BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: LADY MACBETH DE MZENSK, de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 4 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Harry KUPFER)

Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl
Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl

On n’ira pas par quatre chemins : la discussion autour de cette production ne porte ni sur une distribution remarquable, ni sur une direction musicale de Kirill Petrenko hors normes, mais sur la mise en scène de Harry Kupfer. Octogénaire, le metteur en scène allemand continue de produire, à Francfort (Ivan Soussanine), à Berlin (Fidelio), à Salzbourg (Der Rosenkavalier) et maintenant à Munich, alors qu’on va revoir l’hiver prochain à Milan Die Meistersinger von Nürnberg dans sa production de Zurich.
L’opéra de Chostakovitch, qui a mis tant de temps à vraiment s’imposer sur les scènes, est l’objet depuis plusieurs années de productions qui ont impressionné et fait couler bien de l’encre, par exemple celle de Martin Kusej à Amsterdam et Paris, celle de Dimitri Tcherniakov à Düsseldorf, Londres et Lyon (la saison dernière), marquées par le Regietheater.
La production d’Harry Kupfer se situe ailleurs et pose autrement la question de cette femme, par une vision aporétique et indulgent de ce destin, qui doit beaucoup à la tragédie grecque : Kupfer fit jadis une Elektra frappante avec Abbado à Vienne, et cette Lady Macbeth est une tragédie de la solitude et de l’isolement, dans un espace clos, même lorsqu’il respire un peu du ciel des marines du peintre Gerhard Richter : le héros tragique est coincé entre des murs. Quel que soit le contexte, Katerina se heurte au mur invisible du destin, inscrit dans cette solitude initiale du lever de rideau, dans un arsenal, fabrique de bateaux abandonnée, au milieu de la rouille, du cambouis et de la saleté. L’élément marin, visible dans la dernière scène, mais déduit dès les premières, est cet espace infini mais interdit, cette nature au lointain qui finira par être l’échappatoire définitive, qui apparaît progressivement. D’abord limité à ce vaste hangar de verre et de métal, une sorte de gigantesque pavillon de Baltard sans horizon où chacun vit comme il peut sa vie, à la fois clos et pourri, puis au deuxième acte légèrement ouvert (c’est le moment du mariage) où l’on se prend à croire en une possible fuite, enfin complètement ouvert dans la vision paradoxale d’un espace marin immense et libre, mais fait de prisonniers enchainés au premier plan : le possible de cet espace, la seule liberté, c’est la mort qu’on donne ou qu’on se donne.
Harry Kupfer raconte son histoire à travers l’évolution du décor de Hans Schavernoch avec le même langage qui racontait Vienne dans Rosenkavalier, ou la fin de la musique dans Fidelio. C’est à dire la présence écrasante d’un univers qu’on croit réaliste, mais totalement abstrait qui inscrit l’action dans le symbolique et la distanciation. Le décor, image de la vie de Katerina qui l’écœure et la détruit, écrase et créé une correspondance (au sens baudelairien du mot) avec le plateau, et même la fosse.

Sans percevoir l’articulation structurelle entre décor, jeu et musique, on ne peut comprendre la vraie nature de ce travail qui est un chef d’œuvre de l’artisanat du metteur en scène, ou rien n’est laissé au hasard, mouvement, objets, gestes.
Certains y ont vu de manière erronée un travail du passé, à l’esthétique et la gestuelle un peu dépassée : c’est au contraire une déclaration affirmée, une volonté affichée du vieux maître de refuser les facilités du théâtre d’aujourd’hui, ou sa doxa, l’explicite de la violence ou du sexe, ou l’explicitation du contexte pour affirmer un théâtre qui au milieu de ce bric à brac métallique et pourri, reste une épure, avec un minimum de gestes signifiants, dans un espace plus symbolique que réaliste : à ce titre et pour des motifs très différents, la Katerina de Tcherniakov et celle de Kupfer si différentes vivent dans un espace clos, dans une niche séparée du monde et en même temps sous les yeux de tous. C’était l’espace rouge passion chez Tcherniakov, au centre de l’entreprise très clean de Zinovy et Boris. C’est chez Kupfer un espace de bois que der Schäbige (le balourd miteux) en appuyant sur un bouton soulève et abaisse autant que de besoin, un espace minimaliste où le lit est un cageot et où Katerina vit dans une pourriture métaphorique de sa situation. Ce théâtre n’a rien de dépassé, c’est tout au contraire un théâtre sur lequel le temps n’a aucune prise, un théâtre de la concentration et de l’abstraction, presque une œuvre pour toujours, la Κτῆμα ἐς ἀεί chère à Thucydide : Kupfer inscrit cette histoire dans une parabole, celle du destin éternel des perdants, dans l’histoire continue des victimes. La Katerina de Kupfer est une victime qui inspire la compassion.

Dès le lever le rideau. Katerina, seule au milieu des ruines de cet arsenal abandonné, est l’image de l’enfermement définitif et de l’impossibilité. Tout est déjà dit. Et nul besoin de l’espace vide pour marquer l’abstraction, il suffit de ce lieu qui n’en est pas un, de cet arsenal sans bateaux, de cette cabane qui n’est pas une maison, de cette passerelle au-dessus de la scène de mariage qui ne mène qu’au vide, de ce réel irréel qui n’est qu’une forêt de symboles.

C’est à un théâtre distancié que nous avons affaire, où tous les mécanismes sont visibles, à commencer par cette manière dont le décor de la cabane de Katerina se soulève sous l’action de celui-même qui plus tard découvrira le cadavre de Zinovy, une sorte d’ instrument du destin. Dans cette tragédie de la solitude, chacun est à sa place dans la mécanique tragique.

img_0420Autre magnifique vision, celle de cette noce qui fait tant penser à la Noce chez les petits bourgeois de Brecht, avec cet arrêt sur image qui laisse en dessous se développer la désopilante scène des policiers, assis sur des chaises de bureau à roulettes, dans une sorte de valse creuse née de l’oisiveté des petits employés, inoccupés, vision administrative d’apparatchiks plus que de policiers qui renvoie l’espace d’un instant au monde stalinien de Chostakovitch qui pourrait être aussi celui de la DDR de Kupfer. Vision à la fois sarcastique et inquiétante, qui elle aussi est une fabrique de mécanique tragique dont le lubrifiant est encore le balourd miteux, der Schäbige. Seul moment où le contexte politique s’introduit furtivement mais qui indique aussi clairement aussi que le grain de sable déclencheur du drame, s’appelle ici l’ennui. L’ennui des policiers comme l’ennui de Katerina, cause unique de la tragédie.
Les gestes, les mouvements, les actions même sont réduites et rapides, sans insister sur la violence, sans scorie, dans une sorte de rigueur qui ne laisse passer que le strict nécessaire, laissant à la musique le soin de l’éclairage et des explications : il suffit de lire le texte d’Harry Kupfer dans le programme de salle pour comprendre son extrême attention à la musique, à ses contrastes,  à sa diversité, et à sa manière de représenter le monde multiple et contradictoire qui entoure Katerina.

Le dernier acte est mis en scène à l’opposé du travail de Tcherniakov, qui dissimulait à la vue tout le contexte pour se concentrer sur l’étroit espace d’une cellule où tous les personnages finissaient par se détruire, dont le chœur (invisible) commentait l’action.
La vision de Kupfer est ici plus explicite, avec le cortège des prisonniers dont le chœur fait tant penser à celui de vieux croyants de Khovantchina, eux aussi promis à la mort, avec le côté de Katerina (cour) et celui de Sonjetka (jardin) si cruelle et si juste de Anna Lapkovskaja, dans une géométrie où elles finiront par se rejoindre au centre, sur ce ponton qui est presque un échafaud où toutes deux disparaîtront, pendant que Serguei va se fondre dans la foule, comme envolé dans son inexistence, laissant les femmes à leurs drames et à leur fin. On reste dans une sorte d’abstraction désespérée, de tableau de genre qui porte en lui-même sa fin, avec cette étendue marine au calme prémonitoire, ciel entaché de nuages (une marine de Gerhard Richter), comme si Katerina engloutie par les eaux rendait au jour qu’elle souillait toute  sa  pureté. Qu’est-ce que cette mort, sinon un épisode parmi d’autres du long voyage vers l’enfer sibérien. Un non-événement dont sont victimes celles qui ont voulu simplement essayer d’exister sans qu’on le leur permette et qui disparaissent dans l’eau sans laisser de traces. Kupfer nous raconte une histoire inutile qui n’a même pas accès à un mythe quelconque, l’histoire d’une non-existence. La longue histoire d’une chute annoncée, dès le début, une parabole ouverte dans l’espace clos d’un arsenal et close dans l’espace ouvert d’un rivage infini qui se referme.

Ce qui frappe dans ce travail, c’est sa linéarité, son refus de l’effet, son implacable mécanique qui conduit à l’instant fatal, où Katerina a voulu reconquérir son destin, a voulu le disputer à une fatalité inscrite dans le décor et dans chaque moment de l’action, en allant jusqu’au bout de sa logique, de son amour et de sa vie.

Voilà une production où une fois de plus la relation entre le chef et le metteur en scène est aveuglante, chacun se chargeant d’une partie de la tâche : rien de plus erroné que de croire que nous sommes face à un travail qui tiendrait seulement par le chef. Petrenko regarde toujours ce qui se passe sur scène pour proposer une ligne de direction musicale et son travail est ici un long lamento dramatique de l’impossible issue. Il fait ressortir de la musique non seulement les moindres détails, l’auditeur familier de son style en a l’habitude, mais d’abord tout le lyrisme et toute la tendresse : il montre dans cette musique tout ce que la tendresse mahlérienne a pu enseigner à Chostakovitch. Cette direction est en effet une sorte d’hommage à cette musique très référencée, qui puise dans les sources diverses, à commencer par Moussorgski, mais aussi l’univers viennois le plus léger, et bien sûr Mahler, à la fois immensément tendre et terriblement sarcastique voire grotesque, le Mahler d’une Neuvième qui serait projetée sur scène, mais aussi quelquefois un univers à la Wozzeck, un univers de la lente désespérance d’une marche au supplice.

Cette retenue, cette volonté d’inscrire en sourdine tout ce qui est soif de tendresse, à l’opposé de l’expressionisme cru, voire exacerbé qu’on retient la plupart du temps de l’œuvre en fait presque une vision romantique, au sens propre du terme, comme l’ont défini les théoriciens du romantisme au XIXème , par ses contrastes violents et son infini raffinement. C’est un immense travail sur la complexité, sur le refus d’un sens univoque, sur le multiple visage de la vie et sur les replis de l’âme humaine.

Deux exemples :

  • la disposition théâtrale des cuivres – tuba wagnérien et autres – dans les loges d’avant-scène, à la fois instruments et spectateurs, à la fois musiciens et personnages, qui répondent en écho au bal muet d’un orchestre de mimes, surgissant en arrière scène comme signe de chaque manifestation sexuelle ou de chaque moment de violence, signe de paroxysme musical pour paroxysme de sentiment, de désir, de volonté destructrice.
  • Les funérailles de Boris, magnifiquement réglées en marche funèbre clairement inspirée de la marche funèbre de Siegfried, scéniquement et musicalement, dans un rapport évidemment inversé, Boris n’ayant rien du héros wagnérien, et donc la vision d’une marche funèbre d’un anti-héros qui aimait trop les champignons, sarcastique mais non dépourvue aussi d’une certaine grandeur.

 

Ainsi la musique devient-elle-même mise en scène : extraordinaire Bayerische Staatsorchester qui rutile et murmure, qui s’alanguit et s’énerve, qui se dresse et s’étouffe car Kirill Petrenko et Harry Kupfer parlent ici exactement le même langage :  Kupfer travaille une chorégraphie des gestes et mouvements là où Petrenko accompagne par une chorégraphie des sons. On est dans un rapport à la scène voisin de celui des Soldaten de Kriegenburg, autre histoire de déchéance, où il y a une union très étroite sans jamais aucune redondance, un unisson visuel et sonore qui exclut toute complémentarité, comme si à ce qu’on voyait correspondait l’évidence de ce qu’on entendait, comme si ce qu’on entendait trouvait immédiatement sa vision scénique (et non sa traduction). On n’est pas loin non plus de la manière dont Lulu vu l’an dernier sur cette scène était mis en musique et en même temps aussi mis en théâtre. L’évidence scénique en écho ou en osmose avec une évidence musicale.

À chaque fois, Kirill Petrenko nous stupéfie, son génie du détail, son art d’être partout en même temps, par la multiplicité et la précision des gestes, par la profondeur des niveaux de lecture, construction en abyme où l’on découvre à chaque fois une autre phrase, un autre moment, d’autres phrases que jamais aucun enregistrement, aucun chef ne nous avaient révélées, une sorte de tunnel infini de sons et de phrases, une succession de moments découverts qui accentuent encore le foisonnement et la complexité de l’œuvre. Là où Kupfer étudie chaque geste avec une précision chirurgicale, Petrenko répond par un travail qui semble infini sur chaque note : l’un est métaphore de l’autre. Un travail étourdissant.

Munis de ces viatiques à vrai dire monumentaux, les chanteurs constituent une compagnie d’une rare cohérence, d’un vrai caractère, impossible à comparer ou presque à d’autres optionsCe qui caractérise la troupe, les membres du studio et les plateaux des grandes représentations de la Bayerische Staatsoper, c’est d’abord une homogénéité due non pas au niveau individuel des chanteurs, mais à un engagement partagé, chacun avec ses moyens et chacun à sa place : ce qu’on appelle souvent un esprit de troupe qui court tout le plateau et la fosse.

Le chœur, magnifiquement préparé dirigé par Sören Eckhoff, d’une présence très forte est particulièrement touchant au dernier acte qui le met sans doute le plus en relief. Et les solistes sont tous très engagés. Bien sûr la contribution de la troupe est particulièrement notable et il faut citer tous les petits rôles : c’est souvent eux qui donnent à la représentation son niveau d’excellence : Christian Rieger, Sean Michael Plumb, Milan Siljanov, Kristof Klorek, Dean Power, Peter Lobert, Igor Tsarkov, Selene Zanetti sont tous à leur place et contribuent à l’impression d’ensemble ; il n’y a aucun point faible, dans un opéra où tant de personnages évoluent et interviennent. Nous avons signalé plus haut la Sonjetka de Anna Lapkovskaia, rôle réduit, mais interprétation incisive, très expressive, avec une voix très bien posée et projetée et des graves vraiment somptueux. Alexander Tsymbalyuk, à la fois truculent policier en chef, avec sa belle voix de basse jeune et colorée, mais aussi Alter Zwangsarbeiter à qui échoient la dernière réplique de l’opéra, intériorisée, et qui clôt l’œuvre isolé sur le plateau. Tsymbalyuk qui chante aussi à Munich bien d’autres rôles dont Boris Godunov, montre ici une belle personnalité scénique et vocale. Même composition marquante pour le Pope de Goran Jurić, plein de relief, qui obtient un vrai succès personnel. C’est le type même de rôle non essentiel, mais dont la faiblesse gâcherait la fête, alors que la figure un peu grotesque du pope alcoolique (un topos dans le monde orthodoxe) participe de cette ambiance très diverse et très pittoresque du plateau, si nécessaire à l’histoire, qui se déroule sous les yeux du groupe. Très réussie l’Axinja d’Heike Grötzinger, première victime d’un Serguei entrant en scène en s‘attaquant à la plus faible et qui va passer de l’employée à la maîtresse. Enfin, der Schäbige le balourd miteux de Kevin Conners est comme le pope, une figure presque abstraite dans cette mise en scène, présent depuis le début et actionnant le mécanisme qui fait monter et descendre l’espace de Katerina : autre figure d’ivrogne, il est l’instrument du destin qui va décider des événements : découvrant le cadavre de Zinovy en cherchant quelque bouteille à la cave, puis allant dénoncer la chose à la police : il est l’élément déclencheur, ce petit clin d’œil du destin, le fameux grain de sable qui casse la mécanique huilée qui devait inscrire un tout autre avenir au couple Katarina/Serguei. Kevin Conners est vraiment ce ténor de caractère lui aussi très présent et très juste. Toute la troupe ou presque est donc mobilisée au service de cette œuvre pour entourer les quatre protagonistes du drame.

Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl
Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl

Serguei Skorokhodov, membre de la troupe du Marinski, est Zinovy : rôle ingrat,  court et qui doit pourtant être suffisamment présent pour aider à comprendre l’héroïne : c’est le patron sur qui pèse le destin des travailleurs, c’est le mari probablement impuissant, c’est un moteur d’ennui : son départ va déclencher le drame.
On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur. Loin de moi l’idée de rapprocher les rôles de Katerina et de Phèdre, mais plutôt d’évoquer une dramaturgie qui rapproche les deux œuvres, un exemple de mécanique tragique : le départ initial est un ressort tragique parce qu’il libère les paroles et les actes des personnages et de ce point de vue le schéma absence – libération des personnages restant – retour du maître est un schéma dramaturgique typique de tragédie. Ce départ est mis en scène de manière impitoyable et par Chostakovitch et par Kupfer : il s’agit à la fois d’affirmer la soumission de la femme au mari, le soupçon inhérent à la femme restée seule, le risque de bafouer les valeurs sanctionnées par la religion (présente par le pope, qui même alcoolique, n’en est pas moins pope) le tout orchestré par le père, Boris, dont la seule fonction est semble-t-il de surveiller une bru qu’il déteste (sauf, c’est dommage pour lui, quand elle lui cuisine des champignons), avec le décalage que constitue la soumission à Zinovy, un être inodore et sans saveur, que personnifie assez bien y compris dans la voix, Sergey Skorokhodov.
On ne peut éviter de penser non plus aux Atrides et à Agamemnon, à peine revenu de la guerre, à peine assassiné : Zinovy, Serguei et Katerina recomposent en version russe le trio infernal des Atrides : Agamemnon, Electre, Egisthe. Difficile d’échapper à cet autre schéma en version médiocrité : Zinovy n’est pas un héros, Katerina une victime, et Sergueï une bête à sexe arriviste.

Ainsi, le schéma dramaturgique de l’opéra aide à comprendre l’idée première qui m’a frappé d’une Lady Macbeth vue par Harry Kupfer en version tragédie grecque, qui fouille dans les conséquences de l’isolement et de l’ennui ; et qui pose, comme dans Phèdre, la question de l’innocence et de la culpabilité.

Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl
Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl

Second élément perturbateur de l’histoire et premier dans l’ordre des meurtres, le père, Boris, magistralement interprété par le vétéran Anatoli Kotscherga. Claudiquant et marchant en rythme avec le texte et la musique, avec une voix un peu opaque qui a perdu sans doute quelque chose de sa profondeur ou de sa projection mais tellement expressive : il mastique le texte d’une manière très théâtrale, avec des accents qui donnent à son débit à la fois quelque chose de terriblement froid et en même temps une imperceptible sensation d’impuissance : hors-jeu, réduit à surveiller la nuit la maison et sans doute sa bru, il n’a plus la main, sinon chercher la faille qui lui permettra de montrer à son fils ce que « vaut » sa femme. C’est une composition d’une très grande tenue, d’une très grande intelligence, qui sait jouer de ses problèmes vocaux : comme tous les très grands, Kotscherga sait adapter couleur et interprétation à son état vocal et sait faire plier les exigences du rôle à sa voix : il joue avec ses faiblesses et elles sont d’une force incroyable. Il n’apparaît qu’au premier et second acte mais il a une telle présence qu’on se souviendra longtemps de sa manière de descendre l’escalier étroit qui conduit au plateau, ou d’errer de manière fantomatique autour de la « cabane » de Katerina.
La mise en scène du rôle de Sergueï n’en fait pas la bête sûre d’elle et dominatrice qu’on a pu voir dans d’autres mises en scène (Tcherniakov par exemple) : le personnage a même quelque chose d’ordinaire, quelque peu négligé, mais sans la vulgarité qu’on lui prête quelquefois. Il est presque plus à l’aise dans la seconde partie, dans le rôle du marié déjà patron et propriétaire, manière pour Kupfer d’en faire un arriviste qui sait mimer les habitudes des patrons qu’il a dû tant observer. La voix au timbre clair, bien projetée, s’affirme sans effort mais sans s’imposer. Comme s’il n’était pas exactement ce que Katerina projette en lui. Comme si elle l’habillait d’une nature qu’il n’avait pas vraiment. La composition est intéressante car il ne surjoue jamais et ne paraît pas si antipathique, ce qui donne d’ailleurs à son quatrième acte une cruauté sans nom, dans sa manière de traiter et de rouler Katerina.

Anja Kampe enfin, dans une incroyable création. Pour sa première approche du rôle redoutable, elle ne respire pas la sensualité et elle ne joue pas de son corps comme une Ausrine Stundyte. Elle ne joue pas non plus de sa puissance vocale à la manière d’une Eva Maria Westbroek. Elle est au contraire entièrement concentrée dans sa manière de dire le texte et dans l’expression, avec un soin donné à la couleur, des audaces incroyables dans sa manière d’attaquer certaines notes, avec distance quelquefois et à d’autres une bestialité rare. C’est une vraie performance qui fait voir une incroyable puissance d’interprétation, entre Kundry, Lulu et Electre, monstrueuse et pitoyable. La puissance de certaines notes est inouïe, mais presque décuplée par la manière de dire, par les accents, par le lyrisme : la puissance n’est jamais gratuite, elle est toujours au service exclusif de l’expressivité, changeant de registre par un jeu de modulations et des passages négociés de manière stupéfiante : c’est une prodigieuse incarnation, parce qu’elle utilise toute sa voix – qui est sans doute moins volumineuse que celle d’autres interprètes du rôle, au service du personnage et de son évolution psychologique. Avec sa mémorable Sieglinde de Bayreuth, sa Katerina est sans doute le rôle où elle montre la variété de tons et de styles la plus manifeste. Dans le contexte, avec un Petrenko en fosse toujours attentif à ne jamais couvrir, et à accompagner le chanteur comme un pianiste en récital, toujours pointilleux sur le texte à dire et une mise en scène elle aussi tirée au cordeau, millimétrée dans le geste et réglant chaque mouvement de manière artisanale: Kampe est simplement écrasante.

La série de représentations a été un triomphe total de public, on en sort violemment bousculé. Il y a une session de rattrapage brève (une représentation) en juillet 2017. Vous feriez bien de ne pas la rater.[wpsr_facebook]

PS: Vous pouvez aussi lire la critique de David Verdier dans Wanderer

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Acte IV, le ponton ©Wilfried Hösl

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE GÖTTERDÄMMERUNG le 1er AOÛT 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

 

Final acte I Catherine Foster (Brünnhilde) Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Final acte I Catherine Foster (Brünnhilde) Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Pour une description détaillée de la mise en scène, se reporter aux comptes rendus du 1er août 2014 , du 15 août 2014, et du 19 août 2013 .

Il y a toujours à Bayreuth, pour Götterdämmerung, une ambiance particulière, d’ailleurs tout le public assiste à la dernière fanfare, celle du 3ème acte, toujours très belle ; c’est la fin d’un cycle, le public va se renouveler. En quatre soirées, on a pu socialiser avec ses voisins, toujours les mêmes, discuter, baliser son audition et en bref, il y a de la mélancolie, car c’est déjà fini. Les journées sont courtes à Bayreuth, dès 14h on se prépare pour la soirée qui commence à 16h, et donc le temps passe très vite. Pour ce dernier Götterdämmerung du cycle 1, musicalement si réussi, c’est encore plus vrai.
La fin du Ring est aussi toujours un peu spéciale, l’œuvre est tellement monumentale qu’elle efface tout ce qui a pu la précéder, ainsi du Tristan et du Lohengrin précédents, qui semblent si lointains. C’est aussi pourquoi je n’aime pas aller voir un autre opéra pendant les jours sans Ring, il y en a toujours deux, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung, car forcément, cet opéra isolé dans la lave en fusion du Ring en pâtit. Il y avait un Fliegende Holländer la veille de Götterdämmerung, que j’aurais peut-être vu avant Rheingold, mais pas pendant (en plus la production n’est pas de celles qu’on emporte avec soi sur l’île déserte…) car les expériences précédentes m’ont appris qu’on apprécie très mal cette autre musique.
Il en est de même pour la soirée programmée le lendemain d’un Crépuscule. Habitué au cycle I depuis très longtemps, j’ai tout de même souvent eu des places non pour la première, mais pour la deuxième de l’opéra d’ouverture qui traditionnellement est placée immédiatement après Götterdämmerung. Je me souviens notamment d’un Tannhäuser II qui m’avait semblé arriver comme un cheveu sur la soupe après le final du Götterdämmerung de Chéreau, moment fascinant et terriblement émouvant s’il en fut…
Il faut donc à la fois placer toujours le Ring en dernier, en évitant la représentation intermédiaire à l’intérieur du Ring, et en essayant de regrouper les autres représentations auparavant. L’autre conseil si l’on peut est de toujours venir pour au moins un opéra isolé et le Ring, ce dernier en acquiert d’autant plus de singularité.
Ce sont certes observations d’enfant très gâté par Bayreuth, mais il est bon aussi de bien regarder ce qu’on veut et d’organiser son festival en fonction d’une certaine dramaturgie si on veut le vivre à plein.
Ce Götterdämmerung restera je pense dans les mémoires de tous les spectateurs. Les ovations finales, délirantes (plus de 20 minutes avec standing ovation immédiate à l’entrée de Petrenko) avec la présence de toute l’équipe de Castorf, qui a reçu des bordées de huées, mais aussi une ovation extraordinaire de l’autre partie de la salle, majoritaire qui a battu des mains et des pieds en rythme, ce qui arrive très rarement pour un metteur en scène. Je peux comprendre les huées, bien que je me contente de ne pas applaudir (sauf de très rares fois) lorsque je ne suis pas satisfait. Le public de Bayreuth au moment des applaudissements n’est d’ailleurs pas toujours policé, et les anti-castorf étaient quelquefois très agressifs envers ceux qui hurlaient leur enthousiasme, certains ont failli en venir aux mains, on se serait cru revenu aux temps de Chéreau. C’est rare, mais ce qui l’est moins ce sont les engueulades entre spectateurs. J’aime ces engueulades, j’aime un public qui vit, avec des opinions tranchées, et qui discute avec ardeur à la sortie ou aux entractes :il y avait devant moi un monsieur enthousiaste à côté de quelqu’un qui l’était moins et qui ne supportait pas les cris d’enthousiasme, évidemment ça a fini en discussion violente caricaturale. Tout cela signifie simplement que ce qui est présenté pose question, mais avec une valence suffisamment forte pour provoquer de telles réactions. Et ce Ring est sans doute discutable pour ses options, mais qui peut nier l’incroyable travail théâtral, qui peut nier ce magnifique décor, ces images stupéfiantes, cette poésie souvent aussi ?
Castorf cette fois-ci a été plutôt sage, il est resté 5 à 7 minutes face au public divisé avec son équipe, il est ensuite revenu seul avec son décorateur, saluant le public (ce qui avait le don d’en énerver certains) avec ostentation, et pour la première fois, il est apparu avec l’ensemble du plateau dans une image globale de tous les participants au spectacle.
Mais ce soir, ce soit ce n’était plus le Ring de Castorf, mais celui de Petrenko car celui qui a marqué, qui a fait l’unanimité de ceux qui étaient là, qui a provoqué le délire du public, c’est Kirill Petrenko. Non parce qu’il a bien dirigé le Ring ; ça, quelques chefs d’aujourd’hui peuvent le faire, des très grands et même des moins grands. Mais parce qu’il a fait voir la possibilité d’un Ring. Il a proposé autre chose, un autre parcours, une autre vision, un autre son.
Il sait faire de l’ivresse, très bien même, j’oserais dire, comme les Barenboim, les Thielemann, ou pour les plus anciens Karajan, comme les très grand wagnériens qui sont d’immenses musiciens. Mais ça ne l’intéresse que si l’ivresse sert à autre chose qu’au plaisir simple de l’ivresse, si elle a un sens dans un discours global, un discours global qui est aujourd’hui, sans doute, unique. Comme Boulez fut en son temps unique dans le Ring.

le choeur de GötterdÄmmerung ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
le choeur de Götterdämmerung avec Hagen au centre  (Stephen Milling) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Un détail en exemple: Petrenko dirige le chœur extraordinaire de Bayreuth dans Götterdämmerung et le conduit avec un rythme incroyable et le pousse à une force démesurée, et avec un orchestre d’une rare discrétion qui donne un tempo, un rythme, une respiration : je l’avais remarqué déjà à Munich, mais ici, avec le chœur miraculeux de Bayreuth, cela prend une allure de sensation.
Un autre exemple : le final, immensément symphonique, d’un lyrisme exacerbé, qui clôt en apocalypse 16 heures de musique, Petrenko le prend à revers ? Bien sûr c’est immensément symphonique, bien sûr c’est lyrique, bien sûr c’est somptueux, mais c’est aussi – et en même temps – retenu, (d’autres disent mou, mais ils se trompent : leur oreille habituée aux décibels prend de la retenue pour de la mollesse). Cette retenue même crée la tension, comme si on était non dans l’explosion du Walhalla, mais au bord, la seconde qui précède le feu universel. De plus, dans cette mise en scène, personne n’allume le feu universel, même si Brünnhilde a jeté l’essence nécessaire au sol pour le provoquer : les choses restent en l’état, et Wall Street trône en triomphe, pendant que les filles du Rhin à l’écran observent le cadavre de Hagen voguant au fil de l’eau. Ainsi sur scène un final « sur sa réserve » qui n’a rien des images habituelles : on peut aussi expliquer ce choix de Kirill Petrenko par ce qu’on voit sur scène.
Mais c’est surtout la fluidité de l’ensemble qui étonne, et qui donne à ce Ring l’allure d’un flot continu, sans aucune volonté de s’arrêter sur les thèmes, de mettre en valeur les choses en soi mais où chaque motif est inséré presque naturellement dans un discours qui ne se relâche jamais, où l’on passe de pianissimo en fortissimo sans même une rupture.
Tout se passe comme si vous lisiez un texte que vous connaissez bien, mais où vous découvrez au fil de la lecture des figures nouvelles, des lignes nouvelles, des mots que vous n’aviez pas remarqués, des échos que vous n’aviez pas construits, des audaces que vous n’aviez pas soupçonnées et que tout cela vous apparaisse étrangement nouveau et passionnant comme jamais : voilà ce qui se passe à l’audition de certains moments, le prélude de Götterdämmerung stupéfiant dès les premières secondes ou celui de Siegfried, la marche funèbre, ou même la manière dont l’orchestre accompagne certaines scènes comme le final du 1er acte, vraiment insupportable de tension. Fascinant . Sensationnel ont écrit certains.
Ce qui frappe aussi, c’est une compagnie de chanteurs dont tous n’ont pas le format « wagnérien » traditionnel et qui sont tellement engagés et tellement soutenus et accompagnés par le chef qu’ils sont portés vers les sommets. Catherine Foster dans Brünnhilde affichait les années précédentes une Brünnhilde assez valeureuse, mais loin d’être exceptionnelle, avec des graves opaques ou inexistants mais des aigus très gonflés. La voix est devenue plus homogène, il y a cette fois une vraie ligne, et sa Brünnhilde est vocalement bien plus présente, même si il y a ça et là quelques problèmes de justesse (notamment dans les hauteurs). Elle a (un peu) perdu en aigu ce qu’elle a gagné en grave. La prestation gagne en intensité, en couleur, en volume, même si (c’est plus vrai dans Siegfried par exemple) elle apparaît un peu froide. Ce n’est pas une Brünnhilde qui vous cloue sur place (comme Stemme un certain soir à Munich), mais c’est une belle et grande Brünnhilde, digne du lieu.

Mort de Siegfried (Stefan Vinke) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mort de Siegfried (Stefan Vinke) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Stefan Vinke est un Siegfried qui chante Siegfried, et toutes les notes de Siegfried. La voix n’a peut-être pas toujours la ductilité requise pour Siegfried du Götterdämmerung et Vinke chante en force, par poussées (impressionnantes) plutôt qu’en favorisant un chant plus linéaire mais au moins, il a les notes justes, et le volume, la diction, et aussi le timbre. Le personnage est moins violent ou agressif que Lance Ryan, qui était vraiment un sale type, c’est plutôt (et sa figure un peu poupine y aide) plus un sale gosse qu’un sale type, un enfant égaré dans un monde d’adultes pourri. Il est moins acteur que chanteur peut-être, mais quel chanteur, et quelle magnifique preuve nous donne ici l’artiste.
Alejandro Marco Buhrmeister est un Gunther vocalement remarquable, sans doute l’un des meilleurs entendus (avec Grochowski ou Paterson) ces dernières années, avec un physique de séducteur, d’autant plus inutile que ce physique avantageux est au service de l’insondable médiocrité du personnage. Médiocrité partagée par la Gutrune d’Allison Oakes, dont on connaissait le personnage puisqu’elle le chante depuis 2013 dans cette production. Elle incarne une Gutrune encore plus superficielle et ridicule que dans les productions habituelles, et c’est un personnage qui intéresse sans doute plus Castorf que son frère Gunther : on lui fait changer régulièrement de costumes, Hagen lui offre une Isetta (symbole de renaissance industrielle et de consumérisme naissant) qui l’intéresse bien plus que Siegfried. La scène où elle s’empiffre de chocolats dans la voiture pendant que les « héros » font le serment du sang est à la fois terrible et délirante, celle où elle accourt pour empêcher Brünnhilde de toucher à son Isetta-joujou en est une autre au deuxième acte. Vocalement, elle a une présence et une tenue que d’autres Gutrune n’ont pas : il est vrai que c’est une Gutrune qui va chanter Isolde à Dortmund cette automne et qu’elle affiche un vrai répertoire de soprano dramatique.

Hagen (Stephen Milling) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele
Hagen (Stephen Milling) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele

Après Vinke, l’autre changement est Hagen : Stephen Milling remplace très avantageusement Attila Jun, il faut le dire. La voix a une puissance réelle et surtout une ligne impeccable, avec un aigu remarquable (les appels Hoiho! Hoihohoho! Ihr Gibichsmannen, du deuxième acte sont impressionnants de volume) et une expressivité et des couleurs qui font de son monologue final de la scène II de l’acte I Hier sitz’ ich zur Wacht un des grands moments de la soirée. La diction est supérieure, tout comme l’allure scénique. Il est un Hagen de référence et remporte un triomphe mérité au rideau final.
Son allure et sa taille le rapprochent de son père, l’Alberich d’Albert Dohmen, dont la scène I de l’acte II (Schläfst du Hagen mein Sohn) en font une sorte de dialogue de l’ombre double, et la réapparition d’Alberich qui croise Hagen lors de la marche funèbre de Siegfried, comme deux mouches menaçantes sur le miel, est là aussi d’une vérité scénique frappante dans le genre tel père tel fils. Dohmen lui-aussi possède l’art supérieur de dire le texte, de le faire entendre, et de l’articuler avec gourmandise. C’est son premier Alberich et c’est un coup de maître que cet Alberich massif et immense, de grande allure, à la voix un peu fatiguée mais tellement expressive.

Récit de Waltraute (Claudia Mahnke), les joies du camping ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Récit de Waltraute (Claudia Mahnke), les joies du camping ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

La Waltraute de Claudia Mahnke est à mon avis bien meilleure que sa Fricka, plus intense, mieux dite, plus dramatique aussi (il est vrai que la scène s’y prête), devant cette roulotte qui semble être celles d’une famille itinérante où comme une vacancière en villégiature, Brünnhilde sur un fauteuil pliant lit des revues en attendant le retour de Siegfried en une image frappante d’oisiveté médiocre. Le tabouret pliant sur lequel Brünnhilde s’asseoit auprès de sa sœur lui a d’ailleurs joué un tour pendable puisqu’il est rompu et qu’elle est tombée avec un petit cri de surprise très bien rattrapé immédiatement d’ailleurs. La scène est magnifiquement réglée, où la Walkyrie rend visite à sa sœur comme une visite au camping, en discussion très serrée et tendue, que Wotan sur l’écran regarde avec détachement.

Les Nornes ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Les Nornes ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Intenses aussi les Nornes (Anna Lapkovskaja, Claudia Mahnke, Christiane Kohl) dans une scène initiale d’une beauté mystérieuse où elles apparaissent comme les officiantes d’une sorte de culte vaudou, dernière trace d’un paganisme inséré dans notre civilisation, où elles se badigeonnent de sang dans un rite étrange. Cette apparition remarquablement chantée, ritualisée où elles sont plus des prêtresses en relation avec des forces souterraines que des divinités qui fileraient le destin du monde (en effet, la scène de la rupture du fil est volontairement tronquée), donne à ce début du Götterdämmerung une marque d’étrangeté inquiétante qui sera confirmée ensuite par le goût de Hagen (ou d’Alberich) pour cet amoncellement d’autels, de bougies, d’écran de télévision où semblent rassemblés les mythes de l’époque et où père et fils essaient de boire des bouteilles données en offrande en en recrachant violemment le liquide (de l’essence ?), chacun faisant le même geste, comme des jumeaux.

Scène finale:  Brünnhilde, filles du Rhin ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Scène finale: Brünnhilde, filles du Rhin ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Les filles du Rhin dont on retrouve la décapotable volée dans l’or du Rhin, dorment en attendant Siegfried. Elles sont remarquables, et dans le jeu et dans le chant (Anna Lapkovskaja, Mirella Hagen, Julia Rutigliano) et ressemblent beaucoup par l’esprit à celles de Chéreau, qui en faisait des entraîneuses du XIXème, et qui ici sont des sortes de prostituées en attente du seul client qui les intéressent, Siegfried. Leur chant est vraiment parfaitement calibré, les trois voix se fondent avec bonheur, et leur jeu est d’une vérité crue. À noter le cadavre sanglant (comme dans Walküre) de Patric Seibert, qu’on traîne dans la malle de la voiture, comme pour dire adieu à cette figure emblématique et perturbante de tout le Ring, qu’on ne reverra     plus, et la valise pleine de sable ou de poussière d’or, vague souvenir du Rhin initial que Siegfried ouvre et vide. C’est en tous cas l’une des scènes les plus réussies de ce Götterdämmerung sans fin où les grands événements du mythe se réduisent en petits événements du monde, entre gens médiocres.
En tous cas, musicalement, avec ce nouveau Siegfried sans faille, cet Hagen de grand niveau et cette Brünnhilde convaincante, le tout conduit par un Kirill Petrenko hors sol, ce Götterdämmerung entre dans la légende. Et sans que Castorf ne gâche la fête, il y contribue au contraire parce que l’engagement des chanteurs montre quel poids il a pu avoir pendant les répétitions. Ce Ring est une fête musicale, et une fête de l’intelligence.
Castorf sait traduire les grands mouvements par de petits faits vrais de bas quartiers : au lieu de procéder par grandes enjambées épiques, il dit l’histoire sous l’angle du seul quotidien d’un monde déjà perverti. Avec Castorf, nous n’arrivons pas à la fin d’un cycle où tout pourra recommencer (comme chez Kriegenburg), mais tout continue car il n’y a pas de fin de l’histoire.
Ce Götterdämmerung se déroule pour partie à Berlin, à l’ombre d’un Reichstag empaqueté par Christo, symbole de performance plus que de défi démocratique, et qui, ironiquement, devient Wall Street quand l’empaquetage tombe à la fin de l’opéra, à l’ombre du mur dont un tronçon est inscrit dans le décor, à l’ombre de néons de Buna, cette entreprise de l’Est qui  prospéra sous le nazisme pour avoir inventé le caoutchouc synthétique, qu’elle devait fabriquer à grande échelle en utilisant les déportés d’Auschwitz, à l’ombre d’un marchand de fruits et légumes où gît le cadavre de Siegfried, mort anonyme d’un petit truand et d’un kiosque à Döner (avec le jeu sur Donner…) où l’on sert de tout, y compris de la coke.
Ci-devant un monde post idéologie dont les enjeux se traduisent en trafics, où la bande de Hagen est une bande d’ouvriers en colère (Hunger ! affichent-ils, faim), ci-devant un Ring qui est tout entier crépuscule, un Götterdämmerung vu lui aussi comme antidote à l’illusion lyrique, à l’illusion politique, à l’illusion idéologique.
À l’ombre des pierres miliaires de notre histoire récente, Mur, Wall Street, Reichstag, Auschwitz, se déroule la médiocrité ordinaire, encouragée et stimulée par la mort des idéologies ou plutôt le triomphe de celle qui a fini par dominer : le Walhalla, c’est Wall Street, impossible à incendier, garantie de permanence de la petitesse, garantie d’une petite vie dans la petite station service du Texas de Rheingold qui en est non le prologue, mais l’épilogue. Dans ce monde sans foi ni loi, subsistent quelques croyances plus animistes ou plutôt des superstitions : de la religion mythique de la création du monde selon Wagner ne résultent que superstitions nichées au coin d’une rue.
Un Ring sans illusion: mais le Ring est-il autre chose qu’une immense désillusion? Les grands sentiments deviennent sans importance au service des petits larcins dans un monde où le sentiment n’a pas sa place car, comme dans Walküre, il empêche les desseins de s’accomplir.
Au terme de cette soirée qui entre de plain pied dans les annales du Festival, je ne peux qu’encourager à écouter dans quelques jours les streamings de BRKlassik (on ne parlera pas, par pudeur, de France Musique) qui ne pourront en rendre que très partiellement l’urgence, la tension, la magie, mais qui seront la seule trace de ce Ring dont il n’est pas prévu de reprise vidéo, en tout cas pas à ma connaissance : dans un Ring qui est un kaléidoscope sonore et visuel, quels choix une reprise vidéo pourrait-elle faire ? Le tournoyant kaléidoscope restera dans le souvenir de nos oreilles, de nos yeux, de notre esprit et surtout de notre cœur.[wpsr_facebook]

Début de la scène finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Début de la scène finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD le 27 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Das Rheingold ©Enrico Nawrath
Das Rheingold ©Enrico Nawrath

Je relisais pour éviter de me répéter mon compte rendu de l’an dernier , et je crains de ne devoir tout de même me permettre quelques redites. Je recommande au lecteur nouveau venu sur ce blog de s’y reporter pour une lecture scénique plus détaillée.
Ce Ring qui a horrifié certains et que la presse a accueilli avec fraîcheur, avec scepticisme, avec fatalisme et quelquefois avec enthousiasme est un travail d’une intelligence et d’une profondeur rares, qui cumule les talents, à commencer par celui du décorateur Aleksandar Denić qui a construit les décors les plus impressionnants à voir aujourd’hui sur une scène.

De Frank Castorf à quoi s’attendre d’autre qu’une lecture idéologique d’un récit qui raconte la naissance du monde (contemporain) et sa soif de pouvoir et d’or. Il le voit en l’adaptant à la réalité historique, et notamment à l’histoire du pétrole (l’Or noir) avec son cortège de conséquences sur la fin des blocs et notamment du bloc soviétique, sur le pouvoir définitif du Walhalla/Wall Street, et sur ses effets sur le fonctionnement de la société, faite de petits arrangements médiocres, de mafias minables, de vendus et d’achetables, le tout dans une perspective historique avançant d’acte en acte dès Walküre .

La particularité de sa manière de raconter Rheingold, le prologue de cette longue histoire, c’est qu’il en fait une vision de l’après dans une version de type comics ou  film de série B. Le prologue est donc un épilogue.
La question initiale de ce Ring à laquelle Castorf essaie de répondre est simple:
vous allez voir un monde pourri rempli de minables, comment en est on arrivé là ?
Ce prologue est non plus le regard sur les racines du mal, le récit de la première tromperie, mais l’état du monde après inventaire.
Que reste-t-il du monde? Il reste ce petit monde en miniature, concentré autour de ses trafics du fin fond du Texas où Wotan est un maquereau minable et Alberich un tenancier de boite interlope. Tous pareils, tous pourris, tous à jeter.

De même qu’à la fin du Crépuscule, rien ne bouge, dans la montée au Walhalla de Rheingold, il n’y a pas de Walhalla, sinon cette station-service sur le toit de laquelle tous les Dieux réunis marchent, regardent, un peu hébétés et que Loge préfère fuir après avoir tenté de la faire exploser. Il s’est passé tant de choses en 2h30 et en fait il ne s’est rien passé puisque rien ne change, sinon quelques morts en plus, quelques bagarres en plus et tout ce qui fait la joie des films de série B, avec leur filles pulpeuses, leurs petits souteneurs et leurs affaires louches.

Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze
Erda (Nadine Weissmann)©Jörg Schulze

L’apparition d’Erda est à ce titre fulminante. Nadine Weissmann est prodigieuse dans ce personnage improbable de maquerelle qui a réussi : c’est l’un des grands moments d’un Rheingold qui reste pour moi un chef d’œuvre de virtuosité scénique, jouant habilement du théâtre et de la vidéo, chacun dans son rôle, et obligeant le spectateur à une attention démultipliée.
Il est en effet impossible de se concentrer sur la seule musique, parce qu’il faut se concentrer sur le tout. Puisque nous sommes au temple de la Gesamtkunstwerk : il faut à la fois tout voir, tout comprendre, et se démultiplier tout en prenant chaque élément comme un élément du tout, qui n’a jamais de sens singulier mais un sens au service d’une entreprise globale.
Ainsi un chef d’orchestre persuadé de la primauté de la musique ne supporterait pas ce foisonnement, cette profusion, ces débordements et tous les excès et redondances, qui laissent beaucoup de spectateurs  désarçonnés : derrière moi on soupirait , on éructait (discrètement) en exprimant l’étonnement, l’agacement, la surprise, la perplexité : quoi ? les filles du Rhin devant une piscine ? faisant sécher leurs petites culottes, mangeant des saucisses au ketchup grillées au barbecue ? 

Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath
Les Dieux au motel ©Enrico Nawrath


Et quoi ? Les Dieux rassemblés dans une petite chambre d’hôtel livrés à mille activités licites ou non, dicibles ou non, qu’on essaie de démêler par la vidéo car il est impossible de tout embrasser par le seul regard théâtral? la vision globale est d’une incroyable drôlerie : impossible de croire à ces dieux là, impossible de croire à cette histoire-là née pour faire pschitttt !
Certes, pour qui aime le théâtre, le théâtre intelligent, techniquement impeccable, pour qui aime la virtuosité scénique et surtout l’implacable rigueur, c’est un enchantement, que l’on ne peut voir qu’à Bayreuth, parce que c’est le seul lieu qui puisse donner toutes les possibilités techniques au service d’un spectacle (même si Castorf a souvent rouspété et même plus), parce que c’est aussi un laboratoire, selon la volonté de Wolfgang Wagner. Wolfgang a théorisé la philosophie du Neubayreuth lorsqu’il a appelé à partir de 1972 d’autres metteurs en scène (le premier fut Götz Friedrich pour Tannhäuser): tout spectacle est une proposition, et ne peut être considéré ni comme une vision définitive, ni comme un travail achevé, c’est un perpétuel work in progress.
Bayreuth est de fait ainsi le seul vrai « Festival »: dans la plupart des autres, les productions sont des co-productions qu’on va voir ailleurs, dans des théâtres d’opéra ordinaires. À Bayreuth, une production est uniquement faite pour cette salle, uniquement présentée dans cette salle (il y a quelques exceptions quand le Festival allait au Japon dans les années 60) et pour un public qu’on suppose averti : d’ailleurs, ne comptez pas sur les surtitres, il n’y en a pas.
Ainsi le travail de Castorf est-il d’abord un travail intellectuel avant d’être scénique, qui interpelle l’histoire, la philosophie, la culture cinématographique et qui prend son sens non seulement par ce qu’on voit, mais par le cheminement qui aboutit à ce que l’on voit. Qui se lance dans le travail d’analyse de ce cheminement en découvre alors toute la richesse, toute la finesse, toute la rigueur.
Ce spectacle n’est pas fait pour le consommateur, il est fait pour le promeneur amoureux, il est fait pour aimer et chercher, pour lire et fouiller, pour explorer mais aussi pour discuter, passionnément. Il est fait en réalité pour tout ce que ne produisent pas les sociétés d’aujourd’hui, plutôt du genre Kleenex: ce spectacle a besoin de temps, il a besoin de réflexion, il a besoin de culture et d’acculturation, il a besoin de disponibilité, il a besoin qu’on y revienne. Rien n’est jetable ici, ce qui pose problème dans un monde du jetable en permanence et du touche à tout consumériste.

Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath
Loge (Albert Dohmen) ©Enrico Nawrath

Alors, il faut pour un tel spectacle un chef et une compagnie de chanteurs qui puissent partager cette conviction. Les remplacements de la troupe initiale montrent certaines limites de l’entreprise. Albert Dohmen est Alberich, vu que le malheureux Oleg Bryjak (qui remplaçait déjà en 2014 Martin Winkler, l’Alberich de 2013) a trouvé la mort dans l’accident de la Germanwings dans les Alpes. Dolmen est un grand artiste, même si la voix est fatiguée, il sait tenir la scène, avec une vraie présence mais Bryjak avait l’an dernier ce côté vulgaire et négligé, ce côté déglingué, là où Dohmen est plus contrôlé voire un tantinet plus distingué. Il reste que certains moments (la malédiction) sont vraiment impressionnants.
Plus encore John Daszak en Loge, au chant très maîtrisé, à la voix claire, bien projetée : un Loge qui a Siegfried à son répertoire est plutôt rare. On préfère en général des ténors de caractère pour Loge, comme le furent Graham Clark ou Heinz Zednik, bien qu’à Bayreuth on ait eu pour Loge tantôt des ténors de caractère, tantôt des ténors à la voix plus large comme Siegfried Jerusalem ou Manfred Jung. L’an dernier, Norbert Ernst était plutôt un caractériste, habillé en levantin roublard (perruque brune frisée, teint mat).

Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze
Loge (John Daszak) ©Jörg Schulze

Avec Daszak, à l’allure si différente , grand, chauve, plutôt un physique de héros, on est dans un tout autre genre que le petit levantin. La diction même est plus neutre, moins colorée. Il faut pour Loge quelqu’un qui sache parfaitement la langue allemande pour bien nuancer chaque parole. Daszak a le timbre et la voix, mais il n’a pas beaucoup le caractère. Ainsi son Loge est il plus impersonnel, plus mal à l’aise aussi dans ce monde de malfrats traficoteurs. Alors il distancie par une attitude plus froide, moins concernée, un peu plus raide. C’est un aristocrate dans un monde de petites frappes : on comprend alors mieux qu’il soit tenté de tout faire exploser avec son briquet (ce dieu du feu a son briquet comme grigri…). Ce monde n’est pas pour lui, et il en disparaît donc en tant que personnage.
Çà et là aussi quelques changements pour les autres: Okka von der Damerau hélas a quitté la distribution (c’est Anna Lapkovskaja qui lui succède),

Une histoire de série B ©Enrico Nawrath
Une histoire de série B ©Enrico Nawrath

Allison Oakes devient une jolie Freia (elle n’était l’an dernier que Gutrune) à la place d’Elisabet Strid , Donner est Daniel Schmutzhard que les parisiens ont vu dans Papageno de la Flûte enchantée (production Carsen) et il s’en sort très bien en petit malfrat de province à la gâchette facile et dans les Heda Hedo, tandis que Fafner n’est plus Sorin Coliban mais Andreas Hörl, alors que Fasolt reste un Wilhelm Schwinghammer plus en place que dans l’Heinrich de Lohengrin.
Avec pareil travail scénique, il faut des chanteurs qui sachent plier leur voix au rythme, à la vivacité, à la conversation et ne se laissent pas aller à l’histrionisme vocal (encore que Rheingold ne soit pas fait pour), et les voix seules ne suffisent pas, il faut vraiment des personnages. C’est le cas aussi bien de la Fricka de Claudia Mahnke, bien meilleure dans le dialogue de Rheingold que dans Walküre à la vocalité plus spectaculaire, que d’Allison Oakes, magnifique de vérité dans son rôle de poupée ballotée de bande (des Dieux) en bande (des Géants).

Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath
Freia ballotée par les géants ©Enrico Nawrath

J’ai dit combien Nadine Weissmann, très correcte vocalement, mais pas exceptionnelle, était en revanche impressionnante dans le personnage d’Erda, avec une vraie gueule.
Du côté des hommes, Lothar Odinius en Froh/Michael Douglas est très efficace et très juste, il connaît bien la mise en scène et cela se voit.

Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze
Mime (Andreas Conrad)©Jörg Schulze

Le Mime d’Andreas Conrad est comme toujours remarquable, dans une production où il est peut-être sacrifié comme personnage : la scène de Nibelheim est traitée par Castorf de manière moins spectaculaire que la tradition ne le veut. Nibelheim n’est qu’une version encore plus cheap du monde de Wotan, dans le style bar gay. Castorf fait de la scène une sorte de conversation entre petits truands où, une fois que Wotan a affirmé sa supériorité, et non son pouvoir, les choses se neutralisent. Plus conversation que conquête, plus tractations de basses œuvres que piège : ce n’est pas pour moi le moment le plus clair ni le plus réussi de la mise en scène, mais y apparaît la roulotte de Mime qu’on reverra durant Siegfried et on en retient surtout l’image singulière très souvent reprise par la presse de tous ces messieurs sur des chaises longues, face au public pour la photo de cette sorte de Yalta des p’tits voleurs.
Quant à Wolfgang Koch, il n’a rien du Wotan dominateur du monde, c’est le tenancier du Motel/station service Texaco. Un tenancier un peu violent, jouisseur en veux-tu en voilà, un gentil sale type, un mac de quartier. Sa manière de dire le texte, sa science de la modulation, la couleur vocale en font un Wotan modèle pour la mise en scène de Castorf, il n’a rien de la grandeur torturée d’un McIntyre, ou de la noblesse d’un Theo Adam. Voilà un chanteur d’une grande intelligence, d’une très grande plasticité et qui est entré dans la logique de la production avec gourmandise. On lui demande d’être ce Wotan version Rapetou et de ne pas prétendre être le personnage principal du drame comme on le voit souvent, il joue parfaitement le jeu, avec justesse, naturel, et surtout avec une grande intelligence, une grande disponibilité, ainsi qu’une superbe intuition, malheureusement pour la dernière fois puisque l’an prochain c’est Iain Paterson qui reprend le rôle dans Rheingold (trois Wotan sont prévus: dans Walküre John Lundgren et dans Siegfried le Wanderer sera Thomas J.Mayer)
Dans une telle conception, l’orchestre ne peut être le protagoniste. Il n’y pas de protagoniste dans cette version 2013/2015 de la Gesamtkunstwerk. Ce que j’avais écrit sur Petrenko l’an dernier est encore vérifiable cette année, j’y renvoie donc le lecteur pour une analyse de son approche, sur laquelle je vais tout de même revenir.
Y-a-t-il un impératif catégorique pour faire entendre Wagner ? Un style, qui par delà les personnalités différentes, resterait en quelque sorte immuable, un style fondamental avec variations, comme Barenboim ou Solti seraient une variation sur Furtwängler, comme Thielemann une variation sur Karajan, mais tous recherchant la plénitude sonore d’un discours lyrique, l’énergie de l’héroïsme, des cuivres rutilants et des cordes en état d’ivresse pour faire fondre de plaisir le spectateur drogué à la cocaïne wagnérienne.
À entendre le travail de Kirill Petrenko, on en est loin . Et je comprends que ceux qui pensent qu’il y a des fondamentaux chez Wagner, des immuables, des passages obligés, un son “Wagner” puissent rejeter pareille interprétation. Si ce Rheingold est globalement assez voisin de celui de l’an dernier, il est différent de celui de Munich que Petrenko a dirigé au printemps même si visiblement le choix est celui d’un Rheingold plutôt allégé et lyrique. Mais le lyrisme était ce qui dominait à Munich ; ici c’est le choix de faire ressortir le texte avec un soin jaloux et de gérer l’orchestre comme la continuation de la conversation scénique ou comme une conversation parallèle avec une étonnante symphonie de couleurs instrumentales comme on pourrait distinguer différentes couleurs vocales, avec des nuances infinies notamment aux cordes (les altos ! les contrebasses !) ou aux bois. Cette clarté est d’autant plus fascinante que le volume de l’orchestre est volontairement retenu, voire très retenu. Certes, ce que nous voyons sur scène ne nous fait ni rêver d’héroïsme, ni d’épopée, et alors, Petrenko adapte l’orchestre à ce qu’il voit. C’est la force de ces chefs d’exception de ne pas « suivre leur idée » et la mettre en démonstration indépendamment de ce qui se passe sur scène, mais d’accompagner le plateau et la mise en scène en réorientant le travail orchestral en fonction du travail commun avec le metteur en scène.

Walhalla ©Enrico Nawrath
Walhalla ©Enrico Nawrath

Un exemple, la montée au Walhalla, qui est ahurissante de lyrisme, de clarté, de somptuosité sonore, est d’autant plus juste dans cette mise en scène qu’elle devient mordante ironie, vu…qu’il n’y a pas de Walhalla, et que la musique tourne somptueusement…à vide : voilà comment Petrenko sert le dessein de Castorf.
J’avais remarqué dans Lulu qu’il a dirigé à Munich en mai/juin le choix qu’il faisait face à la Lulu intimiste et singulière de Tcherniakov, de retenir le volume de l’orchestre pour en faire l’accompagnateur de scènes de théâtre qui sont autant de saynètes dans un espace réduit et glacé: il a approché Lulu dans une version chambriste et glaciale.
Ici, c’est en quelque sorte la même option, mais sans rien de glacé. Tout est fluide, tout suit un discours continu, rythmé, à un rythme presque mozartien. Je ne sais si je vais réussir à rendre l’idée de ce travail, mais la manière de faire fonctionner la musique m’a rappelé le Mozart du deuxième acte des Nozze, un continuum quelquefois tendu, quelquefois haletant, jamais démonstratif, seulement au service non des voix, mais des personnages et de l’action. Il en résulte une musicalité nouvelle, une version cinéma-vérité de Rheingold qui colle avec la scène d’une manière inouïe : la musique de Wagner vécue par beaucoup, pensée par beaucoup, sentie par beaucoup comme protagoniste, devenant, dans cette salle où elle est masquée, le véritable accompagnement musical de la scène, musique de film, scandant le drame, colorant l’action, éclairant les dialogues et jamais, sauf si nécessaire, au premier plan, une musique fonctionnelle en quelque sorte. Fascinant.

Au terme de ce Rheingold, une troisième vision aussi stimulante, passionnante, riche, que les deux précédentes, un seul regret, que ceux qui vendent des places en surplus, une vingtaine de personnes, ne trouvent pas d’acheteurs, tellement la production fait peur. Que cette production fasse office d’épouvantail est pour moi un indice de la stupidité des temps et de ce désir de conformisme à tout crin. Si même à Bayreuth on ne veut plus voir les produits d’une réflexion sur les possibles, tous les possibles du texte wagnérien, et malgré une réalisation musicale d’exception, alors nous sommes devenus les rats du Lohengrin de Neuenfels.[wpsr_facebook]

Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz
Donner (Daniel Schmutzhard)©Jörg Schultz