LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG (concertant) de Richard WAGNER le 4 SEPTEMBRE 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Immolation © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Cet été  aura été celui des Ring tronqués, après Munich où j’ai vu Siegfried, mais pas le reste, Bayreuth où je n’ai vu que Götterdämmerung, mais pas le reste, cette fois-ci je rate Siegfried, (mais pas le reste) même si je me suis laissé dire que la soirée n’était pas de celles qui restent dans les mémoires. Les obligations laborieuses contraignent quelquefois à choisir le reste du monde plutôt que Wagner.

Et même après un Ring tronqué, on est toujours ému au moment du Crépuscule, toujours le cœur bat de cette musique tant écoutée, et sans jamais se lasser, même quand l’exécution n’est pas parfaite, même quand les chanteurs ne sont pas exactement là où on les voudrait, même si le chef n’est pas forcément dans une ligne qu’on aime, il reste que la musique fonctionne toujours, émeut toujours: il y a toujours pour le cœur quelque chose à prendre. Et ce dernier jour du Ring à Lucerne ne fait pas exception, d’autant que la curiosité d’un nouveau Siegfried peu connu, Andreas Schager, remplaçant Torsten Kerl malade, donnait quelque piment à la soirée et créait une attente.
Par ailleurs, les représentations concertantes obligent par leur forme à se concentrer sur le texte, et permettent à l’esprit non de vagabonder, mais d’approfondir certaines ambiguïtés, certains points complexes du livret,  sans que l’on ait à réfléchir sur le sens d’une mise en scène: l’esprit n’est pas plus libre, mais il est occupé différemment, il est concentré sur l’orchestre, sur certaines phrases musicales, sur le chant, sur le texte.
Pour les artistes aussi les enjeux sont différents: ils sont plus “observés”, on les sent pour quelques uns désireux de jeu, pour d’autres plutôt installés confortablement derrière la sécurité de la partition (bien peu la lisent, ou l’ont en main tout en s’en libérant) quant à l’orchestre, c’est incontestablement lui la vedette, mis en relief par sa position, par l’acoustique très favorable de la salle, par la disposition de certains pupitres, dissimulés en hauteur. Seul le chef est gêné, ne voyant pas les chanteurs (dans Siegfried, il paraît que cela a créé des petits problèmes), même si eux avaient sous les yeux des écrans qui renvoyaient son image. En bref, les sources d’intérêt et d’émotion sont certes différentes, mais elles contribuent à faire de la soirée, même imparfaite, et elle le fut, une belle soirée.

Acte III © Priska Ketterer/Lucerne Festival

C’était une jolie idée que de faire en cette année Wagner un Ring à Lucerne, avec un public qui peut-être n’a pas l’habitude d’en voir un. Profitant de la forme concertante, peut-être aurait-il gagné à être plus concentré (comme à Budapest, dans une salle similaire, où il y a quatre jours consécutifs) avec  des distributions différentes chaque jour (comme à Munich en janvier), ce qui évite la fatigue des chanteurs dans les rôles lourds comme Brünnhilde, Wotan ou Siegfried, tel que, il est difficile pour quelqu’un qui habite loin d’être présent 6 jours consécutifs à Lucerne: je me suis laissé dire que la salle était plus clairsemée pour Siegfried.
Néanmoins le profil général de l’opération reste très positif et satisfaisant. Il n’y a jamais un Wagner de plus, ou un Wagner de trop: une fois de plus, nous avons pu faire des découvertes, avoir des surprises, et même songer à des possibles d’une mise en scène, à partir des difficultés du livret, Götterdämmerung étant à mon avis faussement linéaire, à cause du statut de “l’oubli” de Siegfried, et de l’attitude de Brünnhilde en conséquence: je me demande toujours pourquoi Brünnhilde ne reconnaît pas Siegfried quand il revient en Gunther (car c’est quand même une sorte de “super” Gunther qui lui ressemble singulièrement – beaucoup de mises en scène en marquent l’ambiguïté ) et l’affaire de l’anneau surpris à son doigt laisse toujours perplexe et rêveur: Siegfried ne répond pas, il balbutie presque, Gunther avoue ne pas avoir donné l’anneau à Siegfried, et tout se passe comme si finalement chacun se contentait de la situation sans qu’elle se résolve. Un metteur en scène devait y instiller une part de doute, une part de possible reconnaissance, une part de résolution, bref, dans tout le deuxième acte, rien n’est de l’ordre de la vérité, mais rien n’est de l’ordre du mensonge non plus.
Et dites moi au fait, pourquoi  Siegfried en super Gunther reprend-il l’anneau à Brünnhilde?..Bref, le spectateur, le lecteur du livret a de quoi méditer.
J’ai dit beaucoup de bien du Bamberger Symphoniker dans mon compte rendu de Rheingold. Au bout du parcours, il convient de nuancer, il convient aussi de mieux appréhender le sens donné à sa direction par Jonathan Nott . D’un point de vue strictement technique, cet orchestre a des cordes superbes, ductiles, pleines, charnues (et dans le Götterdämmerung, les cordes ont la part belle), de bons bois, mais le problème réside dans des cuivres irréguliers et donc peu sûrs. Si les cors ont été meilleurs cette fois-ci (avec l’emploi bien mis en valeur d’une sorte de cor naturel à la forme allongée à plusieurs moments), le reste des cuivres avait de petits accidents, souvent couverts par l’orchestre. Jonathan Nott quant à lui a beaucoup trop négligé les équilibres sonores de la salle, en imposant un volume beaucoup trop important dès que l’orchestre jouait seul, il en résulte des fortissimi qui explosent à l’oreille, une marche funèbre qui écrase par son volume et finalement rate l’effet attendu, un final bruyant (ah! ces coups de cymbales!) moins harmonieux, et dès que les cordes reprennent la mélodie, elles mêmes souvent trop hautes, c’est incontestablement plus dominé.
En fait j’ai eu l’impression d’une volonté de créer des effets, qui ont sans doute plu au public au vu du succès énorme remporté par l’orchestre et le chef, mais la musique de Wagner a-t-elle besoin d’effets? Et surtout de ces effets-là qui finissent par perturber l’audition. Au total, si Jonathan Nott est un chef précis et de bonne réputation, il donne l’impression ici de ne pas tenir de vrai discours, de ne pas avoir de ligne, mais de rester superficiel, voire de se concentrer sur l’orchestre sans toujours prendre garde aux chanteurs (Filles du Rhin), ni même au choeur, car sa direction du choeur du deuxième acte ne m’a pas paru maîtriser les masses mais plutôt   laisser  le choeur un peu seul, d’où des impressions de décalage et de petite confusions dans les attaques.

