, quelquefois surprenant (son Brahms ) et qui réussit toujours à nous toucher car émane de sa manière de diriger une telle joie, un tel rayonnement, un tel engagement qu’il ne peut que nous émouvoir au plus profond.
Et comme pour faire prolonger le ravissement du public, encore et toujours debout, un bis ce soir, un bis mozartien exclusivement aux cordes, toutes les cordes, qui montrait quel orchestre il avait sous la main! Une merveilleuse soirée.
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Lucerne, 24 mars 2013

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 23 MARS 2013 (Benjamin BRITTEN: WAR REQUIEM) avec Christian GERHAHER, Mark PADMORE et Emily MAGEE

Lucerne, 23 mars 2013

Il y a des moments où cela vous tombe dessus par surprise, vous assomme, vous cloue sur place: voilà l’effet du concert  unique auquel nous avons assisté ce soir. Au fil de la soirée vous êtes saisi par l’évidence qu’il se passe sur scène et en salle quelque chose de tout à fait exceptionnel, vos tripes sont nouées, la rate au court bouillon, le cœur bat, la tension est extrême, vous êtes rouge: la tension est telle qu’à chaque pause entre les moments, tout le monde tousse et bouge, comme s’il fallait décompresser. Ce soir, il  y à peine deux heures, s’est terminé un concert historique, qui m’a sonné, un concert de référence, encore que l’œuvre n’ait pas une popularité telle qu’elle ait été enregistrée maintes fois…non, il n’en existe à ma connaissance qu’un seul enregistrement audio dirigé par le compositeur, avec Dietrich Fischer-Dieskau, Peter Pears, Galina Vichnevskaia et un DVD chez Arthaus dirigé par Andris Nelsons (tiens tiens) et le CBSO enregistré dans la cathédrale de Coventry(1).
Sans doute au vu des caméras dans la salle ce soir va-t-on tirer du concert un DVD et il faudra se précipiter. Le Bayerische Rundfunk retransmet aussi ce War Requiem enregistré à Munich le 15 mars dernier à Munich. Bref, s’il n’existe que peu de références au disque, en voilà une probable future .
Le War Requiem va quand même être donné plusieurs fois cette année, centenaire de Britten oblige, notamment à Birmingham avec Andris Nelsons et le CBSO, le 28 mai 2013 et le 15 juin prochain à Berlin, Sir Simon Rattle dirigera les Berliner Philharmoniker à Berlin. L’œuvre a été créée en 1962 à l’occasion de la reconsécration de la cathédrale de Coventry bombardée sauvagement en 1940. Britten avait d’autant plus accepté la commission que lui même était opposé à la guerre et pacifiste car disait-il  quelqu’un qui a consacré sa vie à l’acte de création ne peut se dédier à celui de détruire. Il se servit, comme Mozart, Berlioz, Verdi, Fauré de la Messe des morts (Missa de profunctis) et de son déroulé: Requiem aeternam, Dies Irae, Offertorium, Sanctus, Agnus Dei,  Libera me, mais il y ajouta des textes du poète Wilfred Owen, mort dans les tranchées en France en 1918, qui croisent les moments de la messe. Britten a rencontré dans les textes d’Owen à la fois l’amertume, la plainte, le doute, la nostalgie de la paix mais aussi une coloration nettement homosexuelle à laquelle il ne pouvait être indifférent; l’œuvre est donc adossée à un texte latin et à un texte anglais qui s’entrecroisent, les textes d’Owen étant confiés au ténor et au baryton, et la partie en latin essentiellement aux chœurs et au soprano.
L’œuvre est monumentale, rappelant la Huitième de Mahler ou les Gurrelieder de Schönberg par l’énormité du dispositif: un chœur (masculin et féminin), un chœur d’enfants, trois solistes, un orgue, un énorme orchestre symphonique et un orchestre de chambre. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’elle soit rarement jouée: il y avait foule sur la scène ce soir à Lucerne. L’orchestre de chambre était situé à la gauche du chef  le chœur d’enfants (Tölzer Knabenchor, comme de juste) invisible derrière le plateau. Ce dispositif monumental, avec une richesse instrumentale inédite, notamment aux percussions, est incontestablement  source d’émotion intense et d’impressions particulièrement forte.
J’avoue, tout en connaissant l’œuvre, ne l’avoir jamais entendue en concert et seulement par rares extraits au disque, j’étais donc en position de découverte quasi totale. Je ne suis pas non plus un auditeur régulier de Britten, bien qu’à chaque fois que j’en écoute ou que je vois un opéra (Peter Grimes, Billy Budd, A Midsummer Night’s Dream) je sois séduit.
Et dès les premières notes, c’est un choc. D’abord de découvrir le traitement original des chœurs, notamment le Dies irae presque organisé comme un opéra miniature (il se souvient de Verdi), les réminiscences de Mahler, de Chostakovitch, mais aussi de Stravinski sont évidemment présentes et prégnantes, mais les rythmes, syncopés, la variété de l’instrumentation, la manière aussi dont systématiquement les instruments sont à découvert et mettent en valeur la qualité technique et l’engagement de l’orchestre du Bayerischer Rundfunk sont objets d’étonnements à répétition.

