SALLE PLEYEL 2012-2013: CLAUDIO ABBADO dirige le MAHLER CHAMBER ORCHESTRA (BEETHOVEN, Soliste: Martha ARGERICH et MENDELSSOHN)

Martha (Pleyel, 14 avril 2013)

Il y a quelques semaines à Lucerne, j’assistais à une Master Class de direction d’orchestre de Bernard Haitink. Il encadrait quelques jeunes venus de tous les continents dans des œuvres de Beethoven, Mozart, Debussy entre autres. Ceux-ci prenaient la baguette, puis aussitôt après, si les choses allaient moins bien que prévu, il la prenait lui aussi pour “montrer” une battue, un geste, un tempo… A peine prenait-il la baguette et à peine le son montait-il qu’on était dans un autre univers: l’orchestre (Festival Strings Lucerne) , sur un geste, sonnait différemment, comme un petit miracle qui se répétait à chaque intervention. Il y eut effectivement quelques moments (Bruckner!) proprement miraculeux.
Peut-on expliquer comment un chef vous change un son et un orchestre? Comment sur un geste, y compris minimal, les choses s’entendent différemment.
Hier soir, à Pleyel, Claudio Abbado et Martha Argerich, avec la Mahler Chamber Orchestra, ont offert au public parisien une soirée miraculeuse, une de ces soirées phénoménales dont on se souviendra longtemps. A-t-on déjà entendu le concerto n°1 de Beethoven comme ça? A-t-on jamais entendu la symphonie n°3 de Mendelssohn “Écossaise” comme ça? On n’en a pas le souvenir, tant tout nous est apparu neuf, tant le son, les rythmes, les couleurs étonnaient au sens très fort , tant on était étourdi de tant de nouveauté. Tant ces pièces connues sonnaient inconnues, et tant tout cela se déroulait  dans une atmosphère apaisée, détendue, souriante.
Une fois de plus, Abbado nous indique ce qu’est faire de la musique ensemble. C’est faire de la musique jamais recommencée, une musique de tous les possibles, y compris des risques, des pianissimis d’une légèreté inouïe, un son du plus grêle au plus rond, au plus plein, au plus éclatant avec un orchestre d’à peine 50 musiciens qui sonnent comme le double.
On avait bien remarqué à Lucerne le mois dernier qu’Abbado était dans une forme éblouissante, énergique, planant, volant avec la musique. Et qu’avec Argerich il forme un couple complice (un peu comme avec Pollini) : ils se parlent pendant les pauses entre deux mouvements, ils se sourient, il s’écoutent avec gourmandise (après s’être titillés quelquefois en répétition), et Argerich incroyablement concentrée ne cesse d’écouter l’orchestre, de fixer un instrument, de lui répondre, pendant qu’Abbado en écho propose le son adapté, la couleur adaptée à la soliste: aucun contraste entre un soliste qui irait son chemin et un orchestre qui dirait autre chose; ici on fait la musique, sans théâtre, sans gestes énormes, sans grimaces, on est dans la musique, tous ensemble, noyés dans ce bonheur-là.
Il y a un mystère Abbado: pendant les répétitions, là ou d’autres expliquent aux musiciens ce qu’ils veulent, ou bien sculptent chaque note pour obtenir le son voulu, l’effet voulu, lui travaille beaucoup en amont avec les assistants, relit avec attention les partitions et lorsqu’il est face à l’orchestre, il fait jouer, en faisant recommencer quand il l’estime nécessaire, mais sans mot dire ou à peine, écoutant les remarques des musiciens, qui peuvent faire telle ou telle proposition: cette manière de procéder a souvent eu  le don d’agacer, certains pupitres et non des moindres disant que les répétitions d’Abbado sont inutiles. Et pourtant, pour le Tristan de Berlin en 1998, il avait demandé un grand nombre de services d’orchestre signe que les répétitions comptent pour lui: il n’est pas comme Knappertsbusch qui les détestait. Mais dès que le concert arrive, les plaintes  sont oubliées, et c’est la surprise, à l’orchestre comme dans le public. C’est aussi qu’Abbado désormais, depuis qu’il a quitté Berlin ne dirige plus que des orchestres avec lesquels entretient une relation régulière: Orchestre Mozart, Lucerne Festival Orchestra, Mahler Chamber Orchestra (beaucoup moins qu’il y a quelques années), Berliner Philharmoniker. Lorsqu’il travaille avec un autre orchestre comme l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino ou celui de la Scala récemment, il mélange deux phalanges, une connue de lui , une moins connue et place en tant que de besoin ses musiciens fétiches comme chefs de pupitre. Car il travaille aussi avec des musiciens qu’il a connus quelquefois depuis les temps du Gustav Mahler Jugendorchester qui connaissent sa manière de faire de la musique ou qui sont des instrumentistes hors pair qu’il a repérés. Ainsi la Mahler Chamber d’hier avait une couleur un peu “Lucerne”, un peu “Mozart” avec un premier violon venu du Lucerne Festival Orchestra et du Gewandhaus de Leipzig, Sebastian Breuninger (reconnaissable à sa manière de se “démener” comme un diable), mais aussi le contrebassiste vénézuélien Johannee Gonzalez. Nouveau venu un surdoué de la clarinette, époustouflant, inouï, l’autrichien Andreas Ottensamer, (père et frère clarinettistes aux Wiener Philharmoniker). Bref, un Mahler Chamber Orchestra sur mesure pour Abbado, malgré le grand niveau de la formation “ordinaire”.
Le concerto n°1 op.15 de Beethoven, premier des concertos (publié en 1801), a été pourtant composé après le deuxième, en 1795/96, créé à Vienne en 1800, n’était pas très aimé de son auteur qui le considérait comme une œuvre “du passé”. De fait l’influence de Haydn et de Mozart se fait sentir et la longue introduction orchestrale initiale fait irrésistiblement penser à Mozart. Dès le début, Abbado accentue les contrastes par des première mesures très retenues, très légères, dont le thème est repris aussitôt de manière plus éclatante, avec plus de brio, sans se départir d’une incroyable fluidité et d’un magnifique jeu avec les bois, somptueux:  tout cela sonne comme une sorte d’ouverture, avec son accord final assez brutal, qui fait entrer le piano de manière presque furtive par contraste. Le premier mouvement est un jeu d’arabesques entre le piano et l’orchestre autour du thème principal. Le toucher de Martha Argerich, jamais agressif, très fluide, et produisant en même temps un son d’une netteté et d’une précision incroyables emporte les rythmes en une parfaite osmose avec l’orchestre, avec l’impression d’un tissu parfaitement tressé orchestre/soliste sans jamais de solution de rupture. Si le son du piano est à la fois fluide et net , celui de l’orchestre est incroyablement transparent, laissant chaque instrument s’exprimer, Abbado laisse jouer, tout en construisant les architectures si bien qu’on a l’impression d’un Beethoven renouvelé, à la fois intime, juvénile, presque farceur et en même temps déjà grave. Si le troisième mouvement, un rondo  énergique, très rapide et acrobatique au piano, est étourdissant de maîtrise technique – mais peut-on alors parler de maîtrise technique tant la technique disparaît derrière tant de naturel et tant de joie –  le dialogue devient presque souriant et joueur, ce jeu de renvois de “répliques” au sens théâtral du terme, si donc tout cela cloue le public sur place et le fait exploser, c’est le second mouvement qui m’a littéralement chaviré: le début au piano aux accents plus beethovéniens, presque hésitants, presque par effraction, avec l’orchestre fusionnel accompagnant ces premières mesures  d’abord, mais prenant la suite sur le même thème, avec la même couleur: la performance des bois (basson et clarinette) est étonnante et entame un dialogue avec le piano qui va se poursuivre de manière sublime pendant tout le mouvement. On a l’impression d’une aria qui se développe au piano, affirmée, puis allégée, puis hésitante, avec des effets de main gauche tels que l’on serait pas étonné d’apprendre que Martha a quatre mains! Les reprises à l’orchestre lissés et polis à un point de discrétion et de légèreté totalement bouleversants  Ce fut un moment magique, magique parce qu’en même temps d’une incroyable simplicité, avec un naturel confondant: on entend à peine les cordes accompagnant le piano, on entend en écho les cuivres, ou les bois et jamais envahissants, un système d’échos qui crée à la fois la douceur et une impression de paix mélancolique et suspendue (ah! les toutes dernières mesures de ce mouvement!)
Triomphe immédiat, salle debout pendant de longues minutes et enfin un bis (Schumann), évidemment merveilleux, merveilleux de technique, de fluidité, de simplicité. Martha Argerich toute simple dans sa grandeur.

Martha (14 avril 2013)

La symphonie n°3 “Écossaise”, esquissée à partir d’un voyage de Mendelssohn en Écosse en 1829, a été terminée et créée à Leipzig en 1842 . On ne sait que dire…devant l’évidence; on n’a jamais entendu cela, et ce dès le début, où pas un seul instrument n’échappe à l’oreille. Chaque son est clair, identifiable, isolable et fusionne à la fois avec les autres donnant une vision unitaire de l’ensemble.  L’intervention des cordes quelques mesures après le début est hallucinante de présence, de mystère, de grandeur et de subtilité. D’une œuvre souvent jouée, d’emblée un regard neuf qui change l’idée qu’on en avait. L’introduction du second thème du premier mouvement,  retenue, avec un orchestre qui retient le volume, qui atténue l’enchainement, motive un effet de crescendo dès la reprise du thème, avec une accélération qui entraine l’auditeur dans un effet de tension extraordinaire et qui ne le quittera pas. jusqu’à la fin. Effet d’espace, effet de paysage aux couleurs incroyables, qui rend palpable une sorte de discours, l’impression fréquente chez Abbado que l’orchestre parle, tient un discours qu’on perçoit et qu’on comprend par le cœur plus que par l’esprit: sa manière de laisser les musiciens aller, son regard (quand on a la chance de le voir de l’arrière scène), ses sourires, ses larges gestes englobants et jamais vraiment martiaux ou didactiques, sa main gauche qui danse la musique, tout cela fait monter l’émotion et provoque une sorte d’adhésion, d’engagement de chaque pupitre: on a l’impression qu’une lumière se fait. Les effets de pianissimis ou de retenue de la clarinette (Andreas Ottensamer encore une fois, retenez ce nom, il est époustouflant), les modulations de la phrase, la sûreté des cuivres, qui en même temps ne sont jamais envahissants (ils en auraient l’occasion pourtant) cela crée une subtilité du discours, avec une telle science des rythmes, de l’espace qu’on a l’impression que l’écriture de Mendelssohn est une traduction  musicale d’une page de Chateaubriand.
Le deuxième mouvement “vivace” cueille l’auditeur déjà capturé par son optimisme, sa joie, sa gaieté, et son relief, avec les interventions des bois totalement renversantes, il faut imaginer, au milieu de ces sons qui dansent,  le regard sur le visage du chef, quelquefois extatique lorsqu’il entend un moment réussi, lorsqu’il comprend que l’orchestre est en train de jouer exactement ce qu’il veut et comme il veut. La fin, qui s’allège progressivement jusqu’à la disparition du son laisse le spectateur suspendu et surpris mais c’est pour ménager l’entrée dans l’adagio, avec son dialogue initial cordes/cuivres, rythmés par des pizzicatis d’une légèreté à se damner, l’ensemble étant d’une couleur qui annonce Brahms . Les cors (avec le nouveau premier cor du Mahler Chamber Orchestra, Jose Vicente Castelló) sont ahurissants lors de l’énoncé du second thème, à la fois  plus funèbre, plus sombre, et qui lorsque tout l’orchestre est emporté, bouleverse, que dis-je, tourneboule l’auditeur. Tristesse, retenue, mais aussi majesté, noblesse jamais démonstrative, jamais extérieure, nous sommes tout en nous, retournés dans un paysage intérieur qui se structure en nous et qui fait monter l’émotion et, oui, les larmes. En écrivant ces lignes, il me semble encore entendre ces voix qui se reprennent l’une l’autre la mélodie, au cor, aux bois, aux cordes dans une alternance fluide et en même temps marquée.
A quatre vingt ans, Abbado recrée une autre disponibilité vers ces pages, il les recrée, il replace Mendelssohn au centre du monde symphonique, en proposant cette vision incroyablement profonde, subtile, construite, comme si il voulait nous rappeler, nous imposer la subtilité et l’incroyable couleur de cette musique.
Un dernier mouvement qui commence par des voix des cordes, du basson, des cors, alternés pour exploser ensuite et élargir le propos; le rythme n’est pas rapide, mais très marqué,  le dialogue bois et flûte avec l’ensemble de l’orchestre commence à donner l’impression d’une machine merveilleuse qui se structure elle même, d’un orchestre qui n’a plus de besoin de son chef pour produire le son juste, de plus en plus d’ailleurs Abbado sourit presque sans interruption. Reprise de la mélodie par des pupitres différents en une magnifique unité, une harmonie étonnante dans les rythmes et dans la couleur, une explosion chromatique telle un feu d’artifice . Je le répète ce qui frappe c’est que ces pages finales, qui pourraient être lourdes, notamment au moment de la conclusion un peu grandiloquente, restent aériennes. La conclusion est précédée d’un moment où l’orchestre s’éteint littéralement après un solo de clarinette renversant, comme si les sons peu à peu et progressivement se faisaient d’abord discrets puis disparaissaient dans le silence. Alors du même coup ce moment ultime et un peu grandiloquent devient presque soulagement, après la retenue et l’effacement; Abbado conclut et  n’en accentue pas la lourdeur presque hymnique, au contraire, le son au lieu d’exploser martialement comme on l’entend quelquefois, gagne progressivement en expansion, mais reste un infime ton en dessous d’un final qui serait trop invasif, trop marqué: Abbado refuse le spectaculaire, refuse un son théâtral qui serait minutieusement calibré et mis en scène. Il construit une monumentalité fondue dans un paysage,  qui s’y intègre sans jamais en imposer. Oui, un Mendelssohn pareil c’est phénoménal.

