THÉÂTRE À L’ODÉON : LA DAME AUX CAMÉLIAS, de A.DUMAS fils (ms en scène : Frank CASTORF) le 1er février 2012

Photo Alain Fonteray

En lisant la presse et divers compte rendus, j’avais bien compris que ce spectacle était loin de faire l’unanimité. L’autre soir à l’Odéon, un premier spectateur est sorti en hurlant son indignation de manière si sonore et si théâtrale que l’on a pu croire un instant que c’était prévu par une mise en scène qui nous a réservé bien d’autres surprises. Les sorties se sont poursuivies, puis ce fut la saignée à l’entracte où 40 à 50% de la salle a préféré affronter le froid glacial que de rester dans la chaleur du spectacle. Le public parisien n’est visiblement pas habitué à la manière Castorf, “manière”, au sens italien de “maniera”, ou de “maniérisme”, à ce style exubérant et violent, débordant et volontairement excessif. Au pays du théâtre classique et des trois unités, voir un théâtre qui suit la règle des mille unités, cela secoue son homme.
Ceux qui pensaient voir le drame en cinq actes d’Alexandre Dumas fils ou une version parlée de “La Traviata” en sont évidemment pour leurs frais, puisque ce n’est pas du drame qu’il s’agit, mais du roman, beaucoup plus rude, et puisque le texte du roman est mis en perspective, en contraste, en parataxe avec celui de “La Mission” de Heiner Müller, ou d’extraits de Georges Bataille. C’est comme se frotter à du papier de verre pendant 3h45, entracte compris. Spectacle long et difficile, agaçant par ses excès, mais juste aussi par ces mêmes excès, merveilleusement bien joué par un ensemble de comédiens engagés, résolus, et d’une redoutable rigueur, comme souvent chez Castorf. On ne changera pas un metteur en scène qui ne cesse de proposer la même lecture pessimiste, grinçante, dérisoire de notre monde et qui fait de l’histoire (du mythe) de la Dame aux Camélias une sorte de témoin terrible de la pornographie du monde “démocratique” issu de la révolution française, qui permit à une nouvelle classe dirigeante, la bourgeoisie, de se vautrer dans les oripeaux de la classe dirigeante qu’elle remplaça, l’aristocratie. Pour nous écœurer, Castorf fait agir les leviers que sont pipi, caca, zizi, pussy, vomi et leurs corollaires politiques, Berlusconi et Khadafi embrassés, Hitler et Franco main dans la main, c’est à dire les produits extrêmes nés des dérives de la démocratie. On est loin du mythe romantique de la Dame aux Camélias, encore que les dialogues Marguerite/Armand du second acte, transmis via une vidéo reprenant directement les acteurs serrés dans l’espace réduit d’une chambre minuscule de favela immonde soient souvent riches d’émotion; manière de voir un jeu époustouflant, qu’il serait impossible de rendre sur la scène – en direct. Cette reprise vidéo, qui se poursuit pendant presque tout le second acte, le spectateur n’ apercevant en direct “théâtral” qu’un coin très partiel du décor, qu’un morceau de  corps ou de visage, que des visions fugaces et découvrant sur les écrans ce qu’il ne voit pas directement, distancie et à la fois réussit à émouvoir, tant l’expression des visages, le jeu des corps, la violence des échanges, réussit à produire de l’émotion. j’ai voulu relire le début du roman de Dumas, et j’y ai retrouvé effectivement une sorte de violence et de cynisme au cyanure que Castorf a exacerbé.
Les révolutions échouent, celle de 1789, qui se finit par un Empire, celle de 1830, qui s’ouvre sur Trois Glorieuses et se finit sur l’arrivée d’un Roi Bourgeois, celle de 1848, qui se finit sur le sacre de Napoléon III (déjà Flaubert, dans l’Education Sentimentale, en fait la même lecture terrible) jusqu’à celle de Roumanie, qui clôt la pièce, et qui laisse place à une émouvante logorrhée de roumains en train de se libérer: le sort des roumains aujourd’hui qui souvent émigrent (et si l’on pense aussi à celui des Roms…) est aussi un résultat de cette révolution là. Pour montrer ces échecs, le texte de Heiner Müller qui raconte l’arrivée d’émissaires de la Révolution venus en Jamaïque au nom des idéaux révolutionnaires pour libérer les esclaves, et dont la visite perd tout sens quand Napoléon proclame l’Empire.

Photo Alain Fonteray

Marguerite Gautier, objet de tous les désirs de cette bourgeoisie triomphante qui a perdu toute valeur, esclave consentante des hommes (avec laquelle il est aisé de faire un lien avec le sort des esclaves des colonies) en est un symbole et un mythe: elle rêve d’une vie normée et normale avec Armand, mais se sacrifie et retourne à la prostitution de luxe pour permettre à la famille d’Armand, et aux valeurs bourgeoises, de triompher, elle se condamne pour permettre aux valeurs qui la tuent de survivre. (Hans Neuenfels, dans sa mise en scène de Traviata, vue à la Komische Oper il y a peu avait au troisième acte habillé Violetta en putain et tenait donc un peu le même fil interprétatif).

Photo Alain Fonteray

En transposant l’univers de Violetta dans celui d’une favela, dont l’espace est fait d’ordures, d’une cuisine et des toilettes infectes, un lit immonde, un poulailler où gisent tantôt des filles, tantôt des poules, Castorf fait vivre la démonstration et la rend insupportable. D’autant que le texte n’est jamais le même et enchaîne des phrases de Dumas, de Bataille ou de Heiner Müller dans une sorte de continuum où se succèdent des scènes  presque comme des numéros d’une revue dérisoire, sur deux espaces, l’un hyper clean, moderne et lumineux, un peu comme une scène de boite de nuit, l’autre la favela dont il était question plus haut; on parle français, souvent russe (allusion aux prostituées slaves?) quelquefois allemand, on y chante (la chanteuse Ruth Rosenfeld chante tout, du blues à la Traviata) on entend du Sardou (“ne m’appelez plus jamais France”) et on cite Plastic Bertrand. Dans ce grand melting pot théâtral où l’on interroge l’amont et l’aval de La Dame aux Camélias, mais jamais  la pièce elle même, Castorf met en place une machine à broyer théâtre, acteurs et spectateurs, divisée en deux temps, une première partie explosive, qui se perd, qui nous perd dans les méandres des textes et du temps, futur? présent? passé? et une seconde partie plus linéaire, où les acteurs, repris en vidéos jouent d’abord le roman de Marguerite Gautier, l’amour, la violence du désir, (étonnante Claire Sermonne) et ensuite La Mission de Heiner Müller, avec un rythme qui se ralentit, des discours longs, très longs, magnifiquement dits par Jean Damien Barbin – exceptionnel Galloudec- et le traître Debuisson interprété par Jeanne Balibar (à qui Castorf a confié les rôles noirs du spectacle). Les comédiens changent de peau, de rôle, de face, de sexe même – Armand s’habille en femme-. Le spectateur ne sait plus qui est qui, mais au fond, qu’importe, car le spectacle réussit à  fonctionner, à interroger, à indigner, à agacer, qui distille aussi quelquefois de l’ennui, mais qui fait qu’à la sortie on se précipite sur les textes, pour trouver des réponses, pour mieux comprendre, pour aller encore plus loin. Castorf, maître du “trop”, qui voit le monde comme un immense terrain porno (En lettres lumineuses  les expressions “GLOBAL NETWORK” et “ANUS MUNDI” éclairent la scène comme elles éclairent le monde) et qui ne cesse de porter en scène cette lecture désabusée d’un monde fait de conflits et de pornographie (que fera-t-il du Ring à Bayreuth l’an prochain?) a produit là un spectacle qui frappe violemment le spectateur. On sort de ces 3h45 en ne se posant pas la question rituelle j’aime/j’aime pas. Je ne sais pas si j’ai aimé, – j’ai vu de meilleurs spectacles de Castorf (l’Idiot fut un immense moment) –  mais en tous cas j’ai supporté, et je suis resté admiratif devant la réalisation et l’extraordinaire performance des acteurs.

