LUCERNE FESTIVAL 2016: CONCERT DU ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI du 28 AOÛT 2016 (DEBUSSY-DUTILLEUX-SAINT-SAËNS-STRAVINSKY) Soliste Sol GABETTA

Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Sol Gabetta, Daniele Gatti, Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

Trois symphonies de Bruckner en 10 jours, par trois chefs d’envergure et trois orchestres de légende, et trois univers : il est vrai qu’entre la 4ème (Romantique) la 6ème (la plus effrontée/Die Kekste) et la monumentale 8ème, il y a de notables différences ; mais les trois interprétations interrogent, tant elles sont différentes. C’est heureux d’ailleurs parce qu’ainsi s’affiche la diversité enrichissante des approches.
Daniele Gatti est désormais le directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam : il a pris officiellement ses fonctions le 9 septembre par un grand concert de gala en présence de la Reine, mais son premier programme d’abonnement est 5 jours après, avec la Symphonie n°2 Résurrection de Mahler.

La tournée de fin d’été traditionnelle du Concertgebouw le porte à Dublin, Lucerne, Salzbourg, Ljubljana et Grafenegg et cette tournée anticipant quelque peu le type de programme que Gatti va proposer à son orchestre, propose deux programmes, un programme français ou de musique écrite pour la France, en hommage aux années passées à Paris précédemment (Debussy, Dutilleux, Saint-Saëns, Stravinski), et un programme purement romantique allemand (Weber, Schumann, Bruckner) dont la 4ème de Bruckner est le point d’orgue.
Le premier programme était exigeant et difficile pour un public germanique non habitué à ce type de répertoire (il eût d’ailleurs été tout aussi « difficile » pour un public français j’en suis sûr). Mais il avait, à part Saint-Saëns peut-être, une vraie cohérence parce qu’il permettait de rentrer dans des univers différents mais reliables entre eux, en premier lieu Jeux et Petrouchka, tous deux ballets commandés par les ballets russes, mais on sait moins que Métaboles a été chorégraphié à l’Opéra en 1978 par Kenneth Mc Millan ; il y a donc l’unité de la danse, qui donne cohérence à ces pièces, dont deux ont exactement la même durée : la cohérence de la durée s’affiche aussi avec le concerto de Saint Saëns, pièce assez brève qui rejoint Jeux et Métaboles (toutes trois durent environ 18 minutes). Il y a donc équilibre dans un programme dont le focus est Petrouchka. Daniele Gatti est entré en musique française (jamais assez diront les grincheux) à Paris: Métaboles, va être reproposé  avec les Berlinois dans deux semaines. Petrouchka n’est pas à proprement parler de la musique française, mais tout de même créée en France, pour une salle parisienne. Si elle n’est pas musique française, elle est digne de l’être…
Ce qui m’apparaît unitaire dans ce programme, c’est d’abord le jeu sur les sons, chaque pièce est un miroitement, une mise en chaine de sons divers, de petites touches instrumentales qui finissent par dessiner un paysage : un paysage évidemment impressionniste, un tableau à la Monet (même si Saint-Saëns n’a pas vraiment le style voulu, on dira, eu égard à l’interprétation si sensible de Sol Gabetta, qu’on est plutôt chez Manet). Il y a quelque chose d’éminemment pictural dans cette soirée parce que Gatti « fait voir » avec une direction très visuelle et un orchestre limpide, il veut suivre l’orchestre avec une précision encore plus grande justement parce que c’est pour les musiciens un répertoire inhabituel.
