HARO SUR LE REGIETHEATER (2) FANTASMES ET RÉALITÉS

Nabucco (Hans Neuenfels) D.Oper Berlin 2000

Le Regietheater

Voilà un mot qui aujourd’hui encore fait polémique, car on met dans ce vocable tout ce qui du point de vue de la mise en scène fait hérisser les poils d’un certain public. Le Regietheater est-il mort ? À lire certains critiques, oui, bien évidemment, et le mot Regietheater sonne aujourd’hui poussiéreux et rétrograde, avec des relents marxistes (une pente horriblement démodée !).
Non les metteurs en scène du jour les plus critiqués ne sont sans doute pas des tenants du Regietheater pur et dur, mais lui doivent  souvent leur manière de lire les œuvres. Car le Regietheater fut une approche qui eut son heure de gloire en Allemagne entre 1980 et le début des années 2000 (pas si loin de nous) : le Ring de Jürgen Flimm à Bayreuth en fut un des derniers avatars, mais ses tenants légendaires que furent Ruth Berghaus, Heiner Müller moururent dans les années 90, Klaus Michael Grüber (le co-directeur de la Schaubühne de Berlin dans les années 70 avec Peter Stein) à peine plus tard. De cette période de scandales et de gloire restent Peter Konwitschny, Hans Neuenfels ou Harry Kupfer. Quant à Peter Stein, il a renié cette approche.

La question de la réception

Pour comprendre la démarche du Regietheater à l’opéra, et le refus d’un certain public, il faut distinguer le processus de création (que nous avons essayé d’évoquer dans le texte précédent) du processus de réception.
Nous avons dit combien la démarche du Regietheater devait à la dramaturgie brechtienne et à l’idée que le théâtre est lecture du monde, avec des clefs philosophiques, politiques et idéologiques, que ces clefs impliquaient une décentration de la lecture du texte, pour en comprendre les ressorts quelquefois implicites. Il s’agit donc de rechercher les implicites d’un texte et la manière dont il peut nous parler, nous apparaître évident, à l’éclairage de notre vécu collectif.
Si le texte est un donné immuable, sa lecture varie évidemment selon l’époque : on ne lit plus Cosi fan tutte comme à l’époque de Mozart ou même comme dans les années 1950. Il en va de même pour toutes les œuvres d’art. L’œuvre n’est jamais reçue comme elle a été pensée ou créée. Elle est l’objet de regards et d’interprétations diverses, du metteur en scène comme du spectateur. Il est clair que Mozart a conçu l’œuvre en fonction de son monde qui n’est plus le nôtre, d’un théâtre qui n’est plus le nôtre, de conditions de représentations techniques et sociales qui ne sont plus les nôtres. C’est justement ce qui fait de Cosi fan tutte une œuvre : elle résiste aux temps, non parce qu’elle est immuable et que sa lecture est univoque, mais parce que quel que soit le contexte ou l’époque de la réception, elle peut répondre aux questions de qui la regarde, qui sont la plupart du temps  très différentes de loin en loin. C’est encore plus clair lorsqu’on considère la tragédie grecque. Nous avons très peu à voir avec l’Athènes du Ve siècle et pourtant ces pièces nous parlent, elles sont « Question », mais elles sont l’objet de regards radicalement différents aujourd’hui, y compris à l’opéra d’ailleurs.
Le metteur en scène dans son processus de production considère la pièce dans ce qu’elle dit aujourd’hui, il reçoit l’œuvre et l’interroge en fonction de ce qu’il voit et de ce qu’il sait du monde, le spectateur reçoit cette vision, que le metteur en scène soit « moderniste » ou « traditionnaliste », quelle que soit l’approche, elle reste tributaire d’un regard d’aujourd’hui, un regard qui est forcément interprétation, donc forcément « infidèle », y compris pour les tenants de ceux qui croient être les défenseurs d’une fidélité… C’est la théorie de la réception, fondamentale dans les dernières décennies, théorisée par H.R.Jauss dans les années 1970 à propos de la littérature, mais applicable à toute œuvre artistique [1]. Jauss se fonde sur les approches de Hans Georg Gadamer, le philosophe de l’herméneutique, qui a ouvert la voie aux théories de l’interprétation et qui justement impose l’idée de la variation du regard en fonction des contextes de réception.
C’est le premier point : l’œuvre est produite comme un objet donné, ce que nous en recevons est divers et contradictoire. Autant de spectateurs, autant de regards, autant d’opinions aussi. Rappelons la phrase de Gide « Que l’importance soit dans le regard et non dans la chose regardée ». En matière d’art, en matière d’interprétation, en matière de lecture, il n’y a pas de référence absolue.

Les divers regards sur le théâtre : quelques exemples

La tradition allemande

Rheingold (Harry Kupfer) – Bayreuth

La culture allemande par tradition historique accorde au théâtre une place prépondérante. Il y a en Allemagne (même si les choses se tassent) des centaines de théâtres de répertoire disséminés dans les villes, métropoles, grandes, moyennes et petites. Ces théâtres fonctionnent sur la force des abonnements, avec une troupe permanente, et une alternance comprenant quelques nouvelles productions et des reprises puisées dans le répertoire avec moins de répétitions et avec une troupe rompue à l’exercice. L’amateur de théâtre d’une ville moyenne voit donc bien plus de théâtre qu’ailleurs en Europe : pour l’éducation du public, c’est le système de référence parce que l’œuvre théâtrale est davantage accessible.
La nécessité du théâtre (même si cela évolue) se résumait il y a encore une vingtaine d’années dans cet aphorisme qu’on m’avait susurré : « le théâtre en Allemagne, c’est obligatoire, comme la sécurité sociale ». Cela signifie que le public allemand est en général plus préparé, souvent plus averti et par l’histoire même du théâtre allemand et l’importance de Brecht en Allemagne. En ce sens, il est disponible pour les mises en scènes plus dramaturgiques .

L’héritage brechtien dans toute la culture théâtrale allemande a aussi déterminé une typologie de mises en scène à laquelle l’acteur est formé, souvent longuement, et à laquelle le public est culturellement habitué, au-delà de la question de la qualité qui se pose là comme ailleurs.

Ce système où le nombre de représentations et de productions a induit des métiers liés à la production comme celui de dramaturge, n’a pas eu en France ni ailleurs la même fortune : on commence seulement depuis quelques années à voir des dramaturges un peu partout en France seconder des metteurs en scène, alors qu’ils étaient encore rares il y a quelques décennies (ce fut par exemple très tôt le cas d’Alain Satgé auprès de Jorge Lavelli), c’est en revanche un métier qui écume les théâtres allemands qui ont chacun un ou plusieurs dramaturges attitrés. Les grands metteurs en scène en ont la plupart du temps un qui leur sont personnellement attachés comme Alexander Meier-Dörzenbach avec Stefan Herheim.

Le rôle du dramaturge est assez clair, il s’agit pour lui dès qu’une production est en vue, de préparer le terrain de la production en repérant les textes clefs, les options possibles de lecture, les productions existantes et passées, les problématiques qui pourraient intéresser le metteur en scène pour lequel il travaille, pour que l’équipe de création (essentiellement metteur en scène et décorateur) puisse avoir à disposition une palette ouverte possibles pour l’élaboration de la production. Il s’agit aussi de soutenir théoriquement (c’est-à-dire par des textes référentiels) le choix de production et d’orientation. La plupart du temps, les dramaturges sont souvent chargés dans les programmes de salle d’écrire des textes analytiques ou de mener des interviews du metteur en scène.
La mise en scène propose une lecture de l’œuvre, une vision qui tient compte de ses possibles idéologiques, philosophiques, politiques ou artistiques (ces dernières années les références intertextuelles au cinéma sont par exemple particulièrement fréquentes). Cette vision répond à des axes de lecture critique du texte, d’où la nécessité de montrer par l’image théâtrale les options de lecture : il s’agit donc d’un regard intellectuel qui va se traduire en choix d’images, qui n’induisent pas forcément une transposition de la trame, mais qui répondent à une lecture d’aujourd’hui.
Que peut dire l’œuvre aujourd’hui, à un regard ou à une pensée d’aujourd’hui ? On est donc face bien à la fois à une lecture du texte, mais aussi à une prise en compte de sa réception (d’où mon allusion aux théories de Gadamer et de Jauss un peu plus haut.). Cette approche demande au spectateur un effort pour comprendre les références, pour éventuellement les rechercher après le spectacle : la mise en scène dans ce cas devient œuvre intellectuelle, et c’est un effort qui est demandé au spectateur au lieu de la seule émotion partagée. Cela ne fait pas toujours du metteur en scène un génie, ni une référence, cela n’empêche ni le manque de profondeur ou de subtilité, ni les plagiats, ni les approches erronées ni les partis pris extrêmes (voir le Tannhäuser de Baumgarten à Bayreuth) : cela n’empêche jamais le mauvais théâtre d’exister, comme partout. Nous parlons ici de la démarche, qui est celle du Regietheater, dans un contexte d’histoire culturelle, de formation théâtrale données. On est bien dans une démarche qui distancie le texte pour en faire un objet qui interroge l’aujourd’hui et cela vient bien en général du théâtre épique brechtien.

Freischütz (Berghaus, Zürich)

La mise en scène : une question prioritairement européenne

Dans les débats qui placent le Regietheater à l’opéra comme responsable de la fuite du public, torpilleur de l’auteur et traitre au compositeur, nous devons rappeler que presque tout au long du XXe siècle, la question de la mise en scène et des débats autour du théâtre sont une question presque exclusivement européenne, et indépendamment des circonstances politiques et espaces idéologiques, même si celles-ci peuvent être fatales aux artistes (voir Meyerhold et Staline). Il y a en Allemagne et en Russie un très grand intérêt pour la chose théâtrale qui transcende l’idéologie et la politique. Ces débats et cette réflexion fut sensible en Angleterre (Edward Gordon Craig grand théoricien de l’espace scénique et de la lumière, parallèlement et au même moment qu’Appia) en Russie (Stanislavski, Meyerhold et d’autres), plus tard dans la Pologne communiste (Grotowski ou Kantor), et nous avons déjà évoqué  l’Allemagne de l’Est, la France, l’Italie. Elle n’atteindra vraiment les USA qu’au moment de l’Actors Studio de Lee Strasberg (très influencé par Stanislavski) qui prend son essor au début des années 1950 et sera une référence mondiale vers les années 1960.
Dans le monde anglo-saxon on retient bien sûr aussi Orson Welles, mais c’est tout de même autour de l’acteur que le théâtre anglais se concentre (voir Shakespeare et Lawrence Olivier).  Les grands metteurs en scène anglo-saxons historiques (les Peter Brook, les Peter Sellars, les Robert Wilson) ces cinquante dernières années ont été révélés par leurs travaux en France ou en Europe continentale. Si Peter Sellars est aujourd’hui l’un des plus grands, il a été révélé par ses Mozart/Da Ponte qui doivent beaucoup au Regietheater qui triomphait à l’époque dans les années 1980 et c’est l’Europe qui les a consacrés : quand en 1980 il produisit aux USA son Don Giovanni, Opera News, la grande revue spécialisée américaine le qualifia  d’« act of artistic vandalism », quant à Bob Wilson, c’est le Regard du sourd qui le révèle au Festival de Nancy 1970, mais c’est à partir d’Einstein on the Beach (avec Philip Glass) qui à la fin des années 70 est le point de départ d’une grande carrière presque exclusivement européenne. Ainsi trouve-t-on une cohérence chronologique où les mêmes moments clés scandent l’histoire de la mise en scène : fin du XIXe, fin des années 1920, années 1950, années 1970…
Le théâtre est élément fondamental de culture européenne : c’est un art aux racines communes (l’Antiquité), aux références communes et au répertoire partagé. Il en est de même très largement pour l’opéra. Seulement, ce partage-même crée les différences d’approche, voire des oppositions selon les traditions dramaturgiques…

Enfin, le continent européen est celui de la mise en scène. Ce continent a fait naître une typologie théâtrale, traduit par une architecture qu’on retrouve peu ou prou dans tous les pays, par une histoire théâtrale et dramaturgique spécifique (Shakespeare en Angleterre, Goethe et Schiller en Allemagne, d’Aubignac et Diderot en France), mais de larges points communs dans l’histoire de la représentation. Aujourd’hui, et depuis l’après-guerre, vers les années 1950, alors qu’il y a à la fin du XIXe de grands théoriciens anglo-saxons, qui s’inspirent beaucoup de la pensée wagnérienne, comme Edward Gordon Craig, même si celui-ci s’installera en France en 1936 et y mourra en 1966.
La grande tradition russe, marquée notamment par le théâtre d’art de Stanislavski, puis les théories de Meyerhold montre aussi comme en Allemagne d’ailleurs, que les régimes politiques n’ont pas eu de prise sur la réflexion théâtrale. Les grands metteurs en scène des années 1970 russes aux temps de l’URSS (Tarkovski, Lioubimov), héritiers de la grande tradition théorique russe (Meyerhold l’a payé de sa vie) ont eu à faire face à des problèmes « administratifs ».On se souvient de l’affaire de La Dame de Pique de Youri Lioubimov annulée à Paris à la fin des années 1970[2]. Mais en dehors de ces exceptions notables, l’opéra en URSS était resté peu ou prou encore dans une esthétique « toile peinte » très XIXe siècle et on en a encore des traces aujourd’hui. Il reste que l’Europe continentale est le lieu où la mise en scène s’est développée, lieu de débats esthétiques et d’écoles, qui vont déterminer l’histoire du genre opéra depuis une cinquantaine d’années.

Et la France ?

En France, la question de la mise en scène était cependant souvent secondaire par rapport à celle de l’acteur. Alors que les théories de Diderot préparent le lit de Brecht (la question de la distance, de l’expression de l’émotion suprême quand l’acteur est le plus distancié) celles de Stanislavski plongent l’acteur au cœur de lui-même et de ses émotions et c’est cette voie que suit la tradition française au prix d’un gauchissement singulier qui pèse sur la rigueur de la formation, l’acteur étant quelquefois assimilé à l’artiste pris de fureur divine sans besoin de formation approfondie. Et à l’opéra encore plus : dans les années 1950, à l’opéra la référence est la fameuse production de Maurice Lehmann des Indes galantes de Rameau, où au-delà de la tradition du grand spectacle, c’est le triomphe de la production illustrative jusqu’aux parfums diffusés dans la salle…on est loin de Brecht, de Wieland Wagner, voire de Strehler qui fait dans ces années les premières mises en scène d’opéra.
C’est une fois de plus dans les années 1970 que les choses bougent puisque Rolf Liebermann appelle pour ses principales productions, outre Giorgio Strehler, Jean-Pierre Ponnelle, Patrice Chéreau, Peter Stein, Klaus Grüber, Jorge Lavelli voire des metteurs en scène anglo-saxons comme John Dexter qui reprend sa mise en scène des Vespri Siciliani du MET avec les décors de Josef Svoboda, pur sous-produit de Craig et d’Appia.

La tradition théâtrale française, elle, n’est pas brechtienne mais aristotélicienne. Depuis le XVIIe elle privilégie la puissance de l’émotion, les passions, l’adhésion directe au texte et l’identification du spectateur, la mimesis[3] : c’est l’inverse de la démarche brechtienne. Elle accorde donc à l’acteur et à sa capacité à transmettre l’émotion une très grande valeur, alimentée au XXe par les théories de Stanislavski.  Quand Aristote parle de catharsis, de purgation des passions, il montre un théâtre du collectif, apte à faire en sorte que le spectateur y puisse vivre en vase clos les grandes passions humaines.
Le processus d’identification était d’autant plus important dans le théâtre antique qu’il était lié à des manifestations religieuses où la question de la « représentation » dans l’antiquité grecque est difficile à concevoir. Si un Dieu est représenté en statue par exemple, la représentation porte en elle le divin (si un dieu est représenté, la statue est ce dieu, on retrouve cela dans le culte des icônes dans le monde orthodoxe). Il est probable (mais cela demanderait un tout autre développement) que dans la tragédie, la relation à la représentation était du même ordre puisqu’on raconte qu’à l’apparition de Darius dans Les Perses d’Eschyle, les spectateurs prirent peur et fuirent.
Ainsi donc le théâtre d’identification qui est l’inverse de la distanciation  est profondément ancré dans les habitudes du public: on va au théâtre pour ressentir et se voir au miroir.
Il en va de même à l’opéra, où la puissance d’émotion de la musique amplifie et justifie encore le phénomène. On a alors l’impression que la mise en scène renforce, illustre et prolonge l’émotion musicale, et l’on en sort emporté et ravi.
On comprend alors qu’un metteur en scène qui va distancier et didactiser un texte ou un livret d’opéra ne peut que déranger profondément ce processus auprès d’un public plus habitué à faire du théâtre un objet d’identification plutôt que de distanciation réflexive : d’où le refus du Regietheater auprès d’un certain public d’opéra mais aussi de théâtre : l’accueil hystérique de La Dame aux Camélias de Frank Castorf à l’Odéon en 2012 en est un exemple.
Ce que ce public prend pour de la provocation est le résultat d’une différence idéologique d’approche : là où l’on attend une manifestation directe de l’œuvre, on voit représentée une interprétation qui nécessite distance et réflexion, voire quelquefois recherche au-delà de la représentation. Le public résiste…

Thomas Jolly à propos de Fantasio (de Jacques Offenbach, Opéra-Comique et Grand Théâtre de Genève) est très clair à ce propos : « Dans un opéra, qui est le maître, le chef d’orchestre ou le metteur en scène ?
Le chef d’orchestre, sans aucune hésitation. C’est la musique qui prime. Pour être plus précis, ma vision du metteur en scène s’inscrit à contre-courant des 50 dernières années, où celui-ci occupait un statut trop important. Contrairement au texte théâtral, dans une partition, tout est écrit : les nuances, les rythmes, les silences. Dans cet exercice, mon rôle consiste à révéler la poésie de l’œuvre. »

En parlant de « révéler la poésie » de l ‘œuvre, Thomas Jolly se veut metteur en scène révélateur, au sens où il accorde au metteur en scène le rôle de prolongateur de la musique, ce qui voudrait dire que la musique ne dit pas tout. Il y a là sinon contradiction du moins ambiguïté. Jolly affirme aussi que le metteur en scène a eu un rôle trop important pendant les cinquante dernières années, une phrase qui appelle un certain nombre de remarques lues ou entendues un peu partout comme un lieu commun, un cliché fortement médiatisé.

Si on a eu l’impression que le metteur en scène avait à l’opéra un « statut trop important », c’est essentiellement pour trois raisons :

  • D’une part le metteur en scène n’existant pratiquement pas auparavant, son arrivée a été vécue comme dérangeante : on se focalise sur l’élément nouveau en l’occurrence souvent vécu comme perturbateur. L’invité tardif et non souhaité, le pique-assiette en quelque sorte.
  • D’autre part, la plupart des metteurs en scène qui se sont emparés de l’opéra au départ ont été des metteurs en scène venus de l’école brechtienne, avec les contradictions vécues par le spectateur, plongé dans l’émotion et l’empathie par la musique, et rejeté dans la distance avec la mise en scène, d’où écartèlement et de nouveau sentiment que la mise en scène dérange parce qu’elle « tue » l’émotion.
  • Enfin pour des raisons d’organisation : souvent le chef d’orchestre arrive après les répétitions scéniques, qui durent plus longtemps, on en retire l’impression d’un travail parallèle, d’un manque de communication, et d’une suprématie de l’un sur l’autre. Quand metteur en scène et chef travaillent ensemble (Chéreau-Boulez/Petrenko-Castorf) non seulement les choses ne se passent pas parallèlement, mais en synergie. Et le spectacle y gagne évidemment.
    Cette question est importante car elle détermine aussi les impressions et les traces d’une production : mettez un metteur en scène « hardi » avec un chef médiocre dans Verdi (et il y en a tant) le résultat sera sans doute la bronca. Si à l’inverse le chef est magnifique et la mise en scène pâle, cela passera pour le public, même si la critique dont la mission est de rendre compte d’une représentation dans sa totalité pourra tordre le nez. Pour le public, la réalisation musicale reste évidemment l’essentiel.
    Pourtant, les très grandes productions verdiennes des 50 dernières années proviennent de spectacles où grand chef et grand metteur en scène ont travaillé main dans la main, comme la collaboration Abbado-Strehler pour Simon Boccanegra et pour Macbeth, dont on parle encore. En revanche on se souvient de l’Otello de Kleiber à la Scala, moins de la mise en scène de Zeffirelli, qui pourtant n’était pas médiocre.

 

Parsifal- Christoph Schlingensief (Bayreuth)

Certaines mises en scène à l’opéra demandent quelquefois un travail approfondi pour en connaître toutes les clefs (le fameux Parsifal de Christoph Schlingensief à Bayreuth, par exemple) là où un certain public attend une manifestation lisible. Là aussi il y a une incompréhension de départ : le public dans sa majorité et notamment à l’opéra, n’attend pas d’exercice intellectuel, et le metteur en scène l’y contraint manu militari.
Par ailleurs si le public sent la musique, une mince frange la connaît suffisamment pour percevoir les caractères précis d’une direction musicale : on se fie essentiellement aux signes extérieurs de la direction (la gestique du chef), éventuellement à la comparaison avec son disque préféré, où avec d’autres représentations. On a plus de propension à juger de la mise en scène, terrain plus sûr… L’homogénéité du ressenti notamment au niveau de la convergence du rythme Théâtre/Musique est là aussi une question de perception plus souvent que d’analyse. En réalité, et à l’opéra surtout parce que le texte est moins perceptible, parce que la force de l’habitude est plus enracinée, parce que l’opéra est rarement considéré comme un art « intellectuel », mais plus émotionnel, ces points font problème. La meilleure preuve des incohérences de la réception par le public, est que l’on supporte beaucoup plus une mise en scène Regietheater sur une œuvre du XXe siècle ou contemporaine (que le public a longtemps fui) que sur un Verdi. Les plus grands scandales sont nés de travaux sur Aida ou Nabucco dans les années 80, jamais sur Berg (considéré et classé à la FNAC comme « musique contemporaine » dans les années 1980).

Aida (Hans Neuenfels) Frankfurt 1981

L’accueil hostile du public est d’une certaine manière assimilable à une incompréhension culturelle de type proxémique. De même qu’on ne comprend pas certaines manifestations extérieures de cultures éloignées (comme le rôle du sourire chez les asiatiques), de même alors qu’on s’attend au donné d’un quotidien théâtral ancré dans sa propre culture et ses propres représentations, on est contraint à la décentration, qu’on refuse : le spectacle devient donc « provocation », « n’importe quoi ». Ce qu’on accepte pour un théâtre d’une autre culture, exemple, le théâtre japonais ou l’opéra chinois (donnés comme étrangers), on ne l’accepte pas d’une culture ou d’une posture qu’on pense voisine, sur des textes théâtraux connus et partagés et à l’opéra, sur des œuvres nées internationales et donc qui sont du domaine culturel partagé de l’Europe occidentale.
La question est donc profonde : est-on disponible pour les lectures plurielles d’un texte ou d’une œuvre ?  A l’opéra le texte est forcément pluriel puisqu’il y a double texte (livret et partition), le texte peut dire une chose et la musique une autre et en tout cas cela autorise des doubles lectures, d’autant plus d’ailleurs si le metteur en scène connaît bien la musique. D’où l’ambiguïté et d’où surtout l’incompréhension : seulement il s’agit d’une incompréhension née d’un refus de disponibilité du spectateur. Indisponibilité qui confine à l’intolérance, désormais habituelle dans nos cultures occidentales. D’où les réactions d’une rare violence, notamment aux USA mais pas seulement contre le Regietheater et ses épigones[4], où on l’accuse de tous les maux du théâtre.

Cet écartèlement du spectateur d’opéra, pris entre son horizon d’attente (l’émotion) et ce qui lui est visuellement servi (la distanciation) fut un des grands motifs des broncas diverses que l’opéra a connues ces dernières années et d’imprécations régulières sur les blogs et les forums.
La mise en scène a déterminé malgré tout des transformations profondes à l’opéra

Les choses évoluent cependant : la présence du metteur en scène et les exigences scéniques ont imposé à l’opéra des éléments visuels nouveaux, par exemple une adéquation entre le rôle chanté et le physique du chanteur ; la Callas avait commencé, mais c’est dans les quarante dernières années, à cause des « exigences » de la mise en scène, que le physique des chanteurs s’est profondément transformé, effet induit essentiel : il y a très peu de Castafiore aujourd’hui sur les scènes.
L’autre évolution, c’est que le public refuse tout autant un Regietheater pur et dur que des spectacles générateurs d’ennui où la mise en scène est une ombre. Il en existe encore beaucoup, notamment les mises en scène alimentaires d’opéras italiens ; l’opéra italien est la plupart du temps le champ clos des débats, à cause du rôle du chant, à cause des amateurs de gosiers qui n’ont pas envie que les délices de l’audition soient « gâchés » par des visions : l’opéra italien est le champ clos des émotions et de la tradition.
Enfin les goûts du public évoluent vers une véritable attente de la mise en scène, pas forcément d’ailleurs de style Regietheater. Le succès d’un Romeo Castellucci à l’opéra, alors qu’il a eu tant de mal à imposer son style de théâtre pendant des décennies, montre une évolution des attentes (les lois de la réception…). Ce théâtre rituel, au carrefour de la performance, avec ses images sublimes, plait au public, même si le sens en est lointain ou abscons. Le public alors se laisse guider par la succession d’images. Même phénomène autour de Warlikowski, créateur d’images, créateur d’ambiances, avec son goût pour le cinéma. Dimltri Tcherniakov (pour citer les trois grâces de la mise en scène du moment) fait plus débat, parce qu’il est plus proche du Regietheater à l’allemande par son goût de la distanciation et sa manière de questionner les livrets. En Allemagne enfin, les stars du Regietheater sont au crépuscule de leur carrière, même si Castorf fait encore peur et la génération suivante est plus critique (voir un Tobias Kratzer). Un metteur en scène comme David Bösch très prisé et souvent invité dans les opéras est plutôt « traditionnel » dans sa manière d’aborder les livrets.
La France ne produit pas actuellement de figures définitives de la mise en scène d’opéra. Olivier Py est un bel esthète, il produit de la forme séduisante, plus discutable du côté du fond. Stéphane Braunschweig ne convainc pas à l’opéra (son Ring d’Aix-Salzbourg n’est pas une réussite). Il faudrait regarder du côté de Christophe Honoré, analyste sensible, et bon lecteur de textes dont l’approche est assez radicale (voir son Cosi d’Aix).
Mais le théâtre français, dont l’histoire évolue entre deux pôles qui sont l’acteur et la fidélité au texte, élément central (depuis la tragédie classique) n’est décidément pas disponible pour une approche distanciée.

On peut par ailleurs s’étonner qu’un pays qui a porté la danse contemporaine et qui a tant essaimé n’ait pas produit de chorégraphes/metteurs en scène d’opéra. C’est en Flandres qu’il faut chercher (Anna Tereza de Keersmaker ou Sidi Larbi Cherkaoui) la Flandre qui produit l’un des théâtres les plus inventifs, soit techniquement (Cassiers), soit idéologiquement (l’utilisation de la violence chez un Jan Fabre par exemple) et qui en même temps est très liée à la tradition du Regietheater (voir Ivo van Hove). La Flandre a été le terrain de l’invention théâtrale et chorégraphique, mais aussi – faut-il y voir un signe ? – du renouveau des managers (Mortier, Dorny). Le suisse Aviel Cahn pourra-t-il oser à Genève ce qu’il ose au quotidien à Anvers ?

La fidélité aux intentions de l’auteur

Dans les arguments développés contre les mises en scène un peu acides, l’un des principaux consiste à dire que l’auteur est trahi, que la musique est contredite, que les intentions de l’auteur sont foulées aux pieds ; ce type d’argument a été utilisé contre Wieland Wagner, contre Chéreau, contre Castorf, à propos des représentations wagnériennes, parce que Wagner est à la fois celui qui intéresse sans doute le plus les metteurs en scène et celui dont le temple est jalousement gardé par des centaines de vestales investies d’on ne sait quelle mission mystique.  Sans doute la vestale wagnérienne a-t-elle reçu les stigmates en prostration sur la colline verte. Comme en plus Wagner a beaucoup écrit et théorisé, il est évidemment facile de défendre des « intentions de l’auteur ».
Si l’auteur a exprimé des intentions, il est juste de les connaître, mais pas forcément juste de les suivre, eu égard à la théorie de la réception et aux lois de l’herméneutique signalées plus haut.
Prenons l’exemple, une fois de plus de la tragédie grecque. Nous sommes éloignés dans le temps et dans la culture des conditions de la représentation de la tragédie. Nous sommes encore plus éloignés des « intentions » des auteurs, dans la mesure où peu de pièces nous sont parvenues, où nous savons peu de choses sur leurs auteurs, et surtout, dans la mesure où ils vivaient dans un espace et dans un monde complètement autres. Respecter les intentions de l’auteur, c’est respecter nos fantasmes modernes de Grèce ancienne : ainsi la représentation de la tragédie grecque est –elle déjà, même dans la vision la plus traditionnelle, une trahison.
La tragédie grecque ne nous parle que dans son rapport à notre monde, et personne ne nous rebat les oreilles sur « les intentions de l’auteur » qu’on ne connaît pas.
Pourquoi en serait-il autrement pour des auteurs plus récents ? Les conditions de la représentation jusqu’au milieu du XIXe sont radicalement différentes de celles d’aujourd’hui, les conditions technologiques, les théâtres, les publics n’ont plus grand chose à voir non plus avec les publics et les lieux actuels. Il faut donc toujours agiter avec prudence les intentions d’auteurs dont nous ne savons rien, ou peu et sur lesquels nous projetons nos propres représentations, envies et goûts. Le rapport au lecteur du romancier est du même ordre : quand le livre est publié, c’est le public qui le fait sien ou pas. Stendhal par exemple a eu un vrai succès environ 40 ans après les publications de ses romans.
Nous ne prêchons pas une « infidélité » systématique à l’auteur, nous alertons seulement sur le danger d’agiter des concepts qui ne sont pas fondés ou qui sont partiellement applicables. Les « intentions de l’auteur » qu’on agite n’étant souvent que les représentations qu’on a des opinions de l’auteur, nées des lectures, des habitudes, de la formation individuelle, bien plus que sur de connaissances avérées.
La question posée par l’œuvre varie selon les époques, on l’a vu, et donc on ne fait le plus souvent que prêter à l’auteur un regard qui n’est que le nôtre. La richesse d’une œuvre d’art vient de sa pluralité de lectures ou de regards : en peinture, le grand public s’interroge moins sur les « intentions » du peintre.
Le Regietheater a souvent révélé des questionnements et des possibles des œuvres qui avaient échappé, y compris sur la question musicale (voir la nouveauté conjointe de l’approche de Chéreau et de Boulez), et donc a contribué à enrichir le corpus analytique des œuvres. D’où mon hésitation devant les initiatives de chefs d’orchestre tenant à mettre en scène (l’exemple le plus célèbre étant Karajan) c’est-à-dire à disposer l’espace scénique de manière à ce qu’il ne dérange pas la volonté du chef. La scéniquement médiocre Aida salzbourgeoise l’été dernier est un autre exemple, Riccardo Muti dont la méfiance envers les mises en scène est bien connue est intervenu sans doute implicitement, mais cela rejoint la tout aussi médiocre Aida (scénique) de Karajan dans le même lieu. A chacun son métier. Quand un chef d’orchestre cherche à faire de la mise en scène, il ne fait que nier l’existence du metteur en scène et lui dénier son professionnalisme spécifique.

