SALZBURGER FESTSPIELE 2014: IL TROVATORE (2ème vision) de Giuseppe VERDI le 21 AOÛT 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène Alvis HERMANIS) avec Anna NETREBKO

Anna Netrebko saluant ravie le public le 21 Juin
Anna Netrebko saluant ravie le public le 21 Juin

Quelques mots de cette deuxième vision de Trovatore, dans la mise en scène d’Alvis Hermanis avec la direction musicale de Daniele Gatti.
On se réfèrera au compte rendu de la Première pour plus de détails

Ce 21 août à Salzbourg, cela se bouscule : à 15h, Il Trovatore avec Anna Netrebko, à 19h30, Première de Cenerentola avec Cecilia Bartoli, à 21h, Tristan Acte II (et Liebestod) avec le West Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim et…Waltraud Meier…

Dans l’embarras du choix, un choix au luxe insolent…J’ai choisi de revoir Trovatore, pour lequel des dizaines et des dizaines de personnes cherchaient des places. De la mise en scène on ne redira rien, car elle dit tout dès la première vision, même si ce défilé de chefs d’œuvres de la peinture charme le regard, même si on a mieux remarqué que les tableaux accompagnent l’histoire et leur mise en regard cherche à l’illustrer. Ça ne va pas bien loin, mais Leonora en gardienne de Musée, cela ne passait pas derrière moi…les prolétaires n’ont sans doute pas le droit aux amours chevaleresques…
Ce fut donc un Trovatore sans Placido Domingo, frappé par une infection respiratoire sévère. On avait bien senti lors de la première de notables problèmes de souffle. Il a été remplacé par Artur Rucinski, un baryton polonais (un autre… il y a une belle école de barytons et barytons basses en Pologne aujourd’hui) vu à Munich en janvier dans Eugène Onéguine.
D’emblée, on peut affirmer sans crainte qu’il s’agit d’un remplacement plutôt heureux, dans la mesure où le public a fait un triomphe au chanteur.
Au départ, dans la première apparition aux côtés d’Anna Netrebko et Francesco Meli, la voix semblait avoir des difficultés à se mettre en place, avec des problèmes de dynamique, et de rythme. Mais visiblement, le succès de Il balen del suo sorriso avec ses aigus bien tenus, sa diction très correcte et une belle ligne de chant, a libéré l’artiste qui a proposé un Conte di Luna vocalement assez remarquable, et qui a visiblement rendu le public heureux.
Le timbre n’est pas de première qualité, mais la technique est bonne, le volume n’est pas non plus énorme, mais la projection et le phrasé permettent d’entendre cette voix sans problème : ce qui pèche à mon avis n’est pas de l’ordre du chant mais de l’ordre du maintien en scène. L’acteur est assez piètre, mais surtout n’a aucune aura scénique, il ne porte pas haut, il se déplace sans noblesse, il semble ignorer les lois élémentaires de la tenue en scène, de la manière de marcher, du port du visage.  Et cela, après Domingo et son charisme scénique, cela pèse. Après avoir vu Onéguine, j’avais pensé qu’un Onéguine sans élégance arrangeait Warlikowski. Ici, Rucinski passe en gardien de musée, un peu moins en Di Luna/Montefeltro, il a d’ailleurs renoncé à la coiffe que portait Domingo. Il est à supposer qu’après son succès il va être appelé un peu partout, il faudra qu’il y travaille…on le verrait difficilement en Simon Boccanegra ou en Carlo de Forza del Destino. N’importe, c’est un vrai baryton, ce qui change évidemment la couleur des ensembles, et une vraie voix, cela passe donc musicalement.
Que dire des autres qui n’ait pas été dit ? Francesco Meli a toujours ce timbre de voix clair, juvénile qui convient si bien à Manrico, il sait parfaitement contrôler son chant à la ligne exemplaire, son Ah si ben mio est encore magnifique et Di quella pira reste toujours le point faible, à cause des suraigus nécessaires qu’il n’a pas et d’un peu de vaillance qui lui manque. La voix se rétrécit, la gorge se serre, même si cette fois il a tenu le son et mieux terminé,  en baissant sans doute un peu le ton. Mais qu’importe, la prestation reste de très grand niveau, voilà un vrai ténor, voilà une vraie couleur italienne.
Riccardo Zanellato fait bien son travail en Ferrando, mais je suis sûr qu’il s’y ennuie…je ne sais, une attitude scénique, un geste, quelque chose me dit qu’il se trouve à l’étroit dans le rôle, je l’ai trouvé par exemple moins attentif à la diction qu’à la Première.
Marie-Nicole Lemieux quant à elle est vraiment étonnante. Bien sûr elle n’a pas encore la facilité à l’aigu nécessaire qui fait les grands mezzos verdiens, on l’avait déjà noté lors de la Première, mais elle en a déjà l’intensité. Sa bohémienne est vraiment tendue, engagée, intelligente, avec beaucoup de sens de l’humour au départ, puis elle joue vraiment le jeu des grands gestes d’opéra, d’un phrasé impeccable, d’une vraie projection et surtout un medium et des graves notables (ce que beaucoup de mezzos d’aujourd’hui perdent, à force de loucher vers les rôles de soprano…). Si elle veut se lancer dans ce répertoire, il lui faudra vraiment travailler l’aigu, l’élargir, lui assurer une assise. Mais c’était un très beau moment et c’est une très belle Azucena.
Quant à Anna Netrebko, elle a réussi cette fois ce qu’elle avait peut-être moins en bouche à la Première, la première scène avec Tacea la notte placida et le trio avec Luna et Manrico. La voix est immédiatement posée, assise, homogène, et surtout assurée. Et elle le restera jusqu’à la fin : cette voix a de la chair, de la largeur, le timbre est incroyablement pur, et porte en elle de la chaleur et surtout une incroyable sensualité. L’autre star de ce répertoire, Anja Harteros, reste peut-être un peu plus en retrait dans sa manière (miraculeuse) de chanter. Ici c’est immédiatement un chant incarné,  vivant, charnel, épais, et prodigieux de technique et de contrôle. Ce fut un festival de merveilles. Cette voix totalement changée, à l’assise large, aux graves d’une profondeur inconnue jusqu’alors, aux aigus et suraigus aisés et triomphants, c’est la Leonore du moment. C’est la première vraie Leonore depuis des années et des années. Elle a porté la salle au délire.
Enfin, comment ne pas saluer encore le travail de Daniele Gatti à la tête des Wiener Philharmoniker presque impeccables, car les cuivres… : mais qu’ont-ils ces cuivres pour faillir et dans Fierrabras, et dans Rosenkavalier et maintenant dans Trovatore que pourtant ils avaient épargné à la Première ? Oh, ce n’est pas bien grave, ce sont de toutes petites fautes presque imperceptibles, mais rendues perceptibles par la perfection du reste et l’incroyable clarté du son. Pourtant, le cor s’était accordé en jouant les appels de Siegfried…
Çà et là une petite fausse note, une attaque manquant de propreté, ce sont des choses auxquelles les Wiener ne nous ont pas habitués : ils font trop de choses durant le Festival ; Pereira leur a presque tout confié, et ils ont en plus des concerts, ce n’est peut-être pas la bonne solution…
Daniele Gatti ne cesse d’exalter toutes les finesses de la partition, on en découvre encore, en gardant une pulsion rythmique continue, en couvrant savamment les faiblesses (rares) du plateau, en réagissant en vrai chef d’opéra, attentif à chaque inflexion du chant. Une fois de plus je voudrais saluer la manière dont il a accompagné D’amor sull’ali rosee, à la fois dirigé et accompagné, suivant Netrebko avec une attention totale, lui donnant toutes les indications possibles de la main gauche. C’est à la fois une lecture neuve, je l’avais déjà souligné, mais c’est aussi un magnifique exemple d’accompagnement des chanteurs et de vraie direction d’opéra, là où d’autres et pas des moindres jouent plus leur propre partition que celle du plateau. Une merveilleuse ciselure: Verdi a été magnifiquement servi, encore une fois.
Eh oui, malgré ces menues remarques, ce fut palpitant jusqu’au bout, palpitant comme doit l’être un Trovatore, et donc explosif : le public un peu compassé de la Première a laissé la place à un public enthousiaste, frappant des pieds, debout, hurlant.
Viva Verdi ! [wpsr_facebook]

Artur Rucinski, Daniele Gatti
Artur Rucinski, Daniele Gatti

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 9 AOÛT 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène ALVIS HERMANIS) avec Placido DOMINGO et Anna NETREBKO

Trovatore - première scène © Salzburger Festspiele / Forster
Trovatore – première scène © Salzburger Festspiele / Forster

Pour réussir un Trovatore, c’est bien connu, il suffit de mettre les quatre meilleurs chanteurs du monde sur le plateau et tout ira bien, manière de dire que c’est un opéra de chanteurs, un point c’est tout. Et de fait, c’était très souvent les choix faits par les directeurs de salle, lorsqu’il y avait des chanteurs pour Verdi. Dans tout mon parcours de mélomane, j’ai vu deux fois un Trovatore dirigé par un grand chef (Mehta à Florence, avec Pavarotti, mais une Leonora inexistante, Antonella Banaudi et Muti à la Scala, et c’était raté), le reste du temps, c’était au mieux de très bons chefs de répertoire. Pourvu que ténor, soprano, mezzo et baryton soient à la hauteur,  on se satisfait de tzim boum boum avec de grands gestes, de quelques rythmes de tarentelle pour faire italien, et c’est plié. Un Trovatore aux couleurs d’un Capriccio italien rend souvent tout le monde rassasié.
J’avais évoqué dans un texte précédent un roman écrit il y a 25 ans en Italie sur Il Trovatore dont le titre était Deserto sulla terra, premiers mots de Manrico. Le roman en lui-même n’avait pas d’intérêt, sauf celui d‘éclairer sur l’opéra de Verdi et ses exigences ; et l’auteur (Gianfranco Bettetini) d’expliquer que le premier contresens était sur les premiers mots de Manrico, deserto sulla terra, qui ne signifiait pas comme tout le monde le pensait, désert sur la terre, mais abandonné sur la terre, deserto étant un participe passé et non un nom commun. Voilà l’un des petits pièges réservés par l’opéra…
Ceci pour dire que Trovatore est l’un des opéras les plus difficiles à réussir pour moi, car considéré comme un opéra acrobatique de retour au bel canto, mais pas vraiment un opéra de chef. Pourtant, le fait qu’encore aujourd’hui, les Trovatore insurpassables soient ceux enregistrés live par Karajan à Salzbourg en 1962 et 1963 (Price, Simionato, Bastianini, Corelli, puis McCracken). Des chanteurs de légende pour un chef de légende, voilà plutôt la recette pour réussir. Mais bien peu de chefs de légende se sont attaqués à Trovatore avec les moyens voulus.
Riccardo Muti a été de ceux-là, il a laissé un Trovatore phénoménal à l’orchestre lorsqu’il était à Florence : contraste, violence, explosion, dynamisme d’une nouveauté incroyable. Il existe en vidéo complète sur youtube ,  et un quatuor composé de Fiorenza Cossotto, Carlo Cossuta, Matteo Manuguerra et une bien pâle Gilda Cruz-Romo. Mais son enregistrement officiel avec la Scala (Sony, Licitra, Frittoli, Urmana, Nucci) manque de vitalité, s’attarde sur la recherches d’effets sonores inutiles (« Verdi comme Mozart » disait-il) et surtout ne dispose pas des chanteurs ad hoc. Ses représentations scaligères étaient mortelles d’ennui, quand on se souvient de ce qu’il faisait à Florence une vingtaine d’années avant.

Scène d'ensemble © Salzburger Festspiele / Forster
Scène d’ensemble © Salzburger Festspiele / Forster

Pour toutes ces raisons, un Trovatore comme celui affiché à Salzbourg, le premier depuis 1963, avec une distribution très tentante dominée par Anna Netrebko en Leonore et l’inusable Placido Domingo dans il Conte di Luna, dirigé par un chef aussi intéressant que Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker en fosse ne pouvait qu’exciter la curiosité et faire courir les foules…qui sont accourues
Et cette curiosité fut largement satisfaite.
Il y a très longtemps, 30 ans peut-être, que je n’avais entendu un Trovatore pareil (il faut distinguer entre Trovatore et Trouvère, parce que Verdi a écrit une version spécifique pour Paris en 1857, Le Trouvère, avec des variations différentes sur certains airs et un final différent, qu’à Paris on ne représente jamais, comme il se doit…).

Placido Domingo (Luna) et ferrando (Riccardo Zanellato) © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo (Luna) et ferrando (Riccardo Zanellato) © Salzburger Festspiele / Forster

Comme tout le monde, j’adore Il Trovatore : c’est l’opéra par excellence de la pulsion verdienne, qui vous prend dès le premier air de Ferrando, ce ne sont ensuite qu’airs, cabalettes, concertati, ensembles, chœurs, sans un seul moment  de répit, de respiration, pour permettre de reprendre son souffle. C’était Muti en 1977 : impossible de reprendre souffle un seul instant.
L’intérêt de la direction de Daniele Gatti, c’est qu’il a sous la main un orchestre, les Wiener Philharmoniker, qui est capable les grands soirs de répondre avec la précision requise aux impulsions voulues par le chef, aux modulations, aux nuances infinies que permet cette partition quand elle est réellement lue et interprétée. Daniele Gatti, très attentif au volume (il est facile dans Trovatore de jouer fort, d’autant que le public aime ça) contrôle chaque moment pour ne pas couvrir les voix, et surtout ne cesse de révéler des constructions, des phrases, des échos : ici on entend Traviata, là Aida, ou Otello, en fait on sent que dans ce Trovatore de 1853 il y a déjà ce qu’on aimera dans le Verdi tardif. L’impression qui prévaut est celle d’un extrême raffinement dans l’accompagnement des chanteurs (d’amor sull’ali rosee !) et notamment de Domingo (il balen del suo sorriso est d’une attention rare au rythme). Toute la deuxième partie réussit à la fois à allier ce raffinement qui frappe dès le départ (et qui m’avait déjà profondément touché dans Traviata à la Scala) et une impulsion qui va croissant jusqu’au trio final Leonora-Manrico-Luna qui est un chef d’œuvre de précision, de rythme, de finesse : un des moments d’opéra les plus extraordinaires qu’on puisse vivre aujourd’hui.
Evidemment, Daniele Gatti profite des Wiener Philharmoniker des grands jours, bien plus attentifs et concentrés que lors du Rosenkavalier d’il y a quelques jours. Un son contenu, des cuivres sans une seule scorie, des cordes à se damner (violoncelles, contrebasses !) et des bois phénoménaux. Et surtout, une clarté, une énergie quand il le faut et une légèreté quand l’exigent la partition et la volonté du chef qui ne cessent de surprendre. Jamais peut-être dans un Trovatore n’est apparue cette dentelle sonore qui rappelle le Falstaff que ce même Gatti dirigeait à Amsterdam en juin dernier (avec le Concertgebouw, autre phalange miraculeuse). Là où on a souvent du « brut de décoffrage » (que les italiens traduisent par suono grezzo), on a ici une dentelle incroyable de sons tissés, de petits points de brillance qui forment scintillement révélant en même temps l’art de Verdi, un art difficile à rendre avec clarté, tant on se concentre sur le chant au lieu de considérer l’ensemble du nuancier musical exprimé par l’orchestre. Gatti va en profondeur révéler les faces cachées de la partition et son épaisseur, voire sa complexité, ce qui nous fait passer de surprise en surprise.

Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

Une telle lecture orchestrale heurte nos habitudes, parce que le tempo plus large qu’habituellement, le son quelquefois plus grêle, nous obligent à une concentration plus forte, plus diversifiée, comme si le chant n’était que la partie émergée d’un iceberg dont les trésors sont tous à découvrir. Daniele Gatti prend à rebrousse poil, prend les habitudes d’écoute à revers, ose ici un rallentando, là une accelération surprenantes, ici une brutalité, où on avait l’habitude d’un son plus lisse, et c’est quelquefois perturbant, mais dieu que c’est bon d’être un peu perturbé et de découvrir les profondeurs…

Il est aussi servi par une distribution un peu surprenante, très diversifiée et qui suit totalement les options du chef, le ténor vient du bel canto, la mezzo du baroque, le baryton était ténor, et le soprano était lyrique colorature et devient spinto…Tous semblent non à contre emploi, mais venir d’une autre planète et se retrouvent sur cette planète là, pour constituer un des plateaux les plus homogènes et des plus musicaux et musiciens qui soient. Aucun ne cherche une aventure solitaire, tous sont attentifs au rendu d’ensemble avec une cohérence qui m’a frappé.

Placido Domingo © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo © Salzburger Festspiele / Forster

Placido Domingo est le Conte di Luna, il ose cette saison (il l’a déjà fait à Berlin) l’un des rôles de baryton les plus exposés ; dès l’entrée Tace la notte, on reste frappé par la largeur du son, le timbre d’une couleur intacte, même si c’est celle d’un ténor, mais peu importe…par la tenue du chant : c’est miraculeux et émouvant. Et il balen del suo sorriso, pratiquement le seul authentique chant d’amour de la partition, est dit avec un tel art, avec un tel phrasé qu’on en reste ébahi. Mais l’immense artiste qu’il est, un miracle vivant, éprouve de très sérieuses difficultés dans les ensembles au tempo plus rapide (par exemple, le trio du premier tableau « le duel ») où on le sent contraint de reprendre systématiquement son souffle, et donc faire quelques fautes de mesure malgré l’extrême attention de Daniele Gatti : on le sent souffrir et c’est un peu difficile pour l’auditeur. Mais, il y a 41 ans, en 1973, j’écoutais Il Trovatore pour la première fois avec un certain Placido Domingo dans Manrico, je le retrouve quatre décennies plus tard dans ce même Trovatore, chantant avec la même intelligence, la même concentration, le même engagement. Je ne peux exprimer l’immense émotion qui me traverse, même en écrivant ces lignes, et l’immense respect pour ce monument qu’est notre Placido.

Placido Domingo, Francesco Meli, Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo, Francesco Meli, Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

À l’autre bout du spectre, le Manrico du jour, Francesco Meli, une voix très claire qui en duo avec Domingo, donne deux couleurs ténorisantes différentes, mais qui est clairement identifiable et totalement lumineux. Francesco Meli a longtemps chanté des parties plus légères et plus bel cantistes, mais la voix s’est étoffée, sans perdre ses qualités de contrôle extrême et son magnifique phrasé. Son Ah si ben mio est un modèle de poésie, de douceur, avec des notes merveilleusement filées, des aigus triomphants, une retenue et une musicalité aux antipodes du ténor démonstratif et histrionique. Et Trovatore oscille entre héroïsme et bel canto.
Évidemment, il a plus de mal dans l’héroïsme et son Di quella pira reste en deçà des habitudes. Mais Manrico n’est pas, heureusement réductible à Di quella pira. Son aigu final est étouffé par l’orchestre, et la note grave qui suit presque plus réussie (Gatti joue toute la partition, avec les da capo, sans aucune coupure)…Meli ne fait pas de cirque, et on ne lui en tiendra pas rigueur, car les ensembles sont extraordinaires de précision et de musicalité. Une fois de plus, je veux dire et répéter que le trio final Leonore-Azucena-Manrico est un pur chef d’œuvre. Et Francesco Meli est vraiment à la hauteur des autres, convaincant et engagé.
J’attendais Marie-Nicole Lemieux, qui aborde les mezzos verdiens (Miss Quickly) et qui apporte toutes les qualités de sa longue fréquentation du répertoire baroque : diction, précision des rythmes, utilisation pleine de l’ensemble du registre  avec des graves incroyables de précision, de profondeur et de justesse. Si les aigus ne sont pas toujours aussi larges qu’on pourrait souhaiter, et même quelquefois un peu criés, elle est un tel personnage, elle est tellement engagée et tellement musicale qu’on ne peut que saluer une prestation qui la projette immédiatement dans les mezzos à suivre dans ce répertoire : il est évident qu’on songe à Amnéris…Elle est incontestable : y compris dans la manière bouffe dont elle chante stride la vampa avec cette liberté de ton un peu ironique et de style qu’on n’attendrait pas dans un air où l’on a droit habituellement à des yeux révulsés et exorbités : il est vrai que la mise en scène en fait un guide de musée…ça aide. Mais quelle intelligence et quelle musicalité.

Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

Enfin Anna Netrebko.
J’avais été un peu déçu dans sa prestation il y a un mois environ en Lady Macbeth, dans une mise en scène qui en faisait un personnage vulgaire et avec un chef qui n’avait pas l’attention et la précision rythmique voulue. La voix, large, ne trouvait pas son assise dans les parties les plus raffinées (scène du somnambulisme) et les filati étaient mal dominés.
Je craignais que dans Leonora, qui alterne des parties spinto et des parties plus contenues, avec des aspects bel cantistes fortement marqués alternant avec des ensembles vifs, rythmés, forts, elle n’ait les mêmes difficultés.
Mais non : de ma vie de mélomane, c’est la plus belle Leonore entendue depuis Renata Scotto. Une voix homogène, large, sûre à l’aigu, et hypercontrôlée, avec des notes filées à se damner, des mezze voci de rêve et surtout dans la seconde partie. D’amor sull’ali rosee est un sommet de lyrisme, de poésie, et aussi un sommet technique, où il y a tout, agilité, douceur, couleur diversifiée. A dire vrai, c’est unique, et tellement vécu, tellement chaud, tellement vibrant. Plus la voix se chauffe et plus c’est convaincant : Tacea la notte placida au premier tableau restait un peu en retrait notamment à l’aigu, avec quelques problèmes pour placer la voix. Mais peu à peu l’assurance aidant, la voix croît  en assurance et cela devient totalement bluffant. Et j’en reviens à ce trio final Manrico-Azucena-Leonora: si vous regardez la retransmission d’Arte le 15 août prochain (et regardez la…), attendez ces dix dernières minutes : le ciel descend sur terre.
Et c’est là qu’on entend un chef : Daniele Gatti accompagne la chanteuse avec une attention et une délicatesse déterminantes.  Netrebko est une chanteuse très attentive aux rythmes, une chanteuse dans le travail à l’opposé de l’image glamour et légère que les medias lui donnent, elle cherche sans cesse à épouser le rythme et la pulsion voulue par  le chef sans vouloir imposer son tempo et ses exigences de diva chantante, et c’est le triomphe de la musique qui nous est donné ici. Merci Gatti, merci Netrebko.

Lever de rideau © Salzburger Festspiele / Forster
Lever de rideau © Salzburger Festspiele / Forster

Dans cet océan de pure musique, Alvis Hermanis a été gêné par une histoire il est vrai assez difficile à rendre sensible aujourd’hui, d’autant que le public dans Trovatore, attend d’abord le chant, puis éventuellement le chef, mais sûrement pas la mise en scène : on a vu les broncas qui ont accueilli les expériences de Regietheater dans Verdi de Hans Neuenfels, qui a fait deux Trovatore pourtant relativement appréciés  à Berlin et à Nuremberg. Hermanis se demande comment relier notre univers et notre monde à cette histoire assez improbable du passé. Il a en plus à disposition le plateau difficile du Grosses Festspielhaus.
Hermanis n’est pas un provocateur ou un conceptuel : il cherche à créer du lien cohérent entre une trame difficile et un spectateur qui ne veut pas dans Trovatore être dérangé par les fantasmes du metteur en scène.
Alors il va travailler presque exclusivement sur la forme, en créant une ambiance d’emblée consensuelle, celle des salles essentiellement italiennes (il y a quand même la seconde école de Fontainebleau) d’un Musée qui sont un concentré de tous les chefs d’œuvres que nous connaissons, des Madones de Raphael aux portraits de Bronzino ou de Piero della Francesca en essayant de créer du lien entre italianità picturale et italianità musicale déjà par une homogénéité de la couleur (quarante nuances de rouge, qui est la couleur dominante : rouge sang, rouge passion, rouge chaleur, rouge feu et flamme) et en partant d’un tableau de Bronzino, très fameux, le portrait d’Éléonore de Tolède.

Portrait d'Éléonore de Tolède de Bronzino
Portrait d’Éléonore de Tolède de Bronzino

Tolède et Éléonore : Espagne et prénom nous renvoient à l’univers du Trovatore. Ainsi la trame part-elle des histoires racontées devant ce tableau par le guide (Ferrando, excellent Riccardo Zanellato, basse chantante bien connue à Lyon qui fut Fiesco dans le dernier Boccanegra) et de fait Leonora apparaîtra dans la même robe qu’Éléonore de Tolède dans le tableau.
Et la mise en scène ne sera que fantasme des personnels du musée, Leonora en est une gardienne, avec sa collègue Ines, tout comme Luna sans doute amoureux de sa collègue, et qui la voit sous les traits du tableau de Bronzino. Seul, il Trovatore reste le fantasme projeté de tous, il n’est que Trovatore, et fixation fantasmatique de Leonora sur le fameux Joueur de Luth de Giovanni Busi (Il Cariani).

Le joueur de Luth de Giovanni Busi dit Il Cariano
Le joueur de Luth de Giovanni Busi dit Il Cariano

Nous sommes à mi-chemin entre le film La nuit au Musée de Shawn Levy (2007) et le Cabinet des Figures de cire (Der Wachsfigurenkabinett) de Paul Leni et Leo Birinsky (1924) sans avoir le comique de l’un ni l’expressionisme inquiétant de l’autre. Ainsi, le personnel du musée se transforme-t-il qui en Leonora, qui en Luna (homme de pouvoir, habillé en Federico di Montefeltro de Piero della Francesca)

Portrait de Federico di Montefeltro  de Piero della Francesca
Portrait de Federico di Montefeltro de Piero della Francesca
, et permet des tableaux très bien éclairés, très bien composés, avec des mouvements de chœur (des Bohémiens) esthétiquement réglés avec élégance, tout en évitant les éléments trop réalistes : pas d’enclumes chez les Gitans qui évoquent les Gitans sans être tout à fait des Gitans, pas trop de combats etc…tout cela semble lointain et brumeux, dans les brumes rougeoyantes des fantasmes. Le résultat en est un travail assez minimaliste, malgré les changements incessants de cloisons et de murs pour faire évoluer l’espace, et il faudrait du temps pour étudier les liens de chaque tableau avec l’histoire, car les choix sont quelquefois chargés de sens : les nombreuses Madones à l’enfant, pour cette histoire de rapports mère-fils si prégnants, en sont la preuve. La dernière scène, où tout se révèle, est par exemple jouée contre un mur où sont projetées trois Madones à l’enfant.

 

Anna Netrebko en gardinne de Musée rêveuse © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko en gardinne de Musée rêveuse © Salzburger Festspiele / Forster

Une mise en scène qui à la Première a recueilli un global assentiment, malgré quelques rares huées, de tradition à une Première, et qui constitue un écrin à l’histoire sans trop intervenir dedans, sans trop transposer et donc au total assez sage et assez juste.
En conclusion, ce Trovatore est une fête, qui permet de constater avec soulagement qu’on peut le jouer magnifiquement aujourd’hui, avec une distribution inattendue et grandiose et un chef qui sait son Verdi ; cette saison, après Traviata et Falstaff, Daniele Gatti est en train d’imposer un Verdi au raffinement surprenant, d’une réelle sensibilité et d’une très grande épaisseur. Il révèle des profondeurs auxquelles ces dernières années on n’était plus habitué dans ce répertoire. J’ai suffisamment déploré dans ce Blog l’absence de grands moments verdiens pour saluer cette manière de Verdi-Renaissance.
Salzbourg a osé Trovatore, Salzbourg a apparemment réussi son coup.
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Scène finale © Salzburger Festspiele / Forster
Scène finale © Salzburger Festspiele / Forster

BAYREUTH 2014-2020: LA PROGRAMMATION ANNONCÉE

Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014  à la direction du Festival de Bayreuth
Katharina et Eva, pour la dernière fois ensemble en 2014 à la direction du Festival de Bayreuth

Hier, dimanche 27 juillet,  lors de l’assemblée annuelle des membres de la Société des Amis de Bayreuth (Gesellschaft der Freunde von Bayreuth), Katharina Wagner, accompagnée de son conseiller musical, un certain Christian Thielemann, a annoncé la programmation du Festival dans les cinq prochaines années, s’arrêtant au Ring 2020, qui reste un secret.
D’abord, cela confirme la réconciliation de l’administration du Festival avec la Gesellschaft,  entité de quelque 5000 membres, fondée il y a 65 ans, qui est l’entreprise de mécénat officiel du Festival puisqu’elle siège ès qualité dans les instances dirigeantes et qui a durement attaqué Katharina à cause des choix de chanteurs et de metteurs en scène. Son activité consiste, non à être l’arbitre des choix artistiques, mais  essentiellement à financer des travaux d’aménagement du site (ateliers, salles de répétitions), et le conflit avec Katharina était né de divergences sur le financement de la salle de répétition d’orchestre, qui depuis longtemps répète dans la grande salle du restaurant. C’est que le festival doit gérer un espace relativement réduit pour cinq à sept spectacles annuels, dont une nouvelle production. Habitués au système de répertoire et à l’alternance serrée, les gestionnaires du festival prévoient pour les reprises peu de répétitions (sauf pour le Ring, qui traditionnellement a droit à deux ans pour s’installer, c’est pourquoi l’année 2 du Ring, il n’y a pas de nouvelle production. cela veut dire grosso modo répétitions scéniques dès le mois de mai, et répétitions musicales pendant les trois première semaines de juillet, les membres de l’orchestre venant de toutes les structures (orchestres et théâtres d’Allemagne) dont les saisons se terminent fin juin.