Les solistes, photo Georg Anderhub

Le texte de Owen est vraiment magnifique, et magnifiquement dit par les deux sublimes, je répète, sublimes,  solistes que sont Mark Padmore, et Christian Gerhaher. Renversants. Inoubliables. L’un avec son “Dona nobis pacem” à se mettre à genoux, l’autre avec son”I’m the enemy you killed, my friend”, tous deux avec ce duo de voix entremêlées, de paroles tressées  “Let us sleep now”. On ne sait que remarquer de la simplicité, de la technique, de l’émotion, de la chaleur des timbres. Ils étaient heureux en saluant et s’embrassaient et se prenaient dans les bras l’un l’autre, on avait envie de les serrer contre nos cœurs tellement leur prestation inouïe nous a fait entrer directement a dans le noyau incandescent et magmatique  de l’œuvre.
Emily Magee a défendu ardemment et chaleureusement la partie de soprano, sans cependant atteindre de tels sommets: il eût fallu une Gwyneth Jones, une Hildegard Behrens, pour brûler les planches et darder les cœurs et les âmes , ou aujourd’hui une Waltraud Meier ou une Eva-Maria Westbroek, ou, pourquoi pas, une Harteros. Mais même en étant très présente, sa voix ne peut entrer en compétition avec deux organes divins. Christian Gerhaher a une extraordinaire qualité de simplicité: jamais affecté, jamais maniéré, toujours juste, toujours modestement juste et modestement formidable. Padmore, habitué des Passions de Bach, a une voix d’une ductilité étonnante et un timbre d’une pureté confondante, sans jamais exagérer, jamais en faire trop: in Paradisum deducant te Angeli (Que les anges te conduisent au paradis), dit le texte dans la partie finale, c’est exactement ce que ténor et  baryton ont fait avec le public.

Photo Georg Anderhub

Evidemment, Mariss Jansons conduit ces masses humaines (extraordinaire orchestre, fantastique chœur, sublimes enfants) et sonores, cette œuvre d’une complexité rare avec une rigueur, une précision, mais aussi un naturel (et un sourire) stupéfiants: pas une scorie, pas un décalage, que du travail au millimètre, et des effets sonores bouleversants: la fin bien sûr, où se mêlent les voix de tous les solistes (let us sleep now et in Paradisum deducant te Angeli ) et de l’ensemble des chœurs en un crescendo saisissant sans que jamais la clarté et la lisibilité n’en pâtissent. L’offertorium est un moment suspendu, Le Dies irae à la fois attendu et surprenant par les agencements sonores et les rythmes. Et sous sa baguette, cette musique très sombre, très dure, quelquefois implacable se colore, s’irrigue, s’imprègne en permanence d’une incroyable humanité nous faisant évidemment partager le message de Britten et en nous engageant dans l’œuvre, dans sa logique et nous y attirant pour nous faire imploser.
Le public ne remplissait pas la salle au complet et le nombre de jeunes, particulièrement élevé me fait penser que de nombreuses places à prix réduit ont été délivrées et il n’y a pas de doute que la majorité du public entrait dans cette œuvre pour la première fois. A écouter le silence final, puis l’ovation longue, massive, puis la standing ovation, sans l’ombre d’un doute Jansons a convaincu, Britten a pris ce public à revers et l’a conquis. Aucun doute, bien des spectateurs n’ont qu’une envie, de retrouver très vite un témoignage de cette soirée, un de ces moments pour lesquels il vaut la peine de vivre.
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(1) En fait des lecteurs sympathiques m’ont signalé plusieurs autres enregistrements. Voir les commentaires en ligne ci-dessous

