LUCERNE FESTIVAL 2014: ANDRIS NELSONS DIRIGE LE CITY OF BIRMINGHAM SYMPHONY ORCHESTRA le 30 AOÛT 2014 (BEETHOVEN, ELGAR) avec RUDOLF BUCHBINDER (Piano)

Rudolf Buchbinder, Andris Nelsons, CBSO le 30 août 2014 © Peter Fischli /Lucerne Festival
Rudolf Buchbinder, Andris Nelsons, CBSO le 30 août 2014 © Peter Fischli /Lucerne Festival

Il y a des pianistes flamboyants, qui attirent les foules et jettent poudre de perlimpinpin et paillettes. Rudolf Buchbinder est tout le contraire. Une carrière solide, mais sans éclats, une considération et un respect unanimes de la critique, une approche classique et sans reproche: nous en avons eu la confirmation ce soir dans le concerto n°5 en mi bémol majeur op.73 de Beethoven, le très fameux Empereur.

Deux programmes pour ce passage éclair du City of Birmingham Symphony Orchestra à Lucerne, une soirée Beethoven/Elgar avec Buchbinder et une matinée Wagner/Beethoven avec Klaus Florian Vogt. Nul doute que dans les deux cas, la présence du soliste a contribué à attirer le public.
Dans une œuvre aussi fameuse, voir aussi rebattue que le concerto “L’Empereur”, il peut être difficile de proposer une vision neuve ou révolutionnaire, Buchbinder propose une vision très carrée, à la géométrie précise, au son très net, à la transparence exemplaire, avec des moments d’ineffable poésie. L’artiste joue avec une sorte de naturel, sans jamais d’excès, mais mettant toujours en avant certains détails, avec une grande virtuosité certes, mais jamais démonstrative, la salle était pleine à craquer, et a explosé dans l’interprétation étourdissante du final de la Sonate n°8 op 13 « Pathétique » de Beethoven. A une semaine de distance, on pouvait constater que Andris Nelsons, avec deux orchestres aussi différentes que le LFO (avec Pollini) et le CBSO, a le même souci de mettre en valeur le soliste, en atténuant le son au maximum, en ne quittant pas des yeux le piano, en accompagnant chaque mouvement avec grande délicatesse. L’orchestre en devient très retenu, à peine entend-on un fil sonore : pour un chef qu’on qualifiait de flamboyant, cela constitue un vrai tournant, et un signe d’évolution ( maturation?) évident. À ce titre signalons le début de l’adagio (adagio un poco mosso) qui fut non seulement l’un des moments exceptionnels de la soirée, mais peut-être de tous les concertos n°5 entendus dans ma vie mélomaniaque.  Un moment suspendu, un son d’une pureté diaphane, une immense émotion, un orchestre éblouissant : pourtant il n’était pas en ce début de soirée au mieux de sa forme, erreurs, attaques peu nettes, bois un peu ternes, il a fallu attendre le second mouvement pour retrouver un son vraiment satisfaisant, et surtout au troisième mouvement où, il est vrai, Buchbinder était lui-aussi exceptionnel.

En deuxième partie, l’orchestre avait choisi de présenter une pièce moins jouée, mais profondément liée et au répertoire britannique et à l’histoire même de l’orchestre de Birmingham , la Symphonie n°2 de Elgar, jouée pour le premier concert de l’orchestre à sa fondation en 1920, et dirigée, pour la première fois je crois, par le compositeur. C’est le type d’œuvre qu’un tel orchestre doit avoir dans ses gênes.

Car si le CBSO est un bon orchestre, de bon niveau international, c’est un orchestre comparable à d’autres, comme l’Orchestre de Paris, le National de France ou Santa Cecilia, il ne fait pas partie des Rolls des orchestres.
C’est Sir Simon Rattle qui l’a porté à un niveau international, puisqu’il en a été pendant 18 ans le chef, et qu’il a bâti sa propre carrière à partir de son travail à Birmingham. Andris Nelsons entame sa dernière saison en tant que directeur musical, une charge qu’il assume depuis 2008.

Andris Nelsons & le CBSO dans Elgar © Peter Fischli /Lucerne Festival
Andris Nelsons & le CBSO dans Elgar © Peter Fischli /Lucerne Festival

La composition  de la seconde (et donc dernière) symphonie de Edward Elgar s’étend de 1903 (premiers moments) à 1911. L’essentiel de la composition datant des années 1909 à 1911.
C’est une pièce longue (55 minutes), avec un orchestre très important, et notamment une grande distribution de bois et de cuivres.
La pièce est dédiée au roi Edward VII, décédé en mai 1910 , sans que l’ensemble de la musique puisse être considéré comme un éloge funèbre, et elle porte en préface les premiers vers du poème Invocation de Shelley

Rarely, rarely comest thou,
Spirit of delight!

Elle entre parfaitement dans le thème proposé par le Festival « Psyché » puisqu’Elgar lui même parle à son propos de pèlerinage passionné d’une âme.
Par rapport aux quelques approximations entendues dans le Beethoven qui précédait, l’orchestre semble beaucoup plus concentré, notamment les bois splendides. On sent dans la manière de diriger d’Andris Nelsons l’évolution perçue lors des concerts avec le LFO : un travail approfondi sur les volumes et les contrastes, un soin tout particulier pour alléger le son, notamment dans le larghetto (2ème mouvement), plus recueilli, plus sombre et dans le rondo du troisième mouvement. Elgar disait avoir travaillé l’ombre et la lumière, inspiré par un voyage à Venise et notamment par la visite de la Basilique Saint Marc. Il y a en effet dans cette composition quelque chose d’un mosaïste qui travaille chaque tesselle et donc chaque caillou au service d’un ensemble monumental. Dans les détails, il y a en effet des pépites, mais l’ensemble reste pour moi un peu longuet, et la musique, sur le moment très enveloppante, voire captivante, ne laisse pas de traces notables quelques jours après (je parle évidemment de mon propre ressenti et de ma propre expérience).
C’est une musique où on lit l’influence de Wagner (et Nelsons sort de Lohengrin et prépare Parsifal), on rapproche d’ailleurs The dream of Gerontius (qui lui aussi raconte le voyage de l’âme au seuil de la mort) du même Elgar de Parsifal. On sait par ailleurs combien le légendaire Hans Richter était lié à Elgar . Le premier mouvement (allegro vivace e nobilmente) est particulièrement emblématique de ce que j’écrivais plus haut : des pépites, mais quelque difficulté à construire une vision d’ensemble, malgré l’incontestable énergie  du départ, les moments plus retenus manquent peut-être un peu de tension ; mais la mosaïque pour moi se contemple dès le second mouvement (larghetto), plus mélancolique ou élégiaque que tragique mais gardant une grande intensité et retrouvant une vraie tension, un peu absente au premier mouvement. Pour le chef qui quelques jours avant dirigeait Lohengrin,  il y a quelque chose de cette couleur-là, une intériorisation sans pathos qui peut surprendre de la part d’un chef qui sait manier habituellement le pathos. C’est dans les deux derniers mouvement, joués sublimement par l’orchestre (les cordes au troisième mouvement sont stupéfiantes), avec brio et virtuosité que l’on est totalement convaincu par l’approche. Les pianissimis des cordes dans le dernier mouvement, qui m’a fait penser fortement à la Symphonie n°3 de Brahms jouée la semaine précédente, la retenue de l’ensemble de l’orchestre et du son, la relative lenteur du tempo, tout cela crée une magie ponctuée par le long silence final imposé par le chef (à la Abbado…) qui fait de cette exécution un grand moment musical .
L’orchestre très convaincant dans Elgar, son répertoire génétique,et la manière assez personnelle avec laquelle Nelsons conduit cette musique qu’il aborde, m’a fait passer au total une très soirée passionnante, qui confirme les éminentes qualités du chef et qui marquent chez lui une évolution assez notable, et qui permet aussi d’admirer l’orchestre de Birmingham dans son répertoire d’excellence. [wpsr_facebook]

Andris Nelsons le 30 août 2014 © Peter Fischli /Lucerne Festival
Andris Nelsons le 30 août 2014 © Peter Fischli /Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2014: CONCERTS du LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 22 et 24 AOÛT 2014 dirigés par ANDRIS NELSONS (CHOPIN-BRAHMS) avec Maurizio POLLINI, piano

Andris Nelsons et Maurizio Pollini le 24 août © Peter Fischli
Andris Nelsons et Maurizio Pollini le 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Je l’ai déjà écrit à l’occasion du premier programme, un orchestre est un organisme vivant. Le Lucerne Festival Orchestra, est un groupe formé par Claudio Abbado, par des musiciens qui adhéraient à Abbado désormais habitués à se retrouver l’été sur les rives du lac des Quatre Cantons pour faire de la musique ensemble. Un groupe dont l’homogénéité et le génie collectif est apparu dès le premier concert, et un groupe qui a créé sous l’égide et par le génie de Claudio Abbado un son unique.
La semaine dernière était un choc pour tous, public et artistes, car pour la première fois, le chef charismatique n’était plus là et il fallait faire avec cette réalité,  faire son deuil de 10 ans de musique intense et amoureuse, faire son deuil d’un son, faire son deuil d’une manière d’être .
On imagine que ce fut aussi un moment fort pour Andris Nelsons, 36 ans, totalement étranger à ce rituel, à l’atmosphère particulière de la semaine du LFO et surtout à l’orchestre et à sa manière de fonctionner, même s’il a dû rencontrer un certain nombre de musiciens à l’occasion d’autres concerts avec d’autres orchestres.
Mais Andris Nelsons est un artiste, et il avait à s’emparer, en artiste, de l’orchestre. Il y a eu l’observation, quelque chose de la relation artistique à tisser la semaine dernière. Et ce deuxième concert a confirmé, a approfondi la relation de manière visible et ressentie par tous.

Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival
Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival

Nul doute que pour Maurizio Pollini c’était aussi une épreuve, lui dont l’amitié fraternelle avec Abbado a accompagné toute la carrière et lui qui avait prévu de chanter Brahms avec son ami de si longue date.
Cette semaine donc  il y a eu de la musique, et même de la musique comme on aime. Il fallait faire de la musique ensemble, comme on l’a toujours fait ici, pour briser les glaces et aller de l’avant. On a donc écouté de la musique, parlé musique, et surtout on a tous pensé à Claudio non pas en soupirant sur l’Eden perdu, mais en se disant, oui décidément, c’est bien son orchestre, et ça continue. Tout le monde souriait ces deux  soirs, de ce vrai sourire de satisfaction et de confiance, même si évidemment Abbado n’était plus là. Parce que l’orchestre a bien sonné, qu’Andris Nelsons est un grand chef, même s’il n’a pas des dizaines d’années de fréquentation des symphonies de Brahms derrière lui . S’il nous a révélé quelque chose de Brahms, il n’a pas fait de ce Brahms une révélation définitive.
Mais avant Brahms il y avait Chopin.
Il devait y avoir Brahms, mais Maurizio Pollini, qui a joué d’innombrables fois Brahms avec Abbado, a demandé à jouer le concerto n°1 de Chopin au lieu du programme initialement prévu.
Les pianistologues, ceux dont la connaissance technique du piano permet de saisir au vol la moindre hésitation ou la moindre faiblesse guettaient quelque faux pas, d’autant que le maître a été quelquefois irrégulier ou fatigué ces derniers temps. Il y a eu sans doute çà et là des moments d’équilibriste, où main droite et main gauche étaient au bord la rupture, où la légendaire capacité technique de Pollini pouvait au moins faire peur. Des moments où l’on fut peut-être au bord du gouffre, mais au bord seulement. Car au-delà des questions techniques et de la capacité pianistique de l’artiste de 72 ans, au-delà du comme-ci ou comme-ça, il y a justement l’artiste, celui qui dessine un univers, dont l’incomparable toucher vous projette immédiatement dans autre chose, dans un autre espace, dans une sphère où l’on dialogue avec les Dieux, comme au deuxième mouvement, merveilleusement accompagné par l’orchestre. Qui peut, aujourd’hui faire vivre Chopin comme cela, qui peut aujourd’hui, révéler ainsi un monde, qui peut aujourd’hui envoûter par une telle magie ? Il y a quelques dizaines d’années, on reprochait à Pollini froideur et distance, lui-même n’aimait pas les envolées romantiques démonstratives, ou même une modernité mal venue car jouait volontiers du contemporain (qui peut jouer comme lui la sonate n°2 de Boulez, qui n’est plus d’ailleurs contemporaine, mais un classique irremplaçable du XXème siècle ?). Voilà un Chopin intemporel, suspendu, bouleversant par la tension même qu’il crée. L’orchestre de Nelsons n’est que partiellement lui-même, tant il sert, il accompagne, il suit le soliste. Dès que le son du piano s’élève, celui de l’orchestre s’efface jusqu’à disparaître même de manière un peu excessive … Rarement j’ai vu Nelsons aussi tendu vers le soliste, aussi attentif à laisser l’instrument se développer, il a suivi Pollini avec un allègement des volumes qui permettaient à peine de noter la magnificence de certains bois ou l’impressionnante légèreté des cordes sussurantes. Pareil Chopin est-il seulement comparable à quelqu’autre soliste ? Je ne pense pas, il faut se laisser aller au paradis sans faire cas des aspérités du chemin…

Et d’autant mieux lorsqu’à renforts d’applaudissements que le grand maître tenait avec bonne humeur et gentillesse à partager systématiquement avec Andris Nelsons et l’orchestre, tant il paraissait content du travail accompli ensemble, lors de la deuxième soirée, le 24 août, il  a consenti un long bis proprement ahurissant, la Ballade n°1 en sol mineur op.23. Alors que je disais toujours qu’Abbado a volé avec la musique, nous avons tous volé …volare con la musica…un moment pareil, où ce n’était pas la virtuosité, mais l’au-delà de la virtuosité, quand elle s’efface, quand on n’en veut plus et où le spectaculaire se noie dans la profondeur et l’émotion. Et je fus ému…voir le compagnon de route de Claudio nous donner ce soir ce moment sublime où l’esprit de Claudio redescendait dans la salle, où tout prenait sens, où nous étions là tous non plus pour simplement écouter, mais pour communier de l’intérieur. Des amis qui avaient entendu Lang Lang l’après midi dans la même pièce et qui l’avaient appréciée n’en revenaient pas : ils m’ont dit avoir été cloués sur place tant l’abîme s’était creusé entre les deux moments.

Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival
Concert du 22 août @Priska Ketterer /Lucerne Festival

Ce fut pour tous la stupéfaction et une longue longue standing ovation, reconnaissante.
Après cette magie, une troisième symphonie de Brahms sans doute de mieux en mieux réussie entre le 22 et le 24 août, plus personnelle, et qui a surtout laissé entrevoir un autre Nelsons. Souvent, parce qu’il est jeune, parce que son geste est large, parce que sa gestique confine quelquefois à la gesticulation, parce qu’il a proposé souvent des moments remplis d’énergie, Andris Nelsons passe pour une force de feu, extériorisant la musique de manière trop démonstrative. Combien d’amis m’ont comparé l’Abbado élégant et grèle qui d’un regard, d’un mouvement de sourcils, ou d’un minuscule geste de la main gauche déchaînait les larmes et serrait les cœurs, au Nelsons immense au physique de bûcheron qui prenait la musique à pleine main ou à bras le corps. Il y a eu des moments à la Nelsons, mais surtout des moments d’étrange recueillement, d’allègement extrême du son, une attention extrême à offrir à la fois une version plus lente, mais non compassée, plus analytique, mais non froide, et où les moments où le son prenait de l’ampleur devenaient quand même plus retenus et très contrôlés.

Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival
Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Le premier mouvement a été toujours légèrement touffu au départ le 22, bien plus clair le 24, avec un son très large, très ample, mais jamais compact, même si notamment dans le premier mouvement où les vents et les bois merveilleux du LFO, le basson phénoménal de raffinement de Matthias RAcz (Tonhalle Zürich), le cor d’une rare sûreté d’Ivo Gass (Tonhalle Zürich), sans parler de la flûte (Jacques Zoon) et du hautbois (Lucas Macias Navarro) démontrent une fois de plus que l’orchestre est exceptionnel, il eût fallu soigner encore plus les équilibres internes à la petite harmonie et les différents niveaux sonores pour faire tout entendre, au début notamment car plus l’orchestre s’échauffait et plus le son prenait sûreté et rondeur, avec notamment des violoncelles impressionnants . Dès le second mouvement et surtout dès le troisième, il y a de vrais moments d’ivresse sonore, de délicatesse indicible, d’émotion contenue : les violons ont été d’une légèreté souvent aérienne et cela c’était presque nouveau dans la manière de Nelsons: on ne l’avait pas entendu aérien de manière aussi nette dans le premier programme une semaine avant. Un son large, des tempi assez lents, avec des moments magnifiques, mais pas encore pas la science et l’épaisseur de celui à qui par force il succédait ni cet art magique de la clarté et du discours qu’ici il ne maîtrisait pas encore. Comment pourrait-il en être autrement, et comment ne pas reconnaître de sa part du cran d’affronter un orchestre d’une telle réputation, d’une telle cohésion, riche d’une dizaine d’années triomphales, voire inouïes, voire irremplaçables, et d’affronter l’ombre tutélaire présente dans toutes les mémoires et les cœurs. Chapeau au jeune chef : il a montré à la fois ce courage, il a montré aussi qu’il avait révélé le défi, mais personne ne s’attendait évidemment – et heureusement – à revivre des moments abbadiens. Il nous a suffi de vivre de très beaux moments. Il nous suffit de penser que l’orchestre a désormais un nouvel avenir à tisser avec un chef, de nouvelles modalités à élaborer, un autre son, tout aussi exceptionnel, à  construire. Ou même un autre concept, une autre manière de se présenter: tout dépendra évidemment du chef choisi qui devra inventer une nouvelle politique artistique et non se mettre dans les pas d’Abbado, car répéter une politique sans son inspirateur conduirait à l’échec. Un autre Eden à retrouver qui prendra, et c’est bien, le temps qu’il faut.

Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival
Concert du 24 août © Peter Fischli/Lucerne Festival

Car ces processus sont longs, ne peuvent que se profiler avec le temps. Ceux qui aiment la musique le savent. Ceux qui la consomment et qui les années antérieures consommaient du paradis pensant qu’il suffisait de quelques dizaines ou centaines de Francs suisses pour le toucher, qu’ils restent chez eux…Le Lucerne Festival Orchestra n’est pas pour eux.

J’aimerais tellement que perdure la communauté formée autour de cet orchestre, par l’administration du festival, attentive, toujours présente, par le public fidèle et disponible, ouvert, accueillant, et par l’orchestre lui-même, conscient de la totale exception qu’il constitue et qui restera celui d’Abbado : l’œuvre des maîtres leur survit et les maîtres vivent toujours en elle. Oui, il faut aller à Lucerne. [wpsr_facebook]

Concert du 22 août © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 22 août © Priska Ketterer/Lucerne Festival

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: WINTERREISE de Franz SCHUBERT le 12 JUILLET 2014 avec Matthias GOERNE, Markus HINTERHÄUSER, William KENTRIDGE

Winterreise © Patrick Berger/ArtComArt
Winterreise © Patrick Berger/ArtComArt

La programmation de Bernard Foccroulle est très diversifiée dans ses formes, même si elle montre une double unité, qui donne à Aix une couleur plus conforme à sa tradition qu’au temps de Stéphane Lissner. Il est revenu cette année  tout à un répertoire qui suit le fil du baroque (jusqu’à 1830) en incluant Il Turco in Italia, puisqu’aujourd’hui il est assez commun de faire interpréter Rossini, ou ce Rossini-là avec des orchestres d’instruments anciens vu que les formes restent très liées à la tradition XVIIIème, mais il a essayé de diversifier les formes de spectacles, concerts, opéras et « performances » si l’on peut appeler ainsi cette présentation du Voyage d’Hiver ou Trauernacht, un spectacle construit autour des cantates de Bach.

Autre cohérence, Foccroulle n’a fait appel cette année qu’à la fine fleur des metteurs en scène anglo-saxons qui a explosé ces dernières années, explorant un autre chemin que celui du Regietheater, moins conceptuel, plus visuel et spectaculaire, laissant une part plus grande à l’imagination (Simon Mc Burney) . Ainsi sont présents en ce juillet venteux les meilleurs metteurs en scène anglo-saxons du jour, Richard Jones (Ariodante), Christopher Alden (Il Turco in Italia), Katie Mitchell (Trauernacht), Simon Mc Burney (Die Zauberflöte) et bien sur William Kentridge qui accompagne ce Winterreise interprété par le baryton Matthias Goerne et Markus Hinterhäuser au piano. Cette “petite forme” permet à un très grand moment musical de pouvoir tourner dans plusieurs villes à des frais contenus, on verra en effet le spectacle au Holland Festival, à Hanovre, New York, Lille, Luxembourg et naturellement aux Wiener Festwochen dont le directeur est Markus Hinterhäuser, le pianiste de cette “performance”.
Markus Hinterhäuser est relativement moins connu en France, très connu en Autriche en revanche puisque c’est un pianiste de très haut niveau, un grand spécialiste de musique contemporaine, mais aussi un manager de référence : il a dirigé la programmation musicale du Festival de Salzbourg. Il est actuellement le directeur des Wiener Festwochen, et succédera à Alexander Pereira comme directeur artistique du festival de Salzbourg, fonctions déjà exercées par interim en 2011.

Winterreise, des paysages intérieurs croisés © Patrick Berger/ArtComArt
Winterreise, des paysages intérieurs croisés © Patrick Berger/ArtComArt

Il est difficile de séparer l’entreprise en sections, piano, chant, vidéo, même si les univers sont apparemment d’ordre différent. Le piano de Markus Hinterhäuser réussit à être à la fois énergique, dynamique dans une sorte d’effleurement, tant le toucher est subtil. Le piano donne une couleur finalement assez vigoureuse à ce Winterreise, en lui laissant en même temps une très grande poésie, ce n’est pas une présence discrète, c’est une présence tissée entre la voix et l’accompagnateur très engagé et très tendu, et en même temps très attentif à tenir une ambiance, à construire un univers en cohérence avec la voix, c’est très net dès le début dans Gute Nacht, mais aussi dans des poèmes plus inquiétants, plus angoissés comme Der stürmische Morgen. Un travail non d’accompagnateur, mais de co-protagoniste, où le piano chante, en parallèle avec la voix, en co-présence, sans l’accompagner à proprement parler. La courte introduction suspendue de Der Leiermann, l’un des moments les plus bouleversants, est à ce titre frappante, comme d’ailleurs l’ensemble du poème où Goerne de son côté prête une voix suave, adoucie, et en même temps pleine de mélancolique nostalgie.

Hinterhäuser, Goerne et, en projection, Kentridge © Patrick Berger/ArtComArt
Hinterhäuser, Goerne et, en projection, Kentridge © Patrick Berger/ArtComArt

Car Matthias Goerne malgré une voix qui peut-être a perdu son éclat, donne à chaque mot un poids, une couleur, à chaque syllabe une histoire qui donne à ce Winterreise une extraordinaire tension, et une indicible poésie. Nous ne sommes pas à l’opéra, nous sommes dans le cadre intimiste de cette belle salle du Conservatoire Darius Milhaud, où proximité et chaleur humaine, tension et attention se mêlent et atteignent directement l’auditeur. Goerne nous montre l’exemple de ce qu’est le grand art : aucun artifice, un travail qui semble naturel et direct, une simplicité apparente du discours qui masque tout le travail d’appropriation et d’élaboration, là où par exemple Dietrich Fischer-Dieskau, une référence historique,  pourrait sembler maniériste et artificiel, un peu trop construit et en représentation. Goerne connaît ce texte au point où il fait corps avec lui, chaque inflexion vocale s’accompagne de mouvements du corps qui contribuent à donner une vie physique à la poésie quand quelquefois le récital de Lieder peut apparaître un peu rigide et compassé : rien de cela ici, et les variations coloristes de cette voix très homogène, dans le grave comme dans l’aigu ou dans les parties plus nerveuses (par exemple dès le n°2 Die Wetterfahne ) finissent par créer, avec le piano, un univers presque autonome auquel les vidéos de William Kentridge contribuent, sans intrusion dérangeante, mais laissant chacun vivre sa vie : ce qui m’a frappé dans ce spectacle, c’est l’expression de vies parallèles, musique et image qui tantôt se croisent, tantôt divergent : ainsi de poème en poème, de note en note, des feuilles mortes qui volent sous le vent, des arbres feuillus puis décharnés, des personnages qui traversent l’écran, des feuilles projetées et feuilles collées au décor de Sabine Theunissen, sol jonché, murs tapissés de feuillets d’écritures qui sont autant de tranches de vies, auxquels vont se superposer sans les effacer les projections vidéos, dessins au fusain animés, visions de paysages, portraits de femmes, autoportraits : tout cela est un voyage intérieur, dans les traces et les souvenirs d’une vie, notamment de l’enfance sud-africaine, un voyage intérieur qui se déroule au son d’un autre voyage intérieur, deux parcours qui se croisent ou non, comme deux bilans, deux regards sur le passé et des flaques de vies démultipliées et pourtant en cohérence. Tout est plein d’âme.
À vrai dire, je ne me suis jamais posé la question du « ça va ensemble ? » ou je n’ai jamais été troublé par les images au détriment de la musique : j’ai été surpris par une sorte de déroulement naturel, tantôt accroché par une image, tantôt par un vers ou une phrase de piano, allant ou plutôt me laissant aller sans m’en rendre compte de l’un à l’autre dans un merveilleux balancement et un étrange bien-être. William Kentridge n’a pas produit en fonction de ce spectacle puisque les images sont empruntées à des œuvres déjà réalisées  qui ont leur vie autonome comme l’œuvre de Schubert a sa vie autonome, elles ont été seulement ordonnées, et leur déroulement en parallèle forme cette ténébreuse et étrange unité, en correspondance baudelairienne : on en revient toujours à Baudelaire lorsque les parfums les couleurs et les sons se répondent.

Winterreise, Correspondances...© Patrick Berger/ArtComArt
Winterreise, Correspondances…© Patrick Berger/ArtComArt

Ce fut un moment en suspension, une alliance étrange, comme évidente et en même temps sans autre lien que le lien produit par le voyage intérieur auquel le spectateur est malgré lui amené à vivre pour lui-même : un vrai moment synesthésique presque impossible à rendre, mais qui m’a laissé à la fois rêveur et ravi.
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Un paysage de William Kentridge
Un paysage de William Kentridge

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: LA PROGRAMMATION

Le logo historique du Festival de Salzbourg

L’édition 2014 du festival de Salzbourg a été publiée hier, étrangement (erreur ?) sur le site des archives (http://www.salzburgerfestspiele.at/archiv/j/2014). N’importe, les internautes mélomanes se sont donnés le mot.
Pour cette dernière année de l’ère Pereira, mon œil est fortement attiré par le théâtre : c’est là que j’ai en priorité trouvé matière à voyager. L’édition 2014 a pour thématique le centenaire de la première guerre mondiale, ce qui pour l’Autriche signifia la fin d’un monde : ainsi sera proposé, dans une mise en scène de Matthias Hartmann Die letzten Tage der Menscheit de l’autrichien Karl Kraus, une fresque gigantesque de 800 pages, qui nécessiterait 6 jours de représentations sur la chute de l’Empire Austro-hongrois, la première guerre mondiale, et sur la presse (Karl Kraus était journaliste).

