OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: LA FANCIULLA DEL WEST de Giacomo PUCCINI le 1er FÉVRIER 2014 (Dir.mus:Carlo RIZZI, Ms en scène Nikolaus LEHNHOFF)

Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Étrange politique que celle de l’Opéra de Paris: bien sûr il fallait faire rentrer au répertoire La Fanciulla del West et on ne peut que louer Nicolas Joel de l’avoir fait, mais alors il fallait le faire alla grande et non à la sauvette. En louant (achetant ?) la production à Amsterdam (2009), l’Opéra dit clairement qu’il n’a pas l’intention de trop y investir. C’est avouer à demi-mot que c’est une entrée plus symbolique que réelle. On rétorquera que confier le rôle de Minnie à Nina Stemme,  c’est afficher sa détermination à en faire un succès. Mais cette Minnie n’a pas le Dick Johnson qui lui correspond,  avec un chef (celui qui officiait à Amsterdam) pas totalement convaincant pour mon goût, cela ne garantit pas le succès et de fait, le public peine à remplir la salle: la billetterie était assez clairsemée lors de cette première et on peut trouver encore pas mal de places. Cette absence de curiosité est vraiment regrettable pour un opéra qui est un pur chef d’œuvre au niveau de l’orchestre.
Certes, La Fanciulla del West souffre de son étiquette de western plus ou moins spaghetti, et d’un livret considéré comme assez faible, mais c’est là aussi une erreur : on peut lire à cet effet l’excellent article de Sylvain Fort dans le programme de salle (La rédemption de Minnie, p.83). Seulement, cet opéra exige sur le plateau deux voix d’exception et douées de ce charisme qui fait vibrer dès l’abord et peut même faire oublier tel ou tel défaut du livret. On en avait une potentielle ce soir, mais ce n’est pas suffisant.
Il y a eu à Vienne cet automne une production dirigée par Franz Welser-Möst, et sa direction est d’une autre facture (je l’écoute actuellement): précise, fouillée, tirant Puccini là où il doit être, vers le XXème siècle (Zemlinski, Janacek) et non vers les scories du XIXème siècle vériste finissant avec dans les deux rôles principaux et Stemme et Kaufmann. Là se justifie l’adjectif alla grande.
Pour ma part, je n’ai vu au théâtre que la production scaligère de Jonathan Miller. Comme souvent chez ce metteur en scène, elle marquait un classicisme intelligent, très propre, sans pittoresque excessif, presque retenu. L’ensemble était dirigé par Lorin Maazel, avec Placido Domingo, Mara Zampieri et Juan Pons. Je n’ai pas vu le DVD qui en a été tiré, mais dans la salle quelle surprise m’a saisi devant l’orchestre, d’une incroyable clarté et d’une étonnante profondeur de Maazel, qui reste pour moi l’un des plus grands pucciniens aujourd’hui, un orchestre où j’avais quelquefois l’impression d’entendre du Schönberg. Plus que les chanteurs (et pourtant Domingo…) c’est de cette lecture orchestrale d’une inédite épaisseur dont j’ai souvenir, et depuis, je défends mordicus cette œuvre trop méconnue. C’est Webern qui écrivit à son maître Schönberg son enthousiasme pour La Fanciulla del West “Eine Partitur von durchaus originellem Klang. Prachtvoll. Jeder Takt überraschend. Ganz besondere Klänge. Keine Spur von Kitsch” (une partition avec un son original d’un bout à l’autre. Magnifique. Chaque mesure est une surprise. Des sons tout à fait particuliers. Aucune trace de kitsch).

Tout cela pour dire combien j’étais disponible au lever du rideau.
Comme souvent lors des premières, de violentes huées ont accueilli le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff, et son équipe, ainsi que le chef d’orchestre. Je n’aime pas les huées en général, mais lorsqu’elles deviennent rituelles et injustifiées, sinon injustifiables, je les déteste. Or, même si le chef n’est pas ce que je souhaite, et même si la mise en scène n’est pas non plus totalement convaincante, le spectacle, qui certes ne frappera pas la mémoire, est défendable.

Nikolaus Lehnhoff n’est pas le premier venu. Il a laissé un grand nombre de mises en scène depuis les 40 dernières années, dans le monde entier à commencer par une très fameuse Frau ohne Schatten à l’Opéra de Paris en 1972 et en 1980 qui le fit entrer dans le monde de la mise en scène lyrique. Resté en dehors du mouvement du Regietheater, il élabore des spectacles qui, sans déranger, sont suffisamment réfléchis et propres pour écumer les scènes mondiales : il n’est guère de scènes lyriques importantes où il n’ait travaillé.
Il a 70 ans lorsqu’il crée à Amsterdam en 2009 cette Fanciulla del West reprise aujourd’hui à Paris et il n’y a pas de quoi dans cette production user sa voix à huer, sauf à avoir avec Puccini et avec la notion de mise en scène un rapport de profonde ignorance.
Ainsi Nikolaus Lehnhoff prend à la lettre l’intention de Puccini de proposer un hommage au mythe américain pour son premier opéra créé outre-atlantique (en 1918 il créera toujours au MET le Trittico). Il propose un maelstrom « d’éléments de langage » qui font aujourd’hui le point sur ce mythe : il met  l’Amérique d’aujourd’hui sous le sceau presque exclusif du dollar, rejetant l’amour authentique de Minnie et Dick Johnson au rang de bluette de Musical hollywoodien.
Une projection initiale pendant le prélude posant Wall Street et une salle de trading comme référence tandis qu’une pluie de dollars puis un gigantesque billet projeté fermeront l’œuvre : « l’argent fait tout ».
De fait, tout au long de l’opéra, l’argent sera central. Minnie compte ostensiblement des dollars, elle en distribue aussi, et le coffre-fort est au centre du décor du premier acte, presque comme le pupitre du Président des Etats-Unis, sur lequel on peut lire « Wells Fargo Bank ». La protection de l’argent des mineurs est en effet l’une des charges que  Minnie s’est donnée.

Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Dans cette mise en scène, on manie les dollars comme les pistolets, tous les personnages sont aussi prompt à sortir les uns comme les autres : et l’arrivée triomphale de Minnie, tirant en l’air, dans son manteau de cuir rouge en haut d’un escalier,  met l’ambiance qu’il faut dans ce premier acte que Lehnhoff n’arrive pas à animer et auquel il n’arrive pas à donner de ligne. De fait, on comprend bien qu’il y a volonté d’actualisation, volonté d’inscrire l’action dans le rêve américain : le saloon « Polka » de Minnie, rempli de Juke box et de machines à sous  (toujours les $$$) est dans une sorte de soupirail géant qu’on atteint par une sorte d’immense tuyau, de dessous, tandis que Minnie arrive par un escalier spécialement dressé qu’elle descend de manière spectaculaire, comme une entrée d’héroïne hollywoodienne, avec les hommes à ses pieds, comme une vedette de revue venue du  ciel, d’un ciel urbain sur lequel ouvre  un vaste trou où l’on voit une rue d’un downtown quelconque (New York ?) ou un paysage bucolique pendant que Jack Wallace (Alexandre Duhamel en costume blanc rappelant l’Elvis des bonnes années) chante de manière très efficace et très juste « che faranno i vecchi miei ». On sent bien qu’il y a volonté de sur-représenter une Amérique mythique et qu’on est plus ou moins dans le théâtre dans le théâtre (ou plutôt dans le Musical dans l’Opéra) où l’air est traité comme un pezzo chiuso.

Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Cette vision d’une Amérique en contreplongée montre la situation de ces mineurs, en cuir noir, qui ont l’air plus de blousons noirs que de travailleurs, dont Jack Rance serait en quelque sorte le chef ou le gardien: ce sont de toute manière les sous-fifres, les sans-grade tout en dessous d’une échelle sociale qui ne peut que regarder le monde de dessous. Dans cette ambiance s’installe le personnage de Minnie arrivée triomphante et qui tour à tour sert au bar, range l’argent dans le coffre et lit la Bible, leur référence à tous, et qui, rappelle Sylvain Fort,  leur lit le Psaume 51, celui du Miserere, c’est à dire le Psaume de la rédemption.
C’est donc l’idée d’une sorte de Sainte Jeanne des Cowboys que Puccini voudrait installer, dans cette mise en scène, on en est assez loin.

Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le deuxième acte se déroule en effet dans la maison de Minnie, c’est une caravane métallique comme on en faisait dans les années 50 dans un paysage enneigé, avec deux bambis à cour et à jardin. L’intérieur d’un rose fuchsia, tout capitonné, avec une vierge au-dessus de la TV qui projette des dessins animés fait irrésistiblement penser à des personnages de cartoons (les bambis…avec les yeux lumineux quand on parle d’amour…) : voilà une vignette aisément exportable dans une histoire de Minnie (!) et Mickey… Dans ce paysage très typé, les personnages vont évoluer dans l’intimité de la caravane, qui devient une sorte de scène sur la scène.

Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Vu la couleur, vu le style d’ameublement, on peut y voir une sorte de maison de poupées pour une femme enfant (les peluches..) aussi bien qu’une caravane de prostituée, et on en vient à penser : et si Minnie très discrètement nous était présentée non comme Sainte Jeanne, mais comme une sorte de p…respectueuse, la p…au grand cœur de certaines histoires de cinéma, une sorte de Marie-Madeleine des cowboys ; voilà qui justifierait aussi l’usage du psaume 51 au premier acte …mais ce n’est qu’une idée parmi les possibles de cette mise en scène, dont l’absence de ligne directrice au milieu de cette idée d’une Amérique mythique, multiple et foisonnante finit par gêner ; car si on en comprend les intentions, elles ne semblent pas fermement assises ni affirmées : les personnages se meuvent comme dans n’importe quelle mise en scène de Fanciulla (encore que la fin de l’acte II soit assez mal réglée), seul le cadre et certains mouvements marquent un évident second degré de lecture, une lecture fortement dépréciative et ironique.

Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Le troisième acte a concentré chez le public toutes les réactions négatives : les bambis aux yeux lumineux devant l’amour avaient surpris, mais le rideau était vite tombé.
Il se relève au troisième acte sur un cimetière de voitures et là le public n’en peut plus : les buh fusent alors que l’image est assez cohérente. On va pendre un bandit, et si l’on fait justice soi-même mieux vaut le faire dans un endroit discret…D’ailleurs, l’idée est empruntée au film d’Arthur Penn, The Chase (La poursuite impitoyable) sorti en 1966. C’est pour moi dans cet acte que le travail de Lehnhoff gagne en cohérence, même si je ne partage pas du tout son regard grinçant. La musique de Puccini devient alors ce qu’elle n’est pas, du sirop pour émules d’Esther Williams ou Judy Garland.

Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le travail de gestion du groupe, dissimulé dans la montagne de carcasses est assez bien fait. La pendaison de Dick qui se termine comme Tarzan sur sa liane, puis l’ouverture du décor sur un escalier lumineux dont va descendre majestueusement Minnie en robe à bustier en lamé rouge comme à Las Vegas ou dans les films hollywoodiens (Ziegfeld Follies) par exemple, sous le Lion rugissant de la MGM, voilà qui prend le public à contrepied et qui provoque des rires abondants, d’autant que Dick en smoking la rejoint en un duo final de film musical américain, sous une pluie de Dollars, pendant que Jack Rance vaincu est adossé au coffre-fort de la Wells Fargo… Le public rit, puis au baisser de rideau (avec projection d’un Dollar géant) se met à huer sauvagement.

Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Lehnhoff a prévu le coup, bien sûr, il a voulu noyer ce final et ses miélismes sous les rires et la moquerie : pur travail de distanciation.
On pouvait aussi envisager dans le genre un final très chrétien, un final à la Pizzi et la montée au ciel très baroque du couple touché par la Rédemption, mais c’eût été trop « premier degré » …et un peu plus wagnérien…Il reste que la musique a été oubliée dans ce final, et c’est peut-être dommage.
Il manque à ce travail non un dessein, non un discours ou un propos, mais une cohérence des lignes, une sorte de rigueur (un peu difficile dans ce trop plein référentiel). Lehnhoff pouvait à mon avis dire la même chose, de manière plus claire et sans se disperser.
Il reste que la mise en scène a du sens, et que cette réaction du public m’inquiète, elle tendrait à montrer que le public de l’Opéra de Paris entretient avec le théâtre et la mise en scène un rapport malsain et irréfléchi: huer pour ça, tomber dans ce piège là, c’est quand même un peu ridicule.