Cette absence de nouvelle production, traditionnelle pour un nouveau Ring, a été un des prétextes avancés pour une petite campagne menée contre l’équipe dirigeante (en plus composée de deux femmes) où l’on a pêle mêle tiré argument de l’absence de la Chancelière Angela Merkel à la première et au premier cycle (comme si c’était déterminant…Hollande est toujours absent des grandes manifestations culturelles françaises et celles-ci fonctionnent malgré tout…), les goûts de Madame Merkel comptent peu même si Le Monde, notre référence en matière de presse sérieuse, s’en est fait écho (people-isation quand tu nous tiens, idiotie quand tu nous saisis) et même si le Bund (l’Etat fédéral) compte pour un tiers dans le financement de la fondation qui gère le Festival. Pour le reste, l’Etat libre de Bavière compte pour un second tiers,  le troisième tiers étant partagé entre la ville de Bayreuth (4/9), le district de Haute Franconie (Oberfranken)(2/9), et la Gesellschaft der Freunde v.Bayreuth (3/9), ceci depuis 1973.
La campagne s’est appuyée aussi sur les différents travaux en cours, restauration des murs du Festpielhaus (sous échafaudages, des briques tombant), construction du nouveau Musée Richard Wagner (en cours et en retard) à Villa Wahnfried, notoirement sous équipé et sous financé, et restauration complète du fameux théâtre des Margraves, l’un des opéras de l’âge baroque les mieux conservés d’Europe, sinon le mieux conservé dont les travaux doivent durer plusieurs années. La conjonction de l’ensemble a fait gamberger les traditionnels faiseurs d’embrouilles, alors que ni le Musée, ni l’Opéra des Margraves ne dépendent du festival, et que celui-ci par exemple a protesté récemment par la décision unilatérale de la Ville de Bayreuth de faire payer les parkings à ciel ouvert environnants 5€, une nouveauté de cette année…
À cela s’ajoute les bruits sur le fait que la salle ne s’est pas remplie aussi vite ni aussi bien que d’habitude, sans doute faute à internet dont c’était cette année la mise en place à grande échelle et, disent les mauvaises langues, faute à la fuite des spectateurs devant les horreurs de la mise en scène du Ring de Frank Castorf, et de celle du Tannhäuser de Sebastian Baumgarten, alors que celle du Fliegende Holländer (Jan Philipp Gloger) ne fait pas de mal à une mouche, et celle de Hans Neuenfels pour Lohengrin a fini par perdre sa valence scandaleuse et son odeur de souffre (ou de rats) à cause d’une distribution restée remarquable (Vogt qui succéda avec succès à Jonas Kaufmann), d’un chef de référence (Andris Nelsons) et simplement parce que c’est quand même une bonne mise en scène. Et cerise sur la gâteau, pour la première fois depuis la création du festival on a dû interrompre la Première (Tannhäuser) pour un problème technique de plateau, le Venusberg (une cage enfouie dans le sous-sol dans la mise en scène) ne réussissant pas à monter. Bref comme le titre la feuille de chou Festival Tribüne consacrée aux Promis (on appelle comme cela les VIP en Allemagne) qui fréquentent un jour par an le Festival: Quo vadis Bayreuth?

C’est dans ce contexte de lutte entre tradition et innovation, que l’atelier Bayreuth continue de produire. On oublie que fille de Wolfgang, Katharina applique son concept de Werkstatt Bayreuth, c’est à dire d’un lieu de propositions scéniques, qui fait appel non à des valeurs consacrées, mais à des artistes en devenir. Cela explique que les chanteurs ne sont pas toujours très connus, que les metteurs en scène proposent des concepts qui peuvent paraître scandaleux. Mais les chefs, même jeunes, font en général partie des valeurs qui montent. C’est ainsi que Leonie Rysanek arriva au festival à 21 ou 22 ans, que Regina Resnik en 1953 avait à peine 30 ans, et que les chanteurs de la génération des années 50 ont plus ou moins commencé leur carrière à Bayreuth, comme plus récemment Anja Silja, ou Gwyneth Jones (jeune et solaire Eva en 1968), Waltraud Meyer (en 1982) ou même Vogt lorsqu’il explosa dans Walther (production Katharina Wagner), voire Riccarda Merbeth dans l’ancienne production de Tannhäuser (Philippe Arlaud – Christian Thielemann) . Cela réussit quelquefois, cela rate aussi (Amanda Mace, dans la production de Meistersinger de Katharina Wagner).
Or donc, Dame Katharina et son Chevalier Christian ont annoncé la suite, une suite sans Eva Wagner-Pasquier, qui quitte la direction du festival pour devenir conseillère artistique (un rôle qu’elle a eu à Aix, qu’elle a encore au MET), mais ce rôle serait  limité à un ou deux ans, en essayant de lui donner un statut qui ait du sens (Sinnvoll..expression qui a été utilisée), histoire de dire qu’elle n’aura pas une fonction honorifique, une sorte d’emploi fictif…Christian Thielemann tient à la présence de chanteurs de grand niveau (on dit toujours ça), et devient une sorte de pieuvre à l’allemande, puisqu’il tient Salzbourg Pâques, Dresde, Bayreuth, et qu’il prétend au Philharmonique de Berlin: une présence institutionnelle qui ne s’est pas pour l’instant concrétisée par une réussite artistique incontestable. Afficher Renée Fleming ou Jonas Kaufmann à Salzbourg ne veut pas dire avoir une politique artistique (vu les mises en scènes particulièrement plan plan qu’on a vues).

Alors, cette programmation? voilà ci-dessous les dessous des cartes…comme Manuel Brug nous l’annonce dans Die Welt.

– En 2015, tout le monde le sait déjà, c’est Tristan und Isolde, dans une mise en scène de Katharina Wagner, dirigé par Christian Thielemann, avec Eva-Maria Westbroek et Stephen Gould.

Jonathan Meese
Jonathan Meese

– En 2016, la polémique gronde déjà pour le Parsifal mis en scène par le plasticien Jonathan Meese, dirigé par Andris Nelsons, et avec Klaus Florian Vogt. L’an prochain, pris par la tournée du Boston Symphony Orchestra qu’il dirige et par le Festival de Tanglewood, il laissera le pupitre de Lohengrin  à Alain Altinoglu, premier français à diriger à Bayreuth depuis Boulez.
– En 2017, nouvelle production de Meistersinger von Nürnberg, confiée à Philippe Jordan, qui dirigera la quatrième et dernière édition du Ring de Frank Castorf, Kirill Petrenko assurant en 2015 son dernier Ring sur la colline verte (il FAUT que vous fassiez le voyage en 2015 pour entendre sa géniale direction) avec Michael Volle dans Hans Sachs (il a triomphé à Bayreuth dans Beckmesser, l’un des Beckmesser mémorables de cette maison avec Hermann Prey), Johannes Martin Kränzle comme Beckmesser et Krassimira Stoyanova comme Eva. La mise en scène en est confiée à Barrie Kosky, directeur de la Komische Oper de Berlin qui a plusieurs fois déclaré combien il était loin loin loin de Wagner….Il va confronter sa géniale légèreté à celle des Maîtres…

– 2018 verra un nouveau Lohengrin, confié à Christian Thielemann et au metteur en scène letton Alvis Hermanis, dont on a parlé dans ce Blog à propos des productions de Die Soldaten et de Gawain à Salzbourg, mais aussi de Sommergäste (Les Estivants) à la Schaubühne de Berlin, une mise en scène qui sera sans nulle doute plus figurative que conceptuelle, mais qui s’en occupera puisque Anna Netrebko (c’était dans l’air) sera Elsa. Sa voix charnue, très élargie, homogène, devrait faire merveille.

 

Tobias Kratzer
Tobias Kratzer

Enfin, last but not least, en 2019, Tannhäuser, confié à Tobias Kratzer, une jeune pousse de la mise en scène germanique, à qui l’on doit des Meistersinger remarqués à Karlsruhe (ils sont en répertoire désormais, allez-y), un Lohengrin à Weimar et des Huguenots de Meyerbeer à Nürnberg (allez y aussi, le système de répertoire permettant de ne pas attendre 20 ans avant de voir un production). Le chef n’est pas connu mais devrait être une star de la nouvelle génération.

Et le Ring de 2020? chut, on murmure Thielemann, dont le premier Ring en cette maison (Tankred Dorst) n’a pas été une réussite à 100%, et qui aimerait bien renouveler son triomphe viennois.
Rien ne filtre sur la mise en scène. ni sur la distribution. On pourrait cependant parfaitement imaginer, si le Lohengrin de 2018 fonctionne, Alvis Hermanis,  un raconteur d’histoires et de grandes fresques dont l’esthétique conviendrait pour succéder à Castorf, et qui proposerait ainsi un Ring non conceptuel, et je sens, mais je me trompe sans doute une odeur de Netrebko en Sieglinde…[wpsr_facebook]

Jonathan Meese SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008 Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm
Jonathan Meese
SCARLETTIERBABY de METABOLISMEESEEWOLF (BLUTHUNDINNINBABY mit STOFFTIERWECHSEL IM SAALBLUT), 2008
Oil and mixed media on canvas 118.11 x 236.46 x 1.73 inches 300 x 600.6 x 4.4 cm

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE – BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: MACBETH de Giuseppe VERDI le 1erJUILLET 2014 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Anna NETREBKO

Macbeth (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl
Macbeth, scène finale (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl

 

On connaît le principe des Münchner Opernfestpiele : une série de reprises de productions de l’année ou des années précédentes, avec des distributions de prestige et si possible, les chefs d’origine et puis deux ou trois Premières qui seront reprises la saison prochaine avec (ou non) les distributions d’origine: cette année c’est Guillaume Tell de Rossini – mise en scène d’Antù Romero Nunes et Orfeo de Monteverdi mise en scène de David Bösch qui vient de faire Simon Boccanegra à Lyon. L’ambiance est donc plus festive, et à Munich, immuable, tenues de soirée, public détendu disséminé sous les colonnes du portique ou sur les balcons, mais en même temps un brin bon enfant, pas snob, en bref que du bonheur.
Ce soir, c’est la deuxième représentation de Macbeth de Verdi, une reprise de la production de 2008, qui a ouvert cette année le festival le 27 juin dernier.

Le Macbeth de Verdi est un bon sujet pour les metteurs en scène, car la trame (livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei) est assez proche du drame shakespearien, même resserrée de cinq à quatre actes. L’œuvre dont la version princeps remonte à 1847 (Florence Teatro La Pergola) a été révisée pour Paris en 1865 (réception moins triomphale) et cette dernière version reprise en italien en 1874 qui est celle qu’on joue (en général sans le ballet) aujourd’hui sur les scènes.
On a donc un opéra créé dans le sillage des opéras du jeune Verdi, très marqués par le bel canto et la culture vocale des années 1830-40, dans une salle de dimensions moyennes convenant parfaitement à ce type de vocalité et recréé en 1874 à la Scala, après le passage de Wagner (Verdi découvre Lohengrin à Bologne en 1871) et à l’orée de la période vériste. L’une des différences les plus marquantes est que la version de 1847 se clôt sur la mort de Macbeth, et celle de 1865/74 sur le chœur triomphal Vittoria !, mais il y a d’autres modification bien expliquées dans les ouvrages sur Verdi, dont la somme immense de Julian Budden qui à ma connaissance n’existe pas en français (si je dis une bêtise, les lecteurs attentifs me corrigeront).
C’est donc pour un chef un excellent sujet de réflexion sur la partition et sur la couleur à lui donner. Macbeth est-il plus proche de Nabucco (1843),  d’Aida (1871), ou d’Otello (1887)? D’autres œuvres ont suivi ce parcours fait d’une naissance à une époque et d’une version définitive à une autre, comme  Simon Boccanegra, créé à Venise en 1857 et repris après révision de Boito en 1881 à la Scala. Macbeth et Simon Boccanegra ont fait l’objet d’un regard attentif et de versions mythiques de Claudio Abbado.
Toute la difficulté musicale de Macbeth se résume à la fois dans une lecture orchestrale qui doit avoir la dynamique et l’énergie des premiers ouvrages, mais la poésie et la subtilité des derniers, l’énergie de Nabucco et l‘extrême raffinement de Falstaff. Seuls de grands chefs savent créer la chimie (et même l’alchimie!) voulue.
Même problème pour les voix et notamment celle de Lady Macbeth, l’un des rôles les plus difficiles du répertoire verdien (et même du répertoire tout court), on sait que Verdi ne voulait pas de spécialistes de Bel Canto, tout en fioritures et en élégances, mais qu’il voulait une voix qui sache exprimer des cassures et des ruptures, mais aussi la noirceur du personnage. Une sorte de quadrature du cercle. D’où on le verra ci-après l’extrême diversité des chanteuses qui l’ont abordé.
Martin Kušej, le metteur en scène autrichien originaire de Carinthie a mis en scène cette année à Munich La Forza del Destino, c’est un des metteurs en scène de référence de l’aire germanique dont on verra à Lyon l’an prochain Idomeneo et dont les parisiens ont déjà vu une Carmen venue de Berlin au Châtelet. Cette production de Macbeth remonte à 2008, a déjà connu plusieurs reprises, mais celle d’aujourd’hui attire tout particulièrement l’attention, puisqu’elle affiche deux stars, Simon Keenlyside en Macbeth, et Anna Netrebko en Lady Macbeth, qui est une prise de rôle. Cela suffit pour créer le chaos et la folie à la billetterie, des dizaines et des dizaines de personnes tiennent fébrilement dans leurs mains l’affichette « Suche Karte ».
Martin Kušej, comme à son habitude, ne travaille pas vraiment sur le personnage, mais sur le cadre et l’ambiance, il ne faut pas trop chercher de direction d’acteurs subtile et précise, mais bien plus une couleur, une direction donnée par les décors, les costumes et la constitution des tableaux : l’utilisation de la matière est aussi indicative, ici, beaucoup de plastique translucide.

Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl
Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl

L’ensemble se déroule sur un tapis de crânes, presque les montagnes des têtes décapitées, images de la violence éternelle, auxquelles va s’ajouter en cours de spectacle celle de Banquo, apportée dans un sac plastique à Macbeth.

Dispositif de l'acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl

Il y a dans le dispositif scénique des éléments permanents et donc symboliques, les crânes sur lesquels on marche (difficilement) et une tente, comme une fragile entrée des enfers, d’où les personnages sortent, enfants blêmes qui figurent les obsessions et les sorcières – les enfants que le couple n’a pas-, Macbeth, cadavre de Duncan etc… Cette tente, lieu des fantasmes, giron des malheurs, entrée de l’Enfer, sera rageusement détruite à la fin par Malcolm.
Pour le reste, des éléments essentiels pour qualifier les lieux.

Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl
Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl

Les Macbeth apparaissent souvent dans un espace fait de cloisons de plastique translucide, qui les isole du monde extérieur : le palais est alors figuré par un énorme lustre de cristal, sur lequel se dresse Lady Macbeth (Acte I), et derrière les tentures plastifiées, le peuple, la cour les soldats. Les Macbeth vivent dans leur monde et malmènent celui des autres.
La scène du spectre et du « brindisi » se déroule au milieu d’une cour habillée de riches vêtements médiévaux, mais à mesure que Macbeth délire, tout se transforme et cette foule se retrouve en combinaison ou en sous vêtements pour composer autour de Macbeth un tableau très impressionnant et bien construit, figurant les obsessions et les délires du personnage.
Les sorcières apparaissent comme une foule ordinaire, comme si en fait c’était Macbeth qui dans son mental construisait l’histoire de ses désirs et de ses hantises. Ainsi, dès qu’il s’éloigne à la première scène la tarantelle (s’allontanarono) fait place au sexe débridé du sabbat, un peu comme la scène du veau d’or dans Moïse et Aaron et, au troisième acte, on a droit pour leur deuxième apparition à un sabbat du même genre, agrémenté cette fois de golden shower.

Verdi considérait Macbeth comme un opéra fantastique, et Kušej en fait un opéra fantasmatique, né des projections des deux protagonistes, d’où des jeux permanents entre une projection mentale et le réel, mais le réel est fait de malheur, de violence et de sang : la scène du peuple avec le chœur Patria oppressa est l’une des plus suggestives, éclairage blafard de Reinhard Traub, corps sanguinolents nus, pendus par les pieds, et bientôt, hagard, Macbeth se promenant au milieu des gens et des corps, avec sa couronne, dans un pauvre costume, tel Bérenger du Roi se meurt. En faisant de Macbeth un personnage à la Ionesco, Kušej ajoute encore une dimension pathétique et ridicule, mais aussi peut-être encore plus dangereuse au personnage qui perd tout contact avec la réalité et qui est complètement coupé des autres.

Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl

Lady Macbeth se promène alternativement en robe de cour et en combinaison (un tic de Kušej) avec une perruque rousse, qui la marque et lui donne une silhouette dure voire maléfique alors que d’un autre côté la combinaison la fragilise, exprimant ainsi la double postulation du personnage que Verdi caractérise exactement de la même manière au niveau vocal.

La Lady est morte ©Wilfried Hösl
La Lady est morte ©Wilfried Hösl

Elle chante ainsi Una macchia è qui tuttora l’air du somnambulisme à l’acte IV, marchant difficilement sur l’océan des crânes, titubant même et constituant ainsi une des images les plus fortes de la soirée, ainsi que la manière dont on emporte son cadavre.

Ainsi le travail de Kušej est-il quelquefois impressionnant par les images qu’il propose, moins par l’analyse en profondeur des personnages et par la fluidité de l’ensemble car le spectacle est trop souvent interrompu par des baisser de rideaux, qui ralentissent l’action. Alors qu’elle est conçue comme une marche inexorable vers la catastrophe, une sorte de descente aux enfers , ici on la pressent mais on ne la voit pas vraiment parce que l’enfer est en nous, et qu’il est présent dès le départ. Il reste que sans être un travail référentiel et définitif, ni même original, la mise en scène de Martin Kušej est digne d’intérêt.
Musicalement, l’impression est aussi contrastée, même si la distribution de festival
avec quatre grandes vedettes du chant dans cette reprise de prestige, a fait courir les foules et en atténue les effets.
Anna Netrebko aborde Lady Macbeth à un moment où elle a décidé d’affronter les héroïnes verdiennes (Leonora de Trovatore) et même wagnériennes (Elsa). La voix s’est effectivement considérablement élargie, elle est grande, charnue, projette parfaitement. Les moments les plus brillants comme le brindisi passent très bien. Il reste que le rôle de Lady Macbeth est complexe, aussi bien dans la construction du personnage que dans ses caractères vocaux, les deux d’ailleurs se tressant de manière inextricable. J’avais souligné en son temps l’inadéquation vocale de Jennifer Larmore dans ce rôle (à Genève) mais l’intelligence et le raffinement extrême de l’interprétation. Que Jennifer Larmore et Anna Netrebko puissent se confronter à cette partie en dit long sur son extrême ductilité. Il faut bien sûr de l ‘héroïsme, mais la Lady implique aussi une épaisseur de lecture assez inédite : il faut savoir lire la lettre initiale en  parlato, avec un art consommé du dire, puis aborder air et cabalette avec les aigus en place, il faut avoir un grave sonore, et profond (ce qui a permis de l’aborder à des mezzos comme Larmore ou Verrett ou à des lirico-spinto comme Dimitrova, voire des sopranos dramatiques comme Nilsson), il faut aussi un contrôle belcantiste sur la voix, une technique de souffle permettant le redoutable filato final, doublé d’un contre ré bémol…En bref, il faut des qualités de soprano dramatique et de soprano lyrique-colorature. Pour trouver la Lady idéale aujourd’hui, autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl
Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl

Anna Netrebko est une immense star en terre germanique et aux USA. En France, on l’a très peu entendue dans les rôles qui ont fait sa gloire : une seule apparition à la Bastille grâce à Gérard Mortier dans I Capuletti e i Montecchi en duo avec Joyce Di Donato. Elle a été une légendaire Violetta et une belle Suzanne à Salzbourg, une belle Donna Anna à la Scala, une grande Bolena à Vienne, sans parler du répertoire russe, puisqu’elle a fait ses classes à Saint Petersbourg. Netrebko a commencé comme lyrique-colorature, elle aborde maintenant les rôles de lirico-spinto…et Lady Macbeth qui est tout à la fois
Sa Lady est incomplète, elle est encore un peu immature : le chant assez triomphant ne dit pas vraiment tout des entrelacs psychologiques du personnage. La lecture initiale de la lettre est sans caractère, le Brindisi est remarquable d’éclat, mais, en dépit d’une mise en scène qui la caractérise fortement (perruque rousse, errant en combinaison pendant bonne partie de la représentation) elle me semble rester extérieure au drame.
La voix est large, grande, bien projetée, mais elle est lancée sans vrai contrôle. Du coup, l’air final, celui où l’on attend toutes les Lady Macbeth, le fameux air du somnambulisme Una macchia è qui tuttora n’a ni la tension, ni l’intensité voulue. Cette voix est encore trop saine et trop fière de se montrer pour avoir la couleur diabolique et glaciale que Verdi voulait. Quant au contre ré bémol, il y est sans doute, mais bien peu filé : Anna Netrebko n’est pas arrivée à le contenir, problème technique d‘une voix qui n’a plus les qualités de contrôle d’antan sans avoir toutes celles exigées par le présent rôle, notamment la diction et surtout l’art de la coloration. L’impression est donc mitigée : incontestablement grande artiste et grande voix, mais incontestablement aussi, une inadaptation sans doute temporaire aux multiples exigences du rôle, techniques et interprétatives. Le chant n’est pas vraiment incarné. On est encore loin d’une Lady de référence, même si la prestation est très honorable à ce niveau d’exigence. Elle va aussi aborder Manon Lescaut cet automne, le personnage devrait mieux lui convenir.

Simon Keenlyside et Anna Netrebko
Simon Keenlyside et Anna Netrebko

Simon Keenlyside est une des grandes références dans les barytons d’aujourd’hui. Il a les qualités des grandes voix anglo-saxonnes, un souci presque maniaque de la diction, un timbre chaleureux, une ductilité qui permet d‘aborder des rôles aussi divers que Pelléas et Don Giovanni. C’est un inoubliable Wozzeck. Il montre toutes ces qualités dans son Macbeth, vocalement très bien assis, avec une jolie diction et une belle projection, la voix est puissante, les aigus bien projetés. Bref, c’est une présence.

Simon Keenlyside
Simon Keenlyside

Et pourtant, il lui manque dans ce rôle un phrasé que peut-être seuls les grands barytons italiens (Les Bruson, les Cappuccilli) ont pu maîtriser. De même il lui manque le legato qui donnerait au texte sa fluidité et son naturel. Autant il est un Rodrigo incomparable dans Don Carlo, qui est un rôle plus intériorisé, un rôle de mal aimé,– les rôles de mal aimé lui vont bien- autant dans Macbeth, un rôle noir qui exige de l’héroïsme, cela sonne moins émouvant et moins juste. Autant le personnage est magnifique quand il ballade sa silhouette de roi à la Ionesco au début du dernier acte au milieu du chœur qui s’apprête à chanter patria oppressa, autant le chant, pourtant remarquable – nous sommes à un niveau exceptionnel, rappelons-le, manque quelquefois là aussi d’aisance dans l’incarnation. Il reste que c’est un immense artiste, mais peut-être le rôle ne lui convient-il pas tout à fait…pour ma part, j’attends avec impatience le jour où Ludovic Tézier va se décider à l’aborder…

Ildar Abdrazakov
Ildar Abdrazakov

Ildar Abdrazakov est Banquo. La voix s’est étoffée, a gagné en harmoniques et le volume s’est élargi, : j’avais été impressionné par son Igor au MET, il est un Banquo présent, convaincant et émouvant, il sait maintenant vraiment colorer, le timbre est magnifique, encore très juvénile, sonore, puissant.

Joseph Calleja
Joseph Calleja

Enfin Joseph Calleja est Macduff, un rôle ingrat à la présence épisodique mais qui n’a pratiquement qu’un air à chanter (et quel air !) O figli o figli miei, un des piliers du répertoire de ténor. Calleja n’a peut-être pas le timbre de ténor le plus chaleureux du monde, mais il a une très belle technique, un peu à l’ancienne, une voix large, bien projetée, des aigus très sûrs, et il est dans ce rôle particulièrement émouvant : il remporte d’ailleurs un immense succès.

Ce qui n’aide pas les chanteurs, et notamment les deux principaux rôles, c’est une direction musicale qui accompagne le chant, mais sans effort d’interprétation. Au lieu de proposer une direction, Paolo Carignani se contente d’accompagner, d’être l’écrin (bruyant) de ce cast, sans vraiment indiquer au plateau une voie homogène à suivre. Ce qui frappe, et dès le début, c’est l’absence de discours, l’absence de subtilité, le tempo relativement rapide, l’incapacité d’exiger des bois, essentiels au début du prélude, une légèreté, un raffinement, qui donnent immédiatement une ambiance. C’est fort, très fort, c’est en même temps sans caractère, et pour tout dire sans intérêt.
La complexité que je notais à propos du rôle de Lady Macbeth se retrouve dans la manière de conduire l’orchestre. Il y a des moments extrêmement légers et aériens dans l’orchestre, (les sorcières), des moments au rythme dansant comme le chœur  s’allontanarono lorsque Macbeth et Banquo disparaissent dans la première scène, une danse que le metteur en scène fait passer de Tarantelle à Sabbat… et en même temps des moments héroïques, ou grandioses, notamment lors des interventions du chœur. Cette diversité doit s’accompagner de fluidité et l’on doit passer de l’un à l’autre indifféremment. Évidemment ma référence est Abbado, que j’ai eu la chance d’entendre à la Scala en 1985 : un orchestre diaphane, une énergie, certes, mais toujours contenue, des bois hallucinants de légèreté, en bref, un discours. On en est loin : lourdeurs, présence envahissante de la fosse, une fosse sans aucune couleur. On dirait quelquefois du mauvais Donizetti mâtiné de Giordano des pires soirs. En fait voilà un Macbeth en place, qui sonne,  mais qui exacerbe tous les tics d’un Verdi traditionnel et sans caractère, sans donner de l’espace à l’originalité de l’écriture et à la complexité de l’œuvre, un Verdi à côté de la plaque qui ne fait pas avancer la connaissance de l’œuvre et qui surtout installe une idée fausse de ce qu’est Macbeth.
Là dedans, j’attends Daniele Gatti : on verra ce qu’il fera l’an prochain (à partir du 4 mai) au Théâtre des Champs Elysées dans la mise en scène de Mario Martone.
Entendons-nous bien, Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, mais il lui manque la personnalité et l’inventivité nécessaires pour nous révéler la partition, pour faire que venus pour écouter des voix, nous repartions convaincus d’avoir aussi écouté de la musique.
Pour Verdi, et notamment pour Macbeth, il faut sortir des chefs de répertoire, des chefs pour chanteurs qui se contentent d’être un écrin confortable pour les voix. À la décharge de toute l’équipe et notamment du chef, le temps de répétition à dû être réduit au minimum, à cause du système de répertoire qui permet certes d’alterner en trois jours Macbeth, Guillaume Tell et Die Frau ohne Schatten, mais qui du coup oblige chacun à arriver avec ses habitudes, sans travailler à faire de la musique ensemble. Quand c’est Frau ohne Schatten, le cast a bien travaillé cet automne et il est à peine changé, quand c’est Macbeth, c’est une distribution neuve qui n’a pas l’habitude de chanter ensemble : sans répétitions longues, avec des professionnels de ce niveau, le résultat reste honorable, mais avec de telles stars, l’honorable laisse sur sa faim.
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Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON

C’est presque le printemps, et avec le printemps, les fleurs et les promesses des nouvelles saisons. Le MET, presque en même temps que Paris, annonce les fleurs newyorkaises de la saison 2013-2014. 26 titres, et 6 nouvelles productions dont une création américaine, Two Boys de Nico Muhly, et Eugène Oneguine  (Gergiev-Deborah Warner) Die Fledermaus (Adam Fischer-Jeremy Sams) Werther ( Alain Altinoglu – Richard Eyre) Le Prince Igor (Gianandrea Noseda-Dmitri Tcherniakov) et Falstaff, dans la production de Robert Carsen vue à la Scala et à Covent Garden sous la direction de James Levine, qui revient au pupitre du MET diriger deux reprises (Cosi’ fan tutte et Wozzeck) et ce dernier Falstaff.
La politique de Peter Gelb est très discutée: on lui reproche pêle-mêle son coût, ses choix esthétiques, sa politique de communication. La volonté affichée du manager du MET est de rajeunir l’image de la maison, productions surannées, peu de créations, public vieillissant (il y a trois ans, il constatait que son public chaque année vieillissait un peu plus). Donc il essaie de faire appel à la fois à des metteurs en scène vraiment novateurs (Tcherniakov cette année), mais aussi essaie de rajeunir les productions et d’attirer le grand public en même temps (cela ne va pas de soi sur un public plutôt conservateur) en appelant des metteurs en scènes de musical, comme Michael Mayer pour Rigoletto , ou l’an prochain Jeremy Sams pour Fledermaus, à qui il avait déjà confié The enchanted Island (un spectacle pot pourri d’œuvres baroques porté par Placido Domingo qui a remporté une succès immense) qui sera d’ailleurs repris la saison prochaine (toujours avec Domingo et Susan Graham).
Mais la marque du MET, ce sont les distributions qui affichent les grandes stars américaines du chant (Graham, Fleming, Meade, Radvanovski, Racette) mais aussi les autres (Kaufmann, Garanca, Domingo, Alagna, Schwanewilms, Beczala, Villazon, Damrau, Netrebko etc…): en bref tout le chant mondial qui compte défile au MET chaque saison.
Du point de vue des chefs, c’est un peu plus contrasté. Le MET use beaucoup de chefs de répertoire éprouvés, même si chaque saison un ou deux chefs de grand renom descendent dans la fosse. L’an prochain, notons, outre James Levine dont c’est le retour après deux ans d’absence, Valery Gergiev (alternant avec deux autres chefs) en début de saison avec Eugène Onéguine dans une distribution magnifique Anna Netrebko dans son répertoire (alternant avec Marina Poplavskaia), Mariusz Kwiecen alternant avec Peter Mattei et Piotr Beczala avec Rolando Villazon. Valery Gergiev dirigera aussi Le Nez de Chostakovitch dans la mise en scène de William Kentridge, vue à Aix et à Lyon. Notons aussi James Conlon qui dirigera A Midsummer Night’s Dream pour le centenaire de Britten, David Robertson au pupitre de la création américaine de Two Boys (créé à l’ENO de Londres en 2011) dans la mise en scène de Barlett Sher (qu’on commence à bien connaître en Europe, voir son Roméo et Juliette à Salzbourg), Vladimir Jurowski Die Frau ohne Schatten, reprise d’un spectacle de Herbert Wernicke avec Anne Schwanewilms et Torsten Kerl, Edward Gardner dirigera Der Rosenkavalier pour le centenaire de la première au MET (Martina Serafin en Marschallin et Elina Garanca en Oktavian, Mojka Erdmann en Sophie et le  Ochs de toutes les scènes désormais, Peter Rose).  À Adam Fischer est confiée Die Fledermaus dans une mise en scène de Jeremy Sams, avec Susanna Phillips, Christopher Maltman, Christine Schäfer. Distribution de luxe de LElisir d’amore (Netrebko, Schrott, Vargas, Alaimo) mais chef de répertoire (efficace cependant), Maurizio Benini et Barlett Sher comme metteur en scène. Un spectacle à ne pas manquer, peut-être avec Eugène Onéguine le plus excitant sera la reprise de Rusalka de Dvorak, dans la vieille mise en scène de Otto Schenk, dirigé par Yannick Nézet-Seguin, et avec Renée Fleming, Emily Magee, Piotr Beczala, Dolora Zajick dans Jezibaba et John Releya: à mon avis cela vaut la traversée de l’Océan. Autre curiosité , qui manque depuis un siècle au MET, mais je suppose aussi depuis pas mal de temps ailleurs, une nouvelle production du Prince Igor, de Borodine, confiée à la baguette de Gianandrea Noseda qu’on n’attendait pas dans ce répertoire, aux soins du plus attendu Dmitri Tcherniakov qui sans nul doute décoiffera un peu, et une distribution russophone pur sucre dominée par Ildar Abdrazakov, où l’on note Anita Rachvelishvili, Michail Petrenko, et même Oksana Dyka, dont on espère qu’elle est meilleure dans ce répertoire que dans Verdi.
A la même époque que Rusalka et Prince Igor, il fera courir les foules et pleurer Margot (ou Sabrina, ou Jennifer), Jonas Kaufmann pour son unique apparition à New York sera Werther aux côtés de Elina Garanca, sous la baguette sans doute heureuse d’Alain Altinoglu et dans la mise en scène (c’est une nouvelle production) de Richard Eyre, grand metteur en scène de théâtre britannique, et réalisateur, à qui l’on doit la mise en scène de La Traviata dirigée par Solti avec Angela Gheorghiu à Londres en 1995 (avec DVD subséquent) et la plus récente Carmen du MET (Alagna, Garanca). James Levine, Thomas Hampson, Deborah Voigt est l’affiche de la reprise de Wozzeck (mise en scène Mark Lamos). Notons une Sonnambula avec Diana Damrau (mise en scène Mary Zimmermann, direction Marco Armiliato), un Andrea Chénier bien pâle (direction Noseda avec Patricia Racette et Marcelo Alvarez, mise en scène Nicolas Joel), des Puritani antiques (mise en scène Sandro Sequi) mais dirigés par Michele Mariotti, comme à Paris, avec Olga Peretyatko et Mariusz Kwiecien, une Arabella de série avec tout de même Michael Volle, Genia Kühmeier et Malyn Bylström dirigée par Philippe Auguin, et la saison se conclut par une Cenerentola de luxe avec Joyce Di Donato et Juan Diego Florez, dirigée par Fabio Luisi qu’on n’aura pas vu beaucoup dans la saison 2013-2014. J’ai passé sous silence les Bohème et Tosca de répertoire, mais je n’oublie pas Norma avec Sondra Radvanovsky et Kate Aldrich, dirigée par l’ordinaire Riccardo Frizza, et mise en scène par John Copley…tout cela date terriblement, mais c’est Norma, et c’est suffisamment rare pour qu’on en fasse cas.

Une saison variée, qui,  après plusieurs année focalisées sur Wagner, focalise plutôt sur le répertoire slave (Rusalka, Le Prince Igor, Le Nez, Eugène Onéguine) sans un seul Wagner. Si vous envisagez d’aller à New York, et de voir des spectacles du MET, la période octobre-décembre s’y prête (Le Nez, Onéguine), et même si vous voyez Eugène Onéguine sans Gergiev ni Netrebko, vous n’y perdrez pas à entendre Peter Mattei et Marina Poplavskaia sous la direction d’Alexandr Vedernikov, le chef qui a dirigé 9 ans le Bolshoï vaut dans ce répertoire Gergiev (c’est Moscou face à Saint Petersbourg). La deuxième période favorable, c’est février (attention aux neiges!) pour combiner Rusalka, Le Prince Igor, Werther: trois jours de fête lyrique à ne pas manquer . Dernière proposition, avril 2014 en combinant La Cenerentola, I Puritani, Cosi’ fan Tutte. Et si vous préférez d’autres périodes, il y aura toujours au MET quelque chose à se mettre sous la dent avec des distributions en général attirantes (mais pas toujours les chefs souhaités) et des productions passables pour la plupart, et de toute manière au pire New York a d’autres atouts et n’est pas le genre de ville où l’on s’ennuie le soir.
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APRÈS GENÈVE: LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI: PROMENADE DANS MA DISCOTHÈQUE

Je remarque que mon compte rendu de La Traviata genevoise est très lu et provoque des opinions contrastées: il est salutaire que l’opéra provoque encore des discussions passionnées, comme l’a remarqué l’un des commentateurs. Mais en ce week-end froid et vaguement neigeux, je me suis mis à écouter les Traviata (en évitant Callas, pour ne pas être accusé d’être un vieux barbon radoteur) qui remplissent ma discothèque, et j’ai eu quelques surprises: il y a longtemps que je n’en avais écouté certaines, qui surgissent à l’audition et qui montrent combien la relation du chant au public change, c’est normal et c’est la loi de l’herméneutique. L’audition de Mirella Freni par exemple stupéfie. Pareil chant aujourd’hui planterait là les Netrebko et autres Ciofi et Harteros (dont entre nous le seul enregistrement existant avec Mehta n’est pas extraordinaire, même si ce que j’entendis à Berlin fut grandiose).
Et pourtant, la Traviata de Freni à la Scala fut l’une des plus grandes broncas des cinquante dernières années, au point que le théâtre renonça au titre pour des dizaines d’années.

On va donc commencer par cette interprétation, qui je le répète non seulement montre ce que chanter veut dire, mais aussi ce que diriger veut dire: Herbert von Karajan à la tête de l’orchestre de la Scala est tout simplement, non pas exceptionnel non pas prodigieux, mais simplement évident, et d’une évidence cruelle quand on le compare à d’autres. Accompagnée par le pâle Renato Cioni, au timbre nasal, et très banal et par le très correct Mario Sereni, la jeune Mirella Freni, gloire émergente du chant italien, affronte Violetta.
Certes Freni évite le mi-bémol final du premier acte, comme bien d’autres, et fait passer à la limite de la casse les ré bémol de “Gioir”, mais pour le reste, quelle classe! quelle science du chant! quelle sensibilité et quelle extraordinaire présence vocale. Il faut entendre dans ‘”Amami Alfredo” et Freni (même sans la largeur voulue), et surtout Karajan, accompagnant plus que dirigeant, accompagnant le dessein vocal . Il faut surtout entendre Freni dans “L’addio del passato”, éthéré, fatigué, épuisé, hésitant, mais en même temps chanté, avec une couleur désespérée, jouant sur le volume, la variété des couleurs, et à côté Karajan mimant avec son orchestre les couleurs de la voix. Un chant bien appuyé sur le souffle et contrôlé, qui permet d’élargir et de vibrer. Même sans le Da Capo quelle leçon!  On disait toujours dans les années 70 que Freni ne chantait jamais si bien que guidée par Karajan, y compris dans des rôles dans lesquels on ne l’attendait pas: je me souviens de son Aïda à Salzbourg avec le Maître en 1979, toujours si attentif aux voix qu’il ne les couvrait jamais (on le sent aussi dans cette Traviata dont l’orchestre phénoménal est la vedette incontestée). Freni est restée le modèle des Aïda avec un troisième acte inégalé pour moi. Et pourtant que n’a-t-on pas écrit sur son “erreur” d’avoir accepté le rôle.  Et puis il y a ce phénomène d’une voix restée fraîche jusqu’à la fin de sa carrière (il faut l’avoir entendu dans Desdemona, dans Tatjana où elle était encore fabuleuse dans les années 80). A écouter pour être surpris, et par Freni, et par Karajan au tempo ni lent (il l’est pourtant souvent mais ne semble pas parce qu’il n’est jamais lourd), ni rapide ( et pourtant il n’est aussi notamment au début). Et le public d’alors voulait donner une leçon au chef, dont la venue à la Scala pour Traviata semblait un crime de lèse-italianité, lèse-verdianité, et un tsunami a emporté la salle dressée contre le plateau à la fin du premier acte ( parce que Freni  était là moins à l’aise, mais pas scandaleuses) même si la jeune et frêle Freni d’alors est venue crânement braver ce public qui se trompait, en saluant la tête haute et les mains sur les hanches. Un “Osso duro”, la tendre Mirella!
On trouve plus facilement sur le marché la même Traviata avec Anna Moffo qui quant à elle avait triomphé, toujours aux côtés de Karajan. Mais l’enregistrement ARKADIA que je possède donne en bonus des extraits d’Anna Moffo, effectivement très bonne avec les aigus qui sont dûs, mais qui en même temps me parle moins que Mirella Freni.

Dans ma pile qui est très désordonnée, je trouve maintenant l’enregistrement du MET, James Levine, Cheryl Studer, Luciano Pavarotti, Juan Pons et là mon oreille fait à peu près la chute libre de Felix Baumgartner. Cela ne commence pas si mal pourtant avec un prélude assez lyrique, très léger, voire intime, mais continue mal avec un tempo assez lent et sans mordant. Big Luciano n’est pas dans un de ses meilleurs moments, son Alfredo est un peu fatigué, Pons à la limite de la justesse. Et Cheryl Studer  à sa place ni dans Verdi ni dans le rôle. Avec sa voix d’une qualité exceptionnelle, Cheryl Studer eût été la plus grande straussienne de la fin du XXème siècle, elle était une mozartienne de qualité, elle n’a jamais brillé dans le répertoire italien et s’est même largement fourvoyée (Lucia di Lammermoor), en se prétendant colorature dramatique d’agilité…
Ainsi sa Violetta a à peu près les notes (mais pas le mi-bémol, elle non plus), mais avoir les notes n’a jamais signifié avoir et le style et la personnalité ni être une incarnation. Au niveau de l’incarnation, ce n’est pas grand chose, cela ne vibre pas, cela ne sent pas, cela ne palpite pas. Elle remplace l’émotion du chant par des larmes ou des sanglots à la fin de “Dite alla giovine”, et son “addio del passato” manque de ressenti, reste plat comme un exercice de style (et encore quelques sanglots, faute de mieux), même avec le Da capo.
Passons cette version indifférente pour examiner rapidement trois versions Kleiber, l’une, officielle,   avec Cotrubas, Domingo et Milnes, l’autre “live” avec Cotrubas, Aragall et Bruson, la dernière avec Gasdia, Dvorsky, Zancanaro.
La version officielle de La Traviata (1977) dirigée par Carlos Kleiber n’a pas à sa sortie provoqué un concert de louanges. Peut-être parce que Ileana Cotrubas, pourtant très réclamée à l’époque, n’est pas considérée comme une Traviata d’exception. La direction de Kleiber est évidemment exceptionnelle, de dynamisme, de contrastes,  de ruptures de ton(entre le prélude et la fête par exemple), mais trahit quelquefois quelques défauts véristes, tout en respectant les coupures traditionnelles, à quelque exception près. Alfredo n’est pas un rôle pour le Domingo de l’époque qui abordait Otello, malgré son timbre de rêve, mais en revanche Milnes n’est pas exempt d’élégance lui qui est souvent un peu froid. Ileana Cotrubas, une grande Mimi, n’est pas une exceptionnelle Traviata, sa personnalité ne colle pas vraiment au personnage, même si les notes y sont le plus souvent, les sons n’y brillent pas toujours, notamment les aigus et le manque de legato dans les morceaux de bravoure (mi bémol du premier acte).
Un an plus tard, sur scène, c’est autre chose: entourée de Bruson et de Aragall, avec l’ambiance du théâtre et non du studio, c’est nettement différent. D’abord Kleiber encore plus théâtral et plus rapide dès le prélude, et moins éthéré que dans le disque officiel. L’explosion initiale de la fête qui fait contraste part à une vitesse étourdissante, haletante, virevoltante. Même les chanteurs portés par la scène, et Cotrubas en tête font preuve de dynamisme et d’engagement avec la voix claire et solaire de Giacomo Aragall. Ileana Cotrubas, dans le premier acte est très engagée, très en forme, les aigus sortent avec facilité (y compris le mi bémol) , et elle est surtout portée par la dynamique du chef et son tempo. Le duo “dite alla giovine” avec un Bruson qu’on était en train de découvrir ( à l’époque LE baryton verdien était Piero Cappuccilli) et sa douceur, son intensité, sa magnifique technique est vraiment un moment tout particulier à vivre et à ressentir. Beaucoup plus impliquée que dans l’enregistrement officiel, Cotrubas démontre là qu’elle est une grande Violetta, expressive, profonde, intense en ce deuxième acte avec un “amami Alfredo” parmi les meilleurs entendus dans cette série, grâce à un Kleiber d’une énergie  incandescente. Quant à son “Addio del passato” et la lecture de la lettre qui précède, dite sur un ton presque absent qui se conclut par un accord particulièrement senti à l’orchestre, il est chanté sans Da capo, de manière très haletante avec des effets de souffle, c’est assez réussi mais un peu trop fort à mon goût et ce n’est pas le meilleur moment de Cotrubas, je trouve l’effet vaguement vériste. Mais toute la fin de l’acte, avec un lumineux Aragall est gouvernée par une direction musicale étourdissante. C’est bien quand même ici Kleiber qui mène la danse et qui fait entendre ce dont il est capable dans la fosse, en direct.
Quelques années plus tard, en 1984, au Mai Musical Florentin, à l’époque où Florence était traditionnellement la scène alternative à la Scala, c’est au tour de la toute jeune Cecilia Gasdia, un peu oubliée aujourd’hui, qui avait remplacé au pied levé à la Scala deux ans plus tôt Montserrat Caballé plus que copieusement huée dans Anna Bolena lors d’une malheureuse première approximative il est vrai, avec un énorme  succès. On verra depuis Gasdia un peu partout (à Paris, dans Moïse, elle avait été magnifique, à Pesaro, dans Il Viaggio a Reims, avec Abbado où elle chantait une délicieuse Corinna). La voilà donc avec Carlos Kleiber, aux côtés de Peter Dvorsky, un de ces ténors très honnêtes sans être une star qui chantait beaucoup à l’époque et Giorgio Zancanaro,  baryton favori de Muti, le troisième dans l’ordre après Cappuccilli et Bruson. Certes elle ne fait pas elle non plus le  mi bémol final de l’acte I, même si elle fait le reste avec panache, et avec une voix claire et jeune, mais quel “dite alla giovine” murmuré (Zancanaro est correct, sa voix plus claire et plus jeune manque cependant d’une vraie personnalité) porte le drame dans le son: pas besoin de gargouillis ni de pleurs, la larme est dans le chant. Tout est merveilleuse appuyé sur le souffle. Kleiber, ferme, mais moins énergique qu’à Munich six ans plus tôt, suit les chanteurs avec le souci de les soutenir: un très grand moment salué d’ailleurs par le public. Gasdia est une de ces chanteuses qui excellait dans les parties lyriques et mélancoliques, et ce deuxième acte lui allait à merveille. Son “amami Alfredo” et les moments qui précèdent, aidés par des crescendos étourdissants de Kleiber, intense, parmi les plus prenants de ceux que j’ai entendus au disque. En revanche “l’addio del passato” est décevant, tempo rapide, sans da capo, la Gasdia essaie de terminer sur un pianissimo court et hésitant. Il reste que la suite, conduite par Kleiber qui excelle dans le final, reste de très haut niveau. Une version intéressante pour la voix de la Gasida, qu’on n’entend pas si souvent, qui n’atteint cependant que par moments l’intensité de la version précédente avec Cotrubas.