Siegfried et les filles du Rhin © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La distribution est plutôt honorable, avec des chanteurs splendides, et d’autres moins à l’aise. Les filles du Rhin m’ont moins plu que dans Rheingold: elles chantent fort, trop fort dans un moment qui devrait au contraire être plus lyrique, plus léger. Au début du troisième acte, leur chant est plutôt poétique, un peu mélancolique : rien de cela ici, déjà à cause de l’orchestre, qu’elles doivent dominer, et qui joue un peu au dessus de la ligne. D’où un effort trop marqué et un chant trop présent, même si les deux mezzos sont , comme dans Rheingold, plus en place que la soprano Martina Welschenbach (Woglinde) On les retrouve aussi comme Nornes (concentration de la distribution oblige), où elles donnent la réplique à Meagan Miller, c’est correct, mais sans vrai relief ni mystère.
Peter Sidhom est Alberich. Décidément, je n’arrive pas à accrocher à ce chanteur, il y a bien dans ce chant une volonté de donner de la couleur,  de dire le texte de manière acceptable, mais  la qualité intrinsèque de la voix n’est pas remarquable, le style reste un peu négligé, et le volume peu marqué: c’est bien pâle. Ainsi, le début de l’acte II n’a pas cette tension qu’on devrait noter. Thomas Johannes Kränzle dans Rheingold, avec une voix fatiguée, avait bien plus de relief et de maîtrise du personnage. Hagen, son fils (Schläfst du Hagen mein Sohn?), est Mikhail Petrenko. Cette fois-ci et surtout au premier acte, il domine beaucoup plus le rôle qu’il a interprété sur bien des scènes (Aix et Salzbourg par exemple), dans lequel on remarquait une voix jeune, assez claire qui tranche avec les Hagen habituels. Mais si le premier acte passe bien, les actes suivants suscitent plus de difficultés, qu’il résout un peu comme il le faisait avec Hunding, en appuyant sur certaines notes, en criant, et en négligeant la diction. Dans l’appel du choeur au deuxième acte, et dans l’ensemble qui conclut l’acte (avec Gunther et Brünnhilde) ce n’est pas la voix qui domine (Nagy s’impose plus dans Gunther). Mais là aussi, les effets des rugissements (qui remplacent le simple chant), portent sur le public qui lui fait un authentique triomphe. Je persiste à penser que Petrenko doit abandonner ces rôles qui ne conviennent pas à sa vocalité, sinon il ne durera pas longtemps à mon avis. Il était en effet vraiment fatigué à la fin.

Scène de Waltraute (Petra Lang – Elisabeth Kulman) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Une fois de plus, comme dans Fricka, Elisabeth Kulman fait la démonstration dans Waltraute d’un chant maîtrisé, intelligent, d’un texte mâché avec soin. Elle tient la partition, mais  finalement ne s’en sert pas, et réussit en peu de temps à capter l’attention du public, exceptionnellement silencieux par ses seules paroles, sans gestes superflus (alors que dans Fricka elle jouait). Sa Waltraute est captivante et tendue, complètement incarnée: personnellement, je trouve qu’elle est encore supérieure à Waltraud Meier dans la tension née du dire du texte. La seule référence qu’elle me rappelle, et elle est déjà lointaine, c’est Brigitte Fassbaender. Nous sommes à un très haut niveau de technique, d’intelligence, de chant: un moment d’exception. J’ai pensé à ce qu’elle fera un jour dans la Clytemnestre d’Elektra…Elle provoque d’ailleurs lorsqu’elle vient saluer une immense clameur, méritée.

Gutrune (Anna Gabler) Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Anna Gabler est Gutrune. À personnage inexistant chanteuse pâlichonne. l’impression des Meistersinger de Salzbourg où elle chantait Eva il y a quelques jours se confirme, une voix agréable, un physique avantageux, mais une expression assez absente; elle se réveille un peu au troisième acte et son intervention a un impact plus dramatique, plus présent, moins évaporé. Cette chanteuse devrait vraiment travailler l’expressivité et l’engagement.

