L’OPÉRA EN FRANCE: LE BOULET

Le Boulet.
Regard sur la situation de l’opéra en France

 

On fête en mai l’Opéra en France par la manifestation « Tous à l’Opéra », organisée par la Réunion des Opéras de France. C’est un outil de communication bienvenu, opération portes ouvertes destinée à mettre les projecteurs sur des salles d’opéra ou un genre qui traverse depuis des années à la fois une certaine désaffection, et des difficultés, récemment accentuées par plusieurs crises.

Une actualité récente a en effet mis en lumière les difficultés des opéras à faire face aux charges induites par la crise énergétique et l’augmentation des salaires, sans compter celles nées des fermetures des salles pendant la pandémie qui peinent à retrouver un public. Du coup on parle de crise de l’Opéra en France.
Ne vous laissez pas aveugler par cette accumulation de difficultés contingentes… Elle est révélatrice (bien plus que cause directe) d’une crise endémique qui dure depuis des années, avec une baisse lente mais régulière du nombre de représentations, avec une absence totale de réflexion sur les organisations, les subventions publiques et leurs absurdités, les réactions clochemerlesques, le système productif et les conséquences induites sur la qualité de l’offre artistique et ses conséquences sur la fréquentation.
L’organisation des financements de l’opéra en France est dominée par un colosse, l’Opéra de Paris, soutenu par les pieds d’argile de tout le reste de l’offre lyrique du pays, rempli de salles dites “d’opéra” à l’offre ridicule, qui fait penser aux fameux villages Potemkine (du nom du prince et ministre russe qui, pour masquer la pauvreté des villages en Crimée lors de la visite de l’impératrice Catherine II la Grande en 1787, a fait ériger sur son passage des façades de villages en carton-pâte).

Il y a des opéras Potemkine d’un côté, et des salles dignes, grandes ou plus petites qui jonglent comme ces jongleurs à piles d’assiettes qu’il faut coûte que coûte maintenir à flot. Un paysage assez dévasté que nous allons essayer d’analyser sous plusieurs angles, pour essayer de faire le point de chemins possibles pour arrêter la voie d’eau.

A. Les constats

L’Opéra est un art finalement peu connu et objet plus qu’un autre d’idées reçues (élitisme culturel et surtout social notamment) mais aussi complexe. Complexe à monter parce qu’un opéra requiert des masses artistiques importantes à réunir (orchestre, chœurs, solistes), sans compter les personnels techniques, il coûte donc cher. Victime d’idées reçues, complexe à monter et coûteux, pour un public relativement réduit, l’opéra part avec de lourds handicaps.

Si l’offre en spectacle vivant est bien structurée territorialement depuis la Libération à la fin de la deuxième guerre mondiale, avec le développement des centres dramatiques, puis depuis les années 1980 les centres chorégraphiques, et enfin les scènes nationales qui depuis les années 1990 fédèrent des structures culturelles du territoire aux statuts différents (Maisons de la Culture etc…), la réorganisation musicale du territoire remonte grosso modo au fameux plan Landowski (1969) qui réorganise essentiellement la formation musicale et l’offre symphonique en France (conservatoires, orchestres), plan affiné et développé jusqu’aux années 2000. Mais si d’un côté scènes nationales, CDN, CCN structurent l’offre en spectacle vivant et que l’offre de formation musicale irrigue vraiment tout le territoire, il n’y a dans le domaine lyrique aucune offre structurée selon ces modèles sur le territoire, si l’on excepte la création du label « Opéra National » en 1996 et dont six salles bénéficient actuellement.
Pour les opéras c’est donc plus délicat et plus flou. Lang n’avait pas l’âme lyrique, et à part l’Opéra-Bastille, projet qui répondait plus à une nécessité politique que culturelle, il faut saluer surtout l’action de son premier Directeur de la Musique Maurice Fleuret décédé en 1990. D’ailleurs, Bastille, après les palinodies du projet de construction, est vite devenu le domaine de Pierre Bergé.

 

Le Ministère de la Culture structure néanmoins les opéras en France, en trois catégories :

  • Les Opéras nationaux de Région (et leur année de labellisation):

Opéra national de Lyon (1996)
Opéra national du Rhin (1997)
Opéra national de Bordeaux (2001)
Opéra national de Montpellier (2002)
Opéra national de Lorraine à Nancy (2006)
Opéra national du Capitole de Toulouse (2021)

  • Les théâtres lyriques d’intérêt national
    Opéra de Lille
    Opéra de Rouen-Normandie
    Opéra de Tours
    Opéra de Dijon

À cette liste de 10 salles « qualifiées » s’ajoutent des maisons d’opéra signalées comme telles.

Mais, si l’on considère la liste des salles réunies sous la bannière de la « Réunion des Opéras de France », association loi 1901 créée en 1964 sous le nom de Réunion des théâtres lyriques municipaux de France (RTLMF), puis en 1991 sous celui de Réunion des théâtres lyriques de France (RTLF) qui en 2003 prend enfin celui de Réunion des Opéras de France (ROF, à ne pas confondre avec le ROF, Rossini Opéra Festival).il faudrait y rajouter

Caen, Théâtre de Caen
Clermont-Ferrand, Clermont-Auvergne Opéra
Compiègne, Théâtre Impérial de Compiègne
Limoges, Opéra de Limoges
Massy, Opéra de Massy
Metz, Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz
Nice, Opéra Nice Côte d’Azur
Reims, Opéra de Reims
Saint-Étienne, Opéra de Saint-Étienne
Toulon, Opéra de Toulon Provence Méditerranée
Tourcoing, Atelier Lyrique de Tourcoing
Versailles, Opéra Royal de Versailles
Vichy, Opéra de Vichy

À ces salles s’ajoutent des compagnies et fondations associées :

Paris, ARCAL
Paris, Opera Fuoco
Paris, Opéra Nomade
Reims, Compagnie les Monts du Reuil
Saint-Céré, Opéra Éclaté
Venise, Palazzetto Bru Zane

À lire cette liste, il y aurait entre les salles signalées ès qualités par le Ministère de la culture et celles qui adhèrent à la réunion des Opéras de France 27 salles concernées par le lyrique en France. Nous avons volontairement écarté les Chorégies d’Orange, un Festival, et les salles parisiennes, où de manière surprenante manquait le Théâtre des Champs Élysées (dont le compte twitter est fièrement @TCEOPERA)… Je ne traiterai pas des salles parisiennes, dont on parle sans cesse, à l’offre inutilement pléthorique et pas toujours à la hauteur, qui concentrent de nombreux financements plus utiles à des établissements en région qui doivent répondre à des défis nettement plus ardus, sans l’aide médiatique et financière dont bénéficie la capitale. Et l’approche de ces satanés Jeux Olympiques ne va pas infléchir la situation.

En revanche et à l’inverse, gare à l’effet Potemkine, car la réalité de ces « opéras » va de 3 soirées d’opéra (c’est-à-dire mise en scène avec orchestre et chanteurs, à la limite en version concertante) par an à un peu moins d’une soixantaine. Car Paris mis à part, il n’y a pas une salle qui programme au milieu d’une offre diversifiée plus de soixante soirées par an (en comptant les représentations concertantes) et donc le catalogue de salles qui programment de l’opéra régulièrement et dans des conditions de production disons normales est un peu plus réaliste (ou surréaliste). Par ailleurs on est surpris de considérer dans la liste des opéras du Ministère de la Culture, quelques contradictions ou quelques absences qui montrent combien la question est peu considérée, nous les signalerons.
J’ai pris mes sources essentiellement aux sites des salles, aux brochures de saison quand elles sont accessibles et à tout document permettant de préciser le propos (articles de presse etc… jusqu’à la Cour des Comptes Mon intention n’est pas du tout de juger a priori de la qualité de l’offre (on l’évoquera au passage) mais d’abord de sa quantité et des conditions de production. Il est clair que si une salle programme cinq titres avec une représentations par titre, on ne peut l’appeler un « Opéra », et pourtant…

Dans cette liste de la Réunion des Opéras de France, il y a en outre des compagnies et fondations associées, dont le travail peut-être éminent dans le domaine de la diffusion ou de la recherche, sans avoir de lien propre avec une salle, comme le projet Opéra Éclaté longtemps lié à Saint Céré (plus depuis 2021) par exemple qui a depuis longtemps une politique de productions annuelles régulières diffusées là où l’opéra va peu ou pas, ou le Palazzetto Bru Zane irremplaçable dans la diffusion du répertoire français du XIXe. Ces compagnies ou fondations produisent ou suscitent des spectacles qui peuvent tourner dans de nombreuses salles. …

Quelques remarques préliminaires
Le constat est simple et cruel à la fois : en France, il y a un seul théâtre en région qui ait un orchestre spécifique de fosse, c’est l’Opéra National de Lyon et si je compte bien, avec l’orchestre de l’Opéra de Paris ce sont les seuls orchestres attachés à un théâtre en France…
Mais oui, la France, ce phare culturel que le monde entier regarde avec envie, a deux orchestres d’opéra… Tous les autres sont des orchestres symphoniques de région qui assurent le service régional symphonique et le service de l’opéra (Bordeaux, Strasbourg, Montpellier, Toulouse et quelques autres) ou des ensembles réunis ad-hoc.
On comprend pourquoi : le nombre de représentations lyriques est trop bas la plupart du temps, même dans les « opéras nationaux » pour qu’un orchestre spécifique puis leur être attaché, et même à Lyon, le nombre de représentations est limite pour garantir à l’orchestre une activité régulière qui en maintienne la qualité. Cette situation est déjà ancienne, signe que le genre n’a pas en France une assise forte.

Si l’on considère le nombre de « vraies » représentations lyriques, on peut grosso modo classer les « opéras » (le mot est très chic mais pas très choc pour certains) en quatre groupes :

  • Les salles qui programment de 3 à 9 représentations annuelles
  • Celles qui en programment de 10 à 20
  • Celles qui en programment de 20 à 30 (ou 32)
  • Enfin trois salles, Toulouse, Lyon et Strasbourg qui programment plus de 40 représentations par an.

Parmi toutes ces salles dites « d’opéra », beaucoup sont multigenres, un profil adoré en France pour masquer la misère, des concerts de musique de chambre ou quelquefois symphoniques, des récitals, des opéras accompagnés au piano (!), de la chanson, du théâtre, de la danse, une offre pour tous les goûts. On ne peut évidemment pas qualifier d’opéra ces salles polyvalentes, même si elles sont équipées pour l’opéra, comme la merveilleuse salle de Vichy. C’est une politique de petites touches qui témoigne qu’ici ou là on a fait un peu d’opéra au milieu d’autre chose.

Sans pointer telle ou telle salle, c’est le résultat d’une dilution de l’offre, d’un fractionnement des institutions, de fiefs locaux qui aboutissent quelquefois à des aberrations avec des nouvelles productions qu’on monte et qu’on joue (sans coproduction) deux fois… C’est aussi le résultat de moyens qui ont diminué régulièrement, telle grande scène régionale affichait 35 soirées il y a 25 ou 30 ans et aujourd’hui 16 (avec deux salles…On s’abstiendra de commenter).
Les récentes difficultés dues à l’augmentation des charges ne s’accompagnant pas de soutien des institutions, elles-mêmes aux prises aux mêmes problèmes, conduisent à la fermeture pendant plusieurs mois, à la révision à la baisse des saisons : on a vu plus haut qu’en réalité, CRISE OU NON, l’offre a diminué régulièrement dans de nombreuses salles depuis des années et si l’on ajoute l’effet COVID, le paysage est inquiétant.

Dans ce paysage actuellement, en nombre de représentations et qualité de l’offre, à mon avis la palme du rapport qualité/prix/intelligence va à l’Opéra National du Rhin, avant Lyon qui a longtemps tenu le haut du pavé. Le budget est d’un peu moins de 24 Millions d’Euros (par comparaison, Lyon affiche un budget de 37 Millions) pour le nombre de représentations d’opéra le plus important de tout le pays cette année (plus de 50), compte non tenu des variations saisonnières (réductions, annulations dues aux raisons évoquées ci-dessus).
C’est que l’Opéra National du Rhin, indépendamment de la qualité des productions et de la politique menée, n’a pas de charges fixes d’orchestres (assumées par Strasbourg et Mulhouse), au contraire de Lyon par exemple. Mais comparé à d’autres opéras nationaux qui ont une organisation comparable, son budget est inférieur à Bordeaux, ou Toulouse, et comparable à celui de Marseille (avec cependant une tout autre ambition artistique, notamment au niveau du choix des œuvres et de l’innovation scénique).
Mais voilà, depuis longtemps, l’Opéra National du Rhin est un syndicat Intercommunal, où interviennent Strasbourg Colmar et Mulhouse, qui chacune prennent une part de l’activité et qu’il a été conçu comme Opéra d’abord régional (du Rhin) comparable à son voisin rhénan la Deutsche Oper am Rhein : partage des charges, représentations presque systématiques à Mulhouse (2 représentations de chaque production d’opéra en principe et en moyenne 5 à Strasbourg). Une organisation intelligente, et qui a fait historiquement ses preuves, dans une région proche de l’Allemagne et de la Suisse où l’amateur peut aller écouter de l’opéra par exemple à Karlsruhe au nord, à Freiburg et Bâle au sud et donc avec une offre plutôt riche où le passage de frontière n’est plus « problématique » depuis des dizaines d’années.
Une organisation de ce type a fini par se mettre en place dans la région Pays de la Loire entre Angers et Nantes (« Angers-Nantes Opéra » auquel pour une partie de sa saison s’est joint l’Opéra de Rennes.

En considérant, les implantations géographiques (avant les budgets), on s’aperçoit vite que la distribution des salles en région trahit de profondes inégalités de territoire, des rivalités clochemerlesques qui apparaissent ridicules dans la période que nous traversons, des rivalités politiques aussi désolantes qu’indice de la médiocrité générale du politique face à la question culturelle, à quelque exception près, mais est aussi indice une histoire des implantations culturelles, une histoire de l’opéra en France qui se perpétue sans réflexion territoriale sur l’opéra en France depuis des lustres, à part le très intéressant rapport de Caroline Sonrier commandé par Roselyne Bachelot, une des rares politiques engagées aux côtés de l’opéra, mais bien seule, que la ministre actuelle, plus technicienne que politique préfère garder dans ses tiroirs car ce n’est pas le moment de sortir ça en plus du reste.

Petit tour de France de l’Opéra

Hauts de France :
Nombre de salles : 3
Lieux :
– Opéra de Lille
– Atelier lyrique de Tourcoing
– Compiègne, Théâtre Impérial de Compiègne

Sur une région aussi vaste, avec quelques métropoles importantes (Dunkerque, Valenciennes, Amiens, Saint Quentin et toute la région de l’ex bassin houiller Arras Douai Lens), trois salles fort dissemblables dont deux dans la métropole lilloise, et une à Compiègne, dont le magnifique théâtre impérial qui programme au milieu d’une offre kaléidoscope quelques soirées d’opéra fort atomisées. Au total sur toute la région, on tourne autour d’une quarantaine de soirées d’opéra essentiellement concentrées (85%) sur l’agglomération lilloise. Cette région qui va de Dunkerque à Senlis et d’Amiens à Saint Quentin, est sans aucune irrigation lyrique…  Il est vrai que ces régions ouvrières ou agricoles n’étaient pas des endroits où se sont implantés historiquement des opéras (sauf à Tourcoing, on va le voir). Et visiblement tout le monde s’en moque.
Alors que se mettre sous la dent ?
L’Atelier lyrique de Tourcoing et son Théâtre municipal Raymond Devos, à l’origine une salle de concert et d’opéra, construite en 1887-88 par une société d’amateurs de musique, afin d’y donner des auditions et des représentations. La municipalité (Gustave Dron) décide de l’acquérir en 1902. Jusqu’en 1909, la municipalité y fait donner des représentations par le Grand Théâtre de Lille, puis elle souhaite en faire un théâtre autonome, avec sa propre troupe et son orchestre pour des spectacles à l’attention de la population ouvrière de Tourcoing.  Plus récemment, Jean-Claude Malgoire, un des pionniers du baroque en France poursuivit cette belle histoire. Désormais, la direction artistique est assurée par François Xavier Roth, l’un de nos meilleurs chefs, qui donne des concerts et des représentations avec son ensemble des Siècles. L’idée est remarquable mais limitée dans la mesure où sa carrière se développe largement sur plusieurs fronts, y compris à l’international. Il reste que Tourcoing est le seul exemple en France d’implantation d’opéra en territoire ouvrier.
L’Opéra de Lille de son côté est une salle de qualité, qui avec un budget assez limité offre un nombre de représentations respectable (24 si j’ai bien compté) et surtout une qualité constante et une belle inventivité. Ce pourrait être un fer de lance, mais entre Xavier Bertrand, et le Rassemblement National (deux phares de la culture que le monde nous envie), c’est la seule Martine Aubry qui ait eu une vraie politique culturelle et qui a fait de la Métropole lilloise un des centres d’une culture vivante dans cette région immense, peuplée, active, diversifiée qui devrait être irriguée d’initiatives.  Alors, vous pensez bien que l’opéra aujourd’hui dans cette région sera la dernière des roues du carrosse, avec ses coûts et son image élitiste qui ne sert aucun populisme qu’il soit d'(extrême) gauche ou d'(extrême) droite…
Pour l’opéra dans les Hauts de France : tout y est à faire, à construire, à réfléchir, malgré le bel exemple de Tourcoing, Sans oublier qu’on avait commencé à mettre en place un opéra du nord sur le modèle de l’opéra du Rhin… mais ça a duré ce que durent les roses…

Grand-Est
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra de Reims
– Opéra-théâtre Eurométropole de Metz
– Nancy, Opéra National de Lorraine
– Opéra National du Rhin
Quatre salles et deux opéras nationaux, voilà une région qui semble gâtée… Mais Reims n’a d’opéra que le nom où les représentations se comptent sur les doigts d’une main. Un véritable opéra-Potemkine.
Quant à Nancy et Metz, la rivalité entre les deux villes est légendaire, clochemerlesque et donc aujourd’hui tristement stupide quand l’urgence demanderait des synergies.
Et pourtant les deux villes ont des salles historiques magnifiques, La salle de Metz est la plus ancienne du pays, et Metz est l’une des plus belles villes de France, même si elle a été massacrée en son temps dans les années 1960-70 par une politique urbaine (gaulliste) faite de destructions et de béton (c’était le centre médiéval le mieux conservé d’Europe avec celui de Gênes). Mais il semble impossible (bien qu’il y ait eu des tentatives) de faire un Opéra National de Lorraine qui implique les deux salles, distantes de 60km, un océan infranchissable dans leur cas… La bêtise a encore un bel avenir, et lisez les programmes de l’Opéra-théâtre Eurométropole de Metz pour voir qui y perd vraiment…
De l’autre côté, l’Opéra National de Lorraine, qui, sous l’impulsion de son directeur, Matthieu Dussouillez essaie de proposer des œuvres en marge du répertoire, et des productions de qualité, même si quelquefois un peu trop grosses comme Tristan und Isolde. Mais il y a à Nancy de l’intelligence et de l’ambition, qu’il faut saluer.
Reste l’Opéra national du Rhin, que nous avons déjà évoqué, à la programmation ambitieuse depuis très longtemps, depuis longtemps aussi territorialisé : une institution depuis toujours intelligente et qui a toujours été soutenue localement (l’implantation du Parlement Européen n’y est pas étrangère non plus) même si l’équipe actuelle reste, disons, distante… L’OnR doit faire face à des difficultés momentanées (comme les autres salles) mais aussi structurelles : la salle de la Place Broglie a besoin d’être remise aux normes ; les crédits sont débloqués (mais pas de projet en vue) et pendant quelques années l’activité s’en ressentira sans doute…

Île de France (hors Paris)
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra Royal de Versailles
– Opéra de Massy

L’Île de France est un cas à part, évidemment, et la capitale avec ses salles multiples qui font de l’opéra est un aimant. Nous en avons plusieurs fois reporté les incohérences, n’y revenons pas. Deux salles très différentes offrent de l’opéra, l’Opéra de Massy, autre Opéra-Potemkine (on appellera ainsi ces salles qui se donnent le nom ronflant d’opéra pour une offre réduite et de qualité moyenne, en restant poli) dont les débuts il n’y a pas si longtemps, en 1993 affichaient de belles ambitions qui ont fait long feu. Elle est délégation de service public gérée par une société qui s’appelle (si ! si !) Centre national d’Art lyrique, et dispose de salles et d’équipements qui permettraient une vraie politique et des échanges avec la capitale, des salles comme l’Opéra-Comique ou le TCE pourraient s’y décentrer quelquefois, mais Massy, c’est à des années lumières de Paris, et peut-être un peu trop popu.

Heureusement, avec L’Opéra Royal de Versailles, on revient dans le chic et pas vraiment choc, le consensuel sans sel, et surtout entre soi, vu que les prix excèdent en général les tarifs pratiqués par les salles d’opéra en région. Mais Versailles est Versailles. La salle de Gabriel est sublime, mais la jauge en est d’environ 600 places, et ce n’est que récemment qu’une vraie saison articulée a été bâtie. La qualité des spectacles est scéniquement contrastée ( quelquefois franchement médiocre). Notons quand même que dans un pays qui est en Europe celui où l’explosion baroque a vu éclore orchestres et compagnies, c’est le seul théâtre en France qui affiche (Centre de musique baroque de Versailles oblige) une vraie saison essentiellement baroque, mais pas tout à fait pour le peuple (ouf, on est rassuré). Notons enfin que la salle de Gabriel affiche pour la première fois après plus de 250 ans d’existence une vraie saison, ce qu’elle n’a jamais connu en deux siècles et demi où elle a servi à peu près à tout (et très rarement à l’opéra), et ça, c’est plutôt une bonne nouvelle.

Bourgogne Franche-Comté
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Dijon

Certes, la région n’est pas riche en salles d’opéras, quand elle n’était que Bourgogne, il n’y avait que Dijon, et avec l’ajout de la Franche-Comté, il n’y a toujours que Dijon, avec ses deux salles, l’auditorium et l’opéra. Longtemps symbole d’une insondable médiocrité, l’opéra de Dijon a remonté la pente sous l’impulsion de Laurent Joyeux. On y a vu de beaux spectacles quelquefois des tentatives étonnantes pour faire original (Ring de Wagner à géométrie réduite). Actuellement, le soufflé retombe et le nombre de représentations (une grosse douzaine) montre que Potemkine est prêt à monter dans le wagon.
Malheureusement, l’Opéra de Dijon est l’exemple d’institution dont une ville à elle seule, malgré la bonne volonté ne peut supporter les frais liés à un opéra ou à une structure musicale d’importance. L’autre capitale régionale, Besançon, n’a pas de tradition lyrique, et sa scène nationale affiche quelquefois de l’opéra sans vraie ligne lyrique, même si la ville est le siège d’un prestigieux concours de chefs d’orchestre dont la 58ème édition aura lieu en septembre 2023. Quelque chose pourrait être pensé, d’autant que par TGV, les deux villes sont à 30 min l’une de l’autre. Mais comme elle est la seule salle régionale, elle a droit à l’appellation « théâtre lyrique d’intérêt national », une appellation en chocolat.

Auvergne Rhône-Alpes
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra de Vichy
– Clermont-Auvergne Opéra
– Opéra de Saint Etienne
– Opéra National de Lyon
Quatre salles dont chacune porte le nom d’opéra, quelle chance a cette région !
A quatre, elles totalisent moins de 90 soirées, dont 70% sont assurées par Lyon, 17% par Saint Etienne (qui a une petite saison), les deux autres salles étant des Potemkine dont il ne vaudrait même pas la peine de parler, si Vichy n’était pas une des plus belles salles de France et si quelques essais d’y présenter une production lyonnaise n’avaient pas été tentés. Mais cela a fait long feu… Dieu merci, il y a l’eau pour digérer ce triste gâchis.
45 kilomètres entre Lyon et Saint Etienne, on pourrait croire que quelque chose soit possible entre les deux salles, que nenni, Saint Etienne, patrie de Massenet, préfère vivoter seule, avec les moyens du bord. Intelligence, quand tu nous tiens…
Enfin dans une région vaste et relativement riche, signalons l’énorme disparité géographique puisqu’il n’y aucune offre lyrique notable à l’est et au sud du Rhône. La région devrait donc s’y intéresser… d’autant qu’elle affiche une soi-disant priorité culturelle sur le rural…
Mais la Région veille à un autre grain : soyons sûrs que si une des salles prenait le nom de Laurent Wauquiez, elle verrait ses subventions augmenter, puisque le Petit-Père-du-Rhône semble si sensible à ces sirènes comme le montre sa « politique » culturelle de gribouille (voir la dernière affaire avec Joris Mathieu et le Théâtre Nouvelle Génération de Lyon).et la confusion qu’il fait entre théâtre public et théâtre aux ordres.

Provence-Alpes-Côte d’Azur
Nombre de salles : 4
Lieux :
– Opéra Grand Avignon
– Opéra de Marseille
– Opéra de Toulon Provence Méditerranée
– Opéra Nice Côte d’Azur

Quatre opéras au même profil, qui représentent une singularité dans le paysage français. Des publics plutôt traditionnels, un répertoire essentiellement franco-italien, pas un seul opéra national et des opéras en régie municipale, essentiellement supportés par les villes. Autant dire la mort lente.
Avec l’arrivée de Bertrand Rossi à Nice, une politique est en train d’y naître, mais la salle, une belle salle à l’italienne du XIXe dans la tradition de la péninsule (inaugurée en 1885 en lieu et place de l’ancien théâtre détruit par un incendie particulièrement meurtrier) aurait besoin d’un sérieux rafraichissement. C’est une salle de grande tradition musicale, l’opéra y est vivace, dans la tradition italienne puisque la ville est devenue française en 1860. Et pourtant Nice n’est même pas signalée comme « Maison d’opéra en région » par le Ministère de la Culture, ce qui apparaît au moins étrange.
Entre Toulon, Marseille et Avignon, villes relativement proches, aux publics assez semblables et aux politiques artistiques voisines, on pourrait imaginer des liens, des échanges, une politique au moins partiellement commune, mais paresse, politique et bêtise se conjuguant…
De même entre Marseille et Aix, puisqu’Aix a toutes les infrastructures adéquates à cause du Festival, on pourrait imaginer durant l’année quelques collaborations, mais Marseille et Aix, c’est l’eau et le feu, Caïn et Abel, Eteocle et Polinice, et en moins tragique, mais tragiquement ridicule, les Dupond et Dupont. Guerre historique et picrocholine sur fond de différence sociales, de haines rances et enchâssées dans les mémoires,  l’ex-capitale de la Provence fondée par les romains face à la ville grecque, de cinq siècles son aînée. En plus elles ne sont plus du même bord politique (même quand elles l’étaient, les deux villes se haïssaient). Laissons la carpe et le lapin continuer à jouer dans le bac à sable.
Le cas marseillais est pourtant très singulier dans le paysage français : une salle immense, la plus grande de tous les opéras de région (1800 places), une vraie saison, articulée, un nombre de représentations qui avoisine celui d’un Opéra national, et entièrement à la charge de la ville de Marseille ou quasiment. C’est un cas unique à ce niveau de subvention et si j’ai bien lu la Ville méditerait de sortir du régime de la régie municipale. La deuxième ville de France mérite évidemment un opéra national, mais il faudrait alors aussi donner un coup d’aspirateur à la poussière des productions et atteindre un niveau artistique moyen plus haut. Prendre exemple sur Nice ? ou sur Lille, qui est aujourd’hui du même bord politique ?…
Vous aurez compris que rien n’est simple en PACA, et Aix, Avignon, Toulon, Marseille (et Nice) sont à des milliers de kilomètres les unes des autres. Immobilisme et postures politiques font le reste. Adieu rêve d’un Opéra national de Provence.

Occitanie
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
– Opéra National du Capitole de Toulouse

Deux opéras « nationaux » pour une région vaste qui n’a pas d’autre offre lyrique, dans les deux métropoles de la région qui, et c’est une litote, ne s’aiment point notamment depuis la naissance de la grande région Occitanie. Mais des deux, l’une a une vraie saison d’opéra, même si discutable par certains choix esthétiques, et l’autre une offre qui lentement s’étiole et se réduit comme peau de chagrin, malgré des efforts pour une vraie qualité. Car avec une quinzaine de représentations lyriques annuelles, Montpellier est un Opéra (auquel on a rajouté « orchestre » pour coller mieux à la réalité) national en marche vers l’hommage à Potemkine. Je le dis avec d’autant plus d’amertume que je préfère de loin, de très loin la philosophie de l’offre montpellieraine, hélas réduite par nécessité. Symptôme d’un problème quasi général qui affecte le lyrique dans ce pays.
De l’autre côté, Toulouse reste un opéra qui compte vraiment en France, scéniquement un peu poussif, mais musicalement très solide avec un public fidèle et une vraie tradition, c’est essentiel. Mais une réflexion sur l’irrigation d’une région très vaste s’impose car tout est à faire.

Nouvelle Aquitaine
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Opéra de Limoges
– Opéra National de Bordeaux

Deux salles d’opéra dont un Opéra « national » et une salle à gestion municipale qui offre cette saison une douzaine de soirées lyriques.
Un rapport de la Chambre régionale des comptes de 2021 sur l’Opéra de Limoges concluait à la bonne gestion financière de l’établissement financé en 2019 à 90% par la ville de Limoges (Etat 4% et Région 5%) : les chiffres parlent d’eux-mêmes, et le même rapport souligne que hors Opéra de Paris, en 2017, les villes supportent à 45% les financements publics des opéras en France et l’État 16%.
Quant à l’Opéra National de Bordeaux, il dispose d’une des salles les plus belles de France, construite par Victor Louis, qui remonte à 1780 et qui fut un des modèles du Palais Garnier, à la capacité d’un peu plus de 1100 places (comme Lyon, comme Zurich ou peu s’en faut, comme Strasbourg), une capacité qui ne permet pas de monter Saint François d’Assise ou La femme sans ombre, mais permet de monter à peu près tout le XVIIe, le XVIIIe, l’essentiel du XIXe  et pas mal d’œuvres du XXe. Mais depuis des dizaines d’années, à Bordeaux, l’ambition affichée a toujours dépassé et les résultats artistiques, et les idées.
Ambition ? la construction de l’auditorium, décrit comme suit : « Une fosse d’orchestre pour 120 musiciens et un espace scénique de 220 m2 qui permettent d’accueillir des opéras de Wagner ou de Strauss tout comme des opéras contemporains nécessitant un orchestre important et une scène assez grande. » : dans la littérature de la communication l’auditorium semble être le lieu principal d’attraction -comme si on pouvait afficher des Wagner ou des Strauss chaque saison avec les énormes frais afférents, alors que l’atout de Bordeaux, c’est évidemment la salle de Victor Louis, un atout musical esthétique et touristique indéniable sur laquelle une saison raffinée et intelligente pourrait être réfléchie, au-delà de Requiem de Mozart en style Louis-Caisse écologique et racoleur, opération de communication désolante de nunucherie.
L’opéra de Bordeaux, entre ambitions excessives, politiques artistiques quelquefois incohérentes sinon errantes ou erratiques, le plus souvent pâlottes n’est jamais arrivé à produire au niveau des théâtres équivalents (Toulouse, Lyon, Strasbourg), et ce sous tous les mandats directoriaux.
Bref, ce n’est pas du côté de la Nouvelle Aquitaine qu’on fera la fortune de l’art lyrique.

 

Centre Val de Loire
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Tours
Ce n’est pas non plus du côté du Centre Val-de-Loire que l’art lyrique trouvera de quoi fleurir.
Une seule salle, le Grand Théâtre de Tours avec sa douzaine de représentations, superbement isolé, alors que la seule solution viable serait peut-être de rejoindre le schéma proposé par Angers-Nantes Opéra, qui ferait un joli « Opéra national de la Loire » auquel comme on va le voir s’est raccroché Rennes.
Tours est à 170 km de Nantes, un océan infranchissable d’autant qu’il y a une frontière de Région. Laissons cela, c’est pitoyable. Mais le Ministère de la culture offre à l’Opéra de Tours l’appellation « Théâtre lyrique d’intérêt national » sans doute au simple motif que c’est le seul de la région ou que la liste affichée n’est plus tout à fait cohérente, car son « intérêt national » se discute.

Pays de la Loire
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Angers-Nantes Opéra – Opéra de Nantes
– Angers-Nantes Opéra – Grand Théâtre d’Angers

Deux salles et un Opéra, enfin une solution de collaboration intelligente, à laquelle on vient de le signaler, Rennes s’est adjoint, pour la moitié de sa saison, Rennes, qui est à 100 km de Nantes. Une vraie solution régionale (et interrégionale puisque Rennes c’est la Bretagne) avec si l’on compte les trois villes un peu plus d’une trentaine de représentations d’un niveau de qualité appréciable.
Mais entre les deux villes, Angers et Nantes, les choses ne sont pas au beau fixe, avec des baisses de subventions continues, et la dernière période est comme partout très tendue. Dans le budget c’est la métropole nantaise qui met l’essentiel (61% des subventions) et la région, pour cette opération « régionale » verse… 3%. Cherchez l’erreur.
Comme toujours en cas de difficultés, chacun cherche à rentrer dans sa propre niche, et comme toujours, la victime du système c’est la production puisque 2023-24 affichera une dizaine de soirées en moins. Et quand l’offre baisse le public baisse : il est plus facile de baisser l’offre que de récupérer un public. Comme quoi, même des solutions intelligentes et articulées restent fragiles.

Normandie
Nombre de salles : 2
Lieux :
– Théâtre de Caen
– Opéra de Rouen-Normandie

Lorsque la région Normandie était divisée en Haute et Basse Normandie, chacune avait son Théâtre, à Caen, le Théâtre de Caen, et à Rouen, comme on l’a longtemps appelé, le Théâtre des Arts.
Le Théâtre de Caen avait une grande tradition baroque parce que William Christie et les Arts Florissants y fleurissaient justement. Mais il y eut rupture en 2015 après 25 ans de résidence, pour des sombres histoires de gros sous, de changement d’équipe municipale etc. etc.  La culture est souvent victime de ce genre d’aventure, et l’opéra encore plus….
Le résultat est la programmation lyrique actuelle du Théâtre de Caen, 7 représentations au total, avec certes un excellent niveau, mais sans ligne.
Rouen, arrivé dans l’actualité à cause de la crise financière des opéras, affiche plus d’une vingtaine de représentations, soit bien plus de Caen. Rouen a une vraie tradition d’opéra.
Dans ma jeunesse parisienne, on allait souvent voir les représentations rouennaises de Wagner, dirigées par Paul Éthuin toujours bien distribuées et bien dirigées. La programmation actuelle  y est diversifiée, dans les genres et dans le type de production. Il est d’autant plus regrettable que la crise ait frappé un opéra plutôt valeureux.
Ces deux salles ont chacune un passé, ancien pour Rouen, plus récent pour Caen, chacune avec un souci de qualité qui est resté un axe fort. Distantes de 128km, liées par autoroute ausi bien que par voie ferroviaire directe, ne purraient-elles pas songer à s’allier, ce qui permettrait sans doute à Cane d’augmenter son offre, et ouvrirait sur un vrai projet global normand. Là encore, il serait temps de créer des synergies, dans l’intérêt de l’opéra, dans une région où il a été relativement bien servi, mais où il est fragilisé, comme l’actualité récente nous l’a enseigné.