Tout en essayant de rendre quelques impressions fugaces, j’ai presque oublié de dire les larmes qui coulent, de dire les longs, les interminables applaudissements,  de toute la salle debout, en délire, comme rarement on en voit à la pause et à la fin (près de 12 minutes). Un ami m’avait envoyé un sms de Ferrare après le concert de vendredi 12 “concerto incredibile, uno di quelli storici”. Comme il avait raison.
Il y avait dans mon abbadothèque intime le concert du 15 avril 2002 à Salzbourg, où une septième de Beethoven ahurissante avait mis toute une salle à genoux, il y aura désormais le 14 avril 2013 où un couple de  jeunes gens de la musique ont fait éclater le soleil et le bonheur. Abbado, ou la musique de l’éternel printemps.
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Claudio fait saluer le basson et la clarinette (14 avril 2013)

 

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Claudio ABBADO dirige l’Orchestra MOZART le 16 MARS 2013(Mozart-Beethoven) avec Martha ARGERICH

En répétition ©Priska Ketterer Lucerne Festival

A Lucerne, les fruits ne passent pas la promesse de fleurs: les fruits  y anticipent toute promesse, car ces fruits (d’or) sont déjà tombés sur Lucerne ce samedi 16 mars.
Bien sûr, c’est la crise, et le programme de Lucerne un peu difficile certains soirs à Pâques cette année n’attire pas le nombre habituel de visiteurs étrangers, pour la traditionnelle venue du Bayerischer Rundfunk et Mariss Jansons, il reste des places à 100 CHF ce qui est abordable à Lucerne samedi 23 (Britten War Requiem  avec Christian Gerhaher) et il reste encore des places chères le dimanche (Chostakovitch 6 et Beethoven 5).
Mais pour Abbado, c’est complet, et comme de juste “ils sont venus ils sont tous là même ceux du sud de l’Italie”. Abbado à Lucerne est chez lui, il a dompté depuis longtemps un public réputé froid, on peut même dire qu’il a presque changé les habitudes d’un public plutôt retenu. C’est jour de joie et aussi jour de retrouvailles, on retrouve ses amis venus d’Italie, de Suisse, d’Allemagne, d’Autriche  et même de France, on retrouve aussi le personnel de Lucerne qui salue les têtes d’habitués connues depuis 12 ans. En bref, même si le concert (sans Argerich) a eu lieu à Bologne, c’est bien à Lucerne que tout recommence, et que la saison d’Abbado se met en mouvement.
En mouvement oui, et avec quelle intensité, avec quelle énergie, avec quel indicible plaisir ces deux êtres d’une jeunesse incroyable (lui 80, elle 72) nous ont emportés, et bouleversés. Dans de telles dispositions d’esprit, comment le corps ne participerait-il pas à l’émotion, que de petits coups au cœur au détour d’une phrase, d’une mesure, d’un solo instrumental, d’un geste et surtout quand on se met à fixer le visage à la fois incroyablement concentré et aussi , comment dire, presque rêveur de la merveilleuse Martha.
Parce que pour tout le monde, Martha Argerich, c’est Martha, comme la vieille amie qu’on retrouve avec sa spontanéité, et son côté un peu fantasque, avec sa masse capillaire impressionnante, reconnaissable entre toutes,

Leur premier disque ensemble

Martha avec Claudio, comme dans le premier disque enregistré pour DG en 1967, les concertos pour piano et orchestre de Ravel et Prokofiev avec les berlinois! Regardez cette photo: ce regard, cette complicité, c’était eux, samedi, 46 ans après, toujours les mêmes, et toujours ce côté engagé, spontané, direct. On sait que les répétitions ont été rudes et âpres, qu’elles ont duré presque jusqu’au moment du concert. Un seul signe nous le prouve: on avait oublié d’enlever le pupitre du chef (on sait que Claudio Abbado dirige sans partition). Alors que l’orchestre était installé, accordé, alors qu’on attendait le chef, le responsable technique est venu ôter le pupitre intrus, sous les rires du public qui connaît bien les habitudes de Claudio.
Le concert? j’y viens…mais il faut bien vous dire l’ambiance sur les rives du lac des Quatre Cantons, et ma rage de vous la décrire pendant que là-bas en ce moment même ils jouent un autre programme, ensemble et que je n’y suis pas .
Le programme proposait deux ouvertures de Beethoven (Leonore n°3 et Coriolan), un concerto (Concerto n°25 pour piano et orchestre en ut majeur, K. 503) et une symphonie (Symphonie n°33 en si bémol majeur , K. 319) de Mozart. Deux univers très différents, un Beethoven plutôt dramatique et grave, un Mozart non “léger”, mais naturel, modeste, dansant.
On a souvent coutume de regretter l’attachement de Claudio Abbado  à son Orchestre Mozart: à Bologne, on projette de construire un auditorium (Renzo piano), on cherche des lieux de résidence nouveaux, et même lointains, pour l’orchestre et pourtant, beaucoup de critiques restent circonspects et distants, lui préférant le Mahler Chamber Orchestra, qu’il ne dirige plus guère qu’une fois par an, ou bien sûr les Berlinois (cette année à Pentecôte) ou le LFO (en août). L’orchestre Mozart est composé de manière élastique, au gré des programmes, des musiciens favoris de Claudio disponibles, des jeunes les plus prometteurs: on n’y voit vraiment jamais les mêmes. Ce soir un nouveau premier violon, Massimo Spadano, premier violon de l’orchestre de Galice, mais surtout spécialiste de musique de chambre et enseignant de référence invité dans de nombreuses académies d’été. On retrouve pour encadrer les membres plus jeunes les habitués du Lucerne Festival Orchestra Wolfram Christ (Ex Berliner Philharmoniker), alto, Jacques Zoon (flûte, ex Boston et ex Concertgebouw), le hautbois miraculeux de Lucas Macias Navarro (Concertgebouw) Alois Posch (Ex Wiener Philharmoniker) aux contrebasses et un petit nouveau au basson Daniele Damiano (Actuellement titulaire du Berliner Philharmoniker). Comment s’étonner du son obtenu, inhabituel, plus charnu, plus clair, plus technique aussi notamment dans la symphonie n°25, étonnante de virtuosité. Beaucoup disent que ce soir l’orchestre est méconnaissable.
Pour les deux ouvertures de Beethoven, Abbado a choisi non la dynamique, mais au contraire une couleur plus dramatique, même dans la dernière partie de Leonore III, au rythme moins rapide et moins étourdissant que d’habitude, même si on reconnaît les accents optimistes de la fin de la pièce. La première partie est plus sombre, et impose un univers presque plus dur, et illumine la soirée d’une manière assez surprenante même si ce sera contrebalancé par un Mozart aérien, presque azuréen. Même contraste dans la deuxième partie va mettre face à Mozart une ouverture de Coriolan très tendue, conforme d’ailleurs au drame (Coriolan est ce général romain victorieux qui déçu de ses concitoyens, va proposer ses services à l’ennemi, menacer Rome mais qui sur intervention de sa femme et de sa mère, va y renoncer et se suicider), une vision noire qui nous laisse dans un suspens inquiétant à la fin. Comme toujours, on sent les qualités d’Abbado de clarté et de fluidité, mais comme souvent lorsqu’il veut imposer une vision, on entend presque l’orchestre parler. Abbado est un des rares chefs dont on entende le discours et ce soir, son Beethoven est plus sombre, plus inquiétant même, et fait contraste évident avec le monde mozartien qu’il veut nous montrer. En conclusion de la soirée, la Symphonie n° 33, choix surprenant en finale de concert, habituellement plus spectaculaire et de fait, le public est surpris d’entendre cette symphonie peu connue, de 1779, qui marque le retour de Mozart à la symphonie. L’univers de cette œuvre n’a rien de monumental:  ce n’est pas l’entrée choisie par Mozart. L’entrée mozartienne est plutôt une entrée allègre, un peu mélancolique dans le second mouvement (andante moderato), mais où domine un optimisme mesuré, une sorte d’équilibre qui montre un Mozart au total heureux. C’est bien ce que montre Abbado, et qui déçoit le public qui attend en fin de concert une sorte d’envolée, rien de tel, mais plutôt une circulation extrêmement légère des sons, distribués de manière dynamique, avec des traits à peine esquissés au violon, ou au violoncelle,  des contrebasses qui seraient presque un continuo, dans une formation d’ensemble au demeurant assez réduite. Cette allégresse qui n’est pas tonitruante, Abbado lui donne une couleur presque “rossinienne”, de ce Rossini dont Abbado fut le maître, où circule une joie de l’orchestre, une joie simple qui emporte  les choses, une brise agréable et fraîche sans ostentation mais tout de même quelquefois étourdissante.
Dans la construction du concert, entre ce Beethoven grave et ce Mozart léger comme plume au vent, le concerto n°25 en ut majeur, qui a probablement été composé pour une série de concerts à Prague en 1786: la symphonie homonyme en est exactement contemporaine. Étrangement, ne connaissant pas les disponibilités instrumentales de Prague, Mozart n’y a pas inséré de clarinette, mais hautbois et surtout flûte sont sans cesse à l’écoute du piano, jouent ensemble, se répondent, en un ensemble de correspondances presque baudelairiennes et en un dialogue très harmonieux et d’une poésie intense.