Siegfried (Andreas Schager) Gunther (Michael Nagy) Acte I © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Tout différent est le Gunther de Michael Nagy (le très beau Wolfram de Bayreuth) qui a remporté un succès seulement ordinaire, là où j’avais envie de hurler mon enthousiasme. Mais c’est vrai, Gunther ne déchaine pas l’enthousiasme. Le personnage est pâle, falot, lâche, sans relief. D’abord, Nagy en dessine un personnage en peu de gestes: mains qui se tordent, petit gestes nerveux, presque des tics, regards en dessous, ne s’imposant jamais vraiment, et il chante le rôle comme il vit le personnage, sans excès, rien de trop, μηδὲν ἄγαν, même si on sent la voix volontairement retenue, notamment dans les ensembles au deuxième acte. En plus, le chant est vraiment intéressant, relief du texte, intelligence de la diction, joli timbre, un vrai ton et pourtant en scène une extraordinaire modestie, il est seulement juste, terriblement juste. Une vraie performance. Superbe.

Brünnhilde (Petra Lang)-Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est sans doute plus à l’aise que dans Walküre, d’abord, elle connaît mieux le rôle, mais cela ne veut pas dire qu’elle l’incarne: la scène avec Waltraute est terrible sous ce rapport: chanteuse honnête face à incarnation; théâtralement, elle n’existe pas. C’est un vrai mystère pour moi qui l’ai vue en  Ortrud qui brûlait les planches. J’en viens à penser que Brünnhilde pour elle est une erreur de casting (même si elle le chante sur bien des scènes). D’abord, la voix a des problèmes. Ayant sans doute cultivé les aigus ébouriffants qu’elle avait dans Ortrud, et ayant sans doute travaillé ce registre si important pour Brünnhilde, elle qui était mezzo, voire contralto, elle n’a plus de grave. Le son  ne sort pas dans le registre grave. c’est comme si elle avait une voix clignotante, à éclipses, tantôt du son, tantôt du vide, dès que dans une même phrase on a une alternance aigu/grave. De plus, l’aigu existe évidemment, mais il reste banal, il n’a pas de vraie chaleur, pas de vrai développement (Catherine Foster à Bayreuth avait le même problème avec les graves, mais elle avait un registre aigu superbe, large, chaud). Elle se sort honorablement de la scène de l’immolation, mais sans rien de particulier, ni vécu et vivant, ni incarné et charnel. Je parlais de ton juste à propos de Michael Nagy, je parle ici d’une Brünnhilde qui est quelquefois musicalement et vocalement inexistante qui n’a justement pas de ton. On attend de Brünnhilde une vibration,  et ici il n’y en a pas, et cela reste plat. J’attendais une bête de scène, et je trouve seulement une chanteuse appliquée, sans cette petite lumière qui porte à l’incandescence public et plateau. Une Brünnhilde de série pour un rôle qui ne supporte pas la série. Surprenant et décevant, mais pas indigne.

Jonathan Nott-Siegfried (Andreas Schager-Hagen (Mikhail Petrenko) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Et Siegfried? Siegfried, c’est Andreas Schager, qui a chanté aussi Siegfried ce printemps avec Barenboim, qu’on a entendu à Rome dans Rienzi. Il connaît parfaitement le rôle, il le joue, avec engagement, et même un soupçon d’excès. Il joue un ado attardé, naïf, sans distance par rapport aux choses, il bouge beaucoup, s’assoit, se couche, bref, autant la Brünnhilde de Petra Lang est figée, autant lui virevolte. Il est agréable, a peu le profil du Heldentenor (il est filiforme) et il n’en a pas la voix non plus, mais il a une vraie voix, un timbre assez agréable, et son chant est vraiment expressif. C’est évidemment supérieur à Lance Ryan,  et aussi à Torsten Kerl même quand il est en forme. Son troisième acte (aussi bien la scène des filles du Rhin que celle de la mort) est tendu, vraiment en place et même assez impressionnant dans le contrôle vocal et la manière de ménager des effets calculés. Il a eu un ou deux menus accidents, dont une attaque (à aigus…) ratée et passée par profits et pertes avec un sourire et une certaine désinvolture élégante qui ne m’a pas déplu. Voilà une très agréable surprise, qui a bien éclairé le premier acte car ce Siegfried au pied levé a immédiatement démontré une grande maîtrise. Apparu assez tard sur le marché des Siegfried internationaux (il a 42 ans), c’est un chanteur qu’on va sans doute voir assez fréquemment sur les scènes wagnériennes. Jay Hunter Morris, Torsten Kerl, Stephen Gould, Lance Ryan et maintenant Schager, on a plus de Siegfried en ordre de marche (ou à peu près) que de Manrico pour Il Trovatore…

Mort de Siegfried (Andreas Schager) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Je disais mon émotion à la fin de ce Götterdämmerung, et peut-être après ce compte rendu assez tatillon y voit-on une contradiction. Je maintiens qu’il y a plusieurs  niveaux de lecture et de jouissance wagnériennes: il y a l’audition pure de l’oeuvre qui de toute manière produit son effet, il y a aussi l’attention et la chaleur du public qui est communicative (et Wagner génère tension et attention), il y a enfin quand on en écoute souvent sur les scènes, les inévitables comparaisons: Le Götterdämmerung de Munich en janvier reste insurpassable. Celui de Lucerne nous a permis de (re)découvrir des artistes vraiment exceptionnels (Kulman, Nagy, Vogt) et de découvrir (par le hasard des grippes)  un nouveau Siegfried, et a constitué malgré les réserves un moment de plaisir, puisqu’à l’accord final, on avait déjà envie de remettre ça, comme dans toute pratique addictive…car je vous le rappelle, dans les drogues, il y a le cannabis, l’héroïne, la cocaïne et Wagner.
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Saluts