Le concept de fidélité à l’œuvre et à l’auteur est donc à manier avec une extrême précaution ; il cache quelquefois la volonté d’une mise en scène illustrative voire de la négation de la mise en scène. Pour certains le décor est bien suffisant (que bien des spectateurs confondent avec la mise en scène quand on les interroge) pour illustrer l’œuvre, avec le chœur déployé pour un grand spectacle photographique et une mise en espace plutôt qu’en scène.
Certes, il y a la place pour toutes les lectures, des plus riches aux plus pauvres, les plus riches n’étant pas forcément du côté du Regietheater. D’ailleurs il existe une géographie implicite des théâtres d’opéra, une sorte de lutte entre nord (dramaturgique) et sud (moins dramaturgique et plus « esthétique ») qui cache de profondes contradictions.
Je suis frappé par exemple par l’ignorance actuelle de certains jeunes critiques, par exemple, qui déclarent qu’ils ne comprennent pas qu’un Giorgio Strehler eût pu être le phare qu’il fut, et font tomber leurs oukases à partir de captations ou des Nozze di Figaro de Bastille, qui ne sont qu’une resucée affadie en 1981 de sa mise en scène originale de 1973.
Ni les captations, ni les reprises de spectacles anciens ne pourront sans doute rendre l’impression d’un spectacle de Strehler, qui avait cette immense qualité de savoir à la fois et distancier et émouvoir, qui savait trouver la musique de l’œuvre en travaillant étroitement avec les chefs (même si son caractère était difficile) et qui plus que pour Chéreau, est difficile à lire dans les captations qu’on a de ses spectacles. Je reste persuadé, au vu des très médiocres productions actuelles de Simon Boccanegra, à commencer par celle de la Scala, que la reprise de la production Strehler la repropulserait au premier rang, définitif.
L’exemple très différent du travail de Ruth Berghaus sur Elektra à Lyon l’an dernier montre qu’il y a des mises en scène qui sont des œuvres. Le Ring de Chéreau, celui de Castorf, sont de cette race. C’est-à-dire qu’au-delà des époques, elles ont à nous dire quelque chose, elles traversent le temps. Pour les mises en scène, c’est très rare, car souvent elles correspondent seulement aux exigences et aux modes du moment. Celles qui les dépassent ont droit au statut d’œuvre d’art, un statut que beaucoup hésitent à donner à une mise en scène.

Elektra (Ruth Berghaus)

 

 

Regietheater, Mise en scène, management et crise du public

Il y a eu incontestablement renaissance du genre « opéra » par une popularité accrue dans les années 70 et 90 : en témoignent le nombre de salles construites ou reconstruites à cette époque dont l’Opéra Bastille est en France un emblème. Mentionnons aussi Helsinki ou Gênes, la plupart des opéras asiatiques, et ailleurs. Mais cette renaissance n’a pas stabilisé le public et l’on constate une crise aujourd’hui un peu partout, qui est aussi une crise des coûts : à 300€ la place, le public de la Scala ne suit plus, et avec raison.
La capacité de Bastille (2700 spectateurs) a été évaluée à un moment où l’on se battait pour avoir des places à Garnier. La capacité du MET (3800 places)a été calculée au moment où le MET était une référence notamment par le management de Rudolf Bing et l’extraordinaire floraison de vedettes que le MET possédait. Aujourd’hui, ces salles peinent à remplir, comme la Scala, par une politique de prix prohibitifs, en dépit du caractère public de ces institutions, qui ne correspondent pas au niveau de qualité moyenne des spectacles proposés. Seul l’Opéra de Vienne affiche des taux de remplissage à faire pâlir avec une politique de chanteurs et de chefs, moins de mise en scène : les très grandes salles n’ont pas intérêt à afficher trop de Regietheater ou similaire. Le public le plus large est aussi le moins disponible aux expériences, même si Vérone est en grosse crise. Mais Vérone tourne seulement sur 5 titres…
La mise en scène était dans les années 1980 et 1990 le gage de modernité d’un art qui tournait dans les grandes maisons autour d’une quarantaine de standards : le répertoire ne bougeant pas, pour ne pas lasser le public, les mises en scènes « modernes » étaient le gage que l’opéra n’était pas un art mort. Le contemporain est entré à l’opéra par la mise en scène et pas par la musique.
Aujourd’hui, c’est l’inverse, les salles de capacité moyenne marchent bien (Anvers/Gand, Lyon, Zurich, Bâle) avec une politique résolument anticonformiste au niveau des productions : œuvres moins connues et mises en scène souvent hardies (Zurich essaie cependant de travailler à équilibrer l’offre): le public est habitué, éduqué.

Le cas de Lyon est emblématique d’une salle à la capacité moyenne, et une offre programmatique qui a une longue histoire commençant au TNP de Planchon/Chéreau, qui a construit le goût du public, transféré ensuite à l’opéra avec Erlo/Brossmann qui s’est poursuivie par Serge Dorny après quelques années d’instabilité artistique et managériale. Et Lyon a un public plus jeune et un taux de remplissage enviable malgré (à cause de?) une programmation sans concessions.
Si l’on regarde sous le rapport des mises en scènes les trois grands opéras nationaux  hors Paris: Strasbourg avec sa nouvelle directrice qui vient de Stuttgart ne sera sans doute pas un théâtre « conformiste », même si sa première programmation est prudente. Nous avons parlé de Lyon, et des trois, Toulouse apparaît un fief de la tradition, à quelques exceptions près. La géographie française des grands opéras régionaux reste donc équilibrée : Lyon résolument contemporain, Toulouse résolument classique, et Strasbourg pour l’instant entre deux.
Car si pour un théâtre comme Lyon la mise en scène est un donné de base, pour les très grands théâtres, l’appel à des metteurs en scène très contemporains (Warlikowski, Castellucci, Tcherniakov) pour ne citer que les plus réclamés actuellement est quelquefois moins une opération artistique que de marketing. Il s’agit de faire buzz : il ne faut jamais oublier que le scandale, les broncas servent l’opéra qui les vit : la Scala a vécu de cette légende-là notamment sur le chant mais pas seulement. Paris les vit au quotidien sur bien des mises en scène, et les médias avides de sang frais les répercutent. On espère ainsi que l’odeur du sang attirera le public
La mise en scène fait parler, souvent plus que la musique (il est plus facile, on l’a vu, de parler de mise en scène que de musique) et le Regietheater sert aussi de faire valoir, de vitrine de modernité. Dans le cas de Paris : après les années Mortier il y eut le virage Nicolas Joel, gris et sans intérêt ni idées : Stéphane Lissner a donc eu besoin de redorer le blason y compris par des broncas qui le servent. Le Regietheater (et sa descendance),  les metteurs en scène– et leur public révulsé- sont aussi instrumentalisés par les managers et les directeurs artistiques.
Dernier point : les metteurs en scène de théâtre sont aussi venus à l’opéra pour des raisons alimentaires : l’opéra paie plus que le théâtre et il peut y avoir quelqu’intérêt à passer un mauvais moment au moment des saluts s’il y a de menues compensations.

Conclusions et pistes pour le futur

Ainsi ce qu’on appelle aujourd’hui Regietheater est mis dans le creuset global des mises en scènes dites modernes alors que c’est un phénomène bien inscrit dans le temps. Nous sommes évidemment dans l’après, marqué aussi par un retour à une vision moins désacralisante. On observe avec intérêt les choix d’un Klaus Bachler à Munich, cherchant à équilibrer les regards, à offrir du classique de la modernité (Kupfer) et la mode (Castellucci), n’allant jamais aussi loin qu’un théâtre comme Bâle.  Mais Delnon à Bâle menait une politique qu’il ne mène plus à Hambourg, une maison vénérable qui doit en offrir pour tous les goûts. On retourne au spectacle (par l’utilisation de la vidéo, du laser, du numérique) et à l’effet, en témoigne la mise en scène du Ring de Robert Lepage au MET, qui commence avec un stupéfiant Rheingold et se termine par un poussif Götterdämmerung, dans un travail de mise en scène exclusivement fondé sur l’effet et qui ne tient pas la distance dramaturgique.

Rheingold, Robert Lepage, MET

Aux conditions géographiques (l’opposition entre le Nord et le Sud de l’Europe) s’ajoutent aussi l’influence de l’histoire de la représentation : le sud catholique, est fortement marqué par la période baroque, par le spectaculaire et l’illusion, France, Italie, Espagne (encore aujourd’hui l’Espagne a une tradition lyrique fortement liée à l’Italie) ont cultivé le genre lyrique en se fondant sur des traditions spectaculaires : pièces à machines, Grand Opéra par exemple. Le nord plus dramaturgique (Flandres, Pays Bas, Allemagne Scandinavie) peut-être parce que protestant est plus lié à l’interrogation sur le Livre, et donc le texte, et en conséquence moins sur l’effet produit que sur le sens et le rapport du sens au monde. Ce sont des questions qui mériteraient plus de développements sans doute. Objet d’un futur article…
On comprend bien dès lors la complexité du problème du Regietheater, et plus largement de la mise en scène à l’opéra. Le mot Regietheater est employé pour cibler des mises en scène qui à quelque niveau dérangent. Il cache un usage de la mise en scène à la fois question naturelle posée au texte et levier pour attirer du public et faire parler de soi, et donc chiffon rouge : dans une période d’instabilité du public, l’équilibre est délicat.
Ainsi la mise en scène contemporaine est-elle peut être un outil qui ennoblit le genre parce qu’elle aide à montrer dans les opéras des questions posées au monde, mais aussi un outil de communication dans le champ lyrique aujourd’hui, un instrument au service d’autre chose qui pourrait être la survie de l’opéra…

[1] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Trad. de l’allemand par Claude Maillard. Préface de Jean Starobinski
Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard , Paris, 1978

[2] Une production de La Dame de Pique de Youri Lioubimov fut dénoncée par des collègues russes engagés dans d’autres spectacles, et cela aboutit à l’annulation de la production, remplacée par Madama Butterfly (Jorge Lavelli, venue de la Scala)

[3] « …en représentant la pitié [eleos]et la frayeur [phobos], elle réalise une épuration [katharsis]de ce genre d’émotions. »(Poétique, VI)

[4] https://www.earlymusicworld.com/regietheater-the-death-of-opera

 

 

HARO SUR LE REGIETHEATER (1) AUX RACINES DE LA MISE EN SCÈNE

Le décor de Siegfried, Acte I © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Deux longs textes, qui essaient de faire le point de manière un peu approfondie sur la question toujours très discutée de la mise en scène à l’opéra, de son sens, et de la manière dont au milieu du XXème siècle on a commencé non à penser à cette question – la question dramaturgique est débattue depuis les origines-, mais à donner au metteur en scène ès qualité une place de plus en plus éminente dans le spectacle d’opéra. En témoigne un récent article dans Les Echos[1].
Il n’est pas question ici de commenter telle ou telle mise en scène, mais d’essayer, au-delà des noms, de réfléchir aux raisons (qui viennent de loin) de l’arrivée des metteurs en scène, notamment ceux venus du théâtre, dans le monde de l’opéra, et à ce que signifie « Regietheater », un terme générique dont on affuble toute mise en scène tant soit peu « actualisée », alors que la question est vraiment bien limitée dans le temps. Car si l’opéra est l’art qui s’ouvre le plus tard à la mise en scène, il est aussi paradoxalement celui qui à travers les réflexions de Richard Wagner, amène historiquement la question de la mise en  scène à la fin du XIXème sur la scène du théâtre parlé. C’est ce parcours complexe, ici forcément simplifié que le premier texte veut éclairer.

Le deuxième texte s’interrogera sur les questions de réception du théâtre «  de mise en scène », sur les contradictions et les ignorances souvent du public traditionnel d’opéra, et sur certaines idées reçues qui ont la vie dure à travers l’exemple du “Regietheater”.

 

Aux racines de la mise en scène

La production de Don Carlos par Krzysztof Warlikowski a été abondamment huée à la Première par le public de l’opéra de Paris, jamais en reste en la matière. Et toujours çà et là lit-on des remarques peu amènes sur le rôle excessif des metteurs en scène à l’opéra. La popularisation de la question de la mise en scène à l’opéra est récente, et remonte tout au plus aux années 1950, auparavant, elle restait peu ou prou question de spécialistes et de théoriciens. Cette question s’est posée auparavant au théâtre parlé, – le mot apparaît au début du XIXème – et dès la fin du XIXème avec André Antoine poursuivie en France par Jacques Copeau, Louis Jouvet, Antonin Artaud et d ‘autres, Bertolt Brecht en Allemagne, Meyerhold en URSS, mais provient des mêmes sources, à savoir essentiellement les réflexions de Richard Wagner sur la représentation du drame musical, notamment (mais pas seulement) dans Opéra et Drame et Une communication à mes amis, ouvrages qui remontent au début des années 1850, que les premiers théoriciens de la mise en scène ont lus.

Si la réflexion dramaturgique sur le théâtre est ancienne (elle remonte en France au XVIIème et traverse le XVIIIème), la question de la représentation globale et organisée du drame n’a pas deux siècles.

La question de l’espace

  1. Le drame et la scène

Les réflexions dramaturgiques de Richard Wagner ont recentré la question du drame musical autour de trois notions :

  • L’espace
  • Le texte
  • La musique

La question de l’opéra se limitait jusqu’alors à la musique et au chant, le reste étant exclusivement fonctionnel : la notion d’espace existait peu sur des scènes aux décors peints éclairés à la chandelle, et le texte était issu d’un livret qui servait souvent à plusieurs opéras sans que son importance ne soit toujours déterminante au niveau littéraire.

Wagner était au contraire profondément persuadé que la question du texte et la question du drame étaient liées, et que la nature du texte déterminait la nature de la musique (cf Meistersinger), et que le tout devait faire théâtre, d’où sa volonté de construire un théâtre inspiré des formes antiques où le regard était concentré sur la scène, avec un texte audible et clair, et où la musique le laissait entendre clairement. Ne distraire en rien le regard de la scène, c’est bien le credo réalisé à Bayreuth. Ainsi le débat fameux immortalisé par Capriccio de Strauss prima la musica ou prima le parole en prend-il un sérieux coup : c’est l’ensemble qui fait drame musical.
Cette vision wagnérienne se dressait contre une vision de l’opéra conçu comme mondanité et distraction où les théâtres étaient d’abord des lieux de rencontre sociale, où certaines loges ne permettaient pas de voir la scène mais la salle, et où sur scène prévalait la performance individuelle plus que l’économie générale du drame.

Déjà Gluck en son temps avait remis en cause la notion de performance du chanteur, et l’histrionisme qui consistait à satisfaire la soif d’acrobaties vocales du public, et l’ère du bel canto au XIXème continua la tradition.
Le théâtre de Bayreuth qui concentre le regard sur la scène et qui ne le distrait pas par des décorations chargées et des dorures excessives, prépare un théâtre de mise en scène, où la représentation du drame (=ce qui se passe) est centrale : c’est ce que dit la notion de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale où chaque élément (musique, texte, scène) compte. D’ailleurs, les salles d’opéra construites après 1950 sont des salles à vision essentiellement frontale, même si aucune salle n’a adopté la fosse invisible (c’était prévu initialement à Bastille, mais cela a fait long feu). La présence de la fosse d’orchestre avec orchestre visible est une concession au rituel de l’opéra où le chef et l’orchestre font aussi spectacle. Wagner a été plus radical, et a fait de la musique un accompagnement du drame, selon un principe très vite adopté par le cinéma.

2. La scène et les évolutions techniques

À ces considérations rapides s’ajoutent un point que l’on oublie quelquefois : les progrès techniques ont été sans cesse déterminants pour changer les conditions de représentation des spectacles. Il est clair que les progrès de l’éclairage, au gaz d’abord, puis à l’électricité ont amené à se poser différemment la question du noir en salle (Antoine) et la question de l’espace scénique et notamment d’un espace non plus à deux dimensions, mais à trois, un espace où l’éclairage devenait l’habillage essentiel, mais aussi un espace d’évolution des acteurs qui par sa nature même, permettait la tridimensionnalité. C’est déjà évident dans les propositions d’Adolphe Appia (déjà à la fin du XIXème), ce sera popularisé par Wieland Wagner à l’opéra.
À l’opéra, la toile peinte et l’illusion du trompe l’œil, qui existent depuis le XVIIème, ont perduré jusqu’aux années 1970 sur bien des scènes et pas seulement pour des raisons esthétiques : dans des théâtres qui le plus souvent étaient des théâtres de répertoire, changer les décors d’un opéra à l’autre était assez simple : il suffisait de descendre les toiles, de les rouler, de les ranger et d’accrocher les toiles du lendemain.

La question de la mise en scène est indissociable de l’occupation de l’espace scénique par des décors tridimensionnels, déjà proposés par Appia au début du siècle, elle s’est surtout posée à partir des années 1970, où les metteurs en scène de théâtre parlé se sont intéressés à l’opéra et où les décors ont commencé à être partout construits, avec les conséquences techniques et financières afférentes : personnels en plus grand nombre, augmentation du coût des productions, adaptation des espaces et des entrepôts où sont remisés les décors. Un simple indice : l’augmentation exponentielle des espaces de travail au Festival de Bayreuth, entre ateliers de construction, remises, et espaces de répétition pour un nombre stable de représentations et de productions.
Tout ce long préambule pour souligner que la question de la mise en scène va bien plus loin que la simple question du metteur en scène : la présence du metteur en scène à l’opéra a été en quelque sorte amenée par les réflexions dramaturgiques d’un Wagner, les progrès techniques qui ouvraient des possibilités infinies à la production d’un spectacle avant même la question des contenus et de la « lecture » et l’interprétation des œuvres. Au monde de la scène qui allait en se complexifiant, il fallait un horloger : ce serait le metteur en scène.

Texte et représentation

Mais l’autre question, nous l’avons vue, posée par Richard Wagner est la question du texte. Dans la tradition du XIXème siècle romantique, la question du livret est essentiellement technique, et consiste à trouver un texte rythmiquement en phase avec la musique. La période baroque a vu le même livret utilisé ou adapté pour des compositeurs différents, ou des spécialistes des livrets d’opéras, comme Metastase au XVIIIème ou Scribe au XIXème qui en ont écrits au kilomètre, même si un Verdi était très intéressé par la question, comme le montrent très tôt l’évolution de ses demandes en matière de livrets (voir le passage de Temistocle Solera à Francesco Maria Piave au moment d’Attila).

Les choses changent avec Wagner pour qui le drame est d’abord un texte, un poème (ainsi appelle-t-on les textes des drames wagnériens) : poésie et musique vont ensemble depuis Orphée. Cela suppose que la poésie épouse la musique, ce qui est un peu le principe du livret traditionnel, mais que la musique épouse le texte poétique, et ça c’est nouveau. Et Wagner écrit tous ses poèmes avant de composer la musique. Toute la problématique des Meistersinger von Nürnberg, œuvre centrale sous ce rapport, est là : il s’agit de trouver une harmonie entre texte et musique, et la création du texte est étroitement liée à celle de la musique, c’est tout le secret de Walther, et tout le problème de Beckmesser, qui commet l’erreur de prendre un texte qui lui est étranger (celui qu’il croit de Hans Sachs), pour l’adapter à sa musique, avec l’échec qui s’ensuit.
Un des enjeux du texte est sa lisibilité et sa clarté : alors qu’on a coutume de dire qu’un texte à l’opéra est peu compréhensible, l’enjeu du dire dans le drame wagnérien est essentiel. D’ailleurs encore dans Meistersinger, c’est bien la réception du sens auprès du public qui fait défaut au texte de Beckmesser,

Sonderbar! Hört ihr’s? Wen lud er ein? 
Verstand man recht? Wie kann das sein?

Affiche de la création de Meistersinger von Nürnberg (Munich 1868)

Le débat théorique dans Meistersinger ne se situe pas entre traditionalistes et modernistes, mais entre un formalisme étroit et la recherche d’une forme qui convienne à un fond : « la poésie est une âme inaugurant une forme » disait Pierre-Jean Jouve et c’est bien là l’enjeu d’un Sachs qui reconnaît cette âme chez Walther. On pourrait pasticher en disant « la Poésie est une âme qui inaugure une musique ».
De même choisir la comédie pour transmettre des idées aussi profondes marque aussi pour Wagner la volonté de choisir un texte qui va porter le sens et le débat, que la musique va accompagner. La comédie permet la prééminence du texte et c’est ce qui gêne les non-germanophones dans Meistersinger : une conversation continue remplie de jeux de mots et de jeux sonores qu’un allemand peut comprendre et qu’un wagnérien non allemand a plus de difficultés à appréhender, d’où la distance de certains mélomanes wagnériens à cette œuvre, d’où le temps assez long qu’il faut pour entrer dans son univers, un univers où la musique épouse le texte et ses jeux et ses sonorités.
Bien sûr cette manière de faire un jeu d’écho entre la conversation (essentielle dans Meistersinger) et la musique qui lui colle et qui en dépend, on la retrouve aussi dans Rheingold, dans Walküre (notamment au deuxième acte) ou dans le premier acte de Siegfried, mais pas dans Fliegende Holländer, Tannhäuser, Lohengrin, antérieurs à 1850.

La centralité de la question du texte et d’un texte de haute qualité poétique (au sens large) compréhensible, renvoie évidemment à la question de l’interprétation et de sa réception, enjeux qui vont être prépondérants à la fin du XIXème et au XXème. Un signe évident en est la meilleure qualité des livrets, et même l’utilisation de textes qui servent (presque) indifféremment au théâtre et à l’opéra, Pelléas et Mélisande, Salomé et tous les textes de Hoffmannsthal pour Strauss mais aussi Wozzeck, ou des livrets tirés de pièces importantes comme Lulu. La densification des livrets est même sensible chez Verdi, dans sa collaboration tardive avec Arrigo Boito, écrivain et poète, à qui l’on doit la révision de Simon Boccanegra, ainsi qu’Otello et Falstaff qui ne sont pas les moindres des opéras de Verdi et tous pratiquement postérieurs aux grandes créations wagnériennes (Boccanegra est une révision de 1881, Otello en 1887 et Falstaff en 1893).
Ce que l’opéra occidental traditionnel (italien et français pour l’essentiel) a mis plus de deux siècles à accomplir, l’opéra russe naissant en revanche l’opère immédiatement : Pouchkine est le grand pourvoyeur de textes littéraires (dont le roman en vers Eugène Onéguine et la nouvelle La Dame de Pique) repris à l’opéra et ses drames sont directement utilisés par les compositeurs (Moussorgski ou César Cui par exemple).
L’augmentation générale de la qualité des textes utilisés pour l’opéra confirme la réalité nouvelle  induite par les textes théoriques wagnériens qui va donner au texte à l’opéra une importance qu’il n’avait pas auparavant et donc implique à terme un travail de mise en scène de textes qui, dans le moment même où ils deviennent livrets d’opéra, vivent déjà pour certains sur les scènes du théâtre parlé que les grand théoriciens investissent. Car le texte est la matière du metteur en scène.

Appia: Projet pour Tristan (1896)

Nous essaierons d’expliquer plus loin pourquoi le metteur en scène comme figure démiurgique à l’opéra arrive relativement tard dans l’histoire de cet art, mais au XXème siècle, la question du renouvellement scénique à l’opéra se pose dès les années 1920 : ainsi, en 1923, Arturo Toscanini, qui plus que tous ses successeurs a fait rentrer la modernité au répertoire de la Scala, fait appel à Adolphe Appia pour la mise en scène de Tristan und Isolde et lui écrit : « Je n’ai pas peur des innovations géniales, des tentatives intelligentes, je suis moi aussi toujours en marche avec l’époque, curieux de toutes les formes, respectueux de toutes les hardiesses, ami des peintres, des sculpteurs, des écrivains. La Scala mettra tous les moyens, moi tout mon appui pour que la tragédie des amants de Cornouaille vive dans un cadre neuf, ait une caractérisation scénique nouvelle. » [2]
C’est bien là affirmer une ère nouvelle pour l’opéra.

Et la musique ?

Après l’espace et le texte la troisième question et non la moindre est celle de la musique : évidemment la musique, qui est physique, est sans doute la plus apte à créer l’émotion immédiate, et Wagner le sait (influencé aussi par les écrits de Schopenhauer). La question de la relation de la musique au texte, mais aussi de l‘équilibre scénique se pose ; dans cet univers quand le metteur en scène va entrer en jeu, va se poser immédiatement la question de sa relation avec le chef d’orchestre et de la prééminence…
Dans la trilogie du drame texte-musique-théâtre, c’est dans Tristan que la musique prévaut : Wagner écrit d’ailleurs lui-même en 1856 qu’il compose une « musique sans paroles » et en 1860 dans « la musique de l’avenir » que « la musique inclut le drame en elle-même ». Entre 1850 et 1860, Wagner évolue dans son regard sur le drame musical, donnant à la musique un rôle nouveau – sous l’influence double de la composition de Tristan et de la philosophie de Schopenhauer qui fait dire à Wagner que « de cette conscience immédiate de l’unité de notre être intime avec celui du monde extérieur nous voyons naître un art », et cet art c’est la musique. Comme le dit François Nicolas [3]la musique résout le conflit entre sujet et monde grâce à l’unification d’un seul monde, celui du « drame musical ».
La question du drame musical est donc résolutive, et il ne s’agit plus alors d’opéra, au sens traditionnel du terme mais d’une évolution musicale qui nécessite pour son plein effet, un théâtre adapté et une scène adaptée : on sait que Wagner ne sera jamais satisfait de cette dernière. L’évolution du XXème siècle lui aurait-elle donné satisfaction ?

La question de la musique, chez Wagner et chez les autres compositeurs postérieurs, est techniquement celle de Capriccio : prima la musica o prima le parole. Mais il ne s’agit plus alors de débat théorique, mais de débat pratique qui alimente les polémiques et les affirmations péremptoires des uns et des autres sur la prépondérance du metteur en scène qui aurait dicté sa loi dans les dernières décennies, au point qu’on a appelé la dernière période, depuis 1980 « l’ère des metteurs en scène ». On remarquera qu’on ne dit pas « l’ère de la mise en scène », qui serait trop générique mais qu’on pointe les individus, comme si une lutte d’egos s’était fait jour où les chefs d’orchestres auraient définitivement cédé la place.
Déjà lors des répétitions des Nozze di Figaro à Versailles en 1973, on raconte que Giorgio Strehler qui en matière d’ego se posait là, pendant les répétitions chantait derrière le chef (Sir Georg Solti) avec un autre tempo pour l’agacer, parce que les deux ne s’étaient pas mis d’accord a priori sur le rythme à imposer. Or il est essentiel que chef et metteur en scène travaillent ensemble dès le début des répétitions scéniques : aujourd’hui très souvent le travail scénique commence environ six semaines avant la Première (dans les meilleurs cas) et avec le chef à peu près trois semaines avant, qui découvre le travail effectué. Tous les chefs ne travaillent pas ainsi, mais le chef et le metteur en scène devraient dès la première répétition scénique être ensemble, pour proposer une véritable Gesamtkunstwerk. Sait-on que l’idée des fameux crocodiles dans le Siegfried de Frank Castorf à Bayreuth, qui a tant fait hurler certains spectateurs, est née d’une réflexion de Kirill Petrenko indiquant que la musique du duo Siegfried/Brünnhilde était une musique à laquelle il ne fallait pas se fier, trop belle pour être vraie, et qu’il fallait mettre une vraie distance, parce qu’il ne fallait pas y croire.
Aussi est-il hasardeux d’affirmer comme certains que le « n’importe quoi » se cache derrière la mise en scène.
En réalité, la question est sans doute ailleurs : au-delà des théories musicales, au-delà de la réflexion sur la musique (qui existe depuis des siècles) et celle sur l’opéra existe depuis la naissance de l’opéra (rien qu’au XVIIIème, avec Rameau, Rousseau, Gluck etc..), la question est celle du public et de la réception. Pendant deux siècles, l’opéra a été un art d’abord musical laissant au chant et au chanteur la prépondérance (déjà Gluck s’en plaignait), et donc le choix était celui de l’émotion : l’art lyrique, comme toute musique a un effet physique sur l’individu. Certains chanteurs-stars du XXème encore regardaient les mises en scène avec la distance de celui qui pense « Chers metteurs en scène, faites comme il vous plaira, mais quand j’ouvrirai la bouche, vous n’existerez plus ! ».
Wagner a fait de l’opéra un art intellectuel, un art de contrainte y compris physique (les spectateurs de Bayreuth en savent quelque chose) qui oblige à la concentration : l’enjeu n’est plus le simple plaisir ni la distraction. En ce sens, la « religion » dont on a entouré Wagner et Bayreuth « objet de pèlerinage » montre qu’on est passé à un autre niveau. Il y aurait donc des opéras pour se distraire (le Rossini bouffe par exemple) et d’autres pour entrer en émotion esthétique et en interrogation intellectuelle et philosophique (Wagner) ? Sans doute pas, car la question du metteur en scène va traverser les genres.

Et c’est bien là l’interrogation fondamentale sur le sens du théâtre, à laquelle répondent la plupart des théoriciens post wagnériens.