Jeux est l’occasion de constater que décidément, Debussy lui convient bien. On l’avait constaté avec le Maggio Musicale Fiorentino dans Pelléas et Mélisande, avec cette approche à la fois coloriste et dramatique. Jeux, ballet créé au théâtre des Champs Elysées 14 jours avant le Sacre du Printemps, a sans doute souffert de ce voisinage et du même coup a pâli : la modernité de la musique et son extrême raffinement sont sans doute passés dans l’ombre d’autres œuvres du compositeur. Pourtant, la complexité de la composition apparaît ici, avec ses contrastes, avec son réseau de motifs, autant de particules d’un tissu global que Gatti rend avec une limpidité incroyable, tout en gardant une vraie fluidité dans le tempo. On entend surgir les motifs les uns après les autres, puis repris, soit en sourdine, soit en premier plan, dans une sorte de tissu sonore vraiment étonnant. J’emploie à dessein le mot tissu parce que Boulez à propos de cette partition ne parlait de non de construction architectonique, mais « tressée ». Et Daniele Gatti ici, avec un orchestre évidemment fabuleux, parce qu’il les porte au bout de leurs possibilités, travaille sur la fragilité, sur une sorte de fil du rasoir qui rend la pièce à la fois miroitante, moirée, avec d’incroyables reflets, et en même temps tendue. Le son n’est jamais évanescent, il est franc, mais en même temps jamais massif parce qu’on fonctionne par touches, que le synopsis du ballet confirme évidemment : un jeune joueur de tennis rencontre deux jeunes filles en allant chercher sa balle dans un parc et s’ensuit un entrelacs de jeux du désir, le flirt, la jalousie, l’ironie : tour à tour on passe très légèrement de l’un à l’autre : rien de vraiment spectaculaire, rien de dramatique, mais les tensions légères que procurent les désirs inassouvis, les rencontres ambiguës, le tissu des relations entre les hommes et les femmes, l’érotisme qui dit ou ne veut pas dire son nom : tout cela se lit évidemment dans le jeu et le dialogue des instruments, notamment des bois et du reste de l’orchestre, comme autant de jeux d’écho et de réponses. L’extrême raffinement de l’agencement et la manière à la fois légère et marquée dont Gatti met tout cela en place donne à la pièce un éclat et une brillance singuliers.  C’est pour moi la pièce la plus extraordinaire de la soirée.
On comprend alors pourquoi il place en regard Métaboles de Dutilleux : bien sûr, on connaît la dette de tous les compositeurs du XXème envers Debussy, et la relation de Dutilleux à son illustre prédécesseur commence au moment où il reçoit à 12 ans en cadeau la partition de Pelléas. Et bien sûr la construction de tout programme commence par tisser un réseau entre les œuvres proposées, quand c’est possible : et si Jeux figure un jeu léger entre les êtres, traduit par la légèreté de corps qui s’envolent, Métaboles est bien un jeu sur les sons, des motifs sonores accolés à des attitudes, des « changements » (c’est le sens du mot issu du grec) qui déterminent des ambiances différentes : incantatoire, linéaire, obsessionnel, turpide, flamboyant. Changements donnant la dominante à différents groupes d’instruments, les bois, puis les cordes, les percussions, les cuivres et l’ensemble de l’orchestre. Une sorte d’exercice de style, merveilleusement mis en scène et interprété par le RCO, et avec une toute particulière précision. J’avoue ne pas avoir de vraie affinité avec cette musique. Mais Gatti en fait un lointain écho à la pièce qui précède, avec un travail sur chaque instrument (les bois sont ahurissants, la clarinette notamment), pris presque comme des instruments solistes qui dialoguent en relation avec le reste de l’orchestre, en une multiplicité de micro-concertos en quelque sorte. Ce qui frappe dans cette pièce, c’est la chaleur du son que réussit à produire le RCO, dans une acoustique aussi équilibrée que celle du KKL. Les cordes dans « linéaire » sont proprement époustouflantes, avec un premier violon magnifique (Liviu Prunaru), sans parler des pizzicati des contrebasse exceptionnelles, véritable corps « soliste », qui fait merveilleusement comprendre le rôle de la contrebasse dans l’orchestre, alors qu’on croit souvent la confiner dans les sourdines. Ce qui frappe en même temps ce sont les enchainements entre les différents moments qui en font un vrai poème symphonique dont les voix tour à tour alternent. Le silence interdit qui suspend le temps à la mesure finale est suffisamment éloquent pour montrer l’effet produit sur le spectateur. Moment de tension, moment spectaculaire qui conclut avec bonheur la première partie.