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE (concertant) de Richard WAGNER le 31 AOÛT 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

Les Walkyries ©Peter Fischli / Lucerne Festival

C’est toujours quand le prologue est passé qu’un Ring commence vraiment à se dessiner. avec Die Walküre, c’est l’entrée en scène de Brünnhilde, c’est la présence des personnages les plus sympathiques de la Tétralogie, Siegmund et Sieglinde: tout prend corps et forme, et c’est musicalement surtout la pièce la plus populaire.
Il faut dire que la Walküre de ce soir laisse un brin perplexe: après un Rheingold la veille plutôt homogène, nous avons une Walküre plutôt contrastée, avec du très remarquable, et du passable. Ce n’est jamais mauvais, mais cela n’enthousiasme pas toujours. Grand succès auprès du public (standing ovation) qui (au moins pour les gens de Lucerne) ne peut voir un Ring dans le théâtre local, bien trop petit.
L’orchestre confirme les qualités des cordes entendues la veille, c’est même encore accentué, tant on a l’impression qu’elles emportent tout et qu’elles dictent toute la couleur (dans le Lucerne Festival Orchestra, ce sont les bois qui ont ce rôle moteur), des cordes engagées, soyeuses, vigoureuses. En revanche, les cuivres confirment leurs faiblesses, avec plusieurs accidents (les trompettes! les cors!), et les bois sont plutôt de qualité. Mais la direction de Jonathan Nott manque d’homogénéité et de ligne. C’est une direction attentive, précise la plupart du temps parce qu’à quelques moments, on a l’impression que les choses sont suspendues et sans rênes, et très soucieuse des chanteurs, comme la veille: mais dès que les chanteurs disparaissent, alors le volume augmente fortement, et cela devient trop fort, voire bien trop fort (la Chevauchée des Walkyries). Avec des exagérations dans la mise en valeur de certains instruments, les percussions notamment, dont le volume sonore est disproportionné et finit par fausser tout l’équilibre (fin du prélude, début du second acte). Il y a des moments trop forts, écrasants et bien trop marqués et d’autres vraiment réussis, voire magnifiques, singulièrement dans les moments de retenue, dans les moments lyriques, comme tout le premier acte, plutôt très réussi dans son ensemble, ou le monologue de Wotan au deuxième acte, magnifique à l’orchestre, ou dans l’annonce de la mort: je dis bien à l’orchestre, car pour les voix, c’est autre chose. On n’arrive pas encore à vraiment nommer ou identifier ce style de direction, à moins qu’il n’y en ait pas, et qu’elle s’adapte aux opportunités laissées par la partition, et qu’elle se réduise au seul souci de faire sonner l’orchestre et finisse par le faire trop sonner, et que cela sonne au total superficiel et incolore, alors que les grandes qualités de précision et de couleur se lisent plutôt dans les passages plus retenus et moins spectaculaires.

Du point de vue vocal, c’est tout aussi contrasté et déséquilibré, bien qu’au total, cela passe assez bien comme on dit. Un tel plateau dans le répertoire italien aurait fini pour certains chanteurs dans le sang ou la tomate pourrie: chez Wagner, parce que Wagner demande autre chose que de la simple performance (les italiens aussi demandent plus, mais la performance compte beaucoup), le défaut de performance vocale peut être compensé par le style, la diction, telle ou telle couleur.
Prenons le Wotan d’Albert Dohmen. Un timbre voilé, peu d’aigus, une voix vieillie prématurément, voire usée mais une présence (sans grands gestes, sans expression du corps ou du regard particulière, avec un air éternellement las), mais du style, mais une jolie diction, ou plutôt un joli dire. Car le monologue du deuxième acte, qui passe très bien la rampe grâce à un bel orchestre notamment et grâce à la manière de dire le texte, est plutôt une sorte de Sprechgesang, tant l’effort de modulation et de contraste est écrasé par l’impossibilité de monter à l’aigu, voire de simplement chanter . Il en est de même au troisième acte, où les aigus disparaissent totalement à la fin. Est-ce à dire que la prestation est insuffisante: non, parce que malgré tout, et même fatigué, voire usé, le personnage est là (on peut imaginer un Wotan fatigué dès le départ) et Dohmen a un reste de style encore bien en place et intelligemment mis en valeur. C’est un vieux renard (il a la partition, mais la regarde de loin, sans y toucher…).
Le Hunding de Mikhail Petrenko pose un autre type de problème. La voix est jeune, joliment colorée, le timbre intéressant, mais – et son Hagen d’Aix nous l’avait fait remarquer – insuffisamment puissant pour les grandes basses wagnériennes. Cela peut être intéressant pour un postulat de mise en scène, mais pas pour une représentation concertante. Je crains que Petrenko ne se gâche dans ce type de rôle. Outre quelques problèmes de diction (comme dans Rheingold, certains moments sont peu compréhensibles), il rencontre de vrais problèmes techniques qu’il masque de la manière la plus agressive et vulgaire qui soit, en accentuant jusqu’au cri certains mots, “faisant” le méchant, cela passe pour une volonté d’acteur, pour une trouvaille de jeu, alors c’est un trucage qui masque une insuffisance technique. C’est très désagréable et ne rajoute rien à l’ensemble. Depuis plusieurs soirées Petrenko montre des limites (voir Elektra à Aix), il faudrait peut-être revoir le répertoire, il y bien d’autres rôles de basse. Et Mikhail Petrenko n’est pas une basse profonde wagnérienne.

