LUCERNE FESTIVAL 2015: DANIELE GATTI dirige le MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 24 AOÛT 2015 (PROKOFIEV-STRAVINSKY)

MCO et Daniele GAtti le 24 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
MCO et Daniele Gatti le 24 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Le thème de cette année au Lucerne Festival est « Humor ». Le regard sur les programmes des différents concerts montre qu’il est difficile de tirer vers l’humour certaines œuvres affichées, sauf à puiser dans les trésors de la dialectique jésuite (Pelléas und Melisande de Schönberg… Symphonies n° 4 et 10 de Chostakovitch, quatre derniers Lieder de Strauss…), même si ça et là on relève un effort, comme le Pasticcio de Haydn présenté par Sir Simon Rattle et les berlinois. Aussi ce programme composé de la Symphonie classique de Prokofiev et de deux pièces de Stravinsky, Jeux de cartes, et Pulcinella entre vraiment dans la thématique par son côté pastiche, par ses jeux musicaux cachés ou évidents,. C’est aussi un programme sans concession, parce que pour les œuvres présentées (Symphonie Classique mise à part) ne sont pas si populaires. Mais c’est justement la fonction d’un festival que de présenter ce qui se fait peu ailleurs. Faut-il voir une trace de cet humour dans l’ordre même de présentation des œuvres où la Symphonie classique qui en général est une œuvre de conclusion (comme Abbado dans son dernier concert à Paris) est ici présentée en ouverture.
Traditionnellement, le cycle du Lucerne Festival Orchestra inclut un concert du Mahler Chamber Orchestra qui est le noyau des tutti du LFO, et ces deux dernières années, c’est Daniele Gatti qui le dirige. Plusieurs concert du MCO et de Gatti ont montré quelle belle relation s’est instituée entre cet orchestre et le chef italien : il en fut de même pour ce programme, présenté une seule fois dans le cadre du Festival. Un concert exclusif est suffisamment rare pour le souligner, même si on peut regretter de ne pas le réentendre ailleurs.
On a bien senti dans les programmes depuis le début du Festival une présence insistante de Haydn, qui a écrit souvent de la musique distanciée et humoristique, dans les deux programmes du LFO , avec Nelsons et avec Haitink, on en retrouve ensuite dans les programmes des Berliner (Rattle), du Boston Symphony (Nelsons) des Wiener (Bychkov), et bien entendu, en creux dans ce programme néoclassique unissant Prokofiev et Stravinsky.
Néoclassique sonne quelquefois comme « ennuyeux » ; la notion renvoie à une sorte d’académisme où l’inventivité serait oubliée. Les grands musiciens néoclassiques comme Cherubini ou Spontini ne sont pas vraiment populaires. Le néoclassicisme architectural du Premier Empire ne fait pas partie des moments chéris de l’amateur.
Ici, le néoclassicisme est volontaire et affiché comme tel, non comme un « retour à… » mais plutôt comme un jeu sur les formes classiques et il faut donc le considérer avec la distance nécessaire. La Symphonie Classique est une réponse à ceux qui accusaient Prokofiev d’être trop innovant : il montrait ainsi qu’il était capable de composer une pièce aux formes classiques parfaites. Il en est de même pour Stravinsky pour qui les jeux sur les formes sont essentiels, et qui s’est amusé avec les formes classiques dans sa musique de ballet. Il s’agit donc d’un néoclassicisme revisité et non idéologique. C’est pourquoi Abbado dans ce Prokofiev s’ingéniait à souligner ce qui derrière ce néoclassicisme de façade était plus moderne et tout à fait contemporain.
Daniele Gatti part du thème du Festival et va montrer au contraire ce qui dans la Symphonie Classique est classique, trop classique, et va insister sur cet “imperceptible presque rien” qui va être un “presque trop”. C’est notable dès l’accord initial, très marqué : en donnant une certaine épaisseur symphonique et en travaillant sur les contrastes (allègements subits aux cordes succédant à des accords appuyés et scandés) il montre à la fois les racines et les ramifications, il y a un son Haydn et un son Prokofiev (les cuivres), il y un rythme classique et un rythme XXème et Gatti s’ingénie à jouer sur les deux avec un sourire complice et entendu avec l’orchestre. Il va insister sur les formes, pour les montrer et les démonter. Il va dans ce Prokofiev (1916-1917) montrer l’espace ironique de cette musique et travailler sur la distance entre la forme classique authentique et la forme revisitée, il va insister sur les échos de Haydn par exemple en appuyant volontairement (dans le 3ème mouvement Gavotta) : les signes aux musiciens ne trompent pas et en donnant d’abord une certaine pesanteur ironique, puis en rendant les dernières notes de plus en plus évanescentes comme de plus en plus en suspension à peine perceptibles grâce à un orchestre époustouflant.

