IN MEMORIAM JON VICKERS (1926-2015)

Jon Vickers en 1991
Jon Vickers en 1991

Encore un des marqueurs de ma vie de mélomane qui s’en va. J’ai eu la chance, comme beaucoup de parisiens, de le voir dans une série de rôles : Otello, Néron (de l’Incoronazione di Poppea), Parsifal, Canio, Peter Grimes, Florestan, Tristan, Samson. C’est encore mon Parsifal de référence, tant il m’a marqué dans ce rôle qu’il interprétait de manière hallucinante, en en faisant un personnage mûr, soucieux, dramatique, imposant.

Nerone à Paris (1978)
Nerone à Paris (1978)

N’en déplaise aux baroqueux, il fut Néron face à la Poppea de Gwyneth Jones. Ceux qui ont vu à Paris en 1978 cette production de l’Incoronazione di Poppea dans une distribution digne de Wagner (avec eux Christa Ludwig et Nicolaï Ghiaurov) que déjà à l’époque on avait critiqué au nom de la vérité musicale, savent combien la vérité scénique était là, dans ces personnages hors du commun, dans un Néron bestial et monstrueux, qui savait pourtant (et avec lui la Poppea de Gwyneth Jones) retenir sa voix et produire le plus incroyable duo final qu’on ait pu entendre (On peut le voir sur YouTube). Il y a la vérité musicale qui aujourd’hui est autre, les modes sont ailleurs, elles changeront sans doute comme toutes les modes et tous les diktats. Et puis il y a la vérité du texte, la vérité de la scène : aucune des Incoronazione di Poppea depuis n’a imposé cette vérité là. Pour moi le couple Nerone/Poppea, c’est Vickers et Jones, pour l’éternité.
Jon Vickers est de cette race de chanteurs qui n’a plus cours aujourd’hui.
Aujourd’hui on adore les voix sous verre, les voix propres, les voix lisses, les voix contrôlées car on pense que la forme c’est toujours la substance.
La génération de mélomanes qui a découvert l’opéra dans les années 60 ou 70 a été formée aux grandes voix de tripes, les Resnik, les Nilsson, les Freni, les Price (Leontyne et Margaret), les Arroyo, les Domingo, les Cappuccilli, les Ghiaurov, les Jones, des chanteurs qui savaient ce que style voulait dire, qui savaient ce que contrôle voulait dire, mais qui pliaient leur style et leur technique aux exigences de l’expression, du texte et de la vérité scénique et surtout de l’émotion.

Jon Vickers est Otello dans le film de Karajan
Jon Vickers est Otello dans le film de Karajan

Le deuxième acte d’Otello avec Vickers était hallucinant de violence, de déchirure béante. Son Vesti la giubba de I Pagliacci arrachait les larmes. Qui a chanté comme lui l’air de la Meule (Vois ma misère) de Samson et Dalila ? On ne joue plus guère cet opéra aujourd’hui faute de chanteurs capables de transcender une œuvre qui a besoin de brûleurs de planches pour exister.
Jon Vickers avait à la fois la carure écrasante en scène, une présence phénoménale qui exigeait à ses côtés des partenaires immenses car on n’avait d’yeux que pour lui dès qu’il apparaissait et dès qu’il prononçait quelques mots de sa voix inimitable, au timbre si particulier : dans Parsifal, dès le premier acte, où pourtant il n’a pas grand chose à dire, il en était ainsi.
Jon Vickers portait le drame dans la voix, il portait la lacération, il portait la tragédie. Le disque a su d’ailleurs le rendre, dans son Otello (même dans le film avec Karajan pourtant critiquable) dans son Don José, dans son Siegmund même à Bayreuth ou à New York.
Son rapport avec Wagner était contrasté, il a très vite quitté Bayreuth, car il n’y aimait pas l’ambiance religieuse qui entourait Richard Wagner, lui qui par ailleurs était un fervent chrétien. Mais il a laissé une trace wagnérienne indélébile dans le fameux Tristan und Isolde d’Orange (7 juillet 1973) où les trois monstres (Jon Vickers, Birgit Nilsson, Karl Böhm) et l’Orchestre National qui était alors de l’ORTF luttaient contre le mistral et s’inscrivaient pour l’éternité dans la légende (il FAUT voir et revoir le film de Pierre Jourdan).
Alors on ne s’arrêtera pas aux reproches qu’on lui faisait d’histrionisme,  ou de toucher aux partitions pour servir sa voix (Toscanini lui-même et d’autres trituraient quelques mesures pour garantir un effet) : ceux qui l’ont vu sur scène savent quel artiste il était, et quelle présence, quelle générosité vocale il offrait au public. Quand je pense à Peter Grimes, je vois Vickers (qui a beaucoup contribué à la popularité du titre hors le Royaume Uni) seul, déchirant dans son pull de laine épaisse trop grand, attirant les larmes rien que d’être avant même de chanter. Je me souviens aussi de son sourire et de sa chaleur, quand, jeune fan, j’allais l’attendre à la sortie des artistes du Palais Garnier. Bref, un pan de plus de mon univers s’efface du monde terrestre, mais reste présent ô combien dans le monde mythique de mon paradis lyrique. [wpsr_facebook]