Photo Alain Fonteray

Résumer chaque moment et chaque détail serait vain: cela ne se résume pas. C’est un spectacle qui demande une énorme disponibilité, aucune attente, aucune idée préconçue, et qui exige du spectateur qu’il se laisse porter, et surtout qu’il ne fasse pas l’erreur de croire à la provocation. Provoquer qui? au nom de quoi? Le théâtre d’aujourd’hui est au-delà de la provocation. C’est peut-être le monde d’aujourd’hui qui est une provocation, c’est peut-être la mort de Marguerite Gautier qui est une provocation, c’est peut-être Berlusconi qui est une provocation…mais sûrement pas Castorf:  qu’il plaise ou qu’il insupporte, la manière dont les acteurs se donnent et s’offrent est une preuve que son travail réveille les énergies, même au service “d’une mise en scène à la con”, comme le hurle Jeanne Balibar pendant le spectacle.[wpsr_facebook]

Photo Alain Fonteray

 

THÉÂTRE À LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN le 16 janvier 2012: KABALE UND LIEBE de SCHILLER (Ms en scène Falk RICHTER)

Deux metteurs en scène de la nouvelle génération en Allemagne, Andreas Kriegenburg et Falk Richter, se sont attaqués récemment à cette pièce emblématique du Sturm und Drang et du Drame bourgeois qu’est “Kabale und Liebe” (intrigue et amour) de Schiller, qui remonte à 1784. Et ils ont eu la même approche, celle qui consiste à transposer de nos jours cette histoire a priori si datée, en accompagnant la pièce d’un continuo musical.
La production de Andreas Kriegenburg remonte à 2009, celle de Falk Richter remonte à décembre 2008. C’est cette dernière qu’il m’a été donné de voir l’autre lundi à la Schaubühne. Le plateau est entouré de pendrillons de plastique noir, le sol est fait de praticables assemblés de parquet et de plexiglas, éclairé par en dessous, à plusieurs niveaux pour mieux définir les espaces, les espaces. Au milieu, deux micros, des violoncelles posés à terre (nous sommes chez Miller, un professeur de musique), au fond, un très gros ventilateur de scène.  Un musicien (Paul Lemp) entre sur le plateau et joue de la basse à gauche et cinq violoncellistes accompagnent l’intrigue en la commentant musicalement. Pas un moment sans accompagnement musical.

Ferdinand, Luise, Wurm @Schaubühne (Jean-Paul Raabe)

L’histoire est assez simple: deux jeunes gens, Luise (Lea Draeger), fille de professeur de musique, aime Ferdinand(Stefan Stern), Major, fils du président de Walter(Thomas Bading), d’un niveau social infiniment supérieur. Le président de Walter veut marier son fils à lady Milford, maîtresse du Prince, (Judith Rosmair) ce qui ouvrirait de belles perspectives à la famille. Pour arriver à ses fins, il fait emprisonner sans raison les parents de Luise, et pour les libérer, fait forcer Luise par son secrétaire et âme damnée Wurm (le ver, en allemand)(Robert Beyer) à écrire une lettre où elle déclare qu’elle en aime un autre, Ferdinand tombe dans le piège, est désespéré, se suicide, et fait en sorte que Luise boive le poison. Quand elle comprend qu’elle va mourir, elle lui révèle la machination et la vérité, ils meurent ensemble. Cinq actes d’une œuvre à la fois sociale et passionnée, passionnelle, que Falk Richter va transposer de nos jours au moins pendant une partie de la pièce, raccourcie (seulement 1h35 linéaire) comme une montée au climax et à la crise. Nous sommes ainsi devant un couple de jeunes, explosant à la vie qu’ils respirent à pleins poumons, pendant que les parents Miller s’inquiètent (Kay Bartholomäus Schulze et Judith Engel). Conflit de génération, conflit de culture, les enfants refusent les différences sociales, au nom de l’utopie amoureuse. Mais une utopie encore fragile: Richter donne à la relation entre Lady Milford

Judith Rosmair @Schaubühne (Jean Paul Raabe)
Judith Rosmair @Schaubühne (Jean-Paul Raabe)

(la magnifique Judith Rosmair – la Célimène du Misanthrope/Menschenfeind…) et Ferdinand un parfum d’ambiguïté: un instant, il est séduit par cette femme, qui lui raconte sa jeunesse difficile et tragique, un échange physique a lieu, passionné, violent, et Lady Milford tombe réellement amoureuse. Chaque apparition de Judith Rosmair (qui est une femme superbe) irradie la scène, et elle en serait presque sous-employée dans ce rôle somme toute assez bref.

Photo Arno Declair @Schaubühne

J’ai beaucoup aimé Lea Draeger dans Luise, elle change de jeu et de personnalité à mesure que la pièce avance, la voix évolue, les mouvements, le corps évoluent et elle arrive à illustrer par son jeue le parcours de l’insouciance au drame. Quant à Stefan Stern, il joue le jeune révolté sans avoir le visage d’un jeune premier, mais une voix très ferme, bien posée, et un jeu d’une grande fraicheur. On apprécie aussi le jeu du  père Miller(l’excellent Kay Bartholomäus Schulze), un peu dépassé, un peu perdu dans cette histoire et Wurm, joué sans excès, en tous cas sans les  excès qu’on voit dans l’opéra de Verdi Luisa Miller, et avec mesure et calme, ce qui le rend encore plus inquiétant (Robert Beyer). Le drame est rythmé d’accords de basse ou de violoncelle, répétitifs, minimalistes (on dirait du Phil Glass) au volume varié selon le degré de tension. Jeux de lumière violents, avec notamment au moment du suicide un éclairage jaune qui rend très belle la scène finale. et ce ventilateur qui, lorsqu’il se met en marche, inonde du vent de la tempête les premiers rangs de spectateurs (voilà le Sturm…).
On le voit, la performance des acteurs, est comme souvent, au-delà de l’éloge, avec des moments où l’on se laisse aller à la parole schillerienne avec délices, et où l’on constate une fois de plus que l’allemand, bien dit, est une pure merveille, qui force à l’émotion. L’allemand quand il est bien dit fait immédiatement monter les larmes.
Est-ce à dire que la mise en scène aide à l’émotion? pas vraiment, une mise en scène un ton en dessous, avec des idées assez banales et un peu trop systématique pour mon goût, des points obscurs (pourquoi les acteurs sont-ils vêtus en habits du XVIIIème dans la seconde partie après avoir été en costume d’aujourd’hui?), et des excès inutiles (Ferdinand qui retourne les praticables avec violence, pour rompre la belle ordonnance parquet/plexiglas et créer le chaos) qui ont un effet plutôt inverse sur la salle remplie de jeunes et d’étudiants. On en passe pas un mauvais moment, mais à mon avis Falk Richter a raté son coup, ne donnant pas à cette production la tension voulue (sauf en de rares moments) alors qu’il fait tout pour la créer, mais c’est tellement visible que les grosses ficelles se rompent. C’est dommage, mais écouter Schiller est un tel privilège, une telle jouissance, qu’on va lui pardonner: le plaisir que le metteur en scène ne nous a pas donné, les acteurs et le texte l’ont compensé largement.

THÉÂTRE À LA COMÉDIE DE VALENCE le 12 JANVIER 2012: MEINE FAIRE DAME, Ms en scène Christoph MARTHALER


@Judith Schlosser, Theater Basel

On ne rate pas une mise en scène de Christoph Marthaler. Et merci à la Comédie de Valence d’accueillir pour deux soirs cette variation sur le musical “My fair Lady” de F.Loewe.
Rappelons la genèse de ce spectacle. En 2010, le Theater Basel (qui est l’un des théâtre les plus appréciés, les plus ouverts et les plus inventifs de l’aire germanophone, récompensé par le label prestigieux de “Opéra de l’année” en 2009 par le mensuel berlinois “Opernwelt”) affiche une nouvelle production de “My fair Lady” dans une mise en scène de Tom Ryser, un spécialiste du genre en décembre 2010.
Parallèlement, Christoph Marthaler, très lié au Théâtre de Bâle, propose dans la petite salle d’un ensemble qui en possède trois, une variation sur My fair Lady, Meine Faire Dame, un spectacle à la fois poétique et désopilant, une rêverie sur le théâtre, le langage, la scène, la musique que Richard Brunel a réussi à présenter dans cette saison au chanceux public valentinois.

@Judith Schlosser, Theater Basel

Le titre n’en est pas “Meine Faire Dame”, mais “Meine Faire Dame, ein Sprachlabor” (Un laboratoire de langues) et le décor comme d’habitude hyperréaliste de Anna Viebrock est un laboratoire de langue, avec à droite un espace très années 60-70 avec un piano, un escalier, et un sol en parquet. La scène est délimitée à gauche par l’orgue, à droite par le piano, qui vont accompagner les différents moments de ce travail, car il s’agit vraiment de Moments musicaux où sont interpellés des grands succès de la Comédie musicale (et beaucoup d’extraits de My fair Lady) mais aussi de la musique d’opéra (un des acteurs chanteurs chante même l’intégralité du monologue de Lohengrin “In fernem Land” sans être ridicule), on entend aussi Manon de Massenet ou la Flûte enchantée de Mozart. Le spectcale ouvre par l’exécution au piano de l’ouverture du Freischütz de Weber. A travers ces extraits, c’est toute une réflexion sur le langage musical et sur le langage articulé qui se met en mouvement.