Musicalement, le plateau souffre moins la discussion. L’œuvre est difficile à mettre en scène, mais elle est aussi difficile à distribuer et à chanter. Elle exige de vraies voix, grandes, expressives, qui sachent aussi être émouvantes, dans un contexte un peu décalé par rapport aux habitudes de l’opéra italien car il y a peu d’airs, et l’on est dans un discours continu relativement inhabituel, qui bride les vélléités solistes, et qui frustre singulièrement l’auditeur quelquefois (c’est sensible au deuxième acte), mais tout change si on se concentre sur l’orchestre, qui est vraiment dans cette œuvre le protagoniste incontesté.
La distribution réunie n’est pas contestable : les rôles de complément, très nombreux, mais tous très individualisés (c’est une originalité de l’œuvre) sont très bien tenus : Nick (Roman Sadnik) d’abord qui chantait déjà en 2009 à Amsterdam, mais aussi Andrea Mastroni (Ashby), Roberto Accurso (Sid), André Heyboer (Sonora) avec une mention toute spéciale pour le jeune Alexandre Duhamel en Jack Wallace, déjà cité, et particulièrement en place et délicat dans un des seuls airs de la partition, et sans doute celui qu’on retient le plus.  Les autres membres de cette distribution défendent parfaitement l’œuvre sans oublier l’excellent chœur d’hommes (direction Yves-Marie Aubert) qui est totalement convaincant et très présent : magnifique prestation.
Claudio Sgura n’est pas un artiste qui m’émeut ou qui m’étonne. Je trouve que la voix est quelquefois voilée (dans le registre grave) qu’elle s’engorge facilement et qu’elle a des difficultés à se projeter. Mais Jack Rance lui va bien, bien mieux que les rôles dans lesquels je l’ai entendu, et la prestation est plus qu’honorable : il a une belle prestance, un jeu engagé, une vraie présence, et au total tout passe bien la rampe. Mais je rêve d’un Tézier…
Marco Berti a les aigus qu’il faut, la projection qu’il faut, la voix est très bien posée, même si le registre médian reste un peu problématique – la voix se révèle à l’aigu, sûr et travaillé ; c’est incontestablement un ténor correct: mais il est si peu le personnage, si peu habité, si peu engagé, si peu charismatique que l’on n’y croit pas un seul instant. Il faut qu’il y ait chez Dick Johnson cette poésie, cette voix convaincante qui nous fait croire que c’est un bandit « au grand cœur », il faut qu’il fasse rêver. Ce n’est vraiment pas le cas.
Nina Stemme était Minnie, avec ses aigus triomphants, avec son style plus wagnérien que puccinien, une voix est magnifiquement présente, notamment au deuxième acte : cependant les passages, la fluidité sont quelquefois moins homogènes qu’on ne le souhaiterait sans poser vraiment problème. Des trois, évidemment c’est la plus convaincante et la plus en phase avec le rôle, même si scéniquement, elle n’est pas totalement crédible dans cette Minnie du Golden West. Je me demande ce qu’ajoutent à son talent les rôles italiens qu’elle à son répertoire (Aida, Forza…) Elle sait être insurpassable dans certains rôles : ici elle ne l’est pas. Il ne suffit pas d’avoir les aigus, il faut que la voix nous dise j’y crois. Ce n’était pas le cas. Je n’ai pas été emporté, je n’ai pas été passionné : j’ai écouté avec plaisir, j’ai apprécié, mais sans être chaviré… Or Puccini chavire ou n’est pas.
Reste l’orchestre. Carlo Rizzi a reçu sa bordée de buh. Injustifiés comme le reste.
C’est un chef très attentif, qui sait accompagner et soutenir les voix, qui connaît aussi le rythme puccinien. Mais si j’ai bien entendu en surface, je n’ai pas entendu en épaisseur, je n’ai pas entendu vraiment le miroitement de la pâte orchestrale qui fait pour moi tout le prix de cette œuvre et qui la rend unique. Certes, certaines phrases émergent, mais je n’ai pas ressenti la clarté de l’orchestre (très bien préparé) à ses différents niveaux. C’est sans doute l’orchestre qui a fait naître pour moi non la déception, mais l’insatisfaction : Puccini exige précision, attention à l’orchestration et au tissu complexe qui la compose, il n’est pas un vériste pour qui compterait seulement une jolie mélodie, bien propre, bien émouvante : il est tout sauf facile. Et c’est là son génie : il fait croire que c’est facile. Mais qu’il est difficile au contraire pour un chef de trouver le ton juste, le son juste : il n’est pas si facile de faire pleurer. Rizzi ne m’a pas convaincu, même si sa direction est propre, même si l’orchestre est très en place : il manquait pour moi cette profondeur qui fait naître l’étonnement.
Au total une opinion contrastée : à la sortie samedi, j’étais plus sévère. Avec la distance, je pense que le spectacle est musicalement et scéniquement digne et j’ai aimé le troisième acte, le mieux mis en scène de la soirée.
Et découvrir La Fanciulla del West vaut bien une messe américaine, une americanata comme disent méchamment les italiens. Cette Fanciulla est quand même, malgré tout, et en dépit de ma propre insatisfaction, une belle américaine.
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Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat

XLIIIème CONCOURS INTERNATIONAL DE CHANT TOTI DAL MONTE, TREVISE, 24-29 JUIN 2013

Le livre anniversaire du concours

Le concours Toti dal Monte à Trévise est l’un des plus anciens concours de chant italiens. Fondé par la soprano originaire de Trévise Toti dal Monte en 1969, très fameuse interprète, notamment de Madama Butterfly, il avait alors l’originalité (il a été bien imité depuis) d’attribuer des rôles pour une production du Teatro Comunale di Treviso (aujourd’hui Teatro Comunale di Treviso « Mario del Monaco »). Il ne s’agit donc pas de primer la plus belle voix, mais la mieux adaptée au rôle proposé. Le jury était cette année composé de Evguenia Dundekova, mezzo soprano et enseignante de chant, Vincenzo Scalera, fameux accompagnateur et chef de chant, attaché à l’Accademia della Scala, Claude Thiolas, enseignant (français) de chant installé depuis longtemps à Trévise, Gianni Tangucci, Directeur artistique de la fondation Pergolesi-Spontini de Jesi (près d’Ancone) et consultant du Mai musical florentin, Gabriele Gandini, Directeur artistique de Teatri Spa, qui gère entre autres le Théâtre de Trévise, Gianfranco Gagliardi, Président du Conseil d’administration de Teatri Spa, XX, directeur artistique du Teatro Comunale di Ferrara, Stephen Hastings, directeur de la revue italienne MUSICA et présidé cette année par Guy Cherqui, collaborateur de la revue musicale AMADEUS de Milan.
L’opéra mis au concours était cette année La Bohème de Puccini, pour la troisième fois de l’histoire du concours (dédié cette année à Alida Ferrarini, décédée pendant les épreuves, qui avait été la lauréate pour le rôle de Mimi au concours 1974), puisque La Bohème a été proposée en 1974 (outre Alida Ferrarini, parmi les vainqueurs, Paolo Barbacini , Garbis Boyagian, Max-René Cosotti et Alessandro Corbelli) et en 1984 (vainqueurs Fiamma Izzo d’Amico, Lucietta Bizzi et Roberto Servile).
Le nombre de candidats cette année particulièrement élevé (environ 150) a nécessité un écrémage important pendant les premières éliminatoires. Le concours est organisé en premières éliminatoires pendant lesquelles les candidats doivent présenter un air à leur convenance non lié à l’opéra mis au concours et en secondes éliminatoires où les candidats présentent, un air à leur convenance ou un air extrait de l’opéra (le choix étant fait par la commission), puis en demi-finale où les candidats encore en lice présentent les ensembles de l’opéra mis au concours et quelques airs, et une finale où deux distributions ou trois exécutent la plupart des airs et ensembles de l’opéra.
Ce qui a frappé le jury pendant les éliminatoires, c’est que les candidats ont souvent présenté des airs qui stylistiquement n’ont rien à voir avec l’époque ou le style de l’opéra mis au concours : cette année, de nombreux sopranos ont proposé de longs airs de bel canto (Anna Bolena, Lucia di Lammermoor par exemple) aux difficultés notables, mais aidant peu à comprendre si derrière une Lucia se cachait une Mimi. Pour une fois en revanche la commission s’est réjouie d’avoir à écouter une petite vingtaine de ténors, mais malheureusement beaucoup (7 à 8) ne se sont pas présentés ou ont renoncé en cours d’épreuve. Quelques-uns se sont présentés sur deux rôles (Mimi/Musetta ou Schaunard/Marcello avec des fortunes diverses.
À cause des nombreuses demi-finalistes pour Mimi et Musetta, la commission a dû procéder à une sélection ultérieure, pour déterminer qui des demi-finalistes pour ces deux rôles continuerait à se faire entendre dans les ensembles.
Il faut souligner qu’après les secondes éliminatoires, le niveau moyen des chanteurs était dans l’ensemble assez solide, et les épreuves finales ont permis d’entendre des distributions homogènes, d’un niveau très honorable, qui laisse espérer aux représentations de la Bohème (9 au total à Trévise, Ferrare, Jesi, Bolzano)  un joli succès.
Les chanteurs sélectionnés auront droit, avant les représentations, à une semaine de stage de préparation de chant, dirigé par Evguenia Dundekova, auxquels s’adjoindront ceux qui ont été distingués par une bourse d’études d’un montant de 500, 600, 1000€.
Même si tout au long de la semaine, la commission a eu le temps de se faire une idée précise de la distribution finale et que le choix définitif n’a pas donné lieu à des débats homériques, il reste que même départagés, les finalistes avaient des qualités qui aurait pu permettre de construire deux distributions, aux couleurs différentes, mais ce n’est pas conforme au règlement du concours, refusant les ex-aequo, et ne permettant de primer qu’une seule distribution.
Deux Mimi se disputaient le rôle, l’italienne Chiara Margarito et la sud-africaine Nozuko Teto. Deux voix et deux personnalités radicalement différentes. Chiara Margarito, avec quelques défauts de justesse, avait pour elle une très belle personnalité, fragile, distillant l’émotion, tandis que Nozuko Teto montrait une maîtrise technique,  une solidité musicale, une homogénéité vocale et une maturité telles qu’elle a emporté le rôle. Si elle continue sur cette lancée, et si elle continue à travailler, cette jeune chanteuse est une graine de soprano lirico spinto pour Verdi : la voix est large, les passages à l’aigu faciles, l’appui solide, et la personnalité scénique affirmée. Chacun des airs présentés au long du concours a été vraiment réussi.
La discussion a été plus animée pour le choix des ténors : au bout du compte, deux ténors se sont retrouvés en finale, avec chacun autant de qualités que de défauts. L’un, l’argentin Pablo Karaman, a séduit la commission par la musicalité, par la technique, la qualité du timbre, l’interprétation mûre et une réelle émotion (3ème acte), mais la voix était trop petite pour le rôle et surtout pour l’orchestration puccinienne et déjà elle disparaissait dans les ensembles. La commission a donc choisi l’italien Matteo Lippi, à la voix mieux adaptée au rôle, malgré des défauts dans les notes plus graves et une fâcheuse tendance à la nasalisation, et malgré un manque de tenue de scène. Mais elle a estimé que ces défauts pouvaient être corrigés lors de la préparation et qu’en tous cas la qualité et la tenue des aigus très bien placés, très bien projetés, et sans aucun des défauts remarqués dans les registres plus graves, ainsi que la projection générale de la voix (notable dans les ensembles) permettaient de le déclarer vainqueur. Il reste qu’aucun des deux n’était totalement convaincant, mais que le niveau des deux artistes ne justifiait pas la non-attribution du rôle (dans ce cas, la direction artistique recherche un chanteur « sur le marché » comme on dit).
Une autre discussion a marqué le rôle de Musetta, disputé entre trois jeunes artistes aux qualités diverses, mais équivalentes, la japonaise Erika Tanaka, aux grandes qualités techniques, à la voix puissante, aux aigus faciles, mais un peu agressive dans l’expression, et un peu verte encore, la russe Alla Molchanova, à la maîtrise technique affirmée, à l’élégance notable, déjà en carrière en Israël où elle va interpréter Musetta avec Daniel Oren, mais manquant un peu de cette fraîcheur qu’on aime chez Musetta et c’est la troisième, l’arménienne Buzan Mantashian, alliant les qualités des deux précédentes, agrément, technique, fraîcheur et facilité dans l’aigu, qui a remporté la finale.
Pour Marcello, encore trois candidats chacun très différents et chacun pouvant prétendre au rôle, le jeune italien Matteo Ascenzi, 23 ans, encore un peu rêche dans le style, mais engagé, au timbre agréable, à la jeunesse séduisante, l’italien Sergio Vitale, un peu plus âgé, qui après avoir été en troupe à Berlin, revient se réinsérer dans le circuit italien : il a la voix, les qualités déliées de qui a déjà fait de la scène, mais par rapport aux autres un peu trop « professionnel » et risquant de détoner. Enfin, le jeune coréen (24 ans) Byong Ick Cho, qui malgré une certaine inexpérience scénique, présente d’incontestables qualités vocales, volume important, timbre velouté, engagement, présence dans les ensembles. C’est lui que la commission a fini par choisir. Cette nouvelle génération de chanteurs coréens est vraiment mieux préparée, moins scolaire et plus engagée que les premiers venus étudier en Italie, il y a quelques années.
Entre les deux Colline, beaucoup de différence également, couleur, personnalité, structure vocale. Le jeune arménien Vahan Harutyunyan (25 ans) a la musicalité, le style, la technique : il a beaucoup séduit la commission durant les éliminatoires par l’intelligence du chant. Mais la voix est très claire, trop claire pour Colline, elle disparaît dans les ensembles jusqu’à l’inexistence (gênant au troisième acte notamment) et nous avons affaire plutôt à un baryton-basse, voire peut-être un baryton selon certains des collègues de commission. Il ne peut en tous cas convenir à Colline pour la composition d’une distribution de Bohème : c’est un vainqueur possible d’un concours purement vocal, mais sans doute pas pour un concours offrant une distribution pour La Bohème
Nous avons donc choisi Francesco Milanese, 33 ans, moins styliste, moins musical, mais plus présent, plus affirmé, une vraie voix de basse qui conviendra à Colline et notamment à la « Vecchia zimarra » qui constitue le cheval de bataille du rôle.
Restaient les Schaunard, avec un choix entre deux italiens, Filippo Fontana, très à l’aise en scène, avec quelques tics professionnels déjà, à la voix affirmée, mais en même temps une tendance à chanter toujours sur le même mode, et Paolo Ingrasciotta, 26 ans, au timbre plus élégant, plus juvénile, plus cohérent avec les choix effectués précédemment. Il est clair que le Schaunard d’Ingrasciotta correspond mieux au Marcello de Cho, alors que celui de Fontana est plus adapté au Marcello de Vitale. Tout cela sera vérifié début octobre, lors des premières représentations, à Trévise, à partir les 2, 4, 6 octobre prochains.
Car le « Toti dal Monte » est vraiment le symbole (« il fiore all’occhiello ») du Teatro Comunale di Treviso, lui aussi secoué par la crise économique. Porté par Teatri Spa, une structure qui dépend de la Fondazione Cassamarca (la fondation de la banque locale, qui a financé tant de transformations de la ville de Trévise), il est Teatro di Tradizione, et à ce titre reçoit aussi des financements publics. Mais ses financements sont très tendus : c’est le théâtre du Veneto le plus important après la Fenice de Venise et la Fondazione Arena di Verona, il a été récemment restauré, consolidé, réaménagé. Il serait profondément dommage que son activité soit interrompue. Or, ce concours lui donne sa couleur, et sa couleur, c’est la jeunesse. Ce fut longtemps, sous l’impulsion du grand chef Peter Maag et de l’immense Regina Resnik, un centre d’insertion pour jeunes chanteurs et musiciens « La Bottega ». Il faudrait retrouver à travers des mécanismes européens, à travers un peu d’imagination aussi, cet esprit-là. Car s’il y a de nombreuses structures de formation en Italie et quelques structures d’insertion (Comme l’AsLiCo en Lombardie ou celle du Teatro Sperimentale de Spoleto), il n’y a pas vraiment de structure de production dédiée exclusivement aux jeunes appuyée sur des lieux idoines: il y a à Trévise le magnifique théâtre où a lieu le concours, un théâtre plus réduit, pour des petites formes, et un théâtre studio pour des expériences de musique d’aujourd’hui. Rares sont les villes moyennes en Italie avec tant de structures qui n’attendent que les initiatives pour vivre ou revivre. Le Veneto qui est l’une des régions les plus riches d’Europe est au contraire une région assez pauvre en initiatives culturelles fortes (Venise et Vérone mises à part) en scènes musicales et en saisons musicales complètes, avec pourtant des foyers possibles comme Asolo, Conegliano, Bassano, Vicenza, Castelfranco Veneto – et son merveilleux mini-théâtre-), Trévise pourrait être une structure de production irriguant toute la région et la faisant vraiment renaître culturellement (car actuellement Venise aspire et assèche beaucoup d’initiatives) et en attirant des jeunes de tous pays, pourrait bénéficier de financements européens. Malheureusement, les débats clochemerlesques, les clans, les oppositions politiques sont souvent en Italie des obstacles difficilement surmontables ; l’Italie est un pays d’initiatives individuelles souvent originales et il a besoin d’idées fraîches, il serait tellement stimulant de rebondir ici sur une telle aventure. C’est un futur possible pour mettre ce concours au centre d’un système !

