TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LUCIA DI LAMMERMOOR de Gaetano DONIZETTI le 23 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Pier Giorgio MORANDI, Ms en scène: Mary ZIMMERMANN)

 

Lucia, Acte III © Marco Brescia & Rudy Amisano
Lucia, Acte III © Marco Brescia & Rudy Amisano

Par le miracle des agendas, en un week-end, la Scala a proposé deux des piliers du répertoire italien, Il Trovatore et Lucia di Lammermoor, qui ont attiré un public varié, ravi de voir à la Scala deux œuvres qui illustrent le répertoire dont elle est traditionnellement dépositaire. À y regarder de près, il y a eu à la Scala dans les trente dernières années plus de reprises de Lucia di Lammermoor (1983, 84, 92, 97, 2006) que de Trovatore (1978, 2000). Il est vrai que si vous avez une Lucia qui passe la rampe, le reste de la distribution est peut-être plus facile à réunir que pour Trovatore qui exige une équipe sans failles.
C’est une nouvelle production qui est ici présentée, louée au MET, signée Mary Zimmermann. Production assez fameuse montée en 2007 autour de Natalie Dessay qui en était la vedette incontestée, dont la photo tapissait jusqu’aux murs du métro newyorkais.
Mary Zimmermann, fille d’universitaires, originaire du Nebraska, a vécu aussi en Europe (Londres et Paris), on lui doit notamment des mises en scène de Shakespeare, mais aussi d ‘adaptations de grandes œuvres littéraires au théâtre (Ovide, par exemple). Au MET, outre Lucia, qui ouvrit la saison 2007-2008, on lui doit aussi La Sonnambula, toujours pour Dessay, et l’Armida de Rossini autour de Renée Fleming. Le public américain a accueilli diversement ses efforts pour actualiser le propos d’opéras qui restent difficiles à mettre en scène à cause de livrets souvent indigents et de difficultés vocales qui font se concentrer les chanteurs sur leurs airs plutôt que sur leur performance d’acteur.
C’est le cas de cette Lucia, transposée dans une Écosse du XIXème, dans un décor de Daniel Ostling qui pourrait presque convenir à Eugène Onéguine, et illustre des rapports familiaux qui font de la femme à qui est refusée toute voix au chapitre un objet d’échange et d’enjeux politiques. La vision de Mary Zimmermann pose une ambiance à la Jane Austin, mâtinée de Flaubert, avec des moments traditionnels, d’autres plus étonnants, notamment pendant la scène du mariage au deuxième acte, où un photographe vient composer la traditionnelle photo de noces,  en essayant de faire poser amoureusement une Lucia absente et un Arturo gêné autour d’une noce artificielle dont finalement est assez bien rendu tout le côté convenu et arrangé.

Anna Netrebko au MET © MET Opera
Anna Netrebko au MET © MET Opera

La scène de la folie est structurée autour d’un immense escalier, qui trône, monumental au milieu de décor, mais bien peu utilisé, puisque Lucia le descend rapidement pour chanter son air sur le devant de la scène.

Scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano
Scène finale © Marco Brescia & Rudy Amisano

Quant à la dernière scène, l’air Tombe degli avi miei  est chanté dans un cimetière comme le veut la tradition ; et au total Mary Zimmermann ne change pas grand-chose au déroulement habituel de l’opéra : seul, le spectre blanchâtre de Lucia, déjà apparu au 1er acte lors de la scène de la fontaine (Regnava nel silenzio), annonciateur de la suite tragique de l’histoire, vient prendre dans ses bras Edgardo expirant faisant de la scène finale une sorte de remake de Romeo et Juliette.
Rien de profondément bouleversant dans une mise en scène très discutée à sa création au MET : des tableaux bien faits, une ambiance gris argent assez réussie sur fond d’Ecosse sombre et brumeuse, c’est toujours un peu mieux que Luciano Pavarotti en kilt dans la vieille mise en scène de Pier Luigi Pizzi dans les années 80 qui elle aussi s’efforçait de démédiévaliser l’histoire de Walter Scott.
Du point de vue musical, la direction routinière de Pier Giorgio Morandi, honnête artisan qui accompagne les chanteurs en les couvrant quelquefois, sans égard pour un répertoire dont il ne révèle pas vraiment les beautés. Il n’éclaire pas, ne commente pas, se contentant d’illustrer sans aucune espèce d’invention et surtout ne préparant pas des ambiances qui aideraient à colorer les airs. Aucune subtilité, aucun raffinement, aucune finesse avec des parties solistes (harpe) sans vraie poésie. Accompagnateur plus que direttore et concertatore, Pier Giorgio Morandi est l’un de ces chefs qui assurent la soirée sans la porter : il y aurait beaucoup à dire sur ce que trahit ce type de choix : au MET en 2007, le chef s’appelait James Levine. À la Scala, on considère sans doute que pour une Lucia de série, même dans une production nouvelle (mais pas neuve), il n’est pas besoin de (se) dépenser.

Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano

La distribution affichait une Lucia nouvelle sur le marché scaligère, Albina Shagimuratova, un soprano qui m’avait intéressé dans une Reine de la nuit vue il y a quelques années à Lucerne sous la direction de Daniel Harding dont j’écrivais « Une exceptionnelle Reine de la Nuit en la personne de la jeune russe/ouzbèque Albina Shagimuratova, une voix bien posée, assez large, avec du corps et du volume, et toutes les notes, sans effort. Impressionnante dans ses deux airs, elle triomphe facilement et conquiert le public. A suivre absolument…». Mais Lucia n’est pas la Reine de la nuit : le rôle exige une vraie ligne de chant, une coloration variée, une ductilité vocale et surtout un engagement interprétatif qu’Albina Shagimuratova ne possède pas. Les notes sont presque toutes là, encore que le final de l’acte II soit sérieusement fragilisé (voce calante diraient nos amis italiens) mais elles restent singulièrement froides, distanciées, sans expression : les attaques sont fixes, les cadences peu adaptées à cette voix sans grande souplesse toujours à la limite de la justesse. Elle se sort sans casse de la première partie de l’air de la folie (il dolce suono) accompagnée à la flûte et non au glassharmonica (armonica de verre) de la version originale comme à New York, qui donnait une autre couleur à l’ensemble. La seconde partie de la scène (spargi di qualche pianto) plus banale, sans relief, sans personnalité, est accueillie par le public avec indifférence.
L’Enrico de Massimo Cavaletti n’a pas vraiment le format du rôle, notamment son premier air cruda, funesta smania où les aigus sont serrés et forcés et où l’on perçoit des tensions notables, voix engorgée, absence de couleur. Un Enrico jamais vraiment convaincant (Mariusz Kwiecien à New York avait un tout autre relief).
Juan Antonio Gatell en Arturo avec sa voix de ténor élégante, n’arrive tout de même pas à exister dans les ensembles par manque de volume, et l’Alisa de Barbara de Castri nous inflige dans le final de l’acte II trois la hurlés, sorte de cris sortis de la basse-cour qui étonnent et provoquent l’hilarité par le ridicule de la situation.
Le Raimondo de Sergey Artamonov n’a peut-être pas toujours la profondeur voulue, mais la voix est bien posée, affirmée, émise avec sûreté et au total, la prestation est très honorable : il remporte un bon succès.

Vittorio Grigolo © Marco Brescia & Rudy Amisano
Vittorio Grigolo © Marco Brescia & Rudy Amisano

Enfin Vittorio Grigolo, sur lequel j’ai souvent émis bien des réserves tant sur la technique, que sur le style, arrive à mettre un peu de chaleur et d’élan dans cette glaciation générale. Certains de mes amis qui avaient vu les premières représentations m’ont dit que jusqu’à l’acte III les choses n’étaient pas en place mais que l’air Tombe degli avi miei avait été remarquable. Je dois reconnaître qu’à peine il apparaît, dès sa première scène avec Lucia les choses basculent et il y a sur scène une couleur, un engagement, et même du style et des efforts que je ne lui connaissais pas pour retenir la voix, pour moduler, bref pour chanter vraiment. Face à une Lucia tout d’un bloc, cet Edgardo tranche et emporte l’adhésion notamment dans le duo Verranno a te sull’aura. Il est présent, il n’en fait pas trop et évidemment son final de l’acte III (ou de l’acte II selon les éditions qui comptent la première partie La partenza comme prologue ou comme acte I ) est notable par son intensité et son engagement. C’est lui qui colore et qui habite une de ces soirées dont on ne garderait sans doute sinon aucun souvenir.

Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano

Il faudra repasser à la Scala dans le futur pour attendre une Lucia digne de ce théâtre où une certaine Callas et un certain Karajan portèrent le public à la folie partagée, et où sans remonter à cette légende-là, dans les trente dernières années Luciana Serra, June Anderson, Mariella Devia (en 2006) nous ont dit comment Lucia di Lammermoor pouvait nous émouvoir et nous emporter.
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Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano
Acte I © Marco Brescia & Rudy Amisano

 

LUCERNE FESTIVAL 2011: DIE ZAUBERFLÖTE / LA FLÛTE ENCHANTÉE le 21 août (Dir.mus: Daniel HARDING)

Que la Flûte Enchantée soit au programme d’un Festival dédié à la Nuit, quoi de plus ordinaire ou quoi de plus évident. Le conte qui raconte la victoire du jour contre les ténèbres de la nuit ne pouvait être évité. Mais autant une production d’opéra de ce Singspiel est elle ordinaire, autant une représentation en version de concert pose t-elle problème. Il s’agit bien d’un Singspiel, d’une pièce chantée…autrement dit, il y a de nombreux moments dialogués qui en version de concert allongent l’œuvre sans vraiment l’enrichir à cause de l’absence… de théâtre justement. Une version de concert de la Flûte enchantée, c’est du Sing(le chant) sans le Spiel (le jeu). Mais on ne peut couper les dialogues et ne laisser que les parties chantées, on n’en a pas l’habitude et ce serait une profonde erreur, tant les dialogues et le chant sont solidaires. Voilà le problème qu’ont dû se poser les organisateurs. d’un festival dédié à la musique seule et non à l’Opéra.
Le festival de Lucerne n’évite pas les opéras en version de concert, mais il privilégie les versions scéniques (Tristan l’an dernier) ou semi scéniques, comme Parsifal avec Abbado et le Gustav Mahler Jugendorchester l’été 2002 ou plus récemment Fidelio désormais immortalisé par le disque dont la réalisation semi-scénique n’est pas restée-bien heureusement- dans les mémoires. Ce fut donc une version semi scénique de la Flûte: mais là aussi la présence des dialogues pouvait se révéler contre-productive. Alors on est allé plus loin: on a supprimé presque toutes les parties dialoguées pour les remplacer par un récit dit par un récitant, maniant une marionnette et jouant sans cesse d’un dialogue avec la marionnette, dialogue rempli de facéties qui à la fois font sourire (ou rire) le public, pour garder quelque chose de l’aspect souriant qui existe dans l’œuvre . Mais là on est allé encore plus loin: l’entreprise était risquée, pouvait aboutir à quelque chose de ridicule, ou tout simplement raté, parce qu’il n’est jamais facile de transformer un tel monument. On a donc pris de risque d’écrire un nouveau texte, d’adjoindre quelques éléments de jeu, un scooter électrique pour Papagena, des vidéos, des éclairages assez soignés, les musiciens jouant dans un éclairage de fosse d’orchestre (simple éclairage des pupitres), le tout coordonné et mis en espace par Andrew Staples, le Tamino (excellent) de la production.
Dire que tout était utile (les vidéos notamment) serait hasardeux, mais beaucoup craignaient le résultat, et le résultat, il faut bien le reconnaître (j’avais de sérieux doutes)  a très nettement passé la rampe. Le public est entré dans le système récitant/chant, grâce à l’excellent Christopher Widauer, récitant doué d’une diction parfaite, d’une voix chaleureuse, et de dons de ventriloque peu communs dans le dialogue avec la marionnette. Il fallait aussi une troupe de chanteurs jeunes, disponibles, unis autour du projet: l’avantage pour Daniel Harding, britannique, est d’avoir réuni une distribution pour les rôles principaux presque exclusivement britannique, ce qui a permis de constater une fois de plus, l’excellence de la formation au chant outre manche.
Car cette Flûte fut une incontestable réussite à tous niveaux, orchestral, choral, vocal.