Petra Lang ©Peter Fischli / Lucerne Festival

La Brünnhilde de Petra Lang est d’abord très décevante: dans un Festival de haut niveau comme Lucerne, on ne se présente pas dans  Walküre le nez plongé dans la partition, tenue à la main, empêchant ainsi tout mouvement, toute liberté des gestes. Mais pas seulement, empêchant aussi la liberté du chant, l’expression, l’engagement: son deuxième acte est d’une singulière platitude. Elle qui sait être si sauvage en scène, elle est inexistante: inexistante face à Wotan, inexistante face à un merveilleux Klaus Florian Vogt dans l’annonce de la mort où elle est totalement inexpressive, voire éteinte. Quand on pense à ses Ortrud extraordinaires, on se demande pourquoi alors elle se fourvoie dans Brünnhilde. Elle se réveille tant soit peu au dernier acte, car, même toujours esclave de sa partition, elle réussit à libérer sa voix et donner un peu d’intensité. Mais cela reste tout de même bien peu passionnant.

Meagan Miller (Sieglinde) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Meagan Miller en Sieglinde n’a pas non plus la voix attendue, bien que la prestation soit honnête, comme souvent chez les chanteurs américains: il y a de la technique, c’est juste, c’est bien conduit, mais en revanche, si peu d’intensité et si peu de capacité à développer du volume! On l’avait noté la veille dans Freia, où elle était très peu marquante, et c’est une Sieglinde sans vraie tension, aux aigus qui sortent sans s’épanouir, c’est donc insuffisant pour le rôle. La voix sort vraiment au troisième acte (c’est bien le minimum, vu les exigences du troisième acte en matière de volume pour Sieglinde), mais elle reste en deçà de ce qu’il faut attendre d’une Sieglinde et au premier, et au deuxième acte. Honnête, sans plus mais pas pour un festival et sûrement pas encore pour la scène.
Les huit Walkyries en version concertante m’ont permis de noter un détail qui a son importance: vu qu’elles sont en robes de soirée chacune différentes, et non en uniforme casqué et ailé comme dans les bonnes mises en scène, on voit les individualités, alors qu’en scène, elles apparaissent comme un groupe compact et indistinct, et même si on peut distinguer les voix, c’est toujours l’ensemble qui prime: ici elles arrivent en scène les unes après les autres et chantent chacune de manière bien identifiée leurs répliques: le résultat c’est qu’on distingue très bien les bonnes et moins bonnes, voire des pires. Cela donne même des idées de mise en scène pour individualiser les Walkyries…Comme je suis d’une gentillesse coupable, je ne dirai pas qui, mais il y a vraiment des voix dures à entendre, alors qu’une fois de plus (comme hier dans Wellgunde) se distingue Ulrike Helzel, Waltraute au beau volume sonore, à la technique maîtrisée, à la ligne de chant impeccable. Elle devrait vite être remarquée par des théâtres pour des rôles plus importants.
À ce point du compte-rendu, sans doute le lecteur va-t-il se demander ce qu’il y a de sauvable dans la soirée, mais qu’il se détrompe: malgré les défauts des uns et des autres, ça passe, et ça passe même plutôt bien auprès du public, tout simplement parce que cela reste d’un niveau acceptable sans être ni remarquable, ni scandaleux, et puis, c’est de la si belle musique.
Mais je vous rassure, le remarquable vient enfin.

Elisabeth Kulman, impériale Fricka ©Peter Fischli / Lucerne Festival

D’abord, honneur aux dames, par la Fricka exceptionnelle d’Elisabeth Kulman, déjà remarquée dans la Walküre de Munich en janvier dernier et hier dans Rheingold. D’abord, il y a un style et une diction modèles, ensuite, il y a une intelligence du texte telle qu’on a l’impression que madame Kulman chante avec le ton, elle est ironique, sarcastique, faussement naïve, à la fois chatte et lionne: quelle superbe incarnation – car c’est le seul mot qui vient pour qualifier ce travail tout à fait extraordinaire: à côté, le Wotan de Dohmen fait pataud: on comprend qu’il renonce bien vite à son dessein de soutenir Siegmund:  face à un tel feu nourri d’artifices féminins, face à cette superbe Fricka, il n’y a qu’une chose à faire, céder. Impérial. Mes voisins et moi nous nous regardions à sa sortie de scène, éberlués.