Daniele Gatti et le MCO©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti et le MCO©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

C’est effectivement l’occasion de faire ressortir les capacités de l’orchestre et sa virtuosité : les bois, basson, clarinette, flûte enivrante de Chiara Tonelli mais aussi la capacité (sculptée par des années de travail avec Abbado) des musiciens à s’entendre les uns les autres et surtout à s’écouter. Le deuxième mouvement en rythme de menuet est à ce titre un chef d’œuvre de raffinement, une musique éthérée et séraphique avec des cordes stupéfiantes reprises par les bois: il y a là un côté volontairement retenu, volontairement démonstratif, car la symphonie est démonstrative d’une capacité à embrasser un rythme et un style, même si le menuet trouve bien vite des échos plus modernes. Et sa brièveté toute sortie du XVIIIème masque une volonté en un temps très serré de démontrer à la fois maîtrise d’un style et ouverture à la modernité. Vrai moderne et faux classique, ce Prokofiev explose dans un quatrième mouvement presque libéré, plus fluide, scandé par  certains accords volontairement brutaux et en même temps une aisance rythmique où l’orchestre suit l’extraordinaire dynamique de la flûte de Chiara Tonelli, dans une dialectique léger/lourd, ou le brutal effleure le léger, où une perpétuelle dynamique emporte les sons dans une sorte de fleuve irrésistible et où le son s’élargit. Sorcellerie poétique surprenante qui a quitté le néoclassicisme, Haydn, les références pour devenir pure joie musicale, pure joie du son et pour l’orchestre et merveilleuse joie de jouer.

Daniele Gatti ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Avec Jeux de Cartes, la musique fait un bon d’une vingtaine d’années, Stravinsky ayant composé son ballet Jeux de cartes en 1936-1937. Ce n’est pas pour ma part la période de Stravinsky que je préfère, mais il est clair qu’elle se réfère elle aussi à une sorte de XVIIIème un peu rêvé et presque apaisé. Moins distanciée que la musique de Prokofiev, celle de Stravinsky raconte d’abord une histoire (c’est un ballet), une sorte de conte, où l’on montre comment les petites cartes peuvent avoir raison des plus grandes et porte en exergue la morale de la Fable Les loups et les brebis de La Fontaine,
« La paix est fort bonne de soi,
J’en conviens ; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi ? »
Le ballet est structuré en trois donnes, commençant chacune par la même fanfare un peu solennelle, de style vaguement XVIIIème, un XVIIIème revu par Tchaïkovski (cela ressemble au XVIIIème qu’on entend dans La Dame de Pique). Le rythme en est assez serré, avec dans la première donne, après un début un peu scandé, des jeux et des échanges entre les bois (basson, clarinette et surtout flûte), avec un imaginaire de dessin animé, où Stravinsky s’amuse avec plusieurs rythmes de danses, syncopées, interrompues où l’on distingue aussi des rythmes vaguement jazzy. Ce qui frappe surtout ce sont surtout les systèmes d’échos entre les pupitres, entre les premiers et les seconds violons, entre flûte et clarinette, entre altos et hautbois, et des jeux très chambristes : la complexité de la circulation des motifs à l’intérieur de l’orchestre se révèle (alors que si l’on voyait le ballet, cette complexité apparaîtrait avec moins d’évidence) en un tourbillon sonore assez acrobatique. On remarque surtout la flûte, très importante pour donner le ton de l’ensemble (Chiara Tonelli, remarquable) : alternent des moments de finesse, et des moments plus lourds et plus scandés, au rythme assez marqué. La deuxième donne reprend le schéma initial, avec son jeu sur les bois décidément très sollicités : Gatti et ses musiciens semblent s’amuser, jouer avec les notes tourbillonnantes, avec les ruptures de rythme et de construction, avec les jeux sur les volumes sonores passant du large au ténu, et avec les échos dont Stravinski parsème son court ballet (20 minutes). Stravinsky semble en effet jouer avec les références dont il truffe notamment sa dernière donne, jouant avec la Valse de Ravel et la Chauve Souris de Strauss, avec le Barbier de Séville de Rossini et avec des échos russes (Tchaïkovski et même Moussorgski), comme si ce jeu de cartes mélangeait les époques, les styles les genres et les auteurs : battre les cartes, c’est ainsi jouer avec toutes les références, les mélanger et en donner un nouvel ordre, en tisser des échos désordonnés (Ravel voisine avec Rossini) tout en tenant compte des musiques du jour (le jazz) et des genres du jour : c’est le moment des premiers dessins animés et 1937 voit l’arrivée sur les écrans de Blanche Neige de Walt Disney. Cette troisième donne est la plus directement référentielle, est l’occasion de jouir d’une musique qui s’amuse, et orchestre et chef s’amusent avec une incroyable dynamique et des enchaînements acrobatiques : jeu explicite sur les références, y compris à Stravinsky lui-même (sa période Diaghilev, L’Oiseau de feu) jeu explicite sur les rythmes de danse, jeu explicite sur une musique proprement imagée : la danse est dans l’orchestre éblouissant, carte maîtresse dont le Joker est un Gatti totalement inspiré.