 

Bretagne
Nombre de salles : 1
Lieu :
– Opéra de Rennes (avec quelque extension à Quimper)
Une seule salle en Bretagne dont le caractère a souvent été une exigence de qualité et une offre étoffée. La situation actuelle depuis 2018 associe l’Opéra de Rennes et Angers-Nantes Opéra, tout en gardant des productions maison : au total pour la seule salle de Rennes, on a une offre de 28 représentations d’opéra, soit autant que Marseille, plus que Lille et plus qu’Angers-Nantes Opéra sur deux villes. Rennes, il est vrai, a une vraie offre culturelle en spectacle vivant (avec le Théâtre National de Bretagne) depuis longtemps, et cela se sent.
Il faudrait seulement sans doute développer la relation avec Quimper, pour irriguer un peu l’ouest de la région.

Conclusions :
Un constat s’impose, l’hétérogénéité de l’offre géographique, résultat de traditions historiques plus que de choix politiques : les opéras se sont d’abord installés dans des villes riches, dès le XVIIIe, et puis peu à peu le XIXe bourgeois a voulu ses salles municipales, signes d’un statut local qui s’améliorait.
Mais, à la différence du reste du spectacle vivant, il n’y a pas eu de réflexion sur l’irrigation du territoire et la géographie de l’opéra en France : on a bien revu la distribution des orchestres notamment régionaux, mais pas l’opéra, qui n’est pas comme en Italie un genre identitaire national (même si le passage en Italie de Berlusconi et consorts a aussi eu un effet délétère : la culture, c’est pas leur truc). L’opéra reste dans les têtes un plaisir de l’élite sociale, donc pas très payant en termes politiques. Comme le politique d’aujourd’hui pense la plupart du temps le court terme, l’investissement dans la culture à long terme, mieux vaut ne pas y penser, surtout s’il est lourd et coûteux.
Deuxième constat, plus désolant, la difficulté sur une même aire régionale à créer des synergies autour des opéras, pour mieux le distribuer sur les territoires régionaux et améliorer l’offre, comme l’Opéra National du Rhin et aujourd’hui Angers-Nantes Opéra, seuls exemples d’organisation territoriale. Ce serait directement possible entre Metz et Nancy, en région PACA, qui a une vraie tradition, éventuellement en Auvergne-Rhône-Alpes, mais les réflexes clochemerlesques, “campanilistes” comme on dit en Italie, et donc totalement ridicules, d’une crasse bêtise qui mettent non l’irrigation culturelle en fer de lance, mais les crètes décolorées de pauvres coqs qui font de l’Opéra local, même vidé de son sang et avec quelques productions à peine dignes, un enjeu de « fierté » locale, une médaille au revers, qui finit par s’étioler et devenir misérable. « L’opéra meurt, mais j’ai un théâtre qui s’appelle Opéra ça suffit bien ! ».
Troisième constat, la liste publiée par le Ministère de la culture ne correspond pas à la situation actuelle, en terme productifs, en termes d’efforts et de renouvellement.  Ce dossier non actualisé n’est simplement pas prioritaire.
Dans ce paysage triste et qui court à la ruine, la crise actuelle a le seul mérite de faire voir la poussière qu’on (et notamment l’État) mettait soigneusement sous le tapis. Laisser les opéras aux mains des villes, c’est évidemment conduire à la ruine parce que la crise actuelle montre qu’elles ne peuvent plus assumer les coûts, même si elles veulent défendre leur salle. Laisser ces inégalités géographiques sans réguler, et des villes continuer à gérer avec difficulté leur salle, c’est très confortable pour un État pour qui l’Opéra est plus un boulet qu’autre chose. Ça coûte cher, et ça draine peu de public : pourquoi se fatiguer à chercher des moyens d’améliorer les choses, mieux vaut constater le décès par débranchement du respirateur, on fera de beaux discours sur les regrets. L’État qui s’intéresse tant à la fin de vie l’expérimente avec l’opéra.

 

B. La nature de la crise actuelle

L’alerte actuelle qui frappe de nombreuses salles, n’est pas la cause de la crise des opéras en France, mais plutôt un effet collatéral à une crise plus profonde qui affecte les financements, la distribution géographique mais aussi les systèmes et organisations.

  1. Les motifsLa crise actuelle est motivée par l’augmentation des coûts de l’énergie et l’augmentation des coûts salariaux, elle frappe les plus grosses institutions (Lyon ou Strasbourg), mais aussi de plus petites (Rouen), mais elle ne frappe pas indistinctement. Certaines salles, dont les frais de personnel ou d’énergie sont pris en charge directement par les villes, sont moins directement affectées, même s’il y a fort à parier que cela se retrouvera dans le montant des subventions futures.
    Mais la question centrale est bien plus la désaffection des publics, une qualité d’ensemble plus que moyenne, et surtout des situations très différentes où on appelle « opéra » aussi bien une production impeccable à Lyon ou Strasbourg qu’une production plus proche, au mieux d’un spectacle de fin d’année d’un conservatoire reculé.
    Enfin, même sans covid, sans crise de l’énergie, sans inflation, l’opéra est peu aidé parce que c’est un art complexe (c’est détestable, la complexité), et donc qu’il coûte cher en personnel artistique ou technique pour peu de représentations et donc peu de public… Un public qui diminue souvent par diminution de l’offre, alors on préfère jeter le bébé avec l’eau du bain et se contenter d’une présence au mieux symbolique.
  2. La diversité des situationsNotre rapide tour de France montre une diversité de situations tant dans les statuts des établissements, que dans les capacités productives et dans l’offre lyrique. Beaucoup de salles affichent peu de représentations, d’autres en diminuent régulièrement le nombre, et d’autres enfin coupent dans des activités annexes (hors les murs, « petits » spectacles, réductions des activités scolaires etc…) ou multiplient les opéras sous forme de concert, moins coûteux à amortir.
    Beaucoup d’institutions ont déjà annoncé la baisse de l’offre (nombre de productions, nombre de représentations), alors que l’offre en France est déjà globalement réduite comme on l’a vu ci-dessus. Or il y a une loi toujours vérifiée, qu’il faut répéter à l’envi : moins de représentations = moins de public, et le supposé retour à la normale ne s’accompagne jamais d’un retour systématique du public, mais d’une baisse durable. On peut rapidement faire baisser le public, on met des années à le reconquérir, sans aucune garantie. On l’a vu avec la pandémie.
    Pourtant, là où il y a une tradition de qualité, une implantation assise, le public répond par une très belle fréquentation. L’opéra national de Lyon, qui a eu avec Serge Dorny une politique hardie en matière d’offre, n’a pas vu sa fréquentation baisser (dans quelle autre salle française Sancta Susanna de Hindemith ou Von heute auf morgen de Schönberg auraient pu faire le plein ? Mais l’équipe municipale actuelle n’aime visiblement pas l’opéra et ce que ça lui coûte, alors qu’elle a une des salles au public le plus jeune d’Europe. Il y aurait beaucoup à dire d’ailleurs sur la politique culturelle des mairies écolo, mais passons.
  3. Le morcellement du paysage

La diversité des situations et le morcellement du paysage vont de conserve. Mais la diversité des statuts n’est pas forcément la cause des difficultés ou de la qualité des spectacles. Un regard rapide sur les programmes des salles montre (à quelques exceptions près, assez rares) un singulier manque d’imagination dans les titres proposés. Le nombre réduit de représentations la plupart du temps n’incite pas non plus les producteurs à faire des efforts sur la qualité des productions qui vont n’être proposées (même en cas de coproductions) au mieux que pour quelques représentations à de rares exceptions près. Quelquefois une production est conçue au départ pour tourner, comme Le Voyage dans la lune, d’Offenbach (Rouen, Metz, Compiègne, Reims, Massy …) dans la mise en scène d’Olivier Fredj, et dans une distribution stable, mais il y a peu d’exemples de ce type qui seraient à encourager.
il reste que même dans le cas des plus grosses institutions, le nombre de représentations n’excède pas la cinquantaine annuelle pour les deux plus importantes, plus proche de la trentaine pour toutes les autres, ce qui n’est pas énorme.
Enfin, last but not least, l’opéra exige au-delà des personnels techniques et artistiques, des lieux adéquats. Il y a des territoires où aucune salle ne peut recevoir de l’opéra mis en scène, par absence de fosse. On peut quand même envisager des représentations concertantes ou semi-concertantes dans ces territoires-là, mais c’est aussi un indice des cahiers des charges qui ont présidé à la construction des salles. En Allemagne ou en Suisse, toutes les salles municipales ont une fosse, avec une autre politique aussi, parce qu’elles sont multifonctions. En France combien de salles multifonctions ont-elles une fosse d’orchestre ?

 

Les financements, État, Régions, Métropoles, Villes

Éliminons d’emblée les gros financements privés qui vont plutôt dans le lyrique à des grands Festivals (Aix) ou à de grosses institutions (L’Opéra national de Paris). L’Italie a transformé en Fondations privées la plupart de ses opéras et cela a marché pour les grosses institutions, mais les plus petites sont financées par des structures publiques ou semi-publiques, et c’est un échec car les Fondations lyriques se sont retrouvées au bord du gouffre, l’une après l’autre.

Mettre à plat les systèmes de financement, c’est se dire, qui paie quoi ?

Un regard rapide sur les budgets montre que pour les salles les plus importantes, celles qu’on peut (encore) appeler « Opéras » les budgets tournent autour de 30 à 35 millions d’euros annuels, et pour des raisons historiques, structurelles, légales, les moins impliquées sont les régions (autour de 6 à 7% du budget au mieux), les plus impliquées sont les villes, avec la palme à Marseille, une régie municipale historique avec une tradition lyrique forte, qui a un budget pour son opéra de l’ordre (légèrement inférieur) d’autres grandes salles françaises dont des opéras nationaux et un nombre de représentations tournant autour de la trentaine avec les représentations en version concertante. Compte tenu de l’offre, de la capacité de la salle, l’une des plus grandes de tous les opéras en France (plus de 1800 places) , c’est par rapport à bien des salles, une vraie performance, pour un public traditionnellement amoureux des voix et pas trop fan de mise en scène.
On peut d’ailleurs regretter que les budgets et le montant des subventions et soutiens ne soient pas clairement affichés par les maisons d’opéra, notamment les plus importantes : on souhaiterait que ces salles de référence en France fassent comme Lyon, qui chaque année affiche son budget et ses résultats, y compris remplissage etc. dans sa brochure de saison

L’observation des budgets quand on y a accès montre des constantes :
– Les villes (quelquefois les métropoles) restent les financeurs essentiels (48% à Lyon, 52% à Bordeaux, 70 à 80% à Marseille) et mettent aussi des personnels à disposition en nombre plus ou moins important.
– L’État verse plus ou moins 15% aux opéras nationaux
– Les régions aident de manière congrue (autour de 6%)
– Les recettes propres entrent en général autour entre 20 à 30%, où la billetterie peut tourner autour de ce pourcentage, où être bien plus réduite ( à Lyon, la billetterie entre pour 10% des recettes générales et seulement à peu près la moitié des recettes propres)

Pour fonctionner, les opéras sont fortement subventionnés, on le savait depuis longtemps et les subventions publiques sont largement supportées par les villes (45% en moyenne en 2017), ce qui aujourd’hui est problématique.
Il est clair en effet :

  • Que les villes ne peuvent plus supporter des charges à cette hauteur
  • Que la création des métropoles devrait déterminer une remise à plat du système, parce que la salle d’opéra couvre un public qui dépasse largement les frontières de la ville où il est implanté, et la ville paie quelquefois plus en proportion de ses administrés qui la fréquentent.
  • Que les régions, pour des salles qui ont un poids financier et un impact économique fort, donnent très peu : à part Strasbourg et Angers-Nantes Opéra, les salles n’ont aucun impact régional, avec des disparités dans la distribution des salles qui n’a jamais incité à réfléchir à l’impact régional. L’implication très relative des régions vient sans doute d’un problème de « compétences », sur lequel on s’est bien gardé de revenir : le boulet, c’est mieux pour les autres.

Face à des villes qui ne peuvent plus assumer seules ou presque les charges des salles, la première réflexion porte sur les opéras dits « nationaux » et les financements de l’État. Un rapport de la chambre régionale des comptes de 2017 de la nouvelle Aquitaine montre que hors opéra de Paris, la part de financement de l’État pour les opéras en France est de 16% (c’est le pourcentage qu’on constate effectivement les rares fois où l’on a accès aux chiffres, par ex. Lyon). Si l’on intègre dans le calcul l’opéra de Paris, alors la part de l’État passe à 38%…
En clair cela signifie que la subvention parisienne engloutit l’essentiel des subventions d’état. Ainsi l’État privilégie-t-il Paris au détriment des opéras qu’il a lui-même qualifiés de « Nationaux », une médaille en chocolat. Il ne s’agit pas de rééquilibrer en baissant les subventions parisiennes, dans la mesure où c’est l’État dans sa vision à si long terme qui a voulu un Mammouth lyrique à Paris qu’il essaie désormais d’encourager à chercher du mécénat pour réduire ses subvention publiques (aujourd’hui environ 40% du budget). En réalité, il est évident que l’État doit augmenter sa part de financement des opéras nationaux en région : il n’est pas normal qu’un Opéra national de Lyon soit financé à 50% par la ville de Lyon, ou alors que l’État demande aussi à la Ville de Paris de financer l’Opéra national à hauteur, elle qui a déjà bien du mal avec son Châtelet… mais je plaisante bien sûr. Les opéras nationaux ayant théoriquement un rayonnement national, les sous doivent aller avec, ou alors , c’est une autre plaisanterie.
Il ne s’agit pas évidemment non plus de supprimer les subventions des villes : dans de grandes capitales régionales, l’Opéra en état de marche a des retombées économiques que Lyon en son temps avait calculé, et ce n’était pas indifférent, mais il faut rééquilibrer la part de chacun. Il est clair que les Métropoles doivent prendre une part plus importante dans les financements des opéras, c’est déjà le cas à Metz ou dans quelques autres villes, car une salle d’opéra rayonne sur la ville et son « hinterland », au moins jusque-là où vont les transports urbains.
Enfin, même si ce n’est pas leur compétence, mais tout peut évoluer ou changer, les régions donnent environ 5 à 7% pour les opéras, ce qui est ridicule, mais vu la situation, aucune intervention n’est ridicule. On peut sans doute conditionner les subventions des régions au rayonnement régional de l’institution, quand on lit que l’Opéra national du Rhin est un syndicat « intercommunal », ou que la région est peu impliquée dans Angers-Nantes Opéra, on se dit que quelque chose ne fonctionne pas au royaume du Danemark. En d’autres termes, là où les salles de la région travaillent à des synergies, à des organisations intelligentes entre elles qui irriguent le territoire, on pourrait imaginer leur part de financement augmenter. Certes, elles financent déjà part des orchestres régionaux, souvent en fosse d’opéra pendant la saison, mais il y a sans doute à réfléchir sur le rôle de la région dans la circulation de productions, dans le lien entre diverses salles. Mais personne de bouge, parce qu’il s’agit de donner des sous…
Pour encourager les publics on pourrait aussi imaginer d’autres filons, un peu différents, en Allemagne, le billet d’opéra vaut ticket de transport en commun le jour de la représentation par exemple… L’imagination peut-être au pouvoir mais il semble qu’on soit pétrifié à l’idée de soulever ce lièvre-là, mieux vaut la « petite mort » lente qui ne fait pas trop parler d’elle, on pourra au moins financer les Kleenex pour sécher les larmes.

Résumons-nous :

  • Ce n’est plus le rôle des villes de supporter seules les frais d’un opéra qui produit régulièrement, au moins quand on appelle « Opéra National » l’institution : l’État doit prendre ses responsabilités.
  • Il est urgent de rééquilibrer les contributions entre métropoles et région, les départements ont une part infime (1 à 2% dans les financements) et ils ont d’autres charges, plus sociales (APA etc…) qu’ils peinent à assumer, laissons-les de côté dans cette affaire. Bref il est important de remettre à plat le système quand l’opéra est représenté dans la ville avec autre chose que quelques représentations atomisées
  • Enfin, en termes de patrimoine, des salles superbes comme Metz, Nancy, Nice, Bordeaux, Vichy mériteraient d’être mieux valorisées en hébergeant des productions d’opéra dignes d’elles, ce n’est que très partiellement le cas.

Mais ne nous berçons pas d’illusions, le genre lyrique ne sera jamais un genre populaire au moment où le théâtre connaît aussi des difficultés, bien que ce soit un genre bien plus important en France, et il s’agit simplement de faire en sorte que l’offre soit d’une qualité à peu près homogène en qualité, dans un système plus cohérent et mieux territorialisé.
Mais ce que les puissances publiques nationales ou territoriales n’ont pas fait en temps de vaches grasses, elles ne le feront pas en temps de vaches maigres, l’opéra et son réseau de salles a été laissé plus ou moins tel que parce que s’y intéresser c’est entrer dans un engrenage qui ne concerne pas seulement les subventions, mais aussi les organisations, le système de production, les orchestres, les artistes etc… Il y aura bien des raisons pour lesquelles les choses sont laissées en l’état…

 

C. Le système productif et ses problèmes

Si la question des financements entre fortement dans la question des opéras en France, elle n’est pas la solution à tous les problèmes. il ne faut pas non plus oublier le système de gestion, à un moment où des voix s’élèvent, comme un chœur insistant pour demander « des troupes », « des troupes »… Nous avons dans ce blog longuement essayé d’éclaircir la question, mais elle se pose très différemment à Paris et dans les opéras en région.

Examinons d’abord le système actuel, la stagione
Il est en quelque sorte comparable à la production d’un film : pour un spectacle donné, on réunit une distribution une équipe de production, un chef et un orchestre. Et dans certains théâtres, on réunit aussi les techniciens nécessaires. Tous les théâtres n’ont pas les capacités techniques ou même les équipes nécessaires pour monter un spectacle complexe et bien des théâtres ont des équipes techniques réduites.
Conséquences pour les productions :

  • On limitera les dépenses de production (décors et costumes) notamment si le nombre de représentation est réduit
  • On réduira progressivement le temps de répétitions, qui est coûteux
  • On fera donc appel à des metteurs en scène point trop exigeants qui ne bousculent pas les équipes en place et font au plus simple et au plus vite

Par ailleurs, on croit souvent que les orchestres au nom quelquefois ronflant sont fixes (genre Orchestre symphonique de Saint Crépy sur Levrette) , c’est très souvent un leurre.
Les orchestres régionaux peuvent l’être, moins les orchestres municipaux ou locaux qui sont réunis ad hoc. Quelquefois, l’orchestre se réduit à quelques musiciens fixes (salariés) (par ex. un continuo baroque) et pour chaque production, on fait appel à des supplétifs. Pour des questions de frais fixes (un orchestre de 45 musiciens c’est 45 salaires), on a souvent des orchestres avec quelques musiciens salariés et le reste supplétif. Bref, la géométrie est variable, mais dans ce système, même les orchestres la plupart du temps sont réunis ad-hoc, à l’exception de Lyon qui est le seul à avoir son orchestre spécifique, et de deux ou trois orchestres régionaux de prestige comme le Philharmonique de Strasbourg ou l’Orchestre du Capitole, avec les conséquences sur la qualité et l’homogénéité.
Un orchestre comme Les Musiciens du Louvre-Grenoble, en résidence à Grenoble avait sur place quelques musiciens chargés de l’action culturelle par exemple, mais répétait à Paris et arrivait à Grenoble pour le concert avec une formation à géométrie variable. C’est aussi le cas d’un orchestre comme la Cappella Mediterranea… Certes, les réseaux fonctionnent et on fait souvent appel aux mêmes collègues supplétifs, mais ça n’est pas gravé dans le marbre.

C’est un système qui ne favorise pas la cohésion des orchestres, mais convient aux musiciens, plus libres de « cachetonner », et pas attachés à un lieu fixe, des temps fixes, des répétitions fixes. Dans le cas d’orchestres qui se déplacent comme la Cappella Mediterranea les coûts seraient pharamineux si c’était tout un orchestre fixe qui se déplaçait. Le noyau se déplace et on recrute sur place (par exemple quand ils sont en fosse à Paris ou Aix)
Ce qui est vrai pour les musiciens d’orchestre l’est aussi pour les chanteurs, plus libres de choisir leurs productions, avec une rémunération au cachet que souvent ils préfèrent à un salaire fixe, de même les techniciens, car il n’y a pas suffisamment de travail continu pour être attaché à telle ou telle salle et le système de l’intermittence fait le reste.

Le système stagione, finalisé à la production, convient aux très grandes institutions (Paris par exemple) ou aux institutions qui ont une politique lyrique pointue (Lyon, Strasbourg). Les productions sont créées, la presse en parle, ça fait buzz (enfin mini buzz) et puis s’en vont.
Avec pareil système, peu de titres, six à huit titres par an : un lyonnais aura vu ainsi Tosca pourtant un phare du répertoire, une seule fois en un demi-siècle ; en 2019/2020… La qualité est respectable, mais pas partout.

C’est un système plus favorable aux artistes parce que c’est un système au cachet, globalement plus rémunérateur, et surtout plus souple, et qu’on peut faire appel ponctuellement à des chanteurs plus « bankables » sur le marché (pas forcément des stars, mais des noms connus des amateurs) pour remplir la salle mais pas toujours favorable aux institutions, ni à une politique construite ou rigoureuse envers les publics. D’autant que lesdites productions sont rarement reprises, et qu’ainsi tout est finalisé, aux deux trois ou quatre représentations (six à huit dans les meilleurs cas). En effet dans ce système, il y a un nombre de représentations au-delà duquel le théâtre perd de l’argent. Ce n’est donc pas un système favorable à l’éducation du public, à la construction d’une vraie culture lyrique, à la permanence, car – c’est le cas en ce moment – à la moindre baisse de subvention, on supprime des productions.
Or, la France entière fonctionne sur ce système, assez libéral, qui laisse les artistes dans le marché. Quand ce sont des artistes côtés, pas de problème, quand ce sont des jeunes ou des artistes « de complément », indispensables mais à la carrière difficile, c’est délétère. D’où la nécessité d’un champ professionnel organisé sur l’offre, avec des agents  qui représentent les artistes (indispensables pour les accompagner) et une importance accrue des réseaux…
D’où le système de l’intermittence, réponse sociale à un système de gestion élastique. Cachetonner, c’est le verbe-clé de la vie musicale et lyrique française, parce qu’il n’y a simplement pas suffisamment d’institutions garantissant des revenus stables et continus. L’intermittence est dans pareil système indispensable à l’équilibre des revenus des artistes.

Le système de troupe et de répertoire est-il une réponse ?
C’est le système qui organise la vie musicale dans les pays germaniques et en général les pays de l’Est européen, Russie comprise dans pratiquement tous les théâtres, petits et grands. Le système stagione en revanche couvre l’ouest et le sud européen, les Etats-Unis et le Canada et le reste du monde qui programme du lyrique. J’ai souvent écrit que la réunification de l’Allemagne n’avait rien changé au fonctionnement des théâtres à l’Est, parce que c’est le même système qui gérait Est et Ouest.
Dans les pays où le système de troupe fonctionne, ce sont les villes qui financent à 80 ou 85% les théâtres, et plus largement les institutions publiques (radios) les orchestres. Dans les très grandes villes d’Allemagne, État fédéral, il y a plusieurs orchestres, ceux financés par la ville, ceux financés par la radio. Prenons Munich, par exemple, parmi les principaux orchestres, il y a l’orchestre de la Radio Bavaroise (financé par la radio, le Bayerischer Rundfunk), celui de l’Opéra (Bayerisches Staatsorchester, financé par le Land qu’on appelle l’État libre de Bavière dans le cadre du financement de l’Opéra), et les Münchner Philharmoniker (financés par la ville). L’état de Bavière finance en outre les Bamberger Symphoniker, le grand orchestre symphonique de la ville de Bamberg, au nord de la Bavière. Système plus ou moins semblable à Francfort, Stuttgart ou à Hambourg.
Ces villes ont toutes un théâtre et un opéra (salles séparées, quelquefois dans le même bâtiment, comme à Mannheim ou à Francfort) avec la notable exception de Berlin avec ses trois opéras et sa dizaine de théâtres municipaux.
Les villes petites ou moyennes ont une salle de théâtre multifonctions (Stadttheater), qui propose une saison complète (on joue à peu près chaque soir) de théâtre, d’opéra, de ballet, éventuellement de concerts qui vont de la petite forme à la grande forme .

Pour faire vivre le système, dans toutes les villes, grandes ou petites, il y a dans les théâtres une troupe d’acteurs, de chanteurs, un ballet (pas partout), un orchestre local qui fait du symphonique et de l’opéra, tous salariés, tous employés municipaux. Dans les plus grandes villes ou pour des occasions exceptionnelles on peut faire appel à des chanteurs invités en surnuméraire. Du côté des chefs, il y a à la fois un Musikdirektor ou un Generalmusikdirektor, qui assure les nouvelles productions et quelques reprises et bonne part de la saison symphonique, au contrat, et des chefs fixes, qu’on appelle des Kapellmeister (« Maître de chapelle ») qui assurent les reprises et le tout-venant et font travailler l’orchestre.
Quant aux productions, le système diffère dans les grosses et les petites structures : dans les grosses, une production est longuement répétée, puis entre au répertoire, ce qui veut dire qu’elle sera reprise dans les saisons pendant plusieurs années. Dans les plus petites, il y a moins de productions, et donc quelquefois la saison se limite à des nouvelles productions, de rares reprises, mais toujours ensuite stockées.
En revanche, le revers de la médaille, c’est que les villes financent peu les compagnies autonomes et que les théâtres ne font pas d’accueil de spectacles ou d’artistes extérieurs, cela sortirait de leurs frais fixes avec les risques relatifs au remplissage, alors qu’en France c’est la base du fonctionnement. Artistiquement, le spectateur va dépendre d’une équipe en place, et il n’y aura pas de confrontations « d’univers artistiques », comme on dit dans les salons, moins de diversité, mais plus de régularité.

Cela suppose qu total:
– des équipes techniques étoffées pour assurer l’alternance
– des équipements fixes pour les répétitions (salle de chœurs, répétitions d’orchestre si la salle est occupée) mais aussi des espaces de stockage des productions.
– une administration qui puisse gérer un agenda assez rempli, un planning d’occupation des salles et aussi des chanteurs ou des comédiens de la troupe, etc… et aussi la relation au public essentielle pour un système qui s’appuie beaucoup sur les abonnements, c’est-à-dire toute une logistique assez lourde qui justifie que dans le cas des villes, le théâtre engloutit bonne part des subventions.
– Et surtout un nombre de représentations important : plus il y a de représentations, plus il y a de public et plus il y a de recettes. Tout le monde étant salarié, artistes comme techniciens, les frais sont fixes, tout représentation est ainsi une recette nette.
C’est un système lourd, assez monopolistique dans les villes mais qui garantit au public une accessibilité continue à des prix contenus (le prix maximum dans les salles régionales, par exemple Karlsruhe, excède rarement 60-70€)

Or, même les théâtres lyriques les plus productifs en France (Lyon, Strasbourg, Toulouse) ne peuvent gérer une telle logistique avec leurs équipements et leurs équipes actuelles. Et on peut bien imaginer que les villes (ou les métropoles) ou encore moins les régions ne sont pas prêtes à investir dans un tel système, qui suppose aussi par ricochet une réponse du public (qui, même en Allemagne a baissé, même si cela reste le grand pays de la musique classique en Europe).

Pour qu’un tel système fonctionne vraiment dans une métropole régionale, il faudrait que l’on soit sur une centaine de représentations lyriques par an. On a vu que le maximum offert est d’une cinquantaine, et encore avec des menaces et sur trois salles dans tout le pays. Il y a eu notamment à Lyon par le passé (il y a plus de vingt-cinq ans, comme quoi la question n’est pas vraiment nouvelle) la création d’une troupe fondée sur de jeunes chanteurs valeureux, par exemple Ludovic Tézier, qui passa deux ans en troupe à Lucerne, puis trois ans à Lyon. Ça a fait long feu.
Pour un chanteur d’opéra, la troupe est pourtant très formatrice, parce qu’il doit affronter toutes sortes de rôles, répondre à des urgences, côtoyer aussi de grands professionnels. Il n’y a pas de hasard, si certains de nos chanteurs ou chanteuses ont fait de la troupe en pays germanique, il y aura bien une raison, Natalie Dessay (Vienne), Julie Fuchs (Zürich), Elsa Benoît (Munich), Elsa Dreisig (Berlin, et la saison prochaine Munich)…
Impossible à ce stade de déliquescence du réseau français d’envisager un système à la germanique et d’ailleurs il n’en a jamais été question parce que ce système est sorti de toutes les têtes et cocneptions depuis des lustres (à cause de la crise de l’Opéra de Paris, opéra de troupe jusqu’aux années 1970) On peut se limiter à l’entretien d’une troupe réduite de chanteurs, mais là encore, elle ne peut être attachée qu’à un opéra qui produise au moins une quarantaine de représentations. Elle peut être envisageable dans un système de réseau régional : on revient toujours à la question des synergies. Mais il est clair que socialement, le système permet à l’artiste (ou au technicien) des revenus fixes et réguliers, ce qui diminue l’intermittence.
En France, le système est particulièrement hypocrite, justement grâce à la question de l’intermittence, pas vraiment essentielle pour les stars, mais essentielle pour les armées d’artistes, de chanteurs et techniciens qui dépendent des offres. On travaille sur une production, on reçoit un cachet et pendant les périodes creuses, le système de l’intermittence prend le relais. Pour l’artiste, c’est une grande sécurité . Pour le public, c’est moins vrai, car les périodes creuses le sont aussi pour lui.
En Allemagne, le chanteur d’opéra étant « mensualisé » à hauteur de ses prestations dans le théâtre auquel il est attaché, et pour le reste en « free » (où interviennent les offres via son agent), n’a pas besoin de l’intermittence et le public continue à avoir accès à des représentations. Pas de période creuses, d’autant qu’en dehors de leurs contrats locaux, les artistes peuvent en accepter ailleurs. La plupart des chanteurs restent en troupe et ne deviennent free-lance que lorsque s’étant fait un nom, ils peuvent vivre seulement des engagements au cachet.
L’habitude du système stagione cherche à attirer le public par la présence dans la distribution de chanteurs plus connus, le système de répertoire travaille plus sur la fidélisation du public à ses artistes locaux, dont certains deviennent des stars, mais pas tous. à une offre de production plus étoffée, jouant entre standards et nouveautés

Les artistes français gardent ainsi une liberté de choix d’action, de création et d’installation que l’État leur garantit par le statut de l’intermittence. Ce système « socio-libéral » leur convient. Il est soutenu par notre fascination de l’artiste (« aidez-moi à développer mon génie ») et par l’individualisme ambiant, il ne répond absolument pas à la fonction civique et citoyenne du théâtre public, et dans le cas de l’opéra, il le condamne à la mort lente. Si les artistes travaillaient de manière moins intermittente (et donc moins autonome aussi), c’est une lapalissade, on aurait moins besoin du système de l’intermittence et les théâtres afficheraient plus de représentations…

Quant à la question de la qualité, elle n’est pas si différente que ne le disent ceux qui défendent un système à la française, en tous cas dans des salles moyennes. Mais ne rêvons pas, le système stagione convient aux bailleurs de fonds, aux artistes, aux institutions et se trouve ancré dans notre histoire. On ne reviendra pas dessus. Il est plus « paillettes » et travaille moins l’éducation des publics et l’installation du genre, mais actuellement il ne garantit même plus une simple stabilité de la fréquentation.

 

D. L’exemple suisse

On parle toujours de l’Allemagne, j’ai voulu regarder l’exemple suisse, qui présente l’avantage de proposer les deux systèmes et permet des comparaisons sur un territoire socialement assez homogène.

La Suisse est un petit pays, qui entretient une dizaine d’institutions qui offrent et produisent de l’opéra : Saint Gall, Winterthur (essentiellement de l’accueil), Zürich, Bâle, Lucerne, Bienne-Soleure, Fribourg, Berne, Lausanne, Genève. Mettons hors compétition Zürich, le théâtre le plus riche et le plus productif du pays, avec ses 200 représentations d’opéra et ses 30 productions annuelles et qui est l’une des grandes salles européennes.

Un pays, deux systèmes :

Stagione : Genève, Lausanne, Fribourg, Winterthur
Répertoire : tout le reste.

Commençons par comparer dans ce pays riche et prospère deux villes comparables par leur population, Genève (200000 hab/600000 pour l’agglo) et Bâle (180000hab/550000 agglo), entre Genève, ville de banques et d’institutions internationales, et Bâle, ville de l’industrie pharmaceutique et de l’art contemporain, c’est un niveau social à peu près comparable.

Bâle :
Système de répertoire/troupe
Prix des places à l’opéra : de 30 CHF à 145 CHF selon les types de représentations.
Nombre de représentations annuelles d’opéra : une centaine
Capacité de la salle : 860 places

Genève :
Système stagione
Prix des places: de 17 CHF à 309 CHF
Nombre de représentations annuelles : une cinquantaine
Capacité de la salle : 1500 places

Cherchez l’erreur.
Les deux villes sont riches, Les deux théâtres sont des institutions de qualité, ayant chacune une réputation sur le marché lyrique, mais Bâle s’est profilé sur la modernité des productions, sur des metteurs en scène d’avenir (on y a vu Calixto Bieito, bien avant qu’il n’arrive à Genève, on y a vu une résidence de Simon Stone, bien avant qu’il n’explose sur le marché), c’est un théâtre qui table sur de jeunes chefs, de jeunes chanteurs qui tous ne feront pas carrière, sans doute, mais qui assurent un niveau de représentation équilibré, en tout cas supérieur à 80% des théâtres français.
Genève a un très bon niveau productif (récompensé comme Bâle quelques années auparavant par le titre d’Opéra de l’année du magazine Opernwelt) notamment depuis l’arrivée d’Aviel Cahn, mais peine encore à trouver une ligne et surtout à retrouver un public, qui par ailleurs est bien moins ouvert (ou plus fossilisé) que celui de Bâle…
Mais que le prix maximum à Genève soit plus du double du prix maximum de Bâle fait de Genève le théâtre le plus cher d’Europe ou peu s’en faut, mais ne fait pas de Genève un théâtre deux fois meilleur que Bâle, et même si on rapporte l’offre au nombre de représentations rapporté à la jauge de la salle, l’offre baloise reste supérieure.

Cette comparaison montre, à qualité égale (mais sur des lignes productives différentes), que le théâtre de répertoire/troupe est plus performant que le théâtre stagione, sur un territoire à peu près homogène.