Enfin, ce concours permet de vérifier la diversité des chanteurs qui, de nationalités très variées, étudient pour la plupart en Italie et la difficulté pour les jeunes de s’insérer dans un processus de production. Il y a peu de débouchés pour un chanteur en Italie, les saisons se réduisent pour les raisons économiques que l’on sait. Les théâtres préfèrent alors se rabattre sur des chanteurs confirmés, voire sur des noms connus pour se garantir la venue du public, ce qui exclut d’emblée les débutants, condamnés aux petits rôles, même dans des théâtres moins importants. Les carrières pour certains se résument à quelques petits rôles et à un catalogue de concours d’où ils sortent finalistes ou demi-finalistes. Il est triste de voir des gens dont on devine les qualités ou le talent piétiner. Il est aussi triste d’entendre des voix déjà fatiguées à trente ou trente-cinq ans. Je suis sûr que certains d’entre eux auraient intérêt à se présenter dans des théâtres de troupe, en Allemagne, où le marché est bien plus ouvert et où le répertoire notamment italien est apprécié. D’ailleurs, de nombreux chanteurs italiens en carrière ne chantent plus en Italie et se concentrent sur les théâtres allemands où ils passent d’un théâtre à l’autre sur les grands rôles du répertoire italien. Ce ne sont pas des stars, mais au moins ils travaillent régulièrement et gagnent leur vie ; en Italie, beaucoup trop d’artistes sont contraints de vivre d’expédients, à cause d’un système bloqué, et de débouchés bien trop réduits l’Opéra ne doit pas mourir dans le pays de l’Opéra.
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VU À LA TV : QUELQUES MOTS sur LA BOHÈME de Giacomo PUCCINI AUX CHORÉGIES d’ORANGE (Ms en scène: Nadine DUFFAUT, dir.mus :MYUNG WHUN CHUNG)

Vittorio Grigolo et Inva Mula

Il est évidemment toujours délicat de rendre compte d’un spectacle retransmis à la TV, les remarques qui suivent sont à prendre pour ce qu’elles valent, une impression générale et un effet produit sur le téléspectateur mélomane qui n’aura pas eu droit au coucher de soleil provençal, à la forte impression produite par le lieu, son histoire, à la foule c’est à dire à un contexte de représentation  qui à Orange est essentiel.
Les Chorégies proposent de chaque œuvre deux représentations seulement, tout essai d’augmentation s’est soldé par un échec. Orange est un lieu fort dont il faut s’accommoder: le fameux mur, qui délimite une scène large de 60m, et peu profonde, que chaque décorateur doit se coltiner: Paris et ses rues en carton pâte contre un gigantesque mur romain, et bientôt la Chine de Turandot, c’est un vrai pari. Le parti pris scénique d’Emmanuelle Favre la décoratrice et de Nadine Duffaut est de ne pas surcharger un plateau qui déjà est écrasé par ce mur. Un Paris évoqué par une façade, un sol qui est en fait un plan et quelques éléments qui limitent les espaces; c’est propre et discret, le décor n’écrasera pas cette Bohème. Les mouvements de foule sont dictés par la géographie du lieu, tout en largeur et jamais en profondeur. Les foules se meuvent donc essentiellement latéralement. Une vision traditionnelle, qui ne dérange pas, et qui n’est pas dépourvue d’élégance (jolis costumes dans les gris de Katia Duflot).
La distance de la scène au public fait qu’au-delà des premiers rangs, il est difficile de lire une expression, un visage, un jeu dramatique: tant mieux si c’est pour voir le jeu outré et artificiel de Vittorio Grigolo, le ténor vedette de cette Bohème, au beau timbre lumineux, mais un peu court sur certaines notes (le final du premier acte); il peut tout de même donner des espoirs à ceux qui attendent enfin le ténor italien du moment  mais ne bouleverse pas les classements des grands ténors dans ce rôle, les grands anciens résistent largement, que ce soit Pavarotti, Domingo,  Carreras ou même Aragall: ils savaient autrement distiller l’émotion. C’est presque encore plus vrai pour Inva Mula qui me laisse froid à chaque fois que je l’entends, y compris dans cette Bohème où elle ne  fait que son métier sans vraiment frapper:  elle ne sera jamais une Mimi légendaire, pas de frémissement, pas d’émotion, pas de pathos. Un couple d’une certaine manière sans surprise (senza pregi ne diffetti diraient nos amis italiens) ce qui pour Bohème laisse forcément froid.
Le plaisir et la surprise viennent de la Musetta de Nicola Beller Carbone, voix bien trempée, jolis sons, jolis effets, du Marcello impeccable de Ludovic Tézier, le baryton français de référence aujourd’hui à la maîtrise technique et au chant d’une grande élégance, sans conteste le meilleur du plateau, du Colline de Marco Spotti et du Schaunard de Lionel Lhôte, tous à leur place. Une distribution qui marque plus par les rôles secondaires, c’est dommage pour une Bohème qui devrait faire exploser le couple Rodolfo/Mimi.
La surprise ne vient pas vraiment non plus  de la luxuriance de l’orchestre, tel qu’on le perçoit à la TV. C’est là aussi cependant très professionnel, Myung Whun Chung fait très bien son métier, et valorise les pupitres (bois notamment) mais propose une lecture très sage du chef d’œuvre de Puccini. Voilà une soirée d’Orange passe-partout, du moins comme on la ressent en télé: on ne criera ni au génie, ni à la légende, ni au miracle.
Juste une question subsidiaire: Est-il voulu qu’Alcindoro (Jean-Marie Frémeau) ressemble autant au Victor Hugo des dernières années?