1982. A 41 ans, Muti est encore un chef qui s’installe durablement dans le paysage musical, qui propose une vision du monde verdien opposée à celle d’Abbado, et déjà la presse le considère comme le prétendant; il a régné à Florence jusqu’à 1980, en revisitant Verdi, (par exemple Otello ou il Trovatore) en proposant des lectures d’une folle énergie, contrastées, explosives, surprenantes. Il a aussi étonné dans Mozart, dans une magnifique production des Nozze di Figaro mise en scène par Antoine Vitez qui a laissé une trace profonde dans les mémoires. Il a derrière lui des enregistrements à succès, Aïda avec Caballé, Nabucco avec Manuguerra et Scotto, Ballo in Maschera, Macbeth qui n’arrivera jamais à s’imposer parce qu’il sort à peu près en même temps que celui d’Abbado. Dans le monde lyrique italien, il est l’autre pôle, et passionne, et divise.
J’ai vu l’Otello de Florence, en 1980, avec Carlo Cossutta, Renata Scotto, Renato Bruson, édition qu’il a plus ou moins reniée, disant que ce fut une erreur. Quelle erreur fantastique: ah! ce troisième acte complètement tourné autour de Iago/Bruson, quel extraordinaire moment! Quelle direction! Je me souviens de l’extraordinaire enthousiasme du public, même si la mise en scène (Enrico Job) n’était pas de celles qui marquent. Mais Muti n’a jamais été intéressé par l’innovation théâtrale.
Dans cette édition de La Traviata, on trouve tout ce que Muti était dans les années 1980, tout ce qu’il apportait de neuf, l’énergie, la pulsion rythmique, un sens inné du théâtre, des intuitions géniales, la précision, l’attention au chant, le souci du son et des équilibres. Cette direction est une pure merveille, sans doute supérieure à Kleiber, car elle est neuve là où Kleiber reste assez traditionnel.
Par la suite, et je l’ai souvent écrit, il a abandonné l’énergie et la pulsion pour une recherche minutieuse et tatillonne d’effets de son et de construction trop intellectualisée: son Verdi s’est affadi (voir son dernier Simon Boccanegra à Rome), il ne dit plus quelque chose de chair et de sang, il dit quelque chose de technique et de froid, même si le “concertatore” qu’est Muti reste unique. Il en résulte par exemple un Trovatore ennuyeux à la Scala ou une Forza del Destino routinière dans le même théâtre alors qu’il en a signé sans aucun doute le plus bel enregistrement. Quand on réécoute le Trovatore de Florence, on est stupéfait, quand on écoute celui de Milan on est anesthésié.
Oui, cette Traviata est un miracle d’abord à l’orchestre, qui étonne, qui explose et envahit tout et dans la minute suivante s’allège et se fait discret, léger, qui accompagne les chanteurs dans un équilibre miraculeux, qui donne au mot théâtre son vrai sens (ce qu’une version comme celle de Pritchard avec Sutherland a totalement mis sous le tapis). C’est qu’il a réuni une équipe de trois chanteurs totalement hors normes: Alfredo Kraus qui a promené son Alfredo depuis la fin des années cinquante avec des chefs la plupart du temps médiocres et qui rencontre là le chef qui va mettre encore plus en valeur ses qualités de phrasé, de style, sa technique redoutable, il faut entendre son “Parigi O cara” où à chaque syllabe on a une modulation des volumes qui est du travail d’orfèvre: la perfection! Et Bruson, à la diction exemplaire, à la voix chaude, à l’interprétation empathique, sans froideur. Le duo de l’acte II avec Scotto est un sommet inaccessible. Car Scotto, qui à 48 ans n’est plus une Traviata évidente, se sert de ses limites techniques notamment dans le suraigu pour faire de son 1er acte un moment forcé, où se lit l’insouciance de surface et la désespérance réelle (second “Gioir”, presque accompagné d’un spasme de douleur). Du grand art. Pour moi sans aucun doute la version de référence. On n’a pas fait mieux depuis, même si sa version de 1993, issue des représentations de 1990, n’est pas loin par moments de la rejoindre.

Rappelons brièvement les circonstance: La Traviata n’a pas été représentée depuis 1964, après le scandale Karajan-Freni et Riccardo Muti hésite à reprendre le titre. Pour conjurer le sort et circonvenir un public toujours très sensible à la corde verdienne, il décide de faire une “Traviata de jeunes” et la Scala accompagne cette décision d’une campagne de communication serrée et sans précédents, s’appuyant sur les associations de soutien, Amici della Scala, Amici del Loggione della Scala, presse spécialisée et quotidiens (souvent aux ordres à cette époque): il crée l’événement en appelant un certain Roberto Alagna comme Alfredo et une certaine Tiziana Fabbricini pour interpréter Violetta. Les critiques dirent alors “Un ténor est né”, et de fait la carrière de Roberto Alagna, partie de Milan, ne s’est pas arrêtée depuis: voix solaire, aigus triomphants, phrasé impeccable, le ténor français (d’origine sicilienne) est vocalement splendide, même si l’interprète manque encore de maturité, il a tendance à chanter un peu tout de la même façon, il devra travailler encore les accents.  Paolo Coni a travaillé avec attention le texte, chaque parole est sculptée, respirée, émise avec une rare justesse et une rare intelligence, même si en scène la voix est petite, ces qualités le font oublier.
Et la Fabbricini? Dans une époque, je l’ai écrit, très influencée par l’école anglo-saxonne et le baroque, où la technique de chant et le son comptent plus que la tripe (et ainsi aussi bien dans Verdi que Puccini il nous manque toujours quelque chose), Tiziana Fabbricini, qui mise tout sur la couleur, les accents, l’infinie variété des paroles et de leur traduction musicale, avec une maturité interprétative étonnante pour son âge (elle a alors une trentaine d’années), ne pouvait totalement plaire à un public habitué à ce que j’appelle les voix sous vitrine. Fabbricini pour pallier ses défauts évidents (notamment une lutte sans cesse affichée avec la justesse) invente à chaque instant des solutions nouvelles, qui ne peuvent que surprendre les habitués des voix lisses: oui Fabbricini a la voix accidentée et cela va très bien à cette accidentée de la vie qu’est Violetta. Car avec les défauts de la voix, pas très large, au centre incertain, aux passages quelquefois un peu sales, elle a un aigu purifié, sûr, triomphant et aborde ré bémol et mi bémol (que Muti lui fait faire) avec une désarmante facilité, un naturel époustouflant. Effectivement, Fabbricini a toujours eu les aigus facile et une une justesse sans failles dans le registre le plus haut. Une étrange personnalité vocale qu’il fallait voir sur scène: une vraie bête de scène, avec un naturel et une spontanéité incroyables: Fabbricini a toujours épousé ses personnages notamment ceux qui demandaient une grande puissance dramatique (Traviata, Tosca: je l’ai vue à Berlin dans une mémorable Tosca, chantée avec les défauts, mais sur scène, elle était Tosca): elle fut un très mauvaise Corinna avec Abbado dans Viaggio a Reims, Fabbricini n’est pas une lyrique et tout sauf une rossinienne. Je répète ce que j’ai écris ailleurs: elle a été rejetée par la cruauté du système, elle a y aussi beaucoup contribué par son imprudence: mais c’est une perte. L’ayant entendue encore il y a quelques mois dans une Manon Lescaut provinciale, elle a encore beaucoup à donner. Et la voix est restée telle quelle, qualités et défauts compris.
Avec Muti, nous sommes sur la trace de son enregistrement précédent avec des complexes de la Scala au sommet de leur forme, et un sens de la couleur, de drame, un lyrisme et une théâtralité extraordinaires; Muti est sans doute l’interprète de référence de Traviata aujourd’hui au disque.
Quant à la vidéo, elle montrera une pitoyable production de Liliana Cavani, mais qui vaut pour voir Tiziana Fabbricini.

Plus récemment, le Festival de Salzbourg en 2005 avait affiché une Traviata devenue la référence des années 2000, dans une mise en scène de Willy Decker avec Anna Netrebko, Rolando Villazon, Thomas Hampson. Cette mise en scène qui a un peu tourné et qu’on peut voir régulièrement au MET était un écrin pour le couple glamour du début des années 2000, Villazon/Netrebko.
De Rolando Villazon, on sait ce qu’il en est advenu: il s’est brûlé au soleil de la scène, donnant tout et donnant trop, dans l’excès, dans une sorte de folie, il a forcé sa voix au joli timbre à la Domingo.
Quant à Anna Netrebko, elle a été un peu victime de la campagne d’image dont elle a été le sujet. On l’a prise pour une image de papier glacé, superficielle et capricieuse, une Gheorghiu bis en quelque sorte, alors que c’est une artiste sérieuse, appliquée, soucieuse de la technique, de l’interprétation, et qui donne beaucoup: une artiste quoi! Aujourd’hui, elle apparaît différente, avec une voix changée, un peu plus métallique, avec un corps plus massif, mais toujours impressionnante (voir ses Donna Anna à la Scala l’an dernier).
Au disque, la production apparaît en-deçà de l’attendu, Hampson n’est pas un Germont, ce n’est pas un verdien (l’a-t-il jamais été?) et la voix est fatiguée. Villazon est au contraire un Alfredo intéressant, engagé, avec une voix qui sait moduler, adoucir (qu’il a de jolis pianissimi!) interpréter, le chanteur est intelligent, il est totalement dans le rôle et cela se sent. Quant à Netrebko, dont l’intelligence n’est pas la moindre des qualités, il semblait qu’elle puisse à l’époque tout chanter de Mozart à Puccini (voir son disque avec Abbado), tout n’est pas parfait dans ce chant avec des aigus quelquefois pris d’une manière maladroite (pas de mi bémol)  et quelque problème de reprise de souffle ou une largeur vocale au centre encore insuffisante, mais la diction est d’une grande clarté et l’attention au texte évidente, suivie dans la fosse par un Rizzi routinier au tempo un peu plan plan, qui a la chance d’avoir dans la fosse le Philharmonique de Vienne et non un orchestre moins rompu au grand répertoire. Sans doute ce fut un essai pour l’agent de le projeter sous la rampe: c’est raté et il n’a pas été vraiment lancé, il est encore aujourd’hui considéré comme un chef de répertoire moins inspiré.
Non, ce n’est pas le CD qu’il faut acheter, mais le DVD, pour la production de Willy Decker qui a marqué d’une pierre miliaire l’histoire de la mise en scène de l’œuvre: Visconti a marqué la fin du XXème siècle (avec ses déclinaisons qu’on voit chez Zeffirelli , chez la pitoyable Cavani et même très récemment chez McVicar à Genève), et Decker marque indubitablement les années 2000; cette mise en scène est à voir absolument car elle change toute l’opinion qu’on peut avoir sur l’aspect musical et le chant, elle dynamise une production musicalement moyenne, malgré l’hystérie collective qui a saisi Salzbourg en 2005 et en fait une référence de théâtre incontournable.

Dernier enregistrement, un enregistrement privé de La Traviata en 2000 au Maggio Musicale Fiorentino avec Mariella Devia en Violetta et Zubin Mehta au pupitre. De Zubin Mehta, un DVD à fuir absolument celui avec Eteri Gvazava et José Cura où le meilleur est le troisième, Rolando Panerai, un Germont de 74 ans. Production tournée au Hameau de Versailles, pitoyable entreprise médiatique où l’on voulait reproduire l’effet de la Tosca en direct de Rome avec Placido Domingo et Catherine Malfitano qui avait un tout autre style (à la TV au moins).
Le trio est composé de Mariella Devia (Violetta), Marcelo Alvarez (Alfredo) Juan Pons (Germont). Mariella Devia est peu demandée en France: l’archive de l’Opéra de Paris la signale en 1995 pour Lucia di Lammermoor, et en 2000 pour Donna Anna. Pour l’une des grandes du bel canto romantique c’est peu. Mais Paris sera toujours Paris…
Zubin Mehta s’y montre moins routinier que dans son précédent enregistrement avec Te Kanawa hors de propos, Alfredo Kraus et Dmitri Hvorotovski où Kraus à 60 ans passés chante mieux que le baryton russe qui en a trente de moins…
L’intérêt réside évidemment dans l’interprétation de Mariella Devia, habituée des rôles de bel canto, qui chante Violetta, oui, elle chante, et le chant prend toute la place, tant la technique est contrôlée, le volume appuyé sur le souffle fait sembler la voix plus grande qu’elle ne l’est, toutes les notes, toutes les nuances, toute la couleur y sont. C’est un vrai miroitement vocal tout à fait extraordinaire à qui il manque cependant une incarnation. Mariella Devia en scène chante à la perfection, mais reste toujours en retrait du côté de l’engagement, de la tripe. Une sorte d’anti-Fabbricini. C’est ici le cas: rarement on entend ainsi toute la partition avec tous ses possibles, mais on reste un peu en retrait et pas très ému. Certes, Mehta y est pour beaucoup, toujours un peu trop fort, sans vraie pulsion (Mehta, on le sait, peut alterner entre le terriblement routinier et le feu d’artifice du génie) tout de même avec un certain allant, mais un tempo un peu lent.
Aux côtés de Devia, un Juan Pons indifférent et un Marcelo Alvarez encore jeune, au timbre clair, au phrasé exemplaire, plein de qualités qu’il est en train de perdre peu à peu aujourd’hui. A écouter pour Devia, parce qu’elle donne une leçon de chant et sait ce que chanter veut dire.

Dans cette promenade ne figurent pas à dessein Sutherland – Pritchard, décidément trop peu théâtral  ni Solti – Gheorghiu, pour lesquels on cria trop vite au miracle à la sortie de l’enregistrement, ni Caballé – Bergonzi (bien que Caballé soit intéressante, à mi-chemin entre Sutherland et Scotto et bien que Bergonzi fasse le plus beau deuxième acte de toute la discographie, c’est quand même le plus grand ténor verdien de l’après guerre); je me suis contenté des coffrets qui remplissent ma discothèque et qui reflètent mes curiosités et mes humeurs. Alors au terme du petit voyage, Callas mise à part que chacun doit posséder, mais non dans la discothèque, mais sur l’autel (ce clin d’oeil à ceux qui me reprochent de sacraliser Maria), car avec sa voix et ses défauts, faire une Violetta pareille, c’est d’un autre ordre, je conseillerai d’écouter Karajan avec Freni pour la surprise, et de s’acheter si ce n’est fait au plus vite Muti avec Scotto et Kraus. Cela suffit pour la survie, le reste n’est que complément alimentaire.

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 le 13 décembre 2011: DON GIOVANNI de W.A.MOZART (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM – Ms en Scène: Robert CARSEN)

Aussi loin que je me souvienne, je n’ai pas en tête une production de référence de Don Giovanni, qui allie l’excellence musicale et scénique. J’ai vu les productions de Salzbourg (Barenboim-Chéreau), de Paris en 1975 (Solti-Everding: les productions suivantes n’avaient pas grand intérêt malgré des distributions intéressantes), de la Scala (Muti-Strehler et Dudamel-Mussbach), de Ferrare (Abbado-Mariani), de Vienne (Theater an der Wien, Abbado-Bondy) j’en ai vu aussi à Londres (Colin Davis) et ailleurs et rien dans mes souvenirs n’émerge clairement. Musicalement, c’est plus évident, ma référence reste Sir Georg Solti, à Paris, avec une distribution inégalée (Soyer, Van Dam, M.Price, Te Kanawa, Berbié…), qui avait à la fois la clarté, l’énergie vitale, le dynamisme, la précision. Abbado à Ferrare avait Simon Keenlyside, et Bryn Terfel (déjà) et c’était aussi prodigieux. Pour ma part j’ai toujours considéré la production Chéreau-Barenboim de Salzbourg comme une déception, malgré des images sublimes. Mais j’avais aussi apprécié la production de Brook à Aix (avec Abbado, Harding et déjà Peter Mattei) pour la simplicité, sa fraicheur et sa prise forte sur le public (rappelons la longue tournée européenne que fit cette production après sa création), enfin, à Aix toujours, la production de Tcherniakov ne m’a pas laissé de mauvais souvenir non plus..

Au total, peut-être est-ce la trace de la production de Luc Bondy, au Theater an der Wien, avec Abbado au pupitre, qui reste à mon avis la plus “complète”. Abbado est un homme de théâtre, qui sait créer une dynamique forte, et qui est attentif à la scène, Bondy avait fait un travail intelligent, et la distribution était plus que solide (Raimondi, Gallo, Blochwitz, Studer, Mattila, Mc Laughlin, Kotscherga, Chausson). Même si le spectacle fut moyennement accueilli, cela reste la production qui au total, m’est le plus restée en mémoire.

Daniel Barenboim s’est très vite confronté à cette œuvre, qu’il a enregistrée dès 1973 (avec Roger Soyer d’ailleurs dans le rôle titre et l’English Chamber Orchestra) et qui l’a marquée puisqu’il a pu voir Furtwängler le répéter et le diriger. On sait le lien qu’il entretient avec  Furtwängler depuis les années d’enfance et qu’il porte notamment dans ses interprétation wagnériennes (avec des résultats contrastés et irréguliers d’ailleurs). Malgré tout, c’est un immense musicien, que Paris a stupidement laissé échapper (merci Monsieur Bergé): après son départ de l’orchestre de Paris, on sait ce qu’il en est advenu du destin de cet orchestre…

La Scala pendant une bonne quinzaine d’années a vu et revu le Don Giovanni mis en scène par Strehler, et dirigé par Riccardo Muti. Une production magnifiquement décorée par Ezio Frigerio, mais qui n’a pas montré  l’ensemble des qualités qu’on peut voir dans les Noces de Figaro de la même équipe: de la poésie, oui, de l’élégance, oui, mais pas de vraie portée idéologique (que Le Nozze véhiculaient fortement) et d’une certaine manière un manque de profondeur, que la direction de Riccardo Muti ne portait pas plus, trop léchée et insuffisamment vivante ou palpitante, même si formellement impeccable. La dernière production de Peter Mussbach n’avait rien d’intéressant (un scooter en scène ne suffit pas) et se sauvait grâce à la belle direction de Gustavo Dudamel qui avait quant à elle de vrais accents qui rappelaient Furtwängler.
Remettre  sur le métier une production de Don Giovanni qui puisse durer un peu est donc “naturel” pour un théâtre de référence comme la Scala, même si la proposition d’une inauguration dédiée à Don Giovanni a pu surprendre (on s’attendait à Norma…).
Après avoir vu la retransmission télévisuelle, que dire du spectacle vu dans la salle?

La réponse: d’abord la salle. La salle de la Scala comme lieu multipolaire de l’action, d’une action ou Don Giovanni s’affiche dès le début comme “émergeant” du public, arrachant le rideau et faisant ainsi tomber le quatrième mur, projetant sa singularité au milieu des 2000 spectateurs reflétés dans un miroir gigantesque qui fait de la salle éclairée le décor initial.L’espace de l’action est le théâtre, salle (loge impériale, fauteuils d’orchestre et scène, coulisses, les décors sont une répétition à l’infini du rideau de scène, du cadre de scène, des avant-scènes, c’est d’abord un hommage extraordinaire au mythe Scala avant de l’être au mythe de Don Giovanni. Don Giovanni est donc d’abord un homme de théâtre, qui démasquerait tous les codes traditionnels des rapports humains, dont les rapports à la représentation sont en quelque sorte les métaphores: ainsi, la moitié du second acte se déroule sur une scène de théâtre (dans le théâtre) et Don Giovanni et la jeune bonne qu’il a séduite sont les seuls spectateurs de cette succession de scènes où Leporello porte les habits de Don Giovanni, jusqu’à sa fuite et en pratique, jusqu’au “Mi tradi”: Don Giovanni comme spectateur du théâtre du monde, et d’un monde qui en réalité le désire et projette sur lui ses propres fantasmes (une idée assez communément diffusée et ancienne). Ainsi du final, où finalement il survit et où ce sont les autres (qui l’ont créé par leurs désirs et leurs ambiguïtés), qui vont en enfer en disparaissant dans les dessous.

Une fois créées les conditions de la représentation, il faut tout de même noter que cela devient assez répétitif, et que les rapports entre les personnages ne sont pas aussi travaillés qu’on pourrait le désirer: certes, il y a le jeu de l’échange des costumes qui est un motif récurrent (Elvira arrive en manteau et chapeau à la Greta Garbo au premier acte et c’est Don Giovanni qui va sortir de scène avec le manteau et le couvre-chef, tandis qu’Elvira, en combinaison (noire) va se couvrir de la veste de son aimé. L’amour et le désir circulent depuis le début: Anna n’est pas violée, elle est vraiment consentante, fait tout pour retenir Don Giovanni et le Commendatore les surprend au lit (difficile réglage de la sortie d’Anna dans ces conditions). Jolie idée aussi que de ne pas régler de duel, mais de faire en sorte que le Commendatore meure presque par “erreur” ou “hasard” en trouvant l’épée sur son chemin, et que Don Giovanni soit ensuite percé par le spectre de la même manière à la fin. Il n’y a aucun doute, le spectacle est digne et la mise en scène bien travaillée, avec des moments d’une grande beauté plastique (comme souvent chez Carsen).

En apprend-on beaucoup sur le mythe? C’est à voir, mais le Don Giovanni est d’une telle richesse que tout est possible et (presque) tout est bon.
Comment expliquer que le spectacle malgré une évidente préparation et une distribution de haut niveau ne réussisse pas à décoller : les spectateurs du très chic “Turno A” ne se sont pas attardés en longs applaudissements et on avait pas envie de s’attarder trop effectivement: paradoxal dans la mesure où il n’y pas vraiment beaucoup à reprocher à l’ensemble, sinon une sorte d’ennui qui vous prend de temps à autre, à cause d’une mise en scène qui finit par réinventer toujours le même motif, et une direction d ‘orchestre aux tempi ralentis, étirés, qui ne propose pas de chemin novateur, mais d’où émergent çà et là tout de même des moments de sublime beauté, ces irrégularités font naître une impression permanente de frustration, tout y est, tout serait possible et rien ne se passe vraiment.
L’équipe de chanteurs est d’un très bon niveau, dominée par une Anna Netrebko au timbre enchanteur, à la technique de fer, au volume dominant largement le plateau, mais au souffle quelquefois éprouvé par le tempo du chef. Netrebko n’est pas qu’une star, elle est vraiment une chanteuse: il y a longtemps que je n’avais entendu une telle Donna Anna.
S’ils sont scéniquement tout à fait extraordinaires, Peter Mattei et Bryn Terfel m’ont un peu déçu: le premier m’est apparu (est-ce une impression?) moins en forme vocale que lors de la première à la TV, l’air du champagne a été sérieusement savonné, la voix ne sortait pas toujours, mais la diction et le style sont là. Même remarque pour Terfel, qui propose un personnage moins bouffe et qui du point de vue du chant n’a pas été au niveau habituel à mon avis, même si l’air du catalogue était vraiment remarquable. Il reste évidemment que ce sont deux vrais phénomènes scéniques. L’Elvira de Barbara Frittoli est très musicale, mais peu caractérisée, et produit peu d’émotion: en salle comme en TV, c’est le même chant un peu lisse, qui ne fait pas le poids par rapport à la Netrebko. Kwanchoul Youn est une très bon chanteur, mais qui manque un peu de cet éclat qu’on attend du Commendatore: voilà un chanteur pour les longs monologues wagnériens, où il est remarquable, plus que pour les apparitions décisives et frappantes..
Masetto m’avait fait une meilleure impression à la TV, cette voix de basse très sonore et un peu engorgée n’a pas vraiment un timbre qui séduit, peu adapté à mon avis à ce rôle, et Anna Prohaska chante correctement sans plus (sauf lorsqu’elle fait ses cadences suraiguës, sa seule force) et la voix est assez acide, elle non plus n’est pas une Zerline de grande lignée. Reste l’Ottavio de Filianoti, qu’on a beaucoup fustigé à la Première, mais qui à la troisième a tenu sa partie un peu mieux que le 7 décembre, avec un style pas toujours adapté et de petits problèmes de justesse, mais avec plus de tenue vocale, incontestablement.

Au total un spectacle dont il est difficile de dire vraiment beaucoup de mal, qui a de la tenue, qui fonctionne par intermittences, très soigné – c’est visible- dans sa préparation musicale et scénique, et qui laisse un peu froid, comme un goût fade dans la bouche. je n’arrive pas à comprendre pourquoi il ne fonctionne pas bien…mais peut-être les options du chef y sont elles pour quelque chose…

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012 à la TV (ARTE): DON GIOVANNI, de W.A.MOZART (Dir: Daniel BARENBOIM, Ms en scène Robert CARSEN)

Depuis 1987, c’est la troisième production de Don Giovanni à la Scala: il y a eu celle de Strehler, dirigée avec brio par Riccardo Muti, d’une beauté un peu froide et moins réussie que les Noces parisiennes, il y a eu ensuite le Don Giovanni de Peter Mussbach, en 2006 dont le seul intérêt fut la direction de Gustavo Dudamel. La distribution de ce soir a de quoi séduire avec les débuts in loco d’Anna Netrebko en Donna Anna, le Don Giovanni de Peter Mattei, 13 ans après la production de Peter Brook à Aix en Provence, le Leporello de Bryn Terfel, qui le chanta à peu près à la même époque avec Abbado à Ferrare, l’Elvira de Barbara Frittoli à la place d’Elina Garanca, qui vient d’avoir un bébé, Giuseppe Filianoti en Ottavio , Kwanchoul Youn en commendatore, La jeune Anna Prohaska (celle qu’Abbado voudrait en Lulu) en Zerlina, et en Masetto Štefan Kocán. A priori donc une distribution sûre.

Quelles sont les premières impressions avant de voir le spectacle en salle le 13 décembre prochain?
Tout d’abord, on aura remarqué la présence de Mario Monti, nouveau président du conseil aux côtés du président de la république, Giorgio Napolitano. Le 7 décembre on le sait est le moment où le pays se retrouve symboliquement autour de son théâtre. Dans un moment aussi difficile pour l’Italie, c’est une affirmation de la solidité et de la pérennité des valeurs autour desquelles l’identité italienne est construite. Auguri! comme on dit.
Ensuite, on l’a assez souligné, Daniel Barenboim monte sur le podium cette fois comme directeur musical. Après un long interrègne où il a été “direttore scaligero”, il succède à Riccardo Muti, premier chef non italien à exercer cette charge, avec un sovrintendente lui aussi pour la première fois non italien. Quand on se rappelle la situation de la Scala à la fin de l’ère Muti/Fontana, on peut considérer qu’ils ont réussi, même si la Scala n’a pas encore retrouvé la place qu’elle avait dans les années Abbado/Grassi.
La direction de Daniel Barenboim m’est apparue très classique, au sens où elle ne se nourrit pas (au contraire d’un Abbado quand il dirige Mozart) des apports des interprétations récentes, c’est une vision traditionnelle, romantique , symphonique, au tempo un peu lent. Il reste des moments impressionnants (la mort de Don Giovanni) et un orchestre très en forme, à ce qu’on peut entendre en télévision. Mais rien de neuf sous le soleil.
La mise en scène de Robert Carsen est globalement sans surprise: Carsen joue l’opéra des opéras dans le théâtre des théâtres, et il fait du théâtre lui-même le lieu de l’action, un théâtre en miroir, gigantesque au début, qui se regarde être théâtre, un théâtre dans le théâtre avec un dispositif en abyme qui rappelle les décors baroques, toiles peintes (ou photos), qui s’installent en tombant des cintres, ou qui glissent latéralement, on est clairement dans le principe des changements de décors baroques, avec des jeux sur les perspectives, sur les niveaux, sur la grandeur relative des personnages en smoking comme un soir de Première..tiens tiens… Quelques moments réussis, le lit du début, qui montre clairement le comportement ambigu de Donna Anna, le finale du premier acte, rouge passion dans un bal bien licencieux, l’apparition du Commendatore dans la loge impériale, vue en miroir, et toute la scène finale, très bien réglée, avec à la fois cette longue table sur laquelle se déroule une partie de l’action, mais aussi la manière dont est traitée Elvira, ou la mort même de Don Giovanni, qui répète celle du Commendatore. L’idée finale de faire disparaître les autres et de laisser Don Giovanni seul en scène est aussi intéressante. Donc quelques moments et quelques idées, mais beaucoup d’ennui aussi, les scènes se succèdent sans véritable vision neuve, avec des attitudes convenues, sans vrai travail sur les rapports des personnages entre eux, on voit ce qu’on a toujours vu: encore une mise en scène qu’il sera facile de reprendre avec n’importe quelle distribution.Du propre sans danger.
L’équipe de chanteurs, à ce que j’ai pu entendre à la TV (je pourrai sans doute être plus précis en salle), est dans l’ensemble solide. Exceptionnel le couple Peter Mattei/Bryn Terfel, on le savait à l’avance, les deux font partie de cette race de chanteurs qui font de l’or de tout ce qu’ils chantent. Elégance, style, chant parfaitement posé, technique de fer, et en plus, modulations, interprétation, jeux vocaux. Il n’y qu’à saluer la double performance. Anna Netrebko faisait ses débuts à la Scala…on peut dire qu’il est temps. Globalement c’est réussi, la voix est ronde, charnue, elle a perdu du velouté des” années d’avant le bébé”, mais la voix garde cette impressionnante qualité d’impact. Il reste que l’air du second acte “non mi dir” est apparu difficile, problèmes de respiration, manque de fluidité dans les agilités (tempo trop lent? fatigue passagère?) et qu’on n’a pas l’habitude de ce type de problème chez Netrebko. Barbara Frittoli, comme d’habitude, montre des qualités musicales éminentes, mais cette chanteuse ne m’a jamais ému, c’est lisse, c’est sans problème, mais cela reste froid; j’ai le souvenir d’Ann Murray en 1987, dans cette même salle, une Elvire humaine, vibrante, profondément triste, et puis l’ancien combattant évoque la merveilleuse Kiri Te Kanawa à Paris, qui restera  l’Elvira de ma vie avec son “Mi tradi” à donner le frisson, ou dans le même ordre d’idée, Julia Varady, autre Elvira mythique. Barbara Frittoli fait très bien son métier de chanteuse, mais question vibrations…
Le couple Anna Prohaska/Štefan Kocán en Zerline et Masetto passe bien l’écran, et la voix de Štefan Kocán fait très bonne impression tant par la qualité intrinsèque que par l’interprétation. Kwanchoul Youn est l’excellent chanteur qu’on connaît qui fait son métier de basse avec élégance, technique, présence, mais ce n’est pas un Commendatore de légende. Reste  l’Ottavio de Giuseppe Filianoti, qui est pour moi une erreur de distribution. Parmi les excellents ténors qui peuvent chanter un Ottavio correct pourquoi aller chercher celui qui manifestement ne l’a ni en bouche ni en gorge, avec des erreurs techniques lourdes (deuxième air, “il mio tesoro intanto” où il est manifestement à la limite du souffle), une voix qui bouge, des problèmes de justesse. John Osborn qu’on verra en janvier est sûrement plus en phase avec ce rôle. Dommage, car c’est un rôle habituellement plutôt bien distribué. Espérons que mercredi prochain il sera plus en forme.
Voilà des premières impressions d’une belle soirée dans l’ensemble, mais a priori pas une grande soirée dont on se souvient vingt ans après. De la bonne industrie musicale, et c’est déjà beaucoup.

 

WIENER STAATSOPER 2010-2011 A LA TV: ANNA BOLENA de Gaetano DONIZETTI (5 avril 2011) (Anna NETREBKO, Elina GARANCA, Elisabeth KULMAN)

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A voir le succès de cette représentation, Dominique MEYER qui fait entrer au répertoire de Vienne Anna Bolena a réussi son pari. Il est toujours difficile de rendre compte de retransmissions télévisées. Et les remarques qui suivent sont des impressions de téléspectateur à chaud. Brian Large, le réalisateur de la Tétralogie de Chéreau à Bayreuth, signe la reprise vidéo, qui est très réussie, comme souvent dans les productions qu’il met en image. Le bel canto est tout de même rare sur nos scènes et à la TV, cela vaut donc peut-être le coup d’en dire quelques mots.

La production de Eric Génovèse,sociétaire de la Comédie Française, qui a beaucoup travaillé avec Dominique Meyer au Théâtre des Champs Elysées comme acteur/récitant et metteur en scène (des Mozart, L’enlèvement au Sérail et Cosi fan tutte-mise en scène-,  puis Peer Gynt de Grieg, et Die Schöne Maguelone de Brahms l’an dernier), est très sobre, avec des décors minimalistes (de Jacques Gabel, murs de brique, espace très géométrique) dans les tons sombres (qui s’en étonnerait vu le sujet…), ce qui donne de la valeur aux rares meubles, et aux costumes plutôt réussis de Luisa Spinatelli qui s’inspire visiblement de la peinture de l’époque. Il est certain que les opéras de Donizetti ou de Bellini ne permettent pas pour la plupart des fantaisies de metteur en scène. Je l’ai déjà écrit dans d’autres comptes rendus, on ne vient pas pour la mise en scène, mais essentiellement pour les performances vocales et l’opéra est construit comme un chemin vers des vertiges acrobatiques de plus en plus exposés. Il reste qu’il y a de jolies idées, dont celle de faire apparaître Elisabeth 1ère enfant comme dernière image, puisqu’Elisabeth est la fille d’Anne Boleyn.

Anna Bolena est un opéra sombre, au livret relativement ramassé puisque le destin de la reine est pratiquement scellé dès la fin du premier acte, le second acte consistant à construire le mythe d’Anna, qui refuse de descendre à la compromission pour sauver sa tête, ce qui est l’occasion d’ensembles, de duos phénoménaux, d’un final étourdissant en forme de scène de folie, motif familier des compositeurs de l’époque , la folie justifiant les acrobaties vocales. Il fallut attendre la production de la Scala en 1957 (avec Callas) pour que l’oeuvre sorte de l’oubli où le XIXème sicèle l’avait laissée à la fin des années 1870. Le fait même qu’elle ait été ignorée depuis sa création (en 1830) par un théâtre aussi important que la Staatsoper de Vienne en dit long. Depuis Callas (qu’il faut écouter absolument), les plus grandes s’y sont lancées (Gencer, Sills, Sutherland, Gruberova, Netrebko). Il faut pour le rôle les aigus et les suraigus, l’agilité, le sens dramatique, et aussi une épaisseur vocale qui permette de surmonter un final qui est à lui seul une performance à l’égal de la scène de la folie de Lucia di Lammermoor.

A Vienne, l’oeuvre est dirigée par Evelino Pido’, bien connu des mélomanes français et particulièrement à Lyon où il dirige chaque année un opéra bel cantiste en version de concert (cette année Otello de Rossini) . Il a dirigé aussi très souvent à Paris (à la Bastille Capuleti e Montecchi, avec Anna Netrebko et Joyce di Donato) et aussi très souvent au théâtre des Champs Elysées. Grand spécialiste de ce répertoire, chef très précis, très attentif aux voix, c’est la garantie d’une approche musicale toujours au point, toujours juste, toujours propre . D’aucuns lui reprochent un manque d’invention, mais c’est assez injuste en général. Avec un orchestre comme celui de la Staasoper de Vienne (qui s’appelle Philharmonique de Vienne à ses moments perdus), aucun souci en perspective. Et effectivement, c’est très réussi.

La distribution réunit de grandes stars du chant, familières de Vienne, et le public a dû faire de longues heures de queue (j’imagine, pour l’avoir souvent faite, celle des places debout…) . Peter Jelosits a un peu de problèmes avec la couleur italienne (dans Sir Hervey) et la basse Dan Paul Dimitrescu se sort bien du rôle épisodique de Lord Rochefort. Francesco Meli, l’un des meilleurs ténors pour ce répertoire, a comme toujours ne voix bien dominée, sonore, claire, mais semble avoir de petites difficultés en fin d’opéra. Ildebrando D’Arcangelo est un grand Henry VIII, et tout ce qu’il chante lui réussit.
Mais on vient essentiellement pour les dames: Elina Garança en Giovanna Seymour est simplement somptueuse, elle a la présence (superbe), l’étendue du registre (des graves impressionnants et des aigus triomphants) et surtout elle crée une tension dans son chant qui rend ses apparitions très fortes et notamment le magnifique duo du second acte.J’avoue être plus convaincu que lors de concerts où je l’avais trouvé assez froide (Les Nuits d’été notamment) .

netrebko.1302045661.jpgAnna Netrebko, la star des stars pour ce répertoire, n’a plus tout à fait la même voix depuis son accouchement: on y a perdu en douceur, en velours, et en contrôle du diaphragme, mais l’implication dramatique, l’intensité sont plus grandes, et la voix un peu plus large (même si cette voix miraculeuse était capable de tout il y encore quelques années) mais sans le timbre exceptionnel qu’elle avait par exemple dans Capuleti à Paris. La prestation reste évidemment de très grand niveau, mais un tantinet en deçà de ce qu’on connaît d’elle.

La surprise de la soirée vient de l’extraordinaire page Smeton de la jeune Elisabeth Kulman, mezzo autrichien qui devrait être promise aux plus hauts sommets du Panthéon lyrique: il ne faut pas la rater si elle passe en France, elle est stupéfiante d’engagement scénique, d’intensité, de technique, de volume (autant qu’on en puisse juger). C’est une Carmen évidente (elle l’a à son répertoire), mais elle doit être une Vénus de Tannhäuser assez étonnante. Chacune de ses apparitions (le rôle est assez bref) fut vraiment un magnifique moment.

En conclusion, il reste quatre ou cinq représentations et qui peut se ménager un petit week end viennois pourrait par exemple venir pour la dernière le 17 avril. L’an prochain, ce sera Roberto Devereux, avec l’encore grande Gruberova.

METROPOLITAN OPERA (MET) 2009-2010: LA BOHEME , le 27 février 2010, avec Anna Netrebko et Piotr Beczala

La Bohème est une valeur sûre du panthéon lyrique, et parmi les Bohèmes qui traînent dans les opéras du monde, qui ne connaît pas La Bohème de Zeffirelli? sa mise en scène pour la Scala qui remonte aux années 60  avec Karajan, est toujours à l’honneur à Milan, ainsi qu’à Vienne qui en est la copie conforme. Pour New York, Zeffirelli en 1981 a refait des décors nouveaux, adaptés à l’immense scène,  encore plus impressionnants et plus chargés qu’ailleurs, le deuxième acte, qui arrache des applaudissements nourris d’un public heureux est à ce titre ahurissant! On y trouve tout, y compris une calèche avec un vrai cheval pour l’arrivée de Musetta!! Autre variation, la mansarde, vue de l’extérieur (en pan coupé), ce qui éloigne les protagonistes du spectateur  ( le premier plan est occupé par des toits, et la mansarde est en fait surélevée au deuxième plan) ce qui  ne favorise pas la naissance de l’émotion.
La direction de Marco Armiliato n’est pas dénuée de poésie, elle est même assez fine et souligne de beaux détails de la partition, mais elle manque un peu de chair, ce qui chez Puccini est difficile à admettre. L’orchestre ne sonne pas suffisamment, le pathos nécessaire est quelquefois absent. C’est un peu dommage parce qu’il y a un vrai travail de direction.
Le plateau réunit des chanteurs de très bon niveau. le Rodolfo de Madame Netrebko est Piotr Beczala, étoile qui monte vers l’Olympe des ténors. L’an dernier à Baden-Baden, dans Yolantha, avec Anna Netrebko, il avait vraiment  remporté un très gros succès. Ce soir, il remporte aussi les suffrages du public: la voix est carrée, solide, l’aigu soutenu avec vaillance, il n’y a rien à dire au plan technique mais le timbre, la couleur et le style ne correspondent pas vraiment au personnage solaire qu’on attend. Il reste que ce Rodolfe est crédible, même avec la voix d’Hermann de la Dame de Pique… Gérard Finley est un bon Marcello, on ne s’en étonnera pas, le chant est élégant et expressif, la diction est un modèle, le troisième acte est vraiment réussi. Musetta est la jeune soprano américaine Nicole Cabell, qui chante avec beaucoup de vivacité et d’engagement et obtient un triomphe personnel après “quando m’en vo”. Une vraie découverte.
Anna Netrebko est-elle une Mimi? Elle en a indiscutablement la voix, mais en a-t-elle  l’âme. Si l’on puise dans les stars du passé récent, il eut des Mimi improbables, Kiri Te Kanawa par exemple, et des Mimi dans l’âme: Mirella Freni d’abord, LA Mimi des quarante dernières années, sans l’ombre d’une discussion, et Ileana Cotrubas, autre Mimi dans l’âme, elle aussi née victime du Destin. Anna Netrebko n’a pas le physique du rôle, à voir cette figure délicieuse et charnue (elle a pris un peu de corps…) on croit difficilement à la maladie. La voix est incroyablement pure, ronde, le timbre est magnifique, la couleur somptueuse, mais justement, ce chant somptueux sans douleur dans la voix ne convient peut-être pas non plus. C’est très beau, très pur, mais peut-être pas assez habité ou concerné.

Au total bien sûr une matinée (commencée à 13h…) de qualité, on ne crache jamais sur une Bohème, surtout honorablement distribuée: les autres chanteurs sont bons (Massimo Cavaletti dans Schaunard) sans être exceptionnels (Oren Gradus dans Colline) et on se réjouit de voir le vétéran Paul Plishka faire les utilités (Benoît, Alcindoro): je vis ainsi Erich Kunz dans Benoît à Vienne. Le réemploi des gloires passées, loin d’être une aumône, est une marque de fabrique des grandes maisons.  Enfin, ce samedi commença par Bohème à 13h et se clôtura par Attila à 20h, c’est cela aussi, les grandes maisons.