En répétition ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Le premier mouvement commence par une longue introduction orchestrale, très symphonique, et se poursuit par un dialogue très fluide et très attentif entre clavier et orchestre, alternant mode majeur et  mode mineur et en même temps des moments à la fois triomphants d’un Mozart vainqueur, qui clôt par le K 503 l’impressionnante série de 12 concertos pour piano, et en même temps celui d’une mélodie plus cachée, plus plaintive, peut être de qui renonce à Vienne où son aura décline et essaie d’aller chercher fortune à Prague: Martha Argerich est à la fois très présente, et écoute sans cesse l’orchestre, c’est un vrai dialogue qui s’installe, pendant lequel les deux disent le même discours, en une sorte d’unisson. Il y a là moment de véritable osmose qui ne nous quittera pas de tout le concert. Remarquons au passage le thème ressemblant au début de la “Marseillaise” (Rouget de L’Isle l’aurait-il emprunté à Mozart ? – Beethoven fera de même), le discours de ce premier mouvement, plutôt énergique, rythmé, mais aussi fluide, se poursuit par un andante (certains disent un adagio) aux thèmes très changeants, aux mélodies complexes, où il n’y a aucun “arrêt sur image”, mais au contraire une succession thématique que la soliste enchaîne de manière apparemment simple, à  la fois sans pathos et sans insistance, sans mélancolie comme pour montrer une volonté d’aller tranquillement de l’avant.
Le dernier mouvement, inspiré d’une danse d’Idomeneo (la “danse des femmes crétoises”) est le moment le plus extraordinaire de l’ensemble, il faut regarder le visage d’Argerich, joyeux et concentré tout à la fois, avec sa tête qui danse les rythmes comme si cela montait de ses doigts, avec un style époustouflant, qui virevolte avec des prises de risque incroyables, dans une immense sérénité joyeuse; on croirait presque qu’elle est habitée par les intentions de Mozart, tant cette danse est à la fois peu démonstrative et incroyablement acrobatique: il est difficile de rendre cette idée contradictoire, mais la sûreté de l’artiste est telle et son toucher si précis et en même temps si dansant, si rapide et si varié qu’elle donne à ce tumulte les couleurs d’une très apparente simplicité qui vous emportent en tourbillonnant. Ayant la chance de contempler son visage à la fois incroyablement concentré et incroyablement mobile, regardant Abbado du coin de l’oeil avec une expression surprise, ou amusée (coups d’œil furtifs rendus d’ailleurs par le chef) et un orchestre complètement pris par ce jeu auquel il répond avec précision, à propos de manière marquée c’est là aussi étourdissant pour les artistes (orchestre compris) que pour le spectateur.

Puissance du regard ©Priska Ketterer/Lucerne Festival

A peine la dernière note donnée, Martha bondit littéralement du piano pour embrasser Claudio, scène d’intimité artistique vibrante, qui en dit long sur la joie de faire de la musique ensemble qui a été la leur, et en même temps nous en dit un peu sur les répétitions qui je le répète ne furent pas si faciles. Ces deux là surprennent de manière incessante, ce sont des animaux-artistes, qui parlent à la peau, à l’âme, au coeur, et qui jouent comme ce soir, sans distance, sans volonté démonstrative, avec seulement la joie de jouer, de faire de la musique et de trouver immédiatement le ton juste, le son juste, le rythme juste, cette “syntonie” qui produisent en vous ces coups sourds du cœur qui ne cessent de vous assaillir.
Voilà pourquoi, au milieu d’un concert d’un niveau particulièrement haut, où la musique a circulé en nous si intensément et en même temps si simplement, la rencontre Abbado-Argerich fut un sommet, qui m’a rappelé l’exécution du Concerto n°3 de Beethoven à Ferrare qui nous avait électrisés. Spontanément, le public se lève, avec d’infinis rappels auxquels répond ce regard toujours un peu étonné, un peu ailleurs, ce regard franc, simple et direct, mais malicieux de Martha Argerich vers le public, Martha qu’on voyait dans la coulisse embrasser encore une fois Claudio . Ce concerto fut la merveille insurpassable d’une très grande soirée. Il fut le pont qui nous a relié aux pays des Dieux.

Note: Concert retransmis par la radio suisse SRF 2 Kultur le 1er avril à 20h00
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©Priska Ketterer/Lucerne Festival

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: ABBADO LE RETOUR!!! CLAUDIO ABBADO DIRIGE L’ORCHESTRA FILARMONICA DELLA SCALA ET L’ORCHESTRA MOZART avec Daniel BARENBOIM, piano (CHOPIN Concerto n°1, MAHLER Symphonie 6)

Photo Alberto Falletti

Enfin. Enfin l’affiche de la Scala portait le nom de Claudio Abbado: depuis 19 ans, ce n’était plus arrivé.
Cette fois-ci le concert a eu lieu, Claudio était en chair, certes, mais encore plus en os et en inspiration totale, absolue. Il était tellement attendu que plus de mille personnes avaient fait la queue pour avoir les places de “loggione” de dernière minute, les places debout, alors qu’on en donne 140…enfin, le “loggione” était bien plein, de ce remplissage qui fait soupçonner la présence de bien des clandestins.
Les Abbadiani itineranti (abbadiens itinérants) avaient pour itinérer affrété un tram avec des affiches “Bentornato Claudio”, distribuaient des sacs souvenir et des petits drapeaux de papier à l’entrée. Voir à ce propos le reportage photo en cliquant sur le lien de “La Repubblica” .
Dans la salle, du haut en bas, tous ceux qui de près ou de loin ont partagé quelque chose avec Claudio, par exemple Cesare Mazzonis, ex-directeur artistique de la Scala au temps d’Abbado, les chefs Gustavo Dudamel, Diego Matheuz,  Riccardo Chailly, qui habite la banlieue milanaise, tous les vieux journalistes d’alors encore vivants, et tout ce public de fans dont certains ne se voient plus à la Scala depuis des années sont revenus…”ils sont venus ils sont tous là même ceux du sud de l’Italie…”. Seule, sa soeur Luciana, infatigable soutien à la musique d’aujourd’hui à Milan, n’a pu attendre jusqu’au jour de son retour à la Scala, car elle nous a quittés quatre jours auparavant. C’est une vraie perte, un très cruel deuil.
Un rêve tout éveillé, on avait l’impression d’être trente ans en arrière avec à la fois ce public vieilli mais enthousiaste (il y avait à la fin du concert au moins 400 personnes à la sortie des artistes), souriant, arborant drapeaux et sacs distribués à l’entrée, et aussi plein de jeunes, qui ne l’avaient jamais entendu en concert puisque son dernier concert à la Scala remontait au 15 février 1993 avec les Berliner Philharmoniker. Un public fou de bonheur , tant le triomphe fut grand, sans doute le plus grand depuis Carlos Kleiber pour Otello en 1987 et un concert de Jessie Norman à la fin des années 80. On sentait le frisson parcourir les gens à l’entrée, les petits groupes qui se retrouvaient, les saluts, les embrassades, cette fois on y était, Abbado était là! et nous aussi!!

Quelques vues du public (1)

Puis-je décrire sans émotion une soirée qu’on attendait depuis dix-neuf ans, depuis ce dernier concert, et surtout depuis ce moment où un conflit avec la Scala d’alors avait éloigné Claudio Abbado de Milan au point qu’il refusait d’en parler, ou qu’il faisait le signe qui signifiait qu’il avait fait une croix sur Milan, au point d’en chercher tous les défauts, au point de déclarer de ci- de là que Milan était une ville polluée, sans espaces verts, au point d’exiger encore récemment comme condition à son retour qu’on plante des dizaines de milliers d’arbres. Colère, refus, mais aussi souffrance de rester éloigné de sa ville, cet excès même en était la preuve, et il nous l’avait bien fait sentir au détour de conversations.
Rappelons les faits: il semblait acquis que Claudio viendrait diriger un Barbiere di Siviglia et un Fidelio à la Scala, mais qu’il viendrait aussi  en 1996 avec le Philharmonique de Berlin faire l’Elektra de Strauss mise en scène par Lev Dodine présentée à Salzbourg en 1995. Riccardo Muti refusa assez tard qu’un autre orchestre que celui de la Scala soit dans la fosse, un peu comme pour l’affaire Carmen à l’Opéra Comique à Paris en 1980, où Abbado ne voulait plus diriger l’orchestre de l’Opéra de Paris après le Simon Boccanegra de 1978: il  avait dit clairement  à France Musique le mal qu’il pensait de l’Orchestre de l’Opéra et a demandé de venir avec le LSO: Liebermann refusa. On peut comprendre que ne pas utiliser l’Orchestre de l’Opéra pour Carmen à Paris aurait été un véritable camouflet pour les musiciens. Mais dans le cas de la Scala, il y avait en jeu la fameuse rivalité à distance que Riccardo Muti avait installée à Milan.
A Milan on a dit alors qu’Abbado demandait des sommes pharamineuses, que Berlin était inaccessible etc…etc…Le résultat, ce que Milan la riche ne pouvait soi-disant pas payer, Florence le paya, et Elektra fut présentée aux dates prévues, mais au Comunale de Florence (dont le directeur artistique d’alors était Cesare Mazzonis-voir plus haut-) et ce fut un incroyable triomphe. Mazzonis en échange de ce service (qui évita une perte financière sèche) obtint d’Abbado qu’il fasse le Simon Boccanegra de Salzbourg (Mise en scène Peter Stein) au Comunale de Florence.
Quand Lissner arriva à Milan, l’un de ses premiers soucis fut de convaincre Claudio de revenir. Ce fut long, et difficile, mais il y est arrivé, sans doute aussi grâce à la grande amitié qui lie Claudio Abbado et Daniel Barenboim, pourtant si différents (y compris musicalement, on l’a bien encore constaté ce soir)  . D’ailleurs, à la fin du concerto de Chopin, le public réclamait le bis à Barenboim, et celui-ci a pris la parole en disant “je pourrais vous donner un, deux, trois bis, je pourrais jouer tant que vous voulez, mais ce soir, c’est une soirée spéciale, c’est la soirée de Claudio Abbado, et alors considérez que le bis c’est la sixième de Mahler!”(tonnerre d’applaudissements).

Quelques vues du public(2)

Puis-je oser dire que ce soir, la musique passait  au second plan, au moins avant le concert, tant voir Claudio revenir dans ce théâtre qu’il a tant marqué, revenir devant son public, était un moment d’une émotion intense, qui m’a étreint fortement, tant je me souvenais de son dernier Pelléas et Mélisande, à la dernière représentation dans la merveilleuse production d’Antoine Vitez (qu’on vit aussi à Vienne, puis à Londres dans les années 90), où pleuvaient fleurs et petits papiers “O Vienna quante pene ci costa!” (Ô Vienna, que de peines tu nous coûtes, parodie d’une réplique des Nozze di Figaro), où les larmes coulaient et où a fermenté l’idée d’itinérance des fans d’Abbado qui se retrouvaient là où Claudio était. Que de nuits passées à conduire entre Milan et Vienne pour aller l’entendre et continuer à tisser le lien qui nous attache encore à lui. Oui, je suis arrivé à Milan dans les deux dernières années de son mandat, et j’ai toujours été au loggione, en deuxième galerie pour voir les opéras qu’il dirigeait (Carmen, Macbeth, il Barbiere di Siviglia, Il Viaggio a Reims, Pelléas et Mélisande), j’ai donc acheté pour ce soir une deuxième galerie: à la Scala, n’allez en Platea (orchestre) qu’à reculons, le son est moyen alors qu’en haut, le son est chatoyant, varié, puissant;  et surtout, surtout, ce soir, je revoyais mes années 80 milanaises, dans ce théâtre qui est mon théâtre (peut-être encore plus que le Palais Garnier), avec ce merveilleux public de la Scala qui peut-être farouche, insupportable, mais qui plus qu’aucun autre sait accueillir et saluer la grandeur et l’art. Ce soir fut pour moi un moment très fort, inoubliable, où les larmes coulèrent.

Quelques vues du public (3)

Faut-il en oublier de rendre compte de ce que nous avons entendu?
Une première partie avec Daniel Barenboim dans le concerto n°1 de Chopin. Certes, on sait bien que Maurizio Pollini ou Martha Argerich eussent été des choix plus conformes au style d’Abbado, mais le prétexte du concert est un cycle Chopin par Daniel Barenboim (directeur musical de la Scala) , fait avec Gustavo Dudamel la semaine dernière et Daniel Harding (remplaçant Andris Nelsons) la semaine prochaine. Insérer le concert Abbado dans ce cycle, c’était du coup banaliser ce retour (si c’était possible) et lui donner un statut “ordinaire”, de fait le prix était ordinaire (de 10 à 66€).