@Judith Schlosser, Theater Basel

On se rappelle que l’histoire de My fair Lady, inspirée de “Pygmalion” de G.B.Shaw, raconte l’entreprise du professeur Higgins, grand phonéticien,  qui a décidé de faire d’une fleuriste , Eliza Doolittle, à l’anglais particulièrement cabossé, un modèle d’expression et de prononciation anglaise aux prix d’exercices inhumains et de souffrances – car apprendre, c’est aussi souffrir-…Évidemment l’amour passe par là…

On parle allemand sur scène, mais aussi et surtout anglais, l’anglais à articuler des exercices de prononciation(«the rain in Spain stays mainly in the plain») , dirigés par l’acteur Graham F.Valentine, qui joue son Professeur Higgins, s’adressant à trois Eliza Doolittle, dont la plus vieille est sans doute l’originale, vu le duo final que  l’Eliza vieillie et le professeur Higgins entament, hésitants, au rythme (des)endiablé qui convient à leurs jambes vieillissantes, mais qui fait jaillir une indicible poésie et une très grande émotion.
Alors, dans ce monde toujours un peu déjanté des personnages de Marthaler, on croise un organiste qui est le Monstre de Frankenstein (à qui on doit aussi apprendre le monde), une hôtesse de l’air, des couples qui se font et se défont, qui chantent des duos de Comédies musicales (ou qui els miment de manière stupéfiante), des personnages qui montent et descendent un escalier par les marches ou la rampe, comme dans certains films musicaux américains des années quarante. Le programme nous annonce le début d’une quête, d’une réponse à donner face à une menace:

“Le professeur Zoltan Karpathy, de retour de la conférence annuelle sur les accents du sud de l’Angleterre, découvre devant la porte de son laboratoire de langues un énorme bouquet d’hortensias. Fiché au milieu du bouquet, un petit billet ainsi libellé : « Vous avez jusqu’à minuit pour résoudre l’énigme suivante, ou je ne réponds plus de rien : Qu’est-ce qui est d’abord de l’air pur, puis une ombre qui chantonne, puis une douleur, puis un souvenir ? Déposez votre réponse à l’heure dite sous la selle de la jument Bystander, dans l’hippodrome de notre ville. Vous menaçant de tout cœur, votre F. D. » En un éclair, le professeur comprend qu’il est démasqué…”
Voilà le point de départ(?) d’une histoire qui n’est pas linéaire,   qui  ne raconte rien que  le voyage de la langue et du langage, les liens entre musique, geste, parole et leurs interactions dans les relations humaines, qui raconte aussi bien sûr le théâtre, par un extraordinaire travail de précision sur le comique de répétition, sur le silence créateur de gêne, puis de rire (le début est stupéfiant: le pianiste arrive sur scène, debout près du piano et ne dit rien, un silence s’installe et au bout de quelques instants, quelques rires fusent, provoqués par la simple gêne de ce silence inexplicable. ). Les acteurs-chanteurs sont étonnants, rappelant par certains gestes le duo Shirley et Dino à ses débuts (quand c’était bon) deux d’entre eux sont même de bons chanteurs, et on admire leurs gestes mesurés, leur manière de faire aller leur corps dans des mouvements jamais nets, jamais achevés, avec toujours un moment où cela décroche, cela déjante et provoque des rires, discontinus, dispersés dans la salle, car chacun rit à son rythme, et prend le spectacle au creux de sa propre intimité.

@Judith Schlosser, Theater Basel

On ne rit jamais à gorge déployé, on rit chacun dans son coin à mesure que tel ou tel détail parle, car le théâtre de Marthaler parle à l’individu-spectateur, jamais à toute une salle. Et puis comme souvent chez Marthaler, les 30 dernières minutes disent autre chose, elles disent l’amour, la nostalgie, la mélancolie, la poésie, le temps perdu et retrouvé, les moments musicaux s’allongent, le rythme se ralentit, comme dans la Grande Duchesse de Gerolstein par exemple): c’est là où les spectateurs qui n’entrent pas dans cette logique s’en vont (curieusement, à dix minutes de la fin, ils n’ont pas la patience d’attendre…). Certes, Marthaler c’est un regard  sur un monde qui fut et qui est,  un peu “cheap”, toujours tendre, souvent nostalgique (on a passé depuis longtemps la mode des labos de langue de ce type). Il faut se laisser prendre à ce théâtre qui semble ne rien dire et qui dit tant et tant de choses sur nous, sur les humains, sur notre parole, sur notre rapport au monde, à l’image (il faut noter le lien calculé entre de ce qu’on voit sur le plateau et les images projetées sur l’écran plat en fond de scène, par exemple, la Dame – une sorte de Thatcher- qui apparaît sur l’écran lorsque les acteurs répètent les premières phrases anglaises, au début du spectacle, ou  les pantoufles encore étiquetées portées par le professeur, qui apparaissent sur l’écran quand il a enfin de vraies chaussures aux pieds…) et surtout sur notre rapport intime au théâtre, à notre histoire, à nos gestes – même et surtout les plus familiers -.
En conclusion, je ne puis que me réjouir que ceux qui ne connaissaient pas cet univers aient pu s’y confronter et y entrer, car c’est vraiment un travail très symbolique du projet de Marthaler, un travail sur les effets et les liens entre musique et parole, musique et théâtre, musique et fantasme, et aussi un extraordinaire travail d’orfèvrerie théâtrale que seul à mon avis le théâtre germanique peut ainsi défendre. Si vous avez l’occasion de voir ce spectacle, courez-y; et si vous avez la chance d’habiter le sud de l’Alsace ou le nord du Jura, allez au Théâtre à Bâle, il y a toujours un Marthaler à prendre, et tant de spectacles stimulants et neufs.

 

THÉÂTRE À LA MC2 DE GRENOBLE: L’HISTOIRE TERRIBLE MAIS INACHEVÉE DE NORODOM SIHANOUK, ROI DU CAMBODGE d’HÉLÈNE CIXOUS, Ms en scène Georges BIGOT & Delphine COTTU, d’après la ms en scène d’Ariane MNOUCHKINE

Je sors de la MC2 de Grenoble où je viens d’assister à un spectacle, affiché seulement pour deux soirs,  qui pose de nombreuses questions dont celle, excusez du peu, de la fonction même du théâtre. Beaucoup d’élèves dans la salle, qui étaient un peu désarçonnés à la fin de la première partie: toute cette histoire ne peut vraiment leur parler, et le texte pose un certain nombre d’éléments qui vont exploser en deuxième partie et qui vont accélérer le rythme dramatique. Je ne sais comment les élèves ont été préparés, mais je ne pense pas qu’il suffise de raconter (ou rappeler) les circonstances historiques, et de rappeler (ou apprendre) qui est Ariane Mnouchkine et quel rôle elle a dans notre histoire récente du théâtre pour leur permettre de rentrer dans ce spectacle en langue khmère, relativement minimaliste et donc sans le “spectaculaire” auquel ils sont habitués. Nous touchons là aux limites de l’exercice pour des élèves, et je crains que certains n’aient pas été touchés par la grâce, hélas. Et ce serait dommage, car au milieu de la relative médiocrité de la production théâtrale française depuis quelques années, voilà un moment où il nous est dit que le théâtre peut encore avoir une vraie fonction sociale, historique, cathartique même et que dans sa simplicité même, il est source de forte émotion. Voilà des éléments pour les débats qui vont s’ouvrir dans cette même MC2 les 11,12 et 13 novembre autour de “Re-faire la société”, les journées organisées par Pierre Rosanvallon et la République des Idées. Je verrais bien les débats “L’art change-t-il le monde? (Sam.12, 14h30) ou “quelle place pour la culture dans la vie sociale?”(Dim.13, 9h30) être alimentés par des exemples de ce spectacle.
Car s’il peut à mon avis difficilement parler à tous les élèves présents en salle (sans doute à certains, cependant), il nous parle à nous, de cette génération qui a connu la guerre du Vietnam et l’omniprésence de Norodom Sihanouk(qui doit avoir 89 ans aujourd’hui) dans l’actualité (non-alignement, discours de Phnom Penh etc…)  et à nous spectateurs de longue date d’Ariane Mnouchkine. Le travail d’Ariane Mnouchkine est un travail sur l’épopée humaine face aux accidents et tragédies de l’histoire: 1789, qui l’a projetée au premier plan, et 1793 posaient la question du rapport scène-salle, spectateurs-spectacle dans un dispositif où le spectateur était forcément acteur, et acteur d’un drame, la révolution française, qui le touchait directement car il allait au cœur du mythe français. Lorsqu’elle met en scène ce magnifique texte d’Hélène Cixous, en 1985, elle vient de présenter des Shakespeare (Henry IV, La nuit des rois, Richard II) mis en scène en s’appuyant sur des traditions orientales qui ont tourneboulé les spectateurs par leur rigueur et leur vérité: j’ai encore dans l’œil et dans le cœur l’image finale en forme de pietà de Richard II.  Ce soir c’est une histoire orientale qu’elle nous présente, mais cette fois-ci transformée en tragédie shakespearienne, elle en a le souffle, la longueur, la fragmentation, les hoquets, la grandeur concentrée autour d’un personnage emblématique des années précédentes, alors qu’on sortait à peine du cauchemar Khmer rouge (terminé en 1979) et que le Cambodge était encore en pleine occupation vietnamienne. Chine, Russie, USA, Khmers rouges, Vietnam, voilà les piliers sur lesquels se construit le parcours d’un personnage haut en couleur, qui avait fait avec sa voix aiguë et nazillarde les délices de l’actualité des années 60 et du début des années 70.
Ariane Mnouchkine s’est donc proposée de remonter le texte au Cambodge, mais avec des acteurs cambodgiens, fils de ce drame épouvantable qu’ils n’ont sans doute pas connu, mais chargés de l’histoire qui je suppose doit être marquée au fer rouge dans toutes les familles. Je ne m’étendrai pas sur la genèse du projet, je vous renvoie aux sites de la MC2, du Festival Sens interdits, organisé par le Théâtre des Célestins, et qui a bénéficié pour ce spectacle de toute l’énergie de son co-directeur Patrick Penot pour trouver salles et dates, de l’Ecole Phare Ponleu Selpak de Battambang, du Théâtre du Soleil bien sûr où le spectacle sera joué du 23 novembre au 4 décembre.
Le projet a été confié par Ariane Mnouchkine à Georges Bigot,