Une vue du Lingotto de Turin pendant “Les derniers jours de l’humanité” de Karl Kraus dans le projet de Luca Ronconi

J’en ai vu en 1990 une édition en italien mise en scène par Luca Ronconi au Lingotto de Turin, huit scènes différentes, deux jours de représentation, un travail totalement fou et inoubliable (à titre d’exemple: les chemins de fer italiens, coproducteurs, avaient prêtés rails et wagons) et Ronconi devait diriger le spectacle d’un point situé à plusieurs mètres de hauteur pour tout dominer (je l’ai vu trois fois : dont une avec Luca Ronconi qui m’a emmené là-haut pour tout voir) on pouvait circuler, sortir, rentrer, aller boire un pot : la vie quoi, le théâtre dans ce qu’il a de plus grand et de plus fou, Ronconi retrouvant la folie de l’Orlando Furioso vu aux halles de Baltard. Ceux qui sont de ma génération se souviennent de l’Orestie à la Sorbonne, du Barbier de Séville de Rossini à l’Odéon, du Ring à Milan, du Perroquet Vert (Al Papagallo verde) de Schnitzler à Gênes en 1978 dans des costumes de Karl Lagerfeld ou de la pièce de Pirandello Die Riesen vom Berge (Les Géants de la montagne) à Salzbourg (en réalité à la Pernerinsel de Hallein) en 1994– au temps de Mortier – avec une époustouflante Jutta Lampe. Luca Ronconi semble bien oublié dans la liste des immenses metteurs en scène de théâtre qu’on cite habituellement : et pourtant, celui qui dirige encore aujourd’hui le Piccolo Teatro de Milan, dans les quarante dernières années  fut l’un des très grands de la scène européenne.

Vous allez sans doute dire que je m’égare, que le sujet, c’est Salzbourg, mais si je commence par le théâtre, si ce titre de Karl Kraus m’a happé, c’est parce que c’est pour moi l’un des grands souvenirs, l’un des phares de ma vie de théâtre. Alors vous imaginez bien que je vais essayer d’aller voir le travail de Matthias Hartmann d’autant que le texte de Karl Kraus, excessif, terrible, prophétique, nous parle aujourd’hui avec une très grande urgence, dans notre monde en proie à la folie et à la perversion médiatiques.
Deuxième phare de l’édition 2014 (en dehors de la reprise de la production de Jedermann de Julian Crouch et Brian Mertes ) Don Juan revient de guerre (Don Juan kommt aus dem Krieg) de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (le metteur en scène du Ring de Munich), un grand texte, un auteur de référence de la littérature théâtrale du XXème siècle, et un metteur en scène de ceux qui disent des choses ; on ne peut manquer cela.
Que ceux qui hésiteraient à cause de la langue allemande se rassurent : le grand théâtre est toujours accessible et la langue n’est jamais un obstacle (en tous cas il ne faut jamais considérer la langue comme un obstacle) : et l’allemand au théâtre est le plus beau des cadeaux pour un spectateur amoureux des langues.
Une production anglaise mise en scène par Katie Mitchell (mise en scène de Written on skin de Georges Benjamin) autour de la Grande Guerre, The forbidden Zone, de Duncan Mc Millan. La zone interdite est une production multimedia qui décrit la guerre de 14-18 vue par l’œil d’un groupe de femmes, les unes au front, les autres chez elles, qui souligne comment et combien la guerre a marqué leur vie.
Autre production (que les parisiens verront, c’est une coproduction avec l’Old Vic et le théâtre de la Ville) Golem, de Suzanne Andrade d’après le roman de Gustav Meyrink, Golem, paru en 1915, et qui fut un bestseller. Ce roman se lit sur fond de guerre : l’Ensemble1927 transpose l’histoire dans un monde hypertechnologique dont on ne connaît ni les limites, ni le futur, un monde au bord d’un gouffre dont on ne connaît pas le fond.
Ce programme particulièrement fort (composé par Sven-Eric Belchtolf le directeur de la partie théâtre du Festival) est complété par des lectures de textes ou de chansons de la première guerre mondiale (Werd’ich leben, werd’ich sterben ? – vais-je vivre, vais-je mourir ?-) ou cette lecture du livre de l’historien Peter Englund Schönheit und Schrecken -beauté et horreur-, la première guerre mondiale racontée par 19 destins dont les points de vue sur la guerre se croisent .

Personne en France (ou peu de monde) ne s’intéresse à la programmation théâtrale de Salzbourg qui existe pourtant depuis les origines du Festival et qui a été revivifiée par le passage de Gérard Mortier, sans doute parce que nous en France, nous avons Avignon, ce qui justifie ( ?) qu’on peut taire les concurrents, aussi bien Salzbourg (beaucoup plus réduit) qu’Edimbourg et son Festival Fringe qui est sans doute le plus grand rassemblement mondial de spectacles d’avant garde aujourd’hui.
Salzbourg n’intéresse que pour la musique, et la proposition musicale de 2014 affiche comme d’habitude des moments exceptionnels, d’autres moins dignes d’intérêt, et quelques surprises dans les programmes et les distributions.

La salle du Grosses Festpielhaus

Du côté de l’opéra : d’abord, dans l’ordre,
–       une production de Don Giovanni de Mozart, l’auteur fétiche du Festival qui ne peut manquer, dans une mise en scène de Sven-Eric Bechtolf et dirigé par Christoph Eschenbach.
Ni le metteur en scène, sans doute intéressant sans jamais être passionnant, ni le chef, toujours très discuté, ne sont des motifs à investissements exagérés : seule la distribution, qui donne une large part à la génération montante de chanteurs qui commencent à être vus sur les scènes européennes, peut stimuler la curiosité : Genia Kühmeier en Donna Anna, Anett Fritsch en Elvira (la Fiordiligi – « fruitée » selon Libération, comprenne qui pourra…- de Haneke à Bruxelles), l’excellent Andrew Staples (entendu dans Tamino il y a quelques années à Lucerne) en Ottavio, Tomasz Konieczny en Commendatore, Alessio Arduini en Masetto et Eva Liebau en Zerlina, tandis que des chanteurs plus habituels et plus aptes à attirer le public se partagent Don Giovanni (Ildebrando d’Arcangelo) et Leporello (Luca Pisaroni).

– une création de Marc-André Dalbavie dirigée par le compositeur, Charlotte Salomon, à la distribution non encore définie (sauf l’excellente Marianne Crebassa, découverte en 2012 dans Tamerlano, où elle était exceptionnelle),  sur un livret de Barbara Honigmann élaboré à partir du livre de gouaches autobiographiques Leben ? oder Theater ? – Vie ? ou théâtre ?-de Charlotte Salomon, artiste juive victime toute sa vie de l’antisémitisme en Allemagne, et disparue à Auschwitz.
– autre « must » salzbourgeois, Der Rosenkavalier, une production dirigée par Zubin Mehta et mise en scène par Harry Kupfer, ce qui peut promettre quelques moments intéressants, avec une distribution là-aussi composée de chanteurs de nouvelle génération, dont certains inattendus dans ce répertoire, à commencer par la Feldmarschallin de Krassimira Stoyanova et le Ochs de Günther Groissböck, qui abandonne les basses méchantes (Fasolt, Hunding), pour les basses comiques. Moins inattendus l’Oktavian de Sophie Koch, la Sophie de Mojka Erdmann et le Faninal d’Adrian Eröd. Une distribution solide, qui peut réserver de très bonnes surprises.
– on recommence à voir sur les scènes Il Trovatore de Verdi, particulièrement difficile à distribuer ou simple, selon les points de vue : il suffirait d’y distribuer –c’est Toscanini qui le disait- le meilleur ténor, le meilleur soprano, le meilleur mezzo et le meilleur baryton et le tour est joué.  Une fois de plus, Alexander Pereira surprend par son choix de distribution, deux super stars, Anna Netrebko dans Leonora et Placido Domingo dans Luna, un Manrico au timbre juvénile et clair, Francesco Meli, et la surprise : Marie-Nicole Lemieux dans Azucena qui quitte les rives baroques pour un répertoire moins attendu pour elle. Ella a été une Miss Quickly notable dans le Falstaff de Milan, mais Azucena demande d’autres moyens à l’aigu. Ceci dit, Marie-Nicole Lemieux est une chanteuse d’une grande intelligence: si elle chante Azucena, elle sera Azucena. Avec pareille distribution, nul doute que le public courra, non seulement à cause de Netrebko, mais aussi à cause de Domingo, inoubliable Manrico jadis. Le réentendre dans il Conte di Luna est, quelque soit le résultat, un devoir délicieux pour les gens de ma génération.
Mais dans Trovatore, il faut un chef, un chef qui ait la pulsion, la respiration, le rythme. Fidèle à ses amitiés et à ses chefs fétiches, Pereira a appelé Daniele Gatti. Vu qu’on n’a pas entendu un grand chef dans Trovatore depuis des lustres (Muti mis à part, mais ce n’était pas très réussi) on ne va pas bouder son plaisir, d’autant qu’Alvis Hermanis signe la mise en scène d’une œuvre qui devrait bien lui convenir : grandes scènes d’ensemble, grande fresque épique – j’espère que ce sera à la Felsenreitschule qui irait si bien à ce Verdi-là (bien que j’en doute pour des raisons de capacité). En tous cas enfin un Trovatore un peu attirant.

La Felsenreitschule: Manège des rochers

–       Autre source d’aimantation salzbourgeoise, Fierrabras de Schubert. Cet opéra héroïco-romantique fut imposé sur les scènes par Claudio Abbado qui en dirigea une très belle production de Ruth Berghaus à la Staatsoper de Vienne. On y découvrit notamment une étincelante Karita Mattila. Cette fois-ci, le chef sera Ingo Metzmacher, une surprise (agréable) dans ce répertoire, et le metteur en scène sera Peter Stein ce qui me laisse plus dubitatif : vu son manque d’inspiration dans ses dernières productions, l’idée n’est peut-être pas si stimulante. On imagine ce qu’un Herheim ou qu’un Michieletto pourraient faire d’une œuvre aussi échevelée. Une distribution très solide, très équilibrée, et très prometteuse : Georg Zeppenfeld, Dorothea Röschmann, Michael Schade, Benjamin Bernheim, Markus Werba, Marie-Claude Chappuis. À voir bien sûr, malgré les réserves.

–       Comme chaque année désormais, le Festival d’été propose la production phare du festival de Pentecôte : cette année ce sera Cenerentola (et non Otello, l’autre production de Pentecôte). Une Cenerentola baroqueuse avec Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheuz. Belle consécration que de se retrouver à Salzbourg, merci Cecilia Bartoli ! Car la production sera portée par la Angelina désormais légendaire (depuis son enregistrement avec Chailly) de Cecilia Bartoli. Ayant Chailly ou Abbado dans la tête, il est difficile pour moi de me représenter ce que fera Spinosi. Malgré une distribution intéressante : Javier Camerana en Ramiro, Nicola Alaimo en Dandini, Enzo Capuano en Magnifico, et une mise en scène qui fera encore couler de l’encre de Damiano Michieletto, je ne sais si le jeu en vaut la chandelle.

–       Enfin, deux opéras en version de concert, désormais traditionnels depuis que Pereira dirige  le Festival :

  •  Un « Projet Tristan und Isolde », pompeuse manière d’appeler le concert que donnera le West-Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui sera aussi au festival de Lucerne, avec Waltraud Meier, René Pape, Peter Seiffert, Ekaterina Gubanova et Stefan Rügamer .
  •    La Favorite, de Donizetti, dans sa version originale française, dirigée par l’un des complices de toujours de Alexander Pereira, Nello Santi, que les parisiens de ma génération connaissent bien puisqu’il dirigea à Garnier sous Liebermann la fameuse production de John Dexter de I Vespri Siciliani, mais aussi Otello (celui de Verdi) et la reprise du Simon Boccanegra de Strehler (Abbado ne voulant plus mettre les pieds à l’Opéra de Paris), ainsi qu’une  une version concertante de Don Carlo où l’on découvrit Elisabeth Connell en hallucinante Eboli. Cela promet du rythme, un peu de bruit (Santi ne donnant pas toujours dans la dentelle), mais un orchestre qui sera sans nul doute parfaitement tenu (le Münchner Rundfunkorchester), car de ce point de vue, Nello Santi est un chef très sûr pour des musiciens qui connaissent peu ce type de répertoire. Et dans la distribution, un trio de choc dont les noms suffisent pour se précipiter sur les réservations en ligne quand elles seront ouvertes : Elīna Garanča dans Léonor de Guzman, Juan Diego Flórez dans Fernand, et Ludovic Tézier dans Alphonse XI ; si l’administration de l’Opéra de Paris avait eu de l’idée (rêvons un peu), voilà le répertoire parisien typique qu’elle aurait pu monter à Garnier. Distribution étincelante, œuvre peu connue, mais part de l’histoire de l’Opéra de Paris où elle fut créée en 1840.
La façade du palais des Festivals

Du point de vue des concerts, une fois de plus, diversité des orchestres, diversité des répertoires, moments d ‘exception et moments plus conformes sont à attendre, avec la présence des habituels (Wiener Philharmoniker) et des habitués (Berliner Philharmoniker)  et toutes les autres phalanges somptueuses qui tiennent à s’afficher régulièrement à Salzbourg.
Cette année, un cycle Bruckner domine la programmation des concerts , notamment ceux des Wiener Philharmoniker qui offriront tous une Symphonie de Bruckner (sauf le concert de Dudamel, dédié à Strauss), ainsi entendra-t-on avec les Wiener la n°4 dirigée par Daniel Barenboim (avec le plus rare – et donc plus intéressant – Requiem de Max Reger), la n°8 dirigée par Riccardo Chailly (immanquable), la n°2 et le Te Deum dirigés par Philippe Jordan, la n°6 dirigée par Riccardo Muti (avec la n°4 « tragique » de Schubert),  la
n°3 dirigée par Daniele Gatti et tandis que la n°5 sera programmée dans l’un des deux concerts du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink, qui dirigera aussi Die Schöpfung (La Création) de Haydn pour le deuxième concert (un must), la n°1 par l’ORF Symphonieorchester dirigé par Cornelius Meister, l’un des chefs allemands de la génération montante, la n°7 par Christoph Eschenbach et le Gustav Mahler Jugendorchester, la n°9 enfin par le Philharmonia Orchestra dirigé par Christoph von Dohnanyi (avec les Vier letzte Lieder de Strauss interprétés par Eva-Maria Westbroek).