Jean-Marie Fremeau (Alcindoro) et Nicola Beller-Carbone (Musetta)

DEUTSCHE OPER AM RHEIN à DÜSSELDORF: TOSCA de Giacomo PUCCINI (Dir.mus:Alexander JOEL, Ms en scène: Dietrich W.HILSDORF avec Raffaella ANGELETTI) le 17 mai 2012

J’étais à Düsseldorf pour raisons familiales, et Raffaella Angeletti y chantait Tosca. C’était l’occasion de l’entendre et de continuer d’explorer les théâtres allemands de répertoire. Bien m’en a pris, car le moment est très délicat pour le Deutsche Oper am Rhein. En effet, la structure de ce théâtre, depuis 1955, est particulière: c’est une “Theatergemeinschaft” (Communauté théâtrale) entre le Theater Duisburg et l’Opernhaus de Düsseldorf sous le nom de “Deutsche Oper am Rhein”. Or la ville de Duisburg est dans une situation budgétaire catastrophique et elle doit diminuer drastiquement ses subventions (en Allemagne, ce sont surtout les villes qui subventionnent les théâtres) et met en péril le mariage des deux villes , après 57 ans. C’est en Rhénanie du Nord/Westphalie un coup de tonnerre qui remet en cause toute l’organisation du spectacle. Pétitions, articles de presse, et ce soir, intervention sur scène avant le lever de rideau du Scarpia de la soirée Boris Statsenko, chanteur russe depuis 10 ans en troupe à Düsseldorf, qui dit qu’en Russie, il ne viendrait à l’idée de personne de fermer un théâtre et que cette organisation est un modèle. Applaudissements nourris de la salle.
Le théâtre, détruit pendant la guerre, a été reconstruit dans les années 1950, avec un style élégant qui en fait un bâtiment classé, la salle a une capacité de plus de 1300 spectateurs (un orchestre et deux balcons) et la scène une ouverture d’environ 12m. C’est un bel outil, et l’ensemble du personnel compte 870 personnes environ. Voilà pour un théâtre pour deux villes de 600000 et 450000 habitants, au cœur d’une région de 17 millions d’habitants: les théâtres alentour sont entre autres, Cologne, Essen, Gelsenkirchen, Dortmund, Wuppertal, toutes des structures importantes qui présentent de grandes similitudes avec Düsseldorf. Incomparable avec la situation en France…
La production de Tosca remonte à 2002, elle a été cette année l’objet d’un Wiederaufnahme, soit d’une reprise retravaillée.
C’est Dietrich Hilsdorf, un metteur en scène considéré comme un provocateur, à qui l’on doit un cycle Mozart à Gelsenkirchen, un cycle Verdi à Essen, un cycle Haendel à Bonn qui a signé la production, dans des décors de Johannes Leiacker, qui a fait les décors du Tristan und Isolde de Christof Loy à Londres, et qui vient de signer à Paris ceux de Cavalleria Rusticana et I Pagliacci .
Peu de choses à dire de la production, qui m’est apparue peu claire et pas toujours cohérente. Sans doute dès le deuxième acte est-elle construite autour d’un rêve de Tosca, qui rêverait un Mario vivant alors qu’il est mort, d’un Scarpia mort alors qu’il est vivant, et d’un espace onirique qui reprend au troisième acte tous les décors des actes précédents. Si le premier acte se déroule conformément au livret, au deuxième,  autour de la table de Scarpia on trouve Angelotti, plus ou moins déguisé en femme, et couvert d’un châle noir, Mario, attablé lui aussi, qui est à table torturé par les sbires de Scarpia, et un Scarpia à la tête plus ou moins diabolique. Un travail d’une lecture scénique difficile et sans grand intérêt: même si le metteur en scène dans le programme souligne son amour pour l’original de Sardou, on ne voit pas clairement dans la mise en scène où ni comment cet intérêt se manifeste. Seule jolie idée, Tosca à la fin du deuxième acte abandonne perruque et costume et se retrouve en simple robe noire et avec ses cheveux au vent, femme “normale” et “naturelle”. Et cela fonctionne admirablement: la Tosca défaite de ses atours est bien plus émouvante.
Du point de vue musical, l’impression est inégale, mais loin d’être négative. Le jeune chef Alexander Joel, directeur musical du Staatstheater Braunschweig, qui fait une carrière dans la plupart des théâtres allemands est visiblement rompu à la direction d’opéra et accompagne les chanteurs avec vigueur et attention et précision. Si l’orchestre m’est apparu un peu fort quelquefois, l’ensemble demeure très honorable, et fait bien apparaître le discours puccinien et les détails de la partition. On verra Alexander Joel au pupitre de l’OSR à Genève l’an prochain dans Madama Butterfly.

Gustavo Porta (avec une autre Tosca...)

Le ténor sud-américain Gustavo Porta n’a pas un timbre désagréable, il a la puissance et les aigus. Mais il a quelques problèmes de justesse, et un manque d’homogénéité dans la manière de monter à l’aigu, reprise de souffle, changement de couleur vocale, comme si la montée à l’aigu lui demandait de prendre des marques ou de s’arrêter. C’est surtout très notable pendant le premier acte. Les deuxième et troisième actes sont de ce point de vue meilleurs, mais les problèmes de justesse demeurent.
Le baryton russe Boris Statsenko est en quelque sorte le “régional de l’étape” puisqu’il appartient à la troupe du Deutsche Oper am Rhein depuis une grosse dizaine d’années. Comme c’est souvent le cas, entre le public et les chanteurs (ou acteurs) locaux, une relation affective se tisse et le système favorise cette relation privilégiée. Il en est ainsi de Boris Statsenko, visiblement populaire, qui va recevoir l’ovation la plus forte pour une prestation pourtant discutable. Le chant laisse souvent la place, notamment dans les graves et dans le registre central, à une sorte de “parlando”, la voix ne se révélant qu’à l’aigu, encore puissant: il en résulte une sorte de style expressionniste, avec des exagérations, sans véritablement dominer le style puccinien. Dans les dialogues on a une sorte de “sprechgesang”, de chant parlé. L’air du premier acte passe parce que les aigus sont là, mais ce n’est certes pas un art du beau chant, même si le personnage est campé. Le deuxième acte est plutôt difficile. Mais il a plu au public car il sait capter l’applaudissement.
Raffaella Angeletti avait fait faire une annonce préalable, la veille, un mal de gorge avait fait disparaître la voix au point qu’on avait envisagé le remplacement. Elle est très tendue, ménage ses aigus au premier acte, mais les choses ne se passent pas mal. En bonne technicienne, elle recherche les moyens de se ménager tout en interprétant: beaucoup de notes filées, beaucoup de technique, et quelques très beaux aigus quand même. Une prestation intense, un très beau “Vissi d’arte”, très philologique, fidèle au soupir près à la partition. Et un personnage à la fois fragile et émouvant, mais aussi passionné. Elle n’était pas au mieux, mais je doute que le public l’ait vraiment remarqué. Après sa Turandot de Gênes, après l’avoir vue aussi dans Butterfly, et après cette Tosca, on peut dire qu’on a là une chanteuse qui est à l’aise dans Puccini, qui suit scrupuleusement et stylistiquement les exigences de la partition, sans jamais faillir, avec une belle technique et une puissance marquée pour un gabarit aussi menu: une chanteuse de grande sécurité, qui est une belle assurance pour un théâtre.
Au total, une représentation de répertoire honorable, avec un bon chef et une Tosca sans failles, malgré la fatigue,  un Mario et un Scarpia pas vraiment impeccables, mais suffisamment professionnels pour assurer une soirée satisfaisante, avec une salle pleine à craquer.

STAATSOPER BERLIN am SCHILLER THEATER: MADAMA BUTTERFLY de Giacomo PUCCINI (Dir.mus: Andris NELSONS avec HUI HE) le 13 mai 2012

Madama Butterfly ©Monika Ritterhaus (Cio Cio San: Miriam Gauci)

Riccardo Muti, lorsqu’il était encore à la Scala avait coutume d’ironiser sur le système germanique de « répertoire », en vantant la qualité infiniment supérieure du système dit « stagione » (en cours à Londres, Paris, ou Milan qui garantit l’excellence des productions, qu’elles soient des nouvelles productions ou des reprises (répétées, avec un cast spécifique et donc une garantie de qualité). Je m’inscris en faux.  Seul le système de répertoire est capable de garantir au public l’accessibilité à tout le répertoire (d’opéra, ou même de théâtre), aux artistes  l’emploi: au lieu de leur payer les intermittences par le chômage, au moins, ils sont salariés, ils chantent ou ils jouent : certes les salaires du système de répertoire sont plus bas que les cachets du système stagione, mais au moins les artistes sont employés à plein temps. Le répertoire signifie un système de spectacle vivant fort, des subventions publiques (locales, régionales ou nationales) importantes, mais en matière d’éducation du public et de culture du spectacle, ce système est le seul véritablement capable d’irriguer un territoire. Je ne cache pas les difficultés afférentes au système, j’ai bien constaté la salle clairsemée de Leipzig, les difficultés financières des entreprises de spectacle, mais en même temps, je ne puis que constater que la Staatsoper de Berlin, pour cette Butterfly, affichait des prix n’excédant pas 65 euros, et qu’à 20 Euros, on avait encore une place de parterre (Pour mémoire, j’ai payé 16,70 Euros mon billet de Leipzig, au balcon, avec vision parfaite). Quand on voit les prix de la Scala pour des spectacles aussi nuls que la dernière Aida ou la dernière Tosca, ou la politique tarifaire hypocrite de notre Opéra national (qui la plupart du temps n’affiche jamais de spectacles vraiment nuls, mais souvent moyens), on se dit que du côté de Berlin, il y a encore un sens du spectacle public.
Parce que cette Butterfly de  répertoire, dans une production il faut bien le dire affligeante de Eike Gramms, qui remonte à 1991 (une japoniaiserie), affichait pour trois représentations rien moins qu’Andris Nelsons et Hui He, remplaçant Kristina Opolais (à la ville Madame Nelsons).  On me rétorquera  «  Oui, Nelsons, mais sans répétitions, parce que c’est du répertoire ». Nelsons ce soir 15 mai est en concert à la Philharmonie avec l’orchestre du lieu, la Staatkapelle Berlin, il a donc au moins un peu travaillé avec l’orchestre. Peu importe d’ailleurs parce que cette représentation a été vraiment une réussite, avec de longs rappels, grâce à une Butterfly magnifique, et grâce à un orchestre à la hauteur. On ne parlera pas de la mise en scène, sans aucun intérêt, et d’ailleurs, après vingt ans, c’est une mise en place dans un décor à l’étroit sur la plateau assez chiche du Schiller Theater.

Le Schiller Theater, siège actuel des saisons de la Staatsoper Berlin

Le Schiller Theater est un théâtre, mais pas une salle d’opéra. Il a été il y a quelques années menacé de fermeture ; ce fut une levée de boucliers. Ce théâtre est assez monumental, à vision frontale; il a été construit en 1907, reconstruit  en   1937-38, dans une architecture de Paul Baumgarten rappelant la Neue Sachlichkeit des années 20, mais aussi le style monumental nazi, il a été détruit par un bombardement, puis de nouveau reconstruit en 1950-1951, par Olf Grosse et Heinz Völker qui reprirent des éléments de l’ancien théâtre, et avec une salle de 1067 spectateurs, comme siège du théâtre d’Etat de Berlin.
Cette salle revêtue de bois a un rapport  scène-salle extraordinaire de proximité, mais une acoustique très sèche, absolument pas faite pour la musique.  Pendant trois ans au minimum (La Staatsoper Unter den Linden est au milieu d’un vaste chantier de reconstruction et réaménagement du Palais impérial et de ses alentours, et la salle doit être rehaussée et la scène modernisée) il en sera ainsi. Les berlinois s’en contentent, et ceux qui viendront voir le Ring coproduit par Berlin et la Scala aux prix raisonnables de Berlin et pas aux prix exagérés de Milan, s’en rendront compte : un Ring avec des chanteurs si proches, ce sera une expérience intéressante.