L’entrée d’Abbado et Barenboim, photo Alberto Falletti

Entrée d’Abbado et Barenboim, explosion du public. Abbado toujours timide va pour monter sur le podium, mais Barenboim l’attire par la main sur le devant de la scène et alors c’est la standing ovation avant même le début du concert. C’était l’ambiance hier.
Rien n’est plus différent que le style haché, contrasté, violent, mais aussi énergique et presque juvénile de Daniel Barenboim et la fluidité, la sensibilité avec laquelle Abbado aborde ce concerto qu’il n’avait pas dirigé depuis plus de trente ans.  Bien sûr  Barenboim cherche à entraîner l’orchestre derrière lui, mais Abbado tient bon, et on sent une sorte de “jeu de pouvoir” entre les deux amis. Abbado réussit à obtenir de l’orchestre un son rond et chaleureux qu’on ne lui avait pas entendu depuis longtemps (il faut reconnaître que la qualité du son de l’orchestre n’est plus celle du temps d’Abbado ni même de Muti: un peu de problèmes techniques, quelques sons  approximatifs, une couleur qui s’est banalisée), il réussit tout de même de magnifiques pianissimi dans le deuxième mouvement (le plus accompli  à mon avis, avec  le premier mouvement), ces pianissimi dont Abbado a le secret. Une suprême élégance du geste, communicatif, qui n’est pas la manière de jouer ou de diriger de Daniel Barenboim. Chopin est-il d’ailleurs encore son univers? Le troisième mouvement m’est apparu à la fois acrobatique et approximatif, où les deux partis pris se confrontaient sans toujours dialoguer. Il reste que Daniel Barenboim reste un étonnant artiste, d’une intelligence redoutable (voir la manière dont il a calmé le seul imbécile qui le huait – c’était bien le moment! en rappelant que cette soirée était celle d’Abbado et relativisant du même coup sa présence et sa prestation).
L’orchestre est souvent considéré comme la partie faible chez Chopin, on dit souvent qu’il préfère les petites formes aux grandes machines orchestrales à la Beethoven, ici évidemment, Abbado oblige,  on entend les couleurs et les modulations orchestrales, la manière dont l’orchestre cherche à mettre en valeur le soliste, mais dont il s’éloigne en même temps par le style. Il reste que globalement, on demeure assez satisfait (ou indulgent), un hueur, mais un gros succès du public et de nombreux rappels.

L’énorme dispositif

Bien sûr on attendait la Sixième de Mahler car chaque concert mahlérien d’Abbado est désormais un événement . Il a épuisé le genre à Lucerne en refusant de faire la huitième, et donc il y a fort à parier que ces moments seront de plus en plus rares. Cette Sixième (après une huitième supprimée et une seconde avortée) devenait donc un moment d’urgence, et pour la mettre en place, Abbado a demandé de mélanger son orchestre Mozart (et surtout ses chefs de pupitre, rompus au travail avec lui) et l’Orchestre Philharmonique de la Scala, qu’il a fondés tous deux: voilà deux orchestres fils d’Abbado! On reconnaissait donc Raphaël Christ (Lucerne et Mozart), mais aussi Lucas Macias Navarro le génial hautboïste (Lucerne, Mozart et Concertgebouw) qui ce soir encore  a donné des exemples époustouflants de poésie et de simplicité, Chiara Tonelli la flûtiste (Mahler Chamber Orchestra, Orchestra Mozart), Aloïs Posch le contrebassiste (ex Wiener Philharmoniker) et d’autres sans doute difficiles à reconnaître de si loin. On avait réuni une masse orchestrale inédite, environ 170 exécutants, dans une vraie mise en scène avec le fameux marteau au centre, surélevé, comme un billot, il y avait par exemple 14 contrebasses, 18 violoncelles, 20 altos, 4 harpes dont le son montait avec une clarté confondante (voir notamment le début du quatrième mouvement); comme toujours avec Abbado, l’adagio était joué avant le scherzo.
Et ce fut magnifique. Ce ne sera pas sa plus grande interprétation de la Sixième, mais ce sera quand même une pierre miliaire bouleversante: rappelons-nous l’extraordinaire Sixième faite avec les Berlinois, à bondir pour l’éternité, ou celle de Lucerne. Et comme je l’ai rappelé, l’orchestre n’est pas techniquement au niveau des phalanges citées, notamment les cuivres, (mais qui atteint le niveau de Reinhold Friedrich?) et on entend quelquefois des stridences pas toujours bienvenues  mais on sentait les répétitions, l’engagement, l’application, la prise que le chef avait (à voir les sons produits quelquefois) et surtout l’incroyable énergie.

Claudio salue

Après avoir entendu le Gewandhaus (une autre de ces phalanges exemplaires) à Lucerne en septembre dernier avec un Riccardo Chailly déchainé dans la même œuvre, avec une sorte d’urgence et d’énergie du désespoir, on reste toujours frappé de redécouvrir Abbado (c’est comme à chaque fois une surprise, la découverte toujours renouvelée des perfections avec les yeux stendhaliens de Fabrice pour Clelia) par la manière dont Abbado fait parler l’orchestre, qui sourit, qui pleure, qui grince. Et par la variété “psychologique” de cette interprétation. Un des amis que j’ai croisé hier me disait qu’il trouve toujours Mahler “cérébral”. Rien n’est plus discutable: il est au contraire à fleur de peau, sans cesse en tension, sans cesse passant d’un moment d’extase à l’angoisse, à la noirceur, au sarcasme. Je ne le sens pas comme cérébral, mais au contraire comme un vagabond d’un univers sensible à l’ extrême. Oui Mahler est un “sensible de l’extrême”, en telle osmose avec les éléments naturels, qu’il crée sans cesse des “montées d’images” comme en psychanalyse et Abbado nous fait sentir le moindre souffle de cette sensibilité exacerbée, c’est pourquoi hier c’était l’extrême tension, notamment au départ, avec ce pas vif initial, en même temps léger, car on passe sans cesse d’une variation d’humeur à l’autre avec une extrême fluidité. Pour moi, c’est encore l’adagio qui m’emporte et me bouleverse, qui me tire les larmes, un moment suspendu de pure poésie, et hier c’est sans doute encore la partie qui m’a le plus touché. Mais il faut reconnaître qu’une fois de plus Abbado fait lire le texte, propose une vision d’une telle clarté, que toujours l’architecture se fait jour. Et il construit une telle tension qu’on en sort écarlate de l’énergie qu’on accumule. A part quelques imbéciles des fauteuils  d’orchestre qui pianotaient sur leur portable (d’en haut, ils n’échappent pas à nos regards) sans doute à la recherche du restaurant d’après spectacle, il fallait voir les visages tendus du public des galeries, silencieux, debout, arque-bouté aux barres de la galerie, suivre avec une urgence inouïe ce concert qui est sans doute le plus beau donné à la Scala depuis des lustres. Lecture d’une clarté stellaire, émotion indicible en soi par la musique, et aussi par les circonstances, tension prodigieuse. Oui  ce fut à la fin une explosion, où toute la salle est restée, 30 minutes d’applaudissements, les dix dernières minutes avec des cris scandés “Clau-dio”, un Claudio qui, visiblement fatigué et ému, n’est pas revenu seul saluer, comme il le fait à Lucerne. Oui, comme disait l’affiche du tram, Claudio est “bentornato” dans sa cité, et ce soir, le public de la Scala a redécouvert ce qu’immense voulait dire.

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LUCERNE FESTIVAL 2012: BERNARD HAITINK DIRIGE LES WIENER PHILHARMONIKER le 15 SEPTEMBRE 2012 avec Murray PERAHIA (BEETHOVEN Concerto pour piano n°4, BRUCKNER Symphonie n°9)

©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Après Salzbourg où ce concert a été donné le 25 août et un crochet par les Proms de Londres les 6 et 7 septembre  voilà les Wiener Philharmoniker à Lucerne, pour conclure en beauté le Festival 2012. On peut même entendre (s’il est encore disponible) le concert de Londres sur le site de la BBC (Radio3). Je reprends le commentaire de la page Facebook de Dominique Meyer, directeur de l’Opéra de Vienne: “Hier soir, à Salzburg, j’ai eu la joie d’entendre de nouveau les Wiener Philharmoniker, leur son magnifique, la douceur des cordes, la force et la rondeur des cuivres, qui peuvent jouer fortissimo sans que le son ne durcisse, la beauté triste et crépusculaire des Wagner Tuben à la fin de la Neuvième de Bruckner…. Et Bernard Haitink, net, clair, précis, évident. Immense musicien.”
Il n’y pas grand chose de plus à dire, même si je vais essayer de transmettre mes impressions d’hier à Lucerne. Le dernier concert entendu de Murray Perahia avait justement été à Lucerne, en 2007 (l’année de la 3ème de Mahler) avec Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra un concerto n°4 de Beethoven où les options de l’un et de l’autre ne s’étaient pas rencontrées. Rien ici de pareil. Bernard Haitink fait dialoguer l’orchestre avec le soliste d’une manière exemplaire: le son des Wiener est évidemment incroyable à la fois de retenue et montre une écoute attentive du soliste et une osmose qui affiche une sorte d’évidence. Les Wiener surprennent toujours quand on les entend après quelques années ou quelques mois de distance – Bon, même si je les ai entendus dans “Die Soldaten” il y a trois semaines, mais Zimmermann et Beethoven ce n’est pas exactement pareil – . ce qui surprend d’abord par rapport à tous les autres orchestres, c’est qu’ils sont presque exclusivement un orchestre au masculin, comme on en voyait il y a trente ans, ou sur les bandes d’archives. J’ai compté deux femmes dans l’ensemble. Pas de remarque sur la parité, mais déjà l’impression d’un orchestre “autre”, de tradition (discutable sur ce point…), “tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change”, avec une certaine raideur aristocratique dans les attitudes. Ce ne sont évidemment que menues remarques qui n’ont rien à voir avec la musique, mais qui donnent un “contexte”, quelque chose qui serait du genre “s’il n’en reste qu’un je serai celui-là”. Et puis le son, un son reconnaissable entre tous, une perfection formelle quasiment inaccessible (ah, ces pizzicati, ces cordes, ces cuivres!), un son qui ne bouge pas, comme si on le mettait en boite après chaque concert depuis des dizaines d’années pour le ressortir au concert suivant, un son et une couleur qui se cultivent bien sûr, et que les Wiener essaient jalousement de conserver, et que d’aucuns leur reprochent. Ils n’ont pas de chef sinon le directeur musical de la Staatsoper de Vienne quand ils sont en fosse à l’Opéra. mais en tant que Wiener Philharmoniker, ils sont indépendants et libres, et au total donnent peu de concerts dans l’année si on les compare aux Berliner Philharmoniker, dont le son, lui évolue sans cesse: de Karajan à Abbado et à Rattle, ils ne sonnent pas du tout de la même façon, c’est frappant dans les cordes. Cette stabilité sonore, s’accorde merveilleusement bien avec Bernard Haitink, lui aussi image d’une permanence, qui est à la fois dans l’énergie, la subtilité et une recherche continue d’équilibre, garantie par le volume sonore des Wiener jamais excessif, jamais débordant, mais toujours imposant.