Sol Gabetta ©Priska Ketterer
Sol Gabetta ©Priska Ketterer

Dans un festival dont le thème est « Primadonna », dédié notamment aux femmes chefs d’orchestre, mais aussi aux femmes solistes, Lucerne accueillait Sol Gabetta, assez rare sur les rives du lac des quatre cantons puisqu’elle n’y avait pas figuré depuis 2004. Avant le concerto de Schumann le lendemain, elle interprétait le concerto n°1 en la mineur op .33 de Saint-Saëns, une pièce assez brève qui n’a figuré qu’une fois dans les programmes du Festival (en 1962 avec Pierre Fournier sous la direction de Jean Martinon avec l’Orchestre Philharmonique de la RTF). Né en 1835 et mort en 1921, Saint-Saëns a traversé le siècle et ses tournants et a vu la musique évoluer : il naît en plein romantisme et meurt au moment de l’explosion de la seconde école de Vienne. Aujourd’hui il reste connu du grand public surtout pour sa Symphonie n°3 op.78 avec orgue et pour Samson et Dalila (qu’on joue moins ces dernières années, faute de Samson…). Le concerto n°1 pour violoncelle se joue d’un seul trait, comme une sorte de poème pour violoncelle et commence sans introduction, in medias res, laissant l’instrument soliste s’installer et dominer : en effet, l’orchestre dans ce concerto sert de faire valoir au soliste, particulièrement sollicité, dans une vive démonstration des possibilités de l’instrument, lyrique, vif quelquefois agressif. Sol Gabetta avec son jeu énergique, mais aussi très sensible, très attentive aux mouvements de l’orchestre et au dialogue avec les musiciens, donne à entendre la palette la plus large de l’intériorité à l’exposé de la sensibilité à nu, en jouant avec les cordes de l’orchestre, et notamment les violoncelles (avec qui elle donnera en bis Après un rêve de Fauré), s’immergeant quelquefois dans l’ensemble, et émergeant ensuite par un son d’une chaleur et d’une clarté remarquable. Orchestre et soliste se passent la main, ici c’est l’orchestre qui impose le rythme (final), là (seconde partie) c’est la soliste qui l’emporte dans son univers. Un vrai moment de virtuosité sensible et non démonstrative.
Puis arrive Petrouchka. Dans ce programme où d’un côté Jeux voisine avec Métaboles dans un dialogue sonore cohérent que cinquante ans séparent pourtant, Saint-Saëns avec son classicisme bon teint et son relatif formalisme voisine avec l’acide Petrouchka, créé en 1911, deux ans avant Jeux, au théâtre du Châtelet (le Théâtre des Champs Elysées n’ouvrira que deux ans plus tard). La thématique des automates qu’on brise, des marionnettes douées d’une âme est assez fréquente notamment depuis Hoffmann, reprise dans le ballet de Delibes, très classique celui-là  Coppélia. Petrouchka est l’histoire d’une marionnette amoureuse, pas assez forte pour s’imposer et qui finit par mourir, sur fonds de fêtes de carnaval et de Mardi gras russe.  