C’est Wolfgang Rihm qui sera le compositeur contemporain à l’honneur, le Mozarteumorchester sera dirigé pour les traditionnelles Mozartmatineen  par Ivor Bolton, Manfred Honeck, Marc Minkowski, Adam Fischer, Vladimir Fedosseyev, et  de son côté, Rudolph Buchbinder donnera l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven.
On comptera un certain nombre de récitals dont ceux de Elīna Garanča, Anja Harteros, Thomas Hampson ou Christian Gerhaher.
Enfin outre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink cette année, on pourra entendre le Concentus Musicus dirigé par Nikolaus Harnoncourt dans les trois dernières symphonies de Mozart (39, 40, 41),  le West-Eastern Divan Orchestra et Daniel Barenboim, certes dans l’Acte II de Tristan und Isolde, mais aussi dans Ravel, Roustom, Adler (voir Lucerne), le Philharmonia dirigé par Christoph von Dohnanyi (voir ci-dessus) et ensuite par Esa-Pekka Salonen dans un programme Strauss, Berg, Ravel, le Royal Concertgebouworkest d’Amsterdam et Mariss Jansons dans Brahms, Rihm et Strauss, Murray Perahia et l’Academy of Saint Martin of the Fields et enfin un seul concert des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle dans l’un des deux programmes de Lucerne, Rachmaninov (Danses Symphoniques) et Stravinsky (L’oiseau de Feu).

Il y en a pour tous les goûts, dans tous les styles de musique, pas forcément pour toutes les bourses, encore qu’on puisse avoir des places à prix raisonnables pour Salzbourg (autour de 90€) pour les opéras et moindres pour les concerts, et qu’on puisse y loger à des tarifs imbattables (autour de 40€), mais il faut s’y prendre tôt. Salzbourg n’est pas mon lieu de prédilection, mais le mélomane doit y venir un jour ou l’autre : le supermarché des folies mélomaniaques est à vivre au moins une fois.
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Alexander Pereira, qui quitte Salzbourg pour la Scala

 

LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL D’ÉTÉ (15 AOÛT-14 SEPTEMBRE 2014) et le FESTIVAL PIANO (22-30 NOVEMBRE 2014)

La salle du KKL

Abbado et Brahms, Haitink et Schumann, Rattle et Bach, Chailly et Mahler, Midori, Hannigan, Bartoli… et tant d’autres !

 

Cette année, le programme du Lucerne Festival (Sommer), le festival d‘été paraît avec un mois d’avance sur les dates habituelles : il y a évidemment derrière une stratégie visant à devancer d’autres festivals concurrents, Salzbourg entre autres, qui programme souvent les mêmes concerts puisque les orchestres font leur tournée d’été obligée, passant par les deux plus grands festivals d’orchestres en Europe, et dans  les mêmes programmes quelquefois.
Lucerne est un lieu enchanteur, mais dans un contexte économique tendu, les prix pratiqués restent très sélectifs, notamment pour un public non helvétique. Il reste qu’il faut s’y prendre vite pour acheter des billets à des tarifs raisonnables  (à partir de 30 ou 40 CHF). Réservations en ligne à partir du 10 mars 12h et par écrit à partir du 17 mars.
Par rapport à la programmation exceptionnelle de 2013, due au 75ème anniversaire de la création du festival, l’édition 2014 est redimensionnée ; par ailleurs, la crise est passée, en Suisse aussi, pour un Festival très largement autofinancé ou aidé par des sponsors privés (Crédit Suisse, Nestlé, Zürich Versicherung et Roche) : Nestlé est par exemple le sponsor régulier du Lucerne Festival Orchestra.
Les deux éléments symboles du « règne » de Michael Haefliger à la tête du Festival sont d’une part le Lucerne Festival Orchestra lié à Claudio Abbado et la Lucerne Festival Academy liée à Pierre Boulez qui ne dirigera pas, mais qui est toujours présent comme pédagogue.

C’est un cycle Brahms qui ouvrira le Festival d’été avec Claudio Abbado dans  deux programmes intégralement dédiés à Brahms, dont on peut supposer qu’il se poursuivra en 2015, puisque deux symphonies sur les quatre sont programmées cette année (les symphonies n°2 & 3).
Le thème de l’année est « Psyché », en lien avec les effets psychiques de la musique, commençant par le mythe d’Orphée et la soirée d’ouverture aura lieu le vendredi 15 août 2014 avec le concert inaugural du Lucerne Festival Orchestra dirigé par Claudio Abbado . Au programme la Sérénade n°2 en la majeur op.16, la Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre op.53 (soliste : Sara Mingardo) et la Symphonie n°2 en ré majeur op.73. Ce programme sera répété le samedi 16 août.
Immédiatement après, le dimanche 17 août, un concert du West-Eastern Diwan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui fera courir les foules : après la création européenne de deux œuvres de Ayal Adler (compositeur israélien) et Kareem Roustom (compositeur syrien) – Barenboim continue son travail salutaire de promotion parallèle d’artistes israéliens et arabes et de rencontres autour de la musique -, est programmé le deuxième acte de Tristan und Isolde de Wagner dans une étincelante distribution, Peter Seiffert, Waltraud Meier, Ekaterina Gubanova et René Pape. Le 18 août, un second concert avec un programme Webern, Mozart, Ravel et en soliste le pianiste israélo-palestinien Saleem Abboud Ashkar.
Pendant ce premier week-end, deux concerts à ne pas manquer dont le premier concert de l’artiste étoile de cette édition, la soprano Barbara Hannigan dans la série « Late night music » le 16 août à 22h, avec le Mahler Chamber Orchestra dans du Rossini et du Mozart, mais surtout deux œuvres de Ligeti, l’étourdissant Concert românesc et les Mysteries of the Macabre. Le dimanche 17 août à 11h, un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher avec Bruno Ganz en récitant, au programme deux œuvres des compositeurs en résidence Unsuk Chin et Johannes Maria Staud et Bereshit für Ensemble de Matthias Pintscher.
Le Mahler Chamber Orchestra, qui constitue l’ossature du Lucerne Festival Orchestra se produira le mardi 19 août sous la direction de Daniel Harding dans un programme Dvořák/Rihm : Die Waldtaube op.110 et Symphonie n°9 op.95 « du nouveau monde » d’un côté et une création de Wolfgang Rihm, le concerto pour cor – et en soliste le grand Stephan Dohr, cor soliste du Philharmonique de Berlin, ex-soliste du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lucerne Festival Orchestra sous la direction de Claudio Abbado donnera son deuxième programme Brahms les vendredi 22, dimanche 24 et lundi 25 août, en affichant Maurizio Pollini dans le concerto pour piano n°1 en ré mineur op.15 et la symphonie n°3 en fa majeur op.90.
Parallèlement, le Lucerne Festival Academy Orchestra sera pour la première fois dirigé par Sir Simon Rattle le samedi 23 août dans un programme Berio (Coro per 40 voci et strumenti) et Chin (création de Le silence des Sirènes pour soprano et orchestre, avec pour soliste Barbara Hannigan) pendant que la seconde artiste étoile du festival, la violoniste Midori, donnera deux concerts Bach (intégrale des sonates et partitas pour violon seul) dans la Franziskanerkirche les 22 & 23 août.
Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe continuent leur cycle Schumann commencé à Pâques dans deux concerts aux programmes différents, le 26 août avec Isabelle Faust en soliste (Manfred Ouvertüre op.115, Concerto pour violon en ré mineur et la Symphonie n°3  en mi bémol majeur op.97 « Rhénane ») et le 28 août avec Murray Perahia (Ouvertüre, scherzo und finale en mi majeur op.52, Concerto pour piano en la mineur op.54 et symphonie n°2 en ut majeur op.61).

Hormis le concert dirigé par Sir Simon Rattle le 23 août, le Lucerne Festival Academy Orchestra formé de jeunes instrumentistes en formation donnera plusieurs concerts d’un grand intérêt :

–          Le 30 août, concert dirigé par Heinz Holliger avec la participation du chœur de la radio lettone dans un programme Heinz Holliger (Scardanelli Zyklus).

–          Le 1er Septembre, Concert du Lucerne Festival Academy Ensemble dirigé par Matthias Pintscher avec le baryton Leigh Melrose (Berio, Pintscher, Lachenmann)

–          Le 6 septembre, concert dirigé par Matthias Pintscher (pour la création de la version intégrale de Zimt, ein diptychon für Bruno Schulz) avec la Symphonie n°4 de Gustav Mahler (chef non encore connu). Soliste, Barbara Hannigan

Les solistes attendus cette année sont, outre Midori, artiste étoile,
– Lang Lang le 24 août (programme non déterminé)
– Anne-Sophie Mutter et Lambert Orkis (au piano) le 9 septembre (Previn, Mozart, Penderecki – une création pour violon seul, Beethoven)
Le 11 septembre,  Cecilia Bartoli viendra avec I Barocchisti dirigés par l’excellent Diego Fasolis pour un « service après vente » de son CD « Mission » car son programme est justement intitulé « Mission » autour d’œuvres d’Agostino Steffani dont elle assuré une large publicité des derniers mois.

Bien entendu, le festival se doit d’être à la hauteur de sa réputation dans l’invitation d‘orchestres prestigieux pour une série de concerts, ainsi entendra-t-on deux orchestres de fosse dans des programmes symphoniques :

–          Le vendredi 29 août, l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan avec pour soliste Anja Harteros (invitée à Lucerne avec l’orchestre de l’Opéra et jamais invitée à l’Opéra de Paris) dans un programme Fauré (Pelléas et Mélisande op.80), Strauss (scène finale de Capriccio), Mussorgski/Ravel, Tableaux d’une exposition.

–          Le dimanche 31 août, le Mariinsky Theatre Symphony Orchestra dirigé par Valery Gergiev dans un programme Wagner (Prélude de Lohengrin), Chopin (concerto pour piano n°1 en mi mineur op.11, soliste Daniil Trifonov, et la Symphonie n°6 en la mineur op.74 « Pathétique » de Tchaïkovski)

Entre les deux concerts, et pour remplir votre week-end, Andris Nelsons et le City of Birmingham Symphony Orchestra (CBSO) proposeront :

–          Le samedi 30 août un programme Beethoven (Concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur “L’Empereur”, avec pour soliste Rudolf Buchbinder) et Elgar (Symphonie n°2 en mi bémol majeur op.63, une grande rareté)

–          Le dimanche 31 août à 11h un programme Wagner (Extraits de Parsifal et Lohengrin avec Klaus Florian Vogt).

Un week-end chargé avec des moments qui devraient intéresser les mélomanes et les lyricomanes.

Les autres  soirées symphoniques promettent de grands moments :

Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle
– le mardi 2 septembre
dans un programme Rachmaninov (Danses symphoniques op.45) et Stravinsky (L’Oiseau de Feu)
le mercredi 3 septembre où sera reproposée la magnifique version scénique de Peter Sellars de la Passion selon Saint Mathieu de Bach, avec le Rundfunkchor de Berlin et une distribution de rêve, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Eric Owens.
Si l’on peut aisément se passer du premier concert, Rattle n’étant pas vraiment un chef pour Stravinsky, il ne faut rater sous aucun prétexte ce dernier programme ;: demandez déjà à votre patron une journée de congé !

Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam dirigé par Mariss Jansons dans deux programmes très variés :
le 4 septembre, Brahms (Variations sur un thème de Haydn, op.56a), Chostakovitch (Symphonie n°1 en fa mineur op.10), Ravel (Concerto en sol avec Jean-Yves Thibaudet) et Daphnis et Chloé, Suite n°2.
le 5 septembre, Brahms (Concerto pour violon en ré majeur op.77, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung op.24 et Till Eulenspiegel lustige Streiche op.28

N’étant pas vraiment un grand fan de Kavakos, j’aurais tendance à choisir le premier programme, mais la perspective d’entendre cet orchestre enivrant dans Strauss est terriblement tentante quand même.