Meagan Miller (Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Et puis il y a Klaus Florian Vogt, l’autre ténor allemand. Inoubliable Walther, inoubliable Lohengrin. J’avoue que j’avais un peu de doutes sur son Siegmund. Eh bien, tout est vite dissipé tant le ténor arrive dès le début à dessiner un personnage autre, juvénile, tendre, naïf, rêveur, un Siegmund complètement “deshéroïsé”, poète, le regard perdu, épuisé, un Siegmund qui aurait pris quelque chose de Parsifal. Et à accompagner cela d’un chant complètement habité, qui impose son tempo et sa respiration, qui impose son volume aussi et son timbre si particulier. Chaque parole est inspirée, chaque mot est pesé, chaque phrase fait sens et couleur et émotion. Même ses “Wälse” sont tendres, presque retenus et fragiles. Et dans l’annonce de la mort au deuxième acte, face à une Petra Lang en creux, il est proprement bouleversant de simplicité, et de justesse, de modération. Comme il demande s’il pourra serrer Sieglinde au Walhalla, l’air ailleurs, le ton absent et la voix néanmoins décidée, je ne l’ai jamais entendu chez aucun ténor – c’est unique et c’est bouleversant : avec ses moyens propres il m’a fait penser à Jon Vickers, car Vickers , avec certes un tout autre volume, avait cette capacité à émouvoir dans la simplicité, avec son timbre si singulier et procurait le même type d’impression dans les rôles déchirants. Vogt devrait s’essayer un jour à Peter Grimes…
Kulman et Vogt ont fait vibrer et vivre le texte, ils étaient à eux seuls théâtre.
Alors pour Elisabeth Kulman et Klaus Florian Vogt, oui, cette Walküre valait le voyage. Ils ont fait de certains moments de la soirée des moments d’exception, de ces moments qui valent la peine d’être vécus, et qu’on ne peut vivre qu’à l’opéra.
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Jonathan Nott ©Peter Fischli / Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: DER RING DES NIBELUNGEN, DAS RHEINGOLD (concertant) de Richard WAGNER le 30 AOÛT 2013 (BAMBERGER SYMPHONIKER, Dir: Jonathan NOTT)