Les solistes et l’ensemble du dispositif

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Claudio ABBADO dirige l’Orchestra MOZART le 16 MARS 2013(Mozart-Beethoven) avec Martha ARGERICH

En répétition ©Priska Ketterer Lucerne Festival

A Lucerne, les fruits ne passent pas la promesse de fleurs: les fruits  y anticipent toute promesse, car ces fruits (d’or) sont déjà tombés sur Lucerne ce samedi 16 mars.
Bien sûr, c’est la crise, et le programme de Lucerne un peu difficile certains soirs à Pâques cette année n’attire pas le nombre habituel de visiteurs étrangers, pour la traditionnelle venue du Bayerischer Rundfunk et Mariss Jansons, il reste des places à 100 CHF ce qui est abordable à Lucerne samedi 23 (Britten War Requiem  avec Christian Gerhaher) et il reste encore des places chères le dimanche (Chostakovitch 6 et Beethoven 5).
Mais pour Abbado, c’est complet, et comme de juste “ils sont venus ils sont tous là même ceux du sud de l’Italie”. Abbado à Lucerne est chez lui, il a dompté depuis longtemps un public réputé froid, on peut même dire qu’il a presque changé les habitudes d’un public plutôt retenu. C’est jour de joie et aussi jour de retrouvailles, on retrouve ses amis venus d’Italie, de Suisse, d’Allemagne, d’Autriche  et même de France, on retrouve aussi le personnel de Lucerne qui salue les têtes d’habitués connues depuis 12 ans. En bref, même si le concert (sans Argerich) a eu lieu à Bologne, c’est bien à Lucerne que tout recommence, et que la saison d’Abbado se met en mouvement.
En mouvement oui, et avec quelle intensité, avec quelle énergie, avec quel indicible plaisir ces deux êtres d’une jeunesse incroyable (lui 80, elle 72) nous ont emportés, et bouleversés. Dans de telles dispositions d’esprit, comment le corps ne participerait-il pas à l’émotion, que de petits coups au cœur au détour d’une phrase, d’une mesure, d’un solo instrumental, d’un geste et surtout quand on se met à fixer le visage à la fois incroyablement concentré et aussi , comment dire, presque rêveur de la merveilleuse Martha.
Parce que pour tout le monde, Martha Argerich, c’est Martha, comme la vieille amie qu’on retrouve avec sa spontanéité, et son côté un peu fantasque, avec sa masse capillaire impressionnante, reconnaissable entre toutes,