J’avais entendu Hui Hé à Milan, dans Tosca il y a quelques années. Voix puissante, mais sans expression pour mon goût. Je l’ai réécoutée dans Butterfly, et elle m’a vraiment touché et convaincu. D’abord, la voix a du grave, et surtout un registre central prodigieux, développé, massif, qui convient à Butterfly, les aigus sont là, surtout aux deuxième et troisième acte, accompagnés de raffinements, de notes filées, et surtout une expressivité souvent bouleversante. Au premier acte, l’ensemble m’est apparu un peu froid, à l’orchestre (très précis, très clair, mettant bien en valeur l’orchestration de Puccini, mais insuffisamment engagé, comme avec une distance) comme sur le plateau. Mais le deuxième et le troisième acte étaient plus engagés, l’osmose orchestre/plateau plus évidente. Et aussi bien dans l’air « Un bel dì vedremo » que surtout dans le duo avec Sharpless, l’émotion a gagné : d’ailleurs on ne s’y trompait pas, le public un peu bavard du dimanche après-midi s’est tu, saisi par l’émotion. Le troisième acte de Hui Hé a été bouleversant de bout en bout.  Et, il faut le dire, tirait les larmes.
L’orchestre de Andris Nelsons était lui aussi présent, accompagnant avec attention le plateau, avec un son très analytique, mais jamais froid, avec juste ce qu’il fallait de pathos pour créer les conditions de l’émotion et surtout un soutien exemplaire des chanteurs, réussissant à ne jamais les couvrir. Tous les chanteurs semblaient plus présents, plus engagés. D’abord le Pinkerton de Pavel Černoch, dont le physique correspond à la perfection à l’officier américain, mais aussi avec la froideur, la distance,  l’indifférence voulues pendant le premier acte. Son chant est juste, contrôlé, sans aucune scorie, mais glacial. Son regard est dur, bref, on lit déjà dans le personnage la suite et l’abandon. Quelle différence au troisième acte, où il est vraiment engagé, impliqué et où la voix « sort » vraiment ! Belle composition.
Le Sharpless de Alfredo Daza prend peu à peu corps, avec sa gaucherie, sa simplicité, son impuissance et sa lâcheté aussi, et aussi un style de chant qui correspond à ce qu’il veut donner du personnage : rien de démonstratif, mais plutôt discursif, comme une conversation. Quant à la Suzuki de Katharina Kammerloher, elle est juste, et émouvante, et remporte un vrai succès. Notons aussi le Goro de Paul O’Neill, le reste de la compagnie n’appelant pas de remarques particulières.
Voilà : c’était une représentation dite « de répertoire », dans un théâtre à l’acoustique discutable, un dimanche après-midi, et il y a longtemps que je n’avais pas été aussi ému par une Butterfly. Grâce à une extraordinaire chanteuse, grâce à un équilibre et un élan que le chef Andris Nelsons a su créer en soutenant un plateau de plus en plus engagé. Ce dimanche les larmes étaient au rendez-vous.

Schiller Theater, 13 mai 2012

TEATRO CARLO FELICE (GÊNES) le 21 avril 2012: TURANDOT, de Giacomo PUCCINI (Ms en scène: Giuliano MONTALDO, dir.mus: Marco ZAMBELLI) avec RAFFAELLA ANGELETTI

Le Teatro Carlo Felice

On est heureux de se retrouver à Gênes, avec son centre médiéval intact (le seul centre ainsi préservé dans une grande ville européenne, l’autre, celui de Metz, a été détruit pour construire du béton à la fin des années 60), avce ses somptueux palais, qui méritent visites, alors que la ville  n’a pas la fascination touristique d’autres ports comme Venise ou Naples. Et puis, Gênes, c’est la ville de Simon Boccanegra, si cher à mon coeur abbadien. Et cette ville de 900000 habitants pendant des années,  n’a pas eu de théâtre, détruit pendant la guerre. Sa reconstruction a traîné jusqu’en 1991, année de l’inauguration du nouveau Carlo Felice reconstruit  par l’architecte Aldo Rossi.

Le Carlo Felice trône adossé à la Piazza De Ferrari, siège de la Région Ligurie et centre du quartier économique. Economie, politique et art se rencontrent au sommet de cette colline, dominée par l’altière tour abritant la cage de scène, qui ressemble de loin à la tour d’une forteresse médiévale. Les options ont été résolument modernes, un plateau technologiquement évolué, et une salle qui était dit-on une sorte d’exemple de néo-baroque XIXème très chargée, et dont Aldo Rossi a fait un objet est relativement froid: pierres grises, marbre, vision frontale avec seule une balustrade de bois qui donne un peu de chaleur à l’ensemble. L’originalité de la salle de 2000 personnes ce sont des murs latéraux en façades de maisons, avec fenêtre allumées et balcons, exemple unique en Europe d’une telle décoration. Mais si l’outil est performant, la saison réduite à quatre productions et une dizaine de concerts, ne remplit pas les espoirs qu’avait fait naître cette reconstruction si attendue (les saisons avaient lieu auparavant au Teatro Margherita).  Réduire les saisons, c’est automatiquement raréfier le public et éteindre sa curiosité: on propose des titres connus, pour attirer, mais on n’a pas vraiment les moyens de tracer un sillon et de faire du théâtre un lieu d’éducation. Ainsi de cette Turandot, qui affiche une dizaine de représentations avec trois Turandot différentes, Giovanna Casolla, proche de 70 ans, qui fut une Turandot somptueuse des années 80 et 90, Raffaella Angeletti,  une artiste de valeur qui est le motif de mon voyage génois,  et Martina Serafin qu’on voit partout en ce moment (offensive des agents qui lancent des chanteurs dans les théâtres comme des spams dans nos e mails) et dans des rôles aussi différents que Tosca (ce soir à la Scala..), Sieglinde (prochainement à Paris) ou Turandot (en juin à Gênes).
Quand on a si peu de productions, on n’est pas très tenté par les aventures scéniques: l’opéra dans les théâtres italiens (hors Scala, Rome et Florence) est plutôt un champ conservateur au niveau des mises en scène et cette Turandot ne fait pas exception à la règle. Giuliano Montaldo, homme de cinéma, a fait une mise en scène interchangeable, comme il y en a tant, et comme aurait pu être une Turandot il y a dix, vingt, trente ans ou plus, une chinoiserie, sans véritable travail sur les rapports entre les personnages, sans aucun travail réel de mise en espace, de distribution des foules; il est vrai que le décor, un escalier “chinois” monumental sur une tournette (en fait il ne tourne qu’une fois) est envahissant et empêche tout mouvement, laissant un espace de jeu réduit sur le proscenium. Le sabre est un motif récurrent, porté par des danseurs, ou aiguisé sur une meule côté cour. Pour le reste, rien.
Musicalement, si le chef Marco Zambelli (qui remplaçait Bruno Bartoletti, prévu au départ, mais souffrant) a mis en place l’orchestre, il reste un volume trop fort, malgré une fosse assez profonde, aucun moment lyrique, et des problèmes de précision, notamment avec le trio des ministres Ping, Pong et Pang.
La distribution A était composée de Giovanna Casolla en Turandot, de Mariella Devia, qui, à plus de 60 ans elle aussi, abordait Liù et du ténor Antonello Palombi, qui naguère sauva la représentation d’Aida à la Scala qu’Alagna avait quittée. Les deux dames constituent une affiche qui garantit une image, à défaut de garantir un niveau; voilà le type de politique en vogue quand on n’a pas vraiment d’idées. Le  cast B, des chanteurs en général plus jeunes  était composé, outre de Raffaella Angeletti, d’un ténor coréen, Rudy Park, pour Calaf,  et d’une jeune japonaise dans Liù, Satomi Ogawa.
Rudy Park a un volume peu commun. Il m’a rarement été donné d’entendre un ténor avec de tels aigus. Malheureusement, si au début ces aigus  sont projetés avec vaillance  dans la salle, il reste encore beaucoup de travail pour homogénéiser la voix, le registre central et les graves ne sont pas travaillés, il en résulte deux voix différentes, et surtout, la voix se fatigue et les notes sortent avec peine: les aigus de “Nessun dorma” sont chantés de manière engorgée, en arrière, et n’ont plus rien de triomphant, et cette fatigue est de plus en plus accusée jusqu’à la fin.
Satomi Ogawa a le profil fragile de Liù, il y a de la vaillance et de l’engagement dans sa manière de chanter, mais techniquement, nous n’y sommes pas encore: aigus mal assurés, notes filées totalement absentes, pas vraiment de modulation, mais une manière de chanter uniforme:  l’art de cette jeune chanteuse, qui fait une certaine carrière au Japon, a besoin de maturation.
Les trois ministres Ping Pong et Pang n’avaient jamais répété ensemble (il y a eu un changement de distribution de dernière minute) et cela s’entend: ensembles mal assurés, manque de précision, manque de projection de la voix – notamment pour Pang-, et suivi de l’orchestre problématique dans des rôles où la précision métronomique est demandée pour garantir les effets. Ces rôles confiés ici à des jeunes demandent plus d’expérience, et sont en fait assez difficiles à chanter.
Les rôles secondaires sont tenus de manière honorable (beaucoup d’asiatiques dans la distribution) notamment le Mandarin de Fabrizio Beggi ou le  Timur de Seung Pil Choi, mais on entend très mal l’Empereur Altoum (Mikaoto Kuraishi), il est vrai relégué au fond et juché en hauteur.
Et Turandot? C’est de très loin la meilleure du plateau, douée d’une assurance et d’une tranquillité peu communes; Raffaella Angeletti a les aigus et les suraigus redoutables du rôle, mais elle aussi l’intelligence du chant, elle sait adoucir, chanter à mezza voce,  filer les notes comme dans “Il suo nome …è Amore”, c’est une belle leçon de maîtrise technique que donne ici cette chanteuse, et en même temps une belle surprise. On entend surtout des poitrines de fer dans ce rôle, et ici, on a une femme petite et frêle, d’où sortent des notes énormes, mais aussi d’où émerge une fragilité émouvante, notamment à la fin. En l’entendant, on comprend aussi pourquoi Karajan voulut imposer dans Turandot Katia Ricciarelli, au grand dam de la critique de l’époque: il voulait une voix qui ait un peu de fragilité et d’humanité. L’humanité, c’est exactement ce que donne Raffaella Angeletti, dont on regrette l’absence sur les grandes scènes italiennes autrement qu’accidentellement. Cette chanteuse  possède avec bonheur le répertoire vériste, verdien, puccinien, c’est une grande Butterfly, une belle Lady Macbeth,  et maintenant une belle Turandot. Sa technique et son intelligence du chant lui permettent d’éviter tous les pièges. La qualité intrinsèque du timbre n’est pas exceptionnelle, mais elle sait colorer, elle sait personnaliser, enfin, pour tout dire, elle sait  chanter, et c’est suffisamment rare en ce moment en Italie pour que ce soit souligné . Elle est une garantie pour tout plateau! Pour elle, et seulement pour elle, qui m’a fait envisager Turandot d’une autre manière, ce spectacle valait le déplacement.
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OPÉRA NATIONAL d’OSLO [NASJONAL OPERAEN] 2011-2012: LA BOHÈME de Giacomo PUCCINI le 25 février 2012 (Ms en scène Stefan HERHEIM, dir.mus Eivind GULLBERG JENSEN)