©Priska Ketterer/Lucerne Festival

Ainsi du deuxième mouvement du concerto de Beethoven, avec ce duel entre un orchestre tendu et un soliste plus doux, plus suave, plus “romantique”, un duel millimétré, et en même temps d’une telle perfection qu’on se laisse prendre de manière définitive. Encore plus dans le troisième mouvement, si dansant, où Perahia est littéralement éblouissant de rythme, d’imagination, d’inventivité, de fluidité, mais aussi de simplicité,que l’orchestre accompagne jouant sur le son plein compact et charnu, mais aussi sur les limites de l’audible. C’est vraiment un très beau Beethoven qui nous a été livré là, pas forcément novateur, mais pas  “classique” au sens “académique”, qui a la justesse de la vie, et une étrange intensité, qui ne fait pas spectacle tant le geste de Haitink est mesuré (on est aux antipodes d’un Chailly quelques jours avant), mais qui force à la concentration, et à la rentrée en soi et qui force l’admiration.
Avec la 9ème de Bruckner, inachevée, que Haitink choisit de jouer sans les “possibles” d’un quatrième mouvement, mais dans la certitude des trois mouvements terminés, elle a vraiment les caractères d’un achèvement: dès les premières mesures où les cordes tremblantes rappellent quelques mesures du second acte de Siegfried, on rentre dans une ambiance de concentration une fois encore, qui explose bientôt dans la perfection formelle de l’orchestre dont le son n’écrase jamais et qui  provoque en nous des émotions qui bouleversent. Dominique Meyer parlait de la rondeur des cuivres, ce qui frappe, c’est qu’aucun son n’est “exagéré”, même là où ils annoncent un futur atonal, l’ensemble reste à la fois tendu et équilibré, dans une architecture de l’évidence qui impose une écoute synthétique, absolument pas démonstrative. Le fameux scherzo est ainsi à la fois dramatique, et impressionne, sans effrayer, et la légèreté des cordes du trio est littéralement bluffante ainsi que la couleur donnée aux pizzicati (marque des très grands orchestres): c’est bien ce contraste qui crée la force et la tension. Et quand on aborde l’adagio, sublime, et tellement wagnérien par moments, la force des crescendos, l’extrême douceur des diminuendos, époustouflent et ce qui ne devait pas être un final se révèle en être un, qui annonce certains moments de la 9ème de Mahler -le début notamment-, qui évoque aussi certaines phrases de Wagner:  les dieux de la musique, au Crépuscule de leur vie, parlent le même langage.
Je me souviendrai longtemps des dernières mesures, qui sont une sorte de révélation: Bruckner qui n’est pas un de mes compositeurs de l’île déserte , est bien prêt, grâce à Haitink, de s’y installer, j’en suis depuis ce concert (hier) à ma cinquième audition de la 9ème (Furtwängler, Karajan, Giulini!-2 fois-, Wand) et j’attends avec curiosité, et impatience déjà, celle (très probable) d’Abbado l’an prochain dans cette même salle.
Longue ovation, debout, de la salle, mais Haitink disparaît vite, c’est un modeste. Sublime conclusion d’un festival qui cette année a été comme toujours particulièrement riche  et  donne immédiatement envie de la suite. Rendez-vous déjà en novembre pour le Festival de piano, et à Pâques (Abbado, Jansons, Dudamel, Eliot Gardiner). 2013 est le 75ème anniversaire du Festival (né en 1938) et l’été dont le thème est “Révolution” réservera encore des moments étonnants (Sacre du Printemps, Ring complet…).
Alors oui, encore et toujours, il faut aller à Lucerne.
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©Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 17 & 18 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-BRUCKNER)

Claudio Abbado à la fin du concert du 18 août

Le KKL, le centre de conférences et de culture de Lucerne est l’un des bâtiments les plus réussis de Jean Nouvel. Le toit ayant quelques problèmes d’infiltrations d’eau, il est actuellement en réfection, mais cela ne gâche pas trop le paysage. Car construit au bord de l’eau, le bâtiment est traversé de bassins/canaux qui  rappellent le lac tout proche.
Comme on est à Lucerne et qu’il arrive d’y pleuvoir, le toit fait aussi auvent et permet d’être dehors sans jamais être mouillé, ni même de subir les assauts du soleil quand il frappe violemment comme ces jours-ci. Quant à la terrasse, sous le toit, elle fait découvrir Lucerne et son lac comme si c’était une longue tapisserie qui se déroulait autour du bâtiment. Magique, et unique. En bref, on y est bien.
L’acoustique de cette salle haute comme une cathédrale et dominée par l’orgue, au plafond en forme de ciel étoilé, est charnue, réverbérante, et en même temps claire: du haut du dernier balcon, on entend chaque pupitre avec une précision étonnante. Nouvel a usé pour Lucerne des même principes que l’Opéra de Lyon, sas de pénétration, salle comme suspendue dans une coque de bois, sauf que le blanc y remplace le noir. Il n’y a qu’à espérer que la future Philharmonie parisienne suive cet exemple.
L’ambiance n’est pas m’as-tu vu comme quelquefois à Salzbourg, les suisses (85% du public) sont gens discrets et plutôt bon enfant, même si l’on croise ici tout ce que la Suisse compte de richesse et de puissance. Enfin, la possession d’un billet du Festival donne droit à la libre circulation sur les transports en commun de Lucerne, et à 50% du prix du billet aller/retour en train, de n’importe quel point de la Suisse. Si vous venez en train, pensez-y!
(imagine-t-on la SNCF accordant le même privilège aux possesseurs de billets pour Aix? non, ce n’est pas imaginable)
Bref, les lecteurs de ce blog le savent, il faut aller à Lucerne: c’est le Festival où passent tous les orchestres du monde, les plus grands chefs du monde, pendant plus d’un mois et ce depuis 1938. Cette année il dure du 8 août au 15 septembre, avec un Festival d’automne dédié au piano, et un festival de Pâques.
Traditionnellement c’est le Lucerne Festival Orchestra, un orchestre composé de musiciens de divers horizons choisis par Claudio Abbado qui ouvre le Festival pendant une dizaine de jours, avec des concerts symphoniques et des formations de chambre. Si les éléments de l’orchestre d’origine de 2003 ont changé (plus de frères Capuçon, plus de Natalia Gutman, plus de Berliner Philharmoniker, à qui “on” a interdit de participer à l’orchestre) il reste de nombreux chefs de pupitre venus d’orchestres prestigieux (Camerata de Salzbourg, Gewandhaus de Leipzig, Concertgebouw d’Amsterdam, Deutsche Oper Berlin, Accademia di Santa Cecilia, quatuor Hagen et quelques ex des Wiener ou des Berliner Philharmoniker). Les tutti de l’orchestre sont constitués du Mahler Chamber Orchestra, et cette année, de quelques éléments de l’Orchestra Mozart ainsi que de musiciens indépendants ayant le plus souvent appartenu à la Gustav Mahler Jugendorchester du temps où Abbado dirigeait des sessions. Tous sont donc des musiciens qui ont l’habitude de jouer sous la direction de Claudio Abbado.
La programmation de cet orchestre explore le monde symphonique en privilégiant Mahler et Bruckner. La VIII de Mahler ne sera pas jouée et le cycle Mahler enregistré s’arrêtera peut-être là, à moins que Das Lied von der Erde ne soit au programme une prochaine année, puisque l’enregistrement avec les Berliner ne sort pas, alors que l’enregistrement de Rattle avec les mêmes solistes et les Berliner est déjà sorti et qu’il n’a rien à voir avec la magie vécue le 18 mai 2011. Notons que Rattle a pris pour habitude de reprendre systématiquement l’année d’après les œuvres faites par les Berliner avec Abbado…allez savoir pourquoi.

Concert du 17 août

Cette année donc, le second programme est composé du concerto n°3 de Beethoven avec Radu Lupu comme soliste, et de la symphonie n°1 de Bruckner.
Du concerto n°3 de Beethoven, un souvenir, immense, à Ferrare il y a une dizaine d’années: Mahler Chamber Orchestra, Abbado, Martha Argerich qui le jouait en concert pour la première fois. Une énergie, une virtuosité, un sang qui bouillonnaient si bien que Argerich et Abbado ont dû bisser le dernier mouvement. Il en reste un enregistrement DG.
Après la dernière prestation parisienne de Radu Lupu avec Abbado dans Schumann, j’avais quelques craintes. Mais cette fois, les choses ont été réussies. D’abord un orchestre extraordinaire, dès le long prélude orchestral et ensuite Radu Lupu plus concentré, plus attentif à l’orchestre, même lorsqu’il semble ne pas partager les options du chef (plusieurs fois, il fait signe d’une main gauche discrète de ralentir le tempo). En effet, l’orchestre lorsqu’il est lancé seul, est nerveux, vif, prodigieusement engagé. Lupu en revanche est beaucoup plus paisible, lent, avec ce toucher léger surprenant qui colle mal à son physique d’ours des Carpathes sorti du bois. Quand on compare l’attaque d’Argerich, nerveuse et énergique, à celle très intériorisée de Lupu, c’est un abîme qu’il y a entre ces deux regards.
Abbado navigue un peu entre les deux, il se met vraiment en osmose avec le soliste dans le largo, totalement extatique: une merveille artistique. Et entraîne Lupu dans le dernier mouvement, le rondo qui montre une véritable écoute réciproque. Radu Lupu fait même cette fois très peu d’erreurs, très peu de fausses notes, malgré un dernier mouvement qu’on sait très acrobatique. Il en résulte au total un très grand moment, où ces deux conceptions s’accordent néanmoins, l’énergie étant confiée à l’orchestre, et la vision plus intimiste, sans grandiloquence, au soliste. Oui, cet accord-là a priori difficile s’est réalisé ce soir et ce Beethoven était une merveille. Et en bis Radu Lupu a offert le 2ème mouvement de la sonate n°8 “Pathétique” de Beethoven
On attendait beaucoup de la symphonie de Bruckner, d’abord parce que cette année c’est le seul programme symphonique après l’aventure interrompue de la VIIIème de Mahler, ensuite parce que c’est peut-être la symphonie la moins “brucknérienne” de toutes, et donc, tous les auditeurs à la peine avec Bruckner étaient a priori mieux disposés, d’autant qu’elle n’est pas dilatée comme les suivantes et que son énergie se concentre autour de 50 minutes! De bien mauvaises raisons donc, qui s’évaporent dès les premières mesures d’un des immenses concerts de l’année.
Abbado a choisi de jouer la version de Vienne, révisée en 1891 suite à l’élévation de Bruckner au grade de Doctor Honoris Causa de l’Université de Vienne. Cette version est plus rarement jouée, et le chef Hermann Levi (créateur de Parsifal) avait essayé de dissuader Bruckner d’entreprendre une révision (surtout sensible au final me semble-t-il).
Il faut souligner comme d’habitude, et au risque de se répéter, l’incroyable ductilité, la redoutable virtuosité de l’orchestre dans les mains d’Abbado à tous les niveaux de pupitres. Chaque bloc a un son particulier qui échange avec le bloc voisin avec un sens de l’écoute mutuelle époustouflant: notons le jeu entre les cuivres et les cordes au premier mouvement, notamment dans les moments où il s’inspire du chœur des pèlerins de Tannhäuser avec les cors magnifiques emmenés par Bruno Schneider (Bläserensemble Sabine Meyer), et Ivo Gass (Tonhalle Zürich), les trompettes de Reinhold Friedrich (Staatliche Hochschule für Musik Karlsruhe) et Martin Baeza (Deutsche Oper berlin), mais aussi les trombones menés par Jörgen van Rijen (Concertgebouw), les bassons par Guillaume Santana (Deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken) sans oublier le trio de choc flûte de Jacques Zoon (ex Boston Symphony Orchestra, ex Concertgebouw), hautbois phénoménal tout au long de la symphonie du miraculeux Lucas Macias Navarro (Concertgebouw) et la clarinette d’Alessandro Carbonare, l’un des grands solistes italiens (Accademia Nazionale di Santa Cecilia), ce dialogue et cette écoute entre les pupitres sont proprement uniques dans cet orchestre qui travaille à 120 comme une formation de chambre;   notons dans le scherzo le dialogue extraordinaire entre violoncelles altos et contrebasses d’un côté, et violons de l’autre, chacun plantant  un paysage d’une couleur particulière; notons enfin la science unique du crescendo que je crois seul Abbado possède à ce point, faisant partir le son d’un simple murmure (oui, même chez Bruckner) pour le faire arriver à une explosion large, universelle, qui déborde de force et d’énergie, comme dans le final, à couper le souffle. Il y a chez Mahler une montée sonore jusqu’à un climax, il y a chez Bruckner une sorte d’élargissement de proche en proche d’un son qui ne monte pas mais qui s’étend jusqu’à devenir un océan. Et quand le son s’arrête, le silence de suffocation se fait: il faut qu’un imbécile seul dans toute la salle se mette à applaudir pendant le silence pour interrompre ce souffle suspendu. Immédiate standing ovation, longs applaudissements, immense joie d’avoir été bouleversé par ces moments uniques. Claudio Abbado une fois de plus a frappé, on se souviendra de ce Bruckner et de ce Beethoven. Vivement demain en tous cas. A suivre!

 

Standing ovation (1)

Concert du 18 août

Pour ce dernier concert du cycle du Lucerne Festival Orchestra, mes amis et moi nous sommes livrés au petit jeu du “c’était mieux hier”… “j’ai préféré aujourd’hui” où les quelques dizaines de spectateurs présents aux deux concerts échangent des impressions, et font quelquefois baver d’envie les amis absents, en leur envoyant des sms émerveillés, et pire encore, les amis présents la veille et absents le soir, en leur faisant peser tout ce qu’ils ont manqué en n’étant présent qu’à un concert, évidemment le moins bon des deux.  C’est quelquefois vrai, car un concert n’est jamais tout à fait semblable à un autre, mais les impressions personnelles dépendent de l’humeur du jour, de la place occupée si elle est différente de la veille:  l’acoustique, le rendu des instruments, tout cela peut varier et voilà le jugement qui bascule. Enfin le dernier concert, traditionnellement, c’est celui du regret, des interrogations (que fera-t-il l’an prochain?) des adieux et des fleurs qui tombent en pluie sur l’orchestre. Moments de joie et d’émotion qui comptent évidemment dans la construction des mythologies abbadiennes.