Une musique qui emprunte donc au folklore russe, à la musique populaire, mais qui en même temps développe une thématique propre assez tendue, qui demande (comme Jeux) un sens dramatique et une vraie perspective théâtrale douce-amère. Est-ce pour cette raison que Gatti, peut-être encore plus que dans les autres pièces, s’engage fortement physiquement , mimant des expressions, imitant une démarche lourde, comme pour donner aux musiciens une image de ce qu’ils doivent rendre. Debussy et Stravinsky étaient liés, et correspondaient à propos de Petrouchka : ce qui fascinait Debussy était la « psychologie » des trois marionnettes (Petrouchka, La ballerine, le Maure) et le passage du mécanique à l’humain, au sentiment, à la respiration. L’intérêt de la dramaturgie du ballet est aussi de ne pas créer de frontières entre le mécanique et l’humain ou de créer le doute, l’impossibilité de distinguer l’un de l’autre: le musicien doit aller au-delà de l’instrument (et Petrouchka est aussi une exposition instrumentale) vers l’expression de l’humain, vers un signifié. L’ambiance festive du début est l’occasion d’une fête des sons et des couleurs, avec une extraordinaire flûte et un rythme particulièrement dansant, mais gardant toujours une pointe de mélancolie. Ce qui frappe c’est l’incroyable ductilité de l’orchestre et la qualité de la petite harmonie : la flûte, le hautbois rivalisent en un caléidoscope de sons qui rend bien une atmosphère à la fois carnavalesque et légère, mais qui pour certains instruments laissent un goût moins joyeux (le cor anglais à se damner). L’atmosphère festive instrumentale finale est plus large, moins dominée par les bois, avec l’ensemble des cordes. C’est une sorte de magnifique ode aux instruments de l’orchestre, un carnaval des instruments qui nous a été donné d’entendre, aves des moments suspendus comme le dialogue flûte/trompette (les trompettes sont de jeunes recrues très talentueuses!). Les scènes finales opposent de magnifiques rondes aux cordes et un dialogue presque solitaire des cuivres et même du xylophone. Les toutes dernières mesures (l’apparition de l’esprit de Petrouchka) entre flûte et orchestre très allégé  presque en sourdine, des traits d’instruments (cuivres), presque pré-jazzys sont un moment exceptionnel  à la fois tendu et mystérieux, particulièrement théâtral qui laisse le public en suspens.
Ainsi donc ce programme « français » proposé à un public a priori non préparé (il sera redonné à Salzbourg), a cueilli les spectateurs par surprise : ils se sont trouvés face à des pièces demandant à orchestre et soliste une virtuosité peu commune. L’orchestre a été non dirigé, mais guidé, avec des gestes précis, un travail qui creuse dans la partition les moindres détails pour les exalter, sans jamais négliger une vision d’ensemble non seulement de chaque pièce prise singulièrement, mais de l’ensemble du programme qui composait une singulière fresque, fresque musicale, fresque culturelle, mais aussi fresque instrumentale : le nouveau directeur musical présentait pupitre par pupitre son nouvel instrument, et entraînait le public successivement dans la moirure des sons, dans le théâtre des sons et dans le carnaval des sons : une soirée sans concession, marquante, intelligente et accueillie avec un incroyable succès. [wpsr_facebook]

Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer
Royal Concertgebouw Orchestra ©Priska Ketterer

LUCERNE FESTIVAL 2015: ANDRIS NELSONS dirige le BOSTON SYMPHONY ORCHESTRA le 31 AOÛT 2015 (STRAUSS-CHOSTAKOVITCH)

Le BSO à Lucerne le 31/08, avec son podium "maison" ©: Priska Ketterer, LUCERNE
Le BSO à Lucerne le 31/08, avec son podium “maison” ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Pour clore l’été, j’ai placé sur mon chemin deux orchestres américains au Lucerne Festival, le Boston Symphony Orchestra et son chef Andris Nelsons, qui effectue sa première tournée européenne depuis 2007 et le San Francisco Symphony Orchestra dirigé par son chef charismatique Michael Tilson Thomas dans une dizaine de jours. Ces deux orchestres sont liés à ma lointaine jeunesse, en 1982, où j’ai effectué un périple aux USA, en rencontrant sur la route de l’Ouest, au Hollywood Bowl, le San Francisco Symphony Orchestra, à l’époque dirigé par Edo de Waart, mais ce soir là déjà dirigé par Michael Tilson Thomas. Hollywood Bowl pratiquement plein, sorte d’ambiance véronaise avec seaux de Popcorn et litres de Coca-glaçons…une ambiance de fête,  comme l’ambiance que j’ai croisée sur la route de l’Est un jour d’août avec le Boston Symphony Orchestra, à Tanglewood, endroit enchanteur au milieu de la nature, avec son espace couvert et ouvert, avec son gazon, et j’ai écouté assis dans l’herbe Seiji Ozawa diriger Fidelio avec Hildegard Behrens et James Mc Cracken, très connu à l’époque par le disque et n’ayant pratiquement fait sa carrière qu’aux USA, avec Franz Ferdinand Nentwig et Paul Plishka ; j’ai contrôlé sur le site du BSO, évidemment doté d’un moteur de recherche très bien fait, avec les programmes d’époque numérisés…on attend en vain que nos institutions musicales ou culturelles se décident ENFIN à mettre leurs archives en ligne, ou au moins la liste de leurs concerts ou représentations. Mais on a l’impression que nos managers ont intérêt à faire en sorte que le public ait la mémoire courte : Aix n’a rien, l’Opéra a Mémopéra qui est une plaisanterie remontant à 1980 pour une institution née en 1669, l’Opéra Comique n’en parlons pas, le TCE non plus, quant aux orchestres… manque d’idée, absence de volonté d’inscrire l’institution dans une tradition comme si le hic et nunc était le début et la fin de toute culture. Médiocrité quand tu nous tiens…
J’invite donc les mélomanes à se plonger dans ce moteur de recherche qui s’appelle HENRY, de quoi nous donner quelques leçons…(http://archives.bso.org).

Tanglewood ©: Stu-Rosner
Tanglewood ©: Stu-Rosner

Comment décrire l’ambiance de Tanglewood, si jeune, si joyeuse, une ambiance de fête joyeuse là aussi, comme au Hollywood Bowl, en plein été, en pleine campagne, une ambiance extraordinairement jeune : où nos orchestres nationaux jouent-ils l’été en France, où essaient-ils de réunir autour d’eux un public jeune, dans des lieux inhabituels, oui il y a Montpellier, il y a Orange, il y a Aix, mais y-a-t-il un Tanglewood français, qui pourrait réunir Pop et classique, aux Vieilles Charrues réunir les Vieux Carrosses et  des dizaines de milliers de personnes…
Alors, j’étais très ému de les revoir, ces bostoniens, qui m’avaient enthousiasmé un soir de 1982 au fin fond du Massachusetts, je me souviens aussi des ovations et du sourire extraordinaire de Behrens, lumineuse comme savait l’être cette immense artiste.
Évidemment, voir Boston à Lucerne, c’est autre chose que l’ambiance chaise longue de Tanglewood, et l’orchestre lui-même avait cette componction qui sied à une tournée qui est en train de marquer cet été 2015, qui consacre aussi leur chef, à peine auréolé de son triomphe fabuleux avec le LFO, qui venait de triompher à Salzbourg, et qui a dirigé deux programmes, la veille, notamment, Håkan Hardenberger dans Dramatis personae de Brett Dean et Une vie de Héros de Strauss et ce soir, Don Quichotte de Strauss avec Yo Yo Ma en soliste et la symphonie n° 10 de Chostakovitch. Une première partie en forme de sourire mélancolique (lien avec Humor, le thème du festival, et une seconde partie plus sérieuse, un Chostakovitch libéré de l’ombre de Staline, comme le dit le sous-titre du CD sorti il y a peu (Nelsons, Chostakovitch Symphonie n°10, chez DG).