Sur la dizaine de théâtres suisses qui ont une saison d’opéra, on totalise hors Zürich environ 450 représentations d’opéra, en France, on totalise hors Paris pour 28 salles environ un peu plus de 500 représentations d’opéra… Calculez et là encore cherchez l’erreur.
Et ce n’est pas une question de qualité, il est clair que nos plus grandes salles affichent une qualité égale à celle de Genève ou Bâle et quelquefois à celle de Zürich, mais les autres salles françaises n’affichent pas forcément une qualité supérieure à Lucerne ou Saint Gall, ni même à Bienne-Soleure, avec sa centaine de représentations lyriques sur deux salles petites (l’une de 280 et l’autre de 300 places) dont celle de Soleure, du XVIIIe, est sans doute la plus belle du pays et un bassin de populations de 180000 habitants environ.
L’idée que le système stagione garantit une qualité moyenne supérieure est vraie sur les plus grandes salles et quelques salles à la programmation attentive et intelligente, mais sur la majorité des autres, c’est tout simplement faux. Le système garantit surtout une souplesse plus grande, un personnel occasionnel et donc un jeu pervers sur les variables d’ajustement comme en ce moment.

 

Derniers mots, dernier maux

Ne nous berçons pas d’illusions, la situation actuelle est appelée à perdurer, avec ses ridicules, son déséquilibre et parfois, sa médiocrité. Au niveau institutionnel, personne n’a envie (ou intérêt) à la voir évoluer. D’abord parce que dans les politiques culturelles, l’opéra n’est évidemment pas la priorité, même s’il serait intéressant de diffuser cet art dit élitiste là où il ne va pas et où il n’est à peu près jamais allé (Tourcoing excepté…). À chaque classe sa culture, ce n’est pas dit, mais c’est un implicite qui perdure.
Ensuite parce que tel qu’il est c’est un boulet pour toutes les institutions qui ne savent pas trop qu’en faire, et ne veulent pas surtout payer trop pour un art de niche (aucune refonte d’un opéra local ne fera une réélection, quant à l’État, l’Opéra de Paris lui suffit largement. Et depuis 2017 et Macron, la culture a continué à avoir la place subalterne que Sarkozy et Hollande lui avaient réservée. Enfin en ces temps de disette, il est impensable de dépenser plus pour l’opéra, la brioche de la culture alors que le pain culturel coûte déjà cher : mieux vaut laisser les choses rassir puis gésir.
Les affaires ne sont pas roses non plus pour le théâtre, qu’il soit public ou privé, mais au pays de Molière, on ne laissera pas tomber le théâtre. Il n’existe malheureusement pas de grand symbole universel de l’opéra en France qui ne peut donc se vendre de la même manière.
Mais ce constat assez accablant n’empêchera pas celui qui écrit et qui est tombé par hasard dans l’opéra à douze ans au grand étonnement d’une famille qui aimait le théâtre et les acteurs et ignorait complètement l’art lyrique, de continuer à militer pour un vrai partage de cet art total.

Alors si l’on veut sauver le soldat lyrique, il faut (à budget constant) faire des choix.
On ne renoncera pas au système stagione, d’abord parce que ce système est très soutenu par l’establishment lyrique et musical qui n’en connaît pas d’autre ou n’en pratique pas d’autre, et parce que c’est un système qui lui est d’abord favorable, avant de l’être au public.
Ensuite parce qu’il est bien trop précieux au politique par son élasticité pour diminuer les frais, le nombre de représentations, le nombre de productions en fonction de la pression financière, des changements politiques etc…sans trop le faire savoir.
C’est d’autant plus vrai et vérifiable que si la moindre quinte de toux au PSG provoque des épidémies d’inquiétude ou de désespoir, personne ne fait cas des quintes de toux lyriques à Lyon ou Toulouse ou Strasbourg. On a un peu parlé de Rouen (c’était le premier cas) mais a-t-on parlé des difficultés des autres au niveau national ? La réalité c’est qu’un opéra peut crever de phtisie à petit feu (une grande spécialité du répertoire lyrique d’ailleurs), cela ne remue pas grand monde.

Alors actuellement chacun cherche des solutions dans son coin, remplacer des productions plus lourdes par des petites formes, ou accentuer la vocation chorégraphique notamment dans les opéras nationaux ; en fait la logistique de la danse est plus légère que celle de l’opéra et la souplesse du système stagione ou des salles multifonctions convient, d’ailleurs, certaines saisons d’opéra privilégient en ces temps de vaches maigres la danse, moins dévoreuse de dollars et attirant un public plus jeune et plus diversifié.

Il faudra bien aussi aborder la question des programmations, particulièrement sensible. J’ai souligné plus haut une certaine monotonie des programmes souvent limités à des standards, avec des étonnements sur certaines ambitions excessives (Turandot, qui requiert des moyens importants, monté dans des salles qui visiblement ne les ont pas) et d’autres sur des absences surprenantes.
Comme la question du baroque.
Voilà un répertoire qui a explosé en France plus qu’ailleurs, avec de nombreux groupes, de nombreux chanteurs formés et surtout une grande souplesse d’adaptation à des salles très diverses. Or, on voit certes ce répertoire dans les programmes, mais pas à la hauteur de l’offre possible (le répertoire est immense) dans des configurations multiples qui pourraient irriguer bien des territoires et profiler la France de manière particulière sur le marché lyrique international.
Autre absence, c’est celle de l’opérette ou d’œuvres plus légères  (comme certains opéras comiques) faites intelligemment, cela se limite à Offenbach le plus souvent et c’est dommage, mais l’opérette a été tuée en France, presque sciemment (bien trop populaire, bien trop troisième âge) alors que c’est un genre à la fois très actuel et très souple, contrairement à ce qu’on pense et ce qu’on en a dit : c’est un genre satirique, qu’on a hélas complètement aseptisé, et particulièrement formateur notamment pour des jeunes chanteurs qui veulent travailler le jeu. Quant à l’opéra-comique un genre né en France avec un répertoire riche et demandant moins de forces que l’opéra, on en voit peu par rapport aux possibilités de choix, du XVIIIe au XXe…
Enfin, la dernière absence, c’est celle de la création ou simplement d’œuvres du XXe rarement jouées. Il est vrai qu’elles demandent souvent des répétitions plus longues et le système ne les favorise pas, avec un public qui n’est pas très préparé. Or voilà un rôle (gratuit) que l’État pourrait assumer par un système plus contraignant de commissions y compris collectives…

Enfin, il y a des salles qui programment (mal) quelques titres par an pour peu de représentations. En soi, afficher un petit nombre de représentations n’est pas un problème si ce qui est proposé est bien monté, vaut le coup et bien préparé. Une production annuelle unique avec cinq représentations bien préparées peut suffire à certains théâtres, à condition que la qualité au rendez-vous puisse attirer le public au-delà d’une ou deux représentations atomisées. C’est toujours mieux que deux ou trois titres médiocrement montés comme on le voit souvent
Mais en général il semble à certains plus rentable pour la com d’offrir deux ou trois titres avec une ou deux représentations, dans des conditions de production très hétérogènes (pour être poli). Il est en effet possible de faire de l’opéra dignement, c’est-à-dire sans faire prendre les vessies pour des lanternes, avec des équipes artistiques de qualité, même si elles ne sont pas de premier plan, et dans des conditions d’accueil simplement professionnelles.

Sans dépenser plus mais en dépensant mieux (vous constaterez l’emploi que je fais du jargon politicien, j’adore) une rationalisation des fonctionnements permettrait une augmentation de l’offre et de la qualité, par les synergies, les échanges, les systèmes de type Opéra du Rhin, seul survivant d’un plan Landowski qui du point de vue du lyrique a fait long feu. Si des villes préfèrent afficher un opéra autonome qui n’a d’opéra que le nom, mais un nom qui est un « symbole », qu’elles le fassent à leur frais et responsabilité. D’autres villes ou équipes municipales qui ont trouvé un opéra dans la corbeille de la mariée sont obligées de le garder mais le trouvent encombrant et le font savoir (Lyon) d’autres qui doivent assumer des dépenses indispensables de mises aux normes (Strasbourg), ont voté les crédits mais pas encore le projet, bonne manière de faire traîner, sans parler de Bordeaux, équipée de deux salles, dont une fabuleuse, mais sans vraie colonne vertébrale artistique, mais elles doivent assumer ; Strasbourg « capitale européenne » ne peut se permettre (à son corps écologique défendant ?) d’effacer son opéra, Lyon ne peut que l’étouffer un peu, dans ce jeu érotique de l’étranglement qui paraît-il augmente la vigueur.
En réalité pour des villes ou métropoles qui ont une ambition culturelle ou une vraie tradition, l’opéra est à l’aise et bienvenu (Lille, Rennes, Nantes, Toulouse, Rouen), dans d’autres, il est une référence de la cité, comme à Marseille ou Nice. Voilà des atouts sur lesquels s’appuyer pour avancer.
Il faudrait enfin réorganiser a minima l’existant en veillant à ce qu’on en finisse avec les clochemerlades du genre Metz-Nancy, Avignon-Marseille-Toulon (on voit à quels ridicules vont se cacher des combats d’un autre temps) et que l’État soutienne et stimule les efforts en ce sens, en revoyant les cahiers des charges et en conditionnant ses éventuels financements.
Tout cela est d’autant plus rageant qu’il y a aujourd’hui une école de chant en France plutôt valeureuse (ça n’a pas toujours été le cas), que les chanteurs jeunes ont besoin de travailler de manière rigoureuse et intelligente, dans des productions qui les font progresser et pas seulement cachetonner et qu’en fait il n’y a aucune raison que le genre lyrique paie les paresses et les ignorances.
Mais je ne suis pas vraiment optimiste, sans aucune confiance dans les institutions publiques pour faire vivre l’art lyrique de manière uniformément digne. Un bel di, vedremo (un beau jour, nous verrons) chante Madama Butterfly. On sait comment cela finit.

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2018-2019: BARBE-BLEUE de JACQUES OFFENBACH, le 14 JUIN 2019 (Dir: Michele SPOTTI; Ms: Laurent PELLY)

Carl Ghazarossian (Saphir) et Jennifer Courcier (Fleurette): une idylle bucolique…© Stofleth


Il y a quelque chose de familial dans cette production du Barbe Bleue de Jacques Offenbach présentée à Lyon depuis le 14 juin dernier. Familial parce que si un théâtre a rendu hommage à Offenbach, c’est bien l’Opéra de Lyon depuis plus de deux décennies, et avant même l’arrivée de Serge Dorny. Il est donc naturel qu’en 2019, deux centième anniversaire de sa naissance, Lyon affiche cette nouvelle production (en fait création à Lyon)  de Barbe Bleue, mais aussi qu’à la fin de l’année l’opéra affiche une reprise de la production de Pelly du Roi Carotte, dont la révélation avait beaucoup marqué il y a quatre ans.
Familial aussi par la fidélité marquée envers Laurent Pelly, qui a lié son nom à toutes les productions lyonnaises d’Offenbach. Serge Dorny a compris, en continuant de lui confier les Offenbach ce que cette fidélité signifiait pour la maison, pour la couleur et la cohérence de l’approche mais aussi pour les habitudes de travail avec une équipe qu’on connaît et qu’on aime. D’où cette impression d’aisance et de fluidité qu’on voit notamment dans la manière dont le chœur (emmené cette fois par l’excellente Karine Locatelli, responsable de la maîtrise de l’Opéra de Lyon) joue, chante et danse avec une joie visible et une liberté régénératrice. Serge Dorny aime inscrire sa programmation dans des fidélités, très diverses, qui créent des habitudes chez le public mais aussi dans le personnel de la maison. C’est ce que j’appelle « quelque chose de familial » : le retour de Pelly, c’est le retour du cousin rigolo qui va mettre une ambiance joyeuse dans le travail.
Ce travail est d’abord marqué par la mécanique de précision nécessaire à toute œuvre d’Offenbach, comme à toute opérette d’ailleurs. Il en va de l’opérette ou de l’opéra-bouffe comme des pièces de Feydeau : sans le rythme, sans le tempo soutenu, sans l’impeccable travail millimétré, tous les effets tombent à plat.
On chante et on danse au rythme de la musique avec des mouvements calculés, des gestes bien réglés dans une chorégraphie impeccable, le tout avec une fluidité scénique qui est la caractéristique du travail de Laurent Pelly.

Une scène de la MeS de Stefan Herheim (Komische Oper Berlin) © Iko Freese/drama-berlin.de


L’approche n’a rien de commun avec la mise en scène de la Komische Oper de Berlin (Stefan Herheim); elle est plutôt réaliste, notamment le décor initial de ferme, qui aurait pu être idéalisé et pastoral, mais qui est au contraire particulièrement ancré dans une réalité agricole d’aujourd’hui, tas de fumier compris, avec l’évocation de titres des faits divers dramatiques que sont les disparitions de femmes façon serial-killer.

Décor de l’acte I, la ferme, sous les titres de journaux locaux © Stofleth

Le cadre principal des deuxième et troisième actes est celui d’un salon qui pourrait être le salon de n’importe quel palais avec sur la droite en reproduction géante les titres de la presse à scandale ou de la presse du cœur qui relate les histoires des princes et des princesses. Là aussi, le réalisme domine dans la représentation car Pelly inscrit l’histoire dans un cadre, avec ses références et ses rapports au quotidien, d’où ensuite les décalages créés dans la loufoquerie. L’opposition de la presse locale de faits divers et la presse “people” donne aussi une idée de la distance qui existe entre les deux univers.

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Le mariage de Saphir et Hermia/Fleurette à la Cour © Stofleth

La nature d’Offenbach comme l’a souligné Barrie Kosky dans son interview publiée dans Wanderer est d’être en prise directe avec son temps pour tourner en dérision les manies ou les personnages politiques ou mondains de l’époque,  avec en premier lieu un regard acéré sur les jeux du pouvoir. Il affirme d’ailleurs le rôle d’aiguillon de l’opérette, qui parce qu’elle est populaire se permet une grande liberté de ton qui va de l’ironie sur le pouvoir aux grivoiseries marquées.
Les courtisans au début du deuxième acte chantent d’entrée
« Notre maître va paraître,
au Palais nous accourons,
force grâces force places,
voilà ce que nous voulons »
Ils sont ridiculisés dans leur manière de saluer : quand Bobèche entre, sa première réplique est « ils sont plus bas qu’hier… parfait ! ». La dénonciation de la cour et de ses petits travers est permanente. Pour rendre un peu l’effet qu’Offenbach pouvait avoir sur les spectateurs du temps il suffirait de faire de Bobèche et de son épouse une imitation d’Emmanuel Macron et de Brigitte ou de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni : les phénomènes de cour sont récurrents ; quant à Barbe-Bleue on pourrait lui donner les traits de quelque séducteur invétéré et infatigable profitant de sa position… il y en a eu dans le monde politique récent…. On verrait alors si le pouvoir le supporterait. On se rappelle que Les Grenouilles d’Aristophane dans la mise en scène de Luca Ronconi à Syracuse affichait tous les personnages du personnel politique berlusconien de l’époque et leurs effigies furent retirées par l’action légale d’un obscur et imbécile berlusconien local.

La cour de Bobèche (Christophe Mortagne) © Stofleth

La question du rapport à l’époque n’est pas posée en des termes aussi directs par Pelly qui reste plus sage à cet égard mais la satire est bien claire et bien des excellences qui gravitent autour du pouvoir pourraient se reconnaître sous la figure des courtisans. La loi du genre est celle du comique et de la gentillesse et ainsi la monstruosité de Barbe-Bleue est-elle compensée par l’astrologue Popolani et celle de Bobèche par le comte Oscar; Offenbach met en scène des monstres parallèles: d’une part le roi jaloux de son pouvoir et de rivaux éventuels auprès de sa femme qu’il fait tuer et d’autre part Barbe-Bleue épouseur et meurtrier.
Voilà qui ne valorise ni le pouvoir ni la classe aristocratique; il faut toujours voir derrière ces histoires loufoques une lecture de la société du temps. Le genre opérette en France n’a pas survécu à l’affadissement de ses œuvres les plus traditionnelles tout comme d’ailleurs la culture des chansonniers : l’heure est au consensus mou et télévisuel, pour aseptiser les spectacles et anesthésier le spectateur. Et la véritable opérette ne mange pas de ce pain fade.

Il est clair qu’Offenbach s’adresse à un public averti qui sait lire entre les lignes, un public plutôt urbain, voire exclusivement parisien. Laurent Pelly reste en-deçà d’une satire trop directe et préfère travailler à la mécanique comique et à une vision plus générique et moins ciblée, même si le premier acte est vraiment inscrit dans une réalité socialement dégradée. Il travaille donc plus directement sur la question des classes sociales et sur la manière dont les paysans/agriculteurs sont exploités par les aristocrates/patrons ( les puissants du coin) comme on le ressent dans la relation de Barbe-Bleue aux paysannes et à la question de la « Rosière » : il s’agit simplement d’une resucée du droit de cuissage  déjà dénoncé par Beaumarchais de Le Mariage de Figaro.

Par ailleurs, la relation du « prince charmant »  Saphir déguisé et de la bergère Fleurette, au-delà du lien à l’univers des contes de fées (dont Barbe-Bleue est d’ailleurs aussi issu), est une allusion claire au monde de la Pastorale et aux bergers d’Arcadie, une image de paradis dont Pelly se libère en insérant le premier acte dans la dure réalité du travail agricole.
Il y a en effet une culture classique et mythologique largement partagée à l’époque dont les références aujourd’hui ont disparu et qui nécessitent adaptation, même si les interventions d’Agathe Mélinand sont limitées.
Il est vrai que la culture classique et ses références étaient naturelles à l’époque d’Offenbach , elles sont aujourd’hui moins claires au public. Si Fleurette est une allusion probable à l’expression « conter fleurette », le nom qu’on lui donne à la cour, Hermia, est issu du Songe d’une Nuit d’été de Shakespeare et c’est le nom de la fille du Roi Égée. En revanche le roi et la reine au-delà des assimilations modernes dont pourrait rêver sont vus comme des rois et reines de contes de fées pris à rebours en quelque sorte: loin d’être bienveillant le roi Bobèche est lâche, vaniteux, cruel et la reine un peu cruche ; ainsi le personnage de Boulotte est-il essentiel à la trame parce qu’il rompt tous les usages policés de la Cour notamment dans les rapports hommes-femmes (le baiser sauvage à Saphir), par son absence totale de retenue.
Boulotte est une nymphomane aux formes avantageuses « c’est un Rubens ! » chante-on d’elle à l’acte I . Elle rompt tous les codes, c’est le ver dans le fruit ou le loup dans la bergerie. Il est donc essentiel que le rôle soit interprété une chanteuse-actrice qui remplisse la scène car c’est sans conteste le rôle principal (confié à la création à Hortense Schneider). Boulotte, c’est ce qu’elle est (bien en chair) et c’est aussi ce qu’elle fait car elle boulotte les hommes par sa nymphomanie permanente. Elle est en quelque sorte le versant féminin de Barbe-Bleue. On peut supposer que le couple qu’elle formera au final sera assez explosif.
Comme on le voit l’ensemble n’est pas si simple. C’est une œuvre  à plusieurs entrées qui peut donner cours à des mises en scène très diverses. ; aussi Barbe-Bleue n’est-elle pas une œuvre secondaire comme on a pu l’écrire, même si elle est peu jouée. Et la vision de Pelly  n’est pas une vision au premier degré, mais reste relativement loin de lourds symboles : elle laisse l’imaginaire du spectateur vagabonder.

Musicalement les choses ne sont pas si simples non plus.  
Offenbach a beaucoup étudié Mozart et beaucoup écouté Rossini et lu ses partitions. Il ne faut jamais oublier que Rossini, même après avoir renoncé à écrire des opéras, reste le compositeur le plus célèbre et le plus joué en Europe, et surtout une référence qu’on retrouve soit chez un Donizetti ou un Auber, soit dans le Grand Opéra qu’il a créé avec son Guillaume Tell. Or Offenbach est à l’écoute des modes du temps,  et connaît parfaitement son Rossini et les grands compositeurs qui ont essaimé depuis 1830.
Comment ne pas reconnaître Rossini dans la tempête du début du deuxième tableau de l’acte II par exemple. Ou dans la scène entre Barbe-Bleue et Boulotte au bord de la mort un écho des drames du Grand Opéra, avec ses excès et sa grandiloquence? Et ce qui fait la difficulté de l’approche musicale c’est qu’il peut être à la fois mozartien avec un orchestre assez léger et puis passer à un mode symphonique plus lourd comme dans ce deuxième tableau de l’acte II dans les caves du château qui ressemblent à l’antre d’un médecin légiste. On trouve donc à la fois des ruptures de style (on peut passer de Mozart à Meyerbeer), des ruptures de tempo très nombreuses, ce qui rend l’approche délicate, où seuls les chefs qui ont la précision, les impulsions, le nerf et une musicalité accomplie peuvent réussir à dominer un style où l’on retrouve sur le mode parodique Rossini Donizetti et Meyerbeer tout à la fois.
Cette maîtrise, le jeune chef milanais Michele Spotti la possède déjà à 26 ans : dès le départ on sent une impulsion, un rythme, une nature: il fait apparaître les différentes couleurs de la partition et surtout fait entendre son épaisseur sonore variable, de la légèreté de l’ouverture à des moments plus imposants dans le deuxième ou le troisième acte. Tout cela en fait l’artisan principal de la réussite de la soirée : il y a longtemps que l’on n’avait pas entendu un Offenbach si raffiné et si juste, dans le style, dans la couleur mais aussi dans l’ironie et la parodie. Un chef italien pour Offenbach, cela paraît évident quand on sait où puisait sa veine parodique le génial « Mozart des Champs Elysées » comme Rossini lui-même l’avait appelé. Et pourtant ils ne sont pas si nombreux les chefs de la Péninsule qui s’y sont frottés. L’orchestre excellent le suit et fait tout entendre, sans une seule scorie, avec une rare dynamique.
Voilà un nom à retenir, qui s’ajoute à la liste déjà longue des jeunes chefs italiens qui émergent depuis quelques années, et qui constitue une génération très riche d’avenir. C’est aussi le signe de la qualité de la formation à la direction d’orchestre dispensée au Conservatoire Giuseppe Verdi de Milan.
Nous avons déjà évoqué le chœur excellent dirigé par Karine Locatelli, rompu à l’exercice par une longue fréquentation des mises en scène de Pelly et de cette musique. Le chœur de Lyon, un peu comme celui d’Amsterdam, est très perméable aux mises en scènes et s’adapte avec engagement à toutes les situations, tout en gagnant régulièrement en qualité.
Du côté de la distribution voisinent des vieux routiers d’Offenbach et des jeunes, les jeunes plutôt du côté des voix féminines et les vieux routiers du côté des hommes, si l’on excepte le très bon prince Saphir de Carl Ghazarossian. Offenbach, pas plus qu’il n’est facile à diriger, n’est pas facile à chanter. Yann Beuron, excellent Barbe-Bleue, très efficace, possède l’abattage (c’est le cas de le dire…) vraiment désopilant dans son rôle de « parrain » des faubourgs ou des fermes, mais avec quelques rares problèmes sur les suraigus; la voix garde néanmoins sa souplesse, et compose le personnage délirant (et un peu inquiétant) qu’on attend.

Yann Beuron (Barbe-Bleue) au milieu des “rosières” putatives © Stofleth


Christophe Gay est le « gentil » astrologue Popolani, qui ne fait rien d’autre que de récupérer à son profit (ou au profit de son « Popol ») les femmes que Barbe-Bleue a condamnées, en les gardant dans un salon capiteux, à l’atmosphère de maison close (très close en l’occurrence), voix claire, très expressive, agilité sur scène et jeu très naturel et fluide.
Christophe Mortagne est le roi Bobèche ridicule et odieux, qui fait tuer les courtisans qui courtisent sa femme de trop près. C’est une caricature de souverain autoritaire (un peu comme le Roi Carotte qu’il a joué à Lyon justement), mais plus que celle de Napoléon III, c’est celle de tout pouvoir abusif et lâche, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Bobèche a tous les défauts du genre, d’autant plus autoritaire qu’il n’a point d’appui pour garantir son pouvoir, d’où sa manière rapide de vendre sa fille à Barbe-Bleue qui est quant à lui une réelle menace armée. C’est ainsi que s’expliquent les comportements du Comte Oscar (Thibault de Damas, voix bien timbrée de baryton basse, avec un bonne diction, utile dans un rôle très parlé) et de Popolani pour Barbe-Bleue: ils essaient de limiter la casse en « trahissant » à leur profit.
Le Prince Saphir est dans ce quatuor une (in)utilité au départ. Le personnage est fade, c’est Hermia (Fleurette) qui va le chercher et l’impose, les personnages féminins semblent plus décidés et dynamiques que les personnages masculins. Il s’oppose néanmoins en duel à Barbe-Bleue, qui n’en fait qu’une bouchée: il est donc quand même chevaleresque. Carl Ghazarossian n’a pas une voix très puissante, mais s’en tire avec un bon phrasé et une bonne projection, tout comme la reine Clémentine d’Aline Martin.
La jeune Hermia/Fleurette (Jennifer Courcier) a une voix claire et juvénile, au volume cependant limité, mais c’est une interprète fraiche et engagée scéniquement.
Enfin, Boulotte, rôle principal, mené tambour battant par la jeune Héloïse Mas, qui a à la fois la présence et le dynamisme, dans un rôle qui pourrait vite sombrer dans la vulgarité et pour lequel elle garde un entrain joyeux et jamais graveleux. La voix est puissante, homogène, contrôlée avec de beaux aigus et des graves bien timbrés. Elle donne à ce rôle une belle personnalité et l’incarne avec bonheur. Il faudra la réentendre dans d’autres rôles. Elle a triomphé et ce n’est que mérité.
Au total, la soirée a laissé le public ravi, souriant, qui chantonnait souvent en sortant. Offenbach avait opéré, dans la maison qui l’a le mieux servi depuis des décennies. Au vu de la manière piteuse dont ce bicentenaire est fêté en France, ce sont les maisons de région, pas seulement Lyon d’ailleurs, qui portent le flambeau. Ce Barbe-Bleue est à revoir à L’Opéra de Marseille en décembre et janvier.

Yann Beuron (Barbe-Bleue) et Héloïse Mas (Boulotte) © Stofleth

La représentation:
Jacques Offenbach (1819-1880)
Barbe-Bleue (1866)

Opéra-Bouffe en trois actes de Henri Meilhac et Ludovic Halévy
adapté par Agathe Mélinand

Direction musicale: Michele Spotti
Mise en scène et costumes: Laurent Pelly
Adaptation des dialogues: Agathe Mélinand
Décors: Chantal Thomas
Lumières: Joël Adam

Barbe-Bleue: Yann Beuron
Le Prince Saphir: Carl Ghazarossian
Fleurette: Jennifer Courcier
Boulotte: Héloïse Mas
Popolani: Christophe Gay
Le roi Bobèche: Christophe Mortagne
Le Comte Oscar: Thibault de Damas
La reine Clémentine: Aline Martin

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon
Chef des choeurs: Karine Locatelli

IN MEMORIAM THEO ADAM (1926-2019)

J’ai eu d’assez nombreuses fois l’occasion d’entendre Theo Adam en scène, essentiellement à Paris et comme Wotan, son rôle fétiche, mais aussi dans d’autres rôles wagnériens, notamment, la dernière fois où je l’entendis, dans le Roi Marke de Tristan und Isolde en janvier 1991, cette fois à l’Opéra de Vienne (avec Behrens dans Isolde et…Waldemar Kmentt dans le berger).
À Paris nous avons eu la chance de le voir assez souvent distribué, dans Amfortas lors de l’édition de 1975-1976 de Parsifal , où la distribution alternait James King et Jon Vickers dans le rôle-titre, Nadine Denize, Eva Randova, Joséphine Veasey et Gisela Schöter dans Kundry, Kurt Moll et Hans Sotin dans Gurnemanz…
Il fut aussi le Sprecher de la Zauberflöte parisienne, édition 1976-1977 dirigée par Karl Böhm (qui y fut souffrant et remplacé par son assistant pour quelques représentations) où la Pamina de Kiri Te Kanawa alternait avec celle d’Edith Mathis, et aux côtés du Sarastro de Martti Talvela (en alternance avec Kurt Moll et John Macurdy)…
Mais je me souviens surtout de ma première fois : mon premier Wagner sur scène fut Die Walküre production de la Staatsoper de Berlin-Est (à l’époque), en tournée au TCE début avril 1973. Il y était Wotan, aux côtés de la Brünnhilde de Ludmila Dvořáková, alors l’un des sopranos dramatiques les plus réclamés, et en troupe à Berlin-Est. Theo Adam était à cette époque considéré comme le successeur de Hans Hotter, autre Wotan de référence. Il impressionnait par la voix puissante, profonde, riche d’harmoniques, au timbre pur. Ce n’était pas forcément un acteur exceptionnel, comme souvent les chanteurs de cette génération, mais la présence vocale était impressionnante et l’expressivité notable, et surtout, privilège des grands, la diction était d’une telle clarté qu’on entendait chaque mot, avec le poids et la couleur voulus.

Je ne l’ai pas entendu dans Hans Sachs, mais j’écoute souvent l’enregistrement des Meistersinger von Nürnberg de Bayreuth 1968 avec Karl Böhm au pupitre et l’Eva de Gwyneth Jones, c’est l’un de mes préférés.

Ce fut un grand artiste qui a éclairé mes premiers pas wagnériens et lyriques, j’ai toujours une reconnaissance toute personnelle et particulière envers ces chanteurs qui m’ont ouvert l’oreille et surtout le cœur. Ce fut comme d’autres un artiste « officiel » de la République démocratique allemande avec parmi ses privilèges celui de chanter à l’ouest et notamment à Bayreuth à peu près à volonté. Je ne sais si on le lui pardonnerait aujourd’hui, où « il coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer » comme dit Jean-Jacques Rousseau, mais il aurait été criminel qu’une telle voix ne puisse s’exporter.
Une des figures essentielles du chant wagnérien de la fin du XXème siècle s’en est allée, qui va rejoindre mon panthéon personnel des mythes lyriques que j’ai eu la chance d’entendre. Ces artistes sont toujours vivants en moi et c’est l’essentiel.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2018-2019: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI le 28 NOVEMBRE 2018 (Dir.mus, Fabio LUISI; Ms: Calixto BIEITO

La carcasse de navire

Le cas Boccanegra

Une chose est claire : il n’y a pas de production de Simon Boccanegra aujourd’hui qui ne soit mise en relation avec la production légendaire de Giorgio Strehler (1971)  qui a fait le tour du monde, de Paris à Tokyo en passant par Washington et Moscou, et qui a fini à Vienne (apportée par Abbado) où deux imbéciles devant l’éternel , Eberhard Waechter (qui pourtant chanta Simon à Munich dirigé par Abbado avec Janowitz en Amelia en 1971, mais pas dans la production Strehler) et Ioan Holänder, ont décidé de la détruire après le départ du chef italien vers Berlin: comme tous les imbéciles, ils devaient en avoir peur, puisqu’ils ont même refusé de la revendre au Teatro Carlo Felice de Gênes qui voulait légitimement l’acheter.
Avec une vidéo de la RAI (qui intègre une introduction flamboyante de Strehler), qui circule encore aujourd’hui, ce spectacle peut être vu de tous les amateurs d’opéra. Il y a aussi une vidéo de l’Opéra de Paris, dont je possède miraculeusement une copie, qui a croupi dans les caves, puisque de sombres questions de droits ont empêché les vidéos de l’ère Liebermann d’être plus tard exploitées. C’est ainsi que la Lulu de Chéreau a disparu des radars et bien d’autres retransmissions. La vidéo de Paris est peut-être encore musicalement supérieure à celle de Milan, malgré les rapports exécrables qu’Abbado a entretenus avec l’orchestre de l’Opéra.
Mon lien à Simon Boccanegra est si personnel qu’un « post » sur le blog était inévitable, tant je sens le besoin, après  avoir vu la production parisienne, très digne, de bon niveau, de faire le point sur cette œuvre, sur les mises en scènes de Verdi, et évidemment sur la production de Calixto Bieito et Fabio Luisi.

De la difficulté à mettre Verdi en scène

On serait bien en peine de citer de nombreuses productions « historiques » d’opéras de Verdi, il y a la fameuse Traviata de Visconti-Callas, il y a ce Simon Boccanegra de Strehler, puis quatre ans après son Macbeth, toutes à la Scala. Il y a peut-être l’Otello de Zeffirelli, encore à la Scala et ses différentes Aida, moins réussies, et le Don Carlo de Ronconi, copieusement hué, toujours à la Scala qui était alors un théâtre de référence. Mais connaît-on un Trovatore qui ait laissé quelque trace dans la mémoire, ou une Forza del Destino, voire un Ballo in maschera ou un Rigoletto (peut-être le travail de Jonathan Miller à l’ENO  qui inventa la transposition en quartier mafieux) ? Quelques productions de Traviata restent aujourd’hui digne d’intérêt comme celle de Willie Decker à Salzbourg et ailleurs et sûrement Marthaler à Paris  mais au total, c’est bien peu.

Verdi a une place tellement particulière dans le paysage lyrique que toute mise en scène un peu « décalée » ou « originale », notamment de l’horribilis Regietheater qui a produit dans les années 80 des Aida, des Nabucco qui provoquèrent de mémorables scandales en Allemagne, signés notamment par Hans Neuenfels, crée souvent le scandale chez un public pour qui compte bien plus la musique et le chant que la mise en scène.
C’est clair, quand un Verdi est merveilleusement chanté, on évacue la mise en scène (voir l’Otello de Karajan…) : on ne compte plus les productions médiocres qui ont servi d’écrin poussiéreux à des diamants musicaux et vocaux.
La question tient sans doute à ce que la mise en scène « moderne » s’intéresse plus aux drames dont le livret est continu, c’est à dire aux livrets écrits après Wagner. Verdi et notamment la première moitié de sa production reste tributaire des formes classiques, récitatif, air, cabalette et la dramaturgie doit passer par les fourches caudines de livrets souvent improbables, sauf lorsqu’ils prennent leurs source chez Hugo ou Shakespeare : ce n’est pas un hasard si la plupart des grandes mises en scène de Verdi travaillent sur les titres notamment issus de Shakespeare (encore plus que Hugo : Ernani mis en scène en 1982 par Luca Ronconi à la Scala fut un échec ). Mise en scène et Verdi ne vont ensemble qu’avec difficulté, même si certaines productions comme le Macbeth de Barrie Kosky à Zurich sont des références d’aujourd’hui.

Aucune des productions verdiennes actuelles de l’Opéra de Paris (mais c’est le cas ailleurs aussi) ne tient la rampe ou ne mérite même la mémoire, et pour moi qui pleure souvent l’ère Liebermann, ni la Forza del Destino d’alors, ni Trovatore qui devait être de Visconti et qui fut de Tito Capobianco ne laissèrent de traces durables. Seuls survivent dans la mémoire I Vespri Siciliani (John Dexter, un spectacle dans les décors de Josef Svoboda très post-Appia, magnifique et fascinant) si adapté par anticipation esthétique à l’Opéra-Bastille qui ne le verra jamais, et ce Simon Boccanegra, venu de la Scala, qui triompha deux saisons de suite, malgré l’absence d’Abbado (remplacé par Nello Santi) la seconde saison…

Au commencement était Strehler 

Cette longue introduction pour replacer la mise en scène de Calixto Bieito dans la double perspective des mises en scène verdiennes, et de l’histoire de Simon Boccanegra en particulier.
On doit à Giorgio Strehler quatre mises en scène verdiennes, La Traviata (1947) Simon Boccanegra (1971), Macbeth (1975), Falstaff (1980).