Brecht

Projet de Caspar Neher pour la création de “Die Dreigroschenoper”

Il est clair que les théories wagnériennes ont participé de la réflexion de Bertolt Brecht (qui n’était pas vraiment wagnérien) envers la musique, dont il se méfiait si elle était trop envahissante : il pensait « théâtre musical » avec des petites formations, essentiellement faites de cuivres, sans trop de violons (le modèle étant L’histoire du Soldat de Stravinski) : et même s’il a beaucoup utilisé la musique , elle l’est en mode « économe » (l’Opéra de Quat’sous le bien nommé) et pas débordante (comme le drame wagnérien). Et surtout, Brecht s’intéresse à l’acteur, et pas au chanteur, qu’il pense obnubilé par la performance et pas par le théâtre (en cela il rejoint Gluck) : « L’interprète ne s’intéresse plus à l’intrigue, c’est-à-dire à la vie, il ne s’intéresse plus qu’à soi-même, c’est-à-dire à bien peu de chose. Il n’est plus philosophe, il n’est plus que chanteur. Il se contente de saisir la moindre occasion pour se mettre en valeur et caser un intermède»[4]

Mais cette idée n’est pas neuve, Chaliapine lui-même appelait de ses vœux un chanteur qui fasse du théâtre : « Plus je jouais (…) et plus se renforçait ma conviction que l’artiste lyrique ne doit pas seulement chanter, il doit aussi jouer son rôle de la manière dont on le jouerait au théâtre »[5]

L’idée développée par la plupart des metteurs en scène proches de ces théories est bien celle-là, il s’agit de « de réinsuffler du théâtre à l’opéra, c’est-à-dire de rééquilibrer l’ensemble de la prestation des chanteurs au profit du jeu corporel et de l’intelligence du texte de manière que la pure beauté musicale (ligne de chant et qualité du son) ne soit plus leur unique but et que la musique, le texte et le geste cohabitent »[6].

Dans ces lignes, et en dépit de la méfiance de Brecht envers Wagner et le drame musical, on est bien proche du concept wagnérien de Gesamtkunstwerk[7] (œuvre d’art totale) : pour que le spectateur reçoive l’œuvre comme Gesamtkunstwerk, il faut donc qu’elle ait été produite comme telle, et c’est ce que nous dit Brecht ici.
Il est clair que le Regietheater en tant qu’école (si on peut appeler cela école) naît de Brecht.  D’ailleurs, ses premiers représentants allemands (Harry Kupfer, Ruth Berghaus) viennent des cercles brechtiens. Mais il est tout aussi clair que l’évolution de l’opéra qui permet le Regietheater s’est aussi construite aussi ailleurs, mais jamais loin de l’Allemagne. En fait il y a deux parcours différents qui vont aboutir au même lieu, le Festival de Bayreuth, qui va faire de la mise en scène un élément déterminant du spectacle musical. Wagner a inauguré une vraie réflexion qui arrive au concept de « mise en scène », et son festival, Bayreuth, un siècle plus tard (quand même) va installer définitivement le metteur en scène comme troisième larron de l’art lyrique.

Le chemin vers Bayreuth : À l’ouest

À l’ouest, Wieland Wagner, occupé à faire oublier le Bayreuth nazi de sa maman, créé le Neues Bayreuth en 1951, avec un profil de mise en scène assez proche des théories d’Adolphe Appia, mort en 1928 : rôle de la structuration de l’espace, rôle de l’éclairage, absence de réalisme, mais aussi un gros zeste de distanciation (Wieland Wagner connaît bien Brecht) : on est à l’opposé du naturalisme d’un André Antoine.
Wieland Wagner a travaillé d’abord la décoration parce que c’est sa première formation, c’est un peintre, un décorateur, un créateur d’images. Son approche de la scène affirmée en 1951 évidemment est allégorique : la scène de Bayreuth est nettoyée, nettoyée de ses décors trop illustratifs, mais aussi nettoyée de son passé et de ses compromissions. Non que Wieland en soit lavé (jusqu’en 1944-45, il va voir Hitler pour discuter de ses projets), mais l’alliance stratégique des deux frères que bien des choses opposent, le Kronprinz (Wieland) protégé du Führer, et le cadet (Wolfgang- qui dut faire la guerre et aller au front) l’un sur l’artistique et l’autre sur la gestion (alliance qui aboutit à l’éloignement définitif de Friedelind qui vu ses positions semblait naturellement promise au Festival ), va faire naître un nouveau Bayreuth où la nouveauté de l’approche scénique va contribuer à effacer comme par magie le passé. Il déclare: „Wir wollen weg von Wagner-Kult, wir wollen hin zum kultischen Theater“[8].

Très vite en 1953 en réaction se crée un « Verein zur werktreuen Wiedergabe der Musikdramen Richard Wagners »[9] qui montre clairement que le concept de fidélité à l’œuvre ou aux intentions de l’auteur qu’on éclairera dans notre seconde partie n’est pas une invention des dernières décennies, et qu’il y a une opposition idéologique au chemin pris par Bayreuth à cette époque. N’oublions pas qu’anticipant le Frank Castorf de 2013, c’est Wieland qui en 1965 déclare « Walhall ist Wall Street »[10]

Meistersinger (Wieland Wagner) Bayreuth 1956

Même si les premiers spectacles surprennent et attirent des réactions hostiles, c’est en 1956 qu’éclate l’épouvantable scandale, quand il décide de s’attaquer à la pierre de touche de la tradition, et qu’il propose une nouvelle production de Meistersinger (tiens tiens…encore eux) qui heurte la tradition illustrative de la présentation de l’œuvre et casse sa référence à l’Allemagne éternelle. Le travail de Wieland n’a évidemment pas l’heur de plaire à tous, et l’on entend à l’époque bien des remarques qu’on entend aujourd’hui dans la bouche des contempteurs du Regietheater ou des metteurs en scène dictatoriaux. En 1963, il propose une autre mise en scène des maîtres, la situant dans un théâtre du Globe imaginaire, travaillant la référence à Shakespeare, mais à sa mort et bien vite, son frère Wolfgang refera des Meistersinger un gage aux traditionnalistes en se réservant la mise en scène de l’œuvre, pendant qu’il ouvrira les autres titres aux jeunes metteurs en scène de l’époque. Bayreuth est atelier, mais pour tout sauf Meistersinger (jusqu’au seuil des années 2000) jusqu’à la production de 2007 de Katharina Wagner, qui fait enfin le point sur la situation de l’œuvre face au wagnérisme.

Meistersinger 2017 à Bayreuth (Barrie Kosky) © Enrico Nawrath

Meistersinger à Bayreuth est un bon exemple de ces débats : l’œuvre pose problème, et théorique, on l’a vu plus haut, et aussi politique depuis qu’elle fut pour les nazis l’œuvre symbole de la suprématie de l’Allemagne. Barrie Kosky vient dans la production de Bayreuth d’affronter la question. Deux productions d’inspiration Regietheater de Meistersinger von Nürnberg ont normalisé la question : après Wieland, il a fallu 50 ans…
Cette question de la réception et de la lecture de cet opéra de Wagner est magistralement traitée par Tobias Kratzer dans sa production de Karlsruhe (Voir l’article dans Blog Wanderer).

Mais l’arrivée des « mises en scène » à l’Ouest n’a pas été seulement l’œuvre de Wieland Wagner, qui pourtant a un rôle irremplaçable dans l’histoire et la vraie naissance de la mise en scène d’opéra.

Giorgio Strehler: La bonne âme de Se-Tchouan

En Italie en effet, la fondation du Piccolo Teatro en 1947 par Giorgio Strehler et Paolo Grassi fait souffler un air neuf après le fascisme et la guerre : Giorgio Strehler est un peu le Wieland Wagner italien, qui va révolutionner la scène dramatique. C’est un brechtien, mais est aussi passé par l’école de Louis Jouvet, il va ouvrir la scène italienne à Brecht : on lui doit des mises en scènes légendaires des œuvres du dramaturge allemand (La bonne âme de Se-Tchouan…), et il va travailler dans des conditions assez drastiques (le Piccolo Teatro a 400 places et une toute petite scène) à réconcilier la tradition italienne du spectacle (en revenant à des procédés remontant à la période baroque) à l’innovation (un travail sur l’éclairage inouï), tout en restant un théâtre de texte, souvent politique, il cherche donc à concilier plusieurs traditions. Et Strehler vient très vite à l’opéra, c’est lui par exemple qui crée l’Ange de Feu de Prokofiev en 1955 en version scénique à Venise, une œuvre qui encore aujourd’hui sent le soufre.
D’autres italiens font date à l’opéra, et notamment le cinéaste Luchino Visconti dont La Traviata (avec Callas) laissera une marque profonde, mais dans une autre direction fidèle à un réalisme cinématographique, à une exactitude maniaque dans la reproduction de la société aristocratique. Mais c’est aussi d’un autre côté le cas d’un Luca Ronconi, qui dès 1967 présente Jeanne au bûcher à Turin

Luca Ronconi Die Walküre (1974) Acte III ©Erio Piccagliani

et qui surtout commence la mise en scène d’un Ring prémonitoire en 1974 à la Scala (direction Sawallisch), prémonitoire, parce qu’il y a des grandes parentés entre son approche et celle de Patrice Chéreau à Bayreuth. Ronconi, très peu évoqué dans les débats sur le théâtre n’est pas réductible à une école va inonder l’opéra italien de mises en scène souvent d’une inventivité jamais atteinte ailleurs.[11]

Les vannes du Regietheater s’ouvrent…à Bayreuth

Le rocher de Brünnhilde (MeS Patrice Chéreau, décor Richard Peduzzi)

Justement les années 1970 voient naître en France aussi des metteurs en scène novateurs et qui vont très vite arriver à l’opéra. Patrice Chéreau justement, qui va travailler au Piccolo Teatro avec Strehler. Mais deux aussi formidables personnalités peuvent-elles travailler ensemble longtemps ? Cela durera peu, même s’Il y a une filiation Strehler – Chéreau reconnue par ce dernier (Peter Stein aussi sera au Piccolo les mêmes années) qui passe aussi à travers Brecht. Chéreau arrive très vite à l’opéra, dès 1969 à 25 ans avec l’Italienne à Alger à Spolète, puis les fameux Contes d’Hoffmann qui marquèrent tant l’Opéra de Paris où il ose toucher au livret, s’y autorisant à cause de problèmes d’édition bien connus de l’opéra d’Offenbach.
C’est son arrivée à Bayreuth pour le Ring qui va ouvrir les vannes du « théâtre à l’opéra », issu de Brecht, mais aussi dans le cas de Chéreau, d’Artaud, et aussi de Strehler : dans un théâtre tant marqué par Wieland Wagner, qui de novateur fait du coup figure de classique et d’ancien (toutes les mises en scènes wagnériennes de l’époque sont inspirées plus ou moins de son esthétique) Chéreau ouvre les portes au « Regietheater »: deux ans après, en 1978, Harry Kupfer viendra faire le Fliegende Holländer à Bayreuth et ce sera là aussi un immense triomphe.

Tannhäuser (Götz Friedrich) Bayreuth

Mais un scandale moins universel avait déjà marqué Bayreuth dès 1972, avec le Tannhäuser très politique d’un metteur en scène de l’Est, Götz Friedrich, qui passera à l’Ouest la même année.
Comme va le voir, Est et Ouest se réunissent à Bayreuth qui va trancher, grâce à Wolfgang Wagner, le nœud gordien d’un théâtre neuf, hautement politique, qui va inonder le monde du théâtre et de l’opéra notamment en Allemagne à partir des années 1980. Ce sera le Regietheater.

Le chemin vers Bayreuth : l’Est

Car il serait erroné de croire que l’Allemagne de l’Est est en retrait dans la réflexion sur la mise en scène au théâtre. C’est tout le contraire. Ce qui porte le théâtre à l’Est, c’est évidemment là aussi Bertolt Brecht, avec l’immense avantage qu’à Berlin, Brecht est chez lui puisqu’il fonde en 1949 le Berliner Ensemble. Après sa mort, c’est sa femme Hélène Weigel qui assure la direction, puis en 1971, Ruth Berghaus, considérée comme la fondatrice de ce Regietheater tant honni de nos spectateurs bon teint, mais pas bon œil.
À l’opéra la question de la mise en scène devient centrale lorsque Walter Felsenstein (mort en 1975) prend la direction de la Komische Oper de Berlin en 1947 (l’ex Metropol Theater) qui oblige tous les chanteurs (y compris les chanteurs invités) à travailler la mise en scène avec une précision millimétrée. Le travail scénique de Felsenstein est légendaire. En 1981 c’est son protégé Harry Kupfer qui prend la direction artistique de la Komische Oper dont on compare souvent la méthode à celle de Giorgio Strehler. Un travail théâtral précis avec les chanteurs, très individualisé, en fonction du texte et de la partition, mais aussi en fonction des implications politiques et idéologiques de l’œuvre : il applique la méthode brechtienne du théâtre épique qui est vision du monde et qui place le spectateur comme observateur, usant de son jugement et de sa raison (à l’opposé du théâtre dramatique aristotélicien qui implique le spectateur et exploite ses émotions) et donc qui le distancie et le contraint à la réflexion. Brecht de manière ironique applique ce concept à la musique (concept de Misuk).

Der Fliegende Holländer (Harry Kupfer) à Bayreuth ©Unitel

D’autres metteurs en scène d’Allemagne de l’est après sa mort appliquent les concepts brechtiens, comme celui dont on a déjà parlé plus haut, Götz Friedrich, qui met en scène Tannhäuser à Bayreuth en 1972, puis s’exile à l’Ouest. Götz Friedrich et Harry Kupfer se retrouvent à Bayreuth le premier en 1972 et 1982 (Tannhäuser et Parsifal), le second en 1978 et 1988 (Fliegende Holländer et Ring). Un troisième larron Ossi[12] arrivera à Bayreuth en 1993, Heiner Müller, avec son Tristan légendaire revu à Lyon cette année. Heiner Müller alors directeur du Berliner Ensemble, et la production sera reprise après sa mort en 1995, à Bayreuth  (comme à Lyon en 2017) par Stefan Suschke, lui aussi devenu brièvement directeur du Berliner Ensemble. Brecht n’est jamais trop loin…Un quatrième larron du nom de Frank Castorf investira Bayreuth en 2013, Frank Castorf, berlinois, pur « Ossi », formé à l’Est, et très tôt objet de la méfiance du régime…

En conclusion et pour résumer.

Voilà ce qui fait le lit du Regietheater :  des parcours parallèles, contemporains et fort différents, celui de Wieland Wagner marqué par les théories d’Appia à Bayreuth et celui de Felsenstein à la Komische Oper, qui imposent tous deux la mise en scène comme une exigence, mais aussi l’italien Strehler, passionné de Brecht. Ce n’est pas un hasard si Rolf Liebermann demande à Strehler d’ouvrir son mandat à la tête de L’Opéra de Paris en 1973 : c’est bien le metteur en scène qui commence à s’imposer.

Par ailleurs, le travail et la réflexion théorique de Bertolt Brecht s’imposent à la plupart des metteurs en scène des années 1970, jeunes et moins jeunes. Giorgio Strehler à l’ouest fait école (Peter Stein/Patrice Chéreau) par sa vision d ‘un théâtre politique et poétique, qui lit le monde et le répertoire à l’aune des conflits idéologiques (ce sera aussi en France l’approche d’un Planchon ou d’un Vitez).

Dans tous ces parcours complexes, c’est Bayreuth qui devient le centre d’une nouvelle vision de la mise en scène d’opéra : on l’a dit Götz Friedrich en 1972, Patrice Chéreau en 1976, et Harry Kupfer en 1978 s’imposent sur la colline verte. Trois visions héritées de Brecht :  le grand scandale et le retentissement du Ring de Chéreau va ouvrir les vannes de la mise en scène à l’opéra. Wolfgang Wagner avec son concept de Werkstatt Bayreuth[13] va permettre au Regietheater d’entrer en opéra.
Ainsi Bayreuth va être en un peu plus de 20 ans (1951- 1976) le lieu de deux révolutions qui vont profondément transformer le paysage de l’opéra et imposer le metteur en scène comme troisième figure après le compositeur et le chanteur. C’est la conséquence de l’importance renouvelée du texte, (on a vu comme les œuvres du XXème siècle rendent au texte une importance qu’il n’a pas toujours eu auparavant). L’opéra devient véritablement Gesamtkunswerk.
La naissance de la mise en scène à l’opéra et l’entrée du Regietheater notamment en Allemagne n’empêche évidemment pas le maintien d’une tradition spectaculaire héritée à la fois des traditions du Grand Opéra et des mises en scène de Visconti, notamment en Italie avec Franco Zeffirelli, son héritier direct à l’opéra, mais aussi de figures comme Margherita Wallmann. Quant à Luca Ronconi, c’est un franc-tireur qui va continuellement produire à l’opéra , souvent des chefs d’œuvres avec son travail sur la multiplicité des regards et des points de vue et celui permanent sur l’illusion théâtrale, c’est peut-être là le plus grand génie de la scène qui va s’imposer doublement à Paris d’ailleurs, aux halles de Baltard avec Orlando Furioso, et à l’Odéon avec Le Barbier de Séville. Et le franc-tireur français, qui travaillera peu en France, c’est Jean-Pierre Ponnelle qui impose une vision plus traditionnelle, mais pleine d’idées et d’une rare précision avec un réel soin esthétique, lui aussi va travailler essentiellement dans l’aire germanique auprès de Karajan, mais aussi à Stuttgart ainsi qu’à Bayreuth où il signe un Tristan und Isolde qui a fait histoire.
Si les années 70 sont sans conteste pour l’opéra les années de la mise en scène, elles ont permis l’élan du Regietheater à partir de Bayreuth, qui est la caisse de résonance idéale, les années 80 sont véritablement sur les scènes d’opéra germaniques les années « Regietheater ». Du côté français, comme Ponnelle produit peu en France (Strasbourg essentiellement et un peu Paris – un Cosi fan Tutte qui n’est pas son meilleur travail) citons pour finir un metteur en scène un peu à part, l’argentin Jorge Lavelli qui révolutionne le Faust de Gounod à Garnier (encore un scandale !) – et qui va lui aussi ces années-là imposer un regard nouveau sur la mise en scène d’opéra : en France au moins, il participe du mouvement général, irrésistible, de transformation de la scène d’opéra.

Tristan, Acte II, Wieland Wagner 1962

 

[1] Les Echos, Philippe Chevilley : https://www.lesechos.fr/week-end/culture/spectacles/030845092471-les-mises-en-scene-dopera-en-questions-2129098.php

[2]  Lettre de Toscanini à Appia datée «Milano 1923», publiée dans AttoreSpazio-Luce chapitre “Adolphe Appia e il teatro alla Scala”, par Norberto Vezzoli, Milan, Garzanti, 1980, p. 32.

[3] Le rapport de Wagner à Schopenhauer à l’époque de Tristan und Isolde, par François Nicolas, Colloque Richard Wagner, Théâtre de La Monnaie, Bruxelles 2006

[4] Musik, in GBFA, 22, p. 673 : « Der Darsteller hat kein Interesse mehr für die Handlung, also das Leben, sondern nur mehr für sich, also sehr wenig. Er ist kein Philosoph mehr, sondern nur mehr ein Sänger. Er ergreift andauernd die Gelegenheit, sich zu zeigen und eine Einlage unter Dach zu bringen. »)

[5] Extrait de Pages de ma vie, autobiographie écrite en collaboration avec Maxime Gorki, 1916.

[6] Brecht et la musique au théâtre Entre théorie, pratique et métaphores par Bernard Banoun, in Etudes germaniques, 2008/2 (n° 250), pp 329-353

[7] Œuvre d’art totale

[8] Trad : Nous ne voulons plus du culte de Wagner, nous voulons aller vers le culte du théâtre.

[9] Trad : Association pour la représentation  des drames wagnériens dans la fidélité à l’œuvre.

[10] Dans une interview au Spiegel, 21 juillet 1965, 19ème année, p.66.

[11] Voir à ce propos son merveilleux site : http://www.lucaronconi.it/

[12] Ossi : habitant de l’ex-Allemagne de l’Est

[13] Atelier/laboratoire Bayreuth

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 3 AOÛT 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; MeS: Frank CASTORF)

Acte III © Enrico Nawrath

 

Nos rappels sur le Blog du Wanderer

Götterdämmerung 2013
Götterdämmerung 2014

Götterdämmerung 2014(2)
Götterdämmerung 2015
Götterdämmerung 2016
Abécédaire

Acte II © Enrico Nawrath

La fin de la belle histoire de la naissance et de la fin d’un monde. Une fin dans les flammes qui dévorent et dans la lumière de l’or qui repose de nouveau au fond du Rhin. Une fin que marque le retour à l’ordre éternel…
Telle est l’attente du spectateur au terme de la plus longue et sans doute plus spectaculaire des journées du Ring, celle où pour la première fois, apparaît le chœur, c’est à dire le peuple, c’est à dire les autres, ceux qui ne font pas partie du jeu ouvert à Rheingold. Ce peuple mené par Hagen apparaît pour montrer, pour la première fois dans cette histoire que Hagen est d’abord un politique, il utilise son pouvoir populaire pour réaliser ses desseins et donc cet appel au peuple est l’intrusion du politique dans le mythique.

Le monde comme il va (mal)

 Castorf évite le mythe, au moins celui qui nous fait rêver ou qui entraîne des mécanismes d’identité ou de catharsis. Il distancie, analyse, et fait en sorte que le prosaïque le plus cru (ici Patric Seibert au milieu des légumes et des mayonnaises, Gutrune bouffant des boites de chocolat, ou Brünnhilde lisant le Spiegel, voire Siegfried tué au milieu des cageots) mais c’est évidemment un prosaïque choisi, qui vise à montrer que le mythe est ce que nous vivons au quotidien, qu’il n’y pas un monde des Dieux et des héros, mais qu’il y a notre monde, au quotidien, celui que nous avons bâti ou que l’Histoire nous a livré, même s’il insiste sur des survivances profondes des mondes païens comme le Vaudou, dont il fait des trois Nornes des sortes d’officiantes (en habits composant le drapeau allemand…).

Acte I © Enrico Nawrath

En ce sens l’entreprise de Castorf est évidemment la plus forte à Bayreuth depuis Patrice Chéreau, et sans diminuer les qualités de celle de Kupfer, sans doute la troisième du trio (les autres mises en scène du Ring, Hall, Kirchner, Flimm, Dorst n’ayant pas apporté de regard fondamentalement novateur, au-delà d’images et au-delà d’idées çà ou là intéressantes).
C’est pourquoi ceux qui estiment Frank Castorf dépassé, dernier avatar de la génération du Regietheater se rassurent sans doute parce qu’ils sont culturellement hermétiques à son univers hyper-référencé dont l’abécédaire du site Wanderer n’est qu’un aperçu, tant le monde de Castorf, à l’image du nôtre, est foisonnant : c’est bien parce qu’il nous parle trop crûment que certains détournent les yeux, voire le cerveau.
Et dans ce Götterdämmerung, il serait trop simple de penser qu’une fois transformé le Walhalla en Wall Street, la messe est dite. La messe serait trop simple. D’ailleurs Castorf ici ne fait que reprendre une idée de Wieland Wagner, mort il y a 51 ans, peu suspect de crime de Regietheater…
Le final de Götterdämmerung nous concentre sur un feu réduit à l’embrasement d’un baril de pétrole que tous regardent fascinés, pendant que tourne le monde. Il est évident que cette tournette sur laquelle est installé le monumental décor d’Aleksandar Denić c’est aussi le temps qui passe, l’heure qui tourne, l’idée même d’une permanence et d’un changement dans une continuité, comme la présence de l’horloge universelle Urania le rappelait dans Siegfried. On ne peut s’étonner alors que ce Ring n’ait pas de fin, que Brünnhilde s’en aille comme vers de nouvelles aventures après qu’elle eut renoncé à allumer le brasier, après que les filles du Rhin eurent aussi éteint les briquets, et que ceux qui restent (filles du Rhin et Hagen) regardent fascinés un petit baril qui brûle. Castorf nous annonce simplement que rien ne se termine, et que le Ring de Wagner pointe des mécanismes de désir, de pouvoir, d’ambition qui avec des instruments divers selon l’époque, Or ou Or noir hier, nucléaire ou numérique demain, installent un monde dont les caractères permanents sont la désillusion et l’oppression.
Nous avons évoqué ailleurs l’apparition de personnages « castorfiens » dans notre monde d’aujourd’hui, Ceaucescu et son Walhalla délirant de Bucarest, Trump, Berlusconi, Kim-Jong-Un ou un Poutine tout en muscles siegfriedesques, quant à moi je trouve à Teresa May un air de Fricka – de Rheingold– au petit pied… tout simplement parce que notre monde tel qu’il est, est exactement ce que Castorf en lit. Ce n’est pas notre monde qui est castorfien, c’est simplement Castorf qui est notre monde…Et Castorf nous en dit la permanente absence de sens. Pas de cycle cyclique, où l’on reviendrait sans cesse aux origines, mais un Ring en continu, aux épisodes semblables et différents, le soap-opera éternel qu’annonçait Rheingold.
C’est sans doute la plus amère et la plus pessimiste des visions, qui ne laisse aucun espoir et c’est sans doute ce qui crée chez le spectateur des tiraillements, pris entre cette mise en scène très dure et distanciée et une musique qui semble au contraire favoriser nos délires cathartiques..
Dans ce cadre général, quelques points cette année ont focalisé mon attention.

Hagen
Dans cette vision que sanctionne un Götterdämmerung virtuose (la mise en scène du 2ème acte simplement étourdissante), un personnage surnage, c’est Hagen, qui tire les fils de l’histoire : un personnage qui chez Castorf acquiert une profondeur inhabituelle, différente en tous cas des Hagen noirs tout d’une pièce qu’on voit souvent.
Hagen est un personnage hybride, qu’Alberich a eu avec Grimhilde : l’importance de la mère est grande chez Hagen, on en parle dès les premières répliques de l’acte I puisque c’est aussi la mère de Gunther et Gutrune. Il y a chez Hagen le regret que sa mère l’ait livrée à Alberich, et donc ne lui ait pas donné de repos, Hagen ne sait ni aimer ni prendre le plaisir et il en éprouve une sorte d’amertume éternelle. Il est probable que cet anneau recherché par Alberich, Hagen ait l’idée de le garder pour lui : Alberich est toujours pris au piège par plus malin…Hagen, héros terrestre et politique, utilise sa bande, sa horde ou son peuple pour célébrer les noces de Siegfried et Gutrune et ne cesse de manœuvrer chacun, comme le ferait un Wotan terrestre, et tout comme Wotan Hagen ne dédaigne pas l’inceste. Castorf introduit le désir de Hagen vers Gutrune, sans doute réciproque, parce que le désir n’a pas de frontières dans le monde sans aventure de Gibichungen, mais aussi dans le monde plus général du Ring.
Ainsi Hagen est à Alberich ce que Siegmund est à Wotan, le fils conçu pour récupérer Or, Anneau et puissance, mais si à Siegmund le temps a manqué, Hagen a développé une intelligence (que Gunther appelle sagesse) qui en fait un personnage particulier dans le Ring, notamment en opposition aux Gibichungen écervelés, un personnage qui a plus que d’autres, une psychologie, notamment au deuxième acte et qui après la visite de son père qui lui demande de reconquérir l’anneau pour eux deux, décide sans doute de le reconquérir pour lui-même.

Plusieurs scènes au troisième acte semblent poser des questions irrésolues à propos de Hagen, essentiellement dans l’image qu’en renvoient les projections.
L’écran est utilisé ici comme les morceaux d’un film de cinéma pas encore terminé qui constitueraient une histoire autonome, une sorte d’histoire du Ring telle qu’on la veut, avec sa nature, sa forêt, son vrai Grane (dans Siegfried).
À peine Hagen a-t-il tué Siegfried, qu’on le voit à l’écran marcher dans une forêt, une image d’une insigne poésie : rentre-t-il au bercail pour annoncer la nouvelle ? profite-il de ce répit pour à son tour jouir de l’instant, une fois la tâche terminée, pour vivre un peu en harmonie avec la nature, pour être un peu lui-même ? Cet Hagen-là est en tous cas inhabituel, dans une sorte de solitude apaisante.

Car autour de lui, un père honni (Alberich), qui part avec sa valise vers un ailleurs indéfini (comme Brünnhilde à la fin) et qui même dans l’histoire de Wagner, ne meurt pas (Kupfer l’avait bien souligné), deux Gibichungen, l’un, Gunther, une frappe lâche, l’autre, Gutrune, une petite vertu, qui se laisse tripoter par Hagen, mais aussi par les compagnons de Hagen au deuxième acte, pas plus recommandable que les autres, une sorte de ravissante idiote. Pas de quoi être stimulé…
La dernière image du Ring est aussi d’une grande poésie : pendant qu’au bord du baril qui brûle (avec l’anneau dedans) filles du Rhin et Hagen sont plongés dans une sorte de désarroi comme s’il n’y avait plus qu’à rester dans cette fixité interrogative en un « et après ? » terrible, sur l’écran défile la fin qu’on aime et qu’on a envie de voir, la fin pour la galerie : les filles du Rhin observant le cadavre d’Hagen avec sa crête originelle, Hagen de cinéma glissant et s’éloignant sur l’eau. La fin de théâtre est moins optimiste.
Les deux fins sont contradictoires et disent chacun l’opposé de l’autre. Il y a une fin de cinéma « pour le cinéma ». Et une fin de théâtre,  et seul le théâtre ne raconte pas d’histoire mais l’Histoire.

Siegfried
Siegfried, arrivé avec ses breloques, Notung, c’est à dire une Kalachnikov enveloppée comme pour un cadeau à donner à Gunther, qui s’en amuse comme un gosse (comme Siegfried dans Siegfried), un Tarnhelm dont il ne sait pas l’usage et que Hagen va lui apprendre, mais sans anneau qu’il reprendra à Brünnhilde en fin d’acte, comme s’il devait reconquérir les breloques du dragon, comme si la mémoire de Brünnhilde lui faisant défaut, il lui fallait retrouver le statu quo ante, celui qu’il avait avant de la connaître et de connaître la peur.
Le Siegfried du Götterdämmerung, ce n’est pas le Siegfried qui a été un peu éduqué par Brünnhilde (les runes), mais celui d’avant : la brute-qui-tue-tout-le-monde. L’effet du philtre de Hagen est de redonner à Siegfried son identité de petite frappe, et ainsi la boucle est bouclée : ils sont tous les mêmes ! D’ailleurs le combat de Hagen et Siegfried au deuxième acte (avec leurs planches) les met exactement au même niveau.