BSO, Nelsons, DG, dernier disque sorti
BSO, Nelsons, DG, dernier disque sorti

Justement, cette seconde partie qui reprend le programme du CD à peine sorti, montre aussi combien le disque peut-être à la fois proche et très éloigné des conditions du concert, entre le son direct et le son mis en scène et arrangé du disque, il y a un abîme, comme il y a un abîme entre ce concert et ce que je venais d’entendre au disque. Au disque, le début surgit très lentement du silence, alors que en salle, ce début sombre est au contraire clairement affirmé, inquiétant, tendu et surtout le son prenait ici une spatialité inconnue au disque.
Les orchestres américains sont réputés pour être des machines à musique huilées, un peu froides, mais des machines au service d’une perfection sonore qu’on dit quelquefois un peu interchangeable. Mais Boston, c’est toujours un peu différent, même si l’orchestre joue « physiquement » d’une manière qui rappelle les orchestres des années 60 ou 70, un peu raides et fixes (les violons !) et qu’il y a dans son effectif des musiciens très vénérables: quand on regarde le LFO ou les Berlinois, on voit un orchestre jeune qui bouge, qui accompagne la musique de ses mouvements .

Avant le concert ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Avant le concert ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Ici, l’orchestre reste fixe, presque immobile et il est composé de musiciens souvent mûrs, mais pourtant produit un son époustouflant de jeunesse, de netteté, de clarté, de chaleur,  des échos de velours, de moire, et de soie, jamais franchement acérés, toujours chaleureux, qui donnent une couleur un peu particulière à ce Chostakovitch, que Nelsons conduit avec une incroyable vitalité, soignant les contrastes, donnant une respiration épique aux grands moments (le deuxième mouvement, allegro, où Chostakovitch dit avoir pensé à Staline dans ce portrait musical effrayant, qui se termine en tourbillon ahurissant) . C’est plus le dernier mouvement qui m’a frappé ici . Il commence en andante et se termine en allegro presque tchaïkovskien, car la manière dont Nelsons le conduit, assez brillante évoque par certains moments une couleur tchaïkovskienne à la fois claire et à la fois sombre permettant à l’orchestre des moments à se pâmer (la petite harmonie est renversante).

Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Nelsons donne de l’ensemble une version large, aérée, énergique et exalte le son de son orchestre avec une extraordinaire capacité à mettre en valeur sa virtuosité et sa perfection technique. Dans une symphonie qui hésite entre l’angoisse tendue et la libération, Nelsons a plutôt choisi la libération. Une fois de plus se confirme quel chef il est : il est rare d’avoir à 37 ans une telle profondeur, déjà remarquée avec le LFO une dizaine de jours plus tôt et surtout une telle intelligence du propos, une telle volonté de dire quelque chose de l’œuvre et ce chef jeune et gesticulant s’accorde finalement très bien avec cet orchestre plus “distancié”, presque “chic”dans ses attitudes. Il reste que j’ai peut-être pour mon goût préféré l’interprétation hypertendue et plutôt « protestante », plutôt concentrée et acérée de Daniele Gatti en avril dernier avec la Staatskapelle de Dresde (voir ce blog) , un orchestre qui a vécu le stalinisme dans sa chair. Mais ce sont des distinguos d’enfant gâté : nul doute que ce Chostakovitch sonnera comme jamais dans la (trop ?) chaleureuse Philharmonie de Paris le 3 septembre.

Malcolm Lowe, Yo-Yo Ma, -Steven Ansell, Andris Nelsons & le BSO le 31/08 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Malcolm Lowe, Yo-Yo Ma, -Steven Ansell, Andris Nelsons & le BSO le 31/08 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

C’était le final d’un concert qui m’a plus ému et plus séduit dans sa première partie, dédiée à Don Quichotte de Strauss. Après avoir convoqué la veille Une vie de héros , le programme convoque cette fois non sans émotion et tendresse une vie d’antihéros telle que Strauss la voit. J’ai pensé par moments (est-ce sacrilège ?) au rôle des voix « instrumentalisées «  dans Pulcinella entendues une semaine plus tôt dans la même salle. Ici, l’instrument (violoncelle et alto) est plutôt vocalisé, le violoncelle renvoyant à Don Quichotte et l’alto, plus guilleret à Sancho Pança tandis que les bois (stupéfiante clarinette basse) et le tuba expriment non la conversation mais la couleur des sentiments. A priori les deux solistes aux cordes sont donnés au soin d’un soliste de l’orchestre : ici l’alto solo est le premier alto de l’orchestre, Steven Ansell, tandis que le violoncelle, élevé par le podium au rang de soliste est confié à Yo-Yo Ma, la légende vivante qui ici se fait très modeste, jamais cabot, se fondant dans le son de l’orchestre et diffusant une émotion indescriptible. Dès les parties solistes, en dialogue avec l’alto ou le fabuleux violon solo de Malcolm Lowe, les sonorités que Yo-Yo Ma tire de son instrument, dans la magnifique acoustique si précise et en même temps si enveloppante de Lucerne, sont renversantes.

D’ailleurs, cet ensemble de variations permet d’exalter l’un après l’autres les pupitres de l’orchestre et d’en faire, sans vraiment le vouloir, d’une manière presque naturelle une démonstration de virtuosité étourdissante et en même temps d’une extraordinaire modestie tant c’est vraiment un sentiment de totalité qui vous prend, un sentiment où les sons miroitent et les volumes dansent, avec l’extraordinaire ductilité de la musique de Strauss, dont les solos de cordes font écho à des moments de ses opéras (Ariane, la femme sans ombre) mais où d‘autres moments comme la cavalcade contre les moulins rappellent discrètement Wagner et d’autres chevauchées, ou même l’ambiance presque mahlérienne de certains moments plus bucoliques . Tout cela Nelsons le dit, et nous tient en haleine, et nous émeut, et nous fait sourire et exalte cette « symphonie de petites choses », cet ensemble de fleurs musicales émergeant d’un extraordinaire paysage sonore. Ce fut un enchantement et c’est plutôt la magie extraordinaire de ce Don Quichotte que je vais emporter dans mon (vaste) coffre aux souvenirs musicaux.
Triomphe, standing ovation et bis (Chostakovitch ?) époustouflant, étourdissant, ahurissant, tourbillonnant, en ambiance Volksfest des vastes étendues de la Sainte Russie.
Chers lecteurs parisiens, courez à la Villette le 3, la soirée sera mémorable.[wpsr_facebook]

Yo-Yo Ma et Andris Nelsons, BSO, 31/08/2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Yo-Yo Ma et Andris Nelsons, BSO, 31/08/2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: CHAMBER ORCHESTRA OF EUROPE dirigé par Bernard HAITINK le 5 AVRIL 2014 (Robert SCHUMANN) avec Gautier CAPUÇON

Bernard Haitink et le COE ©PKetterer/Lucerne Festival
Bernard Haitink et le COE ©PKetterer/Lucerne Festival