Acte I (Strehler Frigerio)

En 1971, Simon Boccanegra n’était pas considéré comme l’un des chefs d’œuvre de Verdi, c’est justement cette production qui va projeter au premier plan une œuvre considérée comme secondaire, au livret alambiqué avec son prologue qui se déroule vingt-cinq ans auparavant, par sa longueur un acte à lui tout seul.
C’est donc depuis Strehler-Abbado que tous les théâtres en ont proposé des productions, toutes à peu près transparentes, y compris celles dirigées par Abbado après Strehler, à savoir Peter Stein à Salzbourg (c’est la production actuelle de l’Opéra de Vienne, qui remplaça celle de Strehler détruite par la paire d’imbéciles citée plus haut), et ce qu’il faut appeler hélas une mise en scène, à Ferrara, signée d’un certain Carl Philip von Maldeghem (2001).
Strehler avait conçu un travail qui rendait compte à la fois des aspects politiques du drame et de la solitude de ces grandes âmes (car  par-delà leurs haines, tous ces personnages sont des âmes nobles, Paolo mis à part). Il a conçu un prologue nocturne, pour exalter dans le reste de l’opéra la lumière mordorée du soleil, qui se couche au soir de la vie de Simon.
Strehler fait respirer l’espace en évoquant sans cesse la mer, qu’on ne voit d’ailleurs qu’à travers des voiles (à l’acte I pour l’air d’Amelia « Come in quest’ora bruna/Sorridon gli astri e il mare! » et au final où le corsaire Boccanegra retourne vers la mer) ou à travers le récit des personnages et notamment d’Amelia, élevée en bord de mer, vivant en bord de mer, enlevée par les sbires de Paolo en bord de mer qui chante la mer dès le début de l’acte I et qui ainsi se montre digne fille de son père.
La mise en scène de Strehler donnait un espace, une respiration où la mer sans cesse évoquée était singulièrement ressentie. Il avait su aussi rendre par l’alternance nuit /jour en opposant prologue nocturne et actes et avait inscrit le drame dans une histoire, politique, temporelle (les héros vieillissent : le duo final des deux vieillards était un moment d’émotion incroyable) et individuelle. Il avait su allier destins individuels et isolés et histoire politique, avec les plébéiens un peu populistes contre les patriciens conservateurs, avec la corruption et les manœuvres qui mènent au pouvoir et les sbires qui réclament leur dû après avoir fait élire leur chef : en bref, la loi de tout pouvoir, qui n’est pouvoir que parce qu’il a su gérer sa part d’ombre. Au milieu de cette lecture politique très moderne, qui n’a rien d’étonnant (depuis la République Romaine et la montée des populares contre le patriciat, au Moyen âge sous Cola di Rienzo toujours à Rome, et bien sûr aujourd’hui, le jeu est le même), il y a une histoire d’amour entre une fille et son père, une histoire d’amour entre deux jeunes gens nobles, une histoire d’amour/haine entre deux vieillards que rien n’oppose en fait humainement. D’ailleurs comme une figure christique, Simon le politique ne cesse de demander au peuple et à son assemblée la paix et l’amour.
Dans la production de Strehler (et mettons à part les aspects musicaux inaccessibles aujourd’hui à aucun chef ni aucun chanteur), il y avait la totalité d’une histoire racontée dans son milieu historique d’origine (Strehler ne transpose jamais, sauf dans son Falstaff dont le cadre est la plaine du Pô), qui mêle politique et rêves individuels, dans un décor sublime d’Ezio Frigerio, qui a marqué les esprits (Ah ! ce lent lever de rideau du premier acte avec cette voile qui se découvre) et des éclairages non moins sublimes. Rien n’était laissé au hasard et rien n’était laissé de côté. La légende musicale a fait le reste.

Et aujourd’hui Bieito

Commencer l’analyse de ce spectacle par Strehler, référence universelle de tout metteur en scène qui s’attaque à Simon Boccanegra, est inévitable et il serait bien surprenant que Calixto Bieito, artiste d’une implacable rigueur ne s’en inspirât point.
Mais s’inspirer ne veut pas dire imiter, car imiter la production de Strehler serait une entreprise inutile sinon ridicule : s’inspirer, c’est se positionner « par rapport à ». C’est la démarche de Bieito qui, à l’instar de Johan Simons en 2006 (et même de Nicolas Brieger en 1994, dont la production de l’ère Blanchard a été suffisamment solide pour survivre jusqu’en 2002 sous Gall), privilégie un axe : pour Simons c’était le politique, et pour Bieito c’est le destin individuel des êtres.
Alors, Bieito va mot à mot s’inscrire volontairement à l’opposé de Strehler. Et c’est cette lecture antithétique qui a désarçonné une partie des spectateurs : à la lumière de la mer et du ciel, à la respiration de l’œuvre, Bieito privilégie le noir artificiel coupé de la glace des néons (car l’obscurité de Strehler n’est pas artificielle, c’est celle de la nuit, éclairée à la torche et au rythme de la musique – Strehler était aussi musicien). À l’espace et à la respiration strehleriennes, Bieito propose un espace unique et clos, un espace tragique vite étouffant conçu par Susanne Gschwender. En renonçant à l’histoire politique avec ses assemblées et ses complots, en faisant du chœur plus une utilité (qu’on ne voit même pas toujours) qu’une présence (sinon musicale), en renonçant aux êtres inscrits dans l’histoire, il montre des individus solitaires, surgissant de l’obscurité, seuls, enfermés sur eux-mêmes, distribués dans l’ombre du vaste plateau de Bastille, jamais vraiment hors champ, et rarement dans le champ, se touchant assez rarement, comme enfermés dans leur bulle. Et il renonce à la trame, refusant les armes (épées etc..), refusant les objets, refusant toute anecdote.

Scène du conseil (Final Acte I) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) et Francesco Demuro (Gabriele Adorno)

Quant à la mer, elle est présente de manière écrasante et sombre, sous la forme de l’étrave et du bulbe d’un navire en cale sèche, avec ses entrailles dans lesquelles Simon Boccanegra se perd, solitaire, quand il n’est pas sur le plateau : un univers qui évoque le maritime mais un maritime à l’arrêt, en réparation, pourquoi pas à l’abandon comme ces carcasses qui vont mourir en Inde pour être dépecées. Univers mental, concentration (que d’aucuns appellent stupidement ennui : comment s’ennuyer avec cette musique ?), et si tout cela n’était qu’un rêve ? Et dans ces entrailles de navire, avec ses piliers métalliques enchevêtrés, comment ne pas penser non plus au fameux Pont Morandi, dont l’architecture rappelait un peu et volontairement l’architecture navale…
La première image, sans la musique, dans un silence pesant, dans l’ombre, est justement l’ombre de Simon s’allongeant au proscenium, comme il s’allongera à l’acte I (avec sa fille) ou à l’acte III (au moment où il boit le poison). Simon, allongé, comme écrasé, comme plongeant dans un sommeil narcoleptique pour échapper à la crise et au monde devient ici une figure, comme un refrain.
Le traitement même du personnage par Bieito accentue cette singularité : il en fait un être ailleurs, à la fois concerné et distancié. Ses changements de costume aussi montrent une évolution psychologique, au départ personnage « ordinaire » comme l’est le peuple qui l’entoure : certains ont noté la laideur des costumes : qu’est-ce que le beau et le laid au théâtre ? Qui peut qualifier la laideur ? Le laid est sublimé par l’art…
Au théâtre c’est le fonctionnel qui doit dominer : or Bieito fait de Simon furtivement le porte-parole des gens ordinaires et habille Amelia-Maria comme eux, parce qu’elle est issue de ce monde-là, parce qu’elle n’est pas une aristocrate, parce qu’elle est la fille de sa classe et de son père. Les costumes (de Ingo Krügler) sont d’ailleurs le seul signe « idéologique » de cette production, et c’est sur eux que certains se sont fixés…signe idéologique de ce qu’est le genre « opéra ».

Suivons les évolutions du costume de Simon : il est d’abord en parka de cuir, corsaire si l’on veut, plus ou moins comme les autres, et mal coiffé.
En devenant Doge, ostensiblement il se recoiffe, se change à vue, endosse cravate et costume, et lunettes, qui lui donnent un air sérieux et classent son homme avec des attributs du politique selon les lieux communs (souvenons-nous de l’ironie suscitée par les cravates mal nouées de François Hollande, signe d’un ordinaire peu conforme à l’image que les médias voulaient de la fonction, mais pourtant signe d’une normalité revendiquée).
Mais cela dure peu: dès qu’il découvre en Amelia sa fille, il se « défroque », enlève cravate et veste, et se retrouve en chemise col ouvert et bretelles : il est nu, en quelque sorte, il est non plus le politique, mais l’individu.

Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Retrouver sa fille, c’est du même coup faire coller politique et individu (il porte sans cesse la veste de cuir de sa fille) et œuvrer à la réconciliation des deux classes dont elle est le fruit, c’est porter un discours d’amour et de paix, un discours direct et non plus le discours xyloglottique  auquel nous sommes habitués. Bieito lie l’aventure du père désormais comblé à celle du politique (d’où aussi le discours sur Venise, très lisible pour le public de la création, en plein Risorgimento) et fait du destin de Boccanegra un destin individuel presque indépendant des vicissitudes politiques : christique là encore, il meurt pour l’amour, la paix et la réconciliation qu’Adorno portera, incarnation du καλὸς κἀγαθός (litt. Le beau et le bon) de l’idéologie  grecque, incarnation du bon gouvernement.

Maria Agresta (Amelia/Maria) et Ludovic Tézier (Simon Boccanegra)

Le jeu des costumes est une sorte de fil rouge de cette mise en scène : Simon porte la veste de sa fille, qui a servi de couverture lorsqu’il s’est allongé, il la porte à la main, comme le signe de sa présence désormais à ses côtés. Même Fiesco, pourtant toujours sanglé dans son costume trois pièces se débarrasse de sa veste et la jette, puis la ramasse selon les scènes.

Un travail minimaliste, concentré, abstrait

Signes minimalistes ? Sûrement, mais rien n’est plus individuel que le costume et la manière dont on le porte. Pietro sanglé dans son cuir ne sera jamais qu’un apparatchik, et Paolo un peu débraillé et vaguement vulgaire (au contraire d’ailleurs du chant impeccable porté par Nicola Alaimo) ne suscite pas, à vue, l’adhésion ; il porte un seau, où certains ont vu une ventoline, mais qui pourrait être aussi l’attribut de son âme (on en fait des choses dans un seau…), en tous cas un signe que le personnage est marginal, qu’il n’est pas comme les autres, une sorte de stigmatisé, percé par les frustrations. Inutile alors de le faire grimaçant avec des yeux hallucinés dans une composition à la Strehler (Felice Schiavi en fit le rôle d’une vie). Le Paolo de Bieito est digne dans son indignité.
Enfin, et à l’opposé de Strehler, les personnages ne vieillissent pas entre le prologue et les trois actes, ce qui peut désorienter le spectateur qui ne connaîtrait pas l’œuvre : Bieito construit un continuum d’un moment à l’autre parce que si le temps a passé les hommes et leurs haines n’ont pas changé, et le monde est le même, avec ce Simon encore perdu dans sa tristesse structurelle, tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change.
Tout cela montre la rigueur avec laquelle Bieito a conduit sa mise en scène. Alors, les réflexions sur la beauté ou la laideur sont à la fois vaines et impropres dans un discours scénique où ce n’est pas l’histoire ou la trame qui comptent, mais les relations entre les êtres ou leur terrible vacuité.
Dans ce travail en effet, peu de gens se touchent, chacun arrive sur scène, lentement, d’abord ombre, puis silhouette et enfin personnage d’un lieu imprécis, comme remontant à la surface où défilent en vidéo (de Sarah Derendinger) les visages des personnages en plan si rapproché qu’ils semblent tous se ressembler et être interchangeables. Seuls Fiesco et Simon se touchent déjà au prologue et notamment dans un moment sublime de l’acte III où Fiesco essuie le visage de Simon agonisant, dans un geste fraternel et protecteur, et aussi naturellement la fille et le père, Amelia et Simon. Pour le reste, pas de gestes intempestifs qui seraient trop sentimentaux ou pathétiques, ce qui a fait dire – et je m’inscris en faux- qu’il n’y avait pas de direction d’acteurs. Bieito impose aux chanteurs une fixité, une abstraction qui pèse sur l’ensemble mais qui répond à ce que veut faire de ce drame le metteur en scène, un espace mental, un système aux planètes autonomes et sans soleil qui répond à la noirceur de cette histoire. Un Nadir livide en quelque sorte…
Au long du spectacle traverse la scène sans cesse la silhouette fantomatique de Maria, la fille de Fiesco que Boccanegra a (des)honorée, un cadavre malingre qu’il embrasse au moment où il est élu doge, comme si le pouvoir lui portait en même temps l’absence, le vide et que l’amour de sa vie devenait spectre, imposant aussi son corps nu humé par les rats aux spectateurs, un corps qu’on suppose en décomposition prochaine, comme le bateau gigantesque qui tourne sur scène. Simon Boccanegra ou le drame de la décomposition d’un être qui n’est plus lui-même au pouvoir et ne se retrouve qu’avec sa fille.
D’où ce sentiment de détachement, cette absence de pathétique et de vibration, ces émotions données au compte-gouttes qui n’en sont que plus fortes, et cette vision détachée du réel et presque abstraite qui domine l’ensemble de la production. De manière contradictoire d’ailleurs on entend les regrets de ceux qui voient encore (après vingt ans) en Bieito le provocateur qui fit tant parler lors de son Ballo in maschera mais on voit aussi les regards scandalisés devant le corps nu sur lequel des rats circulent à l’entracte…
Il n’y a aucun doute pour moi, nous nous trouvons devant une des mises en scène récentes les plus accomplies du chef d’œuvre de Verdi. Ceux qui ont vu Strehler sans doute gardent vif le souvenir de cette absolue réussite, mais courir après les fantômes et les souvenirs n’empêche en rien de s’intéresser au présent . Il y eût un jour l’absolu et nous sommes dans le relatif ;  une chose est claire cependant, la production de Calixto Bieito, toute discutable qu’elle soit, a le courage de changer totalement de point de vue sur l’œuvre et de présenter une vision très cohérente de cet opéra si particulier, qui allie l’histoire, la politique et l’introspection.
Bieito choisit l’introspection, radicalement, faisant du personnage de Simon le centre d’un système où les autres peuvent apparaître comme des ombres, apparaissant ou disparaissant au gré des montées d’images du personnage principal, perdu dans son monde qui n’a plus de lien avec le réel. Bieito ne nous montre pas une histoire, d’autres l’ont fait et bien mieux, il nous montre des êtres perdus dans leur rêve, leurs haines, leurs fragilités qui errent dans une sorte de no man’s land aux frontières imprécises et ce faisant, il approfondit notre écoute de la musique.

Un parti pris musical aussi sombre que la scène

Justement, c’est une des musiques les plus sublimes écrites par Verdi, que Claudio Abbado pour l’éternité a fixée, dans une interprétation où il allie l’intériorité et la méditation, mais aussi la vibration et le théâtre, fouillant dans la partition jusqu’à donner l’impression d’une musique qui pleure (scène finale entre Fiesco et Simon). Cette musique était un cœur battant à différents rythmes, alliant l’épique et l’intime (acte I), palpitant quelquefois (l’accompagnement des airs d’Adorno). Simon Boccanegra est tellement intimement lié à Abbado qu’il est difficile d’avoir un jugement distancié sur une interprétation dont toutes les fibres vibrent à l’unisson et qui épuise tous les spectateurs sous l’émotion.
Bien entendu, Fabio Luisi va dans une toute autre direction, très cohérente elle aussi, et surtout très en phase avec le spectacle. Comme toujours chez ce chef à la technique rodée par des années au service du répertoire le plus large (il doit être un des chefs qui a dirigé le plus de titres de tous les répertoires), la précision et la sûreté de son geste aboutissent à une interprétation techniquement sans failles, aussi bien dans le dosage des sons que dans la limpidité, et l’orchestre de l’Opéra le suit résolument, affichant un son charnu et délicat, tout en ombres et lumières. Conformément au rythme scénique, ralenti, qui affiche silences longs et ambiances ombrées, le rythme orchestral est plutôt lent, sans moments nerveux, y compris là où ce serait plus nécessaire (par exemple,  l’accompagnement d’orchestre de l’air d’Adorno de l’acte II « O inferno! Amelia qui ! … » demeure un peu éteint pour mon goût et pour un air de colère et d’ardeur), à d’autres moments j’ai eu la même impression d’un orchestre très (voire trop) contrôlé sans ce fameux halètement verdien. Mais Simon Boccanegra n’est pas Trovatore, et la mise en scène n’incite pas à l’explosion, mais bien plutôt à la concentration, comme une sorte de Requiem plus noir encore que celui qu’a écrit Verdi lui-même.
En ce sens Fabio Luisi est cohérent, et il veille aussi à contrôler un plateau certes remarquable, mais qui a besoin d’être soutenu par l’orchestre, et qui dans le vaste vaisseau (c’est le cas de le dire) de Bastille, risque toujours d’être un peu couvert par la musique. Luisi se montre donc plutôt retenu, mais sans vraie tension et pour mon goût quelquefois un tantinet mou. Mais de tels choix complètent parfaitement l’ambiance scénique très particulière voulue par Bieito, même si j’ai trop dans la tête un certain chef pour être pleinement objectif.
Le chœur dirigé par le remarquable José Luis Basso n’a pas évidemment la mobilité qu’il pourrait avoir dans les grandes scènes du conseil, ou même au prologue. Calixto Bieito le veut de face, au proscenium, sous l’immense carène de navire, presque comme un oratorio écrasant et les scènes de foules ne sont volontairement pas réglées :  Bieito fait presque du « semi-scénique », comme si les personnages surgis de nulle part rentraient dans le moule musical et s’y lovaient sans « agir »…
Ainsi le chœur au proscenium, entourant Boccanegra à terre sur le cadavre de sa fille au prologue, l’étouffant presque (là où chez Strehler le chœur formait une ronde infernale autour d’un Boccanegra porté par la foule et couvert de sa cape) ou celui du conseil, qui devient le peuple tandis que les conseillers s’opposent entre les coursives du navire, comme si prévalait le son et la musique du peuple sur celle des politiques. La mise en scène du chœur dit beaucoup sur le parti pris de Bieito.

Un plateau vocal de haut niveau et convaincant

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)Soyons immédiatement clairs en ce qui concerne le plateau vocal réuni à Paris : dans mon oreille j’ai en permanence les autres entendus une douzaine de fois entre 1978 et 1982 et à Vienne ensuite, ce qui pourrait être une distribution B (Bruson, Raimondi, Ricciarelli…)  C’est ainsi et on pourra m’en faire reproche, que je considère Freni, Ghiaurov, Cappuccilli insurpassables dans leurs rôles. Ce n’est aucunement faire insulte au plateau réuni à Paris, sans doute ce qu’on peut faire de mieux aujourd’hui que de le reconnaître. Qui en effet pourrait refuser la palme du jour à Ludovic Tézier ? J’ai écrit suffisamment souvent que son timbre me rappelait Cappuccilli pour ne pas me dédire aujourd’hui, alors qu’il reprend scéniquement ce qui fut pour Cappuccilli le rôle d’une vie. Rien à reprocher à ce chant, techniquement parfait, contrôlé, avec une belle émission, une projection sans faille et une belle diction. Tézier est aujourd’hui sans doute le baryton le plus accompli pour Verdi.
Il reste qu’il n’a pas encore le rôle totalement dans le corps et dans la tête pour l’incarner totalement : un rôle pareil cela se rode. Il part de très haut et sans doute très vite sera-t-il  le Boccanegra de l’époque, c’est déjà aujourd’hui le meilleur de ceux que nous entendons habituellement sur les scènes dans ce rôle. La volonté de Bieito d’en faire un Boccanegra un peu absent, presque désincarné, presque désabusé et constamment ailleurs convient très bien à ce chant et cette une prise de rôle scénique. Et nous ne pouvons que saluer une performance magnifique que nous attendons dans quelques temps encore plus incarnée, encore plus dominée. Mais déjà c’est une très grande performance.
Maria Agresta a l’avantage d’une voix fraiche, jeune et techniquement très au point : elle se sort du final du premier acte (au conseil) avec tous les honneurs parce que toutes les notes sont faites, y compris les « scalette » redoutables. Elle n’aborde pas le rôle pour la première fois : elle l’a chanté avec Riccardo Muti à Rome il y a quatre ans. On entend dans sa manière de chanter qu’elle a beaucoup écouté Mirella Freni. Son Amelia est émouvante, mais le timbre est un peu clair, et ne possède pas dans la voix la couleur tragique qui frappe toujours chez son illustre devancière. Enfin, au moins ce mercredi, la voix accusait de menues irrégularités dans la ligne de chant, pas toujours homogène, avec quelques échos un peu métalliques ou acerbes. Il reste que cette Amelia-là reste aujourd’hui sans doute l’une des plus justes sur le marché lyrique.

Mika Kares (Fiesco) Ludovic Tézier (Simon Boccanegra) Acte III

Mika Kares continue la tradition des grandes basses finlandaises et j’avoue avoir été touché par son Fiesco, magnifié par la mise en scène de Bieito et l’attention que le metteur en scène a portée à son personnage. La voix est puissante et profonde (les graves de « il lacerato spirito » passent sans problème et ne sont pas détimbrés), elle s’élargit avec sûreté à l’aigu et les accents, la couleur me sont apparus très en place et particulièrement sentis. Ce n’est pas une voix tout d’une pièce qui ne ferait que du beau son. Il faut attendre le duo final avec Boccanegra pour atteindre au sublime : c’est sans doute le plus beau moment de la mise en scène mais c’est aussi le moment où le chant est le plus ressenti et le plus incarné, par les deux interprètes d’ailleurs. Les accents de Fiesco étaient d’une justesse et d’une intensité très rarement atteintes par les basses habituées à ce rôle. Allez, osons-le, il était « ghiaurovien ».
La vraie surprise vient peut-être du Paolo de Nicola Alaimo, un rôle noir auquel il ne nous a pas vraiment habitués et qui est peut-être un Paolo définitif : justesse des accents, contrôle vocal, magnifique émission, travail sur la couleur ; il réussit même – un comble pour un tel rôle – à émouvoir à chaque fois qu’il chante, tant le personnage voulu par Bieito a l’ambiguïté de certains méchants. C’est une très grande composition, très différente de celle du méchant halluciné de Felice Schiavi chez Strehler et qui personnellement m’a totalement convaincu. Nicola Alaimo est simplement grandiose.
D’une certaine manière, Francesco Demuro est aussi une surprise dans Adorno qui reste un rôle secondaire dans l’économie de l’œuvre. J’ai dans l’œil et l’oreille l’entrée au premier acte de Roberto Alagna courant autour du plateau, solaire en Adorno juvénile dans la production de Stein en 2000 à Salzbourg avec Abbado: il y fut extraordinaire. J’ai aussi dans l’oreille la perfection formelle de Veriano Lucchetti, impeccable de style et d’expressivité.
Demuro lui-aussi réussit à imposer le personnage, dont il n’a pas tout à fait la voix mais qu’il arrive à imposer par la technique, la clarté de la diction, le contrôle. On sent qu’il approche des limites de sa voix, mais cette tension convient parfaitement à la situation, et au total, il est très convaincant. J’irais même jusqu’à dire que c’est dans Adorno qu’il m’a le plus convaincu, bien plus que dans son Fenton que je trouve un peu fade et dont il est le grand titulaire actuellement.

Mikhail Timoshenko (Pietro) et Nicola Alaimo (Paolo)

Enfin Mikhail Timoshenko dans Pietro (vu comme un parfait apparatchik à qui est confié le sale boulot d’égorger en scène Paolo) montre un joli timbre de baryton basse, très employé à Paris, et qui ne devrait pas tarder à aborder des rôles plus importants.

On le voit, au terme de cette longue analyse, il n’y a pas grand-chose à reprocher à une production que j’estime être aujourd’hui non seulement la plus belle production verdienne de l’Opéra de Paris, mais aussi la meilleure production qu’on puisse avoir de Simon Boccanegra aujourd’hui, bien supérieure à celles honteusement médiocres de Berlin ou de la Scala, d’une grande tenue musicale (avec mes réserves sur le rythme et la tension) et vocale avec l’une des distributions les plus convaincantes qu’on puisse voir aujourd’hui. Je dis bien, aujourd’hui. Pour le reste, je retourne à mes souvenirs.

Dispositif scénique, étrave et bulbe…

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2017-2018: WAR REQUIEM de Benjamin BRITTEN le 9 OCTOBRE 2017 (Dir.mus: Daniele RUSTIONI; MeS: Yoshi OIDA)

Scène finale ©Stofleth

2017 a été une année faste pour l’Opéra de Lyon, tour à tour récompensé aux Opera Award et par le mensuel allemand Opernwelt, où un jury de 50 critiques l’a désigné comme « Opernhaus des Jahres » c’est à dire Opéra de l’année. Cette dernière distinction, peu connue en France, a une grande importance en Allemagne, et il est rarissime qu’une maison non allemande soit distinguée. Cela consacre évidemment la politique artistique novatrice menée par Serge Dorny, qui a su imposer son théâtre comme une référence internationale et fidéliser le public autour de choix sans concessions et d’un répertoire large qui a fait découvrir des œuvres souvent inconnues en France.
Le public de Lyon reste un public particulier, formé au lait du TNP de Planchon, mais aussi à l’opéra par la longue période Louis Erlo/Jean-Pierre Brossmann qui avait déjà donné une couleur particulière à cette maison, qu’il faut rappeler – la mémoire est toujours trop courte. C’est ce qu’on appelle un public averti. Autre particularité de l’Opéra de Lyon, la présence inhabituelle de jeunes, même en ce soir de première,  grâce au dispositif Lycéens et apprentis à l’Opéra, financé par la Région Auvergne-Rhône-Alpes qui permet à des lycéens ou des apprentis même très éloignés géographiquement et préparés de se rendre à une représentation d‘opéra.
Enfin, après 9 ans de loyaux services, Kazushi Ono quitte Lyon : on doit saluer le travail effectué auprès de l’orchestre aujourd’hui remarquable, qui a toujours eu la chance d’être dirigé par des chefs qui ont forgé un son et une tradition : John Eliot Gardiner et Kent Nagano sont des noms qu’on ne présente plus aujourd’hui et qui ont fait la réputation de l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Pendant cette période, le chœur est devenu aussi un des meilleurs chœurs d’opéra en France et même au-delà des frontières, à la fois pour son engagement musical, mais aussi pour ses qualités d’adaptation scénique, importantes parce que Lyon a une vraie politique en matière de mise en scène.

Daniele Rustioni © Blandine Soulage Rocca

À Kazushi Ono succède Daniele Rustioni, aussi flamboyant que Kazushi Ono était réservé. Le jeune chef italien fait partie d’une nouvelle génération vraiment digne d’intérêt. Formé en Italie (il est milanais) et surtout à Londres auprès d’Antonio Pappano dont il fut l’assistant, il a acquis un répertoire large et riche, et une expérience au pupitre dans toutes les formes (des petites formes au grand répertoire symphonique). C’est une grande chance pour Lyon que d’avoir tant de cartes dans son jeu actuel.
Alors il y a un revers de la médaille : les forces de l’opéra remarquables dans leur ensemble, doivent suivre un rythme soutenu, notamment au moment du Festival où cette maison typique de « stagione » doit s’adapter à un rythme presque semblable à celui du répertoire allemand, avec une alternance serrée. Les maisons françaises (Paris à part) sont peu habituées à ces rythmes et n’ont pas toujours le personnel adapté, et sans doute ce rythme et la qualité exigée pour répondre aux normes internationales génèrent-ils des tensions internes dont l’intervention initiale de la CGT lors de cette première est le symptôme, à laquelle Serge Dorny a répondu en appelant à une pacification des esprits en cohérence avec l’œuvre qui allait être jouée.
Lors de grandes productions, les opéras doivent faire appel à du personnel supplétif (les intermittents) car leur structure ne permet pas de répondre à ce type de pression. C’est la conséquence des choix français autour de l’opéra qui déterminent des personnels en nombre plus limité (sinon les budgets explosent): il y a en France une quinzaine de maisons, quelquefois en difficulté, qui proposent au mieux une trentaine de soirées d’opéra dans l’année pour la plupart (à Lyon on affiche autour de 80 soirées d’opéra, toutes scènes confondues sans compter le ballet ni les concerts, Toulouse affiche 82 levers de rideau mais moins de 40 soirées d’opéra, Strasbourg tourne autour de la cinquantaine (avec l’obligation de jouer à Mulhouse et quelquefois à Colmar), des chiffres qui n’ont rien à voir avec les maisons allemandes comparables qui dépassent très largement les 100 voire deux cents soirées annuelles).
Les opéras ne sont pas responsables de la situation, due au système (stagione) et aux subventions versées souvent limitées et à la charge quasi exclusive des villes, donc aux limitations en personnel, et ce qui a abouti à une stabilisation de l’offre mais aussi quand même à de réelles difficultés pour certaines maisons. Dans l’ensemble pourtant, les choses fonctionnent et ces dernières années on a vu des opéras (Dijon, Lille) offrir un travail de grande qualité et très diversifié, à l’intérieur de budgets très raisonnables .
Dans ce paysage, Lyon est un territoire singulier, évidemment, avec sa ligne affirmée de mises en scènes toujours novatrices, de choix de répertoire très audacieux avec cette année entre autres, Germania, Le cercle de craie, War requiem, Mozart et Salieri, autant d’œuvres soit nouvelles soit rares, qui feront sans doute presque toujours salle comble, grâce à un public disponible, éduqué et curieux, et d’une qualité musicale constante : Serge Dorny, né en Flandres, au pays de Gérard Mortier sait que l’homogénéité d’un plateau de très bonne qualité sans stars vaut mieux que la danse avec les stars qui sont souvent l’arbre qui cache la forêt : c’est le modèle qui prévaut à Bruxelles comme à Anvers et Gand.
Ainsi donc la saison ouvre avec War Requiem de Britten, un choix triplement surprenant. Surprenant parce que l’œuvre est rare, surprenant parce qu’elle est ici représentée en version scénique, alors qu’elle est plutôt représentée en forme traditionnelle et concertante, surprenant enfin pour ce choix d’ouverture de saison d’un nouveau chef italien, qu’on attendrait sur son répertoire « traditionnel » plutôt que sur un Britten mal connu.
C’est surprenant, et donc pleinement justifié : faire commencer Rustioni par Britten, c’est affirmer d’emblée l’éclectisme du chef et son ouverture, alors que traditionnellement et dans tous les opéras du monde les jeunes chefs italiens sont appelés sur Rossini ou Verdi (voir Sagripanti, Bisanti, Mariotti, Battistoni par exemple). C’est aussi réaffirmer une ligne programmatique qui pose une réflexion politique sur le monde (War Requiem, comme son nom l’indique, est une œuvre directement critique sur les guerres en général, dont la dernière qui a provoqué la destruction de la cathédrale de Coventry). C’est enfin montrer toutes les forces musicales de la maison en ordre de marche, orchestre, chœur, maîtrise.
La surprise faisant partie de l’art de la programmation, proposer War Requiem, absent de Lyon depuis des décennies entre pleinement dans la cohérence d’une politique artistique qui ne se place jamais dans le sillon des sentiers battus, mais dans la forêt touffue des œuvres hors standards. C’est bien la couleur de l’Opéra de Lyon, sa marque de fabrique, ce qui lui a valu la reconnaissance du monde lyrique international.

Il y a ces dernières années une tendance (une mode ?) à proposer des grandes œuvres chorales en version scénique ou semi-scénique. On l’a vu encore la saison dernière à Zürich avec le Requiem de Verdi. Les orchestres proposent aussi des concerts en version semi-scénique d’œuvres chorales, cela commença il y a quelques années avec les Passions de Bach, et Peter Sellars, par exemple, a proposé avec Simon Rattle un certain nombre d’expériences en ce sens. Personnellement, je ne suis pas toujours convaincu des résultats, même si la plupart du temps les spectacles sont de grande tenue.
Celui de Lyon est sans conteste d’une très haute tenue, dont la puissance s’impose, avec des images d’une grande force et souvent d’une grande beauté. En appelant Yoshi Oida, Dorny garantit un travail épuré, réfléchi, dans la grande tradition du théâtre de Peter Brook avec lequel Oida a fait un bout de chemin, mais aussi d’une culture théâtrale japonaise (Oida a travaillé sur le Nô) qui fascine le théâtre occidental. De plus, né en 1933, Oida a vécu les ravages de la guerre au Japon, dont l’arme atomique, et en connaît directement les blessures. L’œuvre lui sied donc parfaitement car elle se prête à un travail sans fioritures et hiératique.
Le War Requiem est une œuvre de grande envergure où chaque élément du plateau prend en charge une couleur de l’œuvre, née d’un mélange entre les parties traditionnelles du Requiem chrétien et de poèmes d’un poète mort quelques jours avant la fin de la première guerre mondiale, Wilfred Owen, qui a crié son amertume dans des textes écrits à la fin de la guerre, alors qu’il s’était engagé volontairement.
L’œuvre est donc très structurée : la voix de femme et le chœur accompagnés de l’orchestre chantent la partie liturgique du Requiem. Les deux solistes masculins accompagnés d’un orchestre de chambre chantent les textes de Owen, le chœur d’enfants et l’orgue, spectateurs et victimes des temps, représentent la partie plus spirituelle et transcendante.  Lors de la création, Britten voulait que les solistes représentent les pays engagés dans la guerre : Allemagne (Dietrich Fischer-Dieskau), URSS (Galina Vichnevskaia), Royaume Uni (Peter Pears), mais Moscou n’a pas permis à Vichnevskaia de participer à la création et c’est Heather Harper qui a créé l’œuvre. C’est en revanche Vichnevskaia qui a participé à l’enregistrement consécutif, sous la direction du compositeur, avec le London Symphony Orchestra. C’est un peu le même principe qui a guidé le choix de Serge Dorny qui a appelé le soprano Ekaterina Scherbachenko (Russie), le ténor Paul Groves (USA) et l’estonien Lauri Vasar (Baryton). L’Estonie est en effet une victime directe de la deuxième guerre mondiale : après son indépendance en 1918, elle retombe sous le joug soviétique après la 2ème guerre mondiale, après que ses élites (souvent germanophones) eurent flirté avec le nazisme.
Le chœur d’enfants (l’excellente maîtrise de l’Opéra de Lyon dirigée par Karine Locatelli) est vu par Oida comme spectateur de ce spectacle : il arrive de la salle juste avant les premières notes, monte sur scène et s’installe à cour, regardant ce qui se passe sur la plateau, comme s’il appartenait à une communauté religieuse spectatrice (Karine Locatelli est vêtue en religieuse), avec derrière lui l’orgue qui l’accompagne. On connaît aussi l’importance des voix d’enfants dans la liturgie anglicane.