Acte II © Enrico Nawrath

Jusqu’au troisième acte Siegfried reste le même mauvais garçon, il bat le pauvre type qui dort avec une jeune femme, et avec les filles du Rhin, il se comporte comme avec l’Oiseau dans Siegfried, il est vrai qu’elles usent de tous leurs moyens appétissants pour lui prendre l’anneau.  Siegfried n’est ni bon ni mauvais, il est ce que le monde a fait de lui, il n’a pas de distance, pas d’intelligence des rapports humains ni d’ailleurs des rapports avec les femmes qui ne servent qu’à …ça…

Dans ce Götterdämmerung, aucun personnage ne se sauve, ils sont presque tous méprisables à des degrés divers, les seuls à posséder une épaisseur sont Hagen et Brünnhilde, parce que chacun ont une mission et d’ailleurs la même mission. Terrible constat.

Pour Castorf, pareil jeu de massacre (où seul le personnage de Brünnhilde reste un tant soit peu proche de la vision traditionnelle) n’est rendu possible que par le cadre où se déroule l’histoire, nous sommes au moment agité de la Berlin du mur, au moment du pont aérien, et nous passons indifféremment de l’est (Schkopau, Buna et les conglomérats pétroliers de l’Est ) à l’Ouest de l’autre côté du mur (que les personnages allègrement traversent) vu sous l’angle d’un kiosque à Döner berlino-turc (les deux drapeaux y trônent) et d’un magasin de fruits et légumes, ce qui manque à l’Est, comme le montre le personnage incarné par Patric Seibert qui mange une banane en secret, que les allemands de l’Est devaient se procurer à prix d’or ( voir notre article banane de l’abécédaire à ce propos).
La Berlin d’après-guerre cristallise les enjeux de pouvoir et les luttes idéologiques : le fait que l’immense bâche qui croit-on recouvre le Reichstag (allusion à Christo) recouvre en réalité Wall Street, montre pour Castorf en même temps et le vrai pouvoir, et l’inféodation d’une certaine Allemagne, à l’Est Schkopau et à l’ouest Wall Street. Tout cela est d’ailleurs désormais connu et analysé.
Ce qu’ajoute Götterdämmerung, ce n’est pas tant la manière dont les foules sont toujours manœuvrées (Acte II), ou que les idéologies aient toutes les mêmes intérêts (Le pétrole…), c’est que toute cette histoire du Ring passionnante et si agitée finisse dans un néant presque shadockien. Ces Shadocks qui pompent (le pétrole ?) sans jamais construire, c’est ce qui se déroule devant nous : Castorf (qui ne connaît probablement pas cette série culte de la culture médiatique française) arrive au même vide, au même gouffre. Chez Castorf, Siegfried est mort, tout comme Siegmund et Hunding, comme Mime, comme Gunther. Restent vivants à l’ombre de Wall Street Alberich, Brünnhilde, Hagen, les filles du Rhin et Gutrune…bonjour la reconstruction !
Le Ring wagnérien dans son mouvement semblait pourtant proposer quelque chose de plus optimiste, d’ailleurs Chéreau laissait les hommes présents sur scène comme pour dire « au boulot », laissant une trace d’espoir, Kriegenburg à Munich arrive à une vision optimiste de solidarité (Gutrune accueillie par le groupe qui ouvrait Rheingold). Chez Frank Castorf, qui lit notre monde comme soi-disant post idéologique, voire post historique, on conclut par le vide, comme image de notre chute, et de notre désespérante impéritie.

Sans doute cette frustration d’une absence de lendemain possible, de lever de soleil sur une vie éventuelle d’après est-elle totalement anti cathartique et rend un certain public qui a soif d’identification terriblement colère. Mais on ne va pas à Bayreuth pour voir du Walt Disney…

Il faut à cette vision qui évidemment secoue, une musique qui se déploie d’une manière plus singulière. Parce que devant les scènes finales telles que les voit Castorf, la musique sonne évidemment plus creux, et accentue le malaise : trop plein de beauté devant l’image du vide…Comme dans le final de Siegfried mais pas avec le même discours: le final de Siegfried nous disait qu’il n’y avait rien à croire de l’histoire du couple Brünnhilde-Siegfried et que la musique ne disait pas ce qu’on croyait, le final de Götterdämmerung doit musicalement laisser une place au doute, devrait nous laisser aussi un peu insatisfait, comme lorsqu’on disait de Petrenko qu’il n’était pas assez « spectaculaire ».
Mais Petrenko regardait attentivement ce qui se passait sur scène.
Avec Marek Janowski, pas de surprise, pas de frustration, pas de second degré. C’est très bien dirigé, très bien mené, avec des tempi larges, avec de la respiration, avec des cordes sublimes, sauf que la musique ne dit pas vraiment ce qui se passe en scène. On peut écouter avec un masque de sommeil, comme certains idiots patentés l’ont fait, on aura le Wagner qu’on attend, le Wagner pour toujours, le Wagner qui fait plaisir à l’oreille sans trop se poser de questions, mais pas le Wagner qui accompagne cette production-là, l’œuvre d’art non totale, mais partielle, Janus qui dit deux choses contradictoires. Je le répète : il n’y a rien à reprocher à l’exécution technique de l’œuvre, en concert cela ferait un effet garanti, mais sans doute aussi si la mise en scène offrait casques vikings et heaumes rutilants.
Mais là, ça coince et ça gêne, parce que les accents ne correspondent pas vraiment entre scène et fosse, sauf peut-être au deuxième acte, dont l’ensemble est très réussi et scéniquement et musicalement, et dont le trio final est enthousiasmant à tous niveaux.
Il ne s’agit pas de crier haro sur le baudet, et de déplorer le départ de Petrenko remplacé par un Janowski non concerné. Mais dans un travail où musique et mise en scène ont été travaillées jusqu’au plus infime détail dès l’origine, on remarque bien trop les deux chemins qui se séparent ou qui quelquefois se rencontrent par hasard.
Autant Rheingold, trop théâtral, n’a pas bien fonctionné dans son rapport scène-fosse,autant Walküre a mieux fonctionné, et Siegfried partiellement. Il en est de même pour ce Götterdämmerung avec ses moments d’ivresse musicale (Acte II, mort de Siegfried et marche funèbre) et ses moments contradictoires où la scène et la musique ne vont pas au même pas. Il n’importe : on sent quand même un travail mieux maîtrisé, plus accompli que l’an dernier, et on sent les chanteurs bien plus à leur aise.

Ce Ring a d’ailleurs été mieux dominé du point de vue vocal, et ce Götterdämmerung le confirme : des Nornes superbes (Christiane Kohl toujours un peu acide cependant, mais Wiebke Lehmkuhl et Stephanie Houtzeel magnifiques), des filles du Rhin toujours aussi fraiches et justes (Stephanie Houtzeel et Weibke Lehmkuhl encore, mais aussi Alexandra Steiner), le chœur impressionnant du deuxième acte, avec une mise en scène si fluide dans un espace si réduit, renforcée par une prise vidéo virtuose, impose sa puissance étonnante, écrasante même, sous la direction d ‘Eberhard Friedrich.
Marina Prudenskaia en Waltraute va au bout du récit de manière honorable, mais elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, ni par l’engagement vocal, ni par l’énergie.
Albert Dohmen est en revanche plus à l’aise dans Alberich : la voix a repris de l’éclat, la diction est toujours d’une clarté impeccable, il impose un profil de Wotan déchu qui va très bien avec la mise en scène.
Markus Eiche, plus à l’aise dans Gunther que dans Donner, fait entre son timbre chaud, avec une belle projection et une magnifique intelligence du texte, la prestation est tout à fait remarquable.
Remarquable comme toujours aussi Allison Oakes dans son personnage de Gutrune ravissante idiote, la voix est bien projetée, bien assise, et elle acquiert dans la scène finale une véritable dimension tragique, une grande Gutrune, probablement une des meilleures sur le marché, pour un rôle difficile à incarner.
Stephen Milling est peut-être encore plus impressionnant cette année que les années précédentes, la voix est magnifiquement projetée, avec une carure vocale (et physique) bluffante. Même sans sa crête (portée par Attila jun, son prédécesseur dans le rôle), il impose sa présence, à la voix rude et retenue, terrible et réservée. Une très grande incarnation.
Stefan Vinke dans Siegfried payait sans doute les efforts déployés dans Siegfried. Le Siegfried de Götterdämmerung est différent du Siegfried de Siegfried, demande moins de force et plus de subtilité et un peu plus de lyrisme, et Stefan Vinke chante avec une émission très nasale qui est indice de fatigue (Lance Ryan avait aussi cette nasalité fréquente). Il reste néanmoins un très grand Siegfried, convaincant. Moins mauvais garçon que Lance Ryan il est un ado poupin et souriant qui ne comprend rien à rien, et qui joue sans cesse à Siegfried, c’est bien vu. Vinke reste le Siegfried du moment.
Catherine Foster vient à bout du rôle avec cran et grandeur, sans fatigue apparente, particulièrement intense et émouvante. Ne l’ayant jamais entendue ailleurs qu’à Bayreuth, je ne sais comment la voix sonne dans une autre salle (Bayreuth reste une salle tellement favorable aux voix !), mais ici, elle est l’une des Brünnhilde les plus vocalement convaincantes qu’on ait vue depuis très longtemps, sans une note ratée, toujours impressionnante par la justesse et surtout, ce qui est plus rare, toujours claire dans sa diction : on entend et on comprend tout. Grandiose prestation.
On quitte ce Ring avec le sentiment d’un spectacle d’exception de très grand niveau musical malgré les réserves exprimées, avec des chanteurs de très haut niveau. Que nous réservera 2020… ?

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: Die WALKÜRE de RICHARD WAGNER le 30 JUILLET 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; Ms: Frank CASTORF)

Voir aussi :

Walküre 2010 (Prod.précédente, Thielemann/Dorst)
Walküre 2014

Walküre 2015
Walküre 2016

Dans l’économie di Ring, Die Walküre a une place à part, pour plusieurs raisons. D’abord, c’est une histoire qui peut être détachée du reste, l’histoire close de la désobéissance de Brünnhilde, et ce n’est pas un hasard si l’an prochain à Bayreuth, c’est Walküre qui été choisie pour les débuts de Placido Domingo dans la fosse. On ne commentera pas par pudeur le goût très marketing de cette programmation destinée à faire buzz, mais Die Walküre se prête à l’expérience plus facilement que les autres journées du Ring.
La deuxième raison, c’est que la mise en scène en est peut-être plus simple, plus linéaire : peu de chanteurs (les Walkyries mises à part, mais elles apparaissent au III seulement), des scènes qui sont essentiellement des duos : Siegmund-Sieglinde, Wotan-Fricka, Wotan-Brünnhilde deux fois, et quelques démonstrations spectaculaires, Wälse pour le ténor au premier acte, les Hojotoho de Brünnhilde au deuxième, et la chevauchée des Walkyries au troisième.
Dans cet ensemble, le duo du deuxième acte entre Wotan et Brünnhilde est un des moments clefs de l’œuvre, où tout est dit, et où l’on perçoit même déjà l’idée de la fin (« Das Ende ! das Ende !) évoquée par Wotan, comme si tout était déjà conclu. Un duo intense que Chéreau avait magistralement réglé, avec le jeu du miroir et le pendule, dont tous les spectateurs se souviennent, sans doute le travail le plus accompli qui ai jamais été conduit sur cette scène. Il faut un chanteur qui une fois de plus, sache non seulement chanter, mais aussi dire, car le rythme des mots, l’expression « parlée » me paraît ici essentielle : il s’agit d’une conversation intime, d’une confession de Wotan à sa fille, d’autant plus essentielle que Brünnhilde va désobéir, tout en sachant ce que Wotan lui a raconté, et peut-être parce qu’elle le sait, et aussi parce que confusément peut-être Wotan a déjà tout écrit, le crépuscule des Dieux et la fin de son monde.
La conséquence est qu’au-delà du spectaculaire ponctuel, Die Walküre reste un opéra intimiste : intimité Siegmund-Sieglinde, intimité Wotan-Brünnhilde et d’une certaine manière intimité Wotan-Fricka.
La conséquence aussi, c’est une musique peut-être à la fois plus spectaculaire et peut-être plus aisée à diriger que Rheingold ou Siegfried, où les différences d’interprétation sont moins sensibles (d’une Chevauchée des Walkyries à l’autre, que choisir ?) sauf dans le deuxième acte justement, qui est aussi une clef musicale. Il est clair qu’à Bayreuth cette année en l’occurrence, Walküre réussit mieux à Marek Janowski que Rheingold, parce que l’œuvre passe très bien musicalement avec une direction plus « traditionnelle », plus conforme aux attentes et qu’on peut s’y laisser aller aux tempi larges, à la respiration, à tout ce qui fait l’ivresse (ou la fausse ivresse) wagnérienne.
Ainsi, Die Walküre en est d’autant plus délicat à mettre en scène, car il ne peut y avoir d’éléments très disparates qui casseraient le récit et la mise en scène de longs duos est aussi un défi pour les metteurs en scène : combien de trous noirs où les chanteurs sont livrés à eux-mêmes !
C’est pourquoi pour moi c’est le moment le plus réussi de Chéreau, parce qu’il est arrivé à rendre une incroyable intensité à l’œuvre, à en faire un raccourci déchirant d’humanité : frère et sœurs isolés entourés de Hunding et de sa horde au premier acte, scène entre Wotan et Brünnhilde avec le pendule, extraordinaire annonce de la mort avec Brünnhilde qui apporte à Siegmund son linceul, apparition au troisième acte du rocher qui constitue l’une des images emblématiques de la production.
Pourquoi parler de Chéreau ? Parce que Chéreau a choisi de raconter avec précision le livret, en des images stupéfiantes qui n’ont pas été depuis effacées, des images mythiques fidèles à un mythe et que Castorf à l’opposé refuse le mythe et tombe dans l’histoire.
Et pourtant son travail sur Walküre est le moins contesté par le public, c’est d’une certaine manière le plus sage, que même l’imbécile qui plusieurs années de suite a arboré avec fierté un masque de sommeil pendant le Ring (un imbécile inculte, antiwagnérien), pourrait regarder, tant est évidente la « fidélité » au récit, même dans l’étrange contexte d’un puits de pétrole en Azerbaïdjan. Le travail de Castorf n’a d’ailleurs jamais consisté à détruire le récit ou trahir le livret : je mets au défi quiconque de trouver dans ce travail une infidélité aux caractères ou aux rapports entre les personnages. Castorf met en contexte, dans un contexte particulier, une histoire qu’il pense universelle :  quoi de plus universel que la soif d’or et de pouvoir.
Alors cette longue histoire pour lui commence dans Walküre. Nous allons avancer dans le temps à mesure que les journées passent : temps des pionniers (Walküre), temps des idéologies (Siegfried), temps du triomphe de l’argent (Götterdämmerung) qui se joue de tous les Crépuscules.
Castorf voit à travers la soif de l’Or celle qui a déterminé bonne part de notre histoire ces deux derniers siècles, celle de l’Or noir, c’est connu et nous n’y reviendrons pas. Un personnage aussi castorfien que Donald Trump le sait bien d’ailleurs.
Ainsi donc l’histoire de Walküre est inscrite dans le contexte des origines, les premiers puits d’Azerbaïdjan, dans le contexte d’une société encore profondément marquée par l’agriculture qui va sous les effets de cet or noir tout neuf se transformer, et générer des premières oppositions idéologiques. L’idée de Castorf, c’est que l’Or noir a été un enjeu partagé par les idéologies dominantes, mais son propre passé, sa jeunesse et sa culture le portent à mieux analyser les effets du stalinisme et des luttes idéologiques à l’Est, notamment en Russie, avec les différents mouvements ouvriers, l’anarchisme, le triomphe d’un ordre nouveau, aussi pesant que l’ancien.
D’où l’intelligence du décor conçu par Aleksandar Denić, qui est un décor à la fois stylistiquement très unifié, mais en même temps composite : tout en bois, il est une ferme (bottes de foin,  dindons qu’on nourrit), il est un puits de pétrole primitif, voire une église. Ce décor dit tout de l’histoire qui veut nous être proposée, dans sa rusticité – même les vidéos sont en noir et blanc, comme de vieux films muets – et dans ce qu’il annonce : Grane est figuré par un puits de pétrole, un chevalet de pompage que les anglais appellent « horsehead pump» (voir article Grane, dans l’abécédaire Castorf) et les écrits en russe et en azéri sont des incitations à produire plus de pétrole (certaines tradcutions sont données dans les articles sur Walküre les années précédentes).
Ce qui frappe dans la vision de Castorf, c’est une fois de plus sa distance par rapport aux symboles du Ring, Notung est bien fichée dans le bois, mais pas dans un arbre, elle est à la fois sur la terrasse, mais aussi dans la bâtiment, et c’est là que Siegmund va la retirer. Deux Notung pour le prix d’une : les tenants de la tradition seront comblés. Mais le Ring , c’est aussi la violence: dans la maison de Hunding on laisse traîner un cadavre ensanglanté dans une charrette, trace de batailles récentes, et Hunding rentre à la maison avec une tête fichée au bout de sa lance, avec d’ailleurs un effet ironique qui fait rire certains dans la salle tant l’affaire est caricaturale.
Castorf nous amuse aussi avec un Wotan toujours attentif à l’histoire qu’il construit, mais se distrayant avec des cousettes qui adorent les gâteaux (on le voit à l’écran, comme dans un film muet) pendant qu’il a un oeil (le seul?) sur le frère et la sœur qui se retrouvent : à l’instar d’Alberich et de manière moins démonstrative, Wotan a renoncé depuis longtemps à l’amour, depuis l’aventure avec Erda peut-être…alors il regarde avec distance ce frère et cette sœur qui vont jouer à ce jeu illusoire et délétère de l’amour à mort.
Castorf s’amuse aussi avec l’histoire du philtre et du narcotique : pour mieux nous en faire comprendre tous les ressorts, il montre à l’écran Sieglinde préparant le philtre avec des mimiques si ridicules et exagérées (comme dans un mauvais film muet cette fois) qu’il y a des rires justifiés en salle. Il nous indique ces ingrédients comme un bric à brac de l’opéra traditionnel (philtres, endormissements agités, amants magnifiques qui se retrouvent à l’insu du mari) nous montrant par là même que même Walküre peut n’être pas loin du vaudeville.
Le deuxième acte est moins évident, et bien plus délicat à régler, à cause de sa structure dramaturgique, faite de conversations (même l’annonce de la mort en est une) sans événement, sinon les dernières minutes de la scène finale.

Le cadre en est cette fois non plus l’extérieur, mais l’intérieur de cette ferme : chez les Hunding, on était isolé et rustique, chez les Wotan, on est rustique, mais un peu moins, plus riche et plus mécanisé, on a des esclaves parce qu’on commence un travail industriel. Fricka arrive portée par un serviteur se frotte le dos à peine l’a-t-il déposée, Wotan, vêtu à la Tolstoï (il va être une sorte de raconteur pendant cet acte) lit la Pravda, et montre à un serviteur comment couper la glace sans la gâcher (la glace à cette époque est un enjeu économique fort) d’autres s’affairent en arrière-plan.
La deuxième scène se passe pour l’essentiel à l’extérieur du bâtiment, Wotan conteur, sur son fauteuil patriarcal (comme dans le portrait de Tolstoï par Repin) installé par Brünnhilde sur un tapis qu’elle déroule et qui masque les flaques de pétrole…c’est le début de l’exploitation.
Déjà les crises se préparent, déjà les révolutions couvent et Brünnhilde écoute papa distraitement pendant qu’elle remplit un chariot de nitroglycérine, avec moins d’insistance que les autres années, car la mise en scène et les vidéos s’intéressent plus cette année aux caractères et aux individus. Mais elle l’écoute suffisamment pour aller annoncer sa mort à Siegmund, dans une scène d’une poésie insigne, où juchée en hauteur sur le puits de pétrole désossé (en est-il encore un, n’est-il pas, déjà, autre chose), elle regarde le couple arrêté dans sa fuite, avec une Sieglinde épuisée et au bord de la folie (voir comme elle observe tous les recoins et comme il fait claquer plusieurs fois la porte de la cuve vide (qui s’enflammera au III). Une scène qui peut-être avait plus de force quand Brünnhilde chantait juchée au sommet, aujourd’hui, elle descend au premier niveau pour être à vue directe du chef…mais il reste que ce moment est toujours fascinant.
Comme les autres années, le combat ne se déroule pas à vue, mais à l’intérieur du bâtiment, vu à la vidéo sur un drap tendu à l’entrée, une entrée où pendent des chaines (comme les chaines qui pendent à l’entrée de la caravane du NIbelheim dans Rheingold) avec un montage très serré, passant d’un personnage à l’autre. Clairement on voit Brünnhilde jetant sur le cadavre de Siegmund une carte, la Dame de Pique, comme le héros d’Apocalypse Now (La Chevauchée des Walkyrie…) en jetait sur les cadavres des Viêt-Cong, et le jeu accéléré sur les têtes de Siegmund et de Hunding au rythme de la musique renforce le côté haletant de la scène, mais à l’écran, comme à distance, sans lui donner l’extrême violence – quelquefois insupportable au public qui hurlait- , de Chéreau sur le théâtre. C’est évidemment un choix : depuis Chéreau et Wotan qui serrait Siegmund dans les bras après l’avoir sacrifié,  les metteurs en scène se sont ingéniés à trouver une image nouvelle qui cherchât à effacer l’ineffaçable : alors Castorf fort justement va ailleurs, il en fait un film d’action, loin de nous et pourtant si près.

La chevauchée des Walkyries au troisième acte est l’un des moments les plus virtuoses du Ring, et en tous cas le plus virtuose de la soirée. Parce qu’il représente pour les chanteuses un défi physique, parce qu’elles sont dispersées sur trois ou quatre niveaux, qu’elles montent et descendent, et doivent chanter ensemble. La plupart du temps, dans les autres mises en scène, elles sont ou alignées, ou disposées au même niveau pour une question d’efficacité technique du chant. Elles sont aussi toujours habillées du même costume (ou uniforme), une petite armée de la mort qui traîne les héros.
Ici, les héros, ce sont les révolutionnaires qui envahissent l’espace et qui sont immédiatement pris au piège et meurent : les Walkyries ont eu leur peau et chanteront au milieu des cadavres dispersés sur l’escalier qui mêne au sommet couronné par une…Étoile rouge. Le temps a passé.

Ces Walkyries, Castorf les individualise au contraire, les isole, leur donne des habits d’abord de dames de la bourgeoisie de Bakou venues de toute la Russie en Azerbaïdjan pour s’enrichir. Mais ce qui intéresse Castorf, c’est à la fois que chacune soit différente des autres, comme en une réunion hétéroclite de gens aux intérêts communs, et aussi  la question de la mutation, des changements, des évolutions, et certaines portent sur elles jusqu’à quatre costumes (tous magnifiques et souvent orientalisants d’Adriana Braga Peretzki) qu’elles changent au fur et à mesure, devenant des Walkyries de revue, avec leurs habits clinquants et leurs casques punk : dans ces Walkyries, Brünnhilde avec son lourd manteau de fourrure rousse, est la plus voyante et sans doute la plus importante. Pour le chant d’ensemble, cela demande une préparation précise, cela bouge dans tous les sens, cela monte et descend, cela boit sur la sorte de Biergarten installé en terrasse, et cela signifie donc mise en place millimétrée pour éviter les décalages.

Avec le dialogue Brünnhilde-Wotan, les choses changent. Sans doute les deux personnages bougent-ils un peu plus : Wotan lance à Brünnhilde une peau d’ours, en un mouvement violent et théâtral. Un ours ? annonciateur de l’ours ramené dans l’épisode suivant par Siegfried ? ours berlinois ? (Lire à ce propos l’article ours dans l’abécédaire Castorf). En tous cas la peau de l’ours est déjà là, alors qu’il n’est pas tué…

Wotan boit, joue avec ses cartes (les runes…) il jongle avec les destins d’une manière indifférente. La scène serait au fond assez traditionnelle jusqu’au moment où Wotan décide de suivre Brünnhilde dans ses suggestions (leb’wohl du kühnes, herrliches Kind), scène marquée par un embrasement de l’orchestre dans cet instant où il serre Brünnhilde dans ses bras et qui remue le cœur de tout spectateur. Alors une fois de plus Castorf casse l’effet (il faut toujours se méfier de la musique de Wagner…) car Wotan embrasse violemment et goulûment les lèvres d’une Brünnhilde outrée et blessée : ironiquement c’est la manière dont Castorf traduit la didascalie wagnérienne « sehr leidenschaftlich » (très passionnément).
Au-delà du geste, on sait que Wotan n’est pas à un inceste près : les relations familiales sont compliquées chez les Wotan, voir les liens familiaux qui uniront Siegfried et Brünnhilde, et donc Wotan à qui aucune femme n’est indifférente – une sorte d’épouseur du genre humain (rappelons-nous aussi son réveil entre sa femme et sa belle-sœur dans le Rheingold de cette production) – peut avoir subitement envie de Brünnhilde. Plus subtilement peut-être, il préfigure le baiser de réveil de Siegfried, lui donnant le baiser – le même – pour l’endormir : papa pour dormir et le neveu-fiancé pour le réveil. Ou bien il lui fait sentir ce qu’un réveil brutal avec un homme non choisi aurait pu être. En plus, Brünnhilde est encore Walkyrie et vierge à ce moment, et toute manifestation de sensualité lui fait horreur : il lui faudra un peu de temps dans Siegfried pour s’y résoudre. En bref, c’est, comme on dit un baiser chargé.
Enfin quand Brünnhilde s’allonge, elle se pose sur elle comme elle avait posé sur le corps de Siegmund une carte de tarots, et ça c’est un geste nouveau, édition 2017. La question des cartes dans ce Ring doit donc s’enrichir, avec leur signification pour Wotan et Brünnhilde qui se les partagent.
Tout cela dans un contexte de guerre, première comme deuxième guerre mondiale où les russes ont fait exploser les champs pétrolifères de Bakou pour empêcher l’armée allemande de s’en emparer (« opération Edelweiss », primitivement appelée Siegfried) (voir article Bakou de l’abécédaire Castorf). Les extraits qu’on voit d’un film comme Tschapajew (1934) des frères Wassiljew sont à double effet, ils réfèrent à la propagande stalinienne d’une part (le stalinisme naissant puis triomphant est implicite dans tout l’opéra) mais aussi à la DDR de Castorf enfant, où le film dans les années 50 a eu beaucoup de succès.
Cette mise en scène de Walküre est en même temps une mise en abyme. Sans altérer l’histoire, Castorf, après un Rheingold très différent, prologue presque hors temps, qu’il inscrit dans la grande mythologie des films américains des années 50 , se met désormais dans la logique d’un récit historique continué qui commence dans Walküre, aux origines de l’Or noir, dans un décor très daté, plus archaïque, dont la rusticité raconte les origines, les rapports sociaux inégalitaires, les premiers effets du pétrole, mais aussi, par ses visions cinématographiques apocalyptiques, un monde en explosion, un mode de destruction qu’on avait déjà entrevu sur les télés de Rheingold.

Sans conteste cette année, la distribution est plus homogène, d’une part parce que bien des chanteurs étaient déjà l’an dernier présents, et que ceux qui sont arrivés non seulement se sont bien adaptés, mais ont donné bien plus de cohérence à l’ensemble, et musicalement et scéniquement.

C’est le cas de Sieglinde, confiée cette année à Camilla Nylund, dont la silhouette rappelle la triomphante Anja Kampe des premières années, même si le chant est plus lyrique et un peu plus retenu. C’est une Sieglinde intense, à la voix charnue, bien contrôlée, mais qui n’est jamais explosive comme pouvait l’être Kampe, une belle prestation qui en même temps permet à Christopher Ventris d’être plus à l’aise dans son Siegmund, chanté avec une voix claire, suave, bien plus séduisante que l’an dernier, même si les aigus restent en-deçà de ce qu’on pourrait attendre pour le rôle. Ventris, par son lyrisme, s’accorde parfaitement à cette nouvelle Sieglinde et leur couple est convaincant sans avoir ni l’un ni l’autre les moyens exacts de leur rôle. Intensité, rondeur, chaleur et engagement compensent très largement. Face à eux, le Hunding de Georg Zeppenfeld : très engagé cette année au festival, il n’a peut-être pas l’assise de l’an dernier, et peut-être la voix est-elle un peu claire pour le rôle, mais la diction est toujours fascinante, tout comme l’intelligence du texte qui va avec. Mais c’est justement peut-être un chanteur trop « fin » pour Hunding, trop « éduqué », – là où il convient à merveille à Gurnemanz par exemple.
L’autre arrivée dans cette distribution, c’est une nouvelle Fricka, Tania Ariane Baumgartner qui donne un vrai relief au personnage, une Fricka colère, agressive, vive, aux aigus tranchants, bien engagée, qu’on avait déjà bien perçue dans Rheingold, mais qui donne sa pleine mesure dans sa scène avec un Wotan (John Lundgren) maîtrisant mieux  cette année son personnage, vocalement très en forme, avec de puissants aigus et une vraie incarnation, bien dans le sens du travail de Castorf, très différent de Wolfgang Koch, moins « humain » même s’il a des mouvements de vraie tendresse, et plus « Wotan », où il est souvent impressionnant.
Catherine Foster est Brünnhilde. Après un Hojotoho initial mal projeté, la voix reprend ses droits, sûre, sans scories, avec une expressivité incroyable. Elle est dans une forme exceptionnelle. Elle se joue des aigus, mais surtout, garde une grande limpidité dans l’expression, avec de notables qualités de diction, son texte est dit avec une rare clarté ce qui n’est pas toujours évident pour un soprano. Magistral.
Le groupe des Walkyries n’est pas en reste, on a dit le désir de Castorf d’individualiser les personnages et ainsi par exemple la Schwertleite de Nadine Weissmann apparaît dans tout son relief, tandis que l’Helmwige très présente aussi de Christiane Kohl a toujours un suraigu un peu difficile et crié. Mais l’ensemble reste remarquable.

Les options de Marek Janowski à la tête de l’orchestre du Festival de Bayreuth, toujours magnifique, ont été moins déphasées par rapport à la mise en scène que dans Rheingold, d’abord parce que, comme expliqué plus haut, Walküre avec ses six personnages qui évoluent dans des scènes où les mouvements sont plus rares et moins convulsifs que dans Rheingold, permet sans doute de mieux contrôler, et la question du volume et des variations se pose moins (l’orchestre reste quand même assez fort ici) : on peut diriger en version « concertante » sans que cela n’affecte trop la scène. Ainsi la direction de Janowski, de toute manière plus en place que l’an dernier, est-elle ici de très bonne facture, une belle direction wagnérienne, avec de beaux moments (prélude, annonce de la mort, incantation du feu et final), plutôt attendus, et qui ne font pas hiatus avec ce qu’on voit en scène. Il y a là de la respiration, des tempi larges à l’intérieur desquels les chanteurs peuvent prendre leurs marges sans tension.