En revanche, le week-end suivant (dimanche et lundi), il faudrait sans doute faire le voyage tant le programme du Gewandhausorchester Leipzig dirigé par Riccardo Chailly est attirant :
Dimanche 7 septembre, Cehra (paraphrase sur le début de la 9ème Symphonie de Beethoven) et Beethoven ( 9ème symphonie en ré mineur op.125 avec le chœur du Gewandhaus et les solistes Christina Landshamer, Gerhild Romberger, Steve Davislim et Peter Mattei)
Lundi 8 septembre, Mahler (Symphonie n°3 en ré mineur) avec Gerhild Romberger et le chœur de l’opéra de Leipzig, ainsi que le chœur et le chœur d’enfants du Gewandhaus de Leipzig.
Vous aurez compris qu’il sera très difficile de résister à ces sirènes-là.

Le Cleveland Orchestra et Franz Welser-Möst sont traditionnellement présents à Lucerne, cette année le mercredi 10 septembre pour un programme Brahms (Akademische Festouvertüre op.80), Widmann (Flûte en suite) et Brahms (Symphonie n°1 en ut mineur op.68).

Et non moins traditionnellement le Festival se clôt sur la résidence annuelle des Wiener Philharmoniker, pour trois concerts et trois programmes dirigés par Gustavo Dudamel
le vendredi 12 septembre, Mozart (Symphonie concertante en mi bémol majeur Kv364 avec Reiner Küchl et Heinrich Koll, et Sibelius (Le cygne de Tuonela op.22 n°2 et la symphonie n°2 en ré majeur op.43)
le samedi 13 septembre, Strauss (Also sprach Zarathustra), le concert du vainqueur du prix jeune artiste Crédit Suisse, et Dvořák (Symphonie n°8 en sol majeur op.88)
le dimanche  14 septembre, un programme russe un peu racoleur de Rimsky-Korsakov (La Grande Pâque russe op.36 et Shéhérazade op.35) et Moussorgski (Une nuit sur le Mont Chauve).
Pour ma part je choisis le premier programme à cause de Sibelius.

Bien d’autres concerts, (le cycle débutant, le cycle musique ancienne, le cycle moderne) des concerts des phalanges de Lucerne, et du théâtre musical dans tout ce mois  rempli de propositions d’une grande richesse. Il y a quelques week-end à retenir. Et si vous venez en voiture, sachez que l’hébergement est quelquefois moins cher dans les environs, dans un rayon d’une dizaine de km autour de Lucerne.
Allez ! Lucerne vaut bien une messe et la salle de Nouvel une tirelire cassée.

LUCERNE FESTIVAL PIANO (22-30 novembre 2014)

Et si votre tirelire est grosse, une visite au Festival Piano, traditionnellement fin novembre, est assez stimulante, notamment en 2014 où l’on entendra Maurizio Pollini le 22 novembre en ouverture (programme non encore publié) , Pierre-Laurent Aimard le 23 Novembre dans une partie du Clavier bien tempéré de Bach (Livre I BWW 846-869), mais c’est Beethoven qui domine la programmation avec Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra dans l’intégrale des concertos pour piano de Beethoven les 24 novembre (concertos n°2, 1 & 3) et 26 novembre (concertos 4 & 5), Paul Lewis le 28 novembre (Op.109, 110, 111 de Beethoven), Martin Helmchen le 29 novembre (Beethoven Variations Diabelli – 33 variations en ut majeur sur une valse de Anton Diabelli op.120) et Marc-André Hamelin le 30 novembre (programme non encore connu).  Quelques concerts “débuts” à 12h15 les 26 (vestard Shimkus) 27 (Sophie Pacini) 28 (Benjamin Grosvenor) et un récital Evguenyi Kissin (au programme non encore publié) le 27 novembre complètent une très riche semaine.
À vos tirelires, Lucerne à la folie…!!
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Le KKL de Jean Nouvel

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES/RADIO FRANCE 2013-2014: DANIELE GATTI DIRIGE L’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE LE 17 OCTOBRE 2013 (HAYDN, RAVEL, TCHAÏKOVSKI) avec JEAN-YVES THIBAUDET

Daniele Gatti © Klaus Rudolph

Rarement à Paris en semaine,  je n’avais pas entendu l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs Élysées depuis longtemps. Une fois de plus, les souvenirs de concerts mémorables sont remontés. Dans les années 70, il y avait des concerts le samedi à 11h, tantôt l’orchestre de Paris (à l’époque avec Solti) tantôt le National. Et je me souviens d’un Boléro de Ravel dirigé par Leonard Bernstein (avec l’Orchestre National de France) fulgurant où Bernstein dirigeait seulement avec ses épaules. Voilà les images qui montaient en moi au moment où je suis entré dans la salle.
Ne suivant pas régulièrement les saisons parisiennes, je suis surpris que sur les 30 concerts ou à peu près donnés par l’Orchestre National dans la saison, bien peu soient répétés (sinon en tournée). Il en est d’ailleurs à peu près de même du Philharmonique. Cela signifie-t-il que le public n’est pas assez nombreux pour remplir au moins deux fois la salle pour le même programme? Cela signifie-t-il que la forte occupation des salles interdit la reproduction d’un programme de concert? Je l’ignore, mais je trouve un peu dommage que des musiciens répètent un programme pour ne le donner qu’une fois au final, même si les concerts sont retransmis par la Radio.
J’ai toujours entendu dire que la meilleure manière de faire travailler un orchestre et de lui donner une identité forte, un son bien à lui, c’est d’une part le faire jouer souvent, ce qui semble une évidence, mais aussi créer les conditions pour que les membres de l’orchestre jouent ensemble le plus possible, par exemple à travers des formations de chambre issues de l’orchestre, dans des programmes alternatifs. C’est notamment ce qui se passe à Berlin par exemple (où par ailleurs chaque programme est reproduit trois fois la plupart du temps). Mais aussi ailleurs, à Zurich par exemple, dans une ville certes riche, mais plus petite que Berlin ou Paris, les programmes de l’orchestre de la Tonhalle sont répétés deux à trois fois.
Les traditions de l’organisation musicale et des concerts varient d’un pays à l’autre, et l’organisation parisienne  bénéficie d’une offre abondante et souffre évidemment d’un manque de structures d’accueil adéquates, le nouvel auditorium de Radio-France (1400 places), et la future Philharmonie (2400 places), devraient donner un souffle nouveau à la vie musicale parisienne, mais poseront des problèmes au théâtre des Champs Elysées, qui devra sans doute redimensionner et réorienter sa programmation.

Il reste que malgré le plaisir de revenir au Théâtre des Champs Elysées, on ne peut que constater l’installation relativement exiguë des orchestres  dans l’espace qui leur est dédié. Depuis que je m’intéresse à la musique, on entend parler à Paris d’un auditorium digne de ce nom, et la rénovation plus ou moins ratée de Pleyel a rajouté à une déploration désormais vieille de 40 ans et plus. Qu’enfin les décisions aient été prises, et qu’enfin les chantiers soient en marche, même trop tardivement ne peut qu’être salué.

Malgré tous ces préliminaires où les questions sont plus nombreuses que les réponses, le concert donné ce jeudi 17 octobre confirme ce que j’écrivais à l’issue de la IXème de Mahler à Lucerne (avec le Concertgebouw), Daniele Gatti est une chance pour Paris. Comme le fut précédemment Kurt Masur, qui travailla de manière approfondie sur le répertoire notamment allemand et en particulier Mendelssohn (normal pour un chef qui a dirigé à Leipzig de nombreuses années) et Beethoven. Son approche à la fois classique et très précise a été très bénéfique.
L’apport de Gatti est autre. Daniele Gatti a un regard très acéré sur les évolutions de la littérature musicale entre 1880 et 1930: c’est un analyste. Et il applique à tous les répertoires cette même approche: son Rossini par exemple ne “pétille pas comme du champagne”, mais il surprend par certains sons, certaines prises de risques qui cassent un peu les images qu’on peut avoir d’un Rossini léger et superficiel; dans son Rossini, on lit les nouveautés et donc le futur. Ce qui frappe aussi dans son approche, c’est la clarté du propos, la mise en lumière des architectures, mais des architectures de rigueur et de masses, plus que les élégances des volutes: c’est un architecte à la Bernini plus qu’à la Borromini, malgré quelques fulgurances imaginatives: il y a dans l’église de San Andrea del Quirinale à Rome (Bernini) une architecture assez massive et rigide, qui surprend malgré l’espace réduit, et quand on lève les yeux sur la coupole, sort un défilé de putti en mouvement qui virevoltent et qui cassent par ce sourire et cette vigueur juvénile l’impression d’ordonnancement théâtral et rigide des espaces.
Gatti c’est un peu ça, et c’est aussi pour cela qu’il fonctionne dans Rossini, car il laisse toujours un espace à la surprise ce qui peut mettre d’ailleurs l’auditeur en désarroi.
Cette vision architecturée, on la voyait aussi dans les Parsifal qu’il a dirigés désormais un peu partout, à qui les grincheux reprochaient un tempo lent. Outre qu’il n’est pas le seul (Levine, Toscanini), ce qui frappe c’est sa mise en perspective des sons, le soin donné aux équilibres, la parfaite adéquation à l’espace (à Bayreuth cela sonnait juste, cela sonnait évident) et la faculté  de tirer de cette musique l’émotion grâce à cette rigueur même (c’était très sensible aussi dans ses Meistersinger  à Salzbourg, comme à Zürich et bien entendu dans son Mahler à Lucerne)
Dans les trois pièces proposées, c’est d’abord cela qui prend et surprend: une parfaite limpidité du propos, une mise en place exemplaire, une mise en valeur des équilibres qui laissent se développer chaque moment soliste, au prix, notamment dans Haydn, de laisser l’impression de construction écraser un peu la fluidité du discours, et d’une sorte de monumentalité classique, au détriment d’un tantinet d’imagination. Un Haydn où c’est la grandeur qui est soulignée tirant plutôt vers Beethoven, vers l’aval, moins que vers l’amont – c’est surprenant d’ailleurs de voir comment le Beethoven de Gatti est peu commun, peu “beethovenien” au sens traditionnel du terme, quand son Haydn l’est au contraire. Il y aussi une volonté d’imposer un univers symphonique, inscrivant Haydn en parallèle à la première symphonie de Tchaïkovski, Gatti montre en même temps l’aval et l’amont, un parcours qu’il a déjà exploré à travers Beethoven et Mahler, il asseoit les origines et les racines, et en même temps les évolutions.
Ce qui frappe également dans ce Haydn, c’est la qualité et la maîtrise de la petite harmonie, qu’on va vérifier aussi dans Ravel un peu plus tard et dans Tchaikovsky . C’est la force de cet orchestre et aussi de la tradition française, moins précise dans les cordes mais très remarquable au hautbois, à la flûte, au cor anglais, à la clarinette. Les interventions du hautbois, importantes dans le premier mouvement (au début où il est placé en contrepoint des cordes), sont particulièrement mises en relief. En tous cas, dans ce répertoire qui ne fait pas partie de l’univers de Gatti, nous sommes devant une interprétation très en place, même si assez sage.
Le concerto en sol de Ravel est une des pièces maîtresses du répertoire pianistique français, et en même temps un très bel exercice de style pour l’orchestre, qui n’est jamais en retrait, qui n’est pas là pour accompagner simplement le piano, mais pour jouer avec lui. Si le piano est particulièrement virtuose, l’orchestre est très sollicité à tous les pupitres qui doivent faire preuve eux aussi d’une belle virtuosité. C’est une oeuvre marquée par la tournée que fit Ravel aux USA, et par l’influence qu’eurent sur lui les rythmes de jazz. C’est un moment étourdissant qui nous a été donné, notamment grâce à la présence électrisante de Jean-Yves Thibaudet, qui illumine le premier mouvement (et pas seulement!) grâce à sa familiarité avec Ravel dont il a enregistré une intégrale récompensée par un Grammy Award, grâce à sa virtuosité, grâce à son sens du rythme et sa proximité avec le monde du jazz, grâce en somme à une imprégnation de l’univers voulu par Ravel, à la fois fait de réminiscences classiques (2ème mouvement, adagio) et d’échos persistants de la musique américaine: la parenté et les relations intertextuelles entre la Rhapsody in blue de Gerschwin (1924) et le concerto en sol (1929-31) dans le premier mouvement sont frappantes. Créé à Pleyel par Marguerite Long et l’orchestre Lamoureux sous la direction du compositeur  le 11 novembre 1931, il a été créé simultanément le 22 avril 1932 aux Etats Unis par le Boston Symphony Orchestra et le Phladelphia Orchestra.
Plus encore que le premier mouvement, éblouissant d’énergie et magnifiquement exécuté par Thibaudet, plus encore que le troisième mouvement bref et fulgurant, qui évoque fortement l’univers de Stravinsky, avec un concours particulièrement réussi des cuivres et des bois, d’une grande précision, et d’un ensemble rythmiquement impeccable , c’est l’adagio qui m’a beaucoup frappé, car il y a eu une véritable construction en écho orchestre-soliste qui mettait en valeur les différents pupitres et une fois de plus la petite harmonie (la flûte, le cor anglais -exceptionnel-, le hautbois) en créant une ambiance  sereine, et nocturne où l’on entend presque Chopin.
Le jeu de Thibaudet est à la fois virtuose, une sorte de feu d’artifice technique, mais cette technique dit quelque chose, elle n’est jamais gratuite elle n’est jamais une machine technique, comme chez certains pianistes d’aujourd’hui. Il y a dans son jeu une sensibilité qui sait colorer le propos, qui sait aussi évoquer, un toucher qui ne cherche pas la démonstration, mais qui la met au service d’une entreprise plus globale: la manière dont les instruments de l’orchestre et le soliste s’écoutent pour construire un univers commun dans ce second mouvement est vraiment passionnante, et constitue pour moi l’un des sommets de la soirée.
Après ce moment exceptionnel, couronné par une interprétation d’une grande délicatesse de la Pavane pour une infante défunte en bis, Daniele Gatti ouvrait son cycle des symphonies de Tchaikovsky par la Symphonie n°1, “Rêve d’hiver”, qui n’est pas, loin de là, la plus connue. Si les dernières sont plus ouvertes, plus internationales, celle-ci marque encore fortement (elle date de 1866) l’influence chez Tchaikovsky, comme chez ses collègues contemporains, de la musique populaire russe. On retrouve les mêmes traces insistantes chez Moussorgski par exemple, avec un traitement plus rude. Tchaikovsky utilisera ces traces de mélodies populaires dans ses opéras (voir les magnifiques moments des premières scènes d’Eugène Onéguine, par exemple). C’est cette réélaboration et cet appui sur les racines slaves de la musique, mais aussi sur les univers de Schumann et de Mendelssohn, qui frappent dans le premier mouvement souvent tendu et aux mouvements énergiques , mais c’est une fois de plus le deuxième mouvement qui frappe par l’utilisation des bois dans une évocation mélancolique de mélodies populaires, au titre très senti, qui est à lui seul tout un programme “Pays désolé, pays brumeux” (seuls les deux premiers mouvements portent un titre), le travail de tout l’orchestre est vraiment exemplaire (avec des cordes d’une grande délicatesse) ainsi que les cuivres qui reprennent la mélodie initiale avec une tension particulière et émouvante, relayés par l’ensemble de l’orchestre. La fin du mouvement qui va en s’atténuant a de lointains (et prémonitoires) échos presque mahlériens. La légèreté du scherzo montre d’un côté de nouveau une influence de Mendelssohn et sa valse nous plonge dans un autre univers familier à Tchaikovski, celui  du ballet et des danses qui émaillent ses opéras, mené avec une suavité particulière par l’orchestre: cette valse garde un accent particulièrement mélancolique, presque urgent quelquefois et Gatti accélère le rythme rendant la tension presque palpable. Un beau moment.
Le dernier mouvement ne m’a pas vraiment touché sauf peut-être les jeux coloristes sur la gamme qui précèdent le final un peu convenu: ce sont les trois premiers mouvements et en particulier les deux mouvements centraux qui marquent l’auditeur et qui me paraissent les plus réussis.
Ce fut  un beau concert, avec comme sommet l’interprétation du concerto en sol de Ravel, et tout au long du programme, l’impression très nette d’un orchestre maîtrisé, en ordre de marche, qui suit son chef avec précision et qui répond aux sollicitations, avec une note particulière pour les bois remarquables et particulièrement sollicités tout au long de la soirée.
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Jean-Yves Thibaudet ©DECCA

