IN MEMORIAM HARRY KUPFER (1935-2019)

Harry Kupfer ©dpa/Soeren Stache

On ira lire dans la presse spécialisée les faits et gestes de Harry Kupfer, l’un des metteurs en scène allemands les plus respectés dans la sphère de l’opéra. Je préfère évidemment évoquer les souvenirs d’un metteur en scène qui m’a accompagné depuis 1978, puisque j’eus la chance d’assister aux premières représentations de son Fliegende Holländer à Bayreuth, l’année-même où le Ring de Chéreau se « stabilisa » dans le succès voire le triomphe. Cette production installa Kupfer dans les metteurs en scène d’opéra de référence et elle fut durablement imitée, encore récemment par Philipp Stölzl dans sa production berlinoise au Staatsoper am Schillertheater en 2013 (https://blogduwanderer.com/staatsoper-berlin-2012-2013-der-fliegende-hollander-de-richard-wagner-le-16-mai-2013-dir-mus-daniel-harding-mise-en-scene-philipp-stolzl), mais aussi d’une certaine manière par Claus Guth , à Bayreuth au début des années 2000 .

Der Fliegende Holländer (Prod. Harry Kupfer) © Bayreuther Festspiele

C’est Kupfer qui en effet le premier a analysé Senta comme un cas psychologique, un personnage névrotique qui vit cette histoire dans sa tête et finit par se suicider en se jetant dans le vide. Depuis Kupfer beaucoup de metteurs en scène « Regietheater » avec plus ou moins de bonheur ont repris ce thème en en faisant des variations plus ou moins heureuses, dernier avatar, la dernière production (de Jan Philipp Gloger), toujours à Bayreuth (à partir de 2012).
Cette production de Fliegende Holländer reste pour moi la meilleure des cinquante dernières années, par l’idée, par le choix de la version de 1843 qui allait si bien avec le propos, sans la rédemption, par l’extraordinaire interprétation de Lisbeth Balslev et Simon Estes et aussi par la qualité globale d’un spectacle magnétique par ses effets visuels et techniques, comme la tempête de l’acte III, un des moments les plus impressionnants vécus à Bayreuth, ou par l’ironie de certaines images (la transformation du vaisseau en immense bouquet de fleurs nuptiales).

Der fliegende Holländer (Prod.Kupfer) Lisbeth Balslev et Simon Estes © Bayreuther Festspiele

Cette production eut un immense succès puisqu’elle fut reprise six fois après la première saison – la dernière édition eut lieu en effet en 1985 : elle fut représentée chaque année à l’exception du Festival 1983.
De cette production procéda à Bayreuth celle du Ring de 1988, début d’une fidèle collaboration entre Daniel Barenboim et Harry Kupfer.
Après l’échec de la production Peter Hall, Wolfgang Wagner offrait à Harry Kupfer, l’un des très grands représentants du « Regietheater », aux côtés d’une Ruth Berghaus (jamais invitée à Bayreuth), et Götz Friedrich (à qui Bayreuth doit un Tannhäuser ouvriériste qui scandalisa les bonnes âmes (1972) ainsi qu’un Lohengrin (1979) et surtout d’un Parsifal du centenaire (1982)qui fit date, dirigé par James Levine).
On ne répètera jamais assez le rôle de Wolfgang Wagner dans la diffusion du Regietheater en Allemagne et ailleurs ainsi que son sens « politique » d’une incroyable intuition.

Le Ring de Kupfer figure sans aucun doute aux côtés de celui de Chéreau et de celui de Castorf (autre représentant de la culture théâtrale de l’ex-DDR) comme l’une des meilleures productions des 50 dernières années à Bayreuth, avec une ouverture technologique forte (usage du laser) et des images fabuleuses qui frappèrent le public (la vision initiale du Rhin et pour ma part, l’extraordinaire marche funèbre de Siegfried dans Götterdämmerung.).
Son Elektra à l’Opéra de Vienne fut aussi une production très forte, dirigée par Claudio Abbado en 1989, qui resta au répertoire jusqu’en 2012 (65 représentations).
Kupfer n’a jamais été un « provocateur » au sens où Castorf pourrait sembler l’être, mais chaque production fut toujours motivée par une réflexion profonde,  dont le résultat est toujours résolu voire quelquefois déstabilisant, comme son Fidelio à la Staatsoper de Berlin qui a déplu à plus d’un, concentré sur l’idée de la musique comme véhicule idéologique, et élément de résolution dans un opéra dont l’intrigue plutôt traditionnelle oblige à se concentrer sur la musique, sur la variation des genres, sur une analyse des personnages qui fut toujours un des points très forts de Kupfer avec un travail exemplaire sur la conduite des acteurs.
Les dernières productions vues de lui, à part ce Fidelio, furent Tannhäuser à Zurich, Lady Macbeth de Mzensk à Munich  Die Meistersinger von Nürnberg à Zurich et à Milan, Der Rosenkavalier à Salzbourg et Milan et Ivan Soussanine à Francfort, nous renvoyons le lecteur à nos comptes rendus sur ce blog ou sur Wanderersite (voir ci-dessous).
Il y avait dans chaque travail de Kupfer une analyse précise des personnages, ainsi son Ochs n’est-il pas le hobereau vulgaire qu’on voit habituellement, Gunther Groissböck en fait un personnage un peu plus élégant, sinon raffiné, ainsi aussi son Sachs, si merveilleusement chanté par Michael Volle (ce fut son premier Sachs), un Sachs conversatif, discursif, presque politique.
Il y avait aussi dans son travail une direction clairement indiquée, souvent épurée, toujours profondément réfléchie. Kupfer élevé au lait de Brecht et Felsenstein n’était ni un superficiel, ni un homme à la mode, c’était un personnage discret, qui a traversé les remous de l’époque : contrairement à Friedrich, il ne passa pas à l’ouest, mais resta à Berlin Est jusqu’au bout, tout en travaillant souvent à l’ouest. À la Komische Oper, il a pris les fonctions de « chefregisseur » (metteur en scène résident) en 1981, succédant à Joachim Herz (Felsenstein mourut en 1975) fonctions qu’il a laissées en 2002 à Andreas Homoki.
De l’histoire de la Komische Oper, il est évident qu’émergent essentiellement les noms de Walter Felsenstein et de Harry Kupfer.

Avec Daniel Barenboim préparant Parsifal à la Staatsoper Berlin © Getty / Archie Kent / ullstein bild

Et ce dernier a eu des compagnons fidèles, comme Daniel Barenboim d’un côté, qui l’a appelé très souvent pour des mises en scène à la Staatsoper de Berlin, et Alexander Pereira qui l’appela aussi bien à Zurich qu’à Salzbourg.
Pour ma part, fasciné par son travail à Bayreuth sur Der fliegende Holländer, et reconnaissant dans son Ring un digne successeur de « papa Chéreau » comme il l’appelait affectueusement, j’ai toujours eu pour Kupfer une très grande considération parce qu’il m’a beaucoup appris : il représente un théâtre sans concession, marqué par le réalisme de Felsenstein, mais un réalisme épuré, évocatoire (aidé par ses décorateurs, dont l’autre compagnon de route Hans Schavernoch), toujours soucieux de la justesse des personnages, toujours soucieux aussi d’une certaine poésie des images (je pense par exemple à son beau Rosenkavalier salzbourgeois ou à Ivan Soussanine).
Il représente aussi cette école de mise en scène formée à l’Est (en DDR) et qui a été déterminante dans les évolutions du théâtre des quarante dernières années. Un des apports culturels de la DDR a été évidemment l’évolution de l’art théâtral dont Kupfer a été l’un des maîtres. On a coutume de taire les apports « culturels » de la DDR, mais au théâtre, l’Allemagne de l’Est a insufflé des visions neuves, qui ont marqué ensuite de manière déterminante l’ensemble du théâtre européen, Götz Friedrich, Ruth Berghaus, Frank Castorf, Heiner Müller, Peter Konwitschny, et Harry Kupfer viennent de là, ce n’est pas peu.
Harry Kupfer ne s’occupa que d’opéra, et resta lié à Berlin sa ville dont la tradition d’ouverture culturelle et d’innovation n’est plus à rappeler.
Son esprit, son intelligence, ses visions vont nous manquer.
Il est l’un de ceux qui jusqu’au bout aura placé l’analyse et la réflexion au premier plan, loin des paillettes et du superficiel, et jusqu’au bout il aura réussi à faire discuter, sans jamais offrir un théâtre dépassé. Son théâtre reste au contraire profondément actuel : regardez son Fliegende Holländer de Bayreuth dont il existe la vidéo et vous pourrez constater que cette production pourrait être reprise demain.

Tannhäuser : (Zurich 2011) https://blogduwanderer.com/opernhaus-zurich-6-fevrier-2011-tannhauser-diringo-metzmacher-msen-sceneharry-kupfer-avec-nina-stemme

Die Meistersinger von Nürnberg:

Der Rosenkavalier:


Ivan Soussanine (Francfort 2015) : https://blogduwanderer.com/oper-frankfurt-2015-2016-iwan-sussanin-de-mikhail-ivanovich-glinka-le-27-novembre-2015-dir-mus-sebastian-weigle-ms-en-scene-harry-kupfer


Fidelio (Staatsoper am Schiller Theater 2016): https://blogduwanderer.com/staatsoper-im-schiller-theater-berlin-2016-2017-fidelio-de-l-v-beethoven-le-28-octobre-2016-dir-mus-daniel-barenboim-ms-en-scene-harry-kupfer


Die Meistersinger von Nürnberg:

Lady Macbeth de Mzensk (Munich 2016): https://blogduwanderer.com/bayerische-staatsoper-2016-2017-lady-macbeth-de-mzensk-de-dimitri-chostakovitch-dir-mus-kirill-petrenko-ms-en-scene-harry-kupfer

Autre texte (David Verdier)
http://wanderersite.com/2016/12/lady-macbeth-de-mzensk-une-tragedie-monstre/

2 réflexions sur « IN MEMORIAM HARRY KUPFER (1935-2019) »

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