Leur premier disque ensemble

Martha avec Claudio, comme dans le premier disque enregistré pour DG en 1967, les concertos pour piano et orchestre de Ravel et Prokofiev avec les berlinois! Regardez cette photo: ce regard, cette complicité, c’était eux, samedi, 46 ans après, toujours les mêmes, et toujours ce côté engagé, spontané, direct. On sait que les répétitions ont été rudes et âpres, qu’elles ont duré presque jusqu’au moment du concert. Un seul signe nous le prouve: on avait oublié d’enlever le pupitre du chef (on sait que Claudio Abbado dirige sans partition). Alors que l’orchestre était installé, accordé, alors qu’on attendait le chef, le responsable technique est venu ôter le pupitre intrus, sous les rires du public qui connaît bien les habitudes de Claudio.
Le concert? j’y viens…mais il faut bien vous dire l’ambiance sur les rives du lac des Quatre Cantons, et ma rage de vous la décrire pendant que là-bas en ce moment même ils jouent un autre programme, ensemble et que je n’y suis pas .
Le programme proposait deux ouvertures de Beethoven (Leonore n°3 et Coriolan), un concerto (Concerto n°25 pour piano et orchestre en ut majeur, K. 503) et une symphonie (Symphonie n°33 en si bémol majeur , K. 319) de Mozart. Deux univers très différents, un Beethoven plutôt dramatique et grave, un Mozart non “léger”, mais naturel, modeste, dansant.
On a souvent coutume de regretter l’attachement de Claudio Abbado  à son Orchestre Mozart: à Bologne, on projette de construire un auditorium (Renzo piano), on cherche des lieux de résidence nouveaux, et même lointains, pour l’orchestre et pourtant, beaucoup de critiques restent circonspects et distants, lui préférant le Mahler Chamber Orchestra, qu’il ne dirige plus guère qu’une fois par an, ou bien sûr les Berlinois (cette année à Pentecôte) ou le LFO (en août). L’orchestre Mozart est composé de manière élastique, au gré des programmes, des musiciens favoris de Claudio disponibles, des jeunes les plus prometteurs: on n’y voit vraiment jamais les mêmes. Ce soir un nouveau premier violon, Massimo Spadano, premier violon de l’orchestre de Galice, mais surtout spécialiste de musique de chambre et enseignant de référence invité dans de nombreuses académies d’été. On retrouve pour encadrer les membres plus jeunes les habitués du Lucerne Festival Orchestra Wolfram Christ (Ex Berliner Philharmoniker), alto, Jacques Zoon (flûte, ex Boston et ex Concertgebouw), le hautbois miraculeux de Lucas Macias Navarro (Concertgebouw) Alois Posch (Ex Wiener Philharmoniker) aux contrebasses et un petit nouveau au basson Daniele Damiano (Actuellement titulaire du Berliner Philharmoniker). Comment s’étonner du son obtenu, inhabituel, plus charnu, plus clair, plus technique aussi notamment dans la symphonie n°25, étonnante de virtuosité. Beaucoup disent que ce soir l’orchestre est méconnaissable.
Pour les deux ouvertures de Beethoven, Abbado a choisi non la dynamique, mais au contraire une couleur plus dramatique, même dans la dernière partie de Leonore III, au rythme moins rapide et moins étourdissant que d’habitude, même si on reconnaît les accents optimistes de la fin de la pièce. La première partie est plus sombre, et impose un univers presque plus dur, et illumine la soirée d’une manière assez surprenante même si ce sera contrebalancé par un Mozart aérien, presque azuréen. Même contraste dans la deuxième partie va mettre face à Mozart une ouverture de Coriolan très tendue, conforme d’ailleurs au drame (Coriolan est ce général romain victorieux qui déçu de ses concitoyens, va proposer ses services à l’ennemi, menacer Rome mais qui sur intervention de sa femme et de sa mère, va y renoncer et se suicider), une vision noire qui nous laisse dans un suspens inquiétant à la fin. Comme toujours, on sent les qualités d’Abbado de clarté et de fluidité, mais comme souvent lorsqu’il veut imposer une vision, on entend presque l’orchestre parler. Abbado est un des rares chefs dont on entende le discours et ce soir, son Beethoven est plus sombre, plus inquiétant même, et fait contraste évident avec le monde mozartien qu’il veut nous montrer. En conclusion de la soirée, la Symphonie n° 33, choix surprenant en finale de concert, habituellement plus spectaculaire et de fait, le public est surpris d’entendre cette symphonie peu connue, de 1779, qui marque le retour de Mozart à la symphonie. L’univers de cette œuvre n’a rien de monumental:  ce n’est pas l’entrée choisie par Mozart. L’entrée mozartienne est plutôt une entrée allègre, un peu mélancolique dans le second mouvement (andante moderato), mais où domine un optimisme mesuré, une sorte d’équilibre qui montre un Mozart au total heureux. C’est bien ce que montre Abbado, et qui déçoit le public qui attend en fin de concert une sorte d’envolée, rien de tel, mais plutôt une circulation extrêmement légère des sons, distribués de manière dynamique, avec des traits à peine esquissés au violon, ou au violoncelle,  des contrebasses qui seraient presque un continuo, dans une formation d’ensemble au demeurant assez réduite. Cette allégresse qui n’est pas tonitruante, Abbado lui donne une couleur presque “rossinienne”, de ce Rossini dont Abbado fut le maître, où circule une joie de l’orchestre, une joie simple qui emporte  les choses, une brise agréable et fraîche sans ostentation mais tout de même quelquefois étourdissante.
Dans la construction du concert, entre ce Beethoven grave et ce Mozart léger comme plume au vent, le concerto n°25 en ut majeur, qui a probablement été composé pour une série de concerts à Prague en 1786: la symphonie homonyme en est exactement contemporaine. Étrangement, ne connaissant pas les disponibilités instrumentales de Prague, Mozart n’y a pas inséré de clarinette, mais hautbois et surtout flûte sont sans cesse à l’écoute du piano, jouent ensemble, se répondent, en un ensemble de correspondances presque baudelairiennes et en un dialogue très harmonieux et d’une poésie intense.