Yoshi Oida © Mamoru Sakamoto

Le dispositif conçu par Yoshi Oida est assez simple, construit autour d’un praticable central, à jardin l’orchestre de chambre, au fond le chœur, à cour, les enfants, avec un fond de scène mouvant et argenté, sur lequel vont se projeter quelquefois des images. Le chef dirige l’ensemble du dispositif, notamment les deux orchestres alors qu’en principe il y a deux chefs.
La mise en scène consiste en un immense rituel funèbre conçu dans l’esprit de l’œuvre où devant la mort et la guerre, il n’y a plus d’ennemis. Replaçant l’œuvre au temps de Wilfred Owen, de la première guerre mondiale (une indication 14-18 sur la scène le souligne), et donc en cohérence avec les manifestations autour du centenaire de la Première Guerre Mondiale, il va sur l’espace vide central placer les solistes, qui enterrent leurs morts de manière symétrique, habillés de manière plus ou moins semblable, seuls se distinguent les casques : on reconnaît à droite les casques à pointe germaniques et à gauche le casque traditionnel anglais « Brodie ». Chaque soldat porte en écharpe son drapeau national, mais tout évidemment devient dérisoire quand chacun est face à ses pertes, ses morts, et la même dévastation.
Les deux soldats (Paul Groves et Lauri Vasar) disent les poèmes de Owen : ils sont ces représentants de l’humanité déchirée et entraînée, de cette humanité victime des « Somnambules » qui portèrent à la guerre.
le soprano (Ekaterina Scherbachenko), représente d’une certaine manière la synthèse de cette humanité, elle exprime l’universel, et les enfants restent en retrait, victimes des conflits sans l’avoir voulu. Ainsi donc en un seul tableau global Yoshi Oida expose à la fois les résultats et les contradictions de tout conflit, qui se résout toujours de la même manière par l’enterrement des morts. Au-delà des symboles, drapeaux, poupées de chiffon figurant les morts anonymes ou les marionnettes humaines, cercueil devant lequel se recueille le soprano, mais aussi les cadavres anonymes enveloppés qui peuplent la première scène, au-delà des images qui quelquefois défilent sur le fond, au-delà du décor géométrique qui n’est pas sans rappeler certaines images wagnériennes de Wieland Wagner ou de Günther Schneider Siemssen, dans lequel s’insèrent les images, comme si les formes et les images se fondaient en un seul imaginaire,  on ne retient guère qu’une totalité où tous célèbrent la mort, à laquelle nul n’échappe, et devant laquelle vainqueurs et vaincus sont égaux.
C’est bien cette dernière notion, qui efface le résultat « politique » au profit du bilan humain qui est ici soulignée, et dominante. On voit bien que la Première Guerre Mondiale est l’emblème de toutes les guerres qui ont émaillé le siècle qui nous en sépare. Un « plus jamais ça » tellement ritualisé qu’il en devient presque sarcastique : le rituel se repropose à chaque guerre, tout comme le « plus jamais ça ». D’ailleurs, ce War Requiem composé pour la reconstruction de la cathédrale de Coventry détruite pendant la deuxième guerre mondiale, appuyé sur les poèmes écrits pendant la première, montre à la fois une universalité et une terrible vérité, presque sarcastique : le rituel n’est rituel que parce qu’il se répète : le « plus jamais ça » est en fait un « toujours », et cette émotion qui traverse l’œuvre et les images que nous voyons n’empêche ni n’empêchera rien. Même si Britten voulait composer un Requiem à la Guerre, celui-ci reste hélas à écrire, 55 ans après la création.
L’idée d’une mise en scène est donc pleinement justifiée pour une œuvre à la géométrie sonore et spatiale très complexe, mais la forme architectonique de l’Opéra de Lyon est peut-être un obstacle à sa pleine réalisation : une salle trop à l’italienne, trop étroite et impossible à moduler pour une spatialisation et une respiration sonores de l’œuvre telle qu’on la rêverait. Il faudrait sans doute une salle plus ouverte, une Philharmonie de Berlin, une halle aux grains de Toulouse, pour permettre à l’œuvre de frapper encore plus le spectateur. Il manque à ce travail un espace qui lui corresponde vraiment. Je mesure la vacuité de la remarque : on fait avec ce qu’on a.
Il reste que la mise en scène de ce Requiem lui donne une chair et une présence que peut-être le concert ne lui donnerait pas, même si au concert c’est l’imaginaire de l’individu qui est sollicité, alors qu’ici, l’imaginaire nous est en quelque sorte imposé. Mais la vision de Yoshi Oida touche à l’universel, au temps et à l’espace („Zum Raum wird hier die Zeit…“ comme chez Wagner pour définir la cérémonie du Graal dans Parsifal), avec des allusions à la Bible (le sacrifice d’Abraham) à la première et à la seconde guerre mondiale, dans une sorte d’imagerie générique de tout conflit qu’il l’enlève à son contexte propre.

©Stofleth

Au total, ce travail est empreint de grandeur et aussi de simplicité comme cette magnifique idée des parapluies qui s’ouvrent, image de protection face à un événement extérieur, mais une protection légère et fragile qui devient presque image de la fragilité humaine, image pascalienne de la situation humaine prise entre les infinis et entre des cataclysmes qu’il ne peut maîtriser .
A cette grandeur visuelle, à ce rituel déchirant parce qu’il marque la fragilité de l’humain correspond une réalisation musicale de très haut niveau, dont la grandeur fait vibrer le spectateur.
Les trois solistes sont remarquables de simplicité et de vérité : Paul Groves, le soldat « britannique », le ténor, Lauri Vasar, le baryton soldat « allemand » et Ekaterina Scherbachenko, qui se découvrira à la fin comme la veuve du poète Owen portant son portrait, comme le chœur porte les portraits des morts en un rite qui ressemble aux rites funèbres de l’antiquité romaine où les portraits des défunts étaient portés, et à l’origine du culte orthodoxe des icônes), mais qui représente toutes les veuves : son salut émouvant au cercueil visant évidemment à l’universel et non à l’histoire particulière d’Owen qui n’était pas marié et en outre ouvertement homosexuel.

Paul Groves ©Stofleth

Paul Groves à peine plus jeune que l’œuvre qu’il chante à la voix au départ un peu engorgée, révèle de nouveau et très vite toutes ses qualités : ductilité, savant dosage entre les mezze voci et les aigus triomphants, timbre qui garde une étonnante pureté, intensité dans les moments les plus dramatiques.
Lauri Vasar confirme les belles qualités qu’on connaît (il fut récemment Gloster déchirant dans le Lear salzbourgeois), beauté du timbre, belle diction, belle projection, mais moins d’intériorité peut-être que son collègue ténor.

Ekaterina Scherbachenko, est comme on l’a dit, une sorte de veuve universelle qui en enterrant le poète salue tous les morts. Une prestation sans défaut technique, bien dominée, mais sans particulière émotion, un peu extérieure. La voix manque d’expressivité et un peu de projection notamment à l’aigu, alors qu’elle se montre plus concernée dans les moments plus intimistes.

Ekaterina Scherbachenko ©Stofleth

Mais ce sont les masses chorales et orchestrales qui sont ici  les maîtres de l’espace : un chœur immense, renforcé (ce ne sera pas la seule occasion cette année…) très bien préparé par Geneviève Ellis, avec des moments très subtils, un réel travail des contrastes et une belle diction, et qui surtout chante  de mémoire, et participe avec engagement à la mise en scène en envahissant l’espace à la fin : beaucoup de couleurs dans ce chant où les voix explosent (Dies irae), mais aussi montrent une retenue qui va jusqu’au murmure (derniers moments), en des contrastes vraiment conduits de manière exceptionnelle. Une de ses prestations les plus impressionnantes.
La Maîtrise aussi avec ces enfants extérieurs, témoins et aussi victimes dirigés par Karine Locatelli montre un belle capacité d’émotion, et aussi une véritable expressivité. Tout cela est remarquable et montre le degré d’engagement des personnels artistiques qui justifient pleinement les récompenses internationales reçues.
Mais l’architecte et le maître d’œuvre c’est Daniele Rustioni qui réussit à diriger l’ensemble impressionnant de ces masses, et notamment les deux orchestres, avec une énergie et une fougue à souligner, mais aussi une capacité à retenir le son, à lui donner sens aussi notamment dans les moments les plus sarcastiques et les plus grinçants, qui ne cherche pas à s’imposer, mais qui accompagne : la manière dont l’orchestre accompagne les solistes quelquefois aux limites du parlando s’apparente presque à un dialogue intime. Les écarts de dynamique, les passages les plus intérieurs mais aussi les moments les plus spectaculaires, sont pris à bras le corps par un orchestre sans aucune scorie, parfaitement concentré, dynamisé par le chef qui semble être partout. Une très grande prestation, un accompagnement orchestral exceptionnel grâce à des musiciens tendus et attentifs, mais aussi visiblement très engagés autour de leur nouveau directeur. Une inauguration parfaitement réussie et dont le résultat exceptionnel montre la pertinence du choix et qui surtout laisse augurer de grands moments futurs.

Rituel ©Stofleth

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 3 AOÛT 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; MeS: Frank CASTORF)

Acte III © Enrico Nawrath

 

Nos rappels sur le Blog du Wanderer

Götterdämmerung 2013
Götterdämmerung 2014

Götterdämmerung 2014(2)
Götterdämmerung 2015
Götterdämmerung 2016
Abécédaire

Acte II © Enrico Nawrath

La fin de la belle histoire de la naissance et de la fin d’un monde. Une fin dans les flammes qui dévorent et dans la lumière de l’or qui repose de nouveau au fond du Rhin. Une fin que marque le retour à l’ordre éternel…
Telle est l’attente du spectateur au terme de la plus longue et sans doute plus spectaculaire des journées du Ring, celle où pour la première fois, apparaît le chœur, c’est à dire le peuple, c’est à dire les autres, ceux qui ne font pas partie du jeu ouvert à Rheingold. Ce peuple mené par Hagen apparaît pour montrer, pour la première fois dans cette histoire que Hagen est d’abord un politique, il utilise son pouvoir populaire pour réaliser ses desseins et donc cet appel au peuple est l’intrusion du politique dans le mythique.

Le monde comme il va (mal)

 Castorf évite le mythe, au moins celui qui nous fait rêver ou qui entraîne des mécanismes d’identité ou de catharsis. Il distancie, analyse, et fait en sorte que le prosaïque le plus cru (ici Patric Seibert au milieu des légumes et des mayonnaises, Gutrune bouffant des boites de chocolat, ou Brünnhilde lisant le Spiegel, voire Siegfried tué au milieu des cageots) mais c’est évidemment un prosaïque choisi, qui vise à montrer que le mythe est ce que nous vivons au quotidien, qu’il n’y pas un monde des Dieux et des héros, mais qu’il y a notre monde, au quotidien, celui que nous avons bâti ou que l’Histoire nous a livré, même s’il insiste sur des survivances profondes des mondes païens comme le Vaudou, dont il fait des trois Nornes des sortes d’officiantes (en habits composant le drapeau allemand…).

Acte I © Enrico Nawrath

En ce sens l’entreprise de Castorf est évidemment la plus forte à Bayreuth depuis Patrice Chéreau, et sans diminuer les qualités de celle de Kupfer, sans doute la troisième du trio (les autres mises en scène du Ring, Hall, Kirchner, Flimm, Dorst n’ayant pas apporté de regard fondamentalement novateur, au-delà d’images et au-delà d’idées çà ou là intéressantes).
C’est pourquoi ceux qui estiment Frank Castorf dépassé, dernier avatar de la génération du Regietheater se rassurent sans doute parce qu’ils sont culturellement hermétiques à son univers hyper-référencé dont l’abécédaire du site Wanderer n’est qu’un aperçu, tant le monde de Castorf, à l’image du nôtre, est foisonnant : c’est bien parce qu’il nous parle trop crûment que certains détournent les yeux, voire le cerveau.
Et dans ce Götterdämmerung, il serait trop simple de penser qu’une fois transformé le Walhalla en Wall Street, la messe est dite. La messe serait trop simple. D’ailleurs Castorf ici ne fait que reprendre une idée de Wieland Wagner, mort il y a 51 ans, peu suspect de crime de Regietheater…
Le final de Götterdämmerung nous concentre sur un feu réduit à l’embrasement d’un baril de pétrole que tous regardent fascinés, pendant que tourne le monde. Il est évident que cette tournette sur laquelle est installé le monumental décor d’Aleksandar Denić c’est aussi le temps qui passe, l’heure qui tourne, l’idée même d’une permanence et d’un changement dans une continuité, comme la présence de l’horloge universelle Urania le rappelait dans Siegfried. On ne peut s’étonner alors que ce Ring n’ait pas de fin, que Brünnhilde s’en aille comme vers de nouvelles aventures après qu’elle eut renoncé à allumer le brasier, après que les filles du Rhin eurent aussi éteint les briquets, et que ceux qui restent (filles du Rhin et Hagen) regardent fascinés un petit baril qui brûle. Castorf nous annonce simplement que rien ne se termine, et que le Ring de Wagner pointe des mécanismes de désir, de pouvoir, d’ambition qui avec des instruments divers selon l’époque, Or ou Or noir hier, nucléaire ou numérique demain, installent un monde dont les caractères permanents sont la désillusion et l’oppression.
Nous avons évoqué ailleurs l’apparition de personnages « castorfiens » dans notre monde d’aujourd’hui, Ceaucescu et son Walhalla délirant de Bucarest, Trump, Berlusconi, Kim-Jong-Un ou un Poutine tout en muscles siegfriedesques, quant à moi je trouve à Teresa May un air de Fricka – de Rheingold– au petit pied… tout simplement parce que notre monde tel qu’il est, est exactement ce que Castorf en lit. Ce n’est pas notre monde qui est castorfien, c’est simplement Castorf qui est notre monde…Et Castorf nous en dit la permanente absence de sens. Pas de cycle cyclique, où l’on reviendrait sans cesse aux origines, mais un Ring en continu, aux épisodes semblables et différents, le soap-opera éternel qu’annonçait Rheingold.
C’est sans doute la plus amère et la plus pessimiste des visions, qui ne laisse aucun espoir et c’est sans doute ce qui crée chez le spectateur des tiraillements, pris entre cette mise en scène très dure et distanciée et une musique qui semble au contraire favoriser nos délires cathartiques..
Dans ce cadre général, quelques points cette année ont focalisé mon attention.

Hagen
Dans cette vision que sanctionne un Götterdämmerung virtuose (la mise en scène du 2ème acte simplement étourdissante), un personnage surnage, c’est Hagen, qui tire les fils de l’histoire : un personnage qui chez Castorf acquiert une profondeur inhabituelle, différente en tous cas des Hagen noirs tout d’une pièce qu’on voit souvent.
Hagen est un personnage hybride, qu’Alberich a eu avec Grimhilde : l’importance de la mère est grande chez Hagen, on en parle dès les premières répliques de l’acte I puisque c’est aussi la mère de Gunther et Gutrune. Il y a chez Hagen le regret que sa mère l’ait livrée à Alberich, et donc ne lui ait pas donné de repos, Hagen ne sait ni aimer ni prendre le plaisir et il en éprouve une sorte d’amertume éternelle. Il est probable que cet anneau recherché par Alberich, Hagen ait l’idée de le garder pour lui : Alberich est toujours pris au piège par plus malin…Hagen, héros terrestre et politique, utilise sa bande, sa horde ou son peuple pour célébrer les noces de Siegfried et Gutrune et ne cesse de manœuvrer chacun, comme le ferait un Wotan terrestre, et tout comme Wotan Hagen ne dédaigne pas l’inceste. Castorf introduit le désir de Hagen vers Gutrune, sans doute réciproque, parce que le désir n’a pas de frontières dans le monde sans aventure de Gibichungen, mais aussi dans le monde plus général du Ring.
Ainsi Hagen est à Alberich ce que Siegmund est à Wotan, le fils conçu pour récupérer Or, Anneau et puissance, mais si à Siegmund le temps a manqué, Hagen a développé une intelligence (que Gunther appelle sagesse) qui en fait un personnage particulier dans le Ring, notamment en opposition aux Gibichungen écervelés, un personnage qui a plus que d’autres, une psychologie, notamment au deuxième acte et qui après la visite de son père qui lui demande de reconquérir l’anneau pour eux deux, décide sans doute de le reconquérir pour lui-même.

Plusieurs scènes au troisième acte semblent poser des questions irrésolues à propos de Hagen, essentiellement dans l’image qu’en renvoient les projections.
L’écran est utilisé ici comme les morceaux d’un film de cinéma pas encore terminé qui constitueraient une histoire autonome, une sorte d’histoire du Ring telle qu’on la veut, avec sa nature, sa forêt, son vrai Grane (dans Siegfried).
À peine Hagen a-t-il tué Siegfried, qu’on le voit à l’écran marcher dans une forêt, une image d’une insigne poésie : rentre-t-il au bercail pour annoncer la nouvelle ? profite-il de ce répit pour à son tour jouir de l’instant, une fois la tâche terminée, pour vivre un peu en harmonie avec la nature, pour être un peu lui-même ? Cet Hagen-là est en tous cas inhabituel, dans une sorte de solitude apaisante.

Car autour de lui, un père honni (Alberich), qui part avec sa valise vers un ailleurs indéfini (comme Brünnhilde à la fin) et qui même dans l’histoire de Wagner, ne meurt pas (Kupfer l’avait bien souligné), deux Gibichungen, l’un, Gunther, une frappe lâche, l’autre, Gutrune, une petite vertu, qui se laisse tripoter par Hagen, mais aussi par les compagnons de Hagen au deuxième acte, pas plus recommandable que les autres, une sorte de ravissante idiote. Pas de quoi être stimulé…
La dernière image du Ring est aussi d’une grande poésie : pendant qu’au bord du baril qui brûle (avec l’anneau dedans) filles du Rhin et Hagen sont plongés dans une sorte de désarroi comme s’il n’y avait plus qu’à rester dans cette fixité interrogative en un « et après ? » terrible, sur l’écran défile la fin qu’on aime et qu’on a envie de voir, la fin pour la galerie : les filles du Rhin observant le cadavre d’Hagen avec sa crête originelle, Hagen de cinéma glissant et s’éloignant sur l’eau. La fin de théâtre est moins optimiste.
Les deux fins sont contradictoires et disent chacun l’opposé de l’autre. Il y a une fin de cinéma « pour le cinéma ». Et une fin de théâtre,  et seul le théâtre ne raconte pas d’histoire mais l’Histoire.

Siegfried
Siegfried, arrivé avec ses breloques, Notung, c’est à dire une Kalachnikov enveloppée comme pour un cadeau à donner à Gunther, qui s’en amuse comme un gosse (comme Siegfried dans Siegfried), un Tarnhelm dont il ne sait pas l’usage et que Hagen va lui apprendre, mais sans anneau qu’il reprendra à Brünnhilde en fin d’acte, comme s’il devait reconquérir les breloques du dragon, comme si la mémoire de Brünnhilde lui faisant défaut, il lui fallait retrouver le statu quo ante, celui qu’il avait avant de la connaître et de connaître la peur.
Le Siegfried du Götterdämmerung, ce n’est pas le Siegfried qui a été un peu éduqué par Brünnhilde (les runes), mais celui d’avant : la brute-qui-tue-tout-le-monde. L’effet du philtre de Hagen est de redonner à Siegfried son identité de petite frappe, et ainsi la boucle est bouclée : ils sont tous les mêmes ! D’ailleurs le combat de Hagen et Siegfried au deuxième acte (avec leurs planches) les met exactement au même niveau.

Acte II © Enrico Nawrath

Jusqu’au troisième acte Siegfried reste le même mauvais garçon, il bat le pauvre type qui dort avec une jeune femme, et avec les filles du Rhin, il se comporte comme avec l’Oiseau dans Siegfried, il est vrai qu’elles usent de tous leurs moyens appétissants pour lui prendre l’anneau.  Siegfried n’est ni bon ni mauvais, il est ce que le monde a fait de lui, il n’a pas de distance, pas d’intelligence des rapports humains ni d’ailleurs des rapports avec les femmes qui ne servent qu’à …ça…

Dans ce Götterdämmerung, aucun personnage ne se sauve, ils sont presque tous méprisables à des degrés divers, les seuls à posséder une épaisseur sont Hagen et Brünnhilde, parce que chacun ont une mission et d’ailleurs la même mission. Terrible constat.

Pour Castorf, pareil jeu de massacre (où seul le personnage de Brünnhilde reste un tant soit peu proche de la vision traditionnelle) n’est rendu possible que par le cadre où se déroule l’histoire, nous sommes au moment agité de la Berlin du mur, au moment du pont aérien, et nous passons indifféremment de l’est (Schkopau, Buna et les conglomérats pétroliers de l’Est ) à l’Ouest de l’autre côté du mur (que les personnages allègrement traversent) vu sous l’angle d’un kiosque à Döner berlino-turc (les deux drapeaux y trônent) et d’un magasin de fruits et légumes, ce qui manque à l’Est, comme le montre le personnage incarné par Patric Seibert qui mange une banane en secret, que les allemands de l’Est devaient se procurer à prix d’or ( voir notre article banane de l’abécédaire à ce propos).
La Berlin d’après-guerre cristallise les enjeux de pouvoir et les luttes idéologiques : le fait que l’immense bâche qui croit-on recouvre le Reichstag (allusion à Christo) recouvre en réalité Wall Street, montre pour Castorf en même temps et le vrai pouvoir, et l’inféodation d’une certaine Allemagne, à l’Est Schkopau et à l’ouest Wall Street. Tout cela est d’ailleurs désormais connu et analysé.
Ce qu’ajoute Götterdämmerung, ce n’est pas tant la manière dont les foules sont toujours manœuvrées (Acte II), ou que les idéologies aient toutes les mêmes intérêts (Le pétrole…), c’est que toute cette histoire du Ring passionnante et si agitée finisse dans un néant presque shadockien. Ces Shadocks qui pompent (le pétrole ?) sans jamais construire, c’est ce qui se déroule devant nous : Castorf (qui ne connaît probablement pas cette série culte de la culture médiatique française) arrive au même vide, au même gouffre. Chez Castorf, Siegfried est mort, tout comme Siegmund et Hunding, comme Mime, comme Gunther. Restent vivants à l’ombre de Wall Street Alberich, Brünnhilde, Hagen, les filles du Rhin et Gutrune…bonjour la reconstruction !
Le Ring wagnérien dans son mouvement semblait pourtant proposer quelque chose de plus optimiste, d’ailleurs Chéreau laissait les hommes présents sur scène comme pour dire « au boulot », laissant une trace d’espoir, Kriegenburg à Munich arrive à une vision optimiste de solidarité (Gutrune accueillie par le groupe qui ouvrait Rheingold). Chez Frank Castorf, qui lit notre monde comme soi-disant post idéologique, voire post historique, on conclut par le vide, comme image de notre chute, et de notre désespérante impéritie.

Sans doute cette frustration d’une absence de lendemain possible, de lever de soleil sur une vie éventuelle d’après est-elle totalement anti cathartique et rend un certain public qui a soif d’identification terriblement colère. Mais on ne va pas à Bayreuth pour voir du Walt Disney…

Il faut à cette vision qui évidemment secoue, une musique qui se déploie d’une manière plus singulière. Parce que devant les scènes finales telles que les voit Castorf, la musique sonne évidemment plus creux, et accentue le malaise : trop plein de beauté devant l’image du vide…Comme dans le final de Siegfried mais pas avec le même discours: le final de Siegfried nous disait qu’il n’y avait rien à croire de l’histoire du couple Brünnhilde-Siegfried et que la musique ne disait pas ce qu’on croyait, le final de Götterdämmerung doit musicalement laisser une place au doute, devrait nous laisser aussi un peu insatisfait, comme lorsqu’on disait de Petrenko qu’il n’était pas assez « spectaculaire ».
Mais Petrenko regardait attentivement ce qui se passait sur scène.
Avec Marek Janowski, pas de surprise, pas de frustration, pas de second degré. C’est très bien dirigé, très bien mené, avec des tempi larges, avec de la respiration, avec des cordes sublimes, sauf que la musique ne dit pas vraiment ce qui se passe en scène. On peut écouter avec un masque de sommeil, comme certains idiots patentés l’ont fait, on aura le Wagner qu’on attend, le Wagner pour toujours, le Wagner qui fait plaisir à l’oreille sans trop se poser de questions, mais pas le Wagner qui accompagne cette production-là, l’œuvre d’art non totale, mais partielle, Janus qui dit deux choses contradictoires. Je le répète : il n’y a rien à reprocher à l’exécution technique de l’œuvre, en concert cela ferait un effet garanti, mais sans doute aussi si la mise en scène offrait casques vikings et heaumes rutilants.
Mais là, ça coince et ça gêne, parce que les accents ne correspondent pas vraiment entre scène et fosse, sauf peut-être au deuxième acte, dont l’ensemble est très réussi et scéniquement et musicalement, et dont le trio final est enthousiasmant à tous niveaux.
Il ne s’agit pas de crier haro sur le baudet, et de déplorer le départ de Petrenko remplacé par un Janowski non concerné. Mais dans un travail où musique et mise en scène ont été travaillées jusqu’au plus infime détail dès l’origine, on remarque bien trop les deux chemins qui se séparent ou qui quelquefois se rencontrent par hasard.
Autant Rheingold, trop théâtral, n’a pas bien fonctionné dans son rapport scène-fosse,autant Walküre a mieux fonctionné, et Siegfried partiellement. Il en est de même pour ce Götterdämmerung avec ses moments d’ivresse musicale (Acte II, mort de Siegfried et marche funèbre) et ses moments contradictoires où la scène et la musique ne vont pas au même pas. Il n’importe : on sent quand même un travail mieux maîtrisé, plus accompli que l’an dernier, et on sent les chanteurs bien plus à leur aise.

Ce Ring a d’ailleurs été mieux dominé du point de vue vocal, et ce Götterdämmerung le confirme : des Nornes superbes (Christiane Kohl toujours un peu acide cependant, mais Wiebke Lehmkuhl et Stephanie Houtzeel magnifiques), des filles du Rhin toujours aussi fraiches et justes (Stephanie Houtzeel et Weibke Lehmkuhl encore, mais aussi Alexandra Steiner), le chœur impressionnant du deuxième acte, avec une mise en scène si fluide dans un espace si réduit, renforcée par une prise vidéo virtuose, impose sa puissance étonnante, écrasante même, sous la direction d ‘Eberhard Friedrich.
Marina Prudenskaia en Waltraute va au bout du récit de manière honorable, mais elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, ni par l’engagement vocal, ni par l’énergie.
Albert Dohmen est en revanche plus à l’aise dans Alberich : la voix a repris de l’éclat, la diction est toujours d’une clarté impeccable, il impose un profil de Wotan déchu qui va très bien avec la mise en scène.
Markus Eiche, plus à l’aise dans Gunther que dans Donner, fait entre son timbre chaud, avec une belle projection et une magnifique intelligence du texte, la prestation est tout à fait remarquable.
Remarquable comme toujours aussi Allison Oakes dans son personnage de Gutrune ravissante idiote, la voix est bien projetée, bien assise, et elle acquiert dans la scène finale une véritable dimension tragique, une grande Gutrune, probablement une des meilleures sur le marché, pour un rôle difficile à incarner.
Stephen Milling est peut-être encore plus impressionnant cette année que les années précédentes, la voix est magnifiquement projetée, avec une carure vocale (et physique) bluffante. Même sans sa crête (portée par Attila jun, son prédécesseur dans le rôle), il impose sa présence, à la voix rude et retenue, terrible et réservée. Une très grande incarnation.
Stefan Vinke dans Siegfried payait sans doute les efforts déployés dans Siegfried. Le Siegfried de Götterdämmerung est différent du Siegfried de Siegfried, demande moins de force et plus de subtilité et un peu plus de lyrisme, et Stefan Vinke chante avec une émission très nasale qui est indice de fatigue (Lance Ryan avait aussi cette nasalité fréquente). Il reste néanmoins un très grand Siegfried, convaincant. Moins mauvais garçon que Lance Ryan il est un ado poupin et souriant qui ne comprend rien à rien, et qui joue sans cesse à Siegfried, c’est bien vu. Vinke reste le Siegfried du moment.
Catherine Foster vient à bout du rôle avec cran et grandeur, sans fatigue apparente, particulièrement intense et émouvante. Ne l’ayant jamais entendue ailleurs qu’à Bayreuth, je ne sais comment la voix sonne dans une autre salle (Bayreuth reste une salle tellement favorable aux voix !), mais ici, elle est l’une des Brünnhilde les plus vocalement convaincantes qu’on ait vue depuis très longtemps, sans une note ratée, toujours impressionnante par la justesse et surtout, ce qui est plus rare, toujours claire dans sa diction : on entend et on comprend tout. Grandiose prestation.
On quitte ce Ring avec le sentiment d’un spectacle d’exception de très grand niveau musical malgré les réserves exprimées, avec des chanteurs de très haut niveau. Que nous réservera 2020… ?

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 2 AOÛT 2017 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; MeS: Katharina WAGNER)

Acte II Liebesduett © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Une vision générale
La production de Tristan und Isolde avait un peu déçu à la création en 2015, et cette année encore à la première, Katharina Wagner a reçu des huées, un spectateur s’est même distingué en poussant un buh ! aussi sonore que scandaleux pendant la Liebestod.
A voir et à revoir cette production, elle ne manque ni d’intelligence, ni d’une volonté ferme d’aller jusqu’au bout d’un concept qui a sa cohérence même s’il banalise l’histoire. Au lieu de consacrer le mythe des amants, Katharina Wagner propose de partir des données initiales, à savoir l’amour préexistant de Tristan et d’Isolde, impossible à réprimer, de faire de ces deux êtres des victimes d’un mariage politique. Il n’y a pas de contradiction avec le mythe. Le voyage de Tristan et Isolde est douloureux pour les deux au premier acte puisque leur amour est obéré d’une part par la situation, d’autre part par le sens de l’honneur de Tristan dans le monde chevaleresque médiéval.
Ce qui fait la différence ici ce sont deux éléments :
– d’une part la volonté des amants de vivre au grand jour cet amour (pourtant nocturne)
– d’autre part l’attitude de Marke, qui refuse la situation pour sauvegarder les apparences.

Il y a donc deux mondes, un monde du calcul politique pour qui tout doit aller selon les formes, indépendamment de la substance, et un monde personnel et intime des émotions et des moi qui veulent vivre leur passion, pour qui tout est substance et rien n’est forme.
Toute l’histoire réside dans la totale incompatibilité des deux univers, que Katharina Wagner concentre dans sa manière de traiter le personnage de Marke, loin du vieillard accablé dans sa chair, mais plutôt le roi qui doit gérer une sale histoire politique qui gêne ses objectifs.
Katharina Wagner refuse de laisser aller le spectateur à une sorte d’ivresse musicale alimentée par la musique de son aïeul. Elle revient à une analyse froide et distanciée d’une situation et d’un contexte, avec le bistouri caractéristique du Regietheater, qui refuse les moments attendus : pas de navire au premier acte, mais un enchevêtrement d’escaliers à la Escher, qui se meuvent sans cesse, qui sans cesse aboutissent au vide en une sorte de labyrinthe amoureux impossible. Le philtre n’est pas bu (inutile dans ce cas) et la fiole est vidée ensemble.
Après qu’Isolde et Brangäne eurent été jetées dans une cour sombre, bientôt rejointes par Tristan et Kurwenal, le duo d’amour du 2ème acte est cassé pour l’essentiel par l’apparat du décor et des accessoires, hauts murs d’une prison, projecteurs violents qui éclairent les amants et surveillance permanente de Marke et ses sbires en hauteur. Au fond de la cour, il se passe beaucoup de choses aussi, dissimulation sous un grand drap brun éclairé par des petits étoiles, grilles multiples qui semblent être des parkings à vélo dont on voit le modèle dans Bayreuth, qui deviennent instruments de torture, volonté de mourir en s’ouvrant les veines etc.…Un lieu dont on n’échappe pas, et peut-être fait pour mourir…
Si au deuxième acte les amants essaient d’abord de se dissimuler, l’exaltation fait qu’ils s’exposent à la lumière des projecteurs, jusqu’à vouloir mourir ensemble, mais cette mort leur est empêchée par Marke arrivant avec Melot, qui ne veut surtout pas d’une mort à deux. Ainsi donc Marke ne surprend pas les amants mais intervient pour empêcher le pire, non dans leur intérêt mais dans le sien propre. Il hésite d’ailleurs à sacrifier Tristan, arrache Isolde et l’emmène, pendant qu’il laisse Melot faire le sale boulot. Un Melot qui aussitôt après semble pris de trouble, de remords devant un Tristan qui semble déjà passé à meilleure vie. C’est sur ce trouble que tombe le rideau
Le troisième acte est au départ plus conforme : une autre ambiance dans les éclairages brumeux sublimes de Bayreuth. La mise en scène du troisième acte, avec le très long monologue de Tristan est toujours un peu une gageure : Katharina Wagner entre dans l’univers visionnaire et délirant de Tristan, et en suivant le texte, fait apparaître dans des bateaux stylisés dans lesquelles des fantômes/fantasmes d’Isolde apparaissent, qui échappent à Tristan sans cesse dans une sorte de quête désespérée.
La fin est plus radicale.
L’arrivée tardive d’Isolde n’ayant pas empêché la mort de Tristan, conformément au livret, elle prépare avec Kurwenal le cadavre, mais l’arrivée de Marke (brutale), interrompt l’action, la scène s’éclaire comme si dans l’ombre tous étaient déjà là depuis longtemps. Marke, Melot, Brangäne sont entourés de soldats, avec un catafalque, et les soldats portent une écharpe de deuil. Funérailles que Marke veut officielles, politiques sans aucune autre forme de procès : on dresse donc le catafalque et le cadavre de Tristan. Mais Kurwenal ne l’entend pas ainsi et c’est un massacre mutuel : les cadavres gisent en tas, et sur scène restent seuls Marke, Brangäne, Isolde.
Isolde chante donc sa Liebestod dans un beau mouvement où elle dresse le corps de Tristan à ses côtés, comme s’il était vivant, dans une dernière étreinte. Mais visiblement Marke estime qu’on a trop perdu de temps et arrache Isolde à son Tristan, et l’emporte, dans le même mouvement qu’il l’emportait au 2ème acte, pour laisser sur scène le cadavre de Tristan abandonné sur le catafalque, et Brangäne, seule et désemparée.