Tout le monde ce soir-là en rentrant dans l’auditorium du KKL avait la tête ailleurs, mes voisins, à côté, derrière, devant parlaient du concert du lundi 7 annulé,  qui devait être celui de Claudio Abbado, de celui de demain dimanche 6, par le Lucerne Festival Orchestra en sa mémoire. Il suffisait d’ouvrir le programme de salle : un texte de Michael Haefliger qui évoque la figure de Claudio nous plongeait dans le souvenir.
Et ce soir, Bernard Haitink, qui a dirigé à sa place de nombreux concerts quand Claudio était souffrant, encore à l’automne dernier nous le rappelait encore.
Et ce soir, le Chamber Orchestra of Europe, que Claudio a porté sur les fonds baptismaux : il reste encore tant de musiciens des origines qu’effectivement, beaucoup dans la salle voyant Haitink et le COE pensaient…Claudio.
D’ailleurs, une foule de spectateurs habituels de l’été sont là. Combien de spectateurs, en entrant dans la salle se sont dit : jamais plus…jamais plus l’entrée de cette silhouette gracile et souriante. Ce soir, personne n’était totalement heureux ni totalement disponible.
Et pourtant, la magie de la musique a agi, et c’est ce qu’a toujours voulu Claudio, se faire oublier derrière l’œuvre qu’il exécutait : ce soir, le Chamber Orchestra of Europe, Bernard Haitink et  Gautier Capuçon ont réussi à nous extraire de cette amertume et de cette tristesse, grâce à un Schumann magistralement interprété, et qui nous a en quelque sorte projetés vers le présent.
Ce soir marque le début d’un cycle Schumann qui va continuer cet été, et Haitink dirige les deux symphonies des débuts, la n°1 « le Printemps » et la n°4, pratiquement contemporaine (en 1841, mais que Schumann a profondément remaniée en 1851) nées peu après le mariage avec Clara et donc positives et pleines d’optimisme. Entre les deux, le concerto pour violoncelle op.129, de 1850, moins ouvert, plus lyrique, plus mélancolique aussi, comme si nous étions en cette soirée initiale, aux deux bouts de la courte carrière de Schumann.

Haitink en Master's Class ©Georg Anderhub/Lucerne Festival
Haitink en Master’s Class ©Georg Anderhub/Lucerne Festival

Bernard Haitink est toujours très présent à Lucerne, et depuis deux ans il donne aussi une Master’s class de direction d’orchestre, 3 jours, 6 heures par jour, cette année autour de Beethoven, Mozart, Mahler et Debussy, pour huit jeunes chefs d’orchestre venus aussi bien du Chili que de Taiwan ou de Belgique, sept hommes et une femme, la parité n’est pas encore entrée dans ce métier-là. Il disait justement à l’un des jeunes impétrants qu’aujourd’hui tous les chefs bougent beaucoup en dirigeant alors qu’à son époque, seul Bernstein bougeait. Et il défendait dans la direction une certaine retenue, d’infimes mouvements, un regard bienveillant, des gestes clairs à la main gauche, sans devoir trop parler en répétition (« talking conductor ») ni bouger excessivement son corps, qui dit-il nuit à la compréhension.
C’est bien ce qu’il applique sur le podium : on est toujours frappé par la retenue et la réserve de ce chef , qui pourtant réussit à transmettre aux orchestres dynamique et énergie, comme dans ce programme où ce qui frappe d’abord c’est la relation forte avec le Chamber Orchestra of Europe, excellent, suivant le chef avec une précision rare, pas de décalages, pas de scories, et un son charnu qui surprend vu l’effectif relativement réduit…
Nous l’avons dit, c’est un Schumann ouvert, printanier, lumineux qu’offre Haitink, un Schumann nouveau comme seuls les chefs vénérables peuvent oser le faire. Aussi bien dans la 1ère Symphonie Le Printemps en si bémol majeur, et la quatrième en ré mineur, son approche surprend, par le choix d’un orchestre relativement réduit, par la distribution des violons à droite et à gauche du chef, qui dialoguent d’une manière étonnante, par un son d’une incroyable clarté, et qui déploie une énergie d’une force peu commune malgré l’effectif.

Gautier Capuçon & Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival
Gautier Capuçon & Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival

À 85 ans, Bernard Haitink montre une merveilleuse vitalité : son Schumann plus énergique que romantique est plein de séduction, plein d’allant, plein de jeunesse. Le concerto pour violoncelle, interprété avec par Gautier Capuçon qui a donné son meilleur, se montrait plus mélancolique, un peu plus sombre, et tranchait sur des symphonies où le soleil perlait sans cesse : un regard peut-être un peu plus conforme que les deux symphonies.
Une ouverture du festival mémorable : un autre son, une vision neuve, une vision épurée, rajeunie…un autre diable d’homme, ce Haitink. [wpsr_facebook]

Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival
Bernard Haitink ©PKetterer/Lucerne Festival