©Peter Fischli Lucerne Festival

Le concert s’est terminé par une immense ovation, standing ovation, Claudio Abbado réclamé jusqu’à ce qu’il apparaisse seul après la sortie de l’orchestre (en réalité il est réapparu seul quand quelques musiciens se battaient encore à coup de fleurs).
Ce soir le Beethoven a commencé avec 15 minutes de retard (à cause d’une musicienne non  encore arrivée)  et m’est apparu sensiblement différent, même si toujours aussi merveilleux, mais cette fois ci un merveilleux plus rêveur, plus serein, où l’orchestre a suivi le ton du soliste, mais où Radu Lupu a joué encore mieux que la veille, avec ce toucher-effleurement inimitable, ce doigté délicat, mais aussi un peu plus de fermeté quelquefois et d’énergie, et des fausses notes infimes (toujours au troisième mouvement). Le Largo a été un moment de temps suspendu, où l’orchestre a rivalisé avec le soliste dans la recherche du son non pas le plus ténu, mais le plus aérien, jusqu’à l’évanescence, et des dialogues renversants entre le piano et les vents, des crescendos à se pâmer, un système d’échos et de reprises basson/hautbois stupéfiants, et une reprise des cors, sur un fil sonore, dans les dernières mesures qui laissent songeurs. Si le tempo du dernier mouvement imposé par Radu Lupu reste assez contenu, j’ai adoré les cordes, les reprises violoncelles, altos,  violons, et l’intense écoute mutuelle, il faudrait presque figurer ce réseau d’écoute qui s’installe à partir du soliste, les regards échangés, les signes de satisfaction. Oui, nous sommes ailleurs, j’allais dire comme d’habitude: marqué par Argerich, j’ai eu un peu de mal à entrer dans l’option de Radu Lupu, mais la manière dont Abbado fait répondre l’orchestre, l’osmose réelle ce soir plus qu’hier entre orchestre et soliste, m’ont fait sortir de la salle dans une sorte d’apesanteur, le sourire aux lèvres, heureux.

Radu Lupu le 18 août ©Peter Fischli Lucerne Festival

Triomphe et bis de Lupu, un morceau connu, plus dynamique que la veille mais comme souvent on connaît l’air, mais le titre échappe: tout le monde discutait Beethoven? Schubert? et personne n’a trouvé, au moins autour de moi (en fait une “amie” de Facebook a retrouvé le morceau, il s’agit du Moment Musical n°1 en do majeur de Schubert).

Standing ovation (2)

En ce qui concerne la seconde partie, j’ai commencé par considérer l’incroyable nombre de musiciens, notamment les cordes (j’ai à peu près compté 16 altos, 16 violoncelles au moins, 10 contrebasses et une cinquantaine de violons) et si j’étais à une place très différente de la veille, je n’ai pas perçu de différence fondamentale d’approche entre les deux concerts, sinon encore plus de précision, plus de clarté, encore plus d’engagement: mais est-ce une impression ou une réalité? J’ai toujours comparé Abbado à un architecte qui nous montre sa pyramide, puis nous fait rentrer dans les dédales internes de la construction: on comprend tout, on perçoit tout, rien n’échappe, pas un son n’est diffus, aucune confusion, chacun de ses concerts est une invitation à mesurer la densité d’un tissu sonore, à sans cesse aller plus loin,  un concert dirigé par Abbado met toujours en éveil et animus et anima. Abbado est un animateur au sens originel, ou plutôt un “animeur”, rien de l’image du “chef” dans cette manière de diriger au petit geste, au regard, au sourire, c’est un réseau serré de “ressenti” qui fait avancer le son. Et c’est souvent miraculeux.
Cette musique, pleine de reprises, d’allusions, de constructions, avec des moments mélodiques éthérés, mais qui ne semblent jamais aller jusqu’au bout, qui restent un peu frustrants, réclame cette clarté, cette fluidité étonnante. Je suis toujours ébahi par la plénitude du son des cordes, et notamment les altos, les violoncelles et les contrebasses, au son plein, chaleureux, profond, notamment dans le premier mouvement où ils rythment un pas de marche. Une fois de plus, c’est l’adagio et le scherzo qui m’ont séduit, moment larges qui évoquent de vastes horizons, des juxtapositions d’univers, un peu – mais pas trop-  répétitifs comme un exercice de grand style, avec des crescendos à couper le souffle, des enchaînements surprenants, où le fortissimo voisine subitement avec le son le plus ténu, sans heurts, sans brutalité; et puis cette incroyable énergie communicative (il faut voir les musiciens se démener, le timbalier penché sur ses peaux, les trompettes en extrême tension, le visage écarlate de Lucas Macias Navarro, la flûte jamais en défaut de Jacques Zoon. Chaque moment est l’occasion d’une jouissance esthétique infinie, issue d’une perfection technique, d’un engagement individuel de chaque pupitre, avec même une sorte de beauté des gestes, de ces vagues successives des mouvements de l’orchestre engagé, concentré, qui diffuse une énergie tellurique, oui, tellurique. En plus il y a du don dans ce jeu car c’est évidemment aussi pour Claudio Abbado qu’ils jouent et cela se voit, se vérifie dans cette joie finale où tous l’appellent, puis tous se saluent avec des embrassades chaleureuses. Expérience toujours recommencée, et toujours émerveillée, et toujours exceptionnelle, qui n’est pas du même ordre que les autres concerts, y compris les meilleurs, dans cette salle.
Rendez-vous en septembre à Vienne, Hambourg, Moscou et Ferrara, et rendez-vous le 16 août 2013 pour encore une fois cet enchantement irremplaçable.

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Claudio Abbado vient de saluer seul, il sort à gauche au fond

 

SALLE PLEYEL 2011-2012: CLAUDIO ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART (Beethoven-Schumann avec RADU LUPU) le 5 juin 2012

Indiscutablement ce concert peut prêter à discussion. Et bien des mélomanes présents ont dit leur déception, ou leurs réserves. Pour ma part, j’ai partagé certaines réserves, on le verra, mais je trouve toujours stimulant qu’en trois rendez-vous avec la même œuvre (la symphonie n°2 de Schumann) en trois mois (Lucerne avec l’Orchestra Mozart, Berlin avec les Berliner Philharmoniker, Paris avec l’orchestra Mozart), l’auditeur ait eu droit à trois approches différentes, trois points de vue qui montrent comme toujours qu’avec Abbado, il ne faut jurer de rien et que chaque soirée est différente, rien n’est vraiment arrêté ni gravé dans le marbre.
Et je trouve que c’est positif et  oblige l’auditeur à s’interroger et à participer plus activement au concert. J’ai aussi trouvé qu’Abbado a montré à Paris une forme éblouissante, une énergie peu commune, et qu’il a cherché à emporter l’orchestre dans cette énergie vitale d’un homme de 79 ans dans vingt jours…
L’Orchestra Mozart est encore une formation jeune, fondée en 2004. Au départ ce devait être une formation provisoire destinée à célébrer Mozart en Italie dans tous les lieux où il passa, mais le goût de Claudio Abbado pour les orchestres composés de jeunes musiciens (venus de toute l’Europe au départ) a rendu le provisoire définitif. Pour les aider et les encadrer, il a fait appel à des chef de pupitres prestigieux, venus d’orchestres internationaux, et qu’il retrouve régulièrement au Lucerne Festival Orchestra. Ainsi y avait-il au concert de Paris Diemut Poppen (Alto) Raphaël Christ (Premier violon solo), Lucas Macias Navarro (Hautbois) Jacques Zoon (Flûte) tous du Lucerne Festival Orchestra ou Konstantin Pfiz, violoncelliste membre fondateur du Mahler Chamber Orchestra. On y rencontre aussi quelquefois Reinhold Friedrich à la trompette (il était à Lucerne par exemple en mars dernier). C’est un orchestre à géométrie variable, mais toujours encadré des grands professionnels cités plus haut. Il reste que les “tuttis”sont composés de jeunes musiciens la plupart du temps, qu’Abbado aime diriger, non parce qu’ils sont plus malléables, mais parce qu’ils n’ont pas derrière eux des années de routine ou d’habitudes de jeu installées comme dans d’autres orchestres plus vénérables. Cela veut dire qu’ils ne sont pas toujours aussi huilés ou parfaits comme les Berliner Philharmoniker. Claudio Abbado qui pourrait diriger n’importe quel orchestre de renom s’il levait le petit doigt, préfère de loin désormais diriger des orchestres qu’il connaît et surtout qui le connaissent bien, qui sont habitués à sa manière de répéter, à son geste, à son regard. C’était le thème du conflit qui l’a fait rompre avec les Wiener Philharmoniker en janvier 2000: il devait diriger à Salzbourg Tristan et Cosi’ fan tutte, et il a refusé de se plier au système de tour des musiciens, qui faisait qu’il n’aurait jamais eu devant lui le même orchestre et que ceux qui avaient répété avec lui ne se seraient pas retrouvés forcément dans la fosse pendant les représentations…
Le programme avait sa logique, Beethoven et Schumann. Schumann a toujours en tête Beethoven et Bach. Le concerto pour piano se veut beethovénien, la symphonie également, même si en réalité la personnalité de Schumann fait assez vite oublier les références à Beethoven. Mettre Egmont en ouverture de programme, outre à rappeler l’amer changement de programme à Lucerne cet été, c’est placer Beethoven en perspective pour tout le concert, comme l’avait été Bach à Berlin en mai dernier.
D’emblée, on a pu noter l’extrême énergie avec laquelle Abbado attaque “Egmont”, une pièce qu’il exécute fréquemment: on est surpris par les contrastes, les forte très sonores, les ruptures de ton, l’extrême rapidité de la seconde partie. On sent qu’il est  particulièrement en forme et c’est tant mieux.
Cette énergie, on l’a sentie autrement bridée lors de l’exécution du concerto pour piano, pièce particulièrement connue du public dont on note immédiatement le tempo très ralenti, imposé par Radu Lupu, dans un de ses fréquents soirs de placidité extrême, au point qu’on a l’impression que l’orchestre a envie de bondir – et il le fait dans les parties où il est seul- et qu’il est retenu, bridé, et même fortement bousculé par  le tempo sénatorial adopté par le soliste. Radu Lupu joue de manière très lente, très douce, avec une énergie limitée quand l’orchestre piaffe, mais aussi avec un bon nombre de fausses notes, ce qui est quand même un peu gênant: il en résulte, outre des sourires et des regards dubitatifs de Claudio Abbado aux musiciens et au soliste, des moments où l’on ne joue pas tout à fait ensemble, où on perd un peu le fil, où l’orchestre est visiblement désarçonné. Il faut tout l’art d’Abbado pour atténuer ces moments, mais le concerto est loin très loin d’être inoubliable.
En bis Radu Lupu donne la fameuse “Rêverie” de Schumann, dont les notes finales sont ratées, mais dont le rythme ralenti convient bien à un Radu Lupu qui avait avalé un peu de bromure en trop ce soir-là.
On attend alors la Symphonie où Abbado va sans doute s’en donner à cœur joie. C’est en effet le cas, avec une autre surprise: trois dates, trois fois la même Symphonie, trois regards et trois points de vue différents alors que le même homme dirige. Plus rien à voir avec la fluidité berlinoise, l’énergie certes, mais sans aspérité, apaisée, avec un son velouté qui nous a fait mourir de plaisir. Ah! le son des berlinois!
Alors bien sûr, on accuse un peu la différence, mais Abbado propose à son même orchestre une vision très différente que celle un peu triste de Lucerne, ici, des moments rugueux (il est vrai que certains pupitres y encouragent, cuivre, clarinette), de l’énergie brutale, une insistance sur les forte, sur les contrastes, un peu comme dans Egmont, mais de manière plus accusée encore avec un espace entre le geste toujours fluide du chef, et le résultat si fortement marqué par énergie, violence, explosion sonore. Il y a là une vision nette des “orages désirés” romantiques, oui:  “Levez-vous vite, orages désirés” (Chateaubriand), voilà ce que nous dit l’orchestre, malgré les volutes d’un magnifique troisième mouvement, tout en  retenue,  tout en noblesse, mouvement lent  jamais vraiment triste. En opposition, les différents moments du dernier mouvement sont fortement scandés, l’optimisme, la foi en l’avenir, l’énergie se lisent et sont communicatives. Il y a là de grands moments, qui rendent le chef grandiose, engagé, plongé dans les délices du son: on le voit à son visage, qui suit chaque inflexion de l’orchestre, qui reste aussi très attentif à ce que les sons s’écoutent et se répondent, pour atteindre ce “Zusammenmusizieren”[ faire de la musique ensemble ] qui est son credo! Et l’orchestre le suit presque aveuglément, chaque geste, chaque regard est signifiant et provoque une réaction immédiate et des regards satisfaits pendant les saluts.