Acte II © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les personnages

Plusieurs observations sur une mise en scène qui déstabilise le public et n’a pas enthousiasmé la critique :
Les personnage de Tristan et Isolde sont traités dans la vérité d’un amour et d’un besoin absolu l’un de l’autre, sans rémission, sans aucune considération sur leurs destins individuels ou sur le regard d’autrui : ils existent, l’un pour l’autre, à l’exclusion de tout le reste. Ils s’excluent de toute société, et ainsi, acceptent les destins quels qu’ils soient, ils portent les mêmes couleurs, un bleu soutenu, une sorte de bleu céleste et profond qui tranche sur les couleurs des autres personnages. C’est en fait les deux personnages les plus conformes à l’histoire et à la tradition.
Brangäne et Kurwenal sont tous deux à la fois dépendants des deux premiers, et essaient sans cesse de les faire revenir à la réalité du quotidien, qui est compromis, voire compromission. Ils sont leur seul lien vers les autres, des représentants d’une raison sociale qu’ils ne peuvent que mal défendre, ils sont le relatif qui se bat contre l’absolu, mais en même temps leur destin est étroitement scellé aux amants : ils sont là, toujours là, cherchant à empêcher le pire, au premier acte où ils font tout pour bloquer issues et coursives, et empêcher une rencontre, mais aussi pendant le duo du deuxième acte où ils essaient, prisonniers eux aussi des haut murs qui barrent tout horizon et tout futur, d’en sortir sans succès.
À la fin du III, Kurwenal est mort et Brangäne laissée seule avec le cadavre de Tristan, sans fonction, sans futur non plus.
Kurwenal à l’instar de Brangäne est un combattant de l’inutile, ce sont tous deux des personnages trop terriens, trop prosaïques, pour lutter à armes égales, ils portent les mêmes couleurs et des costumes voisins, leur statut est semblable, celui des confidents désespérés.
Marke et ses sbires, mais aussi Melot sont en jaune-moutarde, une couleur désagréable et vive : le jaune n’est-il pas selon certains la couleur des cocus, des traitres et des jaloux ? Cette identification qui tranche avec les autres costumes est violence en soi, tant elle est désagréable au regard, renforcée par le chapeau et la fourrure de Marke : le chapeau qui dissimule le visage et la fourrure qui donne le statut et le pouvoir. Marke est celui qui surveille, qui veille à ce que les formes soient respectées, et qui doit se débarrasser d’un gêneur. Tristan n’est pas seulement le rival en amour mais sans doute aussi le rival en politique : un bras armé de la monarchie trop noble, trop puissant et donc trop dangereux. Rival en amour, il pourrait aussi tramer avec Isolde quelque méfait : Sieglinde et Siegmund contre Hunding chez Wagner, mais tant de couples chez Shakespeare ou Marlowe qui se débarrassent du roi gêneur. Rien de tel n’est écrit bien sûr, rien de tel n’est dit, d’autant que le discours de Marke dans le livret peut se prêter à toute autre interprétation. Mais si on le lit avec une clef exclusivement politique, c’est un discours qui condamne le traître, dans une sorte de tribunal où le traitre ne répond pas
« O König, das
kann ich dir nicht sagen;
und was du frägst,
das kannst du nie erfahren.»
Georg Zeppenfeld, les deux années précédentes, allait jusqu’au bout de la figure voulue par la mise en scène et se comportait en salaud patenté. C’était même la marque de fabrique de ce Marke et de cette mise en scène, que de transformer le roi en monstre glacial et calculateur.

Ce que change l’arrivée de René Pape
Le changement de distribution, où René Pape (après deux décennies d’absence de Bayreuth)  chante Marke, a demandé une réadaptation de la mise en scène au chant et à l’expression de René Pape –  encore un exemple du Werkstatt Bayreuth.
Zeppenfeld était un Marke jeune, un roi qui avait à asseoir son pouvoir et à se débarrasser des dangers potentiels.
René Pape introduit par son interprétation même un espace humain plus large, plus complexe que le méchant absolu de Zeppenfeld, et donne du même coup à la mise en scène « du mou », un espace où les hésitations des hommes et où les sentiments, avec leur fragilité et leur relativité, peuvent s’épanouir, un espace pour le doute. Car René Pape est plus âgé que Zeppenfeld, avec une voix plus profonde, à peine vieillie (il fut avec Abbado en 2004 à Lucerne dans l’acte II de Tristan, le plus grand des Marke, un monument insurpassable et insurpassé) et il ne peut faire le même personnage. Il chante donc avec une autre expressivité, d’une manière plus bouleversée, plus personnellement atteinte, plus intérieure aussi, comme s’il se chantait à lui-même : c’est un homme blessé presque contraint, presque poussé par un Melot (Raimund Nolte, remarquable, l’un des meilleurs Melot qui soit donné d’entendre, alors que souvent c’est un rôle sacrifié) plus âme damnée que chevalier. Marke est venu pour sauver Isolde de la mort qu’elle veut se donner, et Marke laisse le poignard à Melot non parce qu’il laisse aux médiocres les basses œuvres et qu’il ne veut pas se salir (ça c’était Zeppenfeld), mais parce qu’il en est simplement incapable et qu’il ne veut pas voir ça. Et s’il emmène Isolde avec lui, c’est tout autant pour la soustraire à Tristan que la soustraire au spectacle de la mort du héros. Ainsi le sens de la scène en est changé, et du même coup le sens de la Liebestod.
Au dernier acte en effet : Marke vient pour des funérailles officielles (il a donc vu et su la mort de Tristan, il continuait donc d’être dans l’ombre…) qui peut-être sont alors sincères, et pour chercher Isolde, pour en finir sans doute avec cette histoire et quelque part pour la sauver, comme au deuxième acte, de la mort, même si c’est une Liebestod. Marke, c’est d’une certaine manière la volonté de vivre.

Acte III final © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

 

Un parti pris radical

Il y a donc dans ce travail de Katharina Wagner certes un parti pris de lutter contre le mythe, ou plutôt lutter contre les effets de catharsis chez le spectateur, une volonté de distancier, très brechtienne, assez idéologique, et d’expliquer par des raisons humaines (qui peuvent être politiques ou cyniques) les comportements et les réseaux de causalités. Elle ouvre ainsi – peut-être pas toujours avec doigté (mais c’est voulu) – d’autres espaces à cette histoire où toutes les mises en scène, Chéreau dont ce n’est pas le meilleur travail compris, restent dans le mythe, et dans la musique enivrante de Wagner qui nous atteint physiquement. Katharina Wagner connaît trop bien un phénomène dans lequel elle a vécu toute sa jeunesse et elle cherche donc autre chose, qui puisse aussi éclairer l’histoire, la faire descendre du piédestal et montrer de cette œuvre d’autres horizons. On peut ne pas partager cette vision, on ne peut nier sa logique : on comprend alors mieux la sécheresse des décors de Frank Philipp Schlößmann et Matthias Lippert, leur aspect géométrique, acéré et coupant, la volonté de noirceur, de froideur qui domine toute la soirée, et surtout le refus d’un esthétisme (on se rappelle Ponnelle sur cette même scène, mais aussi Heiner Müller) qui ramènerait le spectateur à la chatoyance de la musique et lui ferait abolir une fois de plus la distance que Katharina Wagner désire installer.

La splendide exécution musicale

La distribution
Ce qui caractérise aussi la soirée c’est une exécution musicale supérieurement réussie à tous niveaux. On a évoqué le cas de René Pape, impérial d’intériorité et de présence, à la voix profonde et sonore, incroyable d’humanité. On évoquera évidemment Stephen Gould, le Tristan du moment, en pleine forme en pleine voix, au timbre clair, à la diction impeccable, à l’émission complètement maîtrisée et contrôlée, simplement prodigieux.
Iain Paterson en Kurwenal a à la fois l’élégance, et l’expressivité, il a la retenue et en même temps la tension, son texte est dit de manière impeccable et il est doué d’une vraie présence dans ce rôle qui lui convient mieux que Wotan : il est vrai aussi que la direction d’acteurs de Katharina Wagner est moins millimétrée que celle de Castorf.
Les seconds rôles sont tous très bien interprétés : aussi bien, on l’a dit, le Melot de Raimund Nolte, vraiment excellent, que Tansel Akzeybek, à la voix de ténor toujours claire, acérée, très bien projetée dans le double rôle du berger et du jeune marin, ainsi que Kay Stiefelmann (ein Steurmann), qui intervient très peu, mais donc on reconnaît immédiatement le beau baryton qu’il sera sous peu.
D’une rare intensité, puissante, présente, la Brangäne de Christa Mayer, qui a sans doute le plus gros succès auprès du public avec Stephen Gould : c’est aujourd’hui l’une des meilleures Brangäne qui soient, expressive, au chant nuancé, coloré, à l’engagement vocal sans failles, vraiment extraordinaire.
Quant à l’Isolde de Petra Lang, voilà une voix clivante qu’on aime ou qu’on déteste. On ne peut nier un véritable engagement, une volonté d’interpréter le rôle, une voix au volume important, des aigus triomphants, une Liebestod très contrôlée, que le tempo large de Christian Thielemann accompagne et fait respirer. On ne peut nier non plus des moments où la voix s’échappe, mal contrôlée, pas toujours juste, avec des sons moins agréables. Ce n’est pas l’Isolde de mes rêves mais soyons justes, elle a eu naguère des moments plus difficiles et on est loin d’une prestation médiocre. C’est une Isolde digne, sans être celle du moment.

 

Une direction musicale fascinante
Enfin, Christian Thielemann, moins complaisant dans la recherche du son que les années précédentes, fait entendre un orchestre totalement bluffant. D’abord ce qui frappe, c’est l’absolue maîtrise des volumes et du son, c’est l’absolue maîtrise de la fosse, c’est un son orchestral d’une incroyable pureté, complètement dominé, massif et fascinant, qui vous saisit dès le prologue, c’est aussi une démonstration impressionnante de science des équilibres et des couleurs, dont toute la palette est utilisée, c’est enfin une énergie et une tension qu’on n’avait pas les autres années et qui cette année frappe. Ce n’est pas toujours émouvant – mais cette mise en scène n’appelle pas l’émotion- c’est plutôt fascinant à chaque instant dans le rendu. Seules les dernières notes excessivement tenues, me paraissent un peu exagérées et complaisantes. L’orchestre conduit par Thielemann n’a pas toujours la clarté ou les qualités cristallines de certains, mais il produit un son quasiment unique dans ce théâtre, un son qui vous rend ivre, presque hypnotisé.
Impeccable et discutable en même temps, ce Tristan ne mérite pas la violence de certaines réactions, mais il appelle sans conteste d’âpres discussions : c’est justement pour ça qu’on vient aussi à Bayreuth.[wpsr_facebook]

Acte I © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

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Musikalische Leitung Christian Thielemann
Regie Katharina Wagner
Bühne Frank Philipp Schlößmann
Matthias Lippert
Kostüm Thomas Kaiser
Dramaturgie Daniel Weber
Licht Reinhard Traub
Chorleitung Eberhard Friedrich
Tristan Stephen Gould
Marke René Pape
Isolde Petra Lang
Kurwenal Iain Paterson
Melot Raimund Nolte
Brangäne Christa Mayer
Ein Hirt Tansel Akzeybek
Ein Steuermann Kay Stiefermann
Junger Seemann Tansel Akzeybek

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: Die WALKÜRE de RICHARD WAGNER le 30 JUILLET 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; Ms: Frank CASTORF)

Voir aussi :

Walküre 2010 (Prod.précédente, Thielemann/Dorst)
Walküre 2014

Walküre 2015
Walküre 2016

Dans l’économie di Ring, Die Walküre a une place à part, pour plusieurs raisons. D’abord, c’est une histoire qui peut être détachée du reste, l’histoire close de la désobéissance de Brünnhilde, et ce n’est pas un hasard si l’an prochain à Bayreuth, c’est Walküre qui été choisie pour les débuts de Placido Domingo dans la fosse. On ne commentera pas par pudeur le goût très marketing de cette programmation destinée à faire buzz, mais Die Walküre se prête à l’expérience plus facilement que les autres journées du Ring.
La deuxième raison, c’est que la mise en scène en est peut-être plus simple, plus linéaire : peu de chanteurs (les Walkyries mises à part, mais elles apparaissent au III seulement), des scènes qui sont essentiellement des duos : Siegmund-Sieglinde, Wotan-Fricka, Wotan-Brünnhilde deux fois, et quelques démonstrations spectaculaires, Wälse pour le ténor au premier acte, les Hojotoho de Brünnhilde au deuxième, et la chevauchée des Walkyries au troisième.
Dans cet ensemble, le duo du deuxième acte entre Wotan et Brünnhilde est un des moments clefs de l’œuvre, où tout est dit, et où l’on perçoit même déjà l’idée de la fin (« Das Ende ! das Ende !) évoquée par Wotan, comme si tout était déjà conclu. Un duo intense que Chéreau avait magistralement réglé, avec le jeu du miroir et le pendule, dont tous les spectateurs se souviennent, sans doute le travail le plus accompli qui ai jamais été conduit sur cette scène. Il faut un chanteur qui une fois de plus, sache non seulement chanter, mais aussi dire, car le rythme des mots, l’expression « parlée » me paraît ici essentielle : il s’agit d’une conversation intime, d’une confession de Wotan à sa fille, d’autant plus essentielle que Brünnhilde va désobéir, tout en sachant ce que Wotan lui a raconté, et peut-être parce qu’elle le sait, et aussi parce que confusément peut-être Wotan a déjà tout écrit, le crépuscule des Dieux et la fin de son monde.
La conséquence est qu’au-delà du spectaculaire ponctuel, Die Walküre reste un opéra intimiste : intimité Siegmund-Sieglinde, intimité Wotan-Brünnhilde et d’une certaine manière intimité Wotan-Fricka.
La conséquence aussi, c’est une musique peut-être à la fois plus spectaculaire et peut-être plus aisée à diriger que Rheingold ou Siegfried, où les différences d’interprétation sont moins sensibles (d’une Chevauchée des Walkyries à l’autre, que choisir ?) sauf dans le deuxième acte justement, qui est aussi une clef musicale. Il est clair qu’à Bayreuth cette année en l’occurrence, Walküre réussit mieux à Marek Janowski que Rheingold, parce que l’œuvre passe très bien musicalement avec une direction plus « traditionnelle », plus conforme aux attentes et qu’on peut s’y laisser aller aux tempi larges, à la respiration, à tout ce qui fait l’ivresse (ou la fausse ivresse) wagnérienne.
Ainsi, Die Walküre en est d’autant plus délicat à mettre en scène, car il ne peut y avoir d’éléments très disparates qui casseraient le récit et la mise en scène de longs duos est aussi un défi pour les metteurs en scène : combien de trous noirs où les chanteurs sont livrés à eux-mêmes !
C’est pourquoi pour moi c’est le moment le plus réussi de Chéreau, parce qu’il est arrivé à rendre une incroyable intensité à l’œuvre, à en faire un raccourci déchirant d’humanité : frère et sœurs isolés entourés de Hunding et de sa horde au premier acte, scène entre Wotan et Brünnhilde avec le pendule, extraordinaire annonce de la mort avec Brünnhilde qui apporte à Siegmund son linceul, apparition au troisième acte du rocher qui constitue l’une des images emblématiques de la production.
Pourquoi parler de Chéreau ? Parce que Chéreau a choisi de raconter avec précision le livret, en des images stupéfiantes qui n’ont pas été depuis effacées, des images mythiques fidèles à un mythe et que Castorf à l’opposé refuse le mythe et tombe dans l’histoire.
Et pourtant son travail sur Walküre est le moins contesté par le public, c’est d’une certaine manière le plus sage, que même l’imbécile qui plusieurs années de suite a arboré avec fierté un masque de sommeil pendant le Ring (un imbécile inculte, antiwagnérien), pourrait regarder, tant est évidente la « fidélité » au récit, même dans l’étrange contexte d’un puits de pétrole en Azerbaïdjan. Le travail de Castorf n’a d’ailleurs jamais consisté à détruire le récit ou trahir le livret : je mets au défi quiconque de trouver dans ce travail une infidélité aux caractères ou aux rapports entre les personnages. Castorf met en contexte, dans un contexte particulier, une histoire qu’il pense universelle :  quoi de plus universel que la soif d’or et de pouvoir.
Alors cette longue histoire pour lui commence dans Walküre. Nous allons avancer dans le temps à mesure que les journées passent : temps des pionniers (Walküre), temps des idéologies (Siegfried), temps du triomphe de l’argent (Götterdämmerung) qui se joue de tous les Crépuscules.
Castorf voit à travers la soif de l’Or celle qui a déterminé bonne part de notre histoire ces deux derniers siècles, celle de l’Or noir, c’est connu et nous n’y reviendrons pas. Un personnage aussi castorfien que Donald Trump le sait bien d’ailleurs.
Ainsi donc l’histoire de Walküre est inscrite dans le contexte des origines, les premiers puits d’Azerbaïdjan, dans le contexte d’une société encore profondément marquée par l’agriculture qui va sous les effets de cet or noir tout neuf se transformer, et générer des premières oppositions idéologiques. L’idée de Castorf, c’est que l’Or noir a été un enjeu partagé par les idéologies dominantes, mais son propre passé, sa jeunesse et sa culture le portent à mieux analyser les effets du stalinisme et des luttes idéologiques à l’Est, notamment en Russie, avec les différents mouvements ouvriers, l’anarchisme, le triomphe d’un ordre nouveau, aussi pesant que l’ancien.
D’où l’intelligence du décor conçu par Aleksandar Denić, qui est un décor à la fois stylistiquement très unifié, mais en même temps composite : tout en bois, il est une ferme (bottes de foin,  dindons qu’on nourrit), il est un puits de pétrole primitif, voire une église. Ce décor dit tout de l’histoire qui veut nous être proposée, dans sa rusticité – même les vidéos sont en noir et blanc, comme de vieux films muets – et dans ce qu’il annonce : Grane est figuré par un puits de pétrole, un chevalet de pompage que les anglais appellent « horsehead pump» (voir article Grane, dans l’abécédaire Castorf) et les écrits en russe et en azéri sont des incitations à produire plus de pétrole (certaines tradcutions sont données dans les articles sur Walküre les années précédentes).
Ce qui frappe dans la vision de Castorf, c’est une fois de plus sa distance par rapport aux symboles du Ring, Notung est bien fichée dans le bois, mais pas dans un arbre, elle est à la fois sur la terrasse, mais aussi dans la bâtiment, et c’est là que Siegmund va la retirer. Deux Notung pour le prix d’une : les tenants de la tradition seront comblés. Mais le Ring , c’est aussi la violence: dans la maison de Hunding on laisse traîner un cadavre ensanglanté dans une charrette, trace de batailles récentes, et Hunding rentre à la maison avec une tête fichée au bout de sa lance, avec d’ailleurs un effet ironique qui fait rire certains dans la salle tant l’affaire est caricaturale.
Castorf nous amuse aussi avec un Wotan toujours attentif à l’histoire qu’il construit, mais se distrayant avec des cousettes qui adorent les gâteaux (on le voit à l’écran, comme dans un film muet) pendant qu’il a un oeil (le seul?) sur le frère et la sœur qui se retrouvent : à l’instar d’Alberich et de manière moins démonstrative, Wotan a renoncé depuis longtemps à l’amour, depuis l’aventure avec Erda peut-être…alors il regarde avec distance ce frère et cette sœur qui vont jouer à ce jeu illusoire et délétère de l’amour à mort.
Castorf s’amuse aussi avec l’histoire du philtre et du narcotique : pour mieux nous en faire comprendre tous les ressorts, il montre à l’écran Sieglinde préparant le philtre avec des mimiques si ridicules et exagérées (comme dans un mauvais film muet cette fois) qu’il y a des rires justifiés en salle. Il nous indique ces ingrédients comme un bric à brac de l’opéra traditionnel (philtres, endormissements agités, amants magnifiques qui se retrouvent à l’insu du mari) nous montrant par là même que même Walküre peut n’être pas loin du vaudeville.
Le deuxième acte est moins évident, et bien plus délicat à régler, à cause de sa structure dramaturgique, faite de conversations (même l’annonce de la mort en est une) sans événement, sinon les dernières minutes de la scène finale.

Le cadre en est cette fois non plus l’extérieur, mais l’intérieur de cette ferme : chez les Hunding, on était isolé et rustique, chez les Wotan, on est rustique, mais un peu moins, plus riche et plus mécanisé, on a des esclaves parce qu’on commence un travail industriel. Fricka arrive portée par un serviteur se frotte le dos à peine l’a-t-il déposée, Wotan, vêtu à la Tolstoï (il va être une sorte de raconteur pendant cet acte) lit la Pravda, et montre à un serviteur comment couper la glace sans la gâcher (la glace à cette époque est un enjeu économique fort) d’autres s’affairent en arrière-plan.
La deuxième scène se passe pour l’essentiel à l’extérieur du bâtiment, Wotan conteur, sur son fauteuil patriarcal (comme dans le portrait de Tolstoï par Repin) installé par Brünnhilde sur un tapis qu’elle déroule et qui masque les flaques de pétrole…c’est le début de l’exploitation.
Déjà les crises se préparent, déjà les révolutions couvent et Brünnhilde écoute papa distraitement pendant qu’elle remplit un chariot de nitroglycérine, avec moins d’insistance que les autres années, car la mise en scène et les vidéos s’intéressent plus cette année aux caractères et aux individus. Mais elle l’écoute suffisamment pour aller annoncer sa mort à Siegmund, dans une scène d’une poésie insigne, où juchée en hauteur sur le puits de pétrole désossé (en est-il encore un, n’est-il pas, déjà, autre chose), elle regarde le couple arrêté dans sa fuite, avec une Sieglinde épuisée et au bord de la folie (voir comme elle observe tous les recoins et comme il fait claquer plusieurs fois la porte de la cuve vide (qui s’enflammera au III). Une scène qui peut-être avait plus de force quand Brünnhilde chantait juchée au sommet, aujourd’hui, elle descend au premier niveau pour être à vue directe du chef…mais il reste que ce moment est toujours fascinant.
Comme les autres années, le combat ne se déroule pas à vue, mais à l’intérieur du bâtiment, vu à la vidéo sur un drap tendu à l’entrée, une entrée où pendent des chaines (comme les chaines qui pendent à l’entrée de la caravane du NIbelheim dans Rheingold) avec un montage très serré, passant d’un personnage à l’autre. Clairement on voit Brünnhilde jetant sur le cadavre de Siegmund une carte, la Dame de Pique, comme le héros d’Apocalypse Now (La Chevauchée des Walkyrie…) en jetait sur les cadavres des Viêt-Cong, et le jeu accéléré sur les têtes de Siegmund et de Hunding au rythme de la musique renforce le côté haletant de la scène, mais à l’écran, comme à distance, sans lui donner l’extrême violence – quelquefois insupportable au public qui hurlait- , de Chéreau sur le théâtre. C’est évidemment un choix : depuis Chéreau et Wotan qui serrait Siegmund dans les bras après l’avoir sacrifié,  les metteurs en scène se sont ingéniés à trouver une image nouvelle qui cherchât à effacer l’ineffaçable : alors Castorf fort justement va ailleurs, il en fait un film d’action, loin de nous et pourtant si près.

La chevauchée des Walkyries au troisième acte est l’un des moments les plus virtuoses du Ring, et en tous cas le plus virtuose de la soirée. Parce qu’il représente pour les chanteuses un défi physique, parce qu’elles sont dispersées sur trois ou quatre niveaux, qu’elles montent et descendent, et doivent chanter ensemble. La plupart du temps, dans les autres mises en scène, elles sont ou alignées, ou disposées au même niveau pour une question d’efficacité technique du chant. Elles sont aussi toujours habillées du même costume (ou uniforme), une petite armée de la mort qui traîne les héros.
Ici, les héros, ce sont les révolutionnaires qui envahissent l’espace et qui sont immédiatement pris au piège et meurent : les Walkyries ont eu leur peau et chanteront au milieu des cadavres dispersés sur l’escalier qui mêne au sommet couronné par une…Étoile rouge. Le temps a passé.

Ces Walkyries, Castorf les individualise au contraire, les isole, leur donne des habits d’abord de dames de la bourgeoisie de Bakou venues de toute la Russie en Azerbaïdjan pour s’enrichir. Mais ce qui intéresse Castorf, c’est à la fois que chacune soit différente des autres, comme en une réunion hétéroclite de gens aux intérêts communs, et aussi  la question de la mutation, des changements, des évolutions, et certaines portent sur elles jusqu’à quatre costumes (tous magnifiques et souvent orientalisants d’Adriana Braga Peretzki) qu’elles changent au fur et à mesure, devenant des Walkyries de revue, avec leurs habits clinquants et leurs casques punk : dans ces Walkyries, Brünnhilde avec son lourd manteau de fourrure rousse, est la plus voyante et sans doute la plus importante. Pour le chant d’ensemble, cela demande une préparation précise, cela bouge dans tous les sens, cela monte et descend, cela boit sur la sorte de Biergarten installé en terrasse, et cela signifie donc mise en place millimétrée pour éviter les décalages.

Avec le dialogue Brünnhilde-Wotan, les choses changent. Sans doute les deux personnages bougent-ils un peu plus : Wotan lance à Brünnhilde une peau d’ours, en un mouvement violent et théâtral. Un ours ? annonciateur de l’ours ramené dans l’épisode suivant par Siegfried ? ours berlinois ? (Lire à ce propos l’article ours dans l’abécédaire Castorf). En tous cas la peau de l’ours est déjà là, alors qu’il n’est pas tué…

Wotan boit, joue avec ses cartes (les runes…) il jongle avec les destins d’une manière indifférente. La scène serait au fond assez traditionnelle jusqu’au moment où Wotan décide de suivre Brünnhilde dans ses suggestions (leb’wohl du kühnes, herrliches Kind), scène marquée par un embrasement de l’orchestre dans cet instant où il serre Brünnhilde dans ses bras et qui remue le cœur de tout spectateur. Alors une fois de plus Castorf casse l’effet (il faut toujours se méfier de la musique de Wagner…) car Wotan embrasse violemment et goulûment les lèvres d’une Brünnhilde outrée et blessée : ironiquement c’est la manière dont Castorf traduit la didascalie wagnérienne « sehr leidenschaftlich » (très passionnément).
Au-delà du geste, on sait que Wotan n’est pas à un inceste près : les relations familiales sont compliquées chez les Wotan, voir les liens familiaux qui uniront Siegfried et Brünnhilde, et donc Wotan à qui aucune femme n’est indifférente – une sorte d’épouseur du genre humain (rappelons-nous aussi son réveil entre sa femme et sa belle-sœur dans le Rheingold de cette production) – peut avoir subitement envie de Brünnhilde. Plus subtilement peut-être, il préfigure le baiser de réveil de Siegfried, lui donnant le baiser – le même – pour l’endormir : papa pour dormir et le neveu-fiancé pour le réveil. Ou bien il lui fait sentir ce qu’un réveil brutal avec un homme non choisi aurait pu être. En plus, Brünnhilde est encore Walkyrie et vierge à ce moment, et toute manifestation de sensualité lui fait horreur : il lui faudra un peu de temps dans Siegfried pour s’y résoudre. En bref, c’est, comme on dit un baiser chargé.
Enfin quand Brünnhilde s’allonge, elle se pose sur elle comme elle avait posé sur le corps de Siegmund une carte de tarots, et ça c’est un geste nouveau, édition 2017. La question des cartes dans ce Ring doit donc s’enrichir, avec leur signification pour Wotan et Brünnhilde qui se les partagent.
Tout cela dans un contexte de guerre, première comme deuxième guerre mondiale où les russes ont fait exploser les champs pétrolifères de Bakou pour empêcher l’armée allemande de s’en emparer (« opération Edelweiss », primitivement appelée Siegfried) (voir article Bakou de l’abécédaire Castorf). Les extraits qu’on voit d’un film comme Tschapajew (1934) des frères Wassiljew sont à double effet, ils réfèrent à la propagande stalinienne d’une part (le stalinisme naissant puis triomphant est implicite dans tout l’opéra) mais aussi à la DDR de Castorf enfant, où le film dans les années 50 a eu beaucoup de succès.
Cette mise en scène de Walküre est en même temps une mise en abyme. Sans altérer l’histoire, Castorf, après un Rheingold très différent, prologue presque hors temps, qu’il inscrit dans la grande mythologie des films américains des années 50 , se met désormais dans la logique d’un récit historique continué qui commence dans Walküre, aux origines de l’Or noir, dans un décor très daté, plus archaïque, dont la rusticité raconte les origines, les rapports sociaux inégalitaires, les premiers effets du pétrole, mais aussi, par ses visions cinématographiques apocalyptiques, un monde en explosion, un mode de destruction qu’on avait déjà entrevu sur les télés de Rheingold.

Sans conteste cette année, la distribution est plus homogène, d’une part parce que bien des chanteurs étaient déjà l’an dernier présents, et que ceux qui sont arrivés non seulement se sont bien adaptés, mais ont donné bien plus de cohérence à l’ensemble, et musicalement et scéniquement.

C’est le cas de Sieglinde, confiée cette année à Camilla Nylund, dont la silhouette rappelle la triomphante Anja Kampe des premières années, même si le chant est plus lyrique et un peu plus retenu. C’est une Sieglinde intense, à la voix charnue, bien contrôlée, mais qui n’est jamais explosive comme pouvait l’être Kampe, une belle prestation qui en même temps permet à Christopher Ventris d’être plus à l’aise dans son Siegmund, chanté avec une voix claire, suave, bien plus séduisante que l’an dernier, même si les aigus restent en-deçà de ce qu’on pourrait attendre pour le rôle. Ventris, par son lyrisme, s’accorde parfaitement à cette nouvelle Sieglinde et leur couple est convaincant sans avoir ni l’un ni l’autre les moyens exacts de leur rôle. Intensité, rondeur, chaleur et engagement compensent très largement. Face à eux, le Hunding de Georg Zeppenfeld : très engagé cette année au festival, il n’a peut-être pas l’assise de l’an dernier, et peut-être la voix est-elle un peu claire pour le rôle, mais la diction est toujours fascinante, tout comme l’intelligence du texte qui va avec. Mais c’est justement peut-être un chanteur trop « fin » pour Hunding, trop « éduqué », – là où il convient à merveille à Gurnemanz par exemple.
L’autre arrivée dans cette distribution, c’est une nouvelle Fricka, Tania Ariane Baumgartner qui donne un vrai relief au personnage, une Fricka colère, agressive, vive, aux aigus tranchants, bien engagée, qu’on avait déjà bien perçue dans Rheingold, mais qui donne sa pleine mesure dans sa scène avec un Wotan (John Lundgren) maîtrisant mieux  cette année son personnage, vocalement très en forme, avec de puissants aigus et une vraie incarnation, bien dans le sens du travail de Castorf, très différent de Wolfgang Koch, moins « humain » même s’il a des mouvements de vraie tendresse, et plus « Wotan », où il est souvent impressionnant.
Catherine Foster est Brünnhilde. Après un Hojotoho initial mal projeté, la voix reprend ses droits, sûre, sans scories, avec une expressivité incroyable. Elle est dans une forme exceptionnelle. Elle se joue des aigus, mais surtout, garde une grande limpidité dans l’expression, avec de notables qualités de diction, son texte est dit avec une rare clarté ce qui n’est pas toujours évident pour un soprano. Magistral.
Le groupe des Walkyries n’est pas en reste, on a dit le désir de Castorf d’individualiser les personnages et ainsi par exemple la Schwertleite de Nadine Weissmann apparaît dans tout son relief, tandis que l’Helmwige très présente aussi de Christiane Kohl a toujours un suraigu un peu difficile et crié. Mais l’ensemble reste remarquable.

Les options de Marek Janowski à la tête de l’orchestre du Festival de Bayreuth, toujours magnifique, ont été moins déphasées par rapport à la mise en scène que dans Rheingold, d’abord parce que, comme expliqué plus haut, Walküre avec ses six personnages qui évoluent dans des scènes où les mouvements sont plus rares et moins convulsifs que dans Rheingold, permet sans doute de mieux contrôler, et la question du volume et des variations se pose moins (l’orchestre reste quand même assez fort ici) : on peut diriger en version « concertante » sans que cela n’affecte trop la scène. Ainsi la direction de Janowski, de toute manière plus en place que l’an dernier, est-elle ici de très bonne facture, une belle direction wagnérienne, avec de beaux moments (prélude, annonce de la mort, incantation du feu et final), plutôt attendus, et qui ne font pas hiatus avec ce qu’on voit en scène. Il y a là de la respiration, des tempi larges à l’intérieur desquels les chanteurs peuvent prendre leurs marges sans tension.

Une très belle soirée pour les chanteurs, et un travail scénique toujours fascinant et inépuisable,dans la perspective de revoir cette production l’an prochain, avec un nouveau Wotan (Matthias Goerne qui devrait nous offrir un deuxième acte sculpté) et un chef pour le fun et les fans, Placido Domingo. [wpsr_facebook]

 

 

 

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: VIVA LA MAMMA de Gaetano DONIZETTI le 22 JUIN 2017 (Dir.mus: Lorenzo VIOTTI; Ms en scène: Laurent PELLY)

Voilà un Donizetti rarissime, une pochade un peu folle traversée par tous les poncifs sur l’opéra, rivalité des chanteurs, librettiste médiocre, compositeur contraint de s’adapter, en fait tous les ingrédients futurs d’Ariane à Naxos de Strauss mais aussi passés de Der Schauspieldirektor de Mozart. Nous sommes donc clairement dans un lieu commun du genre, qui décortique l’opéra par tous ses petits travers, révélateur d’un système privé dépendant et du bon vouloir des financiers, et de la rouerie des imprésarios, qui comme on le sait dominaient la scène italienne (Barbaja !) pendant la première partie du XIXème. Musicalement, c’est très clair : dans un monde musical dominé par Rossini, la musique de Donizetti , encore jeune compositeur (même s’il a déjà écrit 19 opéras sur un total de 72) compose en 1827 (pour Naples) ou 1831 (pour Milan) deux versions de l’opéra dont le titre premier est Convenienze teatrali , puis Convenienze e inconvenienze teatrali et enfin, on se sait trop pourquoi arrivera le titre Viva la Mamma qui n’est pas de Donizetti. Un Donizetti qui ne cesse de faire référence au « pesarese » qui continuera de dominer la scène italienne de nombreuses années encore, insinuant que pour qu’un jeune compositeur réussisse, il faut qu’il fasse du Rossini-bis, serio ou buffo, même si l’air de Daria de l’acte II est clairement plus tourné vers le futur que vers Rossini. On répète donc un opera seria à la mode rossinienne, mais de manière bouffe et détournée.