L’ensemble des artistes ©Priska Ketterer / Lucerne Festival


Enfin!
Enfin on va pouvoir se concentrer sur la musique de Wagner. Une musique qui ne sera pas perturbée, pervertie, pourrie par des élucubrations de metteurs en scène qui osent faire de l’ombre à la divinité. Et pourtant, une exécution concertante du Ring a quelque chose d’antiwagnérien, parce qu’elle efface le théâtre que Wagner a voulu toute sa vie remettre au premier rang, jusqu’à en construire un spécifique pour ses œuvres. Le théâtre est intrinsèque chez Wagner.
Mais si le théâtre est absent, le théâtral lui, est bien présent dans l’oeuvre et donc un Ring concertant peut avoir une couleur théâtrale, sans qu’il y ait forcément une mise en scène. Le théâtre apparaît souvent là où on ne l’attend pas.
Le prologue de l’Anneau du Nibelungen est sans doute en l’occurrence le moment le plus théâtral du Ring,  pas de longs monologues, des dialogues et des débats continus, des personnages très construits et différenciés, une palette de voix très large, y compris avec des couleurs différentes dans la même tessiture (les basses!) et des performances d’acteur nécessaires (Mime, Alberich, Loge). Les femmes y sont plutôt secondaires, victimes (Freia), épouses-au-côté-du-mari (Fricka), gentilles écervelées (Filles du Rhin): seule Erda, si son apparition est bien conduite, peut constituer un moment fort et asseoir le personnage. Chez les hommes, une belle brochette de voleurs (Wotan, Loge, Alberich), une victime (Mime), deux brutes (les géants) dont une au coeur tendre (Fasolt) et deux bouches inutiles (Froh et Donner): bref un raccourci d’humanité.
Dramaturgiquement, le prologue doit se dérouler en continu, parce qu’il est prologue,  et dans une fluidité totale voulue par la musique que le metteur en scène doit aménager: si possible tout à rideau ouvert, avec des transformations à vue; c’était d’ailleurs le seul problème à mon avis du Rheingold de Chéreau, où à chaque scène (descente au Nibelheim notamment), le rideau se fermait, laissant cependant se déployer la musique.
Dans la salle toute blanche du KKL, ce Rheingold a fière allure, avec un accompagnement scénique minimaliste, mais enrichi de ce que les chanteurs n’ont pas de partition et peuvent s’échanger des regards, et faire quelques mouvements, sans qu’on puisse dire qu’il s’agit d’une version semi-scénique (ou semi-concertante), il y a quelques éclairages très discrets (filles du Rhin, apparition d’Erda, apparition du Walhalla), bref, une concession minimaliste au théâtral.
Mais la représentation concertante exige un certain nombre de conditions: d’abord, n’ayant pas à gérer une mise en scène, les chanteurs sont beaucoup plus concentrés sur le texte et soignent particulièrement sa diction: c’est le cas, et il faut saluer la performance de tout le plateau pour une émission particulièrement claire du texte, dans ses moindres inflexions: Alberich (Thomas Johannes Kränzle) en est le meilleur exemple, avec Loge (Adrian Eröd), Fricka (Elisabeth Kulman) et Wotan (Albert Dohmen). Une excellente diction chez Wagner peut compenser certains problèmes vocaux (c’est notable chez Dohmen). Car diction veut aussi dire couleur, modulation sur telle ou telle parole, insistance ou allègement, le tout dans une compréhension parfaite du texte, qui apparaît par ailleurs en surtitrage.
Un autre problème est le rapport orchestre/voix, essentiel chez Wagner. La voix doit être entendue et clairement entendue (ah, le théâtre, toujours le théâtre) et à Bayreuth, c’est d’abord la voix qui est favorisée, et le spectateur qui est dans la salle pour la première fois est toujours surpris de la relative discrétion de l’orchestre. Dans une représentation concertante, où le chanteur doit affronter l’orchestre qui est immédiatement derrière lui avec sa centaine de musiciens, trouver des équilibres acoustiques est plus délicat, et l’on a déjà entendu des représentations concertantes où les voix sont englouties dans la vague orchestrale. Pour essayer d’équilibrer ici, quelques solutions techniques: orchestre et chanteurs sont sur le même niveau: sur le plateau pas de niveaux différents pour les musiciens, sauf un petit rehaussement minime pour les cuivres, ensuite, quand les chanteurs interviennent (c’est très notable dans toute la première partie , l’orchestre est très retenu, se fait assez discret, pour laisser au dialogue et aux paroles tout l’espace. On a rarement entendu une scène des filles du Rhin aussi claire au niveau vocal, et la scène des Dieux laisse  la conversation s’épanouir. Dès qu’il y a un intermède symphonique en revanche, l’orchestre reprend ses droits, de manière très marquée, et le volume sonore grossit, s’élargit, jusqu’à devenir presque explosif (bien trop quelquefois, par contraste). Ainsi donc, la primauté des voix est respectée, scrupuleusement, ce qui n’est pas si facile dans une salle très réverbérante, et pas toujours favorable aux chanteurs. Il faudrait encore vérifier l’acoustique à d’autres places, notamment vers les galeries.
Ce qui impressionne d’abord, c’est le son de l’orchestre et sa qualité.
Les Bamberger Symphoniker sont une formation de tradition, mais relativement récente, fondée en 1946, par des ex musiciens du Deutsches Philharmonisches Orchester Prag  (l’orchestre Philharmonique allemand de Prague) que dirigeait Joseph Keilberth et des musiciens qui avaient dû fuir l’Allemagne pendant le nazisme. Il prit d’abord le nom de Bamberger Tonkünstlerorchester. Il est profondément lié à Joseph Keilberth, qui le dirigea de 1950 à 1968. Immédiatement, il fut considéré comme l’un des meilleurs orchestres allemands et il a été dirigé par les plus grands chefs (Hans Knappertsbusch, Rudolf Kempe, Clemens Krauss, Sir Georg Solti, Christoph von Dohnanyi, Günter Wand, Giuseppe Sinopoli) et plus récemment Gustavo Dudamel – vainqueur du premier concours de direction d’orchestre Gustav Mahler (2004), qui a lieu à Bamberg – et Ingo Metzmacher. Il est dirigé depuis 2000 par le chef britannique Jonathan Nott, et depuis 2003, l’orchestre a la qualification de Bayerische Staatsphilharmonie (Philharmonie d’Etat de Bavière). C’est la formation emblématique de la petite ville de Bamberg (70000 habitants et presque 10% de la population abonnée à l’orchestre) , connue par sa cathédrale et notamment la statue gothique du Cavalier de Bamberg. La ville est située au Nord de la Bavière, à égale distance entre Nuremberg et Würzburg, à 65 km à l’ouest de Bayreuth. L’orchestre dispose d’un vaste auditorium moderne. Formation de tradition à cause de ce son très stable, très plein, aux cordes merveilleuses (elle furent dans Rheingold vraiment étourdissantes), un ensemble très singulier, charnu, très “symphonique” au sens fort du terme: les musiciens à l’évidence s’écoutent, et illustrent à merveille cette école allemande qui semble disparaître hors Leipzig et Dresde, et qui reste ici profondément enracinée. Évidemment, la musique de Wagner est ici chez elle, géographiquement, historiquement, viscéralement: on connaît les Wagner que Keilberth a dirigés à Bayreuth, mais aussi Eugen Jochum (qui fut “Ehrendirigent” et qui joua un grand rôle à la mort de Keilberth pour continuer la tradition) et Horst Stein, le chef suisse qu’on connaissait bien à Paris du temps de Rolf Liebermann, très grand wagnérien  qui fut directeur musical des Bamberger Symphoniker de 1985 à 1996.
C’est donc une grande chance d’écouter cette phalange très respectée en Allemagne, qui ne fait pas grand bruit, mais qui continue de porter une tradition musicale riche; je renvoie le lecteur au site de l’orchestre pour qu’il se rende compte de ce que peut être l’apport d’un tel orchestre pour une petite ville (http://www.bamberger-symphoniker.de). Et ce Rheingold laisse espérer un Ring d’une très grande qualité à l’orchestre, tant c’est lui qui est le véritable triomphateur de la soirée, pas un pupitre ne fait défaut (très bons bois, cuivres un peu plus faibles mais globalement d’assez bon niveau, cordes phénoménales d’homogénéité, de rythme, d’engagement).

Jonathan Nott ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

À sa tête, Jonathan Nott, qui en a perdu sa baguette. Direction somptueuse, énergique, veillant scrupuleusement aux équilibres sonores, au geste précis. Son interprétation n’a pas l’originalité qu’on lit chez d’autres chefs, mais c’est un Wagner de grande tradition, très engagé, très sonore, et en même temps très modulé pour laisser la place aux voix qu’on entend.

La distribution est de haut niveau, et très homogène, avec des chanteurs connus pour leurs prestations dans les grands rôles wagnériens.