Une très belle soirée pour les chanteurs, et un travail scénique toujours fascinant et inépuisable,dans la perspective de revoir cette production l’an prochain, avec un nouveau Wotan (Matthias Goerne qui devrait nous offrir un deuxième acte sculpté) et un chef pour le fun et les fans, Placido Domingo. [wpsr_facebook]

 

 

 

LE FESTIVAL “MÉMOIRES”, FIN DE LA MISE EN SCÈNE?

Bientôt de nouveau sur nos scènes? Die Walküre, Chéreau  © Unitel

Le Festival « Mémoires » de l’Opéra de Lyon, si attendu, a eu lieu avec le succès que l’on sait. Il fallait oser exhumer ces trois productions disparues, les reconstituer, et les présenter à un public qui pour l’essentiel les découvrait. Le succès rencontré, le choc esthétique et théâtral subi, à chaque fois, et à chaque fois pour des raisons différentes a montré que loin d’être des productions muséales que l’on regardait avec respect comme des pièce de patrimoine théâtral, elles ont de nouveau fonctionné pour le public, hic et nunc, sans doute prêtes à une nouvelle carrière dans leur toute nouvelle modernité-éternité…
On peut à ce propos regretter que l’Elektra de Ruth Berghaus, seule production qui n’a pas fait l’objet d’un DVD,  n’ait pu être enregistrée.
Le succès n’est pas seulement dû à la force de ces travaux, mais aussi à la performance musicale, notamment celle de Hartmut Haenchen, qui a donné aussi bien à l’Elektra qu’au Tristan une densité, une profondeur, une rigueur qui a fait l’admiration de tous, et aux distributions réunies, d’un niveau exceptionnel.
Le pari est donc gagné : il y a des productions qui continuent de fonctionner par-delà les années, un peu comme les grands films qui ne meurent jamais. Mais on a tellement glosé sur le côté éphémère de l’art théâtral, sur la rencontre d’une production et d’un contexte, sur la question de la mise en scène notamment à l’opéra qu’il faut sans doute s’arrêter un peu plus sur l’émotion vive que le public de Lyon, rarement aussi enthousiaste, a pu éprouver.
Dans un blog créé et enraciné dans et par la mémoire des spectacles vus, une entreprise comme celle de Lyon ne pouvait que séduire, qui a constitué non des reprises, mais des recréations presque ex-nihilo, grâce à la présence attentive de ceux qui avaient participé à la création. Rien à voir avec une représentation de répertoire qu’on reprend d’année en année sans répétitions, comme souvent dans le théâtre allemand. C’est bien de recréation qu’il s’agit, plus que tradition du « Wiederaufnahme » germanique, la reprise retravaillée : recréation d’une fidélité maniaque pour conserver un esprit. Et de fait tout au long de ces trois productions, l’esprit n’a cessé de souffler.
Mais ce qui rend passionnante l’idée de Serge Dorny, c’est qu’elle revivifie la question de la mise en scène, c’est le côté très positif de l’entreprise, et elle pose une autre question, plus inquiétante peut-être ou en tous cas plus problématique, sur la nature du ressort qui a poussé à reprendre ces travaux.
D’un côté, cette initiative montre qu’une mise en scène peut fonctionner au-delà du public spécifique visé (Dresde 1986/Bayreuth 1993/Aix 1999 face à Lyon 2017) et au-delà du contexte, et que ces travaux, loin d’avoir épuisé leurs forces, les ont vues revigorées.
D’un autre, éprouver le besoin de ces recréations, n’est-ce pas, en creux, constater qu’on est peut-être à la croisée des chemins, à un moment où l’on a l’impression que tout a été dit, que les mises en scène, même les plus récentes et les plus marquantes, sont arrivées au bout d’un parcours.
De fait, l’incroyable choc d’une production de Chéreau en 1976, par rapport à la production ordinaire de l’époque, n’a rien à voir en terme de rupture avec celle de  la génération actuelle des grands metteurs en scène par rapport à leurs immédiats prédécesseurs : Warlikowski, Tcherniakov, tout remarquables soient-ils ne représentent aucune rupture par rapport à ce qui se fait depuis une quarantaine d’année sur les scènes, seul peut-être le théâtre de Castellucci pourrait porter en lui des voies nouvelles.
Ce qui se passa en 1976 avec Chéreau à Bayreuth fut une sorte de prise de conscience que le théâtre, et le théâtre le plus contemporain entrait à l’opéra. Il y avait eu certes Wieland Wagner, il y avait eu certes à Bayreuth aussi Götz Friedrich quelques années auparavant. Mais l’effet « médiatique » de ce Ring (même si Ronconi à la Scala avait largement ouvert la voie, mais pas dans la chambre d’écho qu’est Bayreuth), fut un déclencheur qui ouvrit grand les portes des opéras d’abord allemands, puis plus largement internationaux, à une nouvelle génération de mises en scènes, qui firent dire qu’on entrait dans l’ère des metteurs en scène, manière un peu exagérée de dire que désormais, la mise en scène comptait aussi à l’opéra.
Nous sommes en 2017 et depuis 1986 (date de la Première de l’Elektra de Ruth Berghaus) quelles voies nouvelles ? Sûrement des innovations technologiques, avec l’entrée en force de la vidéo sur les scènes (depuis notamment le Guglielmo Tell de Ronconi à la Scala en décembre 1988), et désormais la vidéo en direct (merci Frank Castorf) qui en révèle les espaces invisibles. Il reste qu’au niveau conceptuel, les démarches de la plupart des metteurs en scène de la génération actuelle reste inspirée par les avancées du Regietheater, même si les aspects idéologiques ou politiques sont atténués au profit d’analyses plus psychologisantes.
Ce qu’a prouvé Serge Dorny avec son idée remarquable, c’est que ces deux pièces (rappelons que le Tristan d’Heiner Müller fut hué et critiqué à la création) sont devenues « classiques », au sens où elles ont pris une valeur intemporelle, qui interroge et fascine le public d’aujourd’hui comme celui d’hier. C’est un peu moins vrai de l’Incoronazione di Poppea, plus historiée de Klaus Michael Grüber, mais là le charme est ailleurs, stylisation d’un univers, renvoi au monde de la fraîcheur cruelle de la jeunesse, sorte de monde d’album qui nous parle encore aujourd’hui : il y a quelque chose de nostalgique qui marque le spectateur.
N’importe, les trois spectacles à leur manière reparlent au public : le théâtre ne serait donc plus cet art de l’éphémère, de l’instant fugitif qui peuple les écrits théoriques ?
Ce qui me fait un peu gamberger sur le moment théâtral que nous vivons, c’est que dans le même temps et pas seulement à Lyon, d’autres événements scéniques interrogent. À Salzbourg, au Festival de Pâques qui fête ses 50 ans, on reprend, on reconstitue la production Karajan/Schneider-Siemssen de 1967 de Die Walküre. Les cahiers de régie ayant disparu, c’est Vera Nemirova qui assure la mise en scène, et l’on reconstruit le décor avec une passionnante exposition sur cette reconstitution. À Baden-Baden, on reprend, dans une autre mise en scène il est vrai (et on pourrait dire hélas) La Tragédie de Carmen de Marius Constant (et Peter Brook). À Mannheim on fête en grande pompe les 60 ans de la production de Parsifal de Hans Schüler tandis qu’à la Scala on s’apprête à reprendre la production légendaire de Entführung aus dem Serail de Giorgio Strehler, née en 1972, tandis que La Bohème de Franco Zeffirelli (1964) continue de reprise en reprise d’y faire exploser les applaudissements au lever de rideau du deuxième acte.
Verra-t-on bientôt une tentative de faire revivre le Ring de Chéreau ou les Wagner de Wieland ? Force est de constater que si le Regietheater a dit au monde des choses que ce dernier ne voulait pas forcément entendre, on assiste aujourd’hui à des tentatives de réaction d’un côté et de célébration de l’autre : la question de la mise en scène est toujours au centre de débats herméneutiques vifs, qui cachent des prises de position idéologiques et –il faut bien le dire – une crise du public dans les opéras les plus célèbres (la Scala en est l’exemple le plus frappant). Cette crise vient aussi dans des institutions qui n’ont pas vraiment afficher de politique claire, allant de l’affichage de titres racoleurs sans vraie ligne (Alexander Pereira à la Scala) à un retour à une pauvreté scénique qu’on a confondu avec le retour à la tradition (Nicolas Joel à Paris) : on ne sent pas cette crise avec autant d’acuité en Allemagne. En France, Serge Dorny qui a résolument choisi une ligne novatrice en matière de mise en scène est très largement suivi par le public lyonnais : il est vrai que l’Opéra de Lyon plonge sa tradition d’innovation dans quarante ans d’une politique théâtrale née au TNP de Planchon, puis poursuivie à l’opéra avec Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo : un public cela se construit et s’éduque. Le Regietheater et les mise en scènes novatrices ne font donc pas peur partout, et que je sache, Lyon n’est pas une ville de tradition révolutionnaire…

Tristan und Isolde (Heiner Müller) Acte II, Lyon 2017 ©Stofleth

Mais que ce soit justement à Lyon que soit affiché ce regard en arrière sur des productions mythiques, dans un théâtre qui cherche résolument des regards neufs et politiques dans ses choix scéniques est un indice : ne serions-nous pas à un moment charnière où tout a été dit scéniquement, au point que le regard en arrière devient une sorte d’échappatoire, que nous sommes devant le mur de verre au-delà duquel pour l’instant il n’y a plus d’avenir en dehors du retour: la mode nous a habitués à ces retours sur le passé, le théâtre en serait-il arrivé à ce point, dans un monde d’ailleurs aujourd’hui largement dominé par l’idée qu’avant c’était mieux…La mode vintage dans tous domaines est aussi un indice…
Par ce Festival, Dorny montre d’un côté que ce théâtre âgé de plusieurs dizaines d’années a toujours sa force et son impact sur le public d’aujourd’hui, et n’a rien de poussiéreux, mais il nous avertit aussi d’une aporie éventuelle dans lequel se débattrait le théâtre d’aujourd’hui. En ce sens le Ring de Castorf à Bayreuth n’est-il pas l’extrême d’un Regietheater au-delà duquel ou il faut radicalement changer de vision, ou bien on risque de se répéter dans la fadeur. La question est essentielle, et vient du théâtre d’opéra le plus novateur de France, et on peut le dire aussi, l’un des plus novateurs d’Europe : et si la mise en scène n’avait plus rien à dire de neuf ?
Il reste que cette question, fondamentale pour le théâtre d’aujourd’hui, se dit par l’opéra. Ce débat est plus feutré au théâtre : la question du statut de la parole au théâtre, des arts du mouvement et de la danse pose une vraie difficulté pour l’art dramatique, mais de manière moins médiatisée qu’à l’opéra. On sait que les metteurs en scène de théâtre les plus originaux viennent souvent à l’opéra au moment où ils sont déjà un peu rangés et « institutionnalisés », épouvantails auprès d’un public lyrique qui frissonne à bon compte : ce ne fut pas le cas ni de Berghaus, ni de Grüber qui assez tôt ont touché à l’opéra dans leur carrière. Et pour Heiner Müller pour qui l’expérience théâtrale procède d’une approche intellectuelle et littéraire, Tristan est d’abord expérience presque « théorique » et non « passage » à l’opéra.
Ces recréations lyonnaises et ce succès incontestable posent désormais une question bien plus fondamentale qui va plus loin que l’événement :  celle du théâtre aujourd’hui, de son devenir dans un monde dont on sait les hoquets et les drames.

De ces questions, la presse allemande s’est fait l’écho, consacrant des pages entières (dans la FAZ, dans la Süddeutsche Zeitung) à l’événement lyonnais, en saisissant le sens et les potentiels. En France, la plus grande revue musicale ne s’est pas déplacée, non plus qu’un « célèbre quotidien du soir », comme on dit…ce sont des fautes lourdes, imbéciles, qui montrent combien échappent les vraies questions culturelles, au profit du contingent attrape-tout, et comment la question culturelle dans nos médias parmi les plus représentatifs (pas tous heureusement) peut-être ignorée dans ses potentialités et bafouée dans sa réalité. [wpsr_facebook]

Tristan und Isolde , Heiner Müller, Bayreuth 1993, Acte I©Archiv Bayreuther Festpiele

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL “MÉMOIRES” – TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER le 18 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Heiner MÜLLER)

Acte II ©Stofleth

 

Voir le compte rendu (David Verdier ) de cette même représentation dans Wanderer

Les souvenirs sont si vifs de cette production qui marqua tant le Festival de Bayreuth qu’on ne peut réprimer une surprise au lever de rideau. Certes, on retrouve les éclairages si troubles, si pâles, on retrouve cette impression de vide et en même temps d’enfermement, on retrouve ce hiératisme des figures, mais elles ne sont plus lointaines, et la scène n’est plus ce halo qu’on voyait de la salle de Bayreuth, et elle ne nous semblait pas si pentue.
La salle de Bayreuth n’est pas l’Opéra de Lyon, et le rapport scène-salle n’a rien à voir.

À Lyon, les effets voulus par le metteur en scène Heiner Müller et le décorateur Erich Wonder (décors reconstruits par Kaspar Glarner), ne peuvent coïncider puisque la salle est à l’italienne avec fort rapport de proximité. Le travail de Müller joue sur l’éloignement, sur des figures entrevues, presque translucides : ainsi à Lyon voyons-nous au contraire les chanteurs très près, les petits gestes, les mouvements infimes, tout ce qu’on ne voyait pas ou presque pas à Bayreuth. Il faut donc se réhabituer et ne pas superposer les images.

La question de ce festival, celle de faire revivre des productions disparues (qui fera l’objet d’une réflexion dans ce blog) était au centre des regards divers sur ce Tristan und Isolde de Heiner Müller, qui a tant marqué les mémoires des spectateurs du Festival de Bayreuth. Car il y avait à la fois dans les discussions d’entracte ceux qui avaient vu le spectacle à Bayreuth, et ceux qui n’y étaient pas : le sens du défi de Serge Dorny était bien de proposer cette production à ces derniers, évidemment en majorité (écrasante) dans la salle de l’Opéra de Lyon. Il reste qu’un certain nombre de journalistes plus mûrs avaient le souvenir de Bayreuth, ce qui ne manque pas de perturber le regard critique sur le travail de Müller vu aujourd’hui.
C’est cette idée qui pervertit le regard. La production de Müller, conçue visuellement pour une salle en amphithéâtre à vision exclusivement frontale, avec un recul physique important de la majorité des spectateurs (aussi bien au parterre que dans les loges, balcon et galerie du Festspielhaus), ne répond pas de la même manière dans une salle aussi intime (1100 spectateurs) que celle de l’opéra de Lyon, avec ses visions latérales en grande hauteur, et son parterre réduit, rapproché, à la pendance légère quand Bayreuth a une pendance forte. Car là-aussi les choses diffèrent : alors que les dimensions de la scène en largeur et hauteur sont proches de celles de Bayreuth (même si la profondeur est très différente), la pendance de la salle de Bayreuth est forte et détermine des perspectives à corriger sur la scène (en modifiant la pendance de la scène) pour avoir l’effet de plat en vision du plateau.

Dernière remarque, la mémoire pouvait être aussi pervertie par la distribution de Bayreuth, étincelante (Waltraud Meier, Siegfried Jerusalem, Daniel Barenboim). Que ces noms soient liés à une vision, à un contexte, à des souvenirs émus, c’est évident. Mais comme les chanteurs ne peuvent plus chanter ces rôles et que Daniel Barenboim est sur d’autres projets, forcément la question de savoir comment d’autres prendraient le relais se posait.

La direction de Hartmut Haenchen n’a franchement rien à envier à celle d’autres chefs, aussi (sinon plus) prestigieux. Au niveau du concept, de l’approche, de l’effet produit, nous sommes aussi sur des sommets. C’est alors une affaire de goût, une « Geschmacksache » qui n’a rien à voir ni avec la production ni avec le rendu réel de l’œuvre. Enfin, l’insertion de nouveau chanteurs dans la production, avec le niveau pointilleux de la reconstitution à laquelle a procédé l’Opéra de Lyon, n’a pas été à mon avis problématique, c’est je le répète, la position relative du spectateur à Lyon qui peut faire penser que la direction d’acteurs et que le jeu sont différents. Mais les chanteurs se sont bien insérés dans l’exigence de Heiner Müller, retranscrite par son collaborateur de toujours Stephan Suschke à qui avaient déjà été confiées les reprises de la production à Bayreuth après la disparition de Heiner Müller en 1995.

Les regrets éternels ne peuvent faire office de critique : je suis moi-même traversé par les images de Bayreuth, et j’ai par ailleurs d’autres souvenirs tenaces qui pervertissent quelquefois mon jugement (Nilsson dans Elektra par exemple). Fallait-il laisser inviolée une production qui avait autant frappé, musicalement et scéniquement, au nom de l’œuvre d’art éphémère qu’on emporte avec soi dans les labyrinthes de sa mémoire ? C’est une discussion possible, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon est aussi fascinant tout en étant autre. Pour moi la réponse est donc claire.
Ce qui marque dans cette production, c’est justement son caractère lointain et éthéré, une manière de reproposer le mythe sans rien qui soit anecdotique ou trivial. À peine un meuble (le fauteuil éculé sur lequel git Tristan au troisième acte), et pour le reste des signes. L’espace est clos, mais en même temps translucide et vaporeux, léger, avec des éclairages (l’immense Manfred Voss, repris ici par Ulrich Niepel) qui jouent sur de faibles, très faibles contrastes, et qui caressent la scène plutôt que l’éclairer, et des matériaux qu’on suppose très peu « matérialisés » justement (tissu, tulle) qui rappelleraient l’architecture japonaise. On a souvent interrogé Heiner Müller sur son rapport au travail de Wieland Wagner, dont il disait n’avoir vu que des photos, mais  ce rapport est bien ce qui ressort dans l’imaginaire du spectateur qui n’a pas vu les mises en scène bayreuthiennes de Wieland.
On avait le souvenir d’êtres tout aussi lointains, désincarnés, comme dans un univers déjà au-delà, comme dans ce deuxième acte nocturne où la lumière d’un bleu profond épouse et caresse une armée de cuirasses, témoins muets, rappelant un monde de chevalerie que la légende même de Tristan met à mal, dont la variation des éclairages montre quelquefois, émergeant, trois ou quatre cuirasses qui figureraient ces témoins tapis. La cuirasse, un objet particulièrement identifiable, qui pourrait renvoyer à quelque concrétude, est ici elle aussi désincarnée, abstraite : les personnages circulent dans cet univers d’une manière géométrique et semblent émerger d’un champ (cela m’a fait penser en revoyant la scène, au magnifique champ de coquelicots du Prince Igor vu par Tcherniakov) comme si ces cuirasses n’étaient plus que des traces d’un monde jadis végétal, mais aujourd’hui métallisé d’où toute nature s’est envolée. La puissance de l’image est telle que le souvenir qu’on en a de Bayreuth et ce qu’on en voit sont ici presque congruentes.
On avait oublié un premier acte dont les espaces de jeu sont délimités par des rais de lumière et des taches de couleur, par des espaces géométriques seulement tracés par la lumière comme si les personnages étaient enfermés, certes, mais par des lois, des règles indistinctes et impossibles à figurer. Cette fixité, la manière aussi dont les personnages se meuvent, la lumière pâle d’un soleil qui n’ose être franc contribue à cette ambiance étrange, qui rappelle quelque chose du théâtre Nô (les costumes sont d’ailleurs du japonais Yohji Yamamoto). Les personnages sont-ils d’ailleurs des personnages, tant le jeu des ombres et des lumières nous empêche de les toucher, tant les mouvements sont contraints et limités, tant tout charnel est absent de cette vision, qui pourtant est bouleversante, parce que dans cette fixité, tout mouvement prend un relief immédiat. L’apparition de Tristan à l’acte II, dans l’ombre, côté jardin, semble être une apparition en transparence, par la subtilité des éclairages, et peu à peu la silhouette se précise et entre dans le champ.

Daniel Kirch et Alejandro Marco-Buhrmester Acte III ©Stofleth

Le lever de rideau à l’acte III est un moment magnifique « comme avant »: le rideau se lève très lentement, sur un univers uniformément gris, au sol jonché de gravats, au point que le fauteuil où gît Tristan semble être un rocher. Le costume de Tristan et de Kurwenal, les mêmes, mais l’un noir (Kurwenal) l’autre gris (Tristan) se fondent avec l’ensemble. On avait le souvenir de cette scène terrible, et elle surgit de nouveau, telle quelle, dans sa misère qui repend à la gorge. On a du mal à identifier les costumes à première vue, et de loin à Bayreuth ils n’apparaissaient pas avec cette précision, ce sont des redingotes déchirées (avec gilet et chemise) qui furent des « habits », et qui ne sont plus que haillons de ce qui fut : constat d’une déchéance qui ferait presque surgir les deux personnages d’un univers à la Beckett. Entre l’image noble des cuirasses de l’acte II, image d’ordre, image rangée, référencée, colorée et les gravats universels du III, il y a toute la béance du malheur.
Seule l’apparition d’Isolde va changer cet univers au final, d’abord revêtue d’un lourd manteau gris – encore – dont elle va recouvrir le cadavre de Tristan, puis d’une robe grise aussi, pendant la bataille finale où elle reste d’une fixité statufiée, comme déjà abstraite. Pour la Liebestod, le décor prend des couleurs dorées (magnifique impression du mur qui discrètement passe du gris à l’or), et Isolde se débarrasse de sa robe terrestre pour ne garder que sa robe dorée et céleste, éclairée, cérémonielle, qui brille au loin, couleur d’un soleil qui accueille les morts chez les égyptiens ou les incas, couleur d’une transfiguration finale dont on gardera longtemps l’image. Un deuil qui entre de plain-pied dans le mythe.
C’est bien ces univers à la fois différents et unifiés par la forme et les matières utilisées, et surtout par des éclairages qui déterminent complètement une ambiance, par leur imprécision (comme la différence entre peinture au dessin et peinture à la couleur) qui donnent unité à l’ensemble. Alors, on rentre peu à peu dans cet univers, très inhabituel, et qui propose un spectacle autre par la nature différente des deux salles, et semblable parce qu’il prend le spectateur à la gorge, comme il le prenait à Bayreuth.
L’autre gageure était d’oser une autre distribution, tant celle de Bayreuth avait marqué, avait incarné cette production. Il fallait oser une autre Isolde que celle mythique de Waltraud Meier, un autre Tristan et oser un autre chef. À la luxuriance, la tension dramatique, la couleur de Daniel Barenboim, succède le hiératisme de Hartmut Haenchen. Hiératisme parce que Haenchen comme pour son Elektra travaille la partition, sans y ajouter des intentions, mais laissant la musique dire ce qu’elle a à dire, en n’accélérant jamais le tempo, en veillant à une très grande clarté de la lecture, où l’on constate une fois de plus le travail approfondi mené avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui sonne comme rarement on l’a entendu. Cette fois-ci dans la fosse, car contrairement à ce qu’on pense, point n’est besoin d’un orchestre géant pour Tristan, l’acoustique relativement sèche de la salle correspond trait pour trait à la direction musicale. Une direction qui ne laisse pas échapper une note ni un instrument, qui soigne le fil continu, sans exagérer jamais les aspects dramatiques, mais sans jamais rendre l’œuvre plate ou uniforme (si l’on peut rendre plat un Tristan). Par rapport à Parsifal, Haenchen a peu dirigé Tristan et d’une certaine manière son approche est encore neuve, elle est au moins autre, et sans doute pour mon goût plus convaincante que son Parsifal (aussi bien à Paris qu’à Bayreuth d’ailleurs), dès le premier accord, celui si fameux, les choses sont en place et on comprend que ce sera une grande chose. Peut-être le moment le plus réussi, celui qui est le plus lacérant aussi est le prélude du troisième acte, tout à fait extraordinaire. Une chose est sûre en tous cas, Hartmut Haenchen a réussi à mener l’orchestre de l’Opéra de Lyon à des sommets, aux cordes extraordinaires, avec un son très maîtrisé, sans scories aucunes, et une remarquable précision. Un orchestre cristallin, limpide, d’une clarté qui fait contraste avec l’univers indécis de la scène, cet univers où les personnages évoluent sans se regarder, marchent comme des automates (Tristan au premier acte), dans un espace vide où les formes font lumière, et d’où résonne d’un son franc, net, et d’où émergent les merveilles de la partition. C’est ce système de correspondance baudelairienne, où les couleurs et les sons se répondent chacun dans leur ordre, qui fascine, comme si l’un alimentait l’autre en une ténébreuse et profonde unité.
Très différent de l’approche de Kirill Petrenko dans cette même salle, avec un orchestre qui a magnifiquement progressé grâce au travail de Kazushi Ono, Hartmut Haenchen propose donc un Tristan complètement convaincant parce qu’une fois de plus jamais narcissique, jamais sirupeux, préférant le Bauhaus à l’univers du Palais Garnier et n’invitant jamais l’auditeur à se rouler dans les volutes sonores et moirés d’un Wagner bourgeois à la Thielemann. Et il en sort un Tristan d’une grandeur simple, d’une infinie tristesse et d’une infinie lumière.

 

On attendait aussi la distribution, qui proposait l’Isolde et le Roi Marke de 2011, Ann Petersen et Christof Fischesser, et une prise de rôle dans Tristan, celle de Daniel Kirch, ainsi que dans Brangäne chantée par Eve-Maud Hubeaux, jeune et valeureuse chanteuse française dont on entendra parler. Une distribution qui a montré qu’il est inutile d’afficher les gloires du moment pour faire un bon Tristan.
Annoncée souffrante, Ann Petersen a donné un exemple à suivre de chant maîtrisé, jamais pris en défaut même si çà et là on sentait que la voix n’était pas au mieux de sa forme, mais sans jamais rater un aigu ou faire défaut de projection ou de couleur. Les difficultés d’ailleurs ne se notaient pas aux aigus, clairs, bien projetés, maîtrisés, mais plutôt à la ductilité dans les parties centrales. Peu importe au fond, tant elle a su donner au personnage son poids, avec l’avantage, pour ceux qui avaient déjà vu le spectacle à Bayreuth, ou même en vidéo, d’avoir physiquement certaines ressemblances avec Waltraud Meier… On est surtout admiratif du travail sur le texte effectué avec le chef, qui donne à son interprétation une grande profondeur et une très grande expressivité. Dans une mise en scène où le corps s’exprime a minima, tout le poids doit être donné par le dire : et chaque nuance, chaque intention est donnée, chaque mot est sculpté, dans un chant jamais hurlé, jamais excessif. Nul doute qu’Ann Petersen, qui propose une interprétation plus élaborée et encore plus approfondie qu’il y a six ans avec Kirill Petrenko, peut être considérée parmi les Isolde qui comptent, plus dignes d’intérêt que celles de certaines stars plus en vue parce que plus appuyées sur la couleur et le texte que sur la puissance vocale.
La distribution telle qu’elle a été constituée est contrastée, et peut-être moins homogène que ce à quoi l’Opéra de Lyon nous a accoutumés. Le choix de Daniel Kirch comme Tristan (une prise de rôle) pouvait se justifier car c’est un chanteur qui fait une honorable carrière en Allemagne ; je l’avais vu dans Die Meistersinger von Nürnberg à Karlsruhe et sa prestation était convaincante. Mais Walther n’est pas Tristan.
D’abord, se préparant sans doute au redoutable troisième acte, il semble être un peu inhibé dans les deux premiers, avec une voix moins projetée, qui provoque un décalage avec la voix d’Ann Petersen notamment pendant le duo du deuxième acte, et surtout sans vraiment colorer, sans vraiment interpréter ni travailler sur le texte, souvent monocorde et inexpressif. Certes il chante, sans scories, mais sans personnalité, d’une manière très grisâtre et sans grande imagination, malgré un joli timbre et un grain vocal intéressant.
Au troisième acte, la voix est indiscutablement mieux projetée, mais le long texte reste dit de manière plutôt plate, sans vrais accents, et presque un peu ennuyeuse. Je le souligne à nouveau : il ne fait pas de faute de chant particulière, mais il propose un chant sans particularité ni caractère, et c’est évidemment problématique dans une mise en scène où le dire est si important.
De plus Daniel Kirch manque un peu de cette tenue scénique, qui exige une raideur qui marque l’Isolde d’Ann Petersen, et qui marquait aussi jadis l’attitude de Siegfried Jerusalem, presque statufié. Ainsi donc, même scéniquement, notamment au premier acte, il semble mal s’insérer dans l’ambiance voulue par la mise en scène, mal se conformer à cette rigidité qui doit être le caractère de ce début.
Magnifique surprise en revanche la Brangäne d’Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo française née à Genève, à la voix vibrante, magnifiquement projetée, au timbre plutôt clair (qui lui permettra de chanter Eboli la saison prochaine sur la scène de Lyon) qui paraît au premier acte un peu hésitante, mais qui prend de l’assurance dans un magnifique deuxième acte. Le texte est dit avec grande précision, le volume est réel, mais jamais exagéré. Tout cela est bien contrôlé. Une chanteuse qu’on va suivre avec beaucoup d’intérêt.
Le Marke de Christof Fischesser est remarquable, qui travaille le texte avec une grande finesse et une grande intelligence, dont la voix jeune donne au personnage une couleur inattendue sur toute la tessiture. La prestation est aussi bien du point de vue de l’interprétation et de l’expression que du point de vue strictement musical un modèle de contrôle et de raffinement. Il me semble aujourd’hui encore supérieur qu’à Lyon lors de la dernière production de Tristan en 2011, où il était déjà un Marke notable. Il a moins chanté Marke que d’autres rôles (on l’a vu notamment en Pogner à Munich dans les derniers Meistersinger), mais nul doute qu’il va vite devenir un Marke de référence.
Alejandro Marco-Buhrmester, le Günther de Castorf, annoncé aussi souffrant, était Kurwenal. Certes, la voix n’avait peut-être pas face à l’orchestre la projection habituelle et l’artiste s’est un peu ménagé. Il reste que là où peut-être la force manquait – et encore-, l’intelligence du chant a suppléé car ce Kurwenal était très attentif à chaque mot : il faut saluer l’expressivité, notamment pendant le magnifique troisième acte où il est presque un double de Tristan, dans le même costume en haillons, partageant avec lui la misère et l’attente. La question du double qui se pose au troisième acte était d’ailleurs aussi centrale au premier acte, où à Brangäne/Isolde au premier plan, répondait dans l’ombre au fond de la scène Kurwenal/Tristan, aux attitudes similaires, accroupis au fond dos à dos tels un groupe sculpté d’une statuaire antiquisante. Alejandro Marco-Buhrmester est un artiste remarquable, doué d’une voix au timbre chaud, d’une émission impeccable et faisant toujours preuve d’un souci notable de la couleur. Malgré le refroidissement, la prestation fut à la hauteur de l’enjeu.
Thomas Piffka était Melot ; très souvent dans les distributions, le rôle est un peu sacrifié : c’est le méchant, le traître et il intervient au total de manière très limitée. Mais on sait que quelquefois ce type de rôle peut déparer une distribution par ailleurs construite et soignée. C’est ici ce qui se passe, où ce Melot à la voix grinçante, à la limite de la justesse, aux attaques hasardeuses et à l’expressivité inexistante gâche un peu l’ensemble par des interventions décalées (deuxième acte !). Autant la veille dans Aegisth cela pouvait passer, car Aegisth est un rôle de caractère auquel on peut donner une couleur vraiment caricaturale, autant dans Melot cela ne passe pas et on a vu la différence quand un Melot est vraiment bon (au TCE et à Rome par exemple, la saison dernière avec le Melot de Andrew Rees). En revanche, rien à redire des « petits » rôles, Patrick Grahl (ein Hirt, ein junger Seeman) et Paolo Stupenengo (qui appartient au chœur) dans le Steuermann.