L’histoire, inspirée d’une comédie vénitienne de Antonio Simone Sografi (1794) est simple : on répète à Lodi (une petite ville à une trentaine de kilomètres au sud de Milan où l’opéra ne pénètre sans doute pas si souvent) un opera seria Romulus e Ersilia avec des chanteurs caricaturaux, une primadonna qui ne s’en laisse pas compter, une seconda donna qui veut être prima, un ténor allemand vaniteux incapable d’aligner un mot d’italien sans un épouvantable accent et comme dans les opere serie, un contre-ténor, pour l’occasion chanté par une femme. En face, librettiste et compositeur-chef d’orchestre, et les « gestionnaires », directeur de salle, financeur, impresario. Tout fonctionnerait peut-être si ne venait pas perturber le jeu la mère de la seconda donna, interprétée par un baryton-basse (ici Laurent Naouri, dans une composition délirante) venue pour imposer sa fille face à la vedette. Mon expérience personnelle en la matière me fait dire que cette situation peut n’être pas imaginaire: j’ai connu un père abusif de soprano qui perturbait des répétitions, et qui a été l’artisan de la ruine de la carrière de sa fille, demandant au metteur en scène de mieux la mettre en valeur, ou au chef de modifier tempo et volume pour mieux faire entendre la voix (en l’occurrence magnifique) de sa progéniture.
Nous sommes donc dans un monde qui se réfère à des realia à peine exagérées du genre. Les situations théâtrales se compliquent chez Donizetti sous l’effet de cette mère abusive, qui réussit à chasser ténor et contre-ténor, créant une situation où elle remplacera un des chanteurs partis, et où le mari de la prima donna qui défend son épouse avec énergie lui aussi sera amené à faire de même, provoquant au final l’annulation du spectacle, le financeur n’y trouvant pas son compte.

Première partie © Stofleth

Deux parties très différentes dans l’opéra (en un acte ou deux), une première partie qui est la mise en place de plus en plus hasardeuse de la représentation, partie bouffe échevelée, avec des ensembles, des moments vocaux acrobatiques, une agitation permanente, et une seconde partie, plus courte, mais plus ordonnée, plus raffinée musicalement aussi, où l’on répète le spectacle avec ses numéros solistes et ses catastrophes, dont le sommet est l’air de Mamma Agata, est l’air de Mamma Agata,  Assisa a’ piè d’un sacco, parodie de  Assisa a’ piè d’un salice de la fameuse chanson du saule de Desdemona dans l’Otello de Rossini.

Viva la Mamma sera peut-être une pochade, il reste que la production de Laurent Pelly à Lyon est une production lourde, au décor impressionnant, qui raconte quelque chose sur le genre opéra, et bien sûr des références particulières au cinéma muet par le travail sur les expressions , mais aussi au musical, par des mouvements presque chorégraphiques, particulièrement bien réglés, dans une mécanique qui provoque immédiatement le rire.

Le décor hyperréaliste de Chantal Thomas est celui d’un théâtre, désaffecté, dans lequel on a fait un parking. Il y a 800 théâtres en Italie, certains fermés, certains en activité partielle, d’autres transformés. Bien des théâtres parisiens ont fini dans les gravats, ou servent aujourd’hui à tout autre chose. C’est un destin commun que la disparition des théâtres et Pelly propose au lever de rideau une vision du réel: une dame parquant sa voiture, sortant avec une charge impressionnante de courses et laissant le garage désert.
Aussitôt après cette étrange scène d’un théâtre transformé en garage, arrivent en silence les membres de la compagnie, portant chaises et tables, presque fantomatiques, puis un à un les chanteurs, pour se clore par l’arrivée de la primadonna, ostensiblement à part, lisant un magazine plutôt que le livret : ils s’emparent d’un espace qui n’est plus fait pour ça : cet heureux temps n’est plus.

Les chanteurs part.I © Stofleth

Cette farce sur l’opéra, est en quelque sorte presque , apotropaïque,  elle repousserait le mauvais esprit menaçant le genre. Laurent Pelly propose la vision d’un fantôme d’opéra qui réoccuperait des lieux désaffectés comme pour une dernière célébration,la dernière messe basse de l’opéra en quelque sorte. C’est une manière de dire aussi que les lieux gardent un esprit, au-delà de l’évolution de leurs fonctions : là où il y eut théâtre, le théâtre est toujours là. Alors du même coup tout peut-être échevelé, parce qu’il s’agit presque d’un sabbat théâtral, le sabbat de l’opéra où tout est possible, où chaque rôle devient caricature certes mais aussi emblème d’un système qui était celui de l’opéra d’alors, mais qui reste aussi par bien des aspects celui d‘aujourd’hui. Donizetti et Pelly nous disent : qu’est-ce que l’opera (seria) rossinien ? Un ténor, une prima donna, une seconda donna, un contreténor (ou un castrat, ou un mezzosoprano) et qu’est-ce qu’une distribution ? c’est la conjuration des Ego. Face à eux, librettiste et compositeur-chef d’orchestre, qui ne cessent de s’adapter aux exigences des chanteurs, pour éviter la crise, pour mener à bien l’entreprise, d’où on le sait, les modifications de dernière minute, les ajouts d’un air ou d’un duo, les coupures dont Rossini était un grand spécialiste et dont l’histoire du genre est pleine. C’était au temps où l’opéra vivait, triomphant et populaire, qui exigeait sa nourriture au quotidien d’airs à la mode.

Enfin dernière catégorie, les organisateurs, financiers, impresarios, directeurs de salle dont dépend toute la machine. Pelly met en scène tout cela avec une maestria et une précision d’orfèvre, mouvements et ensembles, parfaitement en phase avec la fosse, qui suit en rythme métronomique les mouvements du plateau. Ce bel ordonnancement, un élément perturbateur va le détruire, c’est Mamma Agata, un Laurent Naouri étourdissant de drôlerie, qui envahit la scène comme un ouragan. Bien sûr nous restons là aussi dans une tradition séculaire de l’interprétation d’une femme par un homme, née deux siècles auparavant pour le personnage d’Arnalta de L’Incoronazione di Poppea de Monteverdi. Si la femme peut impunément interpréter un homme (et on l’a sur le plateau dans le personnage fugace de Pippetto), c’est aussi bien dans le serio (La Clemenza di Tito) que le buffo (Le nozze di Figaro), tandis qu’un homme interprétant une femme est forcément buffo. Ainsi l’arrivée de Mamma Agata, est-elle saluée par l’éclat de rire général, et le personnage va collectionner les outrances, scéniques et vocales. Pelly travaille beaucoup sur les gestes, les mimiques, les rapports entre les personnages : il a autour de lui une équipe de chanteurs acteurs exceptionnels. Attardons-nous sur le ténor allemand (Enea Scala, un ténor rossinien de très grande qualité), il entre en scène emmitouflé avec un grand chapeau, qu’il ôte en laissant apparaître de manière désopilante une chevelure frisée d’un blond-roux  caricatural presque de bande dessinée, hiatus qui fait déjà sourire, puis s’assoit sur sa chaise, enlevant puis remettant nerveusement son écharpe (il faut protéger sa voix). La première partie n’est que succession de gags grossiers ou plus fins, mais là n’est pas l’important : l’important chez Pelly, c’est la mécanique qui va provoquer le rire, les jeux vocaux qui portent la voix à la limite et qui utilisent même les raideurs vocales de certains pour en faire des atouts comiques.

Deuxième partie © Stofleth

C’est la deuxième partie (les scènes XI et suivantes) qui va donner sens à l’ensemble. Le décor a changé, c’est celui du théâtre précédent, mais au temps de sa splendeur, quand il était théâtre et non garage, avec ses fauteuils, sa scène, ses éclairages, un théâtre en état de marche. Et cela commence par une scène mélancolique qui va éclairer d’un jour nouveau la mise en scène. Le ténor, Guglielmo, qui a quitté la production, arrive dans la salle, se dissimule aux regards et lorsqu’il se retrouve seul, regarde le théâtre en pleurant, puis entame son air serio, l’air qu’il devait peut-être chanter dans la production, qui a tout l’air d’un adieu. On passe d’une ambiance où le théâtre enfoui dans la mémoire avait disparu des lieux pour ne renaître que de manière fantomatique, à un théâtre de la mélancolie et de l’adieu, le passage du ténor est ce signe un peu amer d’une fin.
Une fin qui se prépare comme une représentation, tant bien que mal, les protagonistes répètent. À la manière des opéras où les deuxièmes parties sont souvent une succession d’airs virtuoses de plus en plus acrobatiques qui vont provoquer le délire du public. Moins de mouvements, mais encore de la loufoquerie, un peu moins démonstrative : ce sont les scènes représentées, le théâtre dans le théâtre en quelque sorte, une succession de pezzi chiusi qui vont se déglinguer et désespérer les spectateurs de la répétition (chef, impresario etc…). Ainsi se succèdent Luigia la seconda donna, costumée comme une sorte de Nedda de Pagliacci, puis la prima donna accompagnée d’un chœur loufoque de hallebardiers , Mamma Agata et son air imité de l’Otello de Rossini (et son jeu avec le souffleur), et Procolo (excellent Charles Rice), le mari de la prima donna qui se succèdent sur scène, jusqu’au moment où l’on annonce que le financier renonce, devant la succession de contretemps et de catastrophes.
Tous, ayant déjà bien entamé l’avance de cachet fuient, laissant un espace vide qui s’écroule sous l’effet des marteaux-piqueurs, chute de gravats qui marquent la fin de l’aventure et du théâtre.

Ainsi Laurent Pelly travaille-t-il la maigre intrigue de l’opéra en l’insérant dans un contexte plus large, celui de la fin d’une histoire ou d’un genre, qui est célébré par un beau décor si monumental qu’il répond peu à la minceur du propos Il est clair que ce qui intéresse Pelly est plus le contexte qu’un propos spécifique déjà vu. Le beau théâtre de la deuxième partie finit sous les gravats, celui de la première partie était garage, et la représentation ouvre sur un théâtre disparu et ferme sur un théâtre qu’on détruit. Le burlesque que nous avons vu conjure quelque chose qui ressemble à la mort. Il y a donc derrière deux niveaux de lecture :

  • d’une part un jeu donizettien sur la fossilisation d’un genre, et à l‘époque (autour de 1830), c’est l’opera seria de style XVIIIème qui a jeté ses derniers feux avec Rossini et qui n’en peut plus, tout comme la tragédie en France : les grandes révolutions romantiques s’annoncent (la bataille d’Hernani mais aussi l’Anna Bolena de Donizetti datent de 1830) qui mettent à bas des genres anciens, en survie.
  • D’autre part un jeu de Pelly qui pose la question de la survivance de l’opéra ailleurs que dans la mémoire des genres disparus et dans la reprise éternelle de recettes, sans création, sans nouveauté, dans une sorte de retour éternel sur soi, qui amène inévitablement à la fermeture progressive des salles, faute de public.

Tout cela Pelly le susurre par le seul jeu du décor et par la seule scène du ténor à l’ouverture de la deuxième partie, avec une délicatesse et une intelligence,  une subtilité et aussi une profondeur qui ne sacrifie rien au burlesque, à la farce, à l’éclat de rire qui est rendez-vous ultime de la mort joyeuse.

À ce propos qui n’est pas si anodin, appuyé sur une œuvre apparemment sans enjeux, mais contemporaine de bouleversements artistiques notables dans l’Europe entière, répond une réalisation musicale impeccable, fondée sur l’implication d’une distribution engagée dans la mise en scène et le jeu, et sur une direction d’orchestre supérieurement conduite en parfaite symbiose rythmique avec la scène.

Ce type d’œuvre demande de la part des chanteurs une maîtrise technique très grande car il faut à la fois chanter et parodier un chant en soi particulièrement acrobatique (nous sommes dans la parodie de l’opera seria). En premier lieu les rôles de chanteurs sont très sollicités de manière tout à la fois démonstrative et déglinguée . Mais comme toujours, c’est le contexte et la qualité de l’ensemble de la distribution qui permet de tenir le niveau de la représentation.
C’est évidemment le cas ici, où sans avoir d’airs à proprement parler, Pietro di Bianco (Biscroma, chef d’orchestre) Enric Martinez-Castignani (Cesare, poète-librettiste) et Piotr Micinski (l’impresario), composent un trio de basses et barytons très agiles, désopilants, particulièrement précis dans les ensembles, par exemple, le sextuor Livorno, dieci aprile, avec une note particulière pour l’excellent Pietro di Bianco en chef d’orchestre au bord de la crise de nerfs, remarquable dans les scènes où il accompagne au piano les chanteurs . Un bon point aussi pour le joli Pippetto (le contreténor) de Catherine Aitken, voix fraîche et claire de mezzosoprano qui devait sans doute masquer un castrat.
Dans cet engagement général d’une distribution très homogène dans le jeu et dans la dynamique scénique et musicale, ceux qui interprètent les chanteurs sont évidemment au centre de m’attention car ils interprètent évidemment leur propre caricature. Charles Rice est Procolo, le mari de Daria la primadonna, joli timbre de baryton assez clair qui finit par remplacer le ténor parti. Style impeccable, belle diction, et une distance élégante de bon aloi : après son air très réussi au premier acte che credete che mia moglie, son interprétation de Vergine sventurata adressé à Mamma Agata est à la fois très drôle, mais sans jamais exagérer les attitudes ni les mimiques, il est vrai qu’il arbore un habit d’opéra baroque assez divertissant qui se suffirait presque à lui-même, dans le même style de celui de Daria.

Guglielmo (Enea Scala)© Stofleth

Le ténor apparaît dans la première partie, mais disparaît assez vite. Dans l’opéra original (on connaît les problèmes de composition – deux versions en 1827 et 1831- et d’édition de l’œuvre) il n’y pas d’air de ténor et celui qu’on entend déplacé au début de la deuxième partie, est traditionnellement un air extrait d’un autre opéra: C’est  un air (Non é di morte il fulmine) extrait d’Alfredo il Grande qui a été choisi, de Donizetti, créé à Naples en 1823 et  qui n’a jamais été repris: il fait figure ici de morceau de bravoure un peu inutile comme une sorte d’air du chanteur esseulé, qui regarde le théâtre avec tristesse et regrets  accompagné par une longue introduction musicale comme un long lamento serio dans ce nouveau décor plus somptueux, suivie d’une rupture de rythme et d’un air acrobatique à la Rossini: cela devient donc un air « à part », rajouté, qui est l’adieu héroïque du personnage comme ouverture à la deuxième partie, en dehors de la trame qui va voir les personnages se succéder pour chanter leur pezzo chiuso. Le ténor est ainsi vu sur le départ, se dissimulant aux autres, et pleurant. C’est Enea Scala qui chante, ténor belcantiste, au beau contrôle, et à l’impeccable phrasé, avec des aigus sûrs, magnifiquement projetés, et surtout une voix moins légère et un timbre moins clair qu’habituellement sur ce type de rôle, qui le prédispose aux héros mâles rossiniens. Un joli moment, très réussi, avec de belles agilités et un vrai relief. Enea Scala mérite une belle carrière. Et toute la mise en scène de ce moment justifie l’image finale de destruction.

L’aria de la seconda donna (Clara Meloni) © Stofleth

La seconda donna de Clara Meloni, a l’habit de la jeune première, et elle chante son air, très bien contrôlé aussi, avec un jeu désopilant non sans émotion  : elle chante d’abord avec une certaine retenue et une grande délicatesse, puis Pelly lui fait opérer mouvements du corps et des épaules très drôles, mais elle chante aussi d’une voix claire, bien projetée, bien posée. La figure en est intéressante, bien sûr, car elle est la jeunesse qui monte et qui veut sa place au firmament. Ainsi Donizetti bien traditionnellement affiche une situation que Patrizia Ciofi soulignait dans son interview sur Wanderer : « C’est terrible, surtout lorsque l’on approche de la cinquantaine et que l’on est obligé de faire le bilan : nous savons pertinemment que nous ne sommes plus comme par le passé, que la concurrence est là, constituée de jeunes talents pour qui tout est plus facile ». C’est la jeune qui va prendre la place bientôt de la plus mûre.

Patrizia Ciofi © Stofleth

Et la plus mûre c’est justement Patrizia Ciofi, éclatante d’aisance et incroyablement agile, vive, impliquée, avec un immense professionnalisme ; elle occupe littéralement la scène, dans son magnifique costume dessiné par Laurent Pelly (qui a signé aussi les costumes). C’est dans son interprétation l’intelligence des situations, la précision des mouvements, en rythme avec le chant, qui impressionne presque autant qu’un chant éclatant, avec une voix qui certes n’a plus la « pureté » juvénile d’antan, avec quelques âpretés et quelques sons métalliques dans le suraigu, mais qu’importe quand l’ensemble est si naturel, et que la voix se fait expression pour enrichir le personnage. Sa composition est remarquable et l’entente avec Laurent Pelly visible, tant elle rentre dans chaque geste, chaque intention, chaque respiration voulue par la mise en scène. Du grand art.
Enfin Laurent Naouri est Mamma Agata. C’est une composition évidemment référentielle, d’abord parce que Naouri joue sans cesse, du corps, de l’expression, du geste, et bien sûr de la voix : tantôt on reconnaît son beau timbre chaud de baryton-basse, tantôt il passe à l’aigu, à la voix de tête, tantôt il est totalement à côté, chante joyeusement faux, de manière délirante, tantôt il susurre, avec de fausses nuances : son air Assisa a’ piè d’un sacco est du pur délire, avec le sac posé contre le trou du souffleur, sur lequel Mamma Agata va s’asseoir, avec ses variations sur sa voix naturelle et sa voix de falsetto avec des agilités et une souplesse vocale notables. Les ressources comiques de Naourisont infinies dans la voix, le comportement, la démarche, le pas lourd, et les petit gestes féminins (la fouille dans le sac)  . Sa composition est bien sûr au centre de l’œuvre, et sa présence est telle que même silencieux, le public n’a d’yeux que pour un soupir, une mimique, un regard. Il serait un Falstaff délirant, s’il était aussi bien dirigé car dans son cas aussi le travail de Pelly sur le personnage est millimétré, avec les jeux évidents sur le genre, à une époque où se mélangent castrats, mezzos, sopranos, ténors et basse et où chacun campe un personnage qui n’est pas forcément celui qu’on attend.

Enfin, soulignons la belle prestation du chœur d’hommes – le chœur de Lyon est vraiment intéressant- mais c’est aussi et surtout de la fosse que vient la plus grande découverte. Lorenzo Viotti, fils du chef disparu Marcello Viotti, a été primé à Salzbourg en 2015 comme jeune chef prometteur.
On est frappé notamment en première partie par le rythme et la respiration de sa direction qui suit le plateau de manière parfaitement synchrone avec la mise en scène, sans aucun problème avec l’orchestre, qui a un son rond, sans aucune scorie et qui semble avoir ce répertoire dans les gènes. Mais c’est surtout en seconde partie qu’il impressionne: dans les introductions orchestrales,  au début du second acte, qu’on entend des subtilités, les ciselures, des raffinements étonnants. Cette direction est celle d’un chef particulièrement doué, qui a un sens inné de la scène et du théâtre, qui sait dessiner des ambiances, qui sait donner une ligne à l’ensemble, et qui sait jouer aussi sur l’ironie et sur l’imitation, avec style, avec élégance, sans jamais faire surjouer l’orchestre mais cherchant toujours la fusion avec les voix, cherchant toujours à les soutenir. J’imagine ce qu’il pourrait rendre dans Viaggio a Reims ou Tancredi. Il réussit à mettre en valeur les détails musicaux de cette œuvre secondaire en faisant sonner à la fois buffo et serio : on a cité l’ouverture du second acte, on pourrait aussi citer l’introduction avec le solo de violoncelle de l’air de la seconda donna ou la manière dont est dirigée la « marche funèbre » finale, qu’on pourrait imaginer issue  d’un autre opéra bien plus sérieux d’un Donizetti de la maturité, sans compter la clarté de la lecture, la transparence de l’orchestre, les crescendos maîtrisés. Lorenzo Viotti est un chef (de 26 ans) avec lequel il va falloir très vite compter.

Alors, une seule décision, une fois de plus courir à Lyon, mais pour rire aux éclats, après une saison qui fut éminemment sérieuse et dramatique. [wpsr_facebook]

© Stofleth

 

 

 

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: TANNHÄUSER de Richard WAGNER le 4 JUIN 2017 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Romeo CASTELLUCCI)

Ouverture © Wilfired Hösl

Lire aussi la critique de David Verdier sur Wanderer

Que le lecteur trop pressé me pardonne : le texte qui suit n’est pas une critique, mais plutôt un long essai d’analyse, fondé sur la stupéfaction devant la réalisation musicale et sur les échos que ce spectacle a réveillés en moi, échos provenus de mon histoire, de mes lectures, des suggestions d’un spectacle très ouvert qui propose au spectateur des pistes d’analyse diverses dont aucune n’est à privilégier, des images difficilement effaçables, et qui nous  plonge dans le tonneau des Danaïdes des rêves et des méditations.

Poursuivant à Munich son exploration des opéras de Wagner, après avoir repris en 2015 le Ring que Kent Nagano avait créé en 2012, après avoir dirigé Die Meistersinger von Nürnberg la saison dernière et avant Parsifal la saison prochaine, Kirill Petrenko propose Tannhäuser. On peut s’en étonner parce que la direction semblait clairement celle des opéras de la maturité. Or Tannhäuser (version Dresde) est de 1845.
Mais Tannhäuser a été l’objet de révisions régulières, deux versions de Dresde, une version de Paris, une version de Vienne s’appuyant sur le livret de la version de Paris et sur les représentations munichoises de 1867, et tant d’autres mineures que nous essaierons d’expliciter plus loin en nous appuyant sur un texte d’Hartmut Haenchen, l’un des meilleurs connaisseurs de la tradition de l’œuvre. C’est cette « version de Vienne », que Kirill Petrenko a choisie, puisqu’elle est le dernier état de la réflexion de Wagner sur cette œuvre, qu’il s’apprêtait à remettre sur le métier au moment de sa mort, signe évident que Tannhäuser a plus à nous dire qu’on ne le croit généralement, et que Wagner ne s’est jamais satisfait d’un opéra qu’il n’estimait pas abouti et qu’il chérissait tout particulièrement.

Prenant appui sur cette « instabilité », Kirill Petrenko  étudié la partition non à l’aune du passé d’un « Romantische Oper », mais à l’aune de ce que Wagner modifie dans la partition d’une œuvre qu’il appelle désormais « action » (Handlung) et non plus opéra romantique. Tournant le dos au romantisme, Petrenko propose une lecture complètement différente, jamais entendue jusqu’alors parce qu’aucun chef n’avait jamais osé à ce point prendre à revers la tradition interprétative. Sans renoncer ni au relief ni à l’énergie, il adopte cependant un tempo lent, une couleur élégiaque qui met d’ailleurs à rude épreuve au premier acte Klaus Florian Vogt, mais qui transforme l’œuvre en une méditation métaphysique post-Tristan, et pré-Parsifal.
Évidemment, une option pareille ne pouvait que convenir à Romeo Castellucci, dont l’approche n’est jamais concrète ni immédiate, mais le produit d’une réflexion sur les concepts qu’il pense générés par l’œuvre ou par sa genèse. Une vision conceptuelle qui se traduit par un fort recours à l’image, à des traditions mythologiques prises à diverses cultures, européennes ou asiatiques : la vision d’une Vénus déesse-mère qui semble couver ces corps qui apparaissent peu à peu d’un magma informe et répugnant, est l’un des éléments clefs du Venusberg et justifie à lui seul qu’on ait envie d’en fuir.

L’accueil de la mise en scène de Romeo Castellucci a été contrasté, parce que le public est habitué à un opéra narratif, à la lecture simple et manichéenne qu’on peut résumer grossièrement en trois éléments: le combat de l’amour chaste contre le désir et la chair, Elisabeth à l’innocence obstinée vivant dans un monde hyper codifié et clos contre Vénus à la sensualité mystérieuse dans un Venusberg tout aussi clos dépeint dans certaines productions comme une « maison close », et la mort christique d’Elisabeth en sacrifice pour sauver Tannhäuser.

Une vision problématique et non plus narrative

Évidemment, nous sommes aux antipodes de cette sorte de légende dorée, et la mise en scène de Romeo Castellucci, aux images souvent superbes et à la complexité réelle aussi pose tout autrement les problèmes, de sorte qu’en rendre compte c’est rentrer dans un labyrinthe qui suppose de se plonger dans les sources possibles de cette symbolique affirmée, les arcs, les flèches, la chasse, la chair, la nature, le sang, la cendre, le corps dans tous ses états (de la vibration jusqu’à la putréfaction) le religieux, l’élan vers Dieu, mais aussi l’identification, la fin des temps, la fin des voix, l’instant théâtral, sa fugacité et sa mort.

Comme toujours chez Petrenko, la lecture musicale colle à l’imaginaire du metteur en scène, s’y adapte, à moins que ce ne soit l’inverse, mais il est clair qu’on peut difficilement imaginer un autre chef pour cette production : dans un système de répertoire, qu’en sera-t-il dans dix ans ?
Castellucci ne casse pas la narration, il ne raconte évidemment pas un conte médiéval, mais propose une vision de Tannhäuser, en cherchant dans cette histoire de désir à trois (on oublie toujours que Wolfram est lui aussi amoureux d’Elisabeth) les motifs cachés : cet obscur objet du désir. Car le désir est au centre de ce travail apparemment abstrait, un désir jamais satisfait de Tannhäuser, qui fuit un Venusberg répugnant, mais qui refuse aussi bien le monde de l’amour courtois en lui opposant Vénus, qui part à Rome chercher le pardon, et qui revient voulant s’offrir à nouveau à Vénus. Là où Tannhäuser est, il veut être ailleurs : il a le Ying, il veut le Yang.
Face à lui, Elisabeth, aimante et désirante : la silhouette qui apparaît au premier acte au Venusberg est sa silhouette (comme le révèle le deuxième acte), derrière laquelle s’agitent un monde de corps enlacés, de nature luxuriante parce que luxurieuse, d’Amazones à cheval aux flèches meurtrières. Quand, à l’acte II Wolfram va tirer la flèche qui va percer Tannhäuser (un substitut de Cupidon ou un mouvement de mal aimé ?) c’est Elisabeth qui porte la flèche elle-même pour l’enfoncer dans le corps du héros, laissant échapper un sang créateur, déjà marqué au premier acte par cette forme oculaire sanguinolente, prodigieuse image qui illustre la scène IV, celle du retour de chasse. Comment ne pas penser à la fois au Cupidon du Bernin qui tient la flèche au-dessus de Sainte Thérèse, mais comment ne pas penser non plus à Saint Sébastien quand on voit Tannhäuser saigner, comme martyr par anticipation, avant d’aller à Rome et comment ne pas penser au mouvement immobile de l’expérience de Zénon d’Elée où temps et espace se rejoignent.

L’acte I, des flèches des « amazones » à celles de la chasse, du sang, encore du sang

 

Ouverture © Wilfried Hösl

Cette flèche est emblème multiple présent dans les trois actes, mais d’abord emblème érotique, présent en relief sur le rideau blanc qui accueille le public à l’ouverture de la salle vide, elle est multipliée dans l’ouverture, somptueux ballet d’Amazones (une trentaine) qui tirent de vraies flèches contre un œil, puis une oreille, contre les organes des sens en œuvre à l’opéra (œil et oreille, dans une production qui correspond tant au titre claudélien « L’Oeil écoute ») mais où l’œil renvoie à ce regard presque hugolien (l’œil était dans la tombe et regardait Caïn…), obsessionnel du premier acte. Un oeil vers lequel Tannhäuser ou son double va grimper, semblant s’appuyer sur les flèches, comme pour chercher à fuir, ou à atteindre ce mystérieux regard, ou même devenir cible.

Ces images initiales surprennent par la tension qu’elles créent, notamment lorsque les « amazones » (le Bayerisches Staatsballett) tournent leurs arcs vers la salle, menaçantes, indiquant le monde comme cible. Mais c’est l’utilisation de vraies flèches, qui se fichent dans l’œil qui créent la tension du réel : aucun trucage, les flèches font du bruit, et même perturbent un peu notre audition de la fabuleuse ouverture par Kirill Petrenko, tant cette première image fascine : arcs, flèches, amazones. La mythologie du désir (et de l’interdit si ces archères à la poitrine nue sont des amazones, vierges et farouches) se pose, là inquiétante et mystérieuse. Et l’apparition du Venusberg (la version de Vienne lie de plain-pied l’ouverture et le Venusberg, sans reprise du thème des pèlerins dans l’ouverture) casse presque ce ballet rituel et ordonné. Après ce mystérieux rite, qui ressemble à un rite asiatique par les costumes et les attitudes, mais qui semble participer à une sorte de mythologie générique et partagée, et qui est cérémonie avec tirs ensemble, en ordre, en désordre, par groupes, comme si commençait un rituel illustrant ce qui suit.

Vénus (Elena Pankratova) © Wilfried Hösl

Le Venusberg plonge dans les origines du monde : au commencement était un magma, au commencement était une Mère, qui semble couver des formes qui peu à peu deviennent corps comme la représentent certaines sculptures paleolithiques, comme la Vénus de Willendorf

Vénus de Willendorf

Vénus est multiple, c’est un corps émergé des eaux quelquefois, elle est hottentote souvent aussi, elle est totalité d’un monde préhistorique primaire, nature luxuriante entraperçue au fond, ou nature rocheuse et hostile, grotte de Vénus – Linderhof !! – amazone à cheval (comment ne pas penser à Jeanne au bûcher et au cheval que Jeanne chevauche comme si elle s’en pénétrait), un cheval qui apparaîtra plusieurs fois dans la soirée : « ne sommes-nous pas dans un monde supposé chevaleresque ? »,  pourrait-on ironiser…

Chez Castellucci les sources-idées se superposent, les images créent les liens ou les allusions, ou surgissent d’une sorte d’inconscient collectif : au spectateur d’en prendre une ration et de se construire son propre univers mythique.

La deuxième scène, après ce Venusberg un peu dégoûtant – le pauvre Tannhäuser-Vogt plonge sa main dans ce magma caoutchouteux sans vrai délice – montre le monde des hommes.

Et l’arrivée dans le monde commence par une image superbe, celle de l’innocence du berger (comme dans Tristan au troisième acte…). Superbe image que ce berger très caravagesque, très androgyne, très arcadien, image pastorale et apaisée correspondant à une image fugace en arrière-plan du Venusberg qui nous montrait  des bergers dansant ensemble, comme dans le Printemps de Botticelli. Mais cette image lointaine et séraphique ouvre sur deux images d’angoisse :

  • Les pélerins partant à Rome pliant sous le poids du péché partagé symbolisé par une lourde pépite d’or géante, contraints de plier et souffrir, en une image d’une incomparable force,
  • Puis les chasseurs ramenant leur pépite à eux, un cerf mort, symbolique parallèle et tout aussi forte

La chasse (© Wilfried Hösl)

Car la chasse est aussi mythologie : à côté de Vénus, il y a Artémis la vierge chasseresse, Artémis à l’arc et au carquois rempli de flèches, Artémis qui protège les Amazones, Artémis souvent représentée elle aussi comme multinourricière avec des dizaines de seins, Artémis au cerf, Artémis enfin l’orientale. Nous sommes dans ce royaume-là où tous les attributs de la déesse farouche sont en scène, comme s’ils répondaient au monde de Vénus. Je ne sais si la culture mythologique de Castellucci a voulu opposer ces deux visions « cosmiques » issues de l’antiquité grecque, mais la chasse est une thématique très forte dans les mythes et dans l’imagerie, et donc aussi dans l’opéra notamment wagnérien ; pensons à Erik, rejeté parce qu’il est chasseur dans le Vaisseau Fantôme, pensons à la chasse, fatale à Siegfried, ou à la chasse du deuxième acte de Tristan, fatale aux amants, pensons enfin à Parsifal, qui tire à l’arc sur un cygne, mais pensons aussi à Weber et à Max le chasseur du Freischütz, ou à Berlioz et à la prémonitoire chasse royale et orage des Troyens, pensons enfin au Chasseur noir de Falstaff, pensé comme source d’inquiétude tout autant que de farce.

Tannhäuser (Klaus Florian Vogt) © Wilfired Hösl

Cette action scénique -c’est l’autre nom de ce qui pourrait être un Mystère ici- s’accomplit et se lit dans le statut évolutif des personnages, leur habits rouges, masqués et inquiétants comme des bourreaux au premier acte, qui se distancient de Tannhäuser à qui l’on fait revêtir une peau de bête écorchée (ou une figuration de bête) confirmant par là une correspondance entre le cerf mort et le héros retourné chez les hommes ;  si le rouge-bourreau domine ici, ce sera ensuite le blanc (acte II) puis le noir (Acte III) à mesure que la fin approche.

Dans la vision de Castellucci, Tannhäuser est aussi bien bête blessée à la fin du premier que du deuxième acte (où il est percé de la flèche d’Elisabeth, avec toute la symbolique païenne ou chrétienne qui la sous-tend). Mais pendant la dernière scène du premier acte, un œil de sang se forme progressivement (grâce à un dispositif de jet d’un filet liquide) au fond, qui rappelle

L’oeil de sang © Wilfried Hösl

l’œil de l’ouverture percé de flèches, et qui compose un dessin qu’on croirait presque issu d’une peinture extrême-orientale, source esthétique de bonne part du premier acte, un œil qui pleure le sang, écho du sang répandu sur scène par les chasseurs, et œil vu aussi comme symbole religieux depuis les Egyptiens.
On n’est pas loin non plus de Parsifal, et du Graal qui régénère. Le sang qui coule va au-delà de la violence de la chasse ou d’un quelconque sacrifice, mais c’est un sang qui nourrit, comme le sang des sacrifices dans l’antiquité qui devait couler sur la terre pour la vivifier. Sang rituel, qu’on retrouve dans le rite chrétien, le sang qui coule du corps du Christ n’est-il pas ce sang des victimes sacrificielles qui perlait sur la terre chez les grecs païens ? Il concerne en tous cas Tannhäuser, victime désignée (expiatoire ?) a priori de ce qui se déroule.

Du sang au blanc,  du paganisme à la révélation. 

Si la matière visqueuse, magmatique de la naissance des choses au Vénusberg et le sang de la chasse, sont le centre du premier acte, qui accueille Tannhäuser un peu hébété jusqu’à ce que Wolfram lui rappelle Elisabeth, le centre de l’acte II est la personnalité d’Elisabeth, que la mise en scène va souligner, même au moment du concours (« Sängerkrieg », guerre des chanteurs) où elle s’efface.

Rappelons à ce propos que le titre de l’ouvrage (version de Vienne) est Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg, alors qu’on pense toujours que Der Sängerkrieg auf der Wartburg est le sous-titre. Mais comme dans les titres de bandes dessinées (Tintin et les Picaros, Asterix et le Chaudron), où le héros traverse une épreuve mise sur son parcours, ce titre réintroduit par Wagner en 1875 souligne la mobilité et l’instabilité du personnage et l’aventure de l’artiste. Voilà qui souligne en Tannhäuser une sorte d’éternel voyageur-créateur errant à la recherche d’un ailleurs à cause de l’insatisfaction de l’ici-bas.