En répétition ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Le premier mouvement commence par une longue introduction orchestrale, très symphonique, et se poursuit par un dialogue très fluide et très attentif entre clavier et orchestre, alternant mode majeur et  mode mineur et en même temps des moments à la fois triomphants d’un Mozart vainqueur, qui clôt par le K 503 l’impressionnante série de 12 concertos pour piano, et en même temps celui d’une mélodie plus cachée, plus plaintive, peut être de qui renonce à Vienne où son aura décline et essaie d’aller chercher fortune à Prague: Martha Argerich est à la fois très présente, et écoute sans cesse l’orchestre, c’est un vrai dialogue qui s’installe, pendant lequel les deux disent le même discours, en une sorte d’unisson. Il y a là moment de véritable osmose qui ne nous quittera pas de tout le concert. Remarquons au passage le thème ressemblant au début de la “Marseillaise” (Rouget de L’Isle l’aurait-il emprunté à Mozart ? – Beethoven fera de même), le discours de ce premier mouvement, plutôt énergique, rythmé, mais aussi fluide, se poursuit par un andante (certains disent un adagio) aux thèmes très changeants, aux mélodies complexes, où il n’y a aucun “arrêt sur image”, mais au contraire une succession thématique que la soliste enchaîne de manière apparemment simple, à  la fois sans pathos et sans insistance, sans mélancolie comme pour montrer une volonté d’aller tranquillement de l’avant.
Le dernier mouvement, inspiré d’une danse d’Idomeneo (la “danse des femmes crétoises”) est le moment le plus extraordinaire de l’ensemble, il faut regarder le visage d’Argerich, joyeux et concentré tout à la fois, avec sa tête qui danse les rythmes comme si cela montait de ses doigts, avec un style époustouflant, qui virevolte avec des prises de risque incroyables, dans une immense sérénité joyeuse; on croirait presque qu’elle est habitée par les intentions de Mozart, tant cette danse est à la fois peu démonstrative et incroyablement acrobatique: il est difficile de rendre cette idée contradictoire, mais la sûreté de l’artiste est telle et son toucher si précis et en même temps si dansant, si rapide et si varié qu’elle donne à ce tumulte les couleurs d’une très apparente simplicité qui vous emportent en tourbillonnant. Ayant la chance de contempler son visage à la fois incroyablement concentré et incroyablement mobile, regardant Abbado du coin de l’oeil avec une expression surprise, ou amusée (coups d’œil furtifs rendus d’ailleurs par le chef) et un orchestre complètement pris par ce jeu auquel il répond avec précision, à propos de manière marquée c’est là aussi étourdissant pour les artistes (orchestre compris) que pour le spectateur.

Puissance du regard ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

A peine la dernière note donnée, Martha bondit littéralement du piano pour embrasser Claudio, scène d’intimité artistique vibrante, qui en dit long sur la joie de faire de la musique ensemble qui a été la leur, et en même temps nous en dit un peu sur les répétitions qui je le répète ne furent pas si faciles. Ces deux là surprennent de manière incessante, ce sont des animaux-artistes, qui parlent à la peau, à l’âme, au coeur, et qui jouent comme ce soir, sans distance, sans volonté démonstrative, avec seulement la joie de jouer, de faire de la musique et de trouver immédiatement le ton juste, le son juste, le rythme juste, cette “syntonie” qui produisent en vous ces coups sourds du cœur qui ne cessent de vous assaillir.
Voilà pourquoi, au milieu d’un concert d’un niveau particulièrement haut, où la musique a circulé en nous si intensément et en même temps si simplement, la rencontre Abbado-Argerich fut un sommet, qui m’a rappelé l’exécution du Concerto n°3 de Beethoven à Ferrare qui nous avait électrisés. Spontanément, le public se lève, avec d’infinis rappels auxquels répond ce regard toujours un peu étonné, un peu ailleurs, ce regard franc, simple et direct, mais malicieux de Martha Argerich vers le public, Martha qu’on voyait dans la coulisse embrasser encore une fois Claudio . Ce concerto fut la merveille insurpassable d’une très grande soirée. Il fut le pont qui nous a relié aux pays des Dieux.