Il reste qu’en dépit de quelques problèmes de distribution, tant le rendu de l’orchestre que la force de la production font de ce Tristan un très grand moment d’opéra avant que de nostalgie, et que l’opération, difficile est une réussite à porter au crédit de la magnifique idée de ce Festival.[wpsr_facebook]

Liebestod ©Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL “MÉMOIRES” – ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 17 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Ruth BERGHAUS)

©Stofleth

Voir aussi la critique de David Verdier dans Wanderer

Après un magnifique Couronnement de Poppée de Klaus Michael Grüber, voilà la stupéfiante Elektra de Ruth Berghaus, je mets en avant les metteurs en scène et non les compositeurs, parce que la force de l’idée de ce festival « Mémoires », c’est la célébration de la mise en scène comme révélation d’une œuvre.   En sortant de l’Elektra triomphale de Lyon, qui faisait renaître un spectacle né en 1984 à Dresde, aux temps de la DDR – é!ément déterminant – et disparu en 2009 en pleine santé, même si la production jouée près de 80 fois avait fait son temps à la Semperoper, se confirme l’idée qu’il y a des mises en scène qui sont des œuvres dont la puissance jamais ne s’éteint. Nous avons la chance avec Elektra d’être devant un opéra rarement médiocre musicalement, un peu plus souvent scéniquement.

Ce que nous montre Berghaus, c’est le Regietheater, dans sa grandeur brechtienne, avec son effet immédiat sur le public, y compris physique, et ce que nous montre le spectacle dans son ensemble, confié musicalement à Hartmut Haenchen qui créa la production à Dresde, c’est que le travail conjoint metteur en scène-chef d’orchestre, lorsqu’il est profondément lié à une construction conceptuelle partagée, aboutit au chef d’œuvre. On m’accusera sans doute de superlatifs inutiles et répétitifs, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon dépasse tout ce que nous avons vu récemment en matière d’Elektra, et que le travail musico-scénique effectué place cette production (de 1984) au-delà de ce qui s’est fait depuis, y compris ce qui s’est fait de meilleur.

La direction de Hartmut Haenchen se place dans la lignée des Böhm, des Barenboim, des Abbado, nous sommes à un très haut niveau, fait de rigueur et de simplicité : on joue les notes, des notes qui se suffisent à elles-mêmes et qui ne sont pas surjouées : apparaît alors l’extraordinaire construction de la composition straussienne, sa subtilité, ses moments retenus, son lyrisme, son extrême raffinement : et l’orchestre de l’Opéra de Lyon a été mené au sommet par ce chef à la rigueur bien connue et à la disponibilité infinie envers les musiciens. Et on voyait le chef, au geste épuré, mobile mais pas trop, et en tous cas jamais spectaculaire, qui était l’autre personnage de l’œuvre, parce que la mise en scène de Berghaus fait de l’orchestre un personnage, un ensemble d’acteurs dans un dispositif de théâtre sur le théâtre, dans un dialogue visible avec les chanteurs, dont les modulations épousent celles de l’orchestre, qui jamais ne les couvre, dans un dispositif où, sur scène, chacun doit veiller à contrôler le volume. Les chanteurs la plupart du temps perchés sur le décor-plongeoir de Hans Dieter Schaal devaient à la fois jeter un œil sur le chef, plus bas, chanter vers la salle, et jouer dans un espace de quelques mètres carrés.

On aurait pu croire que le volume de l’orchestre aurait couvert et tout emporté comme un tsunami sonore : il n’en est rien et ce n’est pas là la moindre surprise que de voir l’énorme phalange réussir à maîtriser les volumes : on sait que c’est l’impossibilité de mettre tout l’orchestre en fosse à Dresde qui est à l’origine du dispositif scénique, et que sa reprise à Lyon a été suggérée par Hartmut Haenchen parce que la fosse de Lyon ne peut accueillir non plus Elektra en fosse. Le chef réussit à jouer sur les contrastes sonores, et sur le contrôle du son jusqu’au presque rien et à l’ineffable en ne faisant que ce qui est écrit, sans jamais chercher l’effet. L’orchestre de l’Opéra de Lyon dans cette production n’a rien à envier à d’autres phalanges plus prestigieuses, ou médiatiquement plus favorisées. C’est un travail de joaillerie époustouflante qu’a effectué Hartmut Haenchen, et en même temps un travail d’une rare « objectivité », quelque chose de la Neue Sachlichkeit de la fin des années vingt (encore les années Brecht), une entreprise qui projette l’œuvre de Strauss dans son futur et puisque Haenchen lui-même déclare qu’Elektra est l’irruption e Strauss dans la musique contemporaine : nous sommes aux antipodes d’une direction narcissique, qui ferait du son pour le son, qui nous montrerait le chef au miroir de son ego. Il y a là les notes, dans leur sécheresse et jamais sèches, prodigieusement tendues, et il y a là volonté de ne rien « surfaire », et tout aboutit à une multiplication de la tension, un peu comme le chef Hermann Scherchen mettait les salles à genoux par un Boléro de Ravel métronomique et sans autre effet que l’exécution des notes dans leur agencement sans jamais accélérer les tempi ou le volume. Haenchen impose une Elektra autosuffisante, dans un dispositif scénique où les musiciens deviennent des profils d’une œuvre et non des outils pour l’œuvre.

© Stofleth

Le dispositif scénique donne la première place à l’orchestre, masse imposante à vue qui s’interpose entre le spectateur et les chanteurs qui émergent de la mer des instruments: les rares fois où les chanteurs chantent au bas du décor ils sont derrière l’orchestre et deviennent des ombres dont le chant est étouffé par la masse, voire disparaissent dans l’anonymat de l’orchestre, et là aussi, le jeu scène-orchestre est impressionnant. C’est bien cette articulation entre le dispositif scénique et ses exigences en arrière-plan, devant un cyclorama, avec l’orchestre au premier plan, qui produit un effet inattendu, et sans doute voulu celui d’un orchestre accompagnant un film muet.. Le cyclo derrière le décor, le jeu des ombres, les mouvements et les gestes même des chanteurs (Clytemnestre !) rappellent en effet les films expressionnistes muets (un comble dans une œuvre à l’énorme volume sonore): le monde même qui a vu naître la vocation de Bertolt Brecht.
Car le travail de Ruth Berghaus, reconstitué par Katharina Lang (Staatsoper Berlin), est un travail multipolaire, qui s’intéresse à l’histoire d’Elektra, qui s’interroge sur le sens du mythe, en 1984 en République Démocratique Allemande, dans une Allemagne encore séparée en deux, où les créateurs de l’Est commencent à travailler (ou émigrer) à l’Ouest.
Berghaus a fait quatre Elektra : à la Staatsoper de Berlin (appelée alors Deutsche Staatsoper) en 1971, puis à Mannheim en 1980. A Dresde en 1984, le théâtre de l’Est au plus grand prestige qui avait vu naître l’Elektra de Strauss accueille celle est alors l’une des stars de la mise en scène, déjà accueillie à l’ouest et toujours contestée, qui a dirigé le Berliner Ensemble à la mort d’Hélène Weigel en 1971, et qui depuis 1980 travaille aussi à l’ouest, puisqu’elle n’a plus de charges officielles en DDR. C’est Ruth Berghaus qui commence à mettre en scène les textes de cet autre auteur de la DDR qu’est Heiner Müller. En 1984, elle s’intéresse désormais uniquement à l’opéra, elle qui fut d’abord chorégraphe, puis metteur en scène de théâtre. Elle fera une dernière Elektra à Zürich en 1991.

Mais la production de Dresde reste sans doute la plus marquante, à cause de la solution scénique globale qu’elle adopte avec Hans Dieter Schaal, le décorateur qui va travailler avec elle sur une dizaine de productions, une solution originale et impressionnante, percher les chanteurs sur un plongeoir en béton, mettre l’orchestre en dessous comme une « mer musicale », un plongeoir qui est en même temps une sorte de tour de guet où veille jalousement une Elektra chienne de garde dont c’est le domaine.
Quand le rideau se lèvre, très lentement, et fait découvrir les pieds, puis les jambes des musiciens assis, puis l’orchestre dans son ensemble puis le plongeoir sur toute la hauteur de scène (de fait les surtitres sont latéraux), l’image est déjà impressionnante en soi, puis saisissante lorsqu’on voit les servantes chassant les mouches d’un lieu encore malgré le temps passé baigné des remugles sanglants du meurtre d’Agamemnon : ce plongeoir, c’est le lieu de l’assassinat. On sait en effet qu’Agamemnon est tué dans son bain. Et du bain au plongeoir, il n’y a qu’une logique brechtienne à interpeller. La construction de béton est abandonnée, avec son armée de servantes qui chassent les mouches d’un espace, devenu tombeau abandonné, le Tatort, lieu du crime auquel Elektra s’accroche et qu’elle protège, installée et attachée par des cordes, comme un chien, et réfugiée dans le coin droit, seul endroit sans rambarde, où le béton est brisé dont on imagine bien que c’est là que le crime a eu lieu. Cet appendice de béton donnant sur le vide, c’est son espace, elle y monte et elle s’y couche, comme le chien sur la tombe de son maître, c’est ainsi couchée, regardant sa mère Clytemnestre perchée en haut du décor que débutera leur dialogue.

©Stofleth

Lorsque les servantes dans la première scène l’évoquent sans aménité, elle erre entre elles, presque l’une d’elles, en robe grise, pendant que le spectateur observe en haut à gauche une silhouette qu’on pourrait croire prête à intervenir, qui est une représentation d’Elektra, une statue acrotère d’un temple, accrochée en position d’amazone, comme si elle était en fuite. Cette image fixe accentue le sens désespéré de l’histoire : elle évolue au premier niveau, sur une plateforme de quelques mètres carrés qu’elle ne peut parcourir puisqu’elle est attachée ;mais au deuxième niveau, il y a une sorte de vigie centrale et cette image d’Elektra fuyant, fixe un mouvement immobile, celui d’Elektra, l’héroïne impuissante qui fait tout faire par les autres (Oreste, Chrysothémis).
Peu d’outils, aucun élément anecdotique, mais seulement du symbolique : Clytemnestre aux cheveux roux, vaguement sorcière avec son long sceptre-bâton qu’elle va ficher dans la niche centrale du décor, en réalité le sceptre d’Agamemnon, rappelant ainsi le rêve que Chrysothémis raconte à sa sœur  dans la tragédie de Sophocle : On dit que Clytemnestre aurait vu notre père à nous deux reparaître devant elle et qu’il aurait planté dans notre foyer le sceptre qu’il portait jadis, avant qu’Égisthe le lui eût pris. De ce sceptre alors aurait jailli une jeune pousse capable de couvrir à elle seule de son ombre toute la terre de Mycènes. Tel est le récit que je tiens d’un homme qui se trouvait là lorsqu’elle exposait son rêve au Soleil. (Le récit existe aussi chez Euripide).

Ce geste spectaculaire de Clytemnestre, qui plante le sceptre dans la niche, intervient juste avant qu’elle ne descende de sa vigie pour entamer son monologue Ich habe keine gute Nächte. Ce geste va faire de ce long sceptre le regard d’Agamemnon sur toute l’œuvre, qui s’éclairera une fois le double meurtre accompli. Autre détail : la hache qu’Elektra cherche est figurée par une pièce de bois rectangulaire, rouge comme le sang, comme le couvercle ensanglanté d’une cache.
Quand Oreste arrive il est vêtu dans le même gris que sa sœur, dans la fraternité terrible unie dans la vengeance et dans le sang..
Nous sommes dans un univers symbolique, distancié, un univers vaguement effrayant avec ses ombres portées, avec ses éclairages (magnifiques) de Ulrich Niepel, très mobiles qui changent de couleur, qui sont tour à tour crus ou chauds, et qui rendent le spectacle fascinant, comme la coloration écarlate du cyclo à la fin, quand le sang de nouveau a coulé dans le palais d’Agamemnon et que tout est accompli.
Mais nous sommes aussi dans un univers où tout obéit au livret de Hofmannsthal, sans aucune initiative qui en transformerait le sens. La scène initiale des servantes, dont la conversation porte sur Elektra, clairement comparée soit à un chat sauvage au début puis à la fin comme une chienne, se termine par une sorte de rituel où deux servantes lui enfilent un manteau-camisole, qui dissimule son corps et ses mains, c’est ce manteau qui est attaché, comme si enfiler le manteau lui donnait après la scène des servantes, le rôle théâtral qu’elle doit jouer et qu’on veut qu’elle joue, comme si Elektra jouait un rituel au quotidien, entrait en scène au quotidien pour jouer son rôle de chienne attachée à sa niche-tombeau, comme si seule l’animalité pouvait la qualifier. D’ailleurs, dès qu’Oreste a accompli ce qu’il doit, elle se libère et abandonne son manteau. Cette ritualisation renvoie Elektra et l’ensemble des Atrides à une composition huilée où les costumes (de Marie-Luise Strandt) fixent les fonctions : Elektra et Oreste en gris, de ce gris même du cyclo, Chrysothémis en jaune (chryso…en or), et Clytemnestre en rouge, mais d’un rouge jamais éclatant, couleur de sang séché, avec cette longue étole dont Elektra va s’envelopper, comme si elle s’enveloppait dule sang paternel . On reconnaît bien là l’approche déictique et didactique chère à Brecht.

©Stofleth

Autre élément de fidélité à Hofmannsthal, le rire de Clytemnestre à la fin de l’entrevue avec Elektra est l’un des plus longs et des plus spectaculaires qu’on ait entendus (Et Lioba Braun s’en donne à cœur joie), mais nous sommes aussi dans un univers où Elektra se donne toujours à voir, perchée au-dessus du volcan ou de l’océan sonore comme rappel de l’inexorable. Dernier élément hautement symbolique, qui apparaît à la scène finale, pendant qu’Elektra meurt enveloppée du manteau d’Egisthe, Oreste et Chrysothémis guettent quelque chose au loin, comme si le drame qui venait d’exploser en son moment paroxystique annonçait une suite, comme si alors ce plongeoir qui était mémoire et exclusivement mémoire devenait cette tour de guet où l’on guette un futur qui ne vient pas (à la manière du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq), subtil moyen pour Berghaus de souligner la période, l’avenir incertain des républiques du bloc oriental, et l’attente anxieuse de la suite (nous sommes cinq ans avant la chute du mur). Oreste ne cessera de guetter de haut en bas du décor, avant de disparaître, guetteur vain d’un monde incertain.
Comme on le voit, comme sur ce plongeoir il y a plusieurs étages et plusieurs niveaux, il y a plusieurs éléments qui s’imbriquent. De la libération mortifère d’Elektra à une libération aux contours incertains, qu’on attend et qu’on ne voit pas venir.
J’ai d’abord voulu évoquer la performance époustouflante de l’orchestre, puis la mise en scène, parce que l’orchestre en scène devient le foyer sur lequel se concentrent les regards et le fonctionnement du spectacle : ce spectacle prodigieux exige une direction aussi austère que le dispositif scénique, sans volutes, une direction qui sans jamais être plate ou sans âme, vibre de la seule force d’une musique déchainée qui quasiment fait naître ou surgir le drame sans jamais seulement l’accompagner. Tel est le travail de Haenchen.

Scène finale©Stofleth

A ce couple chef-mise en scène répond l’engagement d’une distribution vraiment exceptionnelle par son intelligence : dans une œuvre où on a souvent l’impression qu’il suffit de voix énormes pour que tout passe, c’est l’inverse qui se produit, tout passe parce que les voix d’abord chantent et souvent subtilement.
C’est bien là la surprise de la soirée. On s’attendait à un ouragan sonore, et on a le son, sans l’ouragan. Une prosopopée du son qui se dresse devant nous et qui nous fascine, nous implique totalement, tant le texte, tant les subtilités de la partition nous atteignent en direct, droit au but. Ce travail sur le texte, c’est évidemment la direction musicale qui le détermine, parce qu’elle veille avec rigueur et précision pointilliste à ce que les chanteurs ne soient jamais couverts, malgré l’écran orchestral au premier plan. Bien sûr, la position élevée des chanteurs le permet, mais l’impression qui ressort est bien un travail de projection particulièrement élaboré.
Déjà, les servantes, qui bougent de haut en bas, s’entendent chacune avec un timbre et un volume particulier, et la cinquième servante, la plus jeune et la seule qui défende l’héroïne, avec un regard qui rappelle celui de Kundry vers Parsifal « Ich will die Füße ihr salben und mit meinem Haar sie trocknen », est d’ailleurs très crânement chanté par Marianne Croux. Voix claire, haute, magnifiquement projetée du haut même où Elektra veille habituellement.
Les rôles de complément, le précepteur d’Oreste (Bernd Hofmann), jeune et vieux serviteur (respectivement Patrick Grahl et Paul Henry Vila) s’insèrent de manière fluide dans le flot sonore et toutes les servantes, dans ce chœur très diversifié soit dans l’expression soit dans le volume n’appellent aucune remarque. Thomas Piffka dans Egisthe a la voix un peu abîmée qui convient, mais on y aimerait pour ces courtes interventions plus de caractère et plus de manière, on aimerait un chant grinçant, on a un chant sans âme. L’Oreste de Thomas Fischesser est remarquable : son timbre clair et chaud, à la couleur juvénile, la projection impeccable, la diction et l’articulation exemplaires font de son intervention et notamment son duo avec Elektra un moment clé, tant les deux voix se répondent, entre l’urgence (Elektra) de l’une et l’étrange sérénité de l’autre. On se souviendra aussi longtemps de la manière lente dont il s’éloigne, traversant comme suspendu et étranger les transes des deux sœurs et l’agitation des servantes et de l’orchestre déchainé, et disparaissant lentement tantôt dans la lumière et tantôt dans l’ombre, en guettant on ne sait quoi dans une fixité hallucinée.

©Stofleth

La Clytemnestre de Lioba Braun secoue aussi le spectateur, d’abord par ses cris bestiaux au moment où Oreste la frappe, mais aussi par son rire convulsif à la fin de la scène avec Elektra : elle a su rendre parfaitement l’errance du personnage entre humanité et bestialité, entre tension angoissée et recherche désespérée d’apaisement. Lioba Braun est une vieille connaissance de la scène allemande, une de ses artistes qui n’a jamais été de premier plan, même si elle a chanté un peu partout les grands rôles du répertoire, dont Brangäne dans production Heiner Müller/Barenboim à Bayreuth, mais toujours solide, toujours sans reproche, incarnant toujours de manière intéressante les personnages (je me souviens d’une Kundry frappante). Elle a d’ailleurs dans Clytemnestre la sauvagerie et la douleur d’une Kundry vieillissante : elle sculpte chaque mot, distille chaque expression, et utilise une voix « qui fut » mais qui n’est plus tout à fait, de la manière merveilleuse et prodigieuse des grandes dames du chant dont la technique et l’intelligence supplée aux inévitables problèmes d’usure. Son spectre vocal, qui va du contralto au soprano (Kundry, Brangäne, Eboli, Marschallin et même Isolde), lui permet des ruptures de ton, des changements de registres brutaux, une expressivité audacieuse qu’on n’entend pas toujours dans ce rôle. Elle la joue expressionniste : une artiste à la Edvard Munch. Impressionnante.
Katrin Kapplusch, en troupe à Essen, chante les sopranos dramatiques, de Lady Macbeth à Turandot, de Tosca à Rusalka. Elle campe une intense Chrysothemis, particulièrement à l’aigu qu’elle soutient avec force et grande justesse de ton.
Il lui manque peut-être un peu d’homogénéité dans la voix, notamment les centres et les passages, pas toujours bien négociés, mais l’engagement et la présence sont tels, les aigus (dans la scène finale) sont tellement bien projetés et épanouis qu’on oublie les quelques menus problèmes techniques de ligne de chant. C’est l’intensité qu’on retient, et la présence et aussi l’émotion.

©Stofleth

J’ai suffisamment dans ce blog émis des réserves sur Elena Pankratova, à qui je reprochais un chant puissant, au volume immense, mais sans subtilité ni autre intérêt que le volume, pour saluer aujourd’hui sans réserve une performance exceptionnelle. D’abord, elle a le physique exact de Birgit Nilsson ce qui dans le rôle campe un profil ! Elle n’en a pas la voix, mais elle en a la présence.
Ce qui surprend, c’est que là où l’on s’attendait à du volume, on a une incroyable variété de tons, d’approches, d’expressions. Le travail avec le chef sur le texte, la manière dont l’orchestre soutient, fait que jamais on a entendu Pankratova aussi fragile d’une certaine manière, aussi contrastée, aussi colorée. Son Elektra a une sorte de grandeur tragique dans sa fixation obsessionnelle, dans son rôle de chienne enchaînée, et en même temps dans son extrême fragilité, qu’elle sait rendre dans sa voix que j’ai rarement entendue aussi diversifiée dans l’expression. Si les aigus sont bien là, mais pas aussi puissants qu’on pourrait penser, il y a surtout tout le reste et c’est le reste qui est passionnant. Elle est tour à tour butée, émouvante, terrible, bourreau et victime. On a entendu de très grandes Elektra à commencer par Herlitzius, ou Polaski, ou Behrens et bien sûr Nilsson ; Elena Pankratova se place dans cette lignée : c’est une très grande performance qu’elle a offerte au public lyonnais.

Au sortir de ce spectacle, on ne peut que souligner l’extraordinaire travail d’une Berghaus visionnaire, qui projette à la face du spectateur une complexité qui n’a d’écho que dans la complexité sonore illustrée par la direction musicale, dans un système allégorique qui révèle en même temps la puissance du mythe, qui ne cesse de renaître, quels que soient les temps. Ces gens qui guettent angoissés le futur forcément noir d’un monde tragique, c’étaient les habitants de la DDR en 1984, et aujourd’hui, c’est évidemment nous, au bord du plongeoir d’où nous risquons de chuter. [wpsr_facebook]

 

OPER STUTTGART 2016-2017: FIDELIO de L.v.BEETHOVEN le 5 Novembre 2016 (Dir.mus: Patrick LANGE; Ms en scène: Jossi WIELER & Sergio MORABITO)

Dispositif   ©A.T.Schaefer
Dispositif ©A.T.Schaefer

Direction musicale: Patrick Lange, Mise en scène et Dramaturgie: Jossi Wieler, Sergio Morabito, Décor: Bert Neumann, Costumes: Nina von Mechow, Lumière: Lothar Baumgarte, Chœur: Johannes Knecht

Don Fernando: Ronan Collett, Don Pizarro: Michael Ebbecke, Florestan: Eric Cutler, Leonore: Rebecca von Lipinski, Rocco: Roland Bracht, Marzelline: Josefin Feiler, Jaquino: Daniel Kluge, Erster Gefangener: Young Chan Kim, Zweiter Gefangener: Sebastian Peter, avec: Staatsopernchor Stuttgart, Staatsorchester Stuttgart

Venu pour le Faust exceptionnel de Frank Castorf (voir le site Wanderer), j’ai profité de ma présence à Stuttgart pour assister la veille au Fidelio dit « de répertoire », qui était la production de début de saison dernière. L’intérêt était double, d’une part il était intéressant de mettre en perspective l’approche de Kupfer à Berlin vue quelques jours auparavant et celle du binôme Wieler-Morabito à Stuttgart, d’autre part, j’aime assister à des représentations de répertoire, parce qu’elles en disent souvent plus sur l’état d’une maison d’opéra qu’une nouvelle production.
La production de ce Fidelio va se concentrer sur la question du texte et des dialogues, complets, et sur la question de la trace là où Claus Guth à Salzbourg les a tous effacés, signe qu’il y a là un véritable enjeu.
Toute l’action se déroule devant une espèce de bunker dont on ne réussit pas à déterminer la fonction et qui se dévoilera à la fin. L’ambiance dessinée par Bert Neumann, le mythique décorateur berlinois de Frank Castorf qu’il a accompagné à la Volksbühne depuis 1989, pour son dernier décor (il est décédé l’été 2015 à 54 ans), est à la fois aseptisée et redoutable, un hall d’entreprise de logistique éclairé à cru (par Lothar Baumgartne, fidèle de Neumann et Castorf), où le travail des personnages consiste à réceptionner des paquets d’un tapis roulant, les ouvrir, les contrôler puis les renvoyer sur un autre tapis roulant. Des personnages dont on finit par comprendre qu’ils sont tous prisonniers, tous habillés de la même manière en quatre déclinaisons, évoluent sous une vingtaine de microphones qui captent tous leurs dialogues: c’est un monde de prison, comme si l’univers était lui-même une immense salle de contrôle où chacun épie l’autre ; les prisonniers vêtus (costumes de Nina von Mechow) comme les personnages principaux se déplacent comme de petits soldats au pas, et à l’aveugle : le monde-même est une prison, sous le regard, figuré par un écran où paraissent les mots même des airs, non comme surtitrage (leur format est bien plus large), mais comme s’il fallait absolument garder le mot comme trace fatale et qu’aucun, ni des dialogues, ni des airs ne devait échapper .

Ce décor, un hangar logistique du « Stasiland » (un monde connu et subi par Bert Neumann originaire de la DDR) que Jossi Wieler et Sergio Morabito,  loin de l’humanisme beethovénien, nous présentent, est une sorte de monde d’après, ou, mieux, un monde d’aujourd’hui, ce monde du totalitarisme soft, de ce « monstre doux », le mostro mite  décrit par Raffaele Simone dans un livre célèbre paru il y a quelques années.
Comme Kupfer à Berlin, Wieler et Morabito n’y croient plus.
Inquiétant regard où le monde est lu comme une immense prison, ou comme un univers à la Orwell où Big Brother règne, ou bien, pire encore, un univers de téléréalité où la vie au quotidien est objet de regard, parce que tout doit être vu, et de spectacle, parce qu’on doit en jouir. Ainsi au milieu de cet univers faussement industriel, qui gère l’industrie de l’espionnage des uns vers les autres, de tous vers tous, une balancelle orange, qui marque l’univers petit bourgeois qui s’est construit dans cette horreur-là : on a l’humanité qu’on peut.

Rocco (Roland Bracht) et Leonore (Rebecca von Lipinski) ©A.T.Schaefer
Rocco (Roland Bracht) et Leonore (Rebecca von Lipinski) ©A.T.Schaefer

Il y a en effet évidemment une sorte de contraste entre l’horreur du propos, le regard, l’impossibilité d’être soi, la saleté mentale que tout cela suppose et le décor très clean, la modernité proprette presque télévisuelle (d’où ma référence à la téléréalité). En effet, le Pizzaro est une sorte non pas de « Stasimann » mais semble presque sorti d’un film de Fellini (on est dans la férocité d’un Ginger e Fred), un producteur prêt à tout.
Mais que fait donc le prisonnier Florentin isolé dans un tel monde ?

Stasiland...©A.T.Schaefer
Stasiland…©A.T.Schaefer

La solution vient, comme un deus ex machina à la fin. Le ministre, Don Fernando, libère l’ensemble des prisonniers avec Florestan au premier plan en faisant ouvrir par Leonore le fameux bunker, qui s’ouvre comme une porte de garage et laisse apparaître un monde de papiers et d’archives qui sont en train d’être broyées, qu’aussi bien Leonore que Marzelline et Jaquino vont regarder, consulter, comme si leurs actions avaient été là consignées, épiées, classées peut-être par Florestan lui-même au passé alors trouble, ou bien c’est le produits des dénonciations dont a été victime Florestan. On pense à Tartuffe, au discours de l’exempt (« Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude) et à la dénonciation de l’Orgon du moment (Florestan) par le Tartuffe du moment (Pizzaro ?), et à la volonté du Prince d’effacer les mots. C’est tout le discours sur le rapport au passé, sur les totalitarismes, sur la situation des sympathisants de la révolution au début du XIXème dans l’Empire d’Autriche à la veille du congrès de Vienne qui se révèle: en 1804, quand Beethoven écrit sa première version de Fidelio, le monde des libéraux européens voyait en Napoléon le garant de l’humanisme et de la liberté, et l’opéra libérateur avait un sens d’espérance. En 1814, quand tout est à peu près consommé, que Napoléon n’a  défendu ni la liberté ni l’humanisme, mais a installé un autre totalitarisme, et que les vieilles monarchies sont en train de reconquérir le terrain perdu, le monde est autre et Fidelio (1814) ne peut qu’être un chant désespéré. C’est cette histoire complexe, ce renversement de sens, ce monde d’hier et d ‘aujourd’hui où les conquêtes qu’on croyait définitives s’avèrent fragiles que racontent Wieler et Morabito.