(Georges Bigot dans la scène du Spectre de Suramarit à la création en 1985)

l’interprète de Sihanouk (prix de la critique en 1986) à la création du spectacle et à Delphine Cottu, comédienne de nombreux spectacles de Mnouchkine et metteur en scène. Bien sûr la base en est la mise en scène originale de Mnouchkine, on reconnaît le dispositif scénique, et l’orchestre latéral qui joue la musique de Jean-Jacques Lemêtre, sur instruments orientaux, qui rythme de manière très scandée les scènes (la manière dont est mise en musique la révolte anti-vietnamienne est impressionnante), un dispositif allégé, des costumes et des accessoires minimalistes, pour permettre au spectacle de tourner tant soit peu.
Les comédiens khmers ont fait un prodigieux travail avec les deux comédiens metteurs en scène qui se sont jetés à corps perdu dans l’aventure: ces jeunes comédiens se sont ainsi réappropriés leur histoire, qu’ils racontent dans leur langue, avec une intensité incroyable: le discours de Saloth Sar (Pol Pot) interprété par une femme (Chea Ravy) donne le frisson et tétanise la salle, l’interprétation de San Marady, une autre femme, de 24 ans, qui joue Sihanouk, un Sihanouk presque enfant, avec cette voix caractéristique est vraiment impressionnante,  de mobilité, de jeunesse qui semble éternelle : dès le début, sorte de distribution des bienfaits à la Saint-Louis-sous-son-arbre, le spectateur est perplexe et surpris, quelle prise de risque! Comme je le disais plus haut, la pièce trouve ses racines dans Shakespeare, cette manière de centrer autour d’un personnage dont on n’arrive pas à trouver la vérité (sauf au moment où il dit qu’il est le Cambodge, le texte est bouleversant), cette manière aussi de faire se succéder des dizaines de personnages dans des scènes courtes, de poser les éléments du drame sans que l’on ne voie vraiment les fils se tisser, notamment dans la première partie, où nos jeunes se sont un peu perdus: le Cambodge, pris dans la guerre du Vietnam, entre les USA, la Russie et la Chine, victime d’une guerre qui le dépasse, avec un chef qui refuse de choisir, et qui laisse en même temps s’installer à l’intérieur de ses frontières des bases arrières de Vietcongs, les luttes intestines, les traîtres, tous les éléments d’un drame sont réunis. Le fait de faire jouer des hommes par des femmes est aussi shakespearien (en négatif, puisque les hommes jouaient des femmes sous Shakespeare, mais Cixous est une grande féministe devant l’éternel) le mélange humour/drame, les moments de tension alternant avec des sourires ou des rires

(comme dans l’apparition du spectre du père, Norodom Suramarit), on  sent chez Cixous l’angliciste qui connaît son Shakespeare sur le bout de l’âme. Cela permet de revenir d’ailleurs à notre regard sur les politiques, tantôt mâtiné de Feydeau (Deschanel, Felix Faure) tantôt mâtiné de Shakespeare (la récente affaire DSK est dans ses premiers jours est un véritable drame shakespearien) et surtout à cette fonction de la tragédie qu’est la catharsis: les cambodgiens sur scène, et en salle (le spectacle a été joué au Cambodge) ont vécu un moment authentiquement cathartique. Un théâtre qui pose l’histoire et qui en dessine les éléments portants, qui permet à un peuple de se regarder est toujours du vrai et du grand  théâtre. A quand une fresque sur la France de 40? Ce théâtre de la vérité et de l’émotion fait vibrer la salle à la fin , lorsque les comédiens entonnent l’hymne cambodgien, dans un grand silence ému, et même lorsqu’ils entonnent une chanson sur Phnom Penh, et qui m’a semblé une chanson d’amour de cette ville. Je vais peut-être dire une bêtise, mais j’ai ressenti une émotion forte, à l’évocation de la ville martyr, qui est semblable à celle qui m’étreint lorsque j’entends “Berliner Luft”, de Lincke (qui date de 1899), non pas que cet air de marche très enlevé soit un chef d’œuvre musical, mais mettre cet hymne non officiel de Berlin en relation avec cette ville qui a retrouvé son unité,  et qui est en train de redevenir la ville la plus ouverte, la plus diverse de l’Allemagne d’aujourd’hui, (ce qu’elle était aussi dans les années Vingt) après avoir été malgré elle le symbole d’une folie tyrannique me faisait dire en entendant ces jeunes comédiens que faire du théâtre, c’est un vrai signe d’espoir, un vrai signe que les choses changent. Sans théâtre, sans aller au théâtre (et au Cambodge, il y a une vraie histoire et une vraie tradition) une société meurt. Le théâtre est le signe de la civilisation. Donc, si vous êtes sur Paris, allez,  courez voir ce spectacle dont nous n’avons vu que la première partie (3h30). Comme les grands drames, il se clôt sur le choix tragiquement ironique de Sihanouk d’accepter de prendre la tête de la résistance communiste khmère et des khmers rouges qu’il avait toujours combattus, on sait ce qu’il en adviendra. A suivre donc…

FESTIVAL d’AIX 2011: THANKS TO MY EYES, d’OSCAR BIANCHI, dir.mus: Frank OLLU, mise en scène et livret Joël POMMERAT


© Elisabeth Carecchio

Dans le compte rendu sur “La clemenza di Tito” aixoise,  j’évoquais la manière dont Mozart était écouté et interprété depuis le passage des baroqueux. On pourrait à propos de la très belle création de “Thanks to my eyes” d’Oscar Bianchi, dire sans doute la même chose: dans l’écrin intime du théâtre du Jeu de Paume, avec un orchestre d’une douzaine de musiciens, chacun jouant d’un instrument différent dont certains très rares (Tubax, flûte à bec Paetzold…), on sent toute la filiation et l’influence du son baroque sur la musique d’aujourd’hui, notamment le madrigalisme. On sait combien des compositeurs comme Gesualdo intéressent les compositeurs contemporains, à commencer par Boulez. On sait aussi la fortune des petites formes d’opéra (les formes “pocket opéra” se multiplient). Le choix de la collaboration avec  Joël Pommerat et celui de son texte “Grâce à mes yeux” de 2003, qui évoque l’histoire d’une famille dont le père,


© Elisabeth Carecchio

qui fut “le plus grand acteur comique du monde” cherche à transmettre son art au fils, sans vraiment y parvenir tandis que  ce fils, dès ses premières apparitions scéniques, provoque une indicible émotion chez les jeunes femmes qui lui écrivent des lettres enflammées portées par un messager muet. Texte sur la transmission, sur les relations familiales, sur les relations au monde extérieur dans une ambiance confinée, il convient parfaitement à une traduction en opéra de chambre. L’univers textuel de Pommerat est en effet  inséparable  de son univers scénique puisque sa manière de créer rend indissociable l’élaboration du texte et celle de la représentation, qui se nourrissent l’une l’autre. Ainsi pouvait-on voir, dans cette première expérience lyrique de Pommerat, comment un univers sonore pouvait investir un univers littéraire et visuel à la couleur si particulière.
Dans le petit théâtre, la magie de la “boite noire” d’où émergent musique, texte et représentation agit immédiatement sur le spectateur. Le son émerge du silence comme la lumière de l’obscurité, un son qui semble au départ informe et brut, un peu à la manière du prélude de l’Or du Rhin. La succession de petites scènes (22), surgissant du noir, proposant à chaque fois un univers et une lumière particulières, des formes musicales spécifiques, soutient l’attention et crée des effets de surprise. Comme souvent avec Pommerat, on n’imagine pas le destin de cet opéra sans la mise en scène  qui l’accompagne et qui l’a créé. C’est comme dirait Wagner une sorte d’œuvre d’art totale, où texte, musique et espace visuel sont inséparables, comme fixés, dans une couleur qui rappelle le Pierrot Lunaire (dont un des poèmes est cité d’ailleurs).
L’univers musical est fait à la fois de sons bruts,  de sons à la combinatoire élaborée qui se transforment en musique, où les instruments graves dominent et où les vents et les bois, prédominants, donnent une couleur spatialisée particulière. Des moments où semble régner un silence à peine troublé par un filet sonore, d’autres moments où la musique devient dramatique. Frank Ollu dirige l’ensemble avec sa précision coutumière, et suit les chanteurs dont les voix contrastées conviennent également à merveille à l’ensemble: un rôle muet (le messager) qui est scéniquement très présent, un rôle parlé qui s’intègre totalement à l’ambiance musicale. Et quatre voix très marquées, une basse, Bryan Bannatine-Scott, qui chante le père, au timbre chaud, et vaguement solennel, un contre ténor (qui est aussi baryton), qui chante le fils, dont la voix très différenciée montre la couleur de l’enfant, qui est aussi un adulte: le rôle est confié à l’excellent Hagen Matzeit, d’une grande présence, et à la voix très ductile, et les deux sopranos, la brune et “nocturne” Keren Motseri, correcte, et surtout la blonde “diurne” Fflur Wyn, dont la technique vocale et le contrôle permettent des moments vraiment étourdissants: une vraie découverte, et une voix qui semble faite pour la musique d’aujourd’hui exigeant souvent  riche  des prestations vocales de haut vol.
En tous cas, en bon milanais, Oscar Bianchi sait mettre en valeur les voix, et sait surtout jouer du sentiment de proximité avec les spectateurs, car le texte est très clair, très compréhensible et “lisible”, même en anglais.
Le choix de l’anglais, qui est un choix à la fois musical et un choix de distanciation, une manière aussi pour Pommerat de s’éloigner de son texte original, ne choque pas, au contraire, il contribue pour nous, français, à renvoyer  cet univers vers un ailleurs. Tout à fait réussi.
La mise en scène de Pommerat, refuse l’expressionnisme et la grandiloquence. Le texte peut sembler – c’est ce que certains de mes amis ont ressenti- vieilli, par sa volonté de s’exprimer en phrases simples, courtes, presque des aphorismes, qui rappellent  des grandes références plus anciennes (voir le texte de Pelléas par exemple), la volonté de scansion en scène brèves , qui sont presque autant de fragments, rappelle aussi d’autres constructions (Wozzeck), comme une irrémédiable marche vers la découverte de soi. Au centre du dispositif quelques objets apparaissent et disparaissent, un banc, un costume de scène, écarlate et plein de paillettes, un lit de mort sur lequel repose la mère.


© Elisabeth Carecchio

Un travail sur l’essentiel, dans un espace qui reste plus sculpté par la lumière que par l’objet qui rend le théâtre ou réel ou fantasmatique, un espace où l’imaginaire et la réalité s’entrecroisent sans jamais ni se heurter, ni se contredire, ni se cloisonner. Une parabole, celle de la découverte de soi, des mensonges ou des illusions du monde, des devoirs et des secrets familiaux, du regard sur soi des autres. On sort de ce spectacle à la fois  fasciné, comme d’un rêve étrange et brumeux qui dure bien après la fin des applaudissements (nourris) et qui montre que l’expérience voulue par les auteurs a été réussie.


© Elisabeth Carecchio

Ce beau spectacle, qui a ouvert de manière heureuse un Festival très varié et contrasté cette année, on va pouvoir le revoir en région parisienne, à La Monnaie de Bruxelles, au Festival Musica de Strasbourg. Il ne faut pas hésiter à réserver vos places, vous ne le regretterez pas.

 

© Elisabeth Carecchio

THÉÂTRE DE LA VILLE le 5 juin 2011: I AM THE WIND, de JON FOSSE (Mise en scène: Patrice CHÉREAU)

Photo Simon Annand

Jon Fosse est l’un des auteurs plébiscités dans le monde du théâtre aujourd’hui. Né en 1959, il a commencé à publier dans les années 90 des textes marqués par une ambiance par forcément grise, pas forcément mélancolique (bien que deux de ses romans s’appellent Melancholia) mais cette ambiance qui fait penser à ces îles norvégiennes venteuses au climat changeant, battues par la mer et peuplées d’êtres solitaires ou esseulés. Les rencontres rares sont marquées par la simplicité d’un langage d’où peu à peu naît l’émotion. Il y a quelque chose d’un univers beckettien, mais qui ne serait pas marqué par l’absurde. Ce théâtre est un théâtre de rencontres , de dialogues apparemment sans direction, surgis de nulle part, sans jamais rien de vraiment “spectaculaire”, sans décor marqué (lande, cimetière, plage). Son écriture (j’ai lu son roman Naustet “la cabane à bateaux”, telle qu’on en voit partout le long des fjords norvégiens, l’histoire des retrouvailles de deux amis d’enfance aux destins divergents) est une écriture faussement simple, qu’on retrouve dans son théâtre: phrases courtes, silences – c’est aussi une écriture de silence- , une écriture laconique, discrète, et qui transpire très vite l’émotion. Beaucoup de tristesse dans cette écriture, pas forcément partout, pas forcément dénuée d’espoir, une écriture anti théâtrale si l’on pense que ce qui compte au théâtre c’est “l’agôn”, la violence de la lutte et du combat ou le conflit, on a ici une écriture sans conflit ouvert où tout semble latent, tendre aussi, farouche quelquefois, quelquefois aussi  désespérée. Jon Fosse est joué et traduit dans le monde entier.
Patrice Chéreau a mis en scène très récemment “Rêve d’automne”, une rencontre de deux êtres dans un cimetière (Chéreau choisit de les faire rencontrer dans un Musée, forme métaphorique d’un cimetière), qu’il transforme en dialogue des êtres et des œuvres, des corps réels et des corps peints, des vies et des morts en un étrange concerto où se mêlent l’écriture de Fosse et ce que Chéreau en fait, dans le Musée du Louvre qui l’a accueilli pendant trois mois. La Mort vue en-deçà et au-delà, est un thème  familier de Fosse, il a d’ailleurs écrit une pièce intitulée Dødsvariasjonar (Variations sur la mort).

Cette fois-ci, c’est à l’invitation du Young Vic  que, près de quarante ans après sa première visite avec “La dispute”, Chéreau s’est implanté à Londres pour mettre en scène (avec l’assistance artistique de Thierry Thieû Niang) ce texte “Je suis le vent” (Eg er vinden) de Jon Fosse dans une traduction anglaise de Simon Stephens sur la dépression , dialogue de deux hommes au bord de la mer, puis sur un bateau, battu par les eaux, jusqu’à l’accident final. L’accueil de la critique londonienne a été mitigé…on peut se demander comment c’est possible, tellement ce spectacle fascine au bout de quelques instants.
Photo Simon Annand

L’espace scénique (Richard Peduzzi) est une sorte de lande grise, couverte d’eau, qui avance dans le public, avec un éclairage (Dominique Bruguière) qui accentue l’impression de grisaille, qui évolue très subtilement au gré des moments de cette courte pièce (1h08), d’une intensité rare. Nous disions plus haut comment le silence était partie prenante de l’univers de Jon Fosse. Chéreau ouvre la pièce par un long silence où “l’un” (Tom Brooke, très maigre, blafard, visage émacié, au timbre d’une douceur enchanteresse) s’écroule, et porté assez tendrement dans les bras par “l’autre”(Jack Laskey, plus mâle, barbe naissante, physique à la Rupert Everett, au timbre plus marqué, et totalement bouleversant), puis réconforté, réchauffé, habillé, il commence par dire “je ne voulais pas, je l’ai fait”, et s’enchaine un dialogue où “l’un” répond aux questions de “l’autre” de manière lapidaire, laconique, elliptique. Ouverte par  sa conclusion, la pièce  installe immédiatement chez le spectateur une sorte de fascination, chacun des deux acteurs a son style, sa diction, son ton: “L’un”, à l’expression et à la diction élégante, le regard souvent ailleurs, “L’autre”, plus bavard, plus terrestre, à l’expression ou à la couleur moins distinguée, plus urgente. Le dialogue se développe en moments, moments d’un voyage en mer vers une île et des récifs (telles les îles basses, désertes et battues par les vents qui ferment les fjords près de Haugesund -région d’origine de Fosse- ou Stavanger), un schnaps, un repas, puis on repart, vers la haute mer, “l’autre” qui ne sait naviguer est mis par “l’un” d’autorité à la barre, et c’est l’accident, en un éclair, l’un est projeté à la mer, l’autre réussit à gagner la côte, et c’est un étrange apaisement, d’où toute peur a disparu, qui clôt la pièce, qui reprend à la fin les premières répliques. Par delà la mort, “l’un” dit sa paix.
Photo Simon Annand

Le décor inventé par Richard Peduzzi, fascinant, est une sorte de radeau fragile, qui tangue grâce à un dispositif de vérins tantôt en hauteur, tantôt au raz de l’eau, jamais vraiment stable, sur lequel la majeure partie du dialogue a lieu. Un dialogue qui surgit, on ne sait d’où, on ne sait pas vraiment pourquoi ces deux êtres se retrouvent là, mais le jeu des corps et des regards, surtout de “l’autre” vers “l’un”, avec ses gestes d’une intense humanité, d’une douceur indicible et d’une retenue bouleversante montrent un enjeu affectif fort. “L’un” est plus absent, dépressif sans nul doute, sentant le poids de tout son être, comme une pierre dit-il, mais il répond presque systématiquement aux questions de plus en plus précises, presque cliniques, de”l’Autre”. Le dialogue fait de mots très simples (une langue anglaise très accessible, presque primaire…), répétitifs, qui finissent par sonner comme une litanie: à la fin, le monologue de ‘L’Autre”, avec ses refrains “J’ai crié” finit presque en psalmodie, à laquelle répond en écho, en duo, “L’un”, qui a refusé la bouée, et qui du fond de la mort dit sa paix.”Je suis le vent”
Photo Simon Annand

J’essaie de raconter, mais peut-on raconter la poésie, la tendresse, l’émotion qui inondent cet espace et ces deux êtres? Chéreau est maître de ces gestes à peine esquissés, de ces mouvements des corps qui se rapprochent, Photo Simon Annand

qui s’effleurent, qui se rétractent, qui se balancent d’un côté ou de l’autre de ce radeau, dans cet espace à la fois très réaliste (les sauts dans l’eau pour amarrer l’esquif) – on sent la puissance des éléments et complètement poétique – renforcé par l’univers sonore d’Eric Neveux – , une évocation qui fait image et qui reflète ce texte, à la fois complètement banal et quotidien, et qui au bout des cinq premières minutes, prend un envol vers un espace d’une autre dimension, où toute parole est intense, où tout geste, même le plus banal, prend sens et s’intègre dans une harmonie générale totalement fascinante. Cette intensité est telle qu’on en oublie le texte, il y a une compréhension presque immédiate, qui n’appelle pas le regard vers les surtitres, qui n’appelle presque pas non plus l’écoute de l’anglais, mais qui semble aller de soi. On est plongé dans un univers étrange où tout fait sens, mais où la compréhension laisse place à la synesthésie, à une sorte d’unisson. Je suis rarement entré dans un univers théâtral où il n’y plus besoin d’écouter pour saisir, où l’on a l’impression d’un temps suspendu, qui pourrait ainsi durer à l’infini. Rimbaud appellerait ce moment une “Flaque d’éternité”. Nous avons vécu une Illumination.

Alors, il y a des places jusqu’au 11 juin au Théâtre de la ville, et puis il y a Lyon (Nuits de Fourvière) et Avignon. Vous savez ce qui vous reste à faire.

THÉÂTRE – COMÉDIE FRANÇAISE le 4 juin 2011: UN FIL A LA PATTE, de Georges FEYDEAU (Ms.en scène Jérôme DESCHAMPS)

Il y a un lien très fort entre Feydeau et la Comédie Française. D’ailleurs, Jérôme Deschamps le rappelle dans le mini programme distribué aux spectateurs. Ce Fil à la patte me renvoie à un autre, mis en scène par Jacques Charon, dont le souvenir se résume à Bouzin, ce Bouzin de Robert Hirsch époustouflant, qui remet nerveusement ses gants blancs sous les rires explosifs du public. Jérôme Deschamps dit vouloir retrouver cet esprit de troupe comique qui fut celle des années 60-80.
Pour ma part, même si j’ai apprécié la manière dont de grands metteurs en scène actuels, comme Alain Françon, Georges Lavaudant, ou surtout Jean-François Sivadier, le plus novateur, se sont emparés de Feydeau ces dernières années, en proposant des visions soit épurées, soit complètement éclatées ou déjantées des grands classiques comme La Dame de chez Maxim, Feu la mère de Madame ou même Un fil à la patte, j’ai néanmoins toujours défendu pour Feydeau une vision “Comédie Française”. je suis en somme nostalgique de Jacques Charon, ou de Jean-Laurent Cochet, servis il est vrai par une troupe rompue à cette mécanique diabolique. Les efforts du théâtre privé pour monter Feydeau, récurrents, n’ont jamais réussi ce me semble à concurrencer même a minima cette mécanique parfaitement huilée qu’était la troupe de la Comédie Française de ces années-là, les Robert Hirsch, Georges Descrières, Micheline Boudet, Denise Gence, Jean Le Poulain, Michel Duchaussoy ou Bernard Dhéran et tant d’autres.
Alors, le succès impressionnant de ce “Fil à la patte” semble renouer avec une tradition bien ancrée dans les gênes de la Maison de Molière, et surtout l’ensemble des comédiens (Dominique Constanza, doyenne des sociétaires – elle l’est devenue en 1977 – étant la seule de la distribution ayant connu cette époque) semble entrer de plain-pied dans l’aventure avec laquelle Deschamps a renoué. Non que Feydeau ait été absent du répertoire depuis lors, mais dans des productions peut-être moins consensuelles.

Le théâtre de Georges Feydeau est en effet particulier. D’abord, qui lit ses pièces est immédiatement frappé de l’importance des didascalies, très précises, et des objets décris. Il n’y a pas de pièce de Feydeau sans objets ou sans meubles en nombre (ici, un pistolet pour enfants,  ou une corbeille de fleurs, une armoire): la pièce est d’abord un dispositif (Sivadier l’a si bien compris!). Le texte est aussi difficilement exploitable sans visualisation scénique, c’est pourquoi il est si difficile de faire étudier Feydeau en classe, même si sa portée subversive a été mieux révélée ces dernières années et que ce texte n’est pas exclusivement une mécanique à créer du rire. Jérôme Deschamps aidé de Laurent Peduzzi le décorateur subtilement adapte les ambiances entre les trois actes, un intérieur bourgeois au premier acte, plus riche, mais pas ostentatoire au deuxième, une cage d’escalier assez simple au troisième avec un oeil sur une pièce de service de l’appartement de Bois d’Enghien. Il travaille aussi les costumes, très justes de Vanessa Sannino, riches, comme toujours au Français, mais avec un rien d’ostentation qui marque notamment la baronne avec ses fourrures excessives, ou des chapeaux assez monstrueux, ou Lucette, aux couleurs vives, ou même Marceline, en coiffe bretonne!! Dominante turquoise assez clair chez les messieurs (Bois d’Enghien) et l’ensemble crée des harmoniques subtiles. Comme souvent chez Deschamps, quelques moments à la fois loufoques et poétiques, mais aussi un peu cruels, à la Deschiens, notamment au troisième acte comme la descente de la Noce, ou la descente d’escalier de Bouzin, dont Christian Hecq fait une étourdissante performance.

Deschamps accompagne le texte en s’appuyant avec précision sur toutes les didascalies, et procède par touches, les comédiens sont tous très justes, ne sur-jouent jamais. les femmes sont le plus souvent plu sensibles et aussi plus finaudes, c’est clair pour les deux “rivales”, Lucette et Viviane, qui, tout en ayant tout compris du monde, savent au fond l’utiliser à leur profit. Mais les décalés, les fous furieux, les assoiffés de désir et d’argent, ceux qui bougent partout dans un perpétuel “ôte-toi de là que je m’y mette” du désir et de l’argent, de la puissance et du statut,  ce sont les hommes, toujours prêts à mentir pour arriver à leurs fins, ou même contraints par les circonstances et les hasards.

Ici c’est d’abord la performance de Christian Hecq en Bouzin qui époustoufle parce qu’il est ce personnage en décalage qui en fait un souffre douleur systématique mais lui aussi créateur extraordinaire de ce qui fait le rejet des autres: ses mouvements brusques, ses barrissements, son incroyable aptitude aux galipettes, aux déhanchements, aux courses, aux mouvements convulsifs, en font une sorte de clown presque absurde, au comique souvent bien proche de Robin Atkinson dans Mister Bean auquel Deschamps a sûrement pensé. Incroyable, on n’avait pas vu cela depuis longtemps.

On regrette bien sûr l’absence de Guillaume Gallienne en Chenneviette et en Miss Betting, mais Christian Gonon s’en sort avec les honneurs, notamment dans son incarnation très “chevaline” de Miss Betting. Les femmes sont fraîches à souhait, la Lucette très naturelle, pétillante sans excès, de Florence Viala, la Baronne très drôle, très second degré de Dominique Constanza, et la jeune Giorgia Scalliet dans Viviane montre elle aussi qu’on peut jouer Feydeau très juste sans hurler, sans gesticuler, et même avec une vraie finesse. Dans l’ensemble des comédiens, Thierry Hancisse en Général Irrigua est caricatural à souhait, mais ne se départit pas d’une certaine élégance, et Serge Bagdassarian en Fontanet est totalement irrésistible.
Mais c’est Hervé Pierre, qui (avec Christian Hecq) m’a le plus étonné: un Bois d’Enghien ébouriffant, mobile, délirant, affolé, qui crée un vrai personnage…physiquement en rien le séducteur invétéré que Viviane veut épouser, mais qui en même temps réussit avec son physique passe partout à nous faire croire et adhérer au personnage. Une très grande performance .

Au total, je reste quand même sur mon souvenir de Jacques Charon:  peut-on lutter contre les mythes et les souvenirs? mais l’approche dirais-je “délicatement” délirante, d’où la poésie n’est pas absente, de Jérôme Deschamps, aidé d’une troupe de comédiens remarquables, voire exceptionnels au jeu résolument moderne, jamais déclamatoire, dans une ambiance débridée, mais aux couleurs pastel en même temps, m’incite à attendre une future “Puce à l’oreille” ? Deschamps réinstallera-t-il Feydeau au Français?

MC2 GRENOBLE: UNE FLÛTE ENCHANTÉE (Mise en scène: PETER BROOK)

la-flute-enchantee_diaporama2.1296775616.jpg©Pascal Victor ArtComArt

Quel plaisir après des années de revoir une adaptation d’opéra par Peter Brook. J’ai encore dans la mémoire la Tragédie de Carmen qui collait si bien à l’ambiance des Bouffes du Nord, et la magnifique Hélène Delavault. Le choix musical avait été celui de la réduction pour petit orchestre dirigé par Marius Constant. Le choix cette fois est celui de l’accompagnement au piano par Frank Krawczyk, qui a cosigné avec Peter Brook et Marie-Hélène Estienne l’adaptation. Une adaptation à l’économie sans doute aussi due à la longue tournée qui conduira la troupe en France, mais aussi en Italie, à Londres et à New York.

Si les “Drei Damen” ont disparu, il reste pratiquement tous les airs connus et aimés de la Flûte enchantée, et s’il y a des coupures, elles ne dénaturent pas l’oeuvre:  la fluidité de l’ensemble a laissé intact le propos de Mozart en français dans les dialogues parlés, en allemand pour les airs. Il y a même des ajouts bien trouvés: la Fantaisie en ré mineur K 397 et l’air Die Alte,K 517 chanté de manière vraiment à propos par la petite vieille qui s’avérera être Papagena. Inutile de disserter sur les artifices de l’opéra face à la fraîcheur de ce spectacle. On ne va pas chercher là une “impression d’opéra”, mais à l’opéra, j’ai peine à trouver des productions de la Flûte qui m’aient vraiment convaincu. A vrai dire, la seule qui m’ait marqué est celle de Jean-Pierre Ponnelle au Festival de Salzbourg, à la Felsenreitschule. Aucun effet fantasmagorique, presque tout ce qui pourrait être de l’ordre du magique est effacé, au profit d’un scénario réduit à l’os et d’un jeu d’une grande linéarité et d’une très grande lisibilité.

Les enfants ont aussi disparu, mais les chanteurs sont si jeunes et si frais que cette fraîcheur rend l’effet que les trois enfants font sur scène. Drei Damen et Drei Kinder sont plus ou moins remplacés par deux acteurs très efficaces et drôles, William Nadylam et Abdou Ouologuem. Le Sprecher est quant à lui chanté par Sarastro. Il serait difficile d’analyser le chant dans les détails: les chanteurs ont bien du mérite de chanter toujours à découvert: les défauts (respiration, graves détimbrés par exemple) apparaissent multipliés, c’est sans filet en permanence. Mais les transpositions, la justesse (la technique est à peu près maîtrisée, notamment dans les airs de la Reine de la Nuit de Malia Bendi-Merad qui se sort avec les honneurs de ses deux airs), la jeunesse des voix et des êtres, tout cela donne une respiration si poétique à l’ensemble que l’on reste séduit.

la-flute-enchantee_diaporama4.1296775668.jpg©Pascal Victor ArtComArt

La Pamina de Jeanne Zaeppfel ne m’a pas trop convaincu, même si elle donne au personnage une fragilité de très bon aloi, elle ne vit pas beaucoup son rôle et reste assez froide. Le Sarastro assez bien chanté de Luc Bertin-Hugault laisse augurer une suite de carrière probablement intéressante.

strooper.1296776578.jpgTrès bon Tamino, au style très juste, à la voix bien posée, et doté d’une vraie ligne de chant du jeune australien Adrian Stroopper.

matthew.1296775919.pngMais surtout grande présence, voix chaude de baryton, immense humanité, jamais ridicule (merci Brook!) du Papageno de Matthew Morris. On a vraiment envie de l’écouter à l’opéra ou dans un musical, car son style élégant et retenu, sa voix, bien en place, très dominée, son émission claire, sont des atouts: il est applaudi à rideau ouvert, et c’est le seul.C’est aussi le seul à dominer, ou simplement à avoir un jeu d’acteur, les autres restent bien raides et sont quelquefois un peu empotés.


De la mise en scène une première remarque: je n’ai eu aucune surprise; je m’attendais exactement à ce que j’ai vu, ce qui n’est pas forcément un compliment, mais l’économie des moyens, espace dessiné par des bambous tour à tour chambres, la-flute-enchantee_diaporama.1296775587.jpg©Pascal Victor ArtComArt

salle, gibet, armes qui stylisent le propos et soulignent parfaitement l’action, aidés par de jolis éclairages, tout cela crée un charme indéniable, un enchantement et c’est bien le moins pour La Flûte! Il y a de très beaux moments (l’air dela pendaison de Papageno) et le sourire est permanent, qu’il soit un sourire d’humour ou d’émotion. En tous cas le public est captivé, et les jeunes nombreux sont conquis.

Ce n’est sans doute pas le chef d’oeuvre de Brook, puisqu’on y reconnaît un peu trop ses procédés, mais c’est un très bon spectacle. J’avais beaucoup aimé le Don Giovanni D’Aix qui fut pourtant critiqué, j’aimerais vraiment que Brook, malgré sa critique de l’opéra, passe d’Une Flûte enchantée à La Flûte enchantée.

THÉÂTRE AU BERLINER ENSEMBLE: LA RESISTIBLE ASCENSION d’ARTURO UI de BERTOLT BRECHT(Mise en scène Heiner Müller, avec Martin WUTTKE) le 9 janvier 2011

Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui, production Heiner Müller (1995), Berliner Ensemble , Theater am Schiffbauerdamm, Berlin

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Pour la troisième fois, j’ai voulu me replonger dans cette production qui remonte à 1995, que j’avais vue à la création avec Bernhard Minetti et Martin Wuttke, et revue au début des années 2000.
Après plus de quinze ans, la production de Heiner Müller n’a pas perdu son âme, ni son efficacité, sans doute grâce à Martin Wuttke sur qui repose à la fois le spectacle et sa longévité. L’acteur époustouflant, venu quelquefois en France, et qu’on a vu au cinéma dans “Inglourious Basterds” de Tarantino dans le rôle de Hitler, reste pour moi le plus grand acteur du théâtre européen. Mimiques, jeux sur la voix, performance physique (il est incroyable lorsqu’il mime la Svastika), performance de diction d’un texte selon des rythmes et des inflexions toujours différentes, jusqu’à l’incompréhensible débit d’une incroyable rapidité, tout cela avec une extrême rigueur et sans cabotinage, alors que le rôle tel qu’il est conçu s’y prêterait totalement. C’est le travail d’une vie.
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Rien que pour voir cette hallucinante performance, le voyage à Berlin s’impose (prochaine représentation le 13 février).
La pièce, qui situe dans les bas fonds de Chicago (l’Allemagne), montre à la faveur d’une crise du trust des choux fleurs (L’industrie), la prise de pouvoir maffieuse d’un petit gangster,  Arturo Ui, qui n’est rien au départ (il n’est qu’un chien, que Wuttke mime d’une manière désopilante) et que l’aristocratique Clark va chercher en pensant le manoeuvrer. Peu à peu, il prend de l’importance bouscule le vieux parrain (Dogsborough-Hindsborough) en place (une copie d’Hindenburg), prend des leçons auprès d’un vieux comédien (le rôle qui fut jadis de Minetti est confié au vétéran Jürgen Holtz, dont la voix, et surtout la diction sont un enchantement: dieu que la langue allemande est belle quand elle est dite comme cela) et finira par prendre aussi Cicero (L’Autriche) étendant son pouvoir par la démagogie et la menace.

Tous les acteurs sont à citer, ceux qui font partie de la bande à Ui, et qui figurent Goering (Giri, Volker Sprengler), Goebbels (Givola, Victor Deiß), Röhm (Roma, Martin Schneider), Margarita Broich dans Dockdaisy, le couple Dullfeet (Roman Kaminski et Margarita Broich, figurant les Dollfüss) et tous ceux qui composent la petite trentaine de participants de la soirée.

Inscrite dans un décor simple, des pylônes d’acier commençant en salle et un espace quasi vide et gris sur scène (sauf un podium qui est tribune, catafalque, statue au milieu de l’espace, la mise en scène est essentiellement) un travail sur le jeu et repose sur la troupe très homogène des acteurs de la représentation. Vu par Müller comme une sorte de grand opéra burlesque, le spectacle est émaillé d’extraits de Verdi, (Otello, Traviata) Schubert, Mozart, Liszt, mais aussi de Paper Lace , le groupe pop de Notthingham, avec leur chanson sur Al Capone “The night Chicago died”. En regardant Wuttke, une seule référence s’impose, celle de Chaplin. La puissance du texte est d’autant plus forte que le pouvoir s’installe tout en faisant rire: la scène où Ui, qui a une voix nasillarde, qui bégaye, qui est d’affligé d’un corps maigrelet et malingre,  apprend à parler auprès du comédien est un morceau de bravoure absolument irrésistible, et l’effet produit ensuite à la fois ridicule et effrayant: les “trucs” chers à la propagande sont défaits, mais en même temps inquiètent car ils fonctionnent sur les foules, et la seconde partie, beaucoup plus courte, est de moins en moins drôle, finissant sur une marche triomphale ou tous les obstacles et opposants tour à tour s’écroulent et meurent. Pendant que triomphe Ui, en frac, devenu chef incontesté.

C’était la 378ème représentation de ce spectacle qui a fait le tour du monde. Il est proposé quatre ou cinq fois par an dans la saison et c’est toujours plein. Le système allemand de répertoire est aussi un conservatoire de patrimoine théâtral. Les théoriciens du théâtre et de la mise en scène, notamment en France, soulignent les aspects éphémères d’un spectacle, et l’absurdité de jouer un spectacle dont le metteur en scène n’est plus là depuis longtemps, on nous souligne qu’après un peu de temps, le spectacle n’est plus conforme à l’original, qu’il en devient infidèle etc…Je ne pense pas que le théâtre ne doive être que contemporain, hic et nunc. Certains travaux sont des “oeuvres” qui méritent la conservation quand les conditions sont réunies pour être fidèle à l’original.

Je m’inscris donc en faux: certes, sans Martin Wuttke, les choses seraient sans doute différentes, mais ce spectacle, après 15 ans, n’a rien perdu de sa force ni de sa fascination. Oui il fait partie du patrimoine du Berliner Ensemble en premier lieu, mais aussi du théâtre allemand et même européen. Et l’incroyable présence d’un public jeune (une majorité de spectateurs de moins de trente ans) plein d’adolescents, venus non pas avec le prof, comme souvent en France, mais seuls, avec les copains, pour voir du grand, de l’immense théâtre: c’est ce que permet le théâtre de répertoire, bien compris. Et de ce fait l’Allemagne a un vrai réseau de scènes qui permettent au public d’avoir chaque année accès à tout le spectre du répertoire théâtral, classique ou contemporain. En Italie, le Piccolo Teatro s’efforce de conserver les productions de Strehler, pour que soit assise une tradition qui est l’histoire même de ce théâtre. Et en France? où sont les grandes productions de ces 20 ou 30 dernières années? Comment revoir 1789 et 1793 de Mnouchkine dans leur urgence et leur vie? où sont les Molière de Vitez ou son Soulier de Satin? l’Hamlet de Chéreau? l’Illusion Comique de Strehler, ce chef d’oeuvre dont il n’existe aucune reprise vidéo? les Planchon? les grands Lavaudant faits à Grenoble? Productions disparues, enfouies dans le souvenir des spectateurs, mais aucun adolescent ne pourra aller voir ce théâtre là. Et c’est dommage.

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POUR QUE VIVE PARIS QUARTIER D’ÉTÉ

Une des initiatives les plus originales et populaires du paysage culturel français est menacée par une décision du Ministère de la Culture d’abaisser de 30% sa subvention. Autant dire signer son arrêt de mort. Sans commentaire.
Paris Quartier d’Été, c’est une idée de Jack Lang, mise en musique, en théâtre, en danse, en kiosque, en cirque par Patrice Martinet, l’actuel directeur du théâtre de l’Athénée, qui en assure la destinée depuis ses origines. L’initiative consiste à s’emparer de lieux divers de Paris, des plus consacrés aux plus inattendus, pour offrir spectacles et performances de très haute qualité internationale à des prix défiant toute concurrence, voire gratuitement. C’est ainsi qu’on vit investir la Défense, Les Arènes de Lutèce, le parc André Citroën, pour des concerts de musique classique qui amenèrent jusqu’à 70000 personnes (à la Défense).C’est ainsi que l’Opéra de Paris, le digne Palais Garnier accueillit une mémorable soirée kabyle avec la magnifique Cherifa, attirant un public qui n’y avait jamais mis les pieds. C’est ainsi que les kiosques des jardins parisiens, avec en premier lieu celui du Jardin du Luxembourg se mirent à revivre, au son des fanfares,  des orchestres de Jazz, des ensembles de “Musique du monde”. C’est ainsi qu’on vit le Palais Royal attirer de nouveau une foule estivale pour des spectacles de danse de toute première importance, source inépuisable de succès et de public. C’est ainsi aussi qu’on vit poindre des artistes inconnus qui firent un malheur, comme Shirley et Dino avec la carrière que l’on sait et qui s’en suivit.

Car ce furent non seulement des talents consacrés, mais aussi des inconnus qui devinrent célèbres, qui firent les beaux soirs du Paris d’été.
Oui Patrice Martinet a réussi à faire une manifestation authentiquement populaire avec une programmation exigeante, diversifiée, allant chercher au bout du monde des artistes éblouissants, il a donné une couleur et une âme à son Festival, en faisant de Paris et de ses recoins (jusqu’à la maison de Pierre Henry,à Picpus) des lieux animés, où quelque chose se passait.
Cette vie d’été qui offrait de la culture un visage divers, multicolore, ébouriffé, et en même temps bon enfant, souriant, simple, et non la couleur statufiée d’une culture de la distinction à la Bourdieu serait donc menacée par les décisions absurdes répondant sans doute aux logiques comptables qui dominent aujourd’hui dans les Palais de la République ?

Non, nous ne voulons pas la fin d’un des rares lieux qui soit ouvert, ouvert au ciel étoilé, ouvert au rêve et ouvert aux autres et à toutes les diversités, car rarement festival n’a autant donné à voir et à connaître de la grande scène du monde et des autres.

Alors, si vous partagez cette conviction, signez l’appel de Paris Quartier d’été sur son site en allant à l’adresse suivante: http://www.quartierdete.com/petition/?petition=4