©Photo Erik Berg

Une Bohème dirigée par l’un des jeunes chefs dont on parle dans le paysage musical d’aujourd’hui, et mise en scène par l’un des metteurs en scènes les plus demandés de la scène européenne, dans un des théâtres les plus récents du vieux continent, cela a de quoi attirer le mélomane perdu dans les neiges norvégiennes. Soleil à Oslo pour cette Bohème à l’horaire un peu inhabituel, 13h00: l’Opéra est loué le soir pour une “fête privée”. Il est vrai que le lieu est fascinant, au bord de l’eau, avec d’immenses surfaces extérieures pour rassembler des foules (aujourd’hui tout le monde était dehors), c’est l’un des lieux les plus fréquentés par le touriste aujourd’hui, c’est dire qu’on a oublié les polémiques qui ont émaillé sa construction:  dans cette Norvège riche qui construit à tour de bras, on pense au contraire à l’aménagement du port, aux appartements de luxe, au port de plaisance, aux espaces verts qui vont s’organiser autour de l’Opéra.
De plus, il faut bien reconnaître qu’artistiquement, ce théâtre a su rapidement trouver une place, et propose des spectacles musicalement et scéniquement stimulants, soutenus par une troupe solide, des choix de distributions savamment construits par Anne Gjevang, directrice de l’opéra (démissionnaire, hélas) et un directeur musical, John Helmer Fiore, grand spécialiste de Wagner, qui sait animer la maison.
Chaque année, Stefan Herheim, élève de Götz Friedrich, norvégien installé à Berlin, s’est engagé à proposer une mise en scène, l’an dernier, c’était Lulu (voir notre compte rendu), et cette année c’est La Bohème, l’une des œuvres les plus souvent données à Oslo, bien avant même la construction de l’opéra actuel. C’est justement l’une des pistes de Stefan Herheim que de suivre en s’appuyant sur les anciennes représentations de Bohème, sur les décors de l’époque, sur l’histoire de cet opéra à Oslo, et sur les souvenirs ou les fantasmes des spectateurs. Car il n’y a pas mille manières d’aborder le célébrissime chef d’œuvre de Puccini, ou bien on le fait en suivant le livret de manière traditionnelle, et alors , c’est toujours la même mise en scène et le même spectacle de Vienne à Milan, de Paris à New York, de Londres à Berlin (songeons que Zeffirelli a signé la même mise en scène avec quelques variations de décor à Milan, New York et Vienne, et que depuis cinquante ans les théâtres l’utilisent!), ou bien on “casse la baraque” en proposant une voie radicalement autre. C’est un peu le choix de Stefan Herheim  qui propose une Bohème qui partirait de nos jours, dans un service d’oncologie, avec des malades en phase terminale, tous ayant perdu leurs  cheveux, avec des médecins qui vivent la mort au quotidien, au milieu de leurs petites histoires personnelles, de fesses bien entendu, qui dès le lever de rideau constatent la mort de Mimi. On va les retrouver dans la fine équipe des amis de La Bohème, Schaunard, Colline, Marcello, et Rodolfo, mais aussi Musetta, qui fait l’infirmière sexy et vaguement nympho de l’équipe médicale et la mise en scène, comme souvent chez Herheim, passe de l’un à l’autre d’une ambiance clinique aux vieux décors de Bohème. On passe donc de cette mort clinique contre laquelle on ne peut rien à l’histoire faussement romantique d’une Bohème faussement traditionnelle marquée par l’obsession de la mort, l’angoisse permanente et le refus de s’y soumettre. Ainsi le rideau se lève sur la mort de Mimi, sur un lit d’hôpital moderne, avec autant d’écrans de contrôles etde respirateurs artificiels. Dans un silence pesant, cette mort ouvre le spectacle sans musique, et la musique part dans cette chambre aseptisée, où les dialogues des personnages sonnent étrangement prophétiques: c’est que Herheim et son dramaturge Alexander Meyer Dörzenbach ont décortiqué le texte pour en exprimer toutes les allusions à la mort, à la maladie, et à la désespérance et ont découvert des pans entiers du texte interprétables à double sens, là où l’on pensait voir des banalité d’un livret trop connu et trop ressassé. Le décor s’ouvre ensuite sur la fameuse mansarde du premier acte, mais avec de chaque côté et le lit d’hôpital (à droite) et les meubles de la chambre de la malade (à gauche), et une rose dont les pétales tombent dès que Mimi la touche. Bref, la représentation qu’on a de la Bohème devient une sorte de refuge fantasmatique où se jouent nos peurs et nos angoisses.

©Photo Erik Berg

Dès lors, tout change de vision: d’abord, le peuple regarde tel un voyeur, la grande cérémonie funèbre qui se joue, et l’on passe insensiblement du premier au deuxième acte, sans interruption, ainsi que du troisième au quatrième acte. Ce peuple, il est comme pétrifié, fait de masques inquiétants et dominé par un personnage qui prend tour à tour les

©Photo Erik Berg

traits de Benoît, Parpignol, Alcindoro – l’inquiétant Svein Erik Sagbråten, tel le diable des “Contes d’Hoffmann” et qui devient une sorte d’ange orchestrateur de la mort et marqueur de la vérité toute crue, de cette vérité qu’on essaie de masquer, que Rodolfo essaie de refuser. C’est bien le fantasme de Rodolfo qui est ainsi mis en scène, allant de la chambre d’hôpital au café Momus, ou à la barrière d’Enfer, dans un tourbillon de changements de décors, de vidéos, de magie scénique comme Stefan Herheim en a le secret. Voilà une grande symphonie funèbre, une mise en scène de nos angoisses, de notre refus de la mort, qui nous fait rendre les morts encore plus présents et plus pressants après leur fin. Que de visions inquiétantes, comme ces enfants du deuxième acte qui deviennent un chœur de leucémiques, comme cette Mimi qui abandonne son costume de Mimi (robe XIXème, perruque), pour prendre ceux de la maladie, sans cheveux, en chemise de nuit, l’uniforme de la malade du cancer, et qui chante ainsi son air “Mi chiamano Mimi”. On peut aussi ressentir ce que chante Rodolfo “Che gelida manina”, lorsqu’il touche non la main de Mimi, mais celle de son cadavre, ou quand Mimi régulièrement s’écroule, au milieu de la mansarde, de la foule de Momus, de la barrière d’enfer, ou qu’elle réapparaît au quatrième acte comme si l’on revenait au premier, avec sa bougie qui va s’éteindre. Tout nous heurte de plein fouet dans ce travail d’un incontestable intérêt, d’une force inouïe, fourmillant d’idées, et même de trop d’idées, pêché mignon de Herheim. Fallait-il par exemple que les médecins calment Rodolfo au quatrième acte avec une piqûre?

©Photo Erik Berg

On le voit, l’entreprise de relecture de Herheim donne de l’opéra archi connu et archi rebattu de Puccini une vision neuve, plus noire, plus angoissante, et finalement plus réelle: et la musique dans ce contexte distille une émotion plus forte, plus intense, plus vraie.
Oui, au risque de me répéter, je considère que Stefan Herheim, dans sa profusion d’idées, dans son bouillonnement d’images, est vraiment l’un des maîtres de la mise en scène d’opéra d’aujourd’hui, et je ne saurais trop conseiller ceux qui me lisent d’aller si c’est possible voir son plus beau spectacle à mon avis, Rusalka, à Bruxelles, où il est repris du 6 au 16 mars prochains. C’est un enchantement. Ou d’attendre le 5 août à la TV pour voir son Parsifal de Bayreuth.
Musicalement, l’Opéra d’Oslo a fait le choix de distribuer de jeunes chanteurs dans cette Bohème, et l’on sait que Bohème est vraiment un opéra adapté à des jeunes chanteurs (c’est vrai pour le chant, ce n’est pas vrai pour l’orchestre!). Je me suis laissé dire que la distribution B affiche un très bon ténor suédois, Daniel Johansson; mais nous avions la distribution A avec des voix solides, au premier rang desquelles le ténor mexicain Diego Torre, Rodolfo de grande classe, voix claire, timbre soyeux, aigus puissants, très engagé en scène, c’est un chanteur sans nul doute à suivre avec attention, car la voix n’est pas légère et on pourrait songer  à lui pour des rôles verdiens plus lourds. Mimi est la soprano Marita Sølberg, qui chante dans la troupe du théâtre, mais qui a chanté aussi à Glyndebourne et Salzbourg, c’est une authentique trouvaille: une voix magnifique, très ronde, qui sait faire porter par la voix une vraie couleur dramatique, un aigu qui se développe, qui s’élargit, une intensité qui prend à la gorge; vraiment, un soprano promis sans doute à un bel avenir; même si le phrasé italien n’est pas toujours impeccable, la prestation est exemplaire, une grande Mimi.
Autour de ce très beau couple, des jeunes chanteurs valeureux, très engagés, le Marcello de Vasilij Ladjuk, une voix bien éduquée, un chant élégant, même si pour Marcello on aimerait un peu plus de puissance, le Colline de Giovanni Battista Parodi, seul italien de la compagnie (et cela s’entend, évidemment), très émouvant dans la “vecchia zimarra”, et le Schaunard du très élégant David Pershall, qui dans cette mise en scène dispute Musetta à Marcello. Musetta justement est chantée par Jennifer Rowley, à l’abattage exceptionnel, qui compose un véritable personnage, infirmière nympho, compagne capricieuse, cocotte triomphante, la voix est là, très(trop) présente, elle est si forte que dans les ensembles elle a tendance à couvrir les autres. Dans cette salle à l’acoustique favorable au lyrisme, cette voix qui fréquente des rôles plus lourds est peut-être surdistribuée dans ce rôle, mais quel engagement.

©Photo Erik Berg

Dans ce contexte de haut niveau, une immense déception vient de la direction de Eivind Gullberg Jensen. Ce jeune chef lancé il y a quelques années comme un exemple de l’excellence scandinave en matière de direction d’orchestre n’est pas du tout à sa place dans ce répertoire. Au départ, il fait illusion, on s’étonne de tempi ralentis, étirés, on suit agréablement son option analytique et on pense à un travail tout particulier pour accompagner la mise en scène et notamment des moments du textes ainsi mis en valeur. Las. Très vite on s’aperçoit que quelque chose ne va pas, que tout cela ne va pas “ensemble”, que le plateau a toutes les peines du monde à suivre la battue du chef, que les décalages se font de plus en plus nombreux et gênants, au premier, on se dit, c’est le chanteur, au dixième, où l’on a constaté les mêmes problèmes avec le chœur, avec chaque chanteur, avec les ensembles, on se dit que le chef est vraiment problématique. On a l’impression que la partition n’est pas dominée, que la lecture n’est pas complète, que le chef ne maîtrise pas le plateau, et c’est de plus en plus pénible à mesure qu’on avance.
On le sait, La Bohème est très difficile à bien diriger. Bien sûr, des années et des années de “répertoire” routinier ont souvent effacé les aspérités d’une partition qui fourmille de pièges et n’ont laissé apparaître que la mélodie (et quelle mélodie!), mais dès qu’un chef, un vrai (les Kleiber, les Karajan) s’en empare, dès qu’il rend à cette partition sa couleur et son foisonnement, alors c’est la stupeur devant la richesse de cette écriture. Eivind Gullberg Jensen n’a pas su rendre justice à cette musique: on dirait qu’il n’a pas étudié le texte, qu’il fait en une lecture un peu pénible et pas une interprétation. Je le répète, au départ, j’ai cru à une vraie option, mais devant le naufrage des décalages incessants, qui cassent les phrases, qui brouillent l’écoute, devant une direction où toute dynamique est freinée, ce qu’on croyait une option se révèle une vraie lésion, et au premier chef ce sont les chanteurs qui sont lésés. Dommage.
Dommage oui, très dommage car avec cette distribution et cette mise en scène, une vraie direction musicale eût fait de ces représentations un moment d’anthologie. Gageons que Kirill Karabits, qui reprend la direction musicale des dernières représentations, saura grâce à son indéniable talent donner tout son lustre à la musique.
Il reste que cette Bohème restera dans ma mémoire comme la première tentative de sortir du train train des Bohème habituelles, qui rend cette œuvre brûlante, urgente, bouleversante, grâce à une distribution qui a su s’adapter avec brio à la mise en scène.

Ah, si le chef avait su s’adapter à Puccini…

 

©Photo Erik Berg

 

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 9 février 2012 – SANCTA SUSANNA (Paul HINDEMITH) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) / SUOR ANGELICA (Giacomo PUCCINI) (Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Sancta Susanna ©Stofleth

Chaque année, l’Opéra de Lyon centre une partie de sa programmation autour d’un festival thématique, construit autour de productions existantes regroupées ou de nouvelles productions, ce fut Pouchkine, ce fut Mozart, c’est cette fois Puccini qui permet aussi de présenter Schönberg, Hindemith, Zemlinsky : la salle est pleine. Le public lyonnais est habitué depuis longtemps (en fait depuis Erlo et Brossmann) à une programmation hors des sentiers battus, il est disponible et ouvert. Les distributions sont faites de chanteurs qui se partagent les œuvre affichées, comme une petite troupe réunie ad hoc. Ainsi de Sancta Susanna où l’on retrouve la Susanna (splendide) de Agnes Selma Weiland, qu’on a vu dans Gianni Schicchi, la Klementia de Magdalena Anna Hofmann, qu’on a vue dans la femme de Von heute auf morgen, l’Angelica de Csilla Boross, vue dans Giorgetta de Il Tabarro, ou la Zia principessa de Natascha Petrinski qui était Zita de Gianni Schicchi et La Frugola de Il Tabarro.