Daniele Gatti, Anna Caterina Antonacci, Paolo Fanale, Alex Esposito ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti, Anna Caterina Antonacci, Paolo Fanale, Alex Esposito ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Avec Pulcinella en deuxième partie, nous revenons à 1920 et aux premières tentatives de Stravinsky vers un néoclassicisme qui caractérise les années qui suivent. C’est la première fois que la version originale complète du ballet est présentée à Lucerne. Le fait d’utiliser Pergolesi (qui n’est évidemment pas un néoclassique) est-il symptomatique du néoclassicisme de Stravinsky ? Dans son exploration des formes anciennes Stravinsky réorchestre, réadapte. N’oublions pas qu’il est un grand orchestrateur et rappelons qu’il a réorchestré le final de Khovantchina de Moussorgsky. Il est clair que l’appel à la référence de Pergolesi (sur une commande de Diaghilev qui venait de travailler avec Respighi) renvoie aussi non seulement à la thématique de la Commedia dell’arte (Pulcinella étant un des Zanni, très aimé à Naples), mais aussi à la musique même de Pergolesi : comment oublier que sa Serva Padrona va déclencher la querelle des Bouffons. Il s’agit donc à la fois d’une musique datée, mais en même temps d’une musique qui va faire basculer l’histoire de la scène musicale. En ce sens, rappeler l’importance de Pergolesi, que le public ne connaîtra qu’à travers Pulcinella jusqu’à une période récente, est une excellente idée : si je connaissais La Serva Padrona, son opéra le plus connu, j’ai découvert Lo Frate ‘nnamorato à la Scala à la fin des années 80 grâce à Riccardo Muti. Ainsi, même si certains journalistes ont critiqué le fait qu’une musique de ballet soit présentée sous forme de concert et que le sens de l’œuvre en soit dénaturée, présenter Pulcinella sous forme de concert avec trois voix (soprano, ténor, baryton-basse), c’est aussi rendre hommage à une musique qui est à la fois parodie et référence, et pas seulement à Pergolesi d’ailleurs mais aussi à d’autres musiciens de la période : Gallo, Monza, Parisotti, Chelleri comme on l’a découvert plus tard.
Ainsi concentrés sur la musique, on peut à la fois en apprécier la dynamique et la vivacité, avec tantôt ses moments légers (Scherzino avec la flûte de Chira Tonelli par exemple) ou d’autres moments plus XXème siècle comme l’allegro ou les jeux du hautbois et du basson dans l’allegro alla breve.
Chaque moment devient un vrai moment musical, notamment les interventions des voix, prévues pour être dans l’orchestre comme des instruments : des trois solistes, c’est Alex Esposito, avec sa voix claire, bien projetée et profonde en même temps, et sa diction parfaite qui domine sans nul doute le trio.

Daniele Gatti et Paolo Fanale ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti et Paolo Fanale ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Paolo Fanale, à la voix très homogène, très bien projetée, au style impeccable, demeure en deçà par une personnalité non encore affirmée, mais il est impeccable musicalement. Au contraire Anna Caterina Antonacci impose une personnalité scénique immédiate, mais la voix a beaucoup perdu de sa puissance de fascination. Il reste que les ensembles sont particulièrement réussis.
Daniele Gatti en fait un moment assez spectaculaire, soignant les contrastes, les reliefs, jouant beaucoup sur la poésie d’un texte musical où les bois sont essentiels, et par contraste par un mouvement symphonique notable, même si la composition de l’orchestre reste réduite. Il fait sonner l’orchestre et donne a cette musique une puissance notable qui va au-delà de la parodie, mais qui la rend  à la fois humoristique et en même temps sérieuse, demandant de la part de l’orchestre une grande virtuosité (sollicitation forte des bois notamment) et de la part du chef un sens des architectures permettant de présenter à la fois une lecture homogène qui tienne compte de l’intégration des voix dans un discours plus général et de construire des échos d’un épisode  à l’autre. L’absence de ballet a permis au contraire de considérer à la fois la sûreté stylistique et la souplesse de cet orchestre et surtout une grande harmonie entre orchestre chef et solistes : c’est ce travail qui ici est vraiment mis en valeur : un orchestre superlatif (notamment lorsqu’il est dans les mains d’un chef qu’il estime), un chef en passe de devenir l’un des tout premiers au monde, dirigeant cette musique par cœur, s’amusant avec un œil exercé avec les rythmes, les volumes, les effets y compris acrobatiques, poussant l’orchestre et les solistes dans leurs retranchements tout en proposant un travail authentiquement détendu, comme en une sorte d’amusement de salon, mais un amusement si sérieux et si maîtrisé qu’il a enthousiasmé le public en de longs applaudissements. Car ce qui frappe ici, dans un programme aussi inhabituel, c’est la joie de faire de la musique ensemble, ce concept abbadien que le MCO a dans ses gènes : c’est un orchestre qui aime faire de la musique et non faire des concerts, et même si depuis 1998 beaucoup de musiciens ont changé, l’âme de l’orchestre n’a pas changé, grâce à ceux qui restent (Isabelle Briner, Cindy Albracht, Chiara Tonelli, Michiel Commandeur, Philipp von Steinhaecker et d’autres) et grâce à un esprit de corps très particulier. Et Gatti fait de la musique avec eux, il aime ça et cela se voit. Dans ce programme souriant, ce qui s’est d’abord lu chez tous les participants, c’était le plaisir. Un plaisir communicatif. Ce fut une très grande soirée, une très belle soirée, une soirée de plaisir partagé. [wpsr_facebook]

Plaisir de faire de la musique ensemble: Daniele Gatti dirigeant le MCO ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Plaisir de faire de la musique ensemble: Daniele Gatti dirigeant le MCO ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

RADIO FRANCE 2014-2015: Daniele GATTI dirige ROMÉO ET JULIETTE d’HECTOR BERLIOZ le 18 SEPTEMBRE 2014 (avec Marianne CREBASSA, Paolo FANALE, Alex ESPOSITO)

L'Orchestre National de France au TCE ©  Radio France
L’Orchestre National de France au TCE © Radio France

La nouvelle est tombée vendredi 3 octobre : Daniele Gatti succède à Mariss Jansons à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw, c’est une excellente nouvelle qui tombait à point nommé, puisque j’étais en train d’écrire le présent compte rendu du Roméo et Juliette de Berlioz proposé le 18 septembre dernier en ouverture de saison de l’Orchestre National de France au théâtre des Champs Elysées.
Pour avoir l’an dernier assisté à Lucerne à une IXème de Mahler assez mémorable (ma première IXème non dirigée par Abbado) , avec l’Orchestre du Concertgebouw dirigé par Daniele Gatti, je peux attester qu’on sentait immédiatement une sorte de feeling avec l’orchestre, dans un répertoire qui fait partie de son histoire , voire de ses gènes et que Gatti affectionne tout particulièrement. Ce fut même un concert vraiment spécial. J’avais alors écrit que Gatti était un chef « de tête », « de concept », et un chef que je disais « chtonien » et non éthéré. C’est un chef qui prend à revers, qui surprend, et donc qui est rarement là où on l’attend, même si pour certains, c’est à chaque fois une sorte de mauvaise surprise. Car Daniele Gatti est discuté, quelquefois violemment, et notamment à Paris. Il suffit de lire les réactions à sa nomination à Amsterdam. Dans le genre mi-figue, mi-raisin, dans la manière de dire que c’est une bonne nouvelle tout en sous-entendant que c’est un choix par défaut (Jansons quittant l’orchestre à cause de sa santé), certains ont déployé les plus grands trésors de la rhétorique française la plus hypocrite pour lui souhaiter un « bon voyage ! » sous lequel on ne pouvait s’empêcher de lire « bon débarras !».
Je ne comprends pas ces réactions, car,  on l’a encore entendu cet été dans Trovatore à Salzbourg, Daniele Gatti est un chef qui va jusqu’au bout de ses lectures, de ses convictions, et qui prend le risque d’aller ailleurs, d’explorer des territoires autres, y compris sur des partitions rebattues où l’oreille a fini par être formatée, voire endormie. C’est un chef qui a une vraie lecture des œuvres, approfondie, une approche intellectuelle et conceptuelle, et surtout une volonté farouche de faire comprendre. On lui reproche souvent de ne pas être un « communicant », certes, ce n’est pas un showman à la Rattle ou à la Dudamel, mais c’est un musicien incontestable, et ses lectures des œuvres communiquent une vision claire, nette, sans concession et souvent inattendue.
Il en va ainsi pour ce Roméo et Juliette de Berlioz, le premier Berlioz qu’il aborde, sans doute parce qu’il ne pensait pas avoir d’affinités avec cet univers; mais, directeur musical de l’Orchestre National de France, il est difficile d’échapper un jour à Berlioz, comme échapper à Mahler à Amsterdam, Strauss à Munich ou Mozart à Vienne.
Et je crois que Daniele Gatti a été à son tour pris à revers par cette partition et par Berlioz. Car il est facile de se laisser piéger par le gigantisme  et par le son berlioziens, par cette sorte d’image de romantisme échevelé certes, qui en deviendrait un autre conformisme.

Or, Berlioz prend systématiquement lui aussi à revers  et notamment dans Roméo et Juliette.
Dans un XIXème siècle où l’histoire de Shakespeare avait déjà fait l’objet d’un Singspiel de Georg Benda à la fin du XVIIIème, d’un opéra de Nicola Vaccaj, Giulietta e Romeo en 1825, d’un opéra de Bellini I Capuleti e i Montecchi (sur le même livret de Felice Romani) en 1830, et où Berlioz avait vu Harriet Smithson dans la pièce de Shakespeare (version Garrick) en 1828, Berlioz ne propose pas un autre opéra, un opéra de plus mais va labourer ailleurs, vers un genre inconnu et spécialement créé pour l’occasion, une symphonie dramatique, où les voix (sauf le père Laurence) sont anecdotiques, et où le livret est surtout un récit, qui s’entremêle avec la musique. La présence de voix de mezzo, ténor et baryton pourrait laisser croire à un dialogue, à des rôles, à une théâtralisation : or le théâtre n’est pas dans les voix, mais dans la musique. De plus les formes comme le mélodrame ou mélologue sont assez populaires depuis la fin du XVIIIème (souvenons-nous du Pygmalion de Rousseau, repris par Donizetti, sa première œuvre), c’est à dire que là où on attend théâtre, voire opéra, Berlioz répond, symphonie et même symphonie dramatique, c’est à dire une symphonie mise en drame, mise en voix, mais non mise en scène.

Autre manière de prendre à revers, Berlioz (et c’est aussi audible dans bien d ‘autres œuvres) dissimule dans des détails de la partition (le diable se cache toujours dans les détails) des dissonances, des phrases musicales très hardies qu’on retrouvera plus habituellement dans des œuvres du futur même lointain, comme s’il faisait des tentatives, comme si cette musique, bien loin d’être échevelée, avait quelque chose de rigoureux et d’expérimental. Comme si cette musique avait un programme caché. Je me souviens comme Abbado traitait de manière surprenante certains moments de la Fantastique (notamment dans son hallucinante interprétation de 2013 à Berlin) et comment il nous indiquait l’innovation et la surprise et aussi souvent, comment il nous montrait par exemple derrière la chevelure berliozienne les lunettes mahlériennes.
La première fois que j’entendis Gatti (1991, Bologne), nous le retrouvâmes par hasard au restaurant après la représentation (Moïse de Rossini) et nous entamâmes un brin de conversation avec lui. Il nous confia déjà à l’époque (il avait 30 ans) que son rêve était de diriger Berg. Cette déclaration m’avait beaucoup marqué et j’ai toujours écouté ensuite Gatti avec ce souvenir bien ancré en moi : il a cette approche de la musique qui convient si bien à une lecture d’un Wozzeck ou d’une Lulu (œuvres qu’il dirige d’ailleurs remarquablement, à la fois de manière très analytique et sensible) une lecture appuyée sur les formes traditionnelles, revues, relues, et avec un son, qui produit quant à lui des agencements surprenants, des dissonances, des ruptures, une certaine brutalité et en même temps un certain lyrisme, tout en laissant peu de place à la complaisance. Ce qui frappe quand on entend Berg c’est que l’attention est décuplée par l’incroyable richesse de la « concertation », qui oblige à s’attacher à chaque détail. Je suis très impatient d’entendre son Pelléas et Mélisande à Florence parce que je suis sûr que l’univers de Debussy sous ce rapport lui conviendra parfaitement.
Je me trompe peut-être, mais je suis sûr qu’en se plongeant dans la partition de Berlioz, c’est cette richesse-là, ces détails là, que Gatti a notés, ces petites choses que Berlioz sème çà et là, et qui sont des tentatives d’aller vers un ailleurs qui n’a rien à voir avec la musique du temps, ces petites choses qui devaient bien intéresser notre auteur de la musique de l’avenir, Richard Wagner ces petites choses qui obligent à une écoute très attentive et très fouillée.
Alors Daniele Gatti nous a fait entendre cette petite musique-là, cette musique de l’avenir : voilà une œuvre au thème rebattu, à la forme surprenante, presque un hapax, et voilà au total un Berlioz qui ouvre des univers nouveaux. Un orchestre et un chœur retenus, un souci de faire entendre des détails très raffinés et rarement relevés.
Le dernier Roméo et Juliette auquel j’avais assisté, c’était Salonen à Lucerne, très beau concert qui m’avait convaincu, mais ici j’ai l’impression d’aller encore plus loin dans la direction résolue de la lecture.

Gatti fouille le tissu textuel et non seulement révèle des détails surprenants, mais aussi colore de manière particulière les moments qui rappellent ou Les Troyens, ou Benvenuto Cellini, voire la Fantastique, il met en place une sorte de réseau référentiel, mais en même temps le traite presque avec distance, tenant résolument à travailler d’abord une couleur, à retenir le son de cette énorme machine, qu’il arrive (une gageure) à rendre presque intime quelquefois, tout en laissant la place aux moments plus spectaculaires (les cuivres de l’Orchestre National sont en grande forme), mais sans excès, avec éclat, mais sans clinquant : il révèle les contrastes, mais dans un cadre très contenu, assez contraint où finalement se révèle alors une autre dimension peut être plus profonde de Berlioz. Son souci permanent de clarté, sa volonté de faire apparaître les architectures l’amène à mettre en valeur les pupitres et notamment les bois, excellents , mais aussi les cordes, et notamment les violoncelles et les contrebasses ce qui est absolument nécessaire pour faire que les masses orchestrales et chorales puissent être parfaitement lisibles et donner la couleur à chaque partie. Les contrastes sont en effet nombreux, et presque systématiques entre les moments très retenus murmurés, voire presque parlés et les grands moments choraux, inspirés de la 9ème de Beethoven que Berlioz avait entendu une dizaine d’années plus tôt. Le chœur de Radio France est d’ailleurs vraiment remarquable de subtilité, de maîtrise, de clarté: on comprend chaque mot, chaque inflexion. Un très beau travail de préparation de Howard Arman.
Ainsi a-t-on l’impression d’entendre et de distinguer chaque note, comme si on se concentrait sur une œuvre de musique contemporaine, et en même temps de voir révélée une architecture, un peu comme la lecture d’un plan détaillé, d’une architecture au style plus dorique que ionique, sans volutes mais avec des lignes et des arêtes, quelquefois aiguisées, en somme une approche essentielle, et non décorative. Gatti ne s’attarde jamais sur le décoratif, il est trop direct pour cela  et il met l’auditeur à l’épreuve en l’obligeant à une audition dynamique et presque participative là où quelquefois on aurait tendance à se laisser aller passivement. En faisant un (très mauvais) jeu de mot, c’est un Ber(g)lioz qui nous est posé ici, un Berlioz lu au prisme des débuts du XXème siècle, un Berlioz qui s’insère dans une histoire musicale où on ne pense pas forcément à lui, et ce faisant, Gatti donne une profondeur insoupçonnée à cette partition.
La place des voix dans cet immense dispositif reste latérale. Placés dans l’orchestre, à peine visibles, les solistes deviennent presque des parties instrumentales. Marianne Crebassa a peu de temps pour nous laisser entendre son beau mezzo, sa diction parfaite et sa projection impeccable. Je me souviens de sa prestation remarquable dans Tamerlano de Haendel à Salzbourg. Elle garde dans sa partie sa distance récitante, mais fait entendre en même temps une couleur chaude et une belle intelligence musicale. Elle s’impose beaucoup plus que Christiane Stotijn à Lucerne en 2013. Paolo Fanale est un choix surprenant. Pourquoi aller chercher un italien (talentueux certes) pour une partie que bien des ténors lyriques français pouvaient tenir. C’est que Paolo Fanale semble s’être fait une spécialité des rôles en français, on l’a vu à Genève dans Mignon, on l’a vu aussi dans Les Troyens à la Scala (Iopas), on le voit brièvement apparaître dans ce Roméo et Juliette, avec son timbre très lyrique et velouté, et un zeste de raideur qui finalement peut convenir à cette récitation, même s’il reste pâle et si on préfèrerait plus de souplesse.
La plus grande surprise vient d’Alex Esposito, qu’on a bien plus l’habitude de voir dans des rôles rossiniens ou mozartiens (c’est un notable Leporello, un remarquable Figaro) où il démontre un grand engagement et vocal et physique. L’entendre dans un répertoire inattendu et dans un rôle de récitant est une surprise: il est vrai que le père Laurence est le seul récitant-personnage de l’œuvre, il assume à la fois la distance du récit et l’implication du personnage. Sa belle voix claire, sonore, bien projetée, est immédiatement convaincante dans un style très différent de celui de Gérard Finley à Lucerne, avec de menus accidents de diction mais dans un ensemble tout de même très soigné. Il donne une vraie présence et en même temps une véritable humanité à son intervention. Un très beau moment.
Une conclusion s’impose, ce premier Berlioz de Daniele Gatti est une réussite et cette manière de l’aborder est pleinement convaincante. Il en propose une lecture passionnante et assez novatrice, et débarrasse ce Roméo et Juliette de tout ce qu’il pourrait avoir de convenu d’attendu et de superflu. Le public, et semble-t-il l’orchestre ont bien senti la qualité de ce moment.

[wpsr_facebook]

Daniele Gatti ©  Corriere della Sera
Daniele Gatti © Corriere della Sera