Alors oui, ce ne sera pas un concert de ceux qui vous marquent à vie, à cause d’un concerto qui laisse au moins perplexe et qui ne donne pas envie de réentendre Lupu avant longtemps. Mais l’énergie d’Abbado et son enthousiasme sont tels qu’ils finissent par emporter l’adhésion (enfin au moins la mienne!). Tout en étant conscient des problèmes d’un orchestre encore adolescent, mais tout de même encadré remarquablement, avec des solistes magnifiques (Zoon à la flûte et Macias Navarro au hautbois étaient sublimes), j’ai aimé la symphonie n°2 (même si j’ai préféré Berlin, à pleurer) et j’attends l’an prochain: ne manquons pas le 14 avril 2013 à Pleyel avec Argerich et le Mahler Chamber Orchestra, on sera sur un autre niveau, peut être une autre planète. Le concert du 11 juin avec…Radu Lupu est déjà bien rempli, mais là j’ai déjà mes doutes.

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OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2012 (Festival de Pâques de Salzbourg) le 7 avril 2012: CONCERT dirigé par Sir Simon RATTLE (SCHUMANN, NACHTLIED pour choeur et orchestre, CONCERTO pour PIANO en la mineur, op.54 piano Murray PERAHIA, BERIO, O King für Stimme und fünf Spieler, FAURÉ, REQUIEM avec Kate ROYAL et Christian GERHAHER)

7 avril 2012:
Schumann:
Nachtlied, pour chœur et orchestre op.108
Concerto pour piano et orchestre en la mineur op.54

Berio: O King, pour voix et cinq pupitres
Fauré: Requiem,
pour deux voix, choeur et orchestre en ré mineur op.48
Murray Perahia, piano
Kate Royal, soprano
Christian Gerhaher, baryton
Rundfunkchor
Berlin, chef de chœur Simon Halsey
Berliner Philharmoniker
Sir Simon Rattle, direction

Voilà une deuxième journée musicalement plus convaincante que la veille. Elle a commencé le matin lors de la répétition publique réservée aux “Förderer” (soutiens du Festival) par l’interprétation du  Concerto pour violon en ré majeur op.77 de Johannes Brahms, avec en soliste Guy Braunstein, à la ville Premier violon solo des Berliner Philharmoniker.

Cette répétition est la reprise d’un concert donné cet hiver à la Philharmonie, sous la direction d’ Andris Nelsons, qui a rencontré un immense succès. L’interprétation de Guy Braunstein, musicien israélien qui a intégré l’orchestre il y a douze ans en dit long sur la qualité des instrumentistes du Philharmonique de Berlin, dont plusieurs mènent aussi une carrière de soliste. Sir Simon Rattle, dont je n’aime pas toujours le Brahms, a travaillé en pleine osmose avec le soliste, et il en est résulté un vrai moment de musique, d’un grand niveau, et donc un gros succès du public.
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La soirée a débuté par le beau “Nachtlied” de Schumann, qui met particulièrement en valeur le chœur de la Radio de Berlin sur un poème de Friedrich Hebbel: Schumann aimait travailler autour de textes de poètes contemporains. Trois strophes sur la nuit, sur la vie, sur le sommeil qui construisent la musique comme un crescendo, permettant au chœur de partir du murmure jusqu’à l’éveil imposant en une dynamique qui en fait l’une des œuvres chorales majeures de Schumann. L’orchestre accompagne avec bonheur ce crescendo, ce qui en fait un très beau moment.

7 avril 2012: saluts Rattle et Perahia

Le concerto pour piano (originellement, seul le premier mouvement était conçu par Schumann comme une fantaisie pour piano, puis il l’a élargi en concerto) est bien connu des mélomanes.
Ce soir, le soliste était Murray Perahia, qui en a livré une interprétation plus scandée, plus rythmée, moins fluide que de coutume, avec une impressionnante maîtrise technique dans le dernier mouvement, particulièrement spectaculaire. L’orchestre accompagne le soliste dans une unicité stylistique, avec un souci très marqué du chef de suivre le rythme du soliste: plusieurs fois, Rattle se penche vers le piano comme pour adapter au plus près l’accompagnement orchestral. L’orchestre comme d’habitude est exceptionnel, on n’en finirait pas de disserter sur flûte, clarinette, hautbois et cor anglais. Le niveau est très haut, mais il reste cependant qu’on a entendu déjà un Schumann plus fluide, plus chantant, plus ouvert. Ce n’est pas le sommet des sommets, mais on en sort néanmoins satisfaits.
La seconde partie commence par une pièce de Luciano Berio, immédiatement enchaînée sans silence, sans pause, par le Requiem de Fauré. Il faut rendre justice à Sir Simon Rattle d’avoir ouvert le répertoire de l’orchestre à des pièces moins connues, et surtout au répertoire français et contemporain. Rattle est un bon connaisseur des grands musiciens français et il en a imposés beaucoup à Berlin.
L’œuvre de Berio (ici interprétée dans sa version de chambre pour voix soliste, flûte, clarinette, violon, violoncelle, piano) date de 1968 et se veut un hommage à Martin Luther King, la soliste (Kate Royal) va épeler son nom jusqu’à ce qu’il apparaisse pleinement, en un climax marqué par le piano traité comme instrument à percussion. Pour la voix, le début est éprouvant car il exige un très grand contrôle, et la voix n’émerge pas, mais le volume va aller croissant, dans une ambiance très recueillie, et du même coup, le Requiem semble lui-même la conséquence de cet hommage puisque Martin Luther King mourra assassiné la même année. On peut donc admettre cet enchaînement surprenant, d’autant qu’il apparaît “naturel”.
Ainsi le Requiem de Fauré est pour moi le seul véritable “moment” de ces deux jours, où il s’est vraiment passé quelque chose: d’abord, Sir Simon Rattle sent visiblement cette musique et défend sa délicatesse et son intimisme. Pas de Dies Irae punitif, mais une ambiance très lyrique, avec un chœur supérieurement préparé, et un orchestre dont les cordes (distribuées selon un ordre particulier dans l’orchestre, avec les premiers violons à droite) sont à leur sommet, notamment dans les trois derniers moments, Agnus Dei et Lux aeterna, libera me et in paradisum. Impressionnant.
Il en résulte une véritable tendresse sonore que le lyrisme affiché de Rattle valorise. Kate Royal n’a pas semblé avoir la voix “céleste” voulue par la partition. Elle s’en tire mieux dans le bref Berio que dans Fauré, où elle n’est pas convaincante, alors qu’on pouvait penser que cette excellente chanteuse pouvait au contraire nous transporter. Mais son partenaire, le baryton allemand Christian Gerhaher, originaire de Bavière, est extraordinaire: il a la chaleur et la douceur vocale, la précision, la diction parfaite (on comprend chaque parole) le volume, dont il use avec parcimonie, mais qu’il module et qu’il contrôle à la perfection. On tient là un successeur évident aux grand liederistes allemands, à commencer par Thomas Quasthoff, qui vient d’annoncer son retrait. C’est sans doute aussi un grand Wolfram, un futur Beckmesser, bref, la carrière lui est ouverte: quand on a une voix comme celle-là, qui immédiatement fait frissonner et passionne, c’est une carrière immense qui peut s’ouvrir. Retenez donc ce nom, Christian Gerhaher.
Au total, ce Requiem nous a sortis de la grisaille:  avec des solistes, un chœur, et un orchestre pareils, dès que ça décolle, ça va très haut et très profond dans  le cœur et directement dans l’âme.
Ce soir, il y avait vraiment de la musique. Le public ne s’y est pas trompé, il leur a fait à tous un triomphe.

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7 avril 2012, Requiem de Fauré, saluts

HELENE GRIMAUD – CLAUDIO ABBADO, LE RECIT D’UNE RUPTURE, SELON LE NEW YORK TIMES

Je reproduis in extenso un article du New York Times paru le 30 octobre
©New York Times, Oct.2011

Lien dans le journal: New York Times

On trouvera aussi dans le New Yorker (cliquer sur le lien) un long article sur Hélène Grimaud qui aborde aussi la question.

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Titans Clash Over a Mere Cadenza

Left, Michelle V. Agins/The New York Times; Georg Anderhub

Claudio Abbado, right, and Hélène Grimaud, whose artistic dispute led to the cancellation of several concerts they were to have performed together.

By DANIEL J. WAKIN

Published: October 30, 2011

Sure enough, it was invoked to fend off questions about the puzzling cancellation of a recent series of concerts by two of classical music’s most prominent figures, a much-respected pianist and a celebrated conductor who had performed together successfully for more than 15 years.

Now, in a rare parting of the curtain, several figures involved — including the pianist, Hélène Grimaud — have talked candidly about what went wrong, illuminating how seemingly narrow differences of musical opinion, scholarship and taste can metastasize into a test of wills and the collapse of a deep artistic relationship.

It is a rift that also points to the importance of musical chemistry, the ineffable meeting of musical sensibilities that leads to great performances. And the dispute has left Ms. Grimaud’s latest recording project, a Mozart disc due out Nov. 8, without a second major draw: the eminent Italian maestro in question, Claudio Abbado.

Ms. Grimaud was to have performed with Mr. Abbado at the Lucerne Festival in Switzerland this summer and in London next October. The concerts were canceled because of “artistic differences” — naturally.

“It’s neither the first nor the last musical partnership to go south,” Ms. Grimaud said in a recent interview. “It doesn’t cast any shadow on a partnership” of nearly 20 years. But the experience seems to have rankled. “For Claudio it’s pretty clear he has no interest in working with someone who doesn’t do what he likes,” she said.

Mr. Abbado declined to be interviewed. “It is a closed issue for him,” said Barbara Higgs, the Lucerne Festival spokeswoman. The festival’s artistic and executive director, Michael Haefliger, said the conductor wished “to no longer collaborate with someone he felt was not being a good partner.”

For a while the partnership was a dream. Ms. Grimaud, who turns 42 next Monday, is a magnetic pianist known for searching interpretations and brilliant technique, and for her work away from the concert stage to save wolves. Mr. Abbado, 78, is a revered maestro who wields enormous influence in the classical music world and gives limited, highly anticipated performances. Both have overcome stomach cancer. They have performed together at least a dozen times, going back to 1995, when Mr. Abbado conducted Ms. Grimaud’s debut with the Berlin Philharmonic.

But what it took to end it all, it seems, was 1 minute 20 seconds of music, a cadenza of a mere 30 measures.

Cadenzas are unaccompanied flights in a concerto that play on its themes and show off a virtuoso’s mettle. In the 18th century performers often improvised. But increasingly composers wrote down their cadenzas. Sometimes they were written by other composers.

Ms. Grimaud and Mr. Abbado got together in Bologna, Italy, on May 29 for several days of rehearsing, performing and recording with Mr. Abbado’s Orchestra Mozart. The aim was to produce a Deutsche Grammophon disc of a vocal work and two Mozart concertos, No. 19 in F and No. 23 in A. Mozart wrote cadenzas for both. But Ms. Grimaud arrived with another cadenza for No. 23. It was by Ferruccio Busoni, an Italian piano virtuoso and composer active in German-speaking lands in the late 19th century and early 20th. Vladimir Horowitz, in his recording of the piece with Carlo Maria Giulini also for Deutsche Grammophon, played the Busoni cadenza. Horowitz fell in love with it after declaring Mozart’s cadenza “foolish” and “too thin,” according to David Dubal’s book “Evenings With Horowitz: A Personal Portrait.”