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 7 SEPTEMBRE 2013 (BEETHOVEN – BERLIOZ) avec Mitsuko UCHIDA (piano)

Mariss Jansons et le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks dans Berlioz © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Ne pas rater un concert de Mariss Jansons. Voilà la leçon qui à chaque fois s’impose. La dernière fois, c’était en mars dernier, un époustouflant War requiem de Britten avec les mêmes forces. À Lucerne, il vient régulièrement à Pâques avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise pour clore la semaine de Festival, et au début du mois de septembre , alternativement avec l’orchestre du Concertgebouw ou avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Cette année, le Royal Concertgebouw Orkest est venu la semaine dernière avec Daniele Gatti pour une 9ème de Mahler dont j’ai rendu compte, et donc Mariss Jansons propose une soirée Beethoven/Berlioz et une soirée dédiée à la 2ème symphonie “Résurrection” de Mahler avec les forces du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.

Mariss Jansons/Mitsuko Uchida…regards © Priska Ketterer / Lucerne Festival

J’attendais avec curiosité d’entendre Mitsuko Uchida dans le concerto pour piano n°4 de Beethoven, d’une part parce que à mon grand regret, j’avoue ne l’avoir jamais entendue en concert, ensuite parce que j’apprécie assez son enregistrement de ce concerto avec Kurt Sanderling.
J’ai un peu déchanté. La pianiste japonaise est certes une virtuose hors pair, avec une dextérité, une vélocité, un jeu main droite/main gauche stupéfiant, mais à part cette maestria, je n’ai rien ressenti de particulier. Il ne s’est rien passé, rien ne m’a été donné, et j’ai eu la singulière impression qu’elle était dans sa bulle, et que l’orchestre était dans la sienne. Jansons était très attentif à la suivre, à faire respirer l’orchestre avec la soliste, il la regardait avec une attention soutenue (son dernier accord était à ce titre spectaculaire ), mais l’inverse n’était pas vrai. Il y avait une couleur chaude à l’orchestre, et assez indifférente, voire froide au piano. Il est vrai que le deuxième mouvement, andante con moto, marque une nette séparation entre discours orchestral et discours pianistique, mais de là à faire chambre à part…J’ai d’ailleurs préféré dans ce second mouvement la couleur de l’orchestre, intense, sombre, mystérieuse, à celle du piano, qui pour moi manquait justement de “discours” et me paraissait singulièrement extérieur. On sait que ce deuxième mouvement a souvent été interprété (et depuis 1859 par Adolphe Bernard Marx, comme la descente d’Orphée aux Enfers, Orphée étant le piano, et l’orchestre les Furies qu’Orphée doit charmer, une sorte d’opéra en miniature; j’avoue ne pas avoir ressenti dans la manière de jouer de Mitsuko Uchida cette sorte d’assimilation: même si les discours piano/orchestre sont en contraste, il doit ressortir un fil conducteur tant soit peu théâtral, rien de cela ici.
Le rondo final, plus rythmé, plus dansant, est plus favorable à la soliste, mais il reste pour moi assez creux dans l’ensemble, même si l’orchestre est d’une incroyable précision (les cordes!) et travaille avec un rythme marqué, assez époustouflant. Mais je reste sur ma faim.
Il en va autrement de la Fantastique de Berlioz, audition d’autant plus intéressante que on a pu entendre quelques mois auparavant (en mai) la même oeuvre dirigée par Abbado. Inutile de se livrer au jeu des comparaisons, car ce sont des approches assez radicalement différentes, deux vrais points de vue qui permettent de lire le chef d’oeuvre de Berlioz avec deux focales qui chacune disent quelque chose d’essentiel.
Là où Abbado offrait une vision mélancolique et d’une grande tristesse, mais terriblement prenante de l’oeuvre de Berlioz, Mariss Jansons offre à entendre à la fois un certain romantisme et se propose d’insister sur le fantastique. Sans aucun jeu de mot, sa version est à la fois symphonique, et fantastique. Il donne d’abord à entendre un orchestre en état de grâce, qui répond avec une précision extrême aux sollicitations du chef,  très engagé comme toujours sur le podium. Ce son plein, qui n’hésite pas à travailler sur le volume: il y a des moments dans “le songe d’une nuit de Sabbat” où l’on s’attend à voir le ciel s’ouvrir. C’ est ce qui frappe d’abord. Ensuite, la qualité de l’orchestre: on sait que c’est un des meilleurs orchestres d’Allemagne, et donc du monde, qu’il est dépositaire lui aussi d’une tradition commencée avec Eugen Jochum, qui en a fait un dépositaire de tradition brucknérienne, puis avec Rafael Kubelik qui ouvre vers le XXème siècle, et surtout Mahler: c’est avec cet orchestre que le premier cycle Mahler est exécuté en Allemagne, puis les chefs se succèdent, Kondrachine, mort d’un infarctus à Amsterdam, Colin Davis, Lorin Maazel…Depuis 2003, c’est Mariss Jansons qui le dirige, il vient de recevoir le prestigieux Ernst von Siemens Musikpreis, et il vient de prolonger son contrat jusqu’en 2018, ce qui signifie évidemment une longue période, comparable à celle de Jochum ou Kubelik, qui permet de sculpter un son, dans un répertoire qui se rapproche de celui de Kubelik. On reste fasciné par la qualité des cordes (auxquelles Mariss Jansons est très attentif) et notamment des contrebasses et violoncelles qui provoquent une sorte d’ivresse sonore, des cuivres, somptueux, sans aucune scorie, d’une netteté stupéfiante, on note aussi l’extrême élégance de l’approche, souvent très chantante, qui fait vraiment écho au mot romantisme: je qualifierais cette lecture d’hugolienne (après tout, la symphonie fantastique est contemporaine de la bataille d’Hernani), à la fois tendre, à la fois mystérieuse, à la fois excessive avec des contrastes marqués, et le tout dans un son plein, charnu, musclé, qui écrase et qui charme tout à la fois. On reconnaît les grands chefs à la manière qu’ils ont de faire chanter les orchestres de les faire discourir, de les faire nous parler immédiatement: l’auditeur est plus qu’un auditeur, il entre en conversation, en écho, en dialogue et à un moment il oublie qu’il écoute tant il est dans l’univers voulu par l’orchestre et le chef.
Jansons est aussi soucieux de mettre en valeur ce qui dans la symphonie est novateur et porteur d’avenir, il souligne les audaces, les rapprochements improbables, il met en valeur notamment le traitement des percussions (dans “Aux champs” en particulier, qui n’atteint peut-être pas le résultat éthéré inoubliable d’Abbado avec Berlin, mais qui dessine tout de même un univers étrange, et pénétrant). Cette Fantastique restera dans ma mémoire, comme un travail sur le son, sur l’inattendu: incroyable dernier mouvement, avec l’utilisation de cloches dissimulées derrière le “Parkett”, à la fois imposantes, mais aussi lointaines et vaguement inquiétantes, avec un autre effet que celles de Berlin, tombant du ciel comme un jugement dernier. Oui, cette Fantastique pourrait faire  illustration ou écho à  la Légende des siècles. Je répète: ce fut hugolien.
Et puis un bis époustouflant, incroyable de virtuosité, mettant en valeur les qualités de ductilité de l’orchestre et celles, phénoménales,  du premier violon. Mon ignorance m’avait fait penser à Bartók: j’avais raison pour la Hongrie, peut-être aussi pour l’inspiration, mais moins pour la période, il s’agissait d’un extrait de Concert Românesc de György Ligeti !
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Mariss Jansons © Priska Ketterer / Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: RÉCITAL MAURIZIO POLLINI le 1er SEPTEMBRE 2013 (SCHÖNBERG, SCHUMANN, CHOPIN)

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

“Pollini, c’est comme Abbado, mais avec le piano”. Voilà de manière lapidaire, le sms que m’envoyait l’autre dimanche un ami. Au-delà de la boutade, il y a du vrai là-dedans. Et pas seulement parce que les deux artistes sont très proches et liés par une longue amitié, un sens aigu de la fonction sociale de l’art, une approche similaire de la musique, encore que  le rigoureux Pollini ait quelquefois reproché amicalement à Abbado de se “laisser aller” à trop de sentimentalisme .

On avait quelques craintes ce dimanche vu que Pollini avait eu un malaise à Salzbourg. Mais il apparaît sur scène, un peu amaigri, un peu voûté, un peu vieilli, et il se met au piano…
Et c’est comme si un univers était en train de naître…
Les Klavierstücke op.11 de Schönberg remontent à 1909, et font partie des oeuvres qui sont au bord de la révolution atonale , dans la production pianistique assez réduite de Schönberg. Trois pièces de quelques minutes chacune, mässig (modérément), sehr langsam (très lentement)  et bewegt (agité) qui créent tension entre le romantisme tardif d’un Brahms et la recherche de nouveaux espaces de son qui vont marquer ” la révolution “de Schönberg. Les deux premières pièces penchant plutôt vers le premier, la dernière pièce, écrite un peu plus tard, penchant vers le second. Les oeuvres pour piano de Schönberg, même rares, annoncent toujours des innovations.

Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Pollini en fait une méditation initiale, dans un programme qui va faire la part belle au romantisme. La première partie (mässig) surprend un peu par son classicisme. Mais Pollini crée une telle ambiance, immédiatement très concentrée, loin de tout aspect démonstratif, très intérieur, renforcé dans le mouvement très lent, comme une entrée en soi, un regard introspectif que même le dernier mouvement plus rapide ne trahit pas. Ce dernier mouvement est justement plus ouvert en direction de l’avenir, avec de nouvelles combinaisons sonores, qui ouvrent vers une nouvelle esthétique, “révolutionnaire”. En ouvrant sur Schönberg (ce qui n’était pas prévu au départ, Schönberg devant ouvrir la seconde partie en précédant la sonate de Chopin), Pollini met l’ensemble de son programme en perspective et en écho, et du même coup créé les liens, de Schönberg vers ses prédécesseurs, et faisant de Schumann et Chopin des briques qui vont contribuer à construire l’évolution de Schönberg, “ce conservateur qu’on a forcé à devenir révolutionnaire” comme il se définissait, enraciné dans l’histoire et la tradition musicale germaniques.