Thomas Blondelle, Elisabeth Kulman, Mikhail Petrenko, Christoph Stephinger, Adrian Eröd ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Albert Dohmen est Wotan, il l’a aussi été à Bayreuth, c’est une des grandes basses wagnériennes des 15 dernières années, avec une diction, un jeu sur les paroles, un art de la coloration exemplaires. La voix a beaucoup perdu de son éclat et de sa force, le timbre n’est plus non plus ce qu’il était: un organe  vieilli, mais il reste un style, il reste une émission, il reste une technique, il reste une personnalité  et cette capacité qu’ont les grands de savoir compenser les problèmes de volume par exemple, par des artifices techniques qui les masquent habilement : c’est toujours possible chez Wagner, moins chez Verdi…

Adrian Eröd et Thomas Johannes Kränzle ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

À ses côtés Thomas Johannes Kränzle, l’un des meilleurs Alberich d’aujourd’hui. La voix n’est pas d’une qualité intrinsèque particulière, ni le timbre, ni même le volume et semble un peu usée. Mais il a l’expressivité, l’intelligence du texte, le sens de l’interprétation et de la couleur; la prestation est supérieure de présence et de tension avec une capacité  remarquable à masquer les insuffisances. Beau travail

Thomas Laske Thomas Blondelle Meagan Miller Adrian Eröd ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Remarquable aussi le Loge d’Adrian Eröd; Eröd est un baryton, Loge est écrit pour un ténor de caractère. Il a déjà interprété Loge avec grand succès à Vienne. On l’a entendu à Bayreuth (et Amsterdam) dans Beckmesser. La qualité de ce chanteur, c’est d’abord la ductilité de la voix, l’expressivité, le sens du texte (il a étudié à Vienne avec Walter Berry), l’intelligence qui sort par tous les pores, la construction immédiate d’un personnage. Alors il joue avec une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle, mais il est aussi un baryton au timbre très clair, aux frontières du baryténor, ce qui rend cohérent ce choix. Le personnage lui même, petit, mobile, aux gestes rapides renforce la présence scénique incontestable.

Adrian Eröd

Pour ceux qui ne le connaîtraient pas,  il ressemble beaucoup (par l’allure) à notre ancien président Nicolas Sarkozy: après tout, Sarkozy en Loge, intelligent, roublard, et plein d’idées, et pas trop regardant, cela colle, non?
Les deux géants sont vocalement très différenciés, deux voix de basse qui évoluent dans deux univers opposés. Fasolt (Christoph Stephinger) à la voix imposante, large, un peu brute, très soucieuse de l’expressivité et de la diction, et qui correspond bien à un personnage un peu fruste, mais avec un coeur, et Fafner (Mikhail Petrenko) au timbre jeune, velouté, plus éduqué, et par là même pas toujours vraiment au rendez-vous de la force et de la projection nécessaires, avec de vrais problèmes de diction quand le discours s’accélère. Petrenko sera Hunding dans Walküre et Hagen dans Götterdämmerung, une autre paire de manches . On connaît (Aix et Salzbourg) son Hagen juvénile et subtil et même un peu léger pour mon goût: il est ici un Fafner pas tout à fait dans le rôle, un peu vocalement “border line”. Mime est le ténor suisse Peter Galliard, ténor de caractère qui s’en sort avec les honneurs, sans avoir un timbre particulièrement séduisant. On revoit avec plaisir le ténor Thomas Blondelle (David dans les Meistersinger à Amsterdam), mais Froh est vraiment un rôle de complément, et le Donner de Thomas Laske est très honorable notamment dans ses “Heda Hedo”, sans marquer particulièrement.

Les Filles du Rhin ©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Du côté des rôles féminins, je m’arrête sur les excellentes filles du Rhin, que la version concertante met en valeur, avec une note toute particulière pour la magnifique Wellgunde de Ulrike Helzel, sens du contrôle vocal, volume notable, timbre séduisant mais les trois, avec la Flosshilde de Viktoria Vizin et la Woglinde de Martina Welschenbach (un peu plus en retrait) composent un ensemble notable. La Freia de Meagan Miller est assez fraîche mais ne m’a pas particulièrement impressionné, elle chante Sieglinde ce soir aux côtés de Klaus Florian Vogt, ce sera une épreuve de vérité. En revanche, la Fricka d’Elisabeth Kulman est vraiment intéressante (plus qu’à Munich cet hiver dans Rheingold). Rôle ingrat que celui de Fricka dans Rheingold, seulement insérée dans des dialogues, sans vraiment un moment qui soit concentré sur elle (dans ce sens, c’est bien plus intéressant dans Walküre où elle n’a qu’une scène, mais quelle scène!). Mais la version concertante nous fait nous concentrer de manière plus systématique sur les qualités d’émission, de diction, sur l’expressivité et la Fricka d’Elisabeth Kulman à ce titre un vrai modèle de chant intelligent, modulé, coloré, presque même un peu maniériste. Beau personnage, bien dessiné, magnifiquement interprété.
Reste enfin la Erda de Christa Mayer, en troupe au Semperoper de Dresde, vue il y a peu à Bayreuth dans Mary du Fliegende Holländer, rôle épisodique qui permet de voir les défauts mais non les qualités d’une voix. S’il manque ici la mise en scène pour mettre en valeur le personnage et son mystère (on ne peut pas dire que Christa Mayer apparaisse vraiment mystérieuse…), la voix est ici bien isolée et mise en valeur, une voix sonore, aux riches harmoniques, bien posée: une très agréable surprise qu’il faudrait revoir en Erda à la scène, mais déjà, l’impression est favorable.
Ainsi donc ce Rheingold, sans être une référence, fait honneur et aux 75 ans du Festival, et au bicentenaire de Richard Wagner, dans cette ville où il a séjourné (Tribschen est à quelques centaines de mètres): c’est pour moi l’orchestre qui emporte la conviction (c’est lui d’ailleurs qui provoque la standing ovation) et cela laisse augurer de beaux moments pour la suite des trois autres journées. [wpsr_facebook]

Salut final