Birgit Nilsson et Jon Vickers à Orange (1973)
Birgit Nilsson et Jon Vickers à Orange (1973)

 

 

VU À LA TV : QUELQUES MOTS sur LA BOHÈME de Giacomo PUCCINI AUX CHORÉGIES d’ORANGE (Ms en scène: Nadine DUFFAUT, dir.mus :MYUNG WHUN CHUNG)

Vittorio Grigolo et Inva Mula

Il est évidemment toujours délicat de rendre compte d’un spectacle retransmis à la TV, les remarques qui suivent sont à prendre pour ce qu’elles valent, une impression générale et un effet produit sur le téléspectateur mélomane qui n’aura pas eu droit au coucher de soleil provençal, à la forte impression produite par le lieu, son histoire, à la foule c’est à dire à un contexte de représentation  qui à Orange est essentiel.
Les Chorégies proposent de chaque œuvre deux représentations seulement, tout essai d’augmentation s’est soldé par un échec. Orange est un lieu fort dont il faut s’accommoder: le fameux mur, qui délimite une scène large de 60m, et peu profonde, que chaque décorateur doit se coltiner: Paris et ses rues en carton pâte contre un gigantesque mur romain, et bientôt la Chine de Turandot, c’est un vrai pari. Le parti pris scénique d’Emmanuelle Favre la décoratrice et de Nadine Duffaut est de ne pas surcharger un plateau qui déjà est écrasé par ce mur. Un Paris évoqué par une façade, un sol qui est en fait un plan et quelques éléments qui limitent les espaces; c’est propre et discret, le décor n’écrasera pas cette Bohème. Les mouvements de foule sont dictés par la géographie du lieu, tout en largeur et jamais en profondeur. Les foules se meuvent donc essentiellement latéralement. Une vision traditionnelle, qui ne dérange pas, et qui n’est pas dépourvue d’élégance (jolis costumes dans les gris de Katia Duflot).
La distance de la scène au public fait qu’au-delà des premiers rangs, il est difficile de lire une expression, un visage, un jeu dramatique: tant mieux si c’est pour voir le jeu outré et artificiel de Vittorio Grigolo, le ténor vedette de cette Bohème, au beau timbre lumineux, mais un peu court sur certaines notes (le final du premier acte); il peut tout de même donner des espoirs à ceux qui attendent enfin le ténor italien du moment  mais ne bouleverse pas les classements des grands ténors dans ce rôle, les grands anciens résistent largement, que ce soit Pavarotti, Domingo,  Carreras ou même Aragall: ils savaient autrement distiller l’émotion. C’est presque encore plus vrai pour Inva Mula qui me laisse froid à chaque fois que je l’entends, y compris dans cette Bohème où elle ne  fait que son métier sans vraiment frapper:  elle ne sera jamais une Mimi légendaire, pas de frémissement, pas d’émotion, pas de pathos. Un couple d’une certaine manière sans surprise (senza pregi ne diffetti diraient nos amis italiens) ce qui pour Bohème laisse forcément froid.
Le plaisir et la surprise viennent de la Musetta de Nicola Beller Carbone, voix bien trempée, jolis sons, jolis effets, du Marcello impeccable de Ludovic Tézier, le baryton français de référence aujourd’hui à la maîtrise technique et au chant d’une grande élégance, sans conteste le meilleur du plateau, du Colline de Marco Spotti et du Schaunard de Lionel Lhôte, tous à leur place. Une distribution qui marque plus par les rôles secondaires, c’est dommage pour une Bohème qui devrait faire exploser le couple Rodolfo/Mimi.
La surprise ne vient pas vraiment non plus  de la luxuriance de l’orchestre, tel qu’on le perçoit à la TV. C’est là aussi cependant très professionnel, Myung Whun Chung fait très bien son métier, et valorise les pupitres (bois notamment) mais propose une lecture très sage du chef d’œuvre de Puccini. Voilà une soirée d’Orange passe-partout, du moins comme on la ