OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: CAVALLERIA RUSTICANA de Pietro MASCAGNI et I PAGLIACCI de Ruggero LEONCAVALLO le 6 AVRIL 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Philipp STÖLZL)

Cavalleria:une vue générale © Andreas J. Hirsch
Cavalleria:une vue générale © Andreas J. Hirsch

La folie qui a saisi le public en ce lundi de Pâques est l’indice de la perversion du système : les mélomanes s’étaient-ils pris de passion subite pour Mascagni et Leoncavallo ? Pas vraiment car Jonas Kaufmann, la star de la soirée, but ultime de cette virée opératique aurait chanté Madame Sans Gêne, voire La Plume de ma tante, c’était la même ruée. Et Kaufmann fut.
Je n’ai pas un goût particulier pour cette musique, j’ai dû voir dans ma vie trois ou quatre Cav/Pag dont un I Pagliacci avec Jon Vickers. Définitif.
Comme tout le monde j’ai vu l’enregistrement de Karajan et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui vaut évidemment le voyage.

Soyons honnêtes : à moi aussi la prestation de Kaufmann intéressait, dans les deux rôles, Turiddu et Canio, ce qui n’est pas si fréquent. Mais j’étais aussi stimulé par la mise en scène de Philipp Stölzl, parce que ce que j’ai pu voir de lui m’avait plu à Berlin
Deux drames de la jalousie, et Kaufmann est dans l’un le suborneur (Cavalleria), et dans l’autre le suborné (I Pagliacci), deux drames très différents, même si catalogués comme « véristes ». L’un est issu d’une nouvelle de Giovanni Verga, grand romancier sicilien et la sicilianità y est déterminante pour en comprendre l’ambiance. L’autre, moins inscrit dans une géographie, bien que sensé se passer en Calabre, est une variation sur le théâtre et sur le théâtre dans le théâtre : la pièce jouée dans un univers forain racontant l’histoire que le principal acteur est en train de vivre dans sa vie réelle. Rappelons pour mémoire que la traduction française « Paillasse », ne renvoie au titre réel que par homophonie, car la véritable traduction serait « Les clowns ».
Afficher Kaufmann dans I Pagliacci peut se comprendre dans la logique de la carrière actuelle du ténor, très orientée vers le répertoire italien, que tous les grands ténors de renommée mondiale doivent embrasser. Ainsi, après toutes les légendes du chant du dernier siècle, celle du siècle présent, pour s’affirmer comme telle, se doit d’être le lointain successeur de Caruso. C’est moins une affaire artistique, qu’une affaire de marketing qui gère l’évolution actuelle de la carrière de Jonas Kaufmann.

Les deux œuvres sont d’une construction différente, même si elles sont presque toujours accouplées.
Cavalleria rusticana est un récit, avec ses aspects pittoresques, éclaté en plusieurs lieux avec ses ambiances et ses paysages : la sortie de la messe, la maison de Mamma Lucia, la place du village sicilien sous le soleil pascal. L’importance des personnages est mieux partagée, et si Santuzza a le rôle principal, Turiddu, Mamma Lucia, Alfio, Lola se partagent la scène à des degrés divers. Et d’ailleurs, Turridu n’est pas toujours distribué à une star (chez Karajan, c’est Gianfranco Cecchele). Cette variété, cette capacité du livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci à raconter une fresque en réduction (le bonsaï de l’opéra en somme) et la qualité de la nouvelle de Verga ( qu’on devrait mieux connaître en France), est ce qui a suscité le nombre d’adaptations, lyriques, théâtrales, cinématographiques de cette histoire.

I Pagliacci a une construction plus resserrée, presque entièrement appuyée sur le personnage de Canio, ou sur le couple Canio/Tonio (notez l’assonance) qui en fait reproduit le couple Otello/Jago. Car l’histoire est bien voisine (ainsi que la vocalité), même si elle est plus linéaire et si la femme est ici « coupable », et pas dans Otello. Tous les autres personnages sont plus ou moins des faire valoir, même Nedda et bien sûr Silvio et Beppe.
I Pagliacci, Otello de fête foraine, est créé au Teatro dal Verme, l’alors gigantesque théâtre pour l’opéra populaire et l’opérette de Milan qui fait écho à la Scala, le théâtre de l’opéra noble, où fut créé l’Otello de Verdi cinq ans auparavant. Il faut donc pour cet opéra aussi un ténor écrasant : c’est un rôle pour stars. Sans la star, l’œuvre fonctionne plus difficilement.

D’un point de vue dramaturgique, Philipp Stölzl s’est emparé du couple Cav/Pag en travaillant la variation sur le cinéma d’un côté et sur le théâtre de l’autre.

Cavalleria © Andreas J.Hirsch
Cavalleria © Andreas J.Hirsch

Il traite Cavalleria en récit, comme un roman, en insistant sur la multiplicité des scènes et des points de vue, et en essayant de mieux porter sur scène une ambiance romanesque ou cinématographique, en séparant la scène en autant de caissons (ou de vignettes) qui isolent des ambiances, le village, la rue, l’église, la maison de Mamma Lucia, la maison de Santuzza, la fenêtre de Lola, permettant de voir plusieurs moments à la fois, ce qu’il y a à voir et ce qui est induit, comme dans un film.
Il y a donc à proprement parler dans ce travail un montage habile, comme au cinéma, qui donne tantôt la scène principale, tantôt les motifs, tantôt le caché, tantôt l’évident. La référence au film, et notamment aux films muets, est constante, utilisation du noir et blanc, utilisation du film avec des gros plans, avec un décor dessiné comme dans certaines ambiances de l’époque. Les parties filmées sont d’ailleurs artificiellement vieillies, comme dans les vieilles pellicules. Il y a aussi quelque chose du roman photo (avec ses vignettes) mais le roman photo est hyperréaliste alors que nous sommes ici dans quelque chose de moins net, de plus évocatoire et moins photographique, ce qui a fait dire à certains spectateurs italiens que la Sicile était absente de cette mise en scène, ce qui est largement discutable. Elle est peut-être absente en apparence, mais derrière les yeux, elle est bien là : la présence de l’église, les femmes en noir, les groupes d’hommes, le côté un peu mafieux d’Alfio, qui donne immédiatement à Turiddu une vraie fragilité, l’entourage d’Alfio avec ses sbires, et l’ambiance lourde, tout cela renvoie à une idée de Sicile, sans parler de la morsure à l’oreille…
Stölzl ne juge pas, il expose. Un seul exemple : habituellement on considère Lola comme une femme légère, il en fait une amoureuse sensuelle et mal mariée. Évidemment entre Ambrogio Maestri (Alfio) et Jonas Kaufmann (Turiddu), elle n’a pas vraiment l’embarras du choix. Il fait de Turiddu un amoureux fou de désir, au risque de se perdre et de perdre Lola (jeu du couple dans la foule, derrière un mur etc…) mais aussi un héros triste, souvent mélancolique (première image où il chante de dos), jamais mis en valeur dans la foule : il se perd dans l’anonymat sauf lorsqu’il est avec Lola où il rayonne. Les femmes, toutes en noir dans cette ambiance en noir et blanc, sont très typées, Santuzza, sorte de Colomba ombrageuse et déchirante, Mamma Lucia, digne, mais toujours de dos, telle un juge tutélaire, assise à sa table. C’est l’occasion de revoir l’émouvante Stefania Toczyska, cette immense voix d’il y a trente ans, à la diction encore exemplaire, qui finit sa carrière avec Mamma Lucia, comme les Martha Mödl ou les Astrid Varnay d’antan.

I Pagliacci vue générale © Andreas J.Hirsch
I Pagliacci vue générale © Andreas J.Hirsch

Si le cinéma fait sens dans Cavalleria, (il y a d’ailleurs eu des films qui s’appuient sur le roman de Verga ou l’opéra de Mascagni) dans I Pagliacci Stölzl, de manière moins heureuse d’ailleurs, célèbre le théâtre, scène, coulisses, salle et spectateurs, dans un univers très coloré au contraire de l’opéra précédent, avec changement de décors à vue et mis en valeur, avec tous les trucs du théâtre (maquillage, coulisses, urgence de la représentation) et un Vesti la giubba, air central de l’œuvre, chanté devant un décor de campagne, comme hors champ alors qu’on attendrait une vision de coulisses, devant le matériel de maquillage. C’est d’ailleurs une belle idée que d’en faire une méditation in abstracto et non un air de circonstance (je m’habille pour la représentation et en profite pour monologuer…).

I Pagliacci © Andreas J.Hirsch
I Pagliacci © Andreas J.Hirsch

L’idée de Stölzl est de jouer sur les niveaux de théâtre et de réalité, d’où des décors peints, des décors un peu grossiers où se joue la scène entre Nedda et Silvio et la scène avec Tonio et Canio, comme pour nous mettre dans la posture de spectateur d’un théâtre au second degré. Nous sommes sans cesse au théâtre, où nous voyons jouer la réalité et la représentation de la réalité : soit une représentation au carré. Il y a l’opéra vériste que nous voyons jouer dans une ambiance faussement réaliste, d’où ces décors esquissés et assez bruts, et l’opéra commedia dell’arte où Colombine/Nedda se laisse séduire par Beppe/Arlequin. Jeu de miroirs et de faux semblants mis en abyme qui sont la matière même du livret (de Leoncavallo lui-même, il faut le rappeler). Ce sont ces niveaux différents que Stölzl essaie de démêler, en y ajoutant un jeu de symétrie théâtre/cinéma (à gauche le théâtre et à droite la projection filmique de la même scène) jouant sur les réactions de spectateur au film et à la pièce, qui sont forcément différentes, avec des effets cathartiques presque opposés. Ces effets de théâtre on les lit aussi sur la manière dont le chœur/les figurants assistent au changement de décor ou à l’effacement du décor à la fin, qu’ils applaudissent : on est toujours le spectateur de quelqu’un ou de quelque chose, et nous, spectateurs, sommes évidemment ces spectateurs-figures de nous-mêmes.
Dans ce maelström où se joue ce qu’est vraiment le théâtre, à savoir notre histoire, nos faiblesses et nos drames, il faut une personnalité hors norme comme Jonas Kaufmann, dont les qualités scéniques sont l’atout majeur d’une telle production.

Cavalleria: Turiddu (Jonas Kaufmann) et Lola (Annalisa Stroppa) © Andreas J.Hirsch
Cavalleria: Turiddu (Jonas Kaufmann) et Lola (Annalisa Stroppa) © Andreas J.Hirsch

De Cavalleria Rusticana à I Pagliacci il passe du jeune homme fou de désir et d’amour, mais en même temps mélancolique et déchiré (par rapport à Santuzza ou à sa mère) à l’homme blessé, plus mur, pathologiquement jaloux, au clown triste qui découvre son infortune et tue par passion. C’est l’image cinématographique qui va permettre au spectateur de voir l’étendue de l’art de l’acteur. La scène de la mansarde avec Lola dans Cavalleria et surtout la scène du maquillage dans I Pagliacci (où son visage est pris en un très long gros plan) sont deux moments d’exception.
Moments d’exception parce que Kaufmann ne joue jamais, c’est très clair dans Cavalleria entre une Santuzza plutôt traditionnelle dans son jeu (excès, gestes théâtraux, bras écartés) et un Kaufmann économe de ses gestes, étant plutôt que jouant, parfaite illustration du Paradoxe de Diderot, ne pas sembler jouer marquant l’art suprême de l’acteur. Si Kaufmann ce soir est impressionnant c’est d’abord par sa présence et son charisme : nul besoin de chanter le drame, car le drame est là où lui est.

Car en fait de théâtre, peu d’éléments des deux distributions composent des personnages différents de ce qu’ils promènent un peu partout, dans une affligeante conformité à la tradition, comme Santuzza (Liudmyla Monastyrska) ou Tonio (Dimitri Platanias). Dans Cavalleria, deux personnages sont notables : Mamma Lucia (Stefania Toczyska) très digne, presque aristocratique, et Lola (Annalisa Stroppa), particulièrement frappante dans sa manière de se mouvoir et surtout dans ses regards (perceptibles dans les parties en vidéo). J’ai beaucoup aimé aussi le naturel de Beppe (Tansel Akzeybek).
Voilà un vrai spectacle théâtral, d’une relative complexité malgré les apparences, qui rend justice bien autrement qu’une plate illustration à des œuvres qui, il faut tout de même le souligner, ont très rarement droit à des metteurs en scène originaux et neufs. Lui correspond une grande qualité musicale qui fait de la soirée un vrai moment d’opéra.

Christian Thielemann cherche à sortir de son image de chantre de la germanité, et, en proposant Cavalleria rusticana et I Pagliacci, montre d’abord qu’il est un vrai chef d’opéra- on le savait- très attentif aux voix, très dramatique et souvent fin, ce qui dans cette musique peut être une gageure, vu les grands adeptes du zim boum boum qui la dirigent habituellement. Je l’ai trouvé d’ailleurs plus convaincant dans Cavalleria (dans l’ensemble mieux réussi, ou mieux abouti) que dans I Pagliacci. Dans Cavalleria, il rend parfaitement le côté à la fois charnel et brillant de cette musique, son côté solaire, et tous les aspects dramatiques. Par ailleurs, il fouille la partition dans son épaisseur et en révèle des aspects plus profonds, et même sa finesse, qu’on remarque peu habituellement, tant la réputation de Mascagni n’est pas celle d’un orchestrateur. En proposer une lecture d’une très grande clarté convient à cet opéra et lui donne vraiment une vraie noblesse, avec une couleur lumineuse, tout en veillant à tous les équilibres (les interventions de l’excellent chœur du Semperoper de Dresde qui coproduit le spectacle sont notables et pleines de relief). C’est pour moi une des soirées les plus convaincantes de Christian Thielemann dans un opéra où on ne l’attend pas.
Mon goût me porte d’ailleurs à préférer Cavalleria rusticana à I Pagliacci, que certains trouvent parfois plus novateur : innovation dans le livret et la dramaturgie, j’en conviens, moins par la musique pour mon goût, même si elle colle bien par la diversité de la couleur à cet univers circassien et même si elle n’hésite pas à parodier la musique du XVIIIème (notamment dans la pantomime), car c’est bien la foire, où est né l’opéra comique, qui ici est célébrée. Leoncavallo était francophone, francophile, mais aussi un voyageur particulièrement ouvert au monde (c’est un napolitain…) : on le retrouve à Paris, à New York, à Berlin, en Egypte, à Londres. Ce fut en son temps une grande célébrité, qui savait « vendre » sa musique, qui eut à l’époque un vrai succès.
L’approche de Thielemann m’est apparue moins originale dans I Pagliacci que pour Cavalleria, un peu plus conforme et attendue, mais là aussi avec des raffinements surprenants, des moments de retenue et d’émotion qu’on attendrait pas, il fait sonner les bois (magnifiques) de l’orchestre d’une manière singulière et met en valeur la variété de la musique et des styles.
Dans l’ensemble la prestation de l’orchestre et le rendu du chef sont au-delà de l’éloge, il s’agit vraiment d’un moment musical de très haut niveau et suis d’autant plus heureux de le souligner que je ne suis pas souvent en phase avec Christian Thielemann (j’avais par exemple vraiment trouvé son Ring à Bayreuth peu convaincant, et son Arabella l’an dernier m’avait laissé sur ma faim).
Du point de vue des chanteurs, le niveau d’ensemble est très honorable, mais la distribution n’a peut-être pas l’homogénéité qu’on pourrait attendre d’un tel festival. Dans Cavalleria rustinana, les interventions vocales d’Annalisa Stroppa en Lola m’ont d’autant plus convaincu, qu’elle peint de manière intelligente le personnage, amoureuse et un peu légère : Stölzl ne peint pas une femme légère, mais simplement un couple violemment habité par le désir : son Turiddu, elle l’a dans la peau, et vice versa. J’ai dit combien Stefania Toczyska en Mamma Lucia était digne, voire distinguée : sa diction est impeccable et la voix est encore bien projetée et présente, d’autant qu’elle chante souvent de dos.

Alfio (Ambrogio Maestri) et Santuzza (Liudmyla Monstryrska © Andreas J.Hirsch
Alfio (Ambrogio Maestri) et Santuzza (Liudmyla Monstryrska © Andreas J.Hirsch

L’Alfio d’Ambrogio Maestri est d’abord un physique, qui s’oppose directement au Turiddu plus frêle de Jonas Kaufmann. Nous avons tellement l’habitude de Maestri en Falstaff qu’il en est presque étonnant dans cet Alfio ombrageux, à la voix forte et décidée, plutôt noire. C’est une jolie trouvaille que d’avoir opposé ces deux chanteurs qui campent des personnages opposés et dont la posture est parlante pour le spectateur. Maestri remporte un beau succès justifié.
Liudmyla Monastyrska écume les théâtres dans le répertoire italien et dans les rôles tendus de lirico-spinto ou de drammatico. Elle est Abigaille ou Aïda, Lady Macbeth ou Gioconda. La voix est très grande, les aigus triomphants (les passages un peu plus tendus cependant), la diction inexistante : on ne comprend rien du texte, et l’interprétation reste assez frustre. Dans ce rôle, on distribue indifféremment des grands sopranos ou des mezzosopranos aigus (comme Regina Resnik, Fiorenza Cossotto ou même Elena Obraztsova) qui ont chanté Eboli. À Paris par exemple, Santuzza était encore récemment Violeta Urmana qui est un mezzo soprano (qui chante ou chantait les sopranos), c’est à dire une chanteuse au registre étendu, et avec du corps dans la voix. En distribuant la Monastyrska, on a privilégié le volume et le son, mais pas le personnage. Cossotto n’était pas une chanteuse raffinée, mais dès qu’elle ouvrait la bouche, elle forçait l’admiration. Monastyrska non plus, avec cette différence qu’elle laisse complètement indifférent, malgré les cris, les vociférations et les grands gestes. C’est aujourd’hui un rôle pour Nina Stemme, sans doute, ou peut-être, dans le futur, pour Anita Rashvelishvili si la voix s’élargit encore. Pour moi Monastyrska est un choix par défaut, en l’absence de voix convaincantes à ce niveau.
Comme je l’ai souligné plus haut I Pagliacci est une construction plus centrée sur les deux personnages que sont Tonio et Canio. Tonio, qui ouvre l’opéra au prologue doit avoir une forte présence vocale : la plupart des grands barytons du passé l’ont chanté, Piero Cappuccilli, Renato Bruson. Sans cette figure antagoniste à Canio, la dramaturgie s’affadit. Dimitri Platanias est un baryton honnête qui ne peut rivaliser avec Kaufmann sur scène, et qui vocalement manque de relief et de présence ; du même coup, le rôle est renvoyé dans les rôles secondaires ce qu’il n’est pas. Aujourd’hui un seul nom me vient, c’est Tézier, qui a en plus l’élégance, ce qui pour Tonio est important (Tézier a chanté Silvio par le passé, il serait temps de passer à d’autres exercices…). Tous les autres rôles, y compris Nedda, sont assez secondaires.
Certains pensent que Nedda et Santuzza peuvent être chantées par la même chanteuse, ce qui me paraît pour le moins hasardeux. Nedda est un pur lyrique, la voix doit rester plus légère (notamment pour la pantomime), et elle doit s’opposer à la relative lourdeur vocale de Canio. Kabaivanska, Stratas, Victoria de Los Angeles l’ont chanté, et Agresta est un bon choix et pour la typologie vocale et pour la couleur. Mais Nedda n’est pas un rôle qui va chavirer le public et ne nécessite pas des acrobaties vocales phénoménales. Santuzza est autrement plus spectaculaire (si c’est vraiment bien chanté). Alors ceux qui attendaient un événement Agresta sont sans doute restés sur leur faim, sans doute par méconnaissance du rôle. Mais je la trouve une Nedda très juste, même si sans intérêt majeur. Ce qui est intéressant dans la construction dramaturgique de I Pagliacci, c’est la terrible souffrance de Canio face à l’affreuse banalité et de la situation et des personnages : Nedda et son amant Silvio sont des ombres assez fades d’une certaine manière, sans vraie consistance. D’ailleurs Silvio est un rôle très secondaire, chanté par un baryton dont on commence à entendre parler, à suivre de la nouvelle génération, Alessio Arduini (en troupe à Vienne). En revanche, Beppe l’est moins, il a un air assez connu. Par sa diction, son lyrisme et la voix merveilleusement bien posée et projetée, le jeune ténor turc en troupe à la Komische Oper de Berlin, Tansel Akzeybek a été remarqué, sinon remarquable. Un nom qui ne devrait pas tarder à exploser .

Jonas Kaufmann dans I Pagliacci © Andreas J.Hirsch
Jonas Kaufmann dans I Pagliacci © Andreas J.Hirsch

Et Jonas Kaufmann ?
Notons d’abord qu’il est très rare que Turiddu et Canio soient confiés au même chanteur : Turiddu est moins tendu que Canio et il n’est point nécessaire d’une immense voix pour satisfaire aux exigences du rôle. C’est donc deux personnages vocalement et dramatiquement très différents que Kaufmann interprète. Son Turiddu, nous l’avons dit, est un jeune homme fou de désir, mais aussi très tiraillé entre ce désir et son respect pour Santuzza : la scène où Santuzza surprend dans l’escalier Turiddu au sortir de la maison de Lola, est à ce titre très bien réglée par la mise en scène, qui invente pour renforcer le drame cet espace de jeu.
Kaufmann est dans le rôle magnifique de jeunesse et d’engagement, non dénué d’une certaine poésie : son premier air chanté de dos au départ est remarquablement dominé. Kaufmann, dont la voix n’est pas grande, mais magnifiquement travaillée, est le seul chanteur aussi capable de chanter piano, de retenir le volume, de contrôler chaque inflexion. Dans ce répertoire où souvent hélas la subtilité n’est pas de mise, Kaufmann installe (comme tous les très grands) l’intelligence et le raffinement. Qu’importe alors que la voix ne soit pas ceci ou cela. Entre la performance d’acteur et le style très personnel du chant, la messe est dite.
Dans I Pagliacci, c’est un peu différent, le rôle est exigeant vocalement, très tendu, et le personnage est plus central (dans Cavalleria, la mise en scène s’ingéniait à faire disparaître Turiddu dans la foule). Ici, Canio est la vedette et le centre du propos, dès le départ lorsqu’il déclare qu’il tuerait sa femme si elle le trahissait, mais qu’il ne fallait pas confondre théâtre et vie réelle, ironie tragique initiale. Ce qui caractérise Canio,  c’est la figure du héros de tragédie, toujours la même tragédie du mal aimé, ou qui se croit tel, il est de la lignée, nous l’avons dit, des Otello, mais aussi des Golaud, c’est à dire des grands personnages de l’opéra. Canio, lorsqu’il est clown sur scène, est le cocu du théâtre de foire, celui dont on rit (ridi, Pagliaccio), et lorsqu’il est lui-même, il a une grandeur tragique qu’il ne faut jamais négliger. Ce que fait Kaufmann théâtralement, nous l’avons dit est stupéfiant car il est et l’un et l’autre avec ce maquillage aux lèvres rouge sang prémonitoire. Vocalement, le rôle lui convient moins car il n’est pas un ténor dramatique à la Vickers et il n’a pas l’endurance et la ligne de chant d’un Domingo, mais il a la juste couleur sombre qu’il faut ici. Il compose le personnage avec ses moyens et sa prodigieuse technique, mais on sent notamment à la fin, la difficulté. Je ne sais s’il a intérêt à tout embrasser comme il le fait en ce moment (quatre ou cinq nouveaux rôles italiens très divers, entre Des Grieux ou Canio ou Chénier).

Le triomphe tout à fait justifié obtenu, l’incroyable tension qu’il a su créer ne doivent pas masquer certaines difficultés propres à cette voix toute construite, qu’on avait déjà remarquées ailleurs, et notamment dans le Requiem de Verdi deux jours avant.

Au total, un vrai beau spectacle, très bien mis en scène et particulièrement bien dirigé, avec une distribution peut-être trop fondée sur le seul Kaufmann, un peu contrastée pour les autres rôles. Kaufmann n’a pas déçu, pour les qualités qui font sa singularité : la tenue, l’intelligence, la finesse, et la manière incroyable de plier une voix pas toujours faite pour le rôle aux exigences de la partie : cela s’appelle l’art.[wpsr_facebook]

Canio tue Silvio (I Pagliacci) © Andreas J.Hirsch
Canio tue Silvio (I Pagliacci) © Andreas J.Hirsch

DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2013-2014: FALSTAFF de GIUSEPPE VERDI LE 7 JUIN 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en sc: Robert CARSEN)

Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera
Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera

Pour une description détaillée de la production, je vous renvoie au compte rendu de représentation de la Scala dirigée par Daniel Harding (2 février 2013)

L’orchestre du Concertgebouw descend en fosse à peu près une fois par an, à l’occasion du Holland Festival, au mois de juin. Cette année, c’est pour Falstaff confié à Daniele Gatti avec lequel il entretient une belle relation (rappelons la magnifique IXème de Mahler l’an dernier à Lucerne).
Cette production de Falstaff, confiée à Robert Carsen, a déjà fait les beaux jours de Londres, Milan, New York,  maintenant Amsterdam et bientôt Toronto. Daniele Gatti l’a déjà dirigée à Londres, pendant que bonne partie de la distribution y a déjà chanté, Lisette Oropesa à New York, Massimo Cavaletti à la Scala, Ambrogio Maestri à la Scala, à Londres et à New York…

Robert Carsen le 7 juin 2014
Robert Carsen le 7 juin 2014

J’ai rendu compte de la production lors des représentations scaligères en février 2013, dirigées par Daniel Harding, avec Bryn Terfel en Falstaff. Mon opinion sur le travail de Robert Carsen n’a pas changé : c’est l’une de ses mises en scènes réussies, qui pose à la fois la question de l’individu, seul et abandonné, qui continue de vivre comme avant alors qu’il n’a plus d’argent, au milieu des reliques d’une vie comme des reliques de ses repas au lever de rideau. Carsen pose aussi la question de la rivalité des classes sociales, Ford, qui a fait fortune, veut établir sa fille, en bon bourgeois prévoyant et refuse la perspective qu’elle épouse Fenton, serveur dans le restaurant de l’hôtel de luxe  où se déroule la première partie dans cette production.
La cuisine américaine des années 50 où se déroule partie de l’acte II est applaudie à scène ouverte par le public hollandais ; c’est l’une des trouvailles les plus justes de ce travail pour caractériser l’intérieur bourgeois de ces ménagères, face au décor aristocratique où évolue Falstaff. Le troisième acte évidemment est moins réaliste, plus poétique, la scène est plus vide, les personnages presque évanescents.
La qualité de ce travail qui a été unanimement appréciée là où il a été présenté, était rehaussée ce soir (et le sera pendant toutes les représentations) par une qualité musicale exceptionnelle : une distribution très homogène, de haut niveau, et le joyau des orchestres, le Royal Concertgebouw  dirigé d’une main d’orfèvre par Daniele Gatti.

Car Falstaff est d’abord un opéra de chef.
À commencer par Arturo Toscanini dont ce fut l’un des chevaux de bataille, mais aussi Karajan, qui l’enregistra deux fois, et le fit à la scène (notamment de mémorables représentations viennoises), mais aussi Leonard Bernstein, mais aussi Carlo Maria Giulini, mais aussi Riccardo Muti, mais aussi Claudio Abbado, qui comme les autres l’enregistra, et le dirigea à Berlin (à la Staatsoper Unter den Linden) et en Italie, sans parler de Solti qui l’enregistra trois fois, et qui le dirigea à Salzbourg-Pâques , de James Levine, qui l’a encore dirigé au MET la saison dernière. En bref, les plus grands chefs s’y sont attaqués, comme à un monument qui ne souffre aucune médiocrité.
Pourquoi un opéra de chef ? D’abord, Verdi a conçu un opéra sans grands airs, du moins sans vision traditionnelle des airs, conçus ici dans la continuité de l’action, c’est aussi un opéra où les ensembles sont nombreux, et conduits avec une précision rythmique redoutable (notamment la seconde partie de l’acte I où l’ensemble des femmes mené par Alice fait écho à celui des hommes mené par Ford) qui doit beaucoup à l’école rossinienne: c’est non le chant qui conduit l’action, mais le fil sonore de l’orchestre, dont l’explosion initiale et la fugue finale donnent  la couleur, beaucoup de morceaux fugués, beaucoup d’ensembles, et des moments où l’orchestre explose brièvement, comme un claquement, en un rythme soutenu, voire quelquefois endiablé. Il y a dans Falstaff du Verdi, des citations d’Otello, des échos du Bal masqué, du Rossini, du Mozart aussi, comme une sorte de bilan d’un siècle d’une musique passée au crible de la lecture pétillante d’un jeune homme de 80 ans. Après Otello, c’est un virage à 180°, toujours Shakespeare, qui passionnait Verdi, mais un Shakespeare autre, inattendu, explosif, juvénile. Seuls des chefs de très grand niveau peuvent traduire cette complexité au niveau de l’orchestre, peuvent rendre lumineux cet écheveau d’échos, de rappels, de nouveautés, qu’est le Falstaff de Verdi.

Daniele Gatti le 7 juin 2014
Daniele Gatti le 7 juin 2014

Daniele Gatti a choisi une option très délicate, délicate au sens de difficile, et délicate au sens de fragile, raffiné, contenu. Son orchestre n’est jamais fort, son orchestre accompagne, il est continuo, il suit une conversation continue, il n’étouffe jamais les voix, il les laisse en valeur parce qu’il laisse en valeur l’intrigue, l’histoire, il laisse les choses se tresser entre la parole et la musique, entre la voix et l’instrument, pour produire une sorte de totalité syncrétique où tout se mêle sans jamais que le plateau domine l’orchestre ou l’inverse. Ainsi, il travaille sur les rythmes, sur les silences, sur un tempo soutenu, mais aussi sur la légèreté, sur la finesse, un peu comme dans sa Traviata scaligère. Il souligne l’écriture de Verdi par une lecture d’une grande clarté, par l’éclairage d’une partition rendue toujours lisible, sans jamais être écrasante, sans jamais donner dans le spectaculaire, mais cherchant sans cesse une fluidité, une continuité musicale d’une conversation sautillante tantôt et explosive tantôt.

Il est évidemment servi par l’excellent choeur d’Amsterdam, préparé par Bruno Casoni spécialement venu de la Scala, et par un orchestre, le Royal Concertgebouw qui pour ce type d’approche très fine, est unique : une mécanique de précision, des gradations sonores inouïes, faisant qu’on isole çà et là des moments qu’on n’avait jamais remarqués ;  les cordes sont d’une impensable légèreté, les bois d’une justesse et d’une précision diaboliques, le tout produisant une impression d’orfèvrerie de précision, sans jamais abandonner vivacité ni dynamique mais aussi avec des moments de retenue, de lyrisme, de poésie extatiques (notamment le troisième acte). On entend quelquefois Rossini, par les rythmes et la légèreté, la précision des ensembles, la fantastique mécanique des crescendos, on entend aussi le futur, les risques pris par Verdi, les chocs, les ruptures de ton, les limites avec lesquelles flirte le vieil homme. On entend dans cette interprétation d’une rare intelligence, dans cette interprétation pensée et repensée, le passé immédiat et le futur proche de la musique.
Quel bonheur ! Quel bonheur d’avoir un chef qui nous apprenne à écouter et à comprendre, au plus beau des claviers orchestraux, sur l’instrument idéal pour l’entreprise: le Concertgebouw.

Ambrogio Maestri le 7 juin 2014
Ambrogio Maestri le 7 juin 2014

À cette réussite orchestrale correspond une distribution qui s’est glissée dans le projet du chef avec une confondante homogénéité. Bien sûr elle est dominée par le Falstaff presque inévitable d’Ambrogio Maestri : il a le physique du rôle, il a la voix du rôle, une voix de pur baryton, plus que de baryton basse à la Terfel (qui est l’autre pôle, l’autre étoile au firmament falstaffien), il a en scène une présence, mais aussi une certaine élégance, voire une légèreté qui fait oublier son impressionnant volume. Il a aussi ce je ne sais quoi d’humain, de délicat, d’émouvant qui fait qu’il n’est jamais bouffon ou ridicule, il fait plutôt peine, on en serait presque solidaire. Grande interprétation.
Face à lui Ford de Massimo Cavaletti, lui aussi désormais habitué au rôle, très engagé scéniquement, très correct vocalement, peut-être juste un tantinet encore en sourdine par rapport aux grands Ford, qui sont souvent de futurs Sir John. Mais une belle présence et une voix encore juvénile et claire.

Paolo Fanale le 7 juin 2014
Paolo Fanale le 7 juin 2014

Fenton, c’est Paolo Fanale, désormais sur toutes les scènes dès qu’un bon rôle de ténor lyrique est à prendre. La voix est homogène, le chant est délicat, mais il manque un peu de rondeur, et notamment au deuxième acte, l’aigu se resserre et manque de projection. Pour tout dire, c’est au point mais manque un peu de personnalité et d’engagement musical.
Très bons et très efficaces le Cajus de Carlo Bosi, le Bardolfo de Patrizio Sauselli et le Pistola de Giovanni Battista Parodi.

Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014
Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014

Du côté des femmes, de magnifiques surprises, comme la Alice de Fiorenza Cedolins. J’ai toujours trouvé cette chanteuse très classique, trop pour mon goût, une sorte de chanteuse années 50, sans grande imagination. Elle fait une Alice magnifique, très débridée scéniquement (ce à quoi elle ne nous a pas habitués), mais surtout avec une palette de couleurs dans le chant, un contrôle technique alliant aigus sonores, notes filées, élégance, et diction impeccable. Cette Alice remarquable, une des meilleures entendues depuis longtemps, laisse espérer peut-être une explosion de cette personnalité un peu effacée quelquefois.

 

Lisette Oropesa le 7 juin 2014
Lisette Oropesa le 7 juin 2014

À côté d’elle, la merveilleuse Nanetta de Lisette Oropesa, que j’avais déjà beaucoup appréciée au MET dans Sophie de Werther (face à Kaufmann) : une voix fraîche, une tenue impeccable de la ligne de chant, un souffle qui permet de tenir les notes sans jamais faiblir, une diction modèle, comme souvent les chanteurs américains. Lisette Oropesa est l’exemple même de chanteuse américaine très préparée, techniquement sans failles, mais qui a aussi une vraie personnalité scénique, lumineuse, engagée. Quel bonheur elle diffuse!

Maite Beaumont, mezzo espagnole comme son nom ne l’indique pas, est une Meg Page sympathique, mais le rôle ne permet pas vraiment de faire exploser la voix ni la personnalité, il reste que le personnage est très bien campé.

Daniela Barcellona en Miss Quickly est très correcte, mais n’a pas la personnalité scénique d’une Marie-Nicole Lemieux qui m’avait tant plu à la Scala. Autant dans les Rossini, elle est irremplaçable, autant dans ce type de rôle elle ne frappe ni par son engagement, ni par le chant : elle ne colore pas beaucoup, elle n’entre pas vraiment dans la logique du personnage, elle reste un peu extérieure. Elle est seulement appliquée. Après sa Didon discutable, c’est le deuxième rôle dans lequel elle me déçoit un peu, en retrait par rapport à mes souvenirs extraordinaires d’il y a quelques années.
Ce fut une soirée triomphale, public debout pendant tous les applaudissements, une de ces soirées où les trois pieds de l’opéra, chef, metteur en scène, chanteurs étaient étroitement solidaires, et dans un théâtre qui a banni la médiocrité de ses programmes.
Le cœur était léger lors de la fugue finale qui a mis le public en joie : tutti gabbàti, et heureux. [wpsr_facebook]

Acte III © De Nationale Opera
Acte III © De Nationale Opera