Pollini fait suivre Schönberg par Schumann. Je suis de ceux qui aiment le Schumann pensé et interprété par Maurizio Pollini. Les Kreisleriana op.16 qui remontent à 1838 comptent par les oeuvres préférées du compositeur, et aussi les plus personnelles, écrites en 4 jours dans l’attente d’une lettre de Clara. C’est donc au premier chef une oeuvre de tension et d ‘attente, d’espoir et de mélancolie. Ce sont 8 pièces très brèves qui justement vont alternativement de l’agitation au recueillement, bewegt (agité), sehr innig (très intériorisé)..sehr langsam (très lent)..noch schneller (encore plus vite)…lit-on entre autres comme indications. Kreisler est un personnage des Contes d’E.T.A Hoffmann, un “Kapellmeister” excentrique, un peu farouche, spirituel, et c’est lui qui donne le titre à l’oeuvre, bien que derrière bien sûr ce soient les agitations et les excès de Schumann qu’il faille deviner, les deux faces de son caractère qu’il appelait Eusebius et Florestan.
Pollini évidemment donne à entendre ces deux extrêmes, avec des moments d’agilité impressionnants mais jamais démonstratifs, toujours en cohérence avec un projet d’ensemble. Ce qui frappe ici, c’est l’unité: unité d’une ambiance, unité d’un toucher jamais violent, on  a souvent l’impression qu’il effleure la touche et que de cet effleurement naît un monde presque symphonique: comme précédemment avec Schönberg, Pollini dessine un univers global, une sorte de parabole qui unit deux pôles du même univers, sans aucune rupture de style, avec agilité mais sans agitation. Et l’on a l’impression de passer de l’un à l’autre, avec une stupéfiante fluidité et dans une étrange logique, voire une harmonie globale, en dépit de la complexité de l’oeuvre, l’une des moins immédiates pour l’analyse, remplie de raffinements pianistiques et de trouvailles formelles, comme une sorte d’explosion de l’inspiration née de l’attente de l’être aimé. Tout est possible, le passionnel, l’apaisement, mais aussi quelquefois le grotesque. Et Pollini a inscrit à son programme la sonate n°2 op.35 de Chopin, dont le scherzo puise son inspiration chez ce Schumann-là.
Pour ouvrir la seconde partie, encore une oeuvre de Schumann, mais tout est à mettre en liaison. Chopin au miroir avec Schumann, chacun observant avec acuité ce que l’autre écrit et produit (Schumann critiquera par exemple le mouvement final de la sonate n°2), et cette fois nous entendons la version originale de la sonate n°3 de Schumann, appelée de manière très publicitaire “Concert sans Orchestre”, dont la genèse fut compliquée et qui existe en trois versions différentes. Cri du coeur vers Clara, comme il lui explique dans une lettre, la pièce est  terminée dans sa première mouture en 1836, soit deux ans avant les Kreisleriana: c’est l’opposition du père de Clara, Friedrich Wieck, qui motive cette oeuvre, une sorte de compensation-sublimation de la séparation. J’ai aimé la manière dont Pollini attaque l’andantino (deuxième mouvement), avec ses variations sur le thème principal, avec une suavité sans pareil. Non que Pollini se laisse aller à du sentimentalisme, mais il y a dans son expression une sorte de distance-pudeur qui n’est pas du tout de la distance-froideur, d’ailleurs, le final, un troisième mouvement écrit prestissimo possibile, soit “aussi vite que possible” est pour moi le moment techniquement le plus impressionnant  du concert, qui rejoint par l’esprit les agitations des Kreisleriana, mais qui va encore plus loin, avec une hardiesse que Pollini rend stupéfiante de fraicheur et de jeunesse.
Enfin la sonate n°2 en si bémol mineur op.35  de Chopin clôt un concert prolongé par deux bis (de Chopin également), comme une sorte de témoin des liens artistiques qui lient les deux musiciens.  Elle est bien sûr très fameuse à cause de son troisième mouvement, la “marche funèbre”,  une pièce de jeunesse composée peu après sa séparation avec Maria Wodzińska (en 1837) tandis que l’ensemble est terminé en 1839 à Nohant, chez George Sand. Comme on le voit, Pollini a composé son programme autour des années 1836-1839 des deux compositeurs en écho à leurs vies sentimentales alors agitées, mais en écho aussi dans leur expression musicale: Schumann restait dubitatif sur cette pièce de Chopin, notamment le contraste des deux derniers mouvements. Là aussi Maurizio Pollini propose d’abord une lecture presque bellinienne des moments les plus lyriques et les plus lents: la marche funèbre ainsi devient une sorte de centre de gravité de la pièce, qui pèse d’autant plus que le dernier mouvement est étonnamment bref, et partirait presque vers l’atonalité et la dissonance (…Schönberg).
Ce qui frappe dans cette approche globale de Pollini, c’est d’abord l’art d’unifier un programme apparemment divers, de l’unifier par un style, par une approche évocatoire, globalement intériorisée malgré les alternances d’agitation et de méditation. Ce qui frappe aussi, c’est la transformation de l’artiste dès qu’il approche de son instrument, un effleurement de touche et le monument référentiel qu’est Pollini aujourd’hui s’efface derrière la musique et fait rentrer en soi une salle entière, avec un art du phrasé, de la souplesse, du toucher à faire pâmer. Grand moment, très émouvant, assez bouleversant je dois dire, qu’on aimerait prolonger infiniment tant ce piano-là nous dit des choses, et tant il nous pénètre, voire nous transforme.
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Maurizio Pollini, Lucerne, 1er septembre © Priska Ketterer / Lucerne Festival

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: LATE NIGHT CONCERT le 17 août 2013, MARTIN GRUBINGER et THE PERCUSSIVE PLANET ENSEMBLE (Percussions) (XENAKIS-BARTÓK) avec FERHAN et FERZAN ÖNDER (Piano)

Vue d’ensemble du dispositif pour Pléïades, de Xenakis © Peter Fischli /Lucerne Festival

Le Lucerne Festival, ce n’est pas seulement les grands concerts symphoniques avec les meilleurs orchestres du monde qui passent une, deux ou trois soirées sur les rives du lac, ce sont aussi des concerts de musique de chambre, de solistes internationaux prestigieux, mais aussi de plus en plus, des formes de concerts inhabituelles, dans la rue, dans des églises, dans des parcs, avec des programmes composites et à des horaires différents. C’est le cas de ce premier Late Night concert, dans la Luzerner Saal où ont lieu habituellement les sessions de la Lucerne Festival Academy, voisine de l’auditorium, remplie à ras bord (1000 personnes au bas mot) d’un public venu ad hoc ou ayant assisté au concert Abbado précédent, terminé à 20h30. Car il est 22h, et le public se prépare à assister à un concert de percussions, animé par le phénomène Martin Grubinger, “artiste étoile” du Lucerne Festival cette année qui sera en outre soliste de deux concerts symphoniques, avec le Pittsburgh Symphony Orchestra, dirigé par Manfred Honeck, le 11 septembre 2013 (Concerto pour percussions, cordes et cuivres “Conjurer” de John Corigliano) et avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Lorin Maazel le 15 septembre 2013 (Concerto pour percussions de Friedrich Cerha) ainsi qu’un concert en plein air gratuit (Europaplatz) le 25 septembre à 14h30 pour les festivités du 75ème anniversaire du Festival.
Martin Grubinger,  déjà entendu à Lucerne dans un concert du City of Birmingham Symphony Orchestra dirigé par Andris Nelsons en 2010 (cliquez sur le lien pour lire le compte rendu), est un “multipercussionniste” né à Salzbourg en 1983 qui est une sorte de militant de la percussion, très désireux d’en faire un instrument soliste au même titre que le piano ou le violon, et qui pour ce faire passe commande à de nombreux compositeurs de pièces pour percussions (en 2010, il avait crée une pièce d’Avner Dorman, Frozen in time, avec le CBSO et Andris Nelsons). Il y réussit parce que ce jeune artiste est un pur phénomène, réussissant avec une virtuosité peu commune à jouer de plusieurs percussions en même temps, timbales, caisses claires, célesta et toute la gamme de percussions peuvent être jouées en même temps par ce surdoué d’une irrésistible sympathie. Il travaille aussi bien le classique que le moderne et contemporain, on le trouve dans la pop comme dans les festivals classiques internationaux, en sus il a interprété Libertango d’Astor Piazzola avec les soeurs Ferhan et Ferzan Önder au piano en bis dans ce concert, et a remporté un triomphe.
Il s’agit d’un concert classique et contemporain, puisque le programme était consacré à Xenakis  (Okho pour 3 joueurs de Djembé et Pléiades pour 6 percussionnistes), et à Béla Bartók (Sonate pour deux pianos et percussions Sz.110).
Grubinger avant chaque pièce la présente en quelques mots avec beaucoup de vie et sans aucune prétention. Il insiste sur l’apport de Xenakis à la littérature pour percussions qui justifie le programme choisi (modifié par rapport à l’origine, Stravinski ayant été éliminé). Il commence par une courte pièce de Xenakis, Okho pour 3 joueurs de Djembé qui date de 1989, interprétée, outre Martin Grubinger, par son professeur Leonhard Schmidinger et par Rainer Furthner. Cet hommage à la musique africaine et aux percussions africaines est un mélange de sons africains et de sons de percussions modernes, et il a été composé lors des célébrations françaises de la révolution et créé au Festival d’automne; un clin d’oeil ironique à la France colonisatrice de l’Afrique, mais aussi un signe fort d’intérêt de Xenakis pour toutes les musiques extra-européennes (on connaît aussi son intérêt pour la musique indienne et le gamelan). Le jeu soigne en même temps une sorte de chorégraphie des trois percussionnistes, qu’on retrouvera multipliée dans Pléïades, notamment dans le maniement très étudié des  baguettes de percussion. Il en résulte à la fois un plaisir pour l’oreille (on a quand même distribué à l’entrée des bouchons d’oreilles) et pour les yeux et il naît instantanément un rythme interne qui vous saisit et vous emporte. Étonnant. Étonnant aussi la manière dont Grubinger ne cesse de sourire, alors que ses deux collègues sont concentrés et sérieux, il semble léger et navigue dans cet océan sonore avec un plaisir non dissimulé.

Les soeurs Ferhin et Ferzin Önder

Grubinger rend ensuite un vibrant hommage à Béla Bartók, pour sa sonate pour deux pianos et percussions Sz.110, composée en 1937 et exécutée à Bâle pour la première fois en 1938. Bartók n’était pas vraiment un prophète en son pays, qui dans les années 30 est sous la botte du régent Miklós Horthy: Bartok y est considéré comme “cosmopolite”, “antipatriote” et “corrupteur de la jeunesse”. Il est soutenu à l’extérieur, et notamment par le chef et mécène Paul Sacher qui fait commander à Bartók par la Internationale Gesellschaft für Neue Musik une pièce pour marquer les dix ans de l’Orchestre de chambre de Bâle.. Bâle, à 90 km de Lucerne, est un  centre très actif pour l’art contemporain encore aujourd’hui, et son théâtre (Theater Basel) l’un des lieux les plus actifs en matière de mise en scènes d’aujourd’hui, l’un des lieux qui compte pour le théâtre en langue allemande: Bâle est vraiment une des capitales de l’art contemporain et de l’art vivant.  C’est donc à Bâle, en janvier 1938 que cette pièce est créée.  La littérature pour percussions s’est développée dans la musique du XXème siècle à partir de Ionisation  d’Edgar Varèse en 1931. Bartók unit le son plutôt traditionnel du piano à celui encore nouveau des percussions comme instruments solistes. Comme il ne veut pas créer de déséquilibre, il ajoute un second piano. Outre les deux pianos, les percussions (timbales, cymbales, xylophone, tamtam, tambour, caisse claire, triangle) sont jouées par deux musiciens (ici Grubinger et Leonhard Schmidinger) et les soeurs jumelles Ferhan et Ferzan Önder,  d’origine turque, sont aux claviers. Bien qu’elles soient nées en 1965, elles semblent de menues jeunes filles, (dont l’une est l’épouse de Martin Grubinger) à peine sorties de l’adolescence, et leur jeu est d’une fraîcheur rare, et Bartók oblige, particulièrement acrobatique. Le piano est tantôt utilisé “traditionnellement”, tantôt comme pur instrument à percussion (premier mouvement), et il dialogue soit avec les cymbales, soit avec le xylophone en des allers et retours étourdissants. Bartók architecte des sons joue dès le départ sur des thèmes qu’il va ensuite exposer autrement dans les autres mouvements. Le début est très lent, piano-timbale, pour se finir en explosion. le deuxième mouvement, un nocturne, cherche à imiter les bruits de la nuit notamment au piano et au xylophone. Le troisième mouvement est plus dansant (on va retrouver cela dans le bis de Piazzola, pour qui Bartók est une référence: il veut être le Bartók de l’Argentine), plus pianistique aussi (avec un peu de xylophone). Tout cela est exécuté avec beaucoup de virtuosité, dans un ensemble où les instruments se prennent la parole, où les équilibres et les contrastes se construisent. Cette oeuvre qui remonte à 1938 est vraiment encore très “contemporaine”, au sens où elle nous parle sans aucune distance, dans une étonnante modernité.