Sancta Susanna ©Stofleth

Cette dernière soirée est peut-être la plus surprenante. D’abord parce que – il faut bien l’avouer – qui a déjà entendu Sancta Susanna? Les opéras majeurs de Hindemith (Mathis le Peintre, Cardillac)  sont déjà peu joués, le plus connus de ses opéras mineurs, Neues vom Tage, est très rarement exhumé, et Sancta Susanna, une explosion de vingt-cinq minutes à la thématique plus que sulfureuse n’est pratiquement jamais joué. Raison de plus pour applaudir à ce choix, qui bien sûr se met en perspective par rapport à Suor Angelica, et qui datant de 1922, est entre Zemlinsky et Schönberg, plus proche peut-être du premier que du second.
Entre Suor Angelica, drame sulpicien qui n’est pas à mon avis l’une des plus grandes réussites de Puccini, et Sancta Susanna, qui est pour moi non seulement une vraie surprise, mais une œuvre qui mériterait d’être mieux connue et appréciée, il n’y a de commun que le lieu: le couvent.
L’histoire de Sancta Susanna a provoqué à la création (Mars 1922 à Francfort) un immense scandale qui n’est sans doute pas étranger à la difficile carrière de l’oeuvre. L’argument touche en effet au monde fantasmatique des religieuses enfermées dans un couvent (ce n’est pas nouveau, et c’était déjà au Moyen âge (Boccace) au XVIIème (les diables de Loudun) ou au XVIIIème (La Religieuse de Diderot) une problématique qui donnait lieu à littérature ou débat: rappelons pour mémoire qu’en 1966, le secrétaire d’Etat à l’information d’alors, Yvon Bourges, avait fait interdire -à la demande du Général de Gaulle, on l’ a su depuis- le film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot. L’affaire se poursuivit jusqu’en 1975…Ce n’est pas si ancien.
L’argument est assez simple, pour cette oeuvre de 25 minutes, dont le livret est la pièce du poète expressionniste August Albert Bernhard Stramm “Sancta Susanna, Ein Gesang der Mainacht” (Sainte Suzanne, un chant de la Nuit de Mai)(création à Berlin en 1918). Dans un couvent, Klementia, une soeur enfermée depuis 40 ans, voit une apparition de Sainte Suzanne. Suzanne, personnage de la Bible, accusée à tort de tromper son mari avec un jeune homme. Suzanne protège Klementia, terrorisée par la vision d’une soeur emmurée vivante pour avoir caressée le visage du Christ. Sancta Susanna pose le fantasme féminin au cœur de la problématique, mais l’œuvre est elle-même au centre d’une trilogie consacrée à la femme. En 1921, à Stuttgart, Fritz Busch crée “Mörder, Hoffnung der Frauen” (assassin, espoir des femmes) et das Nusch-Nuschi mais se refuse à créer Sancta Susanna. Le “Trittico” de Hindemith ainsi ne verra pas le jour et Sancta Susanna est créée non sans difficultés à francfort l’année suivante.
25 minutes d’explosion musicale violente dans une mise en scène noire dominée par un Christ géant. l’espace est noir, à l’opposé de l’espace de Suor Angelica, immaculé. Les interrogations de Klementia se projettent de manière fantasmatique par l’apparition du couple servante/valet sous forme d’acrobates qui s’exercent au-dessus de Klementia (très belle Magdalena Anna Hofmann) terrassée. Leurs répliques sont dites par Klementia elle-même, en proie à une sorte de vision-dédoublement.
La scène vide et sombre, avec au centre un piédestal sur lequel s’offrent tour à tour Klementia, puis Susanna et dominé par un Christ géant qui se penchera sur Susanna offerte et nue (étonnante et magnifique Agnès Selma Weiland)pour protéger Klementia sous les anathèmes des religieuses et de la vieille nonne. Les nonnes sont grimées de signes cabalistiques qui leur donnent l’allure de vagues sorcières.De cette œuvre courte se dégage un vrai choc final: une femme nue sous un Christ, et un chœur de nonnes criant Satan Satan…Eros reprimé et Thanatos sont les questions posées par cette soirée: on aimerait voir le tryptique entier…
Bernhard Kontarsky qui a découvert la partition la dirige avec sa précision habituelle. Cette musique qui (au niveau de tout le tryptique) ironise sur Wagner, Mahler et Strauss, en utilise aussi les mêmes moyens, un symphonisme décanté qui sied bien à l’acoustique de cette salle, une violence particulièrement acérée, un refus du lyrisme qui l’oppose directement à Suor Angelica, qui paraît bien fade à côté.

Suor Angelica ©Stofleth

Là où l’espace était noir, il est blanc, là où il restait ouvert, il est clos dans une forme rectangulaire qui rappelle le cube (élargi dans ce cas) de Tabarro et Gianni Schicchi. Là où Sancta Susanna montrait un Christ à qui on s’offrait, on a ici une Sainte Vierge sulpicienne géante. En bref, un cloître apaisé, peu inquiétant où les nonnes semblent vivre des jours réglés et apaisés. Angelica se réfugie dans les herbes et les plantes, dont elle a acquis une fine connaissance. La visite de la Zia Principessa, tache noire dans cet océan de blanc immaculé, rompt cette apparente harmonie. Natascha Petrinsky s’en sort avec les honneurs, même si on aimerait (je me souviens de Viorica Cortez dans ce rôle en fin de carrière, elle était effrayante) un mezzo encore plus profond, plus noir.Csilla Boross en revanche n’a ni le lyrisme ni la rondeur, ni la tendresse voulue par Suor Angelica, les aigus sont criés, fixes, la voix est froide: toutes les Giorgetta ne sont pas des Angelica et il eût mieux fallu la distribuer à une voix plus tendre (pourquoi pas Ivana Rusko, jolie Genoveva), même si Angelica est un vrai lirico-spinto.

Suor Angelica ©Stofleth

La mise en scène est assez pauvre l’apparition de l’enfant perdu d’Angelica émergeant de la fontaine centrale semble un bébé enfermé dans le formol qui émerge. C’est peut-être voulu, c’est peut-être aussi la conclusion de cette vision clinique assénée par tout ce blanc, mais cela reste loin de la tendresse de la musique à ce moment. Musique magnifiquement éclairée une fois de plus par Gaetano d’Espinosa, qui a réussi à donner une unité aux trois soirées en débarrassant Puccini de toute la mièvrerie dans laquelle on l’enferme quelquefois et en offrant une direction précise attentive et collant parfaitement au propos général de la programmation. Ce Puccini-là est bien en phase avec ses confrères germaniques.
Et voilà, trois soirs qui ont sans doute changé quelque chose dans la vision qu’on a de Puccini, qui ont donné un “Plus” comme le dit le titre du festival. Mais qui ont permis de mettre la lumière sur une période de la musique d’opéra foisonnante, qui voit naître et Turandot, et Wozzeck, mais aussi tant d’œuvres injsutement tombées dans l’oubli des programmateurs et que Lyon a magnifiquement reproposées. On a envie de les réentendre rapidement, peut-être dans d’autres contextes: à quand le Tryptique d’Hindemith?

Prochain passage obligé par Lyon, un Parsifal qui promet beaucoup, en mars prochain, (Kazushi Ono, François Girard, avec le ténor dont on parle Nicolai Schukoff, Gerd Grochowski (magnifique Gunther, magnifique Kurwenal) en Amfortas et Georg Zeppenfeld en Gurnemanz (il fut excellent à Bayreuth l’an dernier dans Henri l’oiseleur du Lohengrin de Neuenfels) et Elena Zhidkova en Kundry, qui est une chanteuse de très bon niveau. Rendez-vous à Lyon entre deux Veuves Joyeuses à Paris en mars!

 

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 8 février 2012 – EINE FLORENTINISCHE TRAGÖDIE (Alexander von ZEMLINSKY) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY)- GIANNI SCHICCHI (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Gianni Schicchi © Stofleth

Une tragédie florentine…et une comédie florentine, car Gianni Schicchi conclut le Trittico par ce clin d’oeil amoral (et dantesque, puisque l’histoire vient de Dante – Enfer, chant XXX, 31-45
E l’Aretin che rimase, tremando
Mi disse:” Quel folletto è Gianni Schicchi…”).
Florence est au centre de la soirée, une Florence des bourgeois enrichis, celle de Simone chez Zemlinsky comme celle du défunt Buoso Donati, chez Puccini. D’un côté Oscar Wilde et de l’autre Dante, voilà les horizons d’attente de cette soirée fort bien composée. Saluons au passage la belle politique de livres-programmes de l’Opéra de Lyon. De vrais livres, sans publicité, sans papier glacé, au prix d’un livre de poche bien documenté, bien construit. On  forme un public fidèle et compétent aussi avec les programmes…
Cette soirée diffère sensiblement des autres, dans la mesure où le spectacle de Zemlinsky est une reprise de la production 2007 de Georges Lavaudant  (l’opéra Eine florentinische Tragödie a été créé en France en 1989, il n’y a pas si longtemps…), tandis que David Pountney propose une nouvelle production de Gianni Schicchi, pas représenté à Lyon depuis 1967.

Une tragédie florentine ©Stofleth

Lavaudant inscrit Une tragédie florentinedans un espace réduit, triangulaire, aux proportions bouleversées, un angle de salle de réception aux murs obliques, au style presque cubiste, aux ombres déformées, avec une longue table sur laquelle se vautre au lever de rideau la femme saturée du plaisir donné par Guido Bardi, le fils du Duc de Florence. Le mari, Simone, revient.

Une tragédie florentine ©Stofleth

La femme est habillée de rouge passion, les hommes sont en noir, presque interchangeables, d’ailleurs , femme et amant sont des rôles presque de figuration. C’est Simone (l’excellent Martin Winkler) qui tient toute la place dans la partition. La mise en scène de Georges Lavaudant sait créer la tension, et suivre la musique expressionniste de Zemlinsky, avec ses jeux d’ombres perpétuellement décalés par rapport au réel, ombres immenses qui écrasent les personnages réels. Simone dès son entrée comprend plus ou moins la situation, mais commence une sorte de jeu du chat et de la souris entre  Simone et Bardi, on lui vend de merveilleuses pièces de de tissu, il achète tout au prix double, et Simone commence à voir se clarifier la situation, d’autant qu’à peine il disparaît, les deux amants se retrouvent et se lovent l’un à l’autre. Vocalement, Martin Winkler est à la fois impressionnant vocalement et scéniquement, il incarne le rôle et use de sa voix (qui est grande) avec extrême intelligence. Thomas Piffka n’est pas vraiment aidé par le rôle de Guido, qui ne lui permet pas de montrer ses possibilités vocales, non plus que la soprano  Gun-Brit Barkmin qui compose cependant un personnage inquiétant et fascinant.

Une tragédie florentine ©Stofleth

La musique de Zemlinsky (Maître de Schönberg) est généreuse, rappelle les grands anciens, Wagner, bien sûr, mais aussi les contemporains comme Strauss. Elle se situe dans la lignée d’autres œuvres comme Die Tote Stadt de Korngold. C’est une musique charnue, opulente, expansive, que l’acoustique sèche de l’opéra cette fois ne sert pas vraiment, on aimerait plus de réverbération, pour créer correspondance avec les jeux d’ombre de la scène. Kontarsky arrive  malgré l’acoustique ingrate à faire parler avec chaleur et précision cette musique qui se conclut non par le meurtre de Guido par Simone, mais par sa conséquence un peu ambiguë: les répliques finales (Bianca: “Tu es si fort, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”, Simone: “Tu es si belle, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”) semblent réconcilier le couple sur le cadavre de Guido, mais dans la mise en scène de Lavaudant sonnent aussi de manière sourdement inquiétante, Simone semble à la fois enlacer et étrangler Bianca. La Tragédie n’est pas close.

Gianni Schicchi ©Stofleth

Face à ce retournement, un autre retournement, de testament celui-là dans le seul opéra bouffe écrit par Puccini, Gianni Schicchi, petit chef d’œuvre d’humour musical qui met en scène une famille apparemment éplorée par le décès d’un riche propriétaire, en attente de testament. Quand celui ci est découvert,  la famille se découvre déshéritée au profit de moines. On appelle le malin Gianni Schicchi, un bourgeois de peu, à l’instigation de Rinuccio, le fils de la famille, qui est amoureux de Lauretta fille de Schicchi. Ce dernier  se fait passer pour mourant, redicte un testament au Notaire en sa faveur. La famille ne peut répliquer sous peine de sanctions terribles (“Addio Firenze, addio addio cielo divino…”). Et tout est bien qui finit bien, y compris pour Rinuccio et Lauretta, les amoureux.