Freudig begrüssen wir die edle Halle © Wilfired Hösl

Castellucci dans ce deuxième acte qui est le moment de narration le plus traditionnel y compris musicalement, marque la présence physique de la « Teure Halle », vaste espace à colonnes épaisses, mais en tulle, un espace clairement dessiné, mais en même temps léger, impalpable, où les murs sont translucides et mobiles. Car à partir de l’espace initial qui remplit la scène, Castellucci va rendre tout ce décor modulable et de plus en plus symbolique : les colonnes vont tourner comme les robes des derviches pendant le chœur Freudig begrüssen wir die edle Halle, mais surtout, les cloisons de tulle vont composer sans cesse des espaces nouveaux, construisant une sorte de labyrinthe, emblème des intermittences et des égarements du cœur, qu’Elisabeth ne va cesser de parcourir, pendant la scène du concours, sorte de présence-absence, proche et lointaine, presque déjà ailleurs. D’Elisabeth, Castellucci fait à la fois un modèle érotique, elle entre en scène en se substituant à la silhouette de femme vue au premier acte, à qui Tannhäuser s’adresse comme s’il priait une déesse, mais s’inscrit aussi par son vêtement dans la tradition mariale des Madones, nous errons de l’érotisme et du désir à la sublimation, la Madone étant en quelque sorte elle-aussi une déesse-mère.

Rencontre…© Wilfired Hösl

Et son duo avec Tannhäuser, dans la scène II qui est rencontre interdite, ne l’oublions pas (sc.II, Elisabeth, Nicht darf ich Euch hier sehn!/je n’ai pas le droit de vous voir ici), se fait non en face à face mais les deux personnages séparés par un rideau de tulle, comme s’ils se parlaient en confession. Prodigieuse image des deux êtres rapprochés/séparés dans un strict respect du livret. Quant à Wolfram, qui a compris son exclusion du monde d’Elisabeth, il ne va cesser dès lors de transfigurer son désir, par l’art du poète et du chant, un chant habité par l’amour, mais un chant désespéré.
Le chœur des nobles qui va ouvrir le concours est souvent pour les metteurs en scène l’occasion de souligner leur vision idéologique du drame, entrée du chœur militaire, soldatesque, manifestation mondaine, habits rigides etc…est ici un chœur presque religieux (tout le monde porte des voiles), avec un ballet de corps exprimant des formes abstraites ou concrètes (un ensemble d’yeux ?), comme un corps vivant, qui compose des vagues (des spasmes ?) successives pendant qu’on approche une boite cubique translucide qu’on reverra à l’acte III, où s’inscrit le mot Kunst (Art), puis Anmut (Grâce), puis Tugend (Vertu), puis Waffe (Arme) -on pourrait voir quelque chose de semblable dans la Flûte enchantée (Er besitzt Tugend ?)- à mesure que le concours se tend, depuis l’élégie sublime de Wolfram, à l’air de Walther sur la vertu (rétabli dans la version de Vienne pour souligner justement le combat et lui donner de l’importance) et enfin celui de Biterolf, plus agressif. Défilé d’air et défilé de concepts, que les personnages écoutent allongés, comme dans certaines cérémonies sectaires (on repense à la Flûte enchantée), pendant qu’Elisabeth erre tout autour, visible et évanescente, visible et invisible.
Dès que Tannhäuser intervient, la boite s’éclaire et laisse voir en ombre (noire dans tout ce blanc) à l’intérieur non plus les vertus abstraites, mais une sorte de bête immonde, qui figure évidemment le travail du désir, la bête qui vous dévore de l’intérieur.
L’enjeu du concours n’est rien moins qu’Elisabeth. Comme celui du concours des Meistersinger avait Eva pour prix, avec à chaque fois l’impression claire que les dés sont pipés : Elisabeth a choisi à l’avance et sait parfaitement qui elle veut entendre chanter l’amour, d’où son retour dans la Teure Halle, car Heinrich, disparu puis tombé du ciel au milieu de la chasse est celui qu’on attend, sans lequel le concours n’a pas de sens, car son absence viderait ce lieu de la vie et de l’art, et de tout sens. D’ailleurs en son absence Elisabeth dépérissait ( wir sahen ihre Wang’ erblassen) et le groupe perdait son sang qu’il retrouve rituellement. Il y a quelque chose de Parsifal dans cette cérémonie du chant qui est presque cérémonie du Graal, qui fait refleurir la petite société fermée, comme la vue du Graal redonnait vie aux chevaliers : avant les Maîtres chanteurs, Wagner impose déjà la vision d’une société qui ne prend sens qu’autour de l’art (« Kunst », inscrit sur le cube), d’où cette impression de fête religieuse-païenne accentuée à la fois par les enfants qui ne sont plus les petits pages de l’histoire traditionnelle, mais ces voix célestes, ces petits anges asexués qui ordonnent la cérémonie, et accentuée aussi par les ex-votos (des pieds) , d’où cette impression d’un rituel presque maçonnique auquel Elisabeth évite de participer.
L’attitude d’Elisabeth est centrale tout au long de l’acte, elle va faire basculer tout le sens de la scène. D’une sorte de cérémonie du Graal codifiée, Tannhäuser en évoquant Vénus casse les codes et redevient l’ennemi (la discussion du premier acte tournait autour de ce mot avant l’évocation d’Elisabeth parce que Tannhäuser ne pouvait revenir que par Elisabeth) : voilà Tannhäuser au ban du groupe, dévoré de désir et ne supportant pas que l’amour soit séparé du désir en invoquant Vénus. Mais Elisabeth au milieu du tumulte par son cri (haltet ein) interrompt ce qui allait devenir un vrai combat, une chasse à l’homme, encore une fois : elle est seule, au milieu, entre deux rideaux de tulle, et la foule l’accuse de soutenir le pêcheur. C’est là où Elisabeth se montre personnage décidé, ferme, et pas du tout la douce héroïne pieuse qu’on voit quelquefois mais elle est l’héroïne qui défend un destin qui n’appartient qu’à elle.
C’est que dès ce moment, Elisabeth sait que ce qu’a chanté Tannhäuser, elle l’a éprouvé (Baumgarten dans sa mise en scène (ratée) de Bayreuth rendait d’ailleurs ce désir partagé par tous en secret, en les faisant descendre tous à un moment au Venusberg – y compris Elisabeth…). Toute la scène finale de l’acte montre qu’Elisabeth éprouve ce que Wagner va appeler dans Parsifal Mitleid : « durch Mitleid wissend », et toute la fin prend alors sens : tirée par Wolfram, en un geste de communion profonde ou de désespoir de mal aimé, c’est Elisabeth qui porte la flèche à Tannhäuser et qui la lui enfonce, en un authentique geste de solidarité dans le martyre. Elisabeth a vécu en son for intérieur les mêmes ravages. En quoi la bête immonde du désir chanté par Tannhäuser ne révèle-t-elle pas en réalité ce qui ronge aussi Elisabeth, en quoi ce cube devant lequel elle priera au troisième acte n’est pas aussi quelque chose d’elle-même et qu’elle n’a cessé d’éviter pendant tout l’acte ? C’est bien là la résolution finale de cette relation. Il y a dans le geste voulu par Castellucci quelque chose d’un mariage mystique, sublimation du désir.
Alors, que ce soit le Landgrave qui arrache la flèche enfoncée par Elisabeth dans le dos de Tannhäuser, prend sens parce que par ce geste, la société qu’il représente reprend ses droits, les ex-votos/pieds indiquent la souffrance nécessaire du pèlerinage, à pied, et la règle extérieure va s’imposer. L’anecdote reprend ses droits
Mais Elisabeth est déjà ailleurs, Tannhäuser doit vivre la pénitence terrestre, et le sang qui coule de son dos, comme la blessure sur le flanc d’Amfortas aussi, est le signe qui déjà, l’élève vers la repentence. Sans sa flèche, il redevient ordinaire, parmi les autres pécheurs, avec la flèche, il est en quelque sorte stigmatisé.

Tout est donc déjà joué, le mariage mystique a eu lieu, et le troisième acte n’est que péripétie si on le joue dans la linéarité du livret.

La parabole du troisième acte : du blanc au noir, de l’union à la communion, du temps à l’espace .

Castellucci n’est jamais avare de signes polysémiques, il nous en abreuve en ce troisième acte, qui sont pour le spectateur et attendus, et surprenants aussi.
Nous retrouvons Elisabeth priant devant une statue de Marie (c’est attendu) dont on ne voit que le piédestal (toujours le cube, mais noir sur lequel le nom MARIA est inscrit) et les pieds (qui nous renvoient au deuxième acte, en un signe presque ironique), une Maria déjà évoquée précédemment, mais aussi une Maria discrètement dessinée dans l’habit d’Elisabeth. Inutile de représenter l’icône mariale, puisqu’Elisabeth depuis la fin du 2ème acte, est déjà représentation d’autre chose qu’elle-même, déjà désincarnée.

D’où cette interprétation incroyablement incarnée de la prière, où Anja Harteros, absente et sublime va tout au long de l’acte être d’une fixité spectrale et marquée d’un regard vide.
Même le chœur triomphal des pèlerins de retour de Rome garde cette retenue : ils reviennent non plus avec une sorte de lourd péché partagé sous forme de pépite géante, mais chacun avec une petite pépite lumineuse et légère, chacun pour soi, chacun sauvé pour soi, chacun allégé pour soi, avec chacun le même lot, mais ils ont en même temps un triomphe que j’appellerai modeste. Ces pèlerins passent, ils sont un collectif, dont est absent le singulier, celui qui une fois de plus, n’est pas là où on l’attend. Ils sont figures et spectacle de « l’ordinaire » et non du tragique ou du mystique, et ils chantent leur action de grâce avec engagement, parce que ce triomphe doit faire contraste avec la dévastation des personnages en scène.

Cette ambiance retenue, intérieure, dévastée c’est bien l’ambiance de ce dernier acte, où la romance à l’étoile devient chant d’un désespoir déjà transformé en littérature (Wolfram a perdu tout espoir depuis de début du 2ème acte –« So flieht für dieses Lebenmir jeder Hoffnung Schein! »- ) . La doxa dit que ce chant est un Lied, sans toujours percevoir dans ce Lied l’acceptation et le dépassement d’une situation qui devient poésie parce que sublimation. De même le récit de Rome devient une sorte d’hallucination presque vidée de toute réalité, littérature, elle-aussi dans la bouche désespérée de Tannhäuser (« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux », disait Musset) dont le chant s’oppose par sa violence et son refus à Wolfram : il est l’exclu, l’ennemi à nouveau.

Elisabeth est là,  impressionnante présence fixe et muette pendant le récit, qui se déroule devant deux catafalques aux noms de Klaus et d’Anja, c’est-à-dire le nom des artistes, devenus eux-mêmes dans un troisième acte qui s’est complètement détaché de l’histoire et de ses détails pour essayer d’atteindre à l’universel.
Bien sûr, il y a dans cette double inscription Klaus/Anja,  qu’il faudrait changer à chaque changement de distribution, – ou peut-être pas d’ailleurs et ça n’en aurait que plus de sens – un jeu de la part de Castellucci comme l’est l’expression projetée du temps qui passe – Hier vergeht eine Sekunde (ici passe une seconde) jusqu’à Hier vergehen tausend Milliarden Milliarden Jahre (ici passent des milliers de milliards de milliards d’années) qui s’inscrit comme une épitaphe, dont il n’ignore sans doute pas les effets dérangeants sur le spectateur.
C’est que Castellucci ne veut pas tomber dans le mysticisme et des histoires de rédemption un peu faciles : il se distancie de l’histoire, au point que la musique a paru perturbée à certains spectateurs par ces prénoms presque usurpés ou déplacés, et surtout par la projection du temps qui passe sur le fond de scène. Il y a pour moi la directe évocation du fameux « Zum Raum wird hier die Zeit » qui est expression d’une éternité qui nous implique tous, où tous nous passons de cadavres encore identifiables en corps en putréfaction et puis en poussière : nous le savons, mais Castellucci le donne à voir, par un autre rituel où des servants apportent à chaque moment un corps progressivement putréfié puis réduit à ossements puis à poussière en une contraction temporelle qui ne peut-être que vérité théâtrale, puisque l’instant théâtral n’a jamais de valeur temporelle réelle. Et la question du temps qui passe n’est pas une sublimation d’un mythe Elisabeth/Heinrich comme une Liebestod de Tristan und Isolde, mais au contraire un destin naturel et partagé par tous qui sommes concernés (les amazones nous visaient déjà au premier acte), parce que nous sommes tous au théâtre de l’instant qui fuit. Klaus et Anja, ce sera dans dix ans deux autres ou les mêmes, non plus les chanteurs que nous connaissons, mais un symbole, une mémoire, une spiritualité, un impalpable, qui finira poussière, c’est aussi le destin de cette étrange construction qu’on appelle l’art, voire l’art évanescent de l’Opéra, qui est instant jamais rattrapable et instant pour l’éternité dans un temps contracté ou dilaté, Klaus et Anja ici et maintenant, espace et temps, Raum und Zeit, et puis ni tout à fait autres et ni tout à fait les mêmes et peu importe qu’ils soient dans dix ans Klaus et Anja, ils deviennent symbole souvenirs, regrets aussi, évocation, tout en devenant poussière. En ce troisième acte, l’histoire se retourne vers nous et ainsi nous dérange, ces projections du temps qui se multiplie nous agacent, l’inscription Klaus et Anja nous énerve, nous dérange parce qu’elle brise l’illusion théâtrale, le quatrième mur et nous renvoie le miroir. Nous venions entendre Tannhäuser et nous nous voyons au miroir, eux c’est nous. Il n’y avait déjà plus d’histoire de Minnesänger, mais il n’y a plus non plus d’histoire sinon la contemplation de notre fin.

Acte III © Wilfired Hösl

Mais quand Tannhäuser et Elisabeth –personnages- mêlent les poussières des restes (des chanteurs) en un geste sublime, et sublimé par l’incroyable musique qui sort de la fosse, ils restent eux, éternels et intouchés (tout comme Wolfram), et célèbrent Anja et Klaus, qui les ont un jour incarnés, et qui seront poussières, comme nous tous. Aussi nous disent-ils à nous les humains que le temps n’a pas de prise sur l’art, c’est-à-dire nous les humains qui contemplons ou chantons cette communion, où ce ne sont plus les sangs qui se mêlent comme dans les rituels de chevalerie (comme dans le Crépuscule des Dieux entre Gunther et Siegfried), mais les poussières impossibles à distinguer : tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. (Genèse 3:19). Nous sommes poussières et nous le sommes ensemble et cela devient la forme la plus juste et la plus haute de l’union des êtres, du couple amoureux représenté comme le duo d’artistes, comme des 2000 spectateurs en une sorte de communion essentielle d’une une œuvre devenue pure méditation, pour l’éternité, comme les personnages qui la portent. Ainsi Castellucci clôt-il l’œuvre sur sa propre problématique, l’art et la création.

Un plateau d’exception

A un travail d’une telle complexité, d’une telle profondeur – qu’on peut aussi refuser et sur lequel on ne peut souvent que rêver à des hypothèses, il fallait un plateau et une fosse d’exception et c’est le cas.
Car si la mise en scène nous fait explorer des « abîmes nouveaux », elle est servie par un chant abyssal, qui est aux limites de ce qu’on peut imaginer ou rêver.
Certes, pris individuellement, on connaît les qualités de chacun et l’on ne peut être étonné, mais c’est ici le collectif qui compte, un collectif qui est au service de cette incroyable exploration d’un ailleurs scénique et musical. Pour parodier Castellucci, c’est Klaus, Anja, Georg, Christian, Elena et les autres (et Kirill) qui sont à l’ouvrage, avec la conscience palpable qu’ils servent un monument une sorte de construction pour l’éternité, un instant fugace pour toujours, une Κτῆμα ἐς ἀεί (Ktèma es aiei), selon l’expression de Thucydide (Guerre du Péloponnèse, I, 22),  un monument musical qu’on croyait connaître et qu’on découvre être tout autre chose, un monument à l’intériorité, un monument sur lequel Wagner, après Parsifal que beaucoup pensent son grand-œuvre, voulait revenir et qui donc forcément voulait en faire un post-Parsifal.
Ce qui est incroyable, c’est que tous réussissent à nous faire percevoir et espérer ce qu’aurait pu être le Tannhäuser post-Parsifal de Wagner. Dans ce sens, cette production est un miracle musical.
Tous sont exemplaires dans la diction, dans la clarté de l’expression, dans l’expressivité, dans la présence, même les rôles latéraux, Elsa Benoît, berger particulièrement poétique et lointain, Le Biterolf agressif de Peter Lobert, le Walther poétique et marquant de Dean Power (puisque la version dite de Vienne offre de nouveau à Walther son air du deuxième acte).
Du côté des protagonistes, Elena Pankratova soit engoncée dans son latex, soit voix qui tombe du ciel des cinquièmes loges de proscenium, est en retrait dans la production , presque extérieure, et elle n’a que la voix pour exister, Castellucci la fait être forme et non corps, mais la mettre hors de la vue du spectateur à la fin rappelle qu’elle n’a été qu’évocation musicale et non personnage avant de réapparaître vocalement et scéniquement dans la version dite de Paris : et la voix en impose, avec de réelles subtilités, mais limitées par sa position même, elle est une Vénus sans corps, une sorte de Minnie monstrueuse d’En attendant Godot, répulsive à souhait, à des années lumières de nos représentations traditionnelles, et elle réussit de sa seule voix à être présente, une voix dont l’énergie et le volume, plus que la sensualité, traduisent la volonté du metteur en scène..
Georg Zeppenfeld est de plus en plus la basse du jour dans Wagner, la voix moins profonde et moins sombre que d’autres, a une clarté, une projection, une suavité, une jeunesse, une humanité incroyables, l’intelligence du chant, l’expressivité, l’inflexion, l’accent de tous les instants font le reste.

Klaus Florian Vogt nous a fait peur au premier acte, le rôle est redoutable et combien de grands ténors wagnériens s’y sont rompu les os ? Il est redoutable parce qu’il allie les modes « ténoriles » du grand opéra, mais aussi le style de l’opéra de l’avenir, le premier acte est en plus redoutable de tension, avec des passages du grave à l’aigu brutaux, et Vogt a été une ou deux fois au bord de la rupture. Mais là-aussi, l’intelligence du chant, le styliste inimitable qu’il est, la manière dont peu à peu il impose un personnage si inhabituel, avec cette voix nasale qui en dérange plus d’un et qui pourtant fait ici merveille, à coup de mezzevoci d’une ineffable douceur,  avec un contrôle et une modulation sur chaque syllabe qui confinent au miracle et qui littéralement tourneboulent : il est incroyable de tendresse et de poésie, et redoutable de technique quand il chante « Heilige Elisabeth » à la fin, à peine émis, à peine appuyé, et pourtant si présent, si juste. Jamais il ne force, jamais il ne donne dans l’expressionnisme : le récit de Rome est un long poème élégiaque déchiré, où aucune note n’est appuyée, où chaque mot pèse, et sans jamais nous le faire peser, pas un seul hurlement, pas de tics, seulement du dire, et du dire à merveille. Il impose là un autre Tannhäuser, un inconnu, un être étrange venu d’ailleurs et il répond merveilleusement à la définition que j’en donnais plus haut, un voyageur sans bagage, qui ne s’établit jamais, avec ce son étranger d’un être pas comme les autres. C’est tout simplement prodigieux.

Anja Harteros (Elisabeth) © Wilfired Hösl

Et puis il y a en face Anja Harteros, que j’ai déjà entendue dans Elisabeth, avec son engagement avec sa justesse, avec son énergie aussi. Mais jamais avec cet effleurement, ce chant à la fois incarné et presque désincarné, presque désengagé, tellement intérieur, tellement mesuré, tellement imbibé de poésie nostalgique. Ce n’est jamais un chant d’espoir, mais un chant déjà en permanence chant du cygne. Rien de romantique, rien de « juvénile », mais une Elisabeth mature et résignée, qui porte en elle à la fois la brûlure du désir et le désespoir de cette brûlure, la présence et l’absence, avec de telles variations sur les mots, avec une telle force évocatoire qu’on en reste interdit. Et même lorsqu’elle ne chante pas, elle attire le regard, crée l’émotion, portée qu’elle est par le travail effectué avec Castellucci, mais convaincue aussi du contrôle extrême exigé ou demandé par Petrenko, dont on sent que l’accompagnement musical ne peut qu’accompagner ce type de chant là.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser) et Christian Gerhaher (Wolfram), Acte III © Wilfired Hösl

Enfin, il y a le Wolfram de Christian Gerhaher, peut-être le plus stupéfiant et le plus bouleversant du plateau (mais à quoi bon classer, si on a compris le sens de l’acte 3) : la diction et la clarté bien sûr, mais un chant qui est poésie et Lied permanent, avec un son si justement posé que le moindre murmure s’entend. Mais en même temps non pas le poète éthéré, mais aussi le chanteur, avec une puissance, des aigus, un volume qu’on ne soupçonnait pas, c’est à dire une vie, une palpitation, une énergie sans cesse exprimée ou réprimée, une énergie du désespoir : et ce chant fait évidemment surgir l’émotion, mais surtout un personnage et ses déchirements, mais surtout une jeunesse et sa perte, une existence qui ne peut plus s’exprimer que par le chant et ce que j’appelais par ailleurs plus haut la littérature pour exister . Il est là à la fois Wolfram le poète et lui aussi Christian l’artiste, pour retrouver l’ambiguïté du Klaus et Anja du troisième acte, car seul l’artiste pouvait intérioriser à ce point le personnage pour qu’il n’y ait plus de distance entre le chantant et le chanté. Un miracle, dû aussi à la manière dont la fosse accompagne, dans un mouvement implosif impossible à représenter

Quant au chœur, dirigé par Sören Eckhoff, il prend sa part, dans une réussite toute particulière, car si les chœurs de Tannhäuser sont spectaculaires (tous sont en bonne place dans les compilations des chœurs wagnériens) il réussit collectivement à être présent, imposant sans jamais être démonstratif ou éclatant (le premier chœur des pélerins du premier acte), fluide sans jamais exagérer les accents, un miracle non d’équilibre, mais de chant sur le fil du rasoir qui rend justice à la fois au moment musical réel, prodigieux, attendu, mais aussi à une ambiance, à un climat complètement intérieur demandé par la fosse.

Le chef, grand architecte de cet univers

Bien entendu, un tel plateau amené à de tels sommets signifie à la fois une adhésion à un projet et donc un travail engagé, dans une équipe, et sous la direction d’un chef qui est ici le grand architecte, avec cette compréhension-adhésion au projet de la mise en scène, au point qu’on ne sait pas comment cette incroyable cohérence entre scène et plateau a pu naître à ce point indescriptible.

  • La question des versions

Bien sûr, Kirill Petrenko choisit la version de Vienne, la dernière forme que ce Tannhäuser a pris pour les scènes. J’ai évoqué plus haut rapidement la problématique des versions de l’œuvre. La question du choix de la version est déterminante que par l’usage qu’il en fait.
Comme le rappelle Hartmut Haenchen, qui a plusieurs fois écrit sur la question, Wagner a opéré des modifications au départ moins pour des raisons artistiques ou conceptuelles, qu’à cause de raisons techniques et théâtrales, à cause des chanteurs qu’il avait sous la main (Tichatschek par exemple) ou à cause de théâtres qui nécessitaient une réduction des pupitres, en bref pour faciliter la possibilité de la représentation.
Par ailleurs, rien que la version dite de Dresde n’a pas de manuscrit original de la première de 1845, pour des raisons techniques, et il existe par ailleurs plusieurs versions de Dresde revues en 1847, 1852, 1853, 1860. Comme Wagner a vécu en exil dès 1849, il confiait ses indications à des amis qui dans les théâtres faisaient opérer les modifications ; mais comme on l’a dit ces modifications tenaient plus aux conditions des représentations dans les théâtres : n’oublions pas que Wagner a dirigé des théâtres et en connaît les caractères, les limites et les pratiques.

Venusberg © Wilfired Hösl

C’est à l’occasion de la création de l’œuvre à Paris que Wagner voit la bonne occasion de revoir sa partition et d’y opérer des modifications en fonction de son écriture du moment, puisqu’il venait de composer Tristan und Isolde qui déterminait une nouvelle manière d’aborder la mélodie et le drame musical : il voulait profondément revoir l’écriture même du Venusberg, pour l’opposer à la scène du concours, pour laquelle il voulait une écriture plus traditionnelle et moins novatrice, et ainsi montrer dans la créativité musicale du Venusberg la source même de l’inspiration créatrice du poète : Tannhäuser ne voulant pas rester fossilisé à la Wartburg avait fui pour un Venusberg plus riche de possibilités pour une nouvelle inspiration. Comme dans les Maîtres Chanteurs, la question du processus créatif de l’écriture est au centre de Tannhäuser et explique aussi la violence du débat du deuxième acte, et la petite société fermée de la Wartburg est d’une certaine manière aussi fermée que la Nuremberg des maîtres : avec Tristan et l’écriture nouvelle qu’il portait, il s’agissait par l’écriture orchestrale de différencier les deux univers. C’est donc essentiellement sur le Venusberg que vont porter les vraies réécritures : il s’agit de développer le Venusberg pour lui donner une valence musicale qui puisse répondre au concours du deuxième acte, pour lequel Wagner voulait garder une couleur plus traditionnelle. C’est la question du ballet qui va lui donner cette occasion, puisqu’avec sa mauvaise foi coutumière, Wagner va déplacer le ballet, traditionnellement au 2ème acte dans le Grand Opéra, au début du 1er, ce qui va provoquer le scandale que l’on sait. Il aurait pu l’y laisser, mais il lui fallait en présentant Tannhäuser, être une sorte de Tannhäuser « dans la vie » qui rompt avec les habitudes fossiles. Au scandale figuré par Tannhäuser face à l’assistance dans l’acte II répond le scandale provoqué par Wagner face au public traditionnel de Paris et pour la même raison : le Venusberg…
La scène de la Wartburg prend ses origines dans les modes de l’opéra italien (le deuxième acte commence par une aria, Dich teure Halle, dans la tradition de l’opéra italien où l’héroïne apparaît souvent non au premier acte, mais au deuxième ou troisième, souvenir peut-être aussi d’un Guillaume Tell de Rossini où le grand air de Mathilde est aussi au début de l’acte II (Selva opaca, deserta brughiera bien plus beau dans l’original français sombre forêt, désert triste et sauvage). Hartmut Haenchen souligne d’ailleurs l’originalité du monde chromatique du Venusberg, face à une écriture plus convenue de l’acte II. En faisant traduire l’original allemand en français (Wagner ne maîtrisait pas le français au point de se lancer dans l’écriture du livret), Wagner a changé aussi des moments musicaux, pour mieux accompagner musicalement le texte français. Mais il a dû aussi à revoir de mauvaise grâce des parties particulièrement huées par le public parisien. Un de ces changements était par exemple d’écarter l’air de Walther von der Vogelweide de l’acte II, personnage avec lequel il avait eu des problèmes de chanteurs et pour lequel il avait dû proposer entre autres plusieurs changements de tonalité. Il a écrit aussi pour Paris des éléments de l’orchestration pour les cordes bien plus difficiles – parmi les plus difficiles qui soient-  que dans la version de Dresde, au motif qu’il avait sous la main le « meilleur orchestre du monde » et qu’il fallait en profiter. « je donne ici et là à l’orchestre des passages notablement plus riches et plus expressifs », mais il ajoute aussitôt « il n’y a que la scène avec Venus que je veux complètement retravailler ». Et cette version retravaillée et plus élaborée et raffinée, Wagner a voulu après Paris la reproposer aux théâtres allemands, en retraduisant le texte français pour une prosodie allemande : à Munich en 1867 il n’était pas là et Hans von Bülow a opéré des changements sans son autorisation,  cette version selon Haenchen ne peut être affirmée comme étant de Wagner. C’est à Vienne en 1875, où il faisait lui-même la mise en scène, sous la direction de Hans Richter qu’il a pu véritablement installer définitivement les changements voulus. La partition n’a pas été imprimée et ainsi cette version ne fut pas ajoutée à celles existantes. Ce n’est qu’en 2003 à l’occasion des représentations à Amsterdam dirigées par Haenchen que la version fut imprimée et tout le matériel d’orchestre revu et corrigé (par Schott).

  • La version de Vienne

Qu’en est-il donc de cette version de Vienne que Kirill Petrenko a choisie pour ce Tannhäuser ? Elle se met d’abord en conformité avec le souhait initial de Wagner de réinsérer le Lied de Walther dans le concours et de revenir au titre original « Tannhäuser und der Sängerkrieg auf der Wartburg ». Il renonce enfin à la qualification d’Opéra pour appeler l’œuvre Handlung, action (scénique) qui la place déjà sur autre chose qu’un simple spectacle, autre chose qu’une histoire narrative, mais une action scénique qui doit forcément concerner à un autre niveau le spectateur.
Elle permet aussi – nous sommes à Vienne- d’avoir un plus gros orchestre, avec une multiplication de certains pupitres, et en plus d’un orchestre du Venusberg renforcé, 12 cors pour la chasse de l’acte I, percussions supplémentaires, disposées en fosse ou sur scène, 6 trompettes pour l’arrivée des hôtes dans la Wartburg, quadruplement des harpes, mais aussi sur scène le chalumeau du berger, des harpes supplémentaires et les trombones. Au total l’orchestre wagnérien le plus nombreux qui atteint à Vienne 145 musiciens…
Du point de vue de la nouveauté musicale, il réécrit la fin de l’ouverture en permettant une transition plus fluide avec la scène du Venusberg, parce que la version de Paris garde l’ouverture traditionnelle avec la reprise du thème des pèlerins, (l’ouverture était connue du public et sa modification aurait déçu les attentes) ainsi qu’une courte interruption entre l’ouverture et la scène qui la suit. Enfin, la vraie version de Paris est en français, et les versions allemandes dites « version de Paris » sont soit la musique de la version de Paris avec l’ouverture traditionnelle, soit un mixte de version de Dresde et de Paris (comme dans la récente production berlinoise) soit ladite version de Vienne, appelée version de Paris : les signes reconnaissables en sont essentiellement la reprise du thème des pèlerins et la présence ou non de l’air de Walther.

Ce ne sont donc pas spécifiquement des raisons exclusivement musicologiques qui amènent Petrenko à faire annoncer la version de Vienne. Cette annonce mise en valeur par les médias qui fait tant discuter les mélomanes qui jusqu’ici ne se sont posés la question qu’en termes « Dresde ou Paris ? » n’a à mon avis qu’un objectif, celui de placer cette version dans une perspective clairement inscrite entre Tristan et Parsifal, et non en perspective avec le Ring, trop narratif.

Ce qui intéresse Petrenko, c’est une approche contemplative de l’œuvre, parce qu’il pense sans doute que le « cher » Tannhäuser que Wagner « devait encore au monde », selon l’expression dont il usa d’après le journal de Cosima un mois avant sa mort, serait contemplatif ou ne serait pas. Et donc seul cette version permet cette approche, 10 ans après Tristan et 7 ans avant Parsifal.
Je m’avance sans doute, mais la manière dont Kirill Petrenko propose Tannhäuser n’a rien à voir avec l’opéra romantique, aux accents si contrastés, au relief si marqué, au spectaculaire des grandes machines lyriques à la mode des années 1840, marquées par Meyerbeer et la tradition née de Weber.
Après Tristan, Wagner écrit une mélodie continue, renonce aux airs, entre vraiment dans le drame musical.
Enfin, Tannhäuser est pour Wagner un drame singulier, celui de l’artiste novateur et en rupture, ce qu’il traite sur le mode souriant dans les Maîtres chanteurs, et qu’il tient sans doute à mettre sur le mode sérieux dans ce Tannhäuser qu’il n’en finit pas de revoir. Telle Madame Bovary pour Flaubert, Tannhäuser, c’est lui.

Alors Petrenko entreprend dans cette œuvre un total renversement de point de vue. Il en fait une lecture tournée vers l’intérieur, profondément marquée par la poésie appelant des chanteurs, et notamment les deux principaux rôles masculins, qui sont particulièrement des diseurs de textes, des modulateurs de la parole, avec une voix de Tannhäuser qui est étrange/étrangère, comme celle de Lohengrin, mais aussi comme Walther von Stolzing, deux rôles que chante Klaus Florian Vogt et qui font donc trilogie avec Tannhäuser, la trilogie de ce que j’appelle « les voyageurs sans bagage » ; on n’imagine donc pas Petrenko, avec cette distribution, et avec cette option appeler un chanteur qui ne soit pas un « liederiste » ou un chanteur de l’expression intérieure. C’est pourquoi il soutient de manière très attentive les chanteurs, qu’il contrôle au plus près ; et les accidents de Vogt au premier acte passent par profits et pertes parce que l’essentiel est ailleurs ; le tempo est lent, mais fluide, et la musique, de romantique et donc un peu échevelée, devient elle aussi très contrôlée, avec un travail sur les timbres incroyables de précision, avec une couleur d’orchestre presque impressionniste, presque pointilliste quelquefois, d’une clarté peu commune : on est quelquefois au seuil, osons le dire, d’un Debussy.
C’est une action scénique, et la mise en scène ritualisée, conceptuelle, de Romeo Castellucci rend parfaitement le caractère de l’action scénique et non du spectacle d’opéra traditionnel. Ainsi Kirill Petrenko insiste sur l’élégie, avec des silences prolongés, un jeu très subtil de la musique en scène et de la musique en fosse, la musique en scène accompagnant l’action et en fosse accompagnant la scène, avec un volume jamais excessif, permettant la parfaite audition des chanteurs, et en même temps conservant cette retenue et ce contrôle de tous les instants en une construction presque liquide dominée de bout en bout à laquelle les chanteurs se plient.
La manière inouïe dont chante Gerhaher est évidemment à la fois le produit de qualités intrinsèques et d’une direction millimétrée du chef. Il n’y a dans ce travail à aucun moment une performance de chanteur ou d’orchestre. Kirill Petrenko impose une vision continue du drame, une ligne musicale où se fondent même les moments les plus connus de l’œuvre, au point qu’on ne les attend non comme des numéros qui arrêtent l’attention, mais comme part du drame parmi d’autres. D’où l’impression d’un autre possible pour Tannhäuser. Plus encore que dans le Ring, plus que dans les Maîtres chanteurs, nous sommes devant une prise de position musicale incroyablement novatrice, qui fait découvrir une profondeur nouvelle, que le parti pris de mise en scène aide et enrichit. Par son exploration de la psychè, par sa vision abstraite des choses, par ses références culturelles multiples et son détachement de l’histoire traditionnelle, Castellucci se place dans une posture qui aide le chef à produire ce son et cette couleur qu’en quarante ans de Tannhäuser avec les plus grands chefs, je n’ai jamais entendus.
Pensons à l’inverse à une mise en scène historiée, notionnelle et narrative, avec pareille direction musicale : on ne comprendrait pas et il y aurait hiatus. Avec cette mise en scène, tout prend cohérence : la musique invite à l’exploration de nouveaux paysages, à une autre manière de lire l’œuvre, et de la respecter, pour mieux comprendre Wagner et mieux le sentir dans ses désirs profonds. Kirill Petrenko, avec le concours d’une équipe qui visiblement a partagé les options de ce travail nous propose un Tannhäuser de génie : non une expérience singulière, mais une authentique invention.[wpsr_facebook]

Tannhäuser (Klaus Florian Vogt) © Wilfired Hösl