Les quatre solistes pour Bartók © Peter Fischli /Lucerne Festival

Pour la dernière pièce, on revient à Xenakis, qui en 1978 publie Pléïades  pour six percussionnistes, commande de la ville de Strasbourg et de l’Opéra du Rhin et créé à Mulhouse par les Percussions de Strasbourg. C’est la plus importante des oeuvres pour percussions de Yannis Xenakis (42 minutes). Sept Pléiades, puis six à par la fuite de leur soeur Electre selon la légende. À ces six Pléiades restantes correspondent six percussionnistes, qui vont exécuter quatre mouvements, Claviers, Métaux, Mélanges, Peaux, correspondant aux divers matériaux utilisés dans les percussions. Pour Pléïades, Xenakis invente aussi une sorte de vibraphone de métal,  le Sixxen (six pour 6, xen pour Xenakis) au son difficilement supportable pour l’oreille sans bouchon. Trois mouvements sur les quatre utilisent seulement le type de  percussion indiqué (vibraphones, xylophones, marimbas, sixxen) et celui appelé Mélanges est une sorte de concentré de l’oeuvre utilisant tous les instruments en même temps. La place des parties, et notamment de Mélanges, est pour Xénakis indifférente. les mouvements diffèrent entre eux par la couleur, les rythmes et se répondent cependant par des systèmes d’échos (c’est évident dans Mélanges). Pour soigner la cohérence et les enchaînements, Grubinger a placé Mélanges juste après Métaux puisque Mélanges commence justement par un solo des instruments de métal, et se conclut par les Peaux, bientôt rejoints par l’ensemble des autres instruments dans une orgie rythmique étonnante, repris au quatrième mouvement par les “Peaux” mais qui peu à peu s’effacent jusqu’au silence. Incroyable, malgré l’énorme volume libéré, la subtilité des sons, et même quelquefois leur légèreté: des sons effleurés,   des instruments caressés et puis subitement un déchaînement: c’est émotionnellement très fort. L’ensemble des percussionnistes formant The Percussive Planet Ensemble (un nom qui convient à l’oeuvre jouée, Pléïades, un ensemble d’étoiles) avec Martin Grubinger donnent de cette pièce une interprétation passionnante, qui fait ressortir avec virtuosité  des systèmes d’écho et de renvois où les rythmes sont essentiels, où le jeu des variations et des répétitions créée une sorte d’addiction qui habitue d’auditeur, au point que la musique lui manque physiquement à la fin, c’est du moins ce que j’ai ressenti, et le retour au calme et au silence est plutôt lent, tant on a envie d’en entendre plus. C’est une véritable découverte que ce bain de percussions, qui devient bientôt un besoin de percussions: mais il est 0h15 et le concert prend fin dans un très grand triomphe. Martin Grubinger vient quelquefois en France. Il ne faut le manquer sous aucun prétexte.
Ce soir-là entre Grubinger et Abbado, ce fut une soirée au spectre large, addictive à tous les étages, une vraie soirée de Festival. Il faut aller à Lucerne.

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Okho, de Xenakis avec Martin Grubinger au centre © Peter Fischli /Lucerne Festival

SALLE PLEYEL 2012-2013 : CLAUDIO ABBADO DIRIGE L’ORCHESTRA MOZART LE 11 JUIN 2013 (BEETHOVEN, MOZART, HAYDN, PROKOFIEV) avec RADU LUPU et REINHOLD FRIEDRICH

Saluts, debout devant Abbado  (à partir de la gauche) Jacques Zoon et Lucas Macias Navarro

Après le triomphe du concert du 14 avril dernier, le public est venu nombreux écouter Claudio Abbado avec cette fois son Orchestra Mozart. Le concert de l’an dernier avait un peu déçu certains (notamment la prestation de Radu Lupu et le son de l’Orchestra Mozart) et c’était l’occasion de voir des évolutions.
L’Orchestra Mozart est, on le sait, à géométrie variable selon les programmes ; formé de jeunes, mais aussi de chefs de pupitres et de solistes prestigieux, venus pour la plupart du Lucerne Festival Orchestra, on pouvait reconnaître ce soir Wolfram Christ, alto (ex-Berliner Philharmoniker), son fils Raphael (qui est le premier violon de l’Orchestra Mozart et qui appartient aussi au Lucerne Festival Orchestra)  Jacques Zoon à la flûte  (Lucerne Festival Orchestra, ex-Concertgebouw, ex-Boston Symphony Orchestra), Lucas Macias Navarro (Hautbois solo du Concertgebouw) , Alois Posch (Ex-Wiener Philhamoniker, actuellement à l’Orchestra Mozart et au Lucerne Festival Orchestra), Alessandro Carbonare à la clarinette (Accademia Nazionale di Santa Cecilia), Daniele Damiano au basson (Berliner Philharmoniker) , Martin Baeza à la trompette (Deutsche Oper Berlin et Lucerne Festival Orchestra) et le remarquable Raymond Curfs aux percussions (ex-Mahler Chamber Orchestra, et actuellement au Lucerne Festival Orchestra et à l’orchestre du Bayerischer Rundfunk). En bref, du beau monde et des musiciens familiers d’Abbado aux pupitres clefs. Notons enfin que Reinhold Friedrich, considéré comme l’un des plus grands trompettistes internationaux, était le soliste du concerto pour trompette de Haydn et qu’il est depuis 10 ans le trompette solo époustouflant du Lucerne Festival Orchestra
Le programme était apparemment  éclectique, comme quelquefois Abbado sait en composer avec des pièces assez brèves entourant la symphonie classique de Prokofiev…un programme faussement éclectique, contracté autour de la période 1790-1805 , avec le Prokofiev (Symphonie n°1 “classique” de 1917) qui s’appuie sur cette tradition même et notamment Haydn. Un faux éclectisme donc et un vrai programme!
«Les créatures de Prométhée », ouverture pour le seul ballet écrit par Beethoven,  est ce qui reste dans les répertoires et les programmes  aujourd’hui, le reste du ballet étant tombé dans l’oubli.  Elle met en valeur les cordes, que j’ai trouvées  plus soyeuses (comme on dit) que ce à quoi l’Orchestra Mozart nous a habitués, avec une souplesse plus marquée, et une grande ductilité. Le Beethoven d’Abbado est souvent moins  “beethovénien”  comme on dit, y dominent élégance et équilibre. C’était le cas. Et c’était évidemment réussi.
Plus de discussions sur le Concerto pour piano no 27 en si bémol majeur (K. 595) de Mozart, qui clôt en 1791 la série des concertos de Mozart pour piano et dont la création le 4 mars 1791 est l’une des dernières apparitions publiques du compositeur . Une très longue introduction, une atmosphère très douce, un brin mélancolique, quelquefois même enfantine. Certains ont trouvé les cordes plutôt rêches, je ne partage pas cette impression. L’ensemble dégage une atmosphère  d’une grande sérénité, d’une sorte d’équilibre retrouvé. Le Mozart d’Abbado est toujours d’une immense élégance, non dépourvue d’aspérités quelquefois, comme Mozart lui-même le construisait, et l’œuvre par sa retenue convient bien à Radu Lupu qui triomphe. Tous les amis croisés reconnaissent qu’on retrouve les qualités techniques de Lupu, et une vraie ligne interprétative alors que  la prestation l’an dernier nous avait fortement déçus. On retrouve surtout une véritable osmose entre orchestre et soliste, et une écoute mutuelle en cohérence. Cette sérénité qui marquerait presque une volonté de Mozart d’apparaître apaisé donne à cette première partie une réelle unité. D’ailleurs, Prokofiev mis à part, c’est bien à la période charnière XVIIIème-XIXème qu’Abbado se dédie ce soir, montrant des facettes diverses d’un classicisme musical  arrivé à un point de maturation et d’équilibre, avant qu’il ne bascule dans autre chose avec justement Beethoven.
La deuxième partie rendait hommage à la trompette de Reinhold Friedrich. On connaît en général mal la littérature pour trompette, mais le concerto pour trompette de Haydn est au moins connu pour son célèbre troisième mouvement. C’est l’un des derniers concertos de Haydn.
Un incident a mis un peu la salle en émoi souriant : Friedrich s’est aperçu dès les premières mesures que la trompette n’allait pas, et a fait des signes à Abbado, qui a fini par arrêter l’orchestre.
Qui connaît Reinhold Friedrich, qui l’a vu en orchestre sait que le personnage est plutôt très bon enfant, très sympathique et naturel, et surtout qu’il a un sens du groupe très marqué, c’est un vrai maître qui « accompagne » ses collègues des cuivres (souvent ses anciens élèves) , il est donc allé chercher un autre instrument ou essayer de réparer, pendant qu’un des trompettistes courait derrière la scène pour l’aider. On a attendu un peu , Abbado était souriant, voire rieur (notamment avec Zoon) et sans aucune tension. Friedrich est revenu avec (je crois) un autre instrument. Il était évidemment un peu nerveux, et peut-être un peu moins assuré que d’ordinaire, et notamment qu’à Bologne l’avant-veille à ce qui m’a été dit. Il bougeait beaucoup, se retournait vers les collègues, marquait les rythmes. L’orchestre a joué Haydn avec cette énergie juvénile, très rythmée, un son plein, très différent du Mozart apaisé qui précédait ; ce Haydn-là, « avait la pèche » comme on dit, et correspond bien à l’énergie toujours diffusée par Friedrich. Il a été comme d’habitude exceptionnel de souplesse, produisant des sons suraigus incroyables, avec des écarts et une tenue de souffle exceptionnels, et surtout un son d’une grande netteté. Le mouvement lent notamment est surprenant, on entend des sons à la trompette qu’on n’imaginerait pas d’un instrument plutôt associé à un rythme plutôt martial. En bref, un véritable exercice de virtuosité, non dénué d’une certaine ironie (avec des sons impossibles et à la limite de la dissonance), voire de distance, salué par le public. Friedrich est vraiment un musicien exceptionnel, mais aussi un homme toujours souriant, toujours plein de santé très aimé de ses collègues, même dans la difficulté comme aujourd’hui où perçait l’inquiétude sur la tenue de l’instrument.
Il y a des années et des années qu’Abbado n’avait pas programmé la Symphonie Classique de Prokofiev, un compositeur qu’il affectionne pourtant. On sait que Prokofiev l’a composée pendant la première guerre mondiale (création en 1917, à la veille de la révolution d’octobre ) pour répondre, ironiquement, à ceux qui lui reprochaient ses prises de risque, sa manière peu conventionnelle d’aborder les œuvres, de proposer des créations, ses dissonances, son « modernisme ». D’où son appellation de « Symphonie Classique ». La pièce est brève (une vingtaine de minutes), l’orchestre est tel qu’on le voyait à la fin du XVIIIème et propose effectivement une symphonie traditionnelle en quatre mouvements assez équilibrés qui se conforment strictement aux canons de la symphonie.
Et pourtant rien de moins classique que la symphonie de Prokofiev vue par Abbado. A chaque fois Claudio Abbado nous prend à revers : et c’est là où l’on mesure le renouvellement permanent, la volonté d’aller aux limites, l’époustouflante jeunesse de ce chef. Évidemment, vous l’aurez compris, parce que vous avez lu d’autres comptes rendus de ce blog sur Abbado, une fois de plus on n’a jamais entendu ça comme ça: insistance sur les dissonances, sur les écarts, une certaine brutalité là on l’on a souvent le souvenir d’un  équilibre sonore et mélodique, une primauté incroyable aux bois, qui deviennent ceux qui mènent la danse (Carbonare et sa clarinette ! Zoon ! Macias Navarro) l’incroyable subtilité (oui, subtilité !) des timbales de Curfs qui réussissent à murmurer. Une symphonie pleine de sève, de jeunesse, bouillonnante, explosante et jamais fixe, débordante et au total décoiffante.
Je ne cesse de penser quand je le vois diriger, à sa manière de laisser les musiciens s’exprimer, de les laisser faire de la musique, Abbado est un orchestrateur de liberté, d’une liberté qu’il accorde avec confiance aux instrumentistes parce qu’ils jouent ensemble, depuis longtemps, qu’ils se devinent mutuellement et se connaissent. Et pourtant face à des Berliner renouvelés dont il ne connaît aujourd’hui qu’à peine le quart des musiciens, il a aussi réussi en mai dernier une rencontre miraculeuse. C’est bien de musique qu’il s’agit, d’une manière d’aborder les partitions en considérant l’orchestre non comme un immense instrument au service d’une vision, mais comme un groupe d’individus réunis autour d’un projet  musical commun. Une telle approche rend la rencontre avec les orchestres une rencontre humaine autour d’un projet. C’est par exemple très différent chez Simon Rattle, et on le voit avec les mêmes Berliner: il construit lui-même une vision en dosant chaque son, sans sembler laisser d’espace de liberté : tout est calculé, chaque effet est calibré dans un grand projet d’ensemble. Il en résulte (et ce n’était pas vrai  aux temps de Birmingham) une impression de froideur, ou d’artifice, ou même d’ennui malgré l’extraordinaire capacité technique de l’orchestre.
Avec Abbado rien n’est jamais vraiment comme la veille, c’est toujours neuf, toujours dans le futur, le possible, ou plutôt dans l’impossible qui devient réalité à chaque concert . Ce soir, c’était Prokofiev qui frappait par sa nouveauté et son extraordinaire fraicheur. Délire évidemment dans le public.
Et puis, rare ces derniers temps : Abbado concède un bis : le quatrième mouvement de la Symphonie n°104 de Haydn “Londres”, qu’il va jouer avec l’Orchestra Mozart en septembre. Signe que l’orchestre répète, signe aussi qu’il a besoin d’entendre sonner l’orchestre en concert pour répéter dans les conditions du direct, comme on dirait à la TV, mais signe subtil aussi d’une volonté de cohérence : on vient d’entendre un Prokofiev décoiffant, et on entend un Haydn éclairé par ce Prokofiev, fluidité, élégance bien sûr, mais surtout joie, exubérance avec des rythmes un peu syncopés, des sons inhabituels, des prises de risque dans lesquels l’orchestre tout entier s’engouffre. Eh, oui, la merveille, l’étonnement (au sens classique du XVIIème) dans ce programme si (faussement) « classique », mais on le sait, les classiques ne nous touchent que parce qu’ils été écrits « romantiquement » et Abbado est peut-être le dernier des grands chefs romantiques.
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Après le concert la photo souvenir: Daniele Damiano prend en photo les trompettes (dont Baeza et Friedrich) et Curfs le percussionniste