Face au décor hiératique du Zemlinsky, celui de Gianni Schicchi est au contraire chargé, et s’y développe le thème de la boite et du cube déjà vu dans Tabarro. Le défunt est dans un cube central, fermé par un rideau rouge, comme le théâtre d’une énorme farce, et la scène est encombrée de coffres forts, qu’on va ouvrir peu à peu pour chercher le testament et qui ne renferment que des boites de sauce tomate et de spaghettis. La famille est au complet, de tous âges, de vieillard au bébé, et le chœur de lamentations est une réussite au départ, ainsi que l’attaque explosive de l’orchestre. Werner Van Mechelen, le Michele de Tabarro, est cette fois Gianni Schicchi, il réussit moins dans ce rôle bouffe que dans le taciturne Michele. Il manque de cette verve innée que possédait un Bacquier par exemple dans ce rôle, il est trop sérieux. Natascha Petrinski, la Frugola de Tabarro,(et Zia principessa de Suor Angelica), est ici une Zita impeccable, autoritaire, expressive. Saimir Pirgu, remplaçant Benjamin Bernheim, montre comme toujours sa voix de ténor claire, techniquement bien posée, un peu limitée à mon avis pour les aigus du rôle, mais cela passe globalament. La Lauretta de Ivana Rusko, sur les épaules de qui tiennent la représentation tant tout le monde attend l’air fameux, répond aux attentes, même si la voix n’a pas pour mon goût le velouté voulu ni la douceur. Elle en a l’énergie cependant. La direction de Gaetano d’Espinosa est précise, claire, accompagne les chanteurs avec une grande précision (comme dans Tabarro), et laisse apparaître la richesse de l’orchestration et l’humour de Puccini dans l’utilisation des instruments au service de la comédie et des situations, et l’orchestre est valorisé, avec un rythme plus rapide que d’habitude (le début est explosif et fulgurant!) . Une mise en scène au total assez sage, mais juste, mais bien équilibrée, une direction musicale vraiment adéquate, une troupe de chanteurs de bon niveau. Encore une fois, la soirée se termine dans la joie et les spectateurs sont nombreux à fredonner l’air de Lauretta. Une belle soirée encore à l’actif de l’Opéra de Lyon.

Gianni Schicchi ©Stofleth

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS – VON HEUTE AUF MORGEN (Arnold SCHÖNBERG)(Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) /IL TABARRO (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Von heute auf morgen © Stofleth

Comme on est heureux en constatant qu’il y a des programmateurs intelligents et fins, qui ne se moquent pas du public et qui lui proposent des soirées séduisantes, équilibrées, et sans racolage culturel ou distributions bling bling. Comme on est heureux en constatant qu’il y a des publics ouverts, disponibles, jeunes et heureux. Comme on est heureux qu’enfin Puccini soit libéré de son image vériste et rapproché de cette musique “nouvelle”qui fit quelquefois scandale, et qu’il aimait: on sait qu’il aimait beaucoup le Pierrot Lunaire, par exemple. Qu’on est heureux enfin de découvrir ou redécouvrir des œuvres peu familières de nos salles, comme Von heute auf morgen ou Sancta Susanna ou même comme cette Florentinische Tragödie qu’on voit un peu plus, mais encore trop rarement.
Bref l’opéra de Lyon en programmant ce Festival Puccini Plus, nous a donné du vrai bonheur: par -10° l’autre soir (le 8 février) le public sortait du théâtre en chantant le fameux air de Lauretta de Gianni Schicchi…Merci à Serge Dorny.
Alors je vais aborder ces spectacles soir par soir, en essayant de communiquer au lecteur ce bonheur d’avoir assisté à ce qu’on aimerait avoir tout les soirs à l’opéra, des mises en scènes solides, des distributions équilibrés, des chefs de qualité.
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Von heute auf morgen, opéra en un acte écrit entre 1928 et 1929, a été créé en 1930 à Francfort. C’est une œuvre très rarement donnée, je l’ai découverte à l’occasion d’une présentation en version de concert en Allemagne, en 1994,  à Ludwigshafen, où la division “Affaires culturelles” de BASF avait invité l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Boulez à illustrer musicalement une série de manifestations autour de la Neue Sachlichkeit (nouvelle objectivité), il s’en est suivi une tournée de ce concert à la Scala, à Rome, à Vienne, et l’année suivante au Châtelet (1995). Je n’ai pas trace de représentations scéniques, mais seulement d’un film des Straub (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), très précisément construit autour de cette œuvre (Du jour au lendemain, 1997). D’ailleurs, ce film sera projeté lors d’un cycle dédié aux Straub par la cinémathèque de Grenoble le 2 mars 2012 à 22h, Salle Juliet Berto à Grenoble. A voir absolument!!

 

Von heute auf morgen © Stofleth

Von heute auf morgen est une manière d’opéra bouffe, en voici rapidement l’argument (il est de Schönberg lui-même et le livret de Max Blonda, pseudonyme de son épouse Gertrude Schönberg).
Un mari et sa femme rentrent chez eux après une soirée passée chez des amis. L’homme, fasciné par une amie d’enfance de sa femme, prend brusquement conscience de la différence qui existe entre l’élégante créature avec laquelle il a discuté toute la soirée et sa brave “ménagère” d’épouse. Sa femme dissimule son dépit en tentant de  détourner la conversation, et lui fait gentiment remarquer qu’il se laisse aveugler “par n’importe quelle créature qui semble être à la mode”. Elle pressent soudain la menace qui pèse sur son bonheur et, pour éveiller la jalousie de son mari, lui raconte à son tour comment ce soir, un célèbre ténor lui a fait la cour. L’homme, piqué au vif, se moque d’elle. Alors, dans un élan d’impatience, elle le menace de lui montrer de quoi elle est capable, et que, faute d’intuition, il ne soupçonne pas. Elle aussi pourrait être moderne si elle le décidait et on verra bien ce qu’il adviendra de lui si elle se met à être “une femme d’aujourd’hui”.

Von heute auf morgen © Stofleth

“Mama, was sind das, moderne Menschen?” (Maman, c’est quoi des gens modernes?)est la question posée par l’enfant, dernière réplique de l’opéra, au baisser de rideau. Entre temps, le couple s’est retrouvé, et a ignoré la proposition libertine de l’amie et du chanteur venus les chercher. La question posée par l’opéra de Schönberg est celle du couple, face aux tentations et à la routine. Giorgetta, 25 ans, épouse de Michele, 50 ans, y répond tout autrement, et y succombe, séduite par le beau Luigi, 20 ans, ouvrier de son mari. C’est que il Tabarro (tiré d’une pièce de Didier Gold, La houppelande, vue par Puccini à Paris en 1912) est à l’autre pôle qui ignore la modernité citée par le couple de Schönberg. Chez Schönberg, une conversation, une communication transparente qui conduit à une décision “du jour au lendemain”, chez Puccini, un monde fait de silences, de mensonges, de soupçons qui conduit au drame et au meurtre. Deux manières de voir le couple, l’une héritière d’un XIXème englué dans les valeurs bourgeoises, l’autre tentée par une modernité amorale, mais qui retourne aux valeurs bourgeoises.  Si l’œuvre de Puccini a eu une grande fortune scénique, celle de Schönberg au contraire a été critiquée dès le départ, à commencer par Otto Klemperer qui ne veut pas la jouer au Kroll Oper ou même Boulez qui a dit d’elle qu’il s’agissait “d’un des rares faux pas de Schönberg”. Si l’argument semble léger, la composition en est très complexe et le livret lui-même pose bien des questions. Si les Straub s’en sont emparés, c’est qu’il s’agit d’une œuvre plus épaisse, sous sa légèreté apparente, et moins évidente qu’il n’y paraît. Encore une fois, l’opposé de la lecture de Tabarro.
Deux metteurs en scène, John Fulljames (Von heute auf morgen), David Pountney (Il Tabarro), mais même décorateur (Johan Engels), et même créatrice de costumes (Marie-Jeanne Lecca), et deux chefs, qui remplacent Lothar Koenig souffrant, Bernhard Kontarsky, chef expérimenté, spécialiste incontesté de la musique du XXème, et un jeune chef sicilien d’une trentaine d’années, Gaetano d’Espinosa qui dirigera tous les Puccini.
John Fulljames traite l’œuvre comme une sorte de séquence cinématographique (des sièges devant la scène, où l’installent l’amie et le chanteur) où se succèderaient des plans, structurés par de perpétuels changement de décor, qui rend cette conversation plus variée, comme si les décors étaient des variations sur la notion très relative de modernité, plus vive, plus colorée qu’attendu: le décor est géométrique, fait de couleurs vives,  très “moderne” selon la représentation qu’on a des intérieurs dits “modernes” à différentes époques. Il en résulte une grande fluidité, et aussi une vraie théâtralisation d’une œuvre souvent considérée comme irreprésentable. Notamment par le jeu et la présence de l’amie et du chanteur, spectateurs muets ou intervenants “en transparence” avant même leur entrée en scène. Tout cela est très réussi.

Il Tabarro ©Stofleth

A l’inverse, il Tabarro se joue dans un décor gris et fixe, structuré par un cube gris, sorte de container figurant la péniche, avec un éclairage sombre et des jeux d’ombres qui construisent  une atmosphère pesante dès le début, éclairée un instant par la Frugola (Natasha Petrinski, très bonne), ou par le célèbre duo sur Paris entre Luigi et Giorgetta, où la mélodie de Puccini n’est que faussement souriante, et terriblement nostalgique d’un paradis perdu qui n’ouvre pas sur un futur lumineux.
L’équipe de chanteurs est vraiment en phase avec le propos dans les deux opéras. Dans Schönberg, Wolfgang Newerla et Magdalena Anna Hofmann composent un couple qui maîtrise parfaitement l’art de la conversation en musique tandis que Rui dos Santos compose avce bonheur un chanteur ténorisant plus soucieux de l’apparence que de la profondeur, on le sent rien qu’à la manière de projeter la voix. Le metteur en scène utilise l’employé du gaz comme projection érotique (il faudrait faire un sort aux pompiers, facteurs ou employés du gaz, comme projection des rêves érotiques secrets des ménagères de plus ou moins de cinquante ans…). La direction musicale est lumineuse, et pour une fois, la sécheresse de l’acoustique de la salle avantage l’audition, on y entend toutes les notes, tous les niveaux, tous les instruments, et on touche vraiment à cette complexité dont il était question plus haut. Bernhard Kontarsky rend lisible et claire une œuvre déjà bien défendue sur le plateau. Il en résulte un travail d’une très haute qualité, et l’heure passe avec une grande rapidité, avec une visible adhésion du public.

Il Tabarro ©Stofleth

En regard, un Puccini lui aussi d’une cristalline clarté. Gaetano d’Espinosa fait entendre la complexité, les singularités qui font comprendre la parenté de Puccini avec la modernité musicale. Son Puccini n’est jamais tonitruant, jamais vulgaire, toujours raffiné,  et accompagne les chanteurs avec beaucoup d’attention. L’équipe de chanteurs est là aussi exemplaire, dans les petits rôles (Il talpa de Paolo Battaglia, par exemple) comme dans les grands: le Michele de Werner van Mechelen plus en phase que dans Gianni Schicchi à mon avis, est saisissant de retenue et d’inquiétante placidité, et la voix noire à souhait. Belle découverte que le jeune brésilien Thiago Arancam, voix bien posée, claire, assez forte, et bonne technique. Un ténor à suivre. La soprano dramatique hongroise Csilla Boross, une voix forte (qui chante fréquemment Abigaille), qui sait monter à l’aigu, et correspond bien à Giorgetta (plus qu’à Suor Angelica qu’elle chante aussi) remporte un succès notable et mérité.
Au total, une soirée dont le succès montre l’emprise sur le public, et qui par le contraste des deux œuvres, permet au spectateur de se construire efficacement la connaissance d’une période encore peu explorée dans nos salles. Deux spectacles très différents, mais d’égale qualité. Exactement ce qu’on attend d’une vraie soirée d’opéra.

Il Tabarro ©Stofleth
Von heute auf morgen ©Stofleth