Ms. Grimaud did not go that far. But she said that Mozart’s cadenza for the work was “not the most inspired.” She said she too had fallen in love with the Busoni version when she was 12 or 13, after hearing that Horowitz recording, and always knew she’d play it. “It’s brilliant,” she said. “It’s inspired. It’s very imaginative in the way it treats the material.”

The Busoni also has a lush, Romantic sound with hints of Brahms and Liszt — composers with whom she has made her mark.

Mr. Abbado said he preferred the Mozart cadenza, but they rehearsed, performed and recorded the concerto with Busoni’s. At a touch-up recording session, Mr. Abbado asked Ms. Grimaud to play through the Mozart cadenza.

“I said I would not seriously consider doing that for the recording,” Ms. Grimaud recounted. To begin with, she had not practiced the Mozart cadenza. But Mr. Abbado insisted, and Ms. Grimaud retreated to her dressing room to work on it. She came out and ran through it twice, and the recording engineers kept the microphones on.

“Then we went and all had ice cream together,” she said. “We left and said, ‘See you in Lucerne in August.’ That was how Bologna ended.”

But a month later Mr. Abbado sent signals that he wanted the Mozart cadenza included. Ms. Grimaud declined, saying it was the “soloist’s prerogative.” Ms. Grimaud said she called Deutsche Grammophon and asked that it block the recording, which it did, given that it was her project.

“Hélène has said very rightfully, ‘Hang on a minute, this is my territory,’ ” said Ute Fesquet, the label’s vice president for artists and repertory. According to Ms. Fesquet, Mr. Abbado said, “If she has this territorial approach, we can’t make music together.” She added, “He is very strong and probably, like most of the conductors, used to dominate the artistic process.”

Mr. Haefliger of the Lucerne Festival tried to make peace but eventually relayed the message: Mr. Abbado would not play with her in Lucerne, where they had three concerts scheduled in August with the Lucerne Festival Orchestra, or in London on Oct. 10.

“It was a disaster for us,” Mr. Haefliger said. Substitutes were found, although Ms. Grimaud still received her fees.

She said the issue became a matter of principle.

“It would have been for me a sort of sellout,” Ms. Grimaud said. “It would have been going with the flow to avoid making waves, and keeping things comfortable and uneventful. I couldn’t do that. That kind of compromise is nothing I want to do with. And neither does he. That’s maybe why we worked together for so many years.”

Mr. Haefliger, who was at the Bologna sessions, put the issue in a different light. He said it was apparent that their musical relationship was not working. “It was just somehow sort of dead. I guess they didn’t really relate to one another.”

But there was a twist.

A month before the Bologna sessions Ms. Grimaud had performed the same two Mozart concertos in Munich with the chamber orchestra of the Bavarian Radio Symphony, a group with which she has a strong connection. She said she was deeply satisfied by the performance.

“It was one of those concerts where time stopped,” she said, adding that in Bologna “it wasn’t the same.” She could not stop thinking about the Munich performances, she said. With the Abbado recording pulled, the solution was obvious. And so, on Nov. 8, Deutsche Grammophon will release Ms. Grimaud’s performances of the two Mozart concertos accompanied by the Bavarian Radio Chamber Orchestra, with her conducting from the keyboard.

The booklet notes make no mention of the cadenzas.

LUCERNE FESTIVAL 2011: Maurizio POLLINI Perspectives 2, le 4 septembre 2011(STOCKHAUSEN, BEETHOVEN)

Le projet des perspectives est simple: deux concerts mettant en relation un compositeur contemporain, aujourd’hui Stockhausen, le précédent -le 17 août- Giacomo Manzoni – une création-, et trois autres  sonates de Beethoven, op.53 Waldstein, op.54 et op.57 appassionata, pour tisser des liens, des parcours, des échos.
En ouverture de ce concert, deux Klavierstücke de Stockhausen . Dans l’explosion d’ après guerre, où tout semblait possible en matière d’innovation et d’exploration artistique, Stockhausen se contraint à écrire pour un seul instrument et, comme il dit lui-même, dix doigts. Le premier, notes isolées, longs silences, sorte de scansion qui finit par déranger, et créer de la tension. Deuxième morceau, accord qui semble répété a l’infini, qui se transforme bientôt en jeu, Pollini joue avec la partition, qu’il ne quitte pas des yeux. grand moment que cette exécution du Klavierstück IX, qui en dépit de la difficulté d’ exécution et aussi d’audition réussit à créer une véritable émotion .
Ce qui frappe évidemment lorsqu’on écoute les quatre sonates (op.78,79,82a,90) c’est d’abord une sorte de volonté pédagogique : quatre moments où Beethoven construit peu à peu une forme qui lui est propre. C’est en cela que Stockhausen et Beethoven sont mis en relation, chacun cherchant la forme d’expression pianistique adéquate.
Que dire de ces moments exceptionnels? On connaît Maurizio Pollini: rigueur, on disait aussi il y a quelques dizaines d’années froideur, refus du sentimentalisme, refus du spectacle. Aujourd’hui, en maître incontesté du clavier, il irradie le naturel, simple, sans affèterie : même dans sa manière d’arriver au piano, détendu, décidé, vaguement deguingandé, il incarne cette simplicité . Quant au jeu… J’ai vécu dans ma vie de mélomane des concerts d’Arthur Rubinstein, la messe, le spectacle, les hurlements d’un public pâmé. Ceux d’Horowitz, autre messe, avec la découverte d’un son incroyable jamais entendu ailleurs.
Ceux de Pollini, et celui-ci en particulier n’ont rien à voir. Pas de spectacle, sinon celui de l’ évidence . Le son qui sort du piano semble être celui-là même qu’on attend, ou qu’on veut, un son intime (où l’on entend aussi le Maître fredonner), égal, presque suspendu, d’une incroyable sobriété qui en même temps crée tension et émotion, mais aussi d’une étourdissante virtuosité: le tempo est diaboliquement rapide, et pourtant on le remarque à peine tant tout est illuminé par l’évidence. En soi c’est une démonstration, de virtuosité simple et naturelle, un jeu complètement dominé comme la lecon de musique d’un professeur génial. Et par dessus tout, l’expression d’une sérénité communicative qui fait que le public de ce matin, plus jeune que d’ordinaire,  sort rasséréné, apaisé, disponible, en cette journée de grisaille d’un automne arrivé trop tôt.

PALAIS DES ARTS DE BUDAPEST 2010-2011: GERGELY BOGANYI INTERPRÈTE L’INTÉGRALE DE L’OEUVRE POUR PIANO DE F.CHOPIN EN UN WEEK END ET DIX CONCERTS

200px-boganyi_gergely_april_2009.1291331225.jpgUne folie? Pourquoi pas? Pour célébrer Chopin à l’occasion de son bicentenaire, le palais des Arts de Budapest, la salle de concert moderne dont la capitale hongroise s’est dotée  il y a quelques années dans un quartier en complète restructuration au Sud de la ville le long du Danube proposait en un week end un véritable marathon pianistique, l’intégrale de l’oeuvre pour pinao soliste de Chopin confiée à un pianiste de 36 ans, célèbre en Hongrie, Gergely Boganyi. Ainsi se sont succédés 10 concerts d”une heure trente ou deux heures (mais alors avec entracte) séparés les uns des autres par trente minutes de repos (sauf le samedi où public et pianiste ont pu souffler trois heures l’après midi, et deux heures le dimanche). le public qui avait choisi d’écouter les dix concerts était donc à pied d’oeuvre de 10h à 22h environ.

Chopin valait-il cette messe? Evidemment oui, puisqu’à mon retour chez moi je me suis mis à sortir de ma discothèque tous les disques de Chopin (Rubinstein, Horowitz, Ashkenazy, Nat et d’autres), c’est donc que loin de me rendre pour longtemps hermétique à cette musique, cette expérience a au contraire réveillé ma curiosité, pour réentendre telle ou telle oeuvre, pour retrouver d’autres styles dans l’oreille.

boganyirec.1291335427.jpgGergely Boganyi mérite d’être mieux connu en France, né en 1974,  il a étudié à l’académie Lizst de Budapest, mais aussi auprès de maîtres tels que György Sebök aux Etats Unis et a vaincu de nombreux Prix dont le prix Kossuth, la distinction artistique la plus prestigieuse de Hongrie. C’est un artiste très apprécié et très populaire en Hongrie. Il se présente au public un peu en dandy romantique, cheveux longs, changeant de tenue à chaque concert (pull gris au départ, puis veste et écharpe blanches, puis grises, puis noires, pour finir dans un costume très “music hall” gris brillant!).Dans une exposition dédiée à Chopin dans le foyer du théâtre, il ya même un portrait de lui…

(voir ci-dessous)

portrait.1291335458.jpgIl faut d’abord saluer la performance technique et “sportive”, il semblait même que peu à peu la concentration s’est faite plus forte, la tension plus palpable, l’émotion réelle dès l’exécution dans le deuxième concert  alors que le premier concert m’avait semblé un peu froid, avec une “technique impeccable”, mais sans aucun “supplément d’âme”. Dès le deuxième concert en effet, l’exécution tout à fait extraordinaire des 12 études op.10 provoquait un très grand enthousiasme et montrait à la fois une maîtrise pianistique impressionnante, et une approche particulièrement sensible sans tomber cependant dans la sensiblerie. Car le Chopin que nous avons entendu n’a rien de mièvre comme on peut le craindre quelquefois, mais est marqué par une énergie et une intensité rares. A entendre toutes ces pièces les unes après les autres (dont près de 60 mazurkas…) on est frappé à la fois par la variété et les parentés, en amont notamment avec Beethoven, mais aussi en aval avec Rachmaninov, mais aussi , plus étonnant, avec certaines pièces de l’école de Vienne.

xv2f6317b.1291335469.jpgIl y eut des moments prodigieux, l’op.22 (l’andante spianato/Grande Polonaise brillante) , les trois sonates et notamment la n°3 en si mineur, l’exécution étourdissante des 24 préludes op.28, et certaines valses (op.18, op.34 n°1) qui ont vraiment marqué” le public par une rare intensité. On pourrait reprocher quelquefois  à Gergely Boganyi une trop grande vélocité qui empêche presque d’entendre chaque note, même s’il faut saluer l’agilité technique qui rendent son interprétation des études tant l’op.10 que l’op.25 un des sommets de ces deux jours.

imag0072b.1291335439.jpgAu total, même s’il est clair que l’expérience est  un défi très publicitaire pour le pianiste et l’organisateur du concert (les dix concerts étaient à peu près pleins,  la salle était remplie, et même remplie de jeunes, beaucoup se retrouvant d’un concert à l’autre, puisque chaque concert était vendu séparément), ce fut aussi pour le public l’occasion de rentrer en soi, tant le piano, même exécuté dans ces conditions, aide à la méditation.

On ne  peut certes rester concentré sur une si longue durée, mais en même temps je me suis surpris de ma fraîcheur à la sortie. On finit donc par s’adapter à ce rythme et même désirer que cela continue…Et Boganyi s’est même offert le luxe de concéder plusieurs fois des bis, un comble pour ce type d’exécution marathon, tellement sa joie de jouer était évidente et sa générosité grande!

Quant à moi cela m’a permis de reconstituer un pan oublié de mon histoire musicale, puisque j’ai abordé Chopin non par le piano, mais par la version orchestrale du ballet “Les Sylphides”, dans un vieil enregistrement dirigé par Jésus Etcheverry et l’orchestre des Concerts Lamoureux où j’ai entendu à 8 ou 9 ans quelques nocturnes quelques valses et quelques mazurkas, ne découvrant que bien plus tard leur version originale au piano. Echos sans doute très forts et très marquants parce que les détails mélodiques, très présents en moi, ont fini par m’envahir en réécoutant ces pièces enfouies et me plonger de manière mélancolique dans “le vert paradis des amours enfantines”.

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