Note: Concert retransmis par la radio suisse SRF 2 Kultur le 1er avril à 20h00
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©Priska Ketterer/Lucerne Festival

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2013 – PÂQUES : LE PROGRAMME DES CONCERTS DU 16 AU 24 MARS 2013

Le programme de Lucerne 2013, 75ème anniversaire du festival fondé en 1938 est paru, tant le programme de Pâques (début de la location 3 décembre) que celui d’été (location 4 mars). Vous pouvez le consulter celui de Pâques en suivant ce lien Lucerne Festival Pâques . Vous pouvez aussi consulter celui d’été en cliquant sur Lucerne Festival Eté.
A Pâques, la ligne initiée les autres années se poursuit avec trois grands moments qu’on ne manquera pas: un moment Abbado, un moment Haitink, et un moment Jansons, et quelques autres encore….
Ouverture du Festival le 16 mars 2013 avec un concert de Claudio Abbado, l’Orchestra Mozart et en soliste Martha Argerich , au programme:
Ludwig van Beethoven
(1770-1827) Ouverture n° 3 de l’opéra Léonore op. 72
Wolfgang Amadé Mozart
(1756-1791) Concerto pour piano et orchestre en do majeur KV 503
Ludwig van Beethoven
(1770-1827) Ouverture Coriolan op. 62
Wolfgang Amadé Mozart
(1756-1791) Symphonie en si bémol majeur KV 319.

Le lundi 18 mars 2013, un second programme d’Abbado toujours avec Martha Argerich:
Ludwig van Beethoven
(1770-1827) Ouverture n° 2 de l’opéra Léonore op. 72
Wolfgang Amadé Mozart
(1756-1791) Concerto pour piano et orchestre en ré mineur KV 466
Franz Schubert
(1797-1828) Extraits de la musique de scène pour Rosamunde D 797
Joseph Haydn
(1732-1809) Symphonie en ré majeur Hob. I:96 Le Miracle

En clôture, deux concerts de l’Orchestre de la Radio Bavaroise, dirigé par Mariss Jansons
– le samedi 23 mars 2013, le War Requiem de Britten avec en solistes Emily Magee, Christian Gerhaher et Marc Padmore, Tölzer Knabenchor et Choeur de la Radio Bavaroise.
– Le dimanche 24 mars 2013, la Symphonie n°6 de Chostakovitch et la Symphonie n°5 de Beethoven

Et entre les deux, une master class de Bernard Haitink (les 21 ,22, 23 mars), et puis quelques menus autres concerts, dont deux concerts du Los Angeles Philharmonic dirigé par Gustavo Dudamel (le 20 marsJohn Adams, The Gospel According to the Other Mary Oratorio pour solistes, chœur et orchestre en présentation scénique  et le 21 mars  un concert Vivier, Debussy, Stravinsky – L’Oiseau de Feu) et enfin le 22 mars les English Baroque Soloists et le Monteverdi Choir sous la direction de John Eliot Gardiner exécuteront la Passion selon Saint Jean de Bach dans une nouvelle édition “Urtext” .
Vous n’en avez sans doute pas assez: Isabelle Faust donnera aussi un récital le 17 mars et la Jeune Philharmonie de Suisse centrale un concert à la Jesuitenkirche le 19 mars avec deux oeuvres rarement jouées, le Stabat Mater de Poulenc et le Te Deum de Bizet.

Vous avez compris, comme d’habitude, il faut aller à Lucerne, au moins pour le week end d’ouverture et celui de la clôture. On ne manquera ni Argerich et Abbado, ni Jansons dans ce Britten qui promet d’être un sommet (Gerhaher!!).