Je n’avais plus écouté Daniel Harding depuis quelques années. Il a eu une passe difficile, dont il semble s’être sorti, car il propose une Flûte très originale, à laquelle il imprime une marque inhabituelle, un tempo plus lent, des moments susurrés, comme une histoire qu’on raconterait dans la nuit, avec un orchestre bien rythmé, et contrasté (tradition baroque oblige) alternant avec des moments dignes d’un oratorio, voir d’un choral de Bach. L’orchestre est dans son ensemble excellent, c’est son Mahler Chamber Orchestra, qui forme les “tutti” du Lucerne Festival Orchestra et qui entre les Bruckner et les Mahler/Brahms, a aussi trouvé le temps de répéter la Flûte. Il est vrai qu’il l’avait déjà jouée (et enregistrée) avec Claudio Abbado, présent dans la salle ce soir. Quelques bavures dans les cuivres (trombone à coulisse) mais en général un son très clair, très rond, de très beau pianissimi (appris au contact d’Abbado) et une vraie joie de jouer, et une vraie jeunesse de coeur, qui est le caractère essentiel de cet orchestre, pour ceux qui le connaissent. C’est un Mozart d’aujourd’hui, vif, tendu, mais aussi mélancolique, nocturne, tendre ( je pensais en entendant la fraîcheur de cette Flûte à l’ennui distillé par la Clemenza di Tito aixoise). Harding a vraiment imprimé là une marque originale: on a rarement entendu une Flûte ainsi jouée, ou ainsi osée, et le résultat est magnifique.
Il faut dire qu’il est aidé par une distribution équilibrée,  homogène, qui a su comprendre les intentions du chef et les faire siennes. Les voix ne sont pas toutes exceptionnelles, mais aucune n’est en retrait, et tous sont de remarquables musiciens, comme souvent les anglo- saxons.
Andrew Staples est vraiment un excellent, un remarquable Tamino, il sait contrôler sa voix, qui a de la puissance, de l’aigu, de la douceur et une vraie technique. On a l’impression qu’il pourra tout chanter, à suivre!
Kate Royal, en grossesse très avancée, a su elle aussi montrer des qualités remarquables de technique, de projection, de port de voix, avec une manière très élégante de négocier l’aigu et le suraigu . Elle est très émouvante dans les airs et les ensemble du second acte, et la voix est de grande qualité.
Neal Davies en Papageno manque un peu de volume et de projection. Mais dans la conception de Harding, ce Papageno plein d’humour, plein d’ironie et aussi d’amertume, un peu moins exubérant que d’habitude, convient parfaitement: et comme la technique de chant et l’élégance sont au rendez-vous, on apprécie grandement une prestation qui peut-être sur scène passerait moins bien. En tous cas, il est convaincant ce soir.
Une exceptionnelle Reine de la Nuit en la personne de la jeune russe/ouzbèque Albina Shagimuratova, une voix bien posée, assez large, avec du corps et du volume, et toutes les notes, sans effort. Impressionnante dans ses deux airs, elle triomphe facilement et conquiert le public. A suivre absolument.
Une déception en revanche le Sarastro d’Alistair Miles, une voix qui semble prématurément vieillie, des graves certes, mais un manque de projection et de présence, un peu comme l’orateur de Stephen Gadd. Dommage.
Les trois dames sont assez convaincantes , bien que la deuxième dame ait tendance à crier (Wilke Te Brummelstroete), et les trois enfants (Trinity Boys Choir de Croydon) qui chantent un peu moins haut que les habituels Tölzer Knabenchor, sont très doux, très discrets, en prise directe avec le propos de Harding, et en deviennent émouvants.
Les autres participants (jolie Papagena de la jeune norvégienne Mari Eriksmoen) sont de bon niveau également, dans une distribution qui frappe à la fois par son engagement. Il en résulte une Flûte assez inhabituelle, que Harding tire souvent vers l’oratorio (magnifique choeur Arnold Schoenberg, comme toujours), vers la douceur, la mélancolie nocturne. On passe non seulement une excellente soirée (triomphe, standing ovation), mais en plus on a découvert une manière différente de faire sonner cet opéra archi-connu en terre germanophone, et que les gens chantaient à l’entracte.
Après les triomphes d’Abbado et les élévations brucknériennes, cette Flûte concluait en cohérence et en beauté une semaine très riche et stimulante. Il faut aller à Lucerne…

Mahler Chamber Orchestra | Arnold Schoenberg Chor (Chef de choeur: Erwin Ortner) | Daniel Harding Direction | Alastair Miles Sarastro | Andrew Staples Tamino | Kate Royal Pamina | Albina Shagimuratova Reine de la Nuit| Neal Davies Papageno | Mari Eriksmoen Papagena | Martina Janková première Dame | Wilke te Brummelstroete Deuxième Dame  | Kismara Pessatti Troisième Dame | Stephen Gadd Orateur, premier Prêtre | Alexander Grove premier homme armé , Second Prêtre| Vuyani Mlinde Second homme armé | Mark Le Brocq Monastatos | Christopher Widauer narrateur