Choeur des prisonniers ©A.T.Schaefer
Choeur des prisonniers ©A.T.Schaefer

Les relations entre les personnages restent cependant ce qu’elles sont dans l’œuvre de Beethoven, même si la mise en scène et la dramaturgie leur donnent l’ambiguïté dont il a été question plus haut, et en font un monde où la frontière entre bons et méchants n’est plus si nette : chez Beethoven, c’est le cas de Rocco. Wieler et Morabito nous suggèrent que Florestan et  Pizzaro sont eux-mêmes ambigus, que le monde-même est ambigu et que la liberté n’est pas un donné, ni même un promis. Le chant final plein d’espérance est teinté d’amertume, il n’est qu’à regarder le visage de Leonore, défait par la découverte du « bunker », la trace construite des ambiguïtés, des secrets gardés et accumulés, des passés troubles. On comprend alors pourquoi au lever de rideau Marzelline lave avec scrupule et attention le sol : on pense aux servantes de l’Elektra de Chéreau occupées à laver toutes les traces indélébiles du sang du meurtre d’Agamemnon, on pense à Lady Macbeth et à son obsession des taches de sang, on pense à ce passé qu’on essaie d’effacer et qui ne disparaît jamais, qui se révèle toujours à un moment ou un autre, ce peut-être pour l’Allemagne le passé nazi, ou le passé Stasi, en France le passé Vichy. Il y a toujours quelque chose à cacher, et qui finit toujours par se révéler.

Voilà un travail complexe, qui exige du spectateur une attention, une réflexion et une analyse approfondies, et qui ne laisse pas indemne. Mais à une semaine de distance, le Fidelio de Kupfer et celui de Wieler-Morabito, par des moyens très différents, disent quelque chose de voisin sur la désespérance du monde, comme si nous entrions dans un tunnel.
Musicalement, la représentation est d’une très grande tenue : les forces de l’Opéra de Stuttgart que ce soit le chœur (dirigé par Johannes Knecht) avec ses deux solistes valeureux Young Chan Kim et Sebastian Peter ou l’orchestre, montrent que nous sommes dans une grande maison: pas de scories, mais de l’énergie, de la précision, une vraie implication qui seront confirmées par le Faust du lendemain. Spectacle créé par le directeur musical Sylvain Cambreling, cette reprise de Fidelio est dirigée par Patrick Lange, un chef encore jeune qui fut pendant une brève période directeur musical de la Komische Oper de Berlin, très attentif, très précis, un de ces chefs qui donnent confiance aux orchestres par leur sérieux et leur souci d’une approche sans bavures. Sa direction est énergique, plutôt classique au sens où elle ne marque pas une volonté excessive de personnalisation ou d’interprétation, mais un respect de l’écriture et un vrai souci de l’équilibre avec le plateau, sans jamais couvrir et soutenant en permanence les chanteurs. Patrick Lange, que j’estime, est en ce sens un grand chef de répertoire (et ce n’est pas pour moi péjoratif), une garantie pour un théâtre (comme a pu l’être un Fabio Luisi dans la première partie de sa carrière), il lui manque peut-être ce grain de fantaisie et de liberté qui le propulserait à un niveau supérieur.

Marceline (Josefin Feiler) ©A.T.Schaefer
Marceline (Josefin Feiler) ©A.T.Schaefer

Du côté du plateau, essentiellement composé d’artistes de l’ensemble de Stuttgart, une remarquable homogénéité, c’est quasiment la distribution de la première qui a donc travaillé longuement avec les metteurs en scène : frais et très incarnés le Jaquino de Daniel Kluge et la Marzelline de Josefin Feiler, joli contrôle de voix mozartiennes, jamais excessives, et très présentes néanmoins.
Le Pizzaro de Michael Ebbecke est d’abord un personnage, d’une certaine vulgarité télévisuelle, échevelé, vêtu comme un faux jeune, sans scrupule, chanté avec netteté et force, voix bien projetée (ou jetée ?)  qui est bien plus ambigu que dans d’autres lectures. Wieler et Morabito n’en font pas un personnage noir, ils lui laissent en quelque sorte sa chance.
Le Rocco de Roland Bracht, même avec une voix un peu fatiguée, est profondément juste, humain, ambigu lui aussi mais il chante d’une manière si chaleureuse, avec ses faiblesses et son air débonnaire, qu’on pardonne tout au personnage, et tout au chanteur. Une véritable incarnation.
Le ministre de Ronan Collett est un peu pâle vocalement, mais c’est aussi la conséquence d’une mise en scène qui l’efface, devant le chœur et les personnages qui se dépêtrent dans le bunker. Une absence de relief du vrai pouvoir qui accentue l’ambiguïté de cette fin sans gloire laissant seule Leonore avec une pâle lumière lunaire qui n’a rien du soleil éclatant qui habituellement se lève sur les âmes .

Leonore (Rebecca von Lipinski) ©A.T.Schaefer
Leonore (Rebecca von Lipinski) ©A.T.Schaefer

Les deux héros, Rebecca von Lipinski  (Leonore) et Eric Cutler (qui succède à Michael König, le Florestan de la première) ont tous deux une voix qui n’a pas tout à fait le format habituel des deux rôles. Rebecca von Lipinski était aussi Leonore dans le Fidelio récent donné à la Philharmonie (voir Wanderer). La voix est aux limites, le format est plus celui d’un lyrique qu’un lirico très spinto exigé par le rôle, et la fin est quelquefois un peu difficile. Elle incarne pourtant magnifiquement le personnage, et compense par sa présence et une jolie technique les fragilités réelles de la voix : l’incarnation est meilleure que la prestation, mais dans Fidelio, l’incarnation est essentielle et elle est totalement engagée dans la mise en scène et sa complexité. Elle rend cette Leonore émouvante notamment à la fin où, malgré la libération de son Florestan, elle semble frappée, et finit isolée dans le noir.
Eric Cutler est un ténor de belle facture, belle technique, style, attention au texte, contrôle. Lui aussi n’a pas tout à fait le format de Florestan, il semble épuiser ses réserves, mais son Florestan reste crédible, notamment dans l’air redoutable d’entrée du deuxième acte. Il fait partie de ces chanteurs dont la technique et le style permettent d’aborder des rôles légèrement surdimensionnés sans jamais tomber dans les pièges. La voix est évidemment tendue, mais l’incarnation est là aussi, impressionnante notamment quand face à Rocco à qui il demande à boire, et la clarté de la voix, la justesse de l’expression sont ici des atouts. Il est à l’extrême du spectre du rôle. Florestan comme d’autres rôles du répertoire de la période, qu’on va retrouver dans Weber ou même dans le Grand Opéra, demande de la force, de la puissance et aussi du style, de l’élégance, une capacité à maîtriser et dominer la voix : Cutler a les qualités de raffinement qui permettent de compenser une puissance qu’il n’a pas tout à fait, et c’est pourquoi il est un Florestan crédible.

Au total, un Fidelio d’un grand intérêt, par son pessimisme même, par son ambiguïté : j’ai souligné souvent combien l’œuvre était difficile à monter, avec sa dramaturgie bancale et cette notable différence entre première et deuxième partie. En posant le dialogue comme musique, ainsi qu’ils l’affirment dans le programme de salle, les metteurs en scènes ont réhabilité théâtralement une pièce à la dramaturgie souvent sacrifiée. Je ne suis pas toujours convaincu par le travail de Wieler et Morabito, car je le trouve souvent d’un dépouillement paradoxalement complexe et exigeant. L’impression au sortir de ce Fidelio était mi-figue, mi-raisin, musicalement oui et scéniquement moui. Quatre semaines de maturation, la réflexion et l’analyse qui en résultent ont fait leur œuvre, ce sera oui, et pour les deux. [wpsr_facebook]

Image finale ©A.T.Schaefer
Image finale ©A.T.Schaefer

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2016-2017: FIDELIO de L.v.BEETHOVEN le 28 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Harry KUPFER)

Scène finale ©Bernd Uhlig
Scène finale ©Bernd Uhlig

Fidelio est un opéra qui d’un point de vue dramaturgique est relativement faible, ou plutôt très conforme à la mode de la fin du XVIIIème des pièces à sauvetage.
Mettez un prisonnier (en général c’est une prisonnière) dans un cachot terrible, enfermé injustement par un méchant. Un gentil passe par là (c’est souvent le ténor), la sauve et c’est l’amour.
La variation c’est que le gentil peut être l’amoureux, et le méchant le rival, ou que comme dans Fidelio, c’est la femme qui est libre et l’homme prisonnier.
La pièce à sauvetage est un genre en soi: il n’y a point derrière d’histoire de droits de l’homme ou de totalitarisme, mais du romanesque à revendre, hérité des grandes épopées italiennes du XVIème, pleines de magiciennes qui retiennent prisonniers des Orlando ou des Rinaldo.

La question de l’arbitraire (on dira aujourd’hui du totalitarisme) est posée chez Beethoven, que la révolution française fit palpiter, et qui s’intéressa surtout à Napoléon (il en revint assez vite) et ainsi que la question de l’humanisme des Lumières qui nous illumine encore, même si aujourd’hui une partie de la France sombre dans un anti-humanisme ou des contre-lumières, un soleil noir qui dresse son front (Front ?) délétère.
C’est que Fidelio est le résultat croisé de l’illuminisme du XVIIIème, d’épopées de la renaissance, de grands romans picaresques et manichéens, et de la mode des pièces à sauvetage. Je me répète souvent et mes lecteurs le savent : à part Die Zauberflöte, autre exemple de pièce à sauvetage, l’exemple même de la pièce à sauvetage, que toute la société musicale et les compositeurs d’opéras connaissaient est Lodoïska de Cherubini (Paris, 1791, même année que Zauberflöte), le plus grand succès de la révolution française – 200 représentations- l’exemple même de pièce populaire, dont l’histoire va être reprise par Mayr, puis par Rossini, mais aussi par Beethoven, (y compris quelques menues phrases musicales, mais à l’époque ce n’était pas pêché) .
On trouve donc une dramaturgie assez conformiste, et un dénouement plein de joie et de bons sentiments, comme dans les opéras comiques les plus courus.
Mais ici, il ne s’agit pas de Cherubini, Mayr ou Rossini, mais Beethoven, et de plus dans son unique opéra, qu’il va travailler et retravailler des années durant jusqu’à sa forme définitive, en 1814 après 10 ans d’hésitations et de remords.
Ainsi donc, la valeur ajoutée de Fidelio n’est pas l’histoire, d’une banalité et d’un conformisme habituels pour l’époque, dont le seul moment d’efficacité dramatique (théâtrale),est le moment de la libération de Florestan et celui où Leonore, une femme, petit être faible et sans défense, brandit une arme en menaçant Pizzaro, la valeur ajoutée de Fidelio, c’est la musique.

Le premier acte commence comme un opéra bouffe de Mozart ou de Paisiello, puis une série d’expositions : Jaquino aime Marzellina qui aime Fidelio qui ne l’aime pas. Rocco estime Fidelio et le destine à sa fille. Fidelio-Leonore n’aime que Florestan et ne jure que par sa mission libératrice à accomplir. Et tout ce badinage se passe en prison, je n’irai pas jusqu’à trouver à l’intrigue l’air un peu stendhalien du bonheur en prison, mais on n’en est pas loin. Car les respirations et les souffrances des prisonniers, il n’en est question que lorsque Rocco les fait sortir de leur soupiraux, sur l’insistance « humaniste » de Fidelio-Leonore qui ne veut qu’avoir l’occasion de reconnaître dans le groupe son chéri. Et du prisonnier singulier qui est l’objet de toutes les attentions, il n’est question qu’à travers l’arrivée du méchant Pizzaro, dont les raffinements psychologiques se limitent à sa haine de Florestan. Il ne se passe donc pas grand-chose dans ce premier acte, sinon cette succession d’expositions.
La seule action qui soit décidée, c’est que Fidelio , en quelque sorte l’employé modèle, et le gendre idéal, va accompagner Rocco voir le prisonnier caché.
Enfin, à l’acte II, après la reconnaissance, après l’action d’éclat de Léonore, et la libération de Florestan, dès l’arrivée du ministre deux ex machina qui en profite pour libérer tout le monde, il ne se passe plus grand chose, sinon un chant de reconnaissance et de remerciements .
De cette situation Harry Kupfer, pour sa mise en scène de Fidelio qui est loin d’être la première (ce doit être la quatrième ou la cinquième), a pris une décision radicale : là où il ne se passe rien, il est inutile de faire du théâtre ou d’inventer une situation ou un contexte.
Il ne va proprement « mettre en scène » au sens habituel que la scène initiale du 2ème acte, la reconnaissance et la libération, et le reste va sembler laisser courir la musique avec le minimum d’initiative.

Il serait erroné de penser que Kupfer, 81 ans, 220 mises en scène, Kupfer l’intellectuel, le brechtien, ait subitement décidé de ne rien faire, de se moquer du public et de l’équipe artistique en présentant une version oratorio de l’opéra de Beethoven. Kupfer retrouve Barenboim après une quinzaine d’années, et la production est très clairement une production vespérale, une production d’adieux : Kupfer a 81 ans, Barenboim 73, et Matti Salminen, qui a 71 ans, a clairement dit que ce serait sa dernière « première ». Même Falk Struckmann (59 ans) le Pizzaro des théâtres depuis des années et Roman Trekel (53 ans), Don Fernando, donnent des signes de fatigue vocale. Production des adieux, certes, mais aussi production des fidélités, où deux vieux maîtres se retrouvent, autour d’une musique qui est celle de l’humanisme pour lequel ils ont toujours combattu et combattent encore. Respect.
Voir dans ce travail l’idée que c’est la musique qui sauve et qu’importe l’habillage pourvu qu’on ait Beethoven serait à mon avis une courte vue. Il y a dans ce travail quelque chose qui va au-delà des signes initiaux les plus visibles : le buste de Beethoven, le piano, les partitions, la leçon de chant qu’on a l’air d’entamer tranquillement au lever de rideau, tous assis autour du piano avec pour fond le très digne et très monumental Musikverein, comme si Fidelio était une musique consacrée pour lieux consacrés, tout cela est le visible. La chute de l’image du Musikverein, laisse se dresser derrière le mur de béton couvert de graffitis authentiques de la 2ème guerre mondiale que Hans Schavernoch a repris d’une prison de Cologne : nous sommes bien dans le monde des prisonniers politiques, un monde idéologique que Beethoven pose, et non le monde fleuri du Neujahrkonzert du Musikverein, de la leçon de chant et du piano où trône l’auguste buste. Tout s’efface et disparaît quand ce mur apparaît.
Que ce Musikverein qui s’est écroulé peu après le début réapparaisse à la fin est donc inquiétant:  aujourd’hui, où les menaces de totalitarisme pèsent partout, dans une société de la peur prétotalitaire, cette musique ne sonne plus pour ce qu’elle est, un chant d’aspiration à la liberté (Freiheit, écrit et gravé sur le mur), mais pour être écoutée, simplement, par les spectateurs passifs endimanchés que nous sommes : elle perd immédiatement sa valence révolutionnaire et humaniste. Elle devient musique du dimanche.
C’est pour moi le sens très fort de ce travail : qui nous dit que cette musique est plâtrée par son statut : au fond, même les SS écoutaient avec délices le Fidelio de Beethoven…
La mise en scène de Harry Kupfer, relayée par l’interprétation assez solennelle de Daniel Barenboim n’est ni gratuite, ni paresseuse. Elle est état, état des lieux d’une musique composée pour vibrer, et mise dans la boite du rituel de la musique classique, du rituel de la masterclass, du rituel du chœur final qui forcément amène à la catharsis. Puisque dans ce monde il n’y plus ni justice ni liberté, chantons-la, pour faire comme si.

Camilla Nylund (Fidelio) Matti Salminen (Rocco) Marzellina (Evelin Novak) Florian Hoffmann (Jaquino) ©Bernd Uhlig
Camilla Nylund (Fidelio) Matti Salminen (Rocco) Marzellina (Evelin Novak) Florian Hoffmann (Jaquino) ©Bernd Uhlig

Il y a dans le travail de Kupfer l’habituelle précision des gestes, et l’habituelle gestion bienvenue des personnages et de leurs mouvements. Le quatuor, où chacun chante son espoir secret, en contradiction ouverte avec celui des autres personnages, s’unit autour de la partition. Là où il y a impossibilité de résolution, l’unicité se fait autour d’une musique non résolutive, mais au fond, consolatrice : car dans le Fidelio de Beethoven, Marzellina est bien la perdante, si perdante même qu’elle se fond dans le chœur final en fusionnant son amertume et sa tristesse dans la joie commune pour mieux la dissimuler. Autre geste magnifiquement réglé par la mise en scène, le jeu de regards de cette même Marzellina de Fidelio à Jaquino, de Jaquino a Fidelio, puis à son père, très discret, mais qui en dit long sur le nœud de la situation.

Il y a aussi le Rocco si humain et si maladroit de Matti Salminen, aux graves encore bien marqués, mais qui m’a frappé encore plus par le mode avec lequel il gère le dialogue, avec une expression et une variation de ton singulières, avec une ductilité qu’il sait bien enchainer avec le chant. Le personnage de Rocco a cette ambiguïté de l’exécutant incapable de se dresser contre l’arbitraire : dans la géométrie des personnages, il est l’anti Leonore, qui elle sait dire non. Rocco ne dit non qu’au moment où il sait qu’il ne risque plus rien. Il y a l’héroïne, qui fait tout bien et va au-delà d’elle-même et il y a l’antihéros, qui gère le quotidien pour ce qu’il peut donner, et qui ne tire que de petits profits. Cette figure, Salminen, immense et débonnaire, la revêt avec une aisance suprême, tant par le dire que par le chant. Son chant, qui ne peut plus valoriser le bronze d’une voix désormais à son crépuscule, en valorise l’humanité, en valorise la ductilité, en chantant quelquefois une sorte de parlar-cantando très efficace : de l’art de s’adapter aux réalités du jour, tout à fait à l’unisson avec son personnage.

Falk Struckmann (Pizzaro)  ©Bernd Uhlig
Falk Struckmann (Pizzaro) ©Bernd Uhlig

Le Pizzaro de Falk Stuckmann fait désormais partie de la galerie des grands portraits de l’opéra. Il l’a chanté partout, y compris dans la production précédente de la Staatsoper de Berlin, on l’a aussi entendu avec Abbado à Lucerne, où il venait de la salle pour éructer sa haine. La voix a perdu de son métal, a perdu en force, mais garde son énergie et sa noirceur par une expressivité et un sens de la diction qui restent un caractère notoire de ce chanteur. Le personnage voulu par Kupfer est clairement dessiné : il a le costume gris des fonctionnaires sinistres de la Gestapo ou de la Stasi. Il est une sorte de Scarpia, celui-là même auquel s’adresse le mur de cris silencieux qui nous est donné à voir. Un mur qui ne laisse voir du jour que quelques filets, quelques rais de lumière blanche : pour mettre en valeur le concret des gestes et des gens, le décor s’abstrait. Il suffit de ce mur de lamentations pour fixer le contexte. D’ailleurs, le chœur géométrique des prisonniers, chœur, contraint par la forme avec laquelle il se présente au public et au monde, va peu à peu se déliter timidement dans sa forme, dans sa couleur (les prisonniers enlèvent leur frusques) par la seule force de la musique, la seule force du chant choral, le chant d’ensemble qui donne énergie, chant d’appel qui, comme un chœur de Bach, va essayer d’atteindre un ciel qui ici se dérobe.

Une musique sublime dans un monde sinistre, des personnages prisonniers de la prison ou d’eux-mêmes, une absence de théâtre qui est impuissance voulue du théâtre : seule « la geste » de Leonore au début du 2ème acte est « mise en scène ». Au fond le mur des graffitis, à jardin la tombe dont on extrait des blocs de ciment (avec une relative facilité, il faut le dire) et à cour le prisonnier. L’espace évolue donc à peine, c’est un espace abstrait et distancié dans lequel chacun va pouvoir s’installer, avec ses rêves et ses désirs.

Acte II: Falk Struckmann (Pizzaro)  Camilla Nylund (Leonore) Andreas Schager (Florestan) ©Bernd Uhlig
Acte II: Falk Struckmann (Pizzaro) Camilla Nylund (Leonore) Andreas Schager (Florestan) ©Bernd Uhlig

D’ailleurs, ce prisonnier (Andreas Schager) est debout et libre au lever du rideau du 2ème acte. Il n’est pas entravé et commence à chanter le célèbre appel « Gott ». Ce n’est que dans un deuxième moment, comme se ravisant, qu’il va s’entraver le bras et mettre lui-même ses liens, comme s’il se devait de correspondre à ce qu’on attend de lui, comme si aussi il était prisonnier de son personnage de prisonnier. Chacun doit jouer le rôle qui lui est assigné : même dans le monde de Beethoven où tout le monde en appelle à la liberté, on n’est pas libre d’être ce que l’on veut. Kupfer par ce seul geste montre que nous sommes dans un monde de l’attendu, du préfabriqué, où nous sommes prédéterminés, y compris dans notre rôle de symbole du totalitarisme. Evidemment, il y a la « Verfremdung », la distanciation brechtienne derrière tout cela, la volonté de montrer que ce n’est que théâtre.
Dès lors, il va y avoir théâtre, seul moment où il y a une mise en scène qui semble réglée, avec d’un côté Pizzaro et Rocco, toujours un peu à l’écart entre chien et loup, de l’autre Leonore et Florestan (nom sans doute tiré de Floretski, le héros chérubinien de Lodoïska) où enfin une action est mise en place, très traditionnelle, où par la seule force de son chant et son énergie Fidelio-Leonore à califourchon sur le corps de Florestan arrête Pizzaro, avant même de braquer son pistolet.
Cette scène achevée, la scène finale revient au statu quo ante, le chœur s’installe pour une sorte de festwiese beethovenienne (Wagner s’en souviendra en effet dans la scène finale de Meistersinger, qui arrive quand les décisions vitales pour les personnages sont prises) ou devant la photo du Musikverein qui couvre à nouveau le mur, tout le monde chante, les héros avec la partition en main, avec Pizzaro qui quitte la scène au bout de quelque minutes, sans autre forme de procès, pour laisser tout le monde chanter sa joie. Roman Trekel, Don Fernando, le ministre, est habillé en smoking, comme si au moment où le chœur va chanter se présentait le chef de chœur. Roman Trekel, qui est un chanteur de Lied apprécié, a d’ailleurs un peu déçu: la voix n’a plus la projection d’antan, elle manque de stabilité, on a entendu des Don Fernando autrement plus imposants (Mattei!).
Mais cette joie est si médiatisée par la tradition, disposition du chœur, disposition des personnages, que le théâtre s’est envolé, il ne reste plus que la musique, comme mise en boite dans un Musikverein qui est en quelque sorte une nouvelle prison, la prison pour une musique incapable d’agir sur le monde.
Kupfer ne laisse pas éclater sa joie, ne montre pas qu’enfin la liberté est arrivée, mais qu’en réalité un totalitarisme en cache toujours un autre, que le monde ne change pas et que la musique n’y fait rien à l’affaire. Au fond, ce chœur ne chante pas si joyeusement, mais comme presque par devoir: devoir que de se mettre en rang, devoir que de faire face au chef, devoir que de tous chanter ensemble, solistes et choristes.
J’ai évoqué Pizzaro et Rocco, vieux compères de la scène d’opéra, il faut aussi saluer la jolie performance d’une Marzellina jeune, à la voix très lyrique, qui s’impose et sculpte bien chaque parole, Evelin Novak, membre de la troupe de la Staatsoper de Berlin. Elle campe une Marzellina ferme, pleine de relief, au contrôle vocal accompli et à la voix très présente. Florian Hoffmann, lui aussi un membre de la troupe prête sa jolie voix de ténor lyrique à Jaquino.
fidelio_45Andreas Schager est Florestan. La voix est claire, le timbre vraiment magnifique, le chant sans failles. Son Florestan est lumineux. Il n’a rien du Florestan tourmenté et intérieur d’un Jonas Kaufmann, son Florestan est jeune, il refuse la fatalité, il est visiblement ouvert sur tous les possibles de l’avenir.
Toutefois, cette voix qui se libère progressivement pourrait quelquefois être mieux contrôlée. Barenboim le serre de près et cherche toujours à lui faire atténuer son volume, car Schager a toujours tendance à un peu trop en faire, un peu trop surchanter. Il a d’éminentes qualités, et un organe vocal exceptionnel, et s’économiser un peu ne nuira pas à cet organe délicat et fragile qu’est la voix humaine. Cette tendance au forte finit par nuire à la silhouette psychologique qu’on veut dessiner. Et si l’on veut rester simplement dans le réalisme, peut-on imaginer un prisonnier réduit à tant de faiblesse se mettre à chanter avec une telle santé ? Bien sûr, il pourrait s’agir aussi de cette distanciation brechtienne à laquelle nous faisions allusion, le chanteur chantant à pleine voix indépendamment de la situation, pour distancier la situation et donner ce que l’auditeur mélomane attend : la performance. Il reste que le fougueux Schager ne s’économise pas et qu’il prend des risques .

Camilla Nylund (Leonore) ©Bernd Uhlig
Camilla Nylund (Leonore) ©Bernd Uhlig

Camilla Nylund était Leonore. J’aime cette chanteuse qui ne fait jamais partie des premiers noms auxquels on pense pour pareils rôles. Et pourtant, elle est une Elisabeth de Tannhäuser exemplaire, elle est la Rusalka du moment, depuis de longues années, elle est en outre une Elsa émouvante.
Et elle est ici une Leonore exceptionnelle. Exceptionnelle dans ce contexte d’ailleurs, d’une voix jamais en surchauffe, jamais trop démonstrative, qui chante juste, au sens expressif musical et interprétatif du terme, sans jamais rien de trop, mais toujours avec ce qu’il faut d’intensité et de technique. Elle sait distiller l’émotion, et dans le contexte de la mise en scène, elle joue juste aussi, sans trop en faire, dans un équilibre miraculeux qui lui donne cette aura d’évidence. Elle est pour moi la grande réussite vocale de la soirée, dans une sorte de modestie, de naturel, d’équilibre. Elle est presque héroïque sans le savoir, avec un sens de la diction là aussi exemplaire, et en même temps une joie de chanter visible. Certains moments de son 2ème acte sont déchirants, et son « abscheulicher », qui en a fait chuter plus d’une, et des très grandes, est sans reproche très vécu et très vibrant.
Magnifique chœur de la Staatsoper de Berlin dirigé par Martin Wright, qui scande merveilleusement le chœur des prisonniers, avec un sens particulier de l’intériorité et de la noblesse, et bien entendu dans la scène finale, qui appelle le chœur de la future 9ème , avec un éclat tout particulier dans l’espace bien adapté du Schiller Theater .

Daniel Barenboim n’est jamais aussi à l’aise qu’avec sa Staatskapelle Berlin, qu’il dirige depuis 25 ans et avec qui il y a le dialogue habituel des vieux couples (y compris dans les conflits d’ailleurs). En vieux routier gentiment cabot il sait évidemment y faire, avec le rituel des saluts, avec l’importance particulière du salut de l’orchestre sur scène, systématique et conclusif, qui montre où est l’âme de ce théâtre.
Tout commence par une exécution de l’ouverture Leonore 2 (déjà dans la production précédente) bien plus longue, plus tragique, moins dynamique que la Leonore 3, et moins passepartout que l’ouverture habituelle. Et cette longueur, ces ruptures, ce début très noir, tout cela pose l’ambiance de la soirée, d’autant que c’est dirigé de manière magistrale – sans doute un des moments les plus  forts musicalement.
Sa direction solennelle, plutôt lente, très claire, notamment dans le premier acte, plus revigorante et vigoureuse au deuxième acte, n’a pas la couleur de l’épique (l’inverse d’un Solti) ni du lyrique (Abbado), ni même leur dynamique: elle est en accord avec cette cérémonie des adieux dont le parlais plus haut. C’est d’autant plus ressenti pour moi qui ai entendu mon premier Fidelio à Paris avec un jeune Barenboim plus fougueux et clairement fils spirituel de Furtwängler avec  un jeune Jerusalem aux aigus en jachère vers la fin des années 70, à l’époque où la salle de la porte Maillot était auditorium si j’ai bonne mémoire.

Quelquefois le ton de ce Fidelio m’a rappelé le Furtwängler de l’allegretto de la 7ème, à d’autres moments, il m’évoquait Bruckner, ailleurs Gluck, ailleurs enfin pour remonter dans le temps, Bach. Une direction « noble », jamais ennuyeuse parce que toujours fouillée, mais très « sérieuse » plus que théâtrale. C’est tout un univers choral (au sens Bach) du terme qui s’expose ici, un univers où le théâtre va passer au second plan, en cela en accord avec la prise de position assez radicale de Kupfer, qui se distancie du théâtre au point de le vouloir disparu. Il fallait oser et ainsi provoquer les sarcasmes stupides de ceux dont le sport préféré est la descente en flammes, comme je l’ai lu quelquefois sur les réseaux sociaux. Je n’y vois  ni un Fidelio définitif, ni un absolu beethovénien, mais un travail prodigieusement intéressant et profilé, passionnant et profond : c’est un Fidelio rituel et plutôt grave, peut-être aussi désespéré ou tragique qui nous est donné ici, un Fidelio qui ne nous libère pas, qui nous laisse prisonniers parce qu’il va dans le mur.
[wpsr_facebook]

Chœur des prisonniers ©Bernd Uhlig
Chœur des prisonniers ©Bernd Uhlig

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER les 31 JUILLET et 12 AOÛT 2016 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; ms en scène: Frank CASTORF)

Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Walhalla? Acte III ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Götterdämmerung à Bayreuth est toujours un moment émouvant. C’est la dernière journée du Ring, et souvent la dernière journée du séjour, qui laisse toujours derrière un peu de nostalgie : c’est l’heure des bilans, c’est aussi le moment très sensible de la fanfare du troisième acte, exécutée selon les années d’une manière différente, modulée ou non. Je me souviens de cette fanfare dans cette couleur de crépuscule entre chien et loup, qui prenait immédiatement pour moi un relief particulier au temps de Chéreau: c’était là où disparaîtrait jusqu’à l’année suivante la merveilleuse image du rocher inspirée de Böcklin. Rarement image théâtrale ne m’a plus marqué. Difficile de ne pas s’en souvenir, difficile de ne pas aimer Götterdämmerung, indépendamment même de la qualité de la représentation. C’est toujours un adieu.
Beaucoup s’étonnent que même si les représentations ne sont pas toujours légendaires, on revienne sans cesse à Bayreuth. Pour ma part, ce lieu est tellement lié à ma vie que j’y reviens pour des motifs qui vont bien au-delà de la consommation contingente de cette représentation ou d’une autre. Tout prend à Bayreuth un relief particulier, en bien comme en mal. Je lisais des communications d’amis qui se désolaient de l’accueil houleux de la belle mise en scène du Siegfried de Frank Castorf hier (Ring III). Les fameux crocodiles ont fait leur œuvre, Siegfried est la production qui est systématiquement huée. Peut-être hier plus que d’habitude parce que une partie du public du Ring III est considérée plus conservatrice. Huer est toujours une manifestation de bêtise. Laissons les idiots à leurs certitudes : ce sont eux qui huaient Chéreau même pendant le déroulement de la représentation en 1976 ou 1977 ; on n’a pas idée de la violence des réactions d’alors. On voit aujourd’hui le résultat : l’histoire a parlé, et Chéreau est devenu un mythe. Frank Castorf a pris le lointain relais comme tête de turc.
On peut certes discuter l’entreprise de Frank Castorf, et sa lecture mais la discuter sur pièces, en argumentant, et surtout pas en affirmant que « Wagner n’est pas respecté » car le respect pour Wagner se lit non sur les crocodiles, un épiphénomène, mais sur un travail d’analyse et de mise en scène qui n’a pas aujourd’hui d’égal en profondeur ni en réflexion, dans les détails comme sur la ligne globale : Castorf a construit son Ring musicalement, avec ses leitmotives en écho avec ceux de Wagner, il a construit l’histoire d’un crépuscule, très ambiguë, ni optimiste ni pessimiste, pour la première fois sans réponse, sans option finale, comme en suspens. La profondeur du travail produit est la première marque de respect pour l’œuvre de Richard Wagner.
Résumons ce que nous avons vu: l’aventure des Dieux a été réglée dans Rheingold : une bande de gnoufs, de petits malfrats, une famille Ewing au petit pied. Celle des hommes est en train d’être réglée, elle suit dans les cent cinquante dernières années celle du pétrole, celle des aventures de pétrole et pouvoir. On l’a vue commencer en Azerbaïdjan (Walküre), continuer sous l’égide des dieux tutélaires du communisme puis à Berlin-Est, l’étrange caverne de Fafner pleine de menaces (Siegfried). Siegfried a brisé la lance sur laquelle les runes étaient gravées. Et cette brisure provoque immédiatement  de l’agitation dans la mise en scène de Castorf : vitrines de l’Est changées, Champagne à la place de verroterie, expression du désir et même de la luxure, comme si la rupture de la lance et la Wende quelque part correspondaient, comme si la dictature wotanesque prenait fin, qu’on se libérait, comme si ces crocodiles étaient déjà post-communistes.
Quelles que soient les péripéties qui précèdent, Götterdämmerung est autre, c’est un monde post. Souvenons-nous du travail d’Andreas Kriegenburg à Munich, si riche d’images, si abstrait et mythique dans les trois premiers épisodes, et au contraire l’univers si concret, si inscrit dans notre monde, du dernier jour dans un vulgaire centre commercial, verre et acier.
Ici, le décor  d’Aleksandar Denić, monumental comme pour les autres épisodes, est à la fois très historié et évocatoire ; très historié parce qu’il se réfère à des réalités, publicité gigantesque pour le complexe pétrochimique de Schkopau, bout de mur de Berlin coincé dans le décor, façade de bâtiment  qui renvoie à l’emballage de Christo du Reichstag, empilement de barils qui renvoient eux aussi à Christo, c’est-à-dire à l’art dans la cité, comme valeur éthique puis dans le dernier tableau valeur économique (à la fin entre les colonnes de Wall Street, les filles du Rhin sortent un Picasso).
Mais la mise en scène nous renvoie aussi à tout un monde de realia : le rôle de la banane en Allemagne de l’Est, qui fut une véritable affaire d’état (quand Seibert mange fiévreusement une banane entre le duo Siegfried Brünnhilde et la scène des Gibichungen), la présence turque et le kiosque à Kebab (Döner Box), l’Isetta et la Mercedes décapotable. Mais aussi des allusions à des films (Le cuirassé Potemkine) ou à des événements historiques (le blocus de Berlin). C’est-à-dire à la fois des références que chaque allemand qu’il soit originaire de l’Est ou de l’Ouest peut reconnaître, qui ont fait partie du vécu personnel ou familial et aussi des symboles plus larges lisibles par tous les publics un peu informés…
Pour comprendre la démarche de Castorf, sinon l’approuver, il faut avoir en tête le statut de Wagner en Allemagne, celui de Bayreuth, et l’occasion même de ce Ring qui est le bicentenaire de Richard Wagner. Wagner fait partie des masses de granit de la culture germanique (et mondiale, bien évidemment), qu’on se positionne pour ou contre d’ailleurs parce que Wagner fait clivage ; le statut de Bayreuth est aussi hautement signifiant dans le monde de la culture et notamment celui du théâtre, genre qui est en Allemagne un fondamental sinon un fondement. Rien à voir avec le statut du théâtre en France ou en Italie, même si les choses ont tendance à évoluer. Et le théâtre en Allemagne est d’abord théâtre public, financé par les collectivités locales: Bayreuth est depuis un peu plus de quarante ans un bien national. Ce qui se passe sur la scène de Bayreuth est toujours regardé et disséqué, qu’on soit wagnérien ou non, qu’on aime le théâtre ou non. Et ce n’est pas la musique de Wagner qui est interpellée -personne ne la met en doute- c’est la représentation wagnérienne, qui historiquement, a donné le ton de la représentation théâtrale en général.
Les mouvements commencés à Bayreuth ont été fondamentaux pour l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi pour la représentation théâtrale et son histoire. Castorf à Bayreuth c’est, comme pour Götz Friedrich (1972), Harry Kupfer (1978) et ou pour Heiner Müller (1993) en leur temps, une fois de plus la tradition du théâtre de l’Est, brechtien, didactique, épique, faisant irruption sur la scène emblématique de l’Allemagne.
Le théâtre de Castorf est profondément didactique : il ne cesse d’expliquer de justifier, de multiplier les références pour éclairer les questions posées par les textes, pour les contextualiser.  Il est à la fois le théâtre et sa glose. Ce n’est pas un hasard si par contrat il ne devait rien rajouter au texte de Wagner : la direction du festival craignait des aventures qui n’auraient pas manqué de provoquer bien plus que les huées pour cinq crocodiles. Le théâtre de Castorf est aussi profondément allemand pour un public qui a évolué, qui s’est largement internationalisé et qui n’a pas les mêmes références théâtrales : il est intéressant par exemple de lire et d’écouter les représentants d’autres publics ou d’autres cultures,  là où la tradition théâtrale n’est pas fondée sur les mêmes principes, comme la tradition italienne d’ailleurs, malgré un Strehler qui a tant fait pour Brecht, et même si aujourd’hui Romeo Castellucci a fait irruption (mais il doit sa carrière à son succès hors de la Péninsule).
Castorf est de plus un personnage hautement symbolique des déchirures de l’Allemagne du XXème siècle, déchirures dont il ne cesse de parler dans son théâtre, directement ou par allusions. La fin de son règne à la Volksbühne de Berlin d’ailleurs montre le basculement, sans doute nécessaire, vers autre chose. Le théâtre de Castorf, très appuyé sur les fractures idéologiques du XXème siècle, est peut-être déjà un théâtre du passé, mais visiblement son effet sur le public est bien présent: il parle encore au public, il hérisse encore : c’est sans doute aussi que l’idéologie, dans notre monde politiquement si correct, est un non-dit, et doit restée voilée…. Voir le voile de Christo s’écrouler et découvrir non le Reichstag, mais Wall Street comme substitut du Walhalla, c’est évidemment une vision idéologique sur la manière dont l’Allemagne d’aujourd’hui pourrait être considérée.
Que ces débats-là aient à voir avec Wagner, et notamment le Ring, c’est une évidence. Même si certains préfèreraient sans doute les tenues « intemporelles » de Wieland qui -croient-ils- permettraient aujourd’hui de mettre tout ça sous le tapis, mais qui à l’époque de leur création hérissaient tout autant (voir le scandale des Meistersinger).

Wagner était entré dans les débats de son temps du côté des révolutionnaires: l’ami de Bakounine (tiens, un jeu de mots intéressant avec Bakou auquel Castorf a pu penser …) a toujours été à gauche, même s’il a abondamment profité du système et des classes dirigeantes et possédantes.  Le lecteur ou l’auditeur d’aujourd’hui ne peuvent ignorer les ambiguïtés du personnage; il est clair que le Ring n’est pas un conte de fées, mais un ouvrage qui pose le pouvoir au centre du drame, et les moyens pour y parvenir. Les belles histoires d’amour et les légendes sont pliées à l’aune de la soif de pouvoir et sont des outils à son service, comme ceux qui les vivent : Brünnhilde et Siegfried, Siegmund et Sieglinde, Gunther et Gutrune sont des mortels qui le paient de leur ruine ou de leur vie. L’amour dans le Ring, maudit dès le départ, est une machine à tuer. N’oublions jamais que seul Alberich survit, celui-là même qui avait maudit l’amour.
Si Wagner nous disait il y a un siècle et demi que le monde tournait déjà sans espoir, mû par la passion de l’or et du pouvoir (mais Balzac ne disait-il autre chose dans la Comédie Humaine ?), pourquoi serait-il refusé à Castorf de dire la même chose, en soulignant que toute entreprise amoureuse est forcément vouée à l’échec et en cassant systématiquement l’attente du spectateur par un processus de distanciation qui pose une réalité qu’on ne veut pas voir (Siegfried, Brünnhilde, crocodiles). Pourquoi le spectateur, être pensant et réel devrait-il épouser les illusions des personnages? Castorf empêche systématiquement l’identification aux personnages. On ne vient pas voir le Ring à Bayreuth seulement pour rêver. Et surtout pas à Bayreuth construit pour les représentations du Ring. On vient voir le Ring d’abord pour comprendre.
A Bayreuth, on vient voir du Wagner certes, mais surtout du théâtre : un Wagner particulier passé au prisme du regard théâtral. Je le répète si souvent, mais je pense qu’il faut s’en convaincre : Bayreuth est le lieu de l’œuvre d’art totale, où musique et théâtre se tressent de manière indissoluble. Impossible de dire qu’on “n’écoute que la musique”, impossible de ne pas tenir compte de la scène dans un théâtre où l’orchestre est masqué. C’est pourquoi ceux que j’ai vu avec un masque de sommeil pour ne pas voir Castorf sont des imbéciles. Il faut quand même savoir pourquoi on est là. Et la mise en scène de Götterdämmerung, riche et foisonnante, qui parcourt le monde d’après-guerre, la Berlin du blocus, celle du mur, celle de l’Est et de l’Ouest (et les personnages passent indifféremment de l’une à l’autre), qui parcourt aussi les croyances et les superstitions, comme la vision chamanique de certains personnages comme Hagen qui erre dans un autel Vaudou qui trône pendant deux actes.
Je ne vais évidemment pas reprendre mes essais d’analyse de 2013 , 2014 (1) ,  2014 (2)  et 2015 , auxquels je renvoie le lecteur patient.
Il me semble néanmoins nécessaire de revenir sur les principes qui régissent ce dernier épisode :

  • L’histoire se poursuit désormais dans le cadre berlinois des années d’après guerre, le décor urbain et monumental identifiant parfaitement le mur, de part et d’autre. D’un côté un kiosque à kebab, la Döner Box (avec le jeu de mots sur Donner/Döner) et un magasin de fruits et légumes rempli de cageots vides, qui est « l’espace Gibichungen » – il en sont les propriétaires, et gèrent une sorte de bande du quartier -, et de l’autre le néon géant « Plaste und Elaste aus Schkopau » qu’on voyait sur les autoroutes d’Allemagne de l’Est, qui glorifiait la firme Buna, celle-là même qui avait construit à Auschwitz une usine de transformation de produits dérivés du pétrole et que les communistes de la DDR ont continué à exploiter. Le néon éclaire un espace sombre (un escalier monumental coincé entre deux tristes murs) réservé aux drames : c’est là que Siegfried est condamné, c’est là que son cadavre est amené, c’est là que Gunther est tué, c’est là enfin que Brünnhilde commence la scène de l’immolation. Un troisième espace, neutre pendant l’essentiel de l’opéra, dominé par une façade enveloppée à la Christo dans laquelle tous croient reconnaître le Reichstag, et devant laquelle stationne la caravane, qui sert de refuge à Brünnhilde (scène de Waltraute), puis à Gutrune, cette fois-ci sertie d’objets hétéroclites formant tête de taureau, allusion possible à Guernica. Et enfin un quatrième, fait d’une pièce occupée d’abord par l’autel vaudou pendant deux actes, puis par quelque SDF sous des affiches d’extrême droite (“L’aide pour ta mémé, par pour les roms ou sinti”)

    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
    Nornes et Vaudou ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
  • Cet espace étrange, sorte d’autel vaudou, rempli d’objets consacrés, bougies, téléviseur diffusant des images de sacrifices d’animaux : espace par lequel passent souvent les personnages, les Nornes, Hagen, et par lequel entre Siegfried, l’espace par lequel on passe d’un monde mythologique (celui des épisodes précédents) à un monde des hommes pétris de soif de pouvoir et de superstition en même temps, surmonté d’un escalier métallique magnifiquement éclairé ne montant nulle part.
  • Pierre Boulez appelait la trame de Götterdämmerung une ferblanterie évoquant les trames des opéras romantiques, avec de l’amour, de la trahison, des meurtres, et où la seule héroïne est Brünnhilde qui condamne tout de même Siegfried à mort.
    Mais l’aventure humaine n’est-elle pas une immense ferblanterie ? C’est bien l’image produite par ce décor multiple, par ces objets par centaines qu’on va utiliser ou pas : l’Isetta, symbole de la consommation naissante qui dans la tête d’une Gutrune lutinée par Hagen, fait une sérieuse concurrence à Siegfried, la Döner Box où l’on trouve boissons diverses, Döner Kebab, légumes (on en coupe beaucoup dans ce Ring) mais aussi drapeau turc et allemand, écran TV etc…etc… – et qui sera à vendre à l’acte III, abandonné. Des cageots, des planches qui serviront à se battre, des barils de pétroles, présents à l’Est et à l’Ouest, des meubles (de l’Est) abandonnés sous bâche de plastique. Et chaque objet ne décore pas, mais fait sens, car Götterdämmerung est vraiment la résultante d’éléments qui se sont mis en place précédemment et qui déterminent les événements ou qui font sens pour le spectateur: d’ailleurs, comme jadis Kupfer, Castorf montre que Wotan, grand ordonnateur de la succession des catastrophes, est toujours là à surveiller la situation : on le voit, sur l’écran suivre attentivement la scène entre Waltraute et Brünnhilde. Son œil cette fois est clairement celui d’Alex, le héros d’Orange Mécanique de Kubrick, une des références de la mise en scène de Castorf. Wotan reste comme Alex, depuis Rheingold, chef d’un gang de petits voyous. Mais cette référence montre en même temps quelle société est régie dans Götterdämmerung.
  • Une société ou personne n’écoute personne, les dialogues sont le plus souvent soit interrompus, soit fragmentés, soit deviennent des monologues. On l’a remarqué dans les quatre épisodes. Dans Götterdämmerung, Brünnhilde fait des réussites pendant que Siegfried est impatient de partir, Gutrune n’écoute bientôt plus Siegfried (c’est réciproque) pour n’avoir d’yeux que pour l’Isetta, Waltraute quand Brünnhilde lui parle au début de leur scène s’entraîne à tirer à l’arc, Alberich et Hagen s’écoutent à peine, chacun dans son monde et ses rancœurs ou certitudes. On finit par s’écouter au dernier acte, mais c’est trop tard et Brünnhilde d’ailleurs finit par faire taire tout le monde…
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde (Catherine Foster) Siegfried (Stefan Finke) et la caravane-taureau ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il y a par ailleurs une volonté claire chez Castorf de montrer que cette histoire mythique du Ring est quelque part une épopée ridicule, qui est une succession d’échecs, et que les « héros » ne restent que des petits bras. Cette distance prise avec le mythe et notamment l’embrasement final se lit dans cette fin très ambiguë où sur l’écran le cadavre d’Hagen chamane (sa coiffure n’apparaît que sur l’écran) part au fil de l’eau avec des Filles du Rhin rêveuses, et sur la scène où les mêmes personnages contemplent, comme tétanisés, le baril qui brûle dans lequel les filles du Rhin ont fait tomber l’anneau, pendant que Wall Street (qu’on croyait être le Reichstag) triomphe. Ambiguïté d’une fin où il n’y a pas d’embrasement mais seulement des vélléités, des filles du Rhin notamment (comme d’ailleurs dès Rheingold où Loge fait le même geste que les filles du Rhin avec leurs briquets et où finalement rien ne se passe). Brünnhilde disperse l’essence, et prépare les conditions, mais laisse les autres personnages prendre la responsabilité de leurs destins. Elle quitte le ring du Ring. Toute cette histoire « grandiose » pour rien.  L’Histoire passe, et elle relativise l’histoire revue et corrigée de ce Ring.

Des Nornes très allemandes...©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Des Nornes très allemandes…©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Mythes wagnériens et leur vanité, vanités des idéologies, vanité aussi d’un mythe allemand,  réduit ici à des drapeaux ou des couleurs de robe, ou des objets symbole comme Mercedes ou Isetta, tout reste abandonné, et débarrassé de tout sens à la fin. Castorf nous montre de manière très pessimiste une sorte de Crépuscule permanent du monde, et de permanence des pouvoirs qui se sont emparés de nos destins. Voilà une lecture du Ring qui en fait une grande métaphore de notre situation, comme Wagner en son temps en faisait une lecture de la situation de son monde, qui a fini par se noyer dans le sang figé des millions de morts de la première guerre mondiale.
Contre ceux qui hurlent à la provocation ou à la destruction de l’idéalisme wagnérien, Castorf répond par l’affirmation que l’idéalisme qui n’a jamais été l’objet du Ring: ce dernier n’affirme que la vérité des lois du monde, où tout amour est écrasé par le pouvoir et l’argent.

A cette histoire racontée avec une intelligence et une acuité rares, correspond cette année une approche musicale qui pour Götterdämmerung, reste dans le sillon d’un Siegfried plus réussi que Die Walküre et Rheingold . Les raisons en sont à mon avis multiples.
D’abord, au contraire des autres journées, la distribution de Götterdämmerung est restée grosso-modo inchangée (à part Waltraute, le groupe des Nornes et des Filles du Rhin): tous les protagonistes ont travaillé avec Castorf l’année précédente, connaissaient la production et avaient aussi travaillé avec Kirill Petrenko. Catherine Foster et Allison Oakes depuis 2013, Stephan Vinke Stephen Milling et Albert Dohmen depuis 2015, Markus Eiche avait participé au Rheingold de 2014 et donc connaissait la production en ayant travaillé dessus, même s’il n’avait pas participé à Götterdämmerung. Seule nouvelle venue, Marina Prudenskaya en Waltraute, qui a succédé à Claudia Mahnke. Mais Waltraute est un rôle limité à une scène qui chez Castorf est relativement traditionnelle, et Prudenskaya s’en sort avec tous les honneurs. Il y a donc incontestablement une cohérence scénique plus forte, plus lisible qui donne un rythme plus proche de celui des années précédentes.
Ensuite, le style de direction de Marek Janowski, un Wagner plus conforme à la tradition, où la dramaturgie naît de la musique et non de la scène (c’est-à-dire l’inverse de l’approche de Petrenko, qui conditionnait sa lecture à ce qu’il voyait) convient mieux à Götterdämmerung, avec ses grands morceaux symphoniques, avec une musique incontestablement monumentale, avec l’intervention d’un chœur spectaculaire. Je le répète ici : autant Rheingold et Walküre m’ont gêné par leur chemin divergeant avec la scène, autant Siegfried et Götterdämmerung me paraissent moins marqués par l’absence de lien plateau-fosse.
Sous ce rapport, Siegfried m’est apparu sans doute le plus réussi, en dépit des questions que je posais dans l’article précédent.
Il en est de même pour Götterdämmerung, mais là sa direction musicale profite évidemment des aspects plus symphoniques de la partition, de moments musicaux « in se » comme la marche funèbre, les dernières mesures ou le voyage de Siegfried sur le Rhin et donc cela fonctionne plutôt bien. Je regrette évidemment la joaillerie de Petrenko, la ciselure de chaque moment, la découverte de couleurs inconnues de la partition : ici, rien n’est surprenant, rien n’est inattendu, mais reste souvent magnifiquement fait, avec des moments qui frappent et qui satisfont l’oreille. On va encore sans doute penser que je suis bien difficile, mais après avoir entendu dans cette salle et dans cette œuvre, Boulez, Solti, Barenboim, Levine, Sinopoli, Thielemann, Petrenko mais aussi – et c’était aussi intéressant sinon remarquable, Peter Schneider et Adam Fischer, Janowski prend place très dignement dans cette théorie dont mes préférés furent Boulez, Barenboim, Solti et Petrenko pour des raisons très différentes d’ailleurs. Qu’on ne vienne pas me dire que Marek Janowski est  « le phénix des hôtes de ces bois », mais qu’il en soit un hôte très respectable et quelquefois même magnifique, je peux en convenir aisément. Il reste que son regard sur le théâtre et son refus du plateau me paraissent contradictoires avec la nature de ce lieu, fait pour le théâtre, mais ça c’est une question de cohérence de direction artistique, voire d’éthique artistique. L’orchestre l’a bien suivi, compte tenu du nombre de répétitions sans doute limité : à ce titre, le Ring III a dû être (j’espère) plus en place que les deux autres. Il y a eu quelques scories, notamment au niveau des cuivres, mais les cordes sont remarquables, comme il convient à un orchestre qui doit beaucoup à Christian Thielemann dont on connaît l’attention pointilleuse aux cordes.

Acte II Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Choeur, Gutrune (Allison Oakes), Siegfried (Stephan Vinke) Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le chœur une fois de plus est phénoménal : le chœur à Bayreuth, à cause de l’acoustique de la salle, paraît toujours impressionnant. C’est une tradition ici, et les disques ont immortalisé le chœur de Bayreuth qu’il soit dirigé par Wilhelm Pitz (1951-1972), Norbert Balatsch(1972-1999), enfin Eberhard Friedrich (depuis 2000). C’est aussi une tradition que le chef de chœur soit sans doute l’artiste de l’équipe le plus longtemps en place et le plus durable : il a à garantir la stabilité de l’effectif, à assurer une continuité artistique et un niveau qui est vraiment une marque de fabrique, peut-être plus que l’orchestre d’ailleurs.
Chacune des interventions du chœur est un événement, et dans Götterdämmerung, il l’est d’autant plus que c’est la seule intervention en 17h de musique : ça marque. Il est parfait, impressionnant, unique.

La distribution est plutôt d’un bon niveau d’ensemble sans être transcendée par l’événement. On ne peut dire qu’un artiste se soit surpassé, on ne peut dire non plus que ce fut problématique.

Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Marina Prudenskaya (Waltraute) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Sans les mêmes moyens ni la même couleur vocale que Claudia Mahnke, Marina Prudenskaya qu’on n’attendait pas dans ce rôle, est vraiment intéressante, à la fois insinuante et agressive, soignant la couleur, veillant à la diction, même si ce n’est pas toujours entièrement idiomatique, ce qu’on peut comprendre, et surtout cherchant à être expressive et à entrer dans le drame. Il en résulte, face à l’expérience consommée de Catherine Foster, une scène tendue, un moment musicalement et dramatiquement fort. C’est une belle surprise, même si on connaît les grandes qualités de la chanteuse.
Les filles du Rhin sont comme dans Rheingold, remarquables, dans le jeu plus ambigu, plus dramatique que dans Rheingold : bel ensemble et surtout belle fusion vocale d’Alexandra Steiner, Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl .
Stephanie Houtzeel et Wiebke Lehmkuhl sont d’ailleurs une première et deuxième norne remarquables de profondeur et de tension, Christiane Kohl (troisième norne) a des stridences et une voix pour mon goût un peu trop acide. Mais l’ensemble est aussi très correct.

Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze
Markus Eiche (Gunther) ©Bayreuther Festspiele/Jörg Schulze

Markus Eiche dans Gunther est vraiment remarquable : son Gunther est à la fois veule, dramatique, volontairement inexistant face à Hagen, et fragile : l’artiste rend toutes ces facettes du personnage avec une voix particulièrement expressive et un chant incroyablement coloré. Il a été il y a quelques mois un Beckmesser époustouflant dans les Meistersinger munichois. Son Gunther est de la même veine, dans un rôle difficile par ses exigences dramaturgiques et une exposition vocale ambiguë.
Allison Oakes dans Gutrune est d’abord une silhouette, un personnage de comédie, une ridicule. Castorf dessine le personnage d’une manière très précise, en opposition à une Brünnhilde qui défend les plus hautes valeurs, Gutrune défend les plus basses. Ainsi, il montre aussi ce qu’est devenu Siegfried fasciné par cette oie. Elle est magnifique de naturel, de vérité, de justesse (la découverte de l’Isetta est un morceau d’anthologie) : j’ai rarement vu Gutrune aussi bien dessinée. Vocalement elle est très présente, la voix est grande, (elle chante Isolde). En l’entendant je me souvenais que chez Chéreau, Sieglinde et Gutrune étaient chantées en 1979 et 1980 par la même chanteuse (Jeanine Altmeyer)…à méditer…car si elle est désopilante dans les deux premiers actes, elle est vraiment tendue et dramatique à souhait dans le dernier.
Hagen a cette fois-ci pour des raisons de santé du titulaire été chanté par Albert Pesendorfer en troupe à Francfort pour Götterdämmerung I et repris par Stephen Milling le titulaire du rôle pour Götterdämmerung II. Albert Pesendorfer a la voix du rôle, et sa tenue, il n’en a pas la noirceur, et surtout son chant manque d’expression : le climax du rôle reste pour moi son monologue du premier acte (qui se termine par Dünkt er euch niedrig /ihr dient ihm doch/des Niblungen Sohn.) Je me souviens en 1977 de Karl Ridderbusch littéralement inoubliable, mais aussi de Philip Kang, de John Tomlinson ou plus récemment de Hans-Peter König, nous n’y sommes pas.
Mais nous n’y sommes pas non plus pour Stephen Milling, au chant beaucoup plus expressif, plus engagé théâtralement, mais à la voix voilée, aux graves un peu trop opaques, même si l’aigu résiste. Il sortait de maladie et peut-être les choses se sont-elles remises en place au Ring III, mais cet Hagen-là plus présent scéniquement mais pâle vocalement, n’était pas plus satisfaisant.
L’Alberich d’Albert Dohmen est d’abord un personnage, ce Wotan bis ( qui fut un Wotan sur cette scène) me plaît bien…la voix fut, mais il en reste une expressivité, une couleur, une science du dire, un souci du détail expressif qui le rend passionnant : sa scène du début de l’acte II est fascinante.  Cette vision d’un « Wanderer » errant avec sa valise et la fille sur cet escalier métallique, est l’une des plus belles images du Ring de Castorf, tellement juste, tellement vraie, tellement marquante. Grandiose.

Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried (Stephan Vinke) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Siegfried était Stephan Vinke : aux Ring I et II, il avait plus de vaillance et de justesse dans Siegfried que dans Götterdämmerung. Dans Götterdämmerung Siegfried doit chanter héroïquement (dans le prologue, c’est encore le Siegfried de Siegfried qu’on entend) puis dialoguer, raconter, et le texte est plus suivi, plus théâtral moins monolithique : et ces parties là (Acte I et II) lui conviennent moins, il est très bien intégré dans le jeu, il a pris de l’assurance par rapport à l’an dernier, mais la voix est excessivement nasale, aux limites de la justesse quelquefois et les passages ne sont pas toujours bien négociés (il est vrai que certains aigus sont à la fois attendus et piégeux). Bref, il est plus vocalement plus décevant que l’an dernier, notamment au Ring I ; le Ring II était plus réussi notamment par un troisième acte vraiment magnifique (dans la scène avec les filles du Rhin, il étonne par son naturel), concentré, déchirant (dans la scène du récit à Hagen et ses sbires et de la mort). L’impression est donc un peu modulée sans être vraiment mitigée. Où y a-t-il des Siegfried crédibles aujourd’hui ? Et certains de mes lecteurs (et de mes amis, ou les deux) vont peut-être frémir, mais je regrette quand même  Lance Ryan, dont la présence en scène et dont le personnage étaient tellement vrais dans son côté moche, que la voix avec ses défauts (ou grâce à…) lui allait comme un gant. D’ailleurs, il a été encore récemment un Siegfried exemplaire (à Munich).

Certains ont reproché à Catherine Foster des inflexions anglo-saxonnes, un discours pas suffisamment idiomatique, d’autres des trous dans la voix (le centre, le grave), d’autres un manque de ligne de chant et d’homogénéité. C’est vrai, et oui, et non. C’est vrai à certains moments. Son Götterdämmerung I était vraiment remarquable pour mon goût, son II plus difficile, notamment au deuxième acte, plutôt hésitant au point que je me suis demandé si la météo plutôt fraîche ne l’avait pas  piégée. Un point qui pour moi ne fait pas de doute, c’est qu’elle fut à son sommet en 2015. Un autre point incontestable, c’est qu’elle a corrigé de graves problèmes d’homogénéité entre 2013 et 2014. Un dernier point : elle fut moins convaincante sur la durée en 2016 qu’en 2015.
Il reste que du point de vue de la présence, du point de vue de l’engagement, du point de vue de la tension et de l’attention au texte et à l’expression, du point de vue de la couleur, elle reste une très grande Brünnhilde, très convaincante dans Götterdämmerung : c’est dans ce dernier épisode qu’elle emporte totalement l’adhésion (même si son Siegfried si difficile pour Brünnhilde, est remarquable), avec un deuxième acte supérieur, avec une scène d’immolation (sans immolation dans cette mise en scène) à la présence marquée. Catherine Foster restera la découverte vocale de ce Ring, même si on peut çà et là avoir à redire : mais si l’on fait l’équilibre entre voix, musicalité,  présence scénique et engagement, elle reste convaincante et l’un des atouts de cette production.
Et voilà, un Bayreuth de plus, un (deux) Ring de plus et encore des moments forts, encore des discussions passionnantes et infinies, encore une fois la conviction profonde (et j’espère, argumentée) que cette production est la plus stimulante et la plus intéressante du Festival 2016, comme elle l’était en 2015 malgré le Lohengrin de Neuenfels. Chaque vision fait découvrir de nouvelles questions, aide à approfondir le propos, aide aussi à en préciser les intentions et à en voir la grandeur. C’est une grande fête de l’humain, une grande fête de l’intelligence et je ne vois pas quel plus bel hommage à Richard Wagner que de le traiter avec intelligence et profonde humanité. Bien sûr, les changements musicaux et de distribution provoquent des hésitations, des problèmes de rythme : mais la bête résiste. Et vivent les crocodiles, les Mercédès et les Isetta, mais surtout pas la bêtise…[wpsr_facebook]

Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte III, Siegfried et les filles du Rhin ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath