LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques considérations sur la “manière” Claudio ABBADO.

Le concept qui soutient le travail de Claudio Abbado avec ses musiciens est “Zusammenmusizieren”, faire de la musique ensemble: c’est un concept qui assimile le travail d’orchestre au travail de  musique de chambre. Chaque musicien doit à la fois avoir le sentiment de faire partie d’un ensemble, d’avoir son propre rôle à jouer et d’écouter les autres. Un des gestes fréquents de Claudio Abbado est de montrer les liens entre les pupitres, les systèmes d’écho et surtout, d’un signe discret, montrer à l’un ce que joue l’autre. L’habitude de jouer ensemble est le ciment qui construit le son “Abbado”.
Il y a une dizaine d’années, il renonça à diriger à Salzbourg Cosi fan Tutte et Tristan und Isolde, parce que l’orchestre, les Wiener Philharmoniker, ont coutume à Salzbourg, comme ils le font normalement à l’Opéra de Vienne, de changer les titulaires de pupitres entre deux représentations, ou deux répétitions, pour des raisons d’orgnanisation (repos, autres concerts etc..), ce qui fait que le chef n’a pas toujours le même ensemble en face de lui. Les Wiener sont des musiciens hors pair, et ils considèrent que cela n’a pas d’importance face au rendu définitif, vu qu’ils connaissent tous parfaitement les partitions qu’ils jouent et qu’ils se transmettent les instructions du chef. Or, Abbado voulait pour chaque opéra avoir en face de lui les mêmes musiciens. Les négociations échouèrent.
Effectivement le concept “Zusammenmusizieren” ne tient que si l’on a en face de soi la même équipe autour de la même oeuvre. Faire de la musique ensemble, c’est d’abord être ensemble, puis travailler ensemble en s’écoutant les uns les autres, et participer au travail commun. Ce qui frappe dans les répétitions de Claudio Abbado, c’est l’ambiance à la fois concentrée et détendue, et la participation des éléments singuliers au travail de tous, suggestions, discussions sont relativement fréquentes.
On a beaucoup discuté par le passé l’attitude de Claudio Abbado en répétition, et certains musiciens avaient l’impression de “ne rien faire”, de “perdre leur temps” car au contraire d’autres chefs, Abbado n’explique rien. Il n’est pas le maître, le Maestro (il déteste qu’on l’appelle ainsi), il se comporte plutôt en “primus inter pares”. C’est ainsi au fond qu’il se présenta aux Berliner Philharmoniker lorsqu’il en prit la direction: faire de la musique ensemble c’est être ensemble, sans qu’il y ait un chef et des exécutants, mais bien un groupe de musiciens autour d’une oeuvre et non autour d’un chef. Habitués à Karajan, certains des berlinois eurent quelque difficulté à s’adapter, et cela créa quelques problèmes. D’autres chefs imposent un style une manière de faire, interrompent tout le temps l’exécution pour parler, expliquer, indiquer. Les musiciens alors exécutent les volontés du chef qu’ils ont en face d’eux qui a des idées sur l’oeuvre: l’orchestre est alors un immense instrument au service d’une conception ou d’un individu. A cela s’ajoute que les musiciens des grands orchestres, à force de jouer certaines oeuvres, ont une manière de jouer et des habitudes qui se standardisent et tout cela ne cadre pas du tout avec la manière dont Claudio Abbado aborde les oeuvres, toujours d’un oeil neuf: quand il propose de jouer telle ou telle symphonie de Mahler, c’est qu’il a relu la partition, qu’il a eu de nouvelles idées, qu’il l’entend ou la voit autrement: effectivement Abbado est pour moi, un musicien toujours neuf, qui dit toujours quelque chose de nouveau, parce qu’il met toute sa sensibilité au service de la musique. Ainsi peut-on aussi comprendre sa volonté de travailler avce les jeunes: les jeunes n’ont aucune tradition derrière eux, sinon celle qu’on leur a inculqué dans leur formation, mais ils n’ont aucune pratique d’orchestre qui prédéterminerait leur approche. Et Abbado ne les “modèle” pas, il les laisse jouer, il les fait jouer, et il leur apprend à écouter, à s’écouter, à comprendre comment cela fonctionne, sans aucun autoritarisme, mais avec une autorité et une aura sans égales. D’où évidemment l’enthousiasme dont il est entouré. Certains orchestres ont pris cette attitude comme de la faiblesse, et pour un manque d’autorité, d’où des bavardages et un manque de concentration. On se rappelle comment il dénonça violemment sur l’antenne de France Musique, les musiciens de l’Opéra de Paris lors du Simon Boccanegra qu’il dirigea pendant l’ère Liebermann: il ne dirigea plus aucun orchestre français depuis.

On comprend aussi mieux qu’il n’ait pas prolongé son mandat à la tête des Berliner Philharmoniker. N’ayant plus rien à prouver, contraint de travailler en fonction d’une saison, d’un programme, d’un même orchestre, il s’est sans doute découvert une soif d’autonomie et de liberté alimentées par la perspective de la fondation d’un orchestre comme le Lucerne Festival Orchestra, fait d’amis, de musiciens choisis avec lesquels il avait l’habitude de travailler, ou qu’il avait accompagnés depuis leur jeunesse (comme ceux du Mahler Chamber Orchestra).
Ce qui caractérise l’activité d’Abbado depuis 2002, c’est justement cette volonté de travailler avec les jeunes (l’orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela avec lesquels il entretient un incroyable rapport affectif) ou avec des musiciens choisis (c’est le cas de Lucerne, du Mahler Chamber et de son dernier né, l’orchestre Mozart); il a ainsi en face de lui des artistes qui ont l’habitude de jouer avec lui, qui sentent ce qu’il veut, avec une sorte de compréhension à fleur de peau (regards, petits gestes, sourires)où la parole ne rajoute rien. Abbado parle peu en répétition: en répétition on joue, on s’écoute, et les choses se mettent presque “naturellement” en place. Quelquefois, Abbado va discuter avec l’un ou l’autre, donner quelques indications individuelles, mais cela reste très ponctuel. Au total, les musiciens qui viennent pour lui (à Lucerne par exemple), jouent aussi pour lui et se donnent complètement à l’oeuvre. Bien des concerts des dernières années à Berlin, et notamment ceux des toutes dernières saisons eurent cette couleur si particulière qui procura des moments d’exception. Abbado, oserais-je dire, est un “sensualiste musical”. C’est aussi pourquoi souvent les répétitions générales sont des moments de grâce: les musiciens sont détendus, sans la pression du concert, Claudio Abbado est souriant, et tout le monde joue au mieux et va jusqu’au bout: il en résulte quelquefois des moments inoubliables, comme la répétition générale de la Symphonie n°2 de Mahler “Résurrection” en 2003. 200 personnes dans la salle, toutes frappées de stupeur devant ce qu’elles entendaient.

Car il reste un mystère, qui est celui du charisme. Les pédagogues le savent bien: face à un groupe classe, les élèves sentent en quelques minutes l’aura – ou l’absence d’aura- de l’enseignant, et le groupe répond en fonction de cet indicible que nulle formation pédagogique ne saura donner. Il  est ainsi dans tous les rapports de groupe à un individu, et évidemment de la relation de l’orchestre à un chef. Quand Abbado prend la baguette, les musiciens se transforment, l’un nous parle de sa main gauche et dit qu’il fait danser sa main gauche comme Noureev, d’autres parlent de tout ce langage des choses muettes qu’il exprime:  regard, sourire, expressions diverses et de cela aboutit à un son qui ne peut se comparer à aucun autre. On le voit bien lorsqu’il laisse la baguette à son assistant pour écouter l’orchestre de la salle, puis qu’il la reprend après. D’une minute à l’autre, le son se fait plus clair, plus cristallin, plus fin. Et les auditeurs se demandent toujours si c’est une impression personnelle, gauchie par leur admiration inconditionnelle, mais constatent que les autres auditeurs ont eu la même. Sans le vouloir, sans le prévoir, l’orchestre sent et joue autrement. C’est le miracle Abbado.

Une réflexion sur « LUCERNE FESTIVAL 2010: quelques considérations sur la “manière” Claudio ABBADO. »

  1. Messieurs,

    J’aimerai savoir, s’ il a la possibilité de recevoir par courrier le DVD du dernier festival de Lucerne; Mahler Symphonie No. 9 du Mr. le Directeur Claudio Abbado.

    Merci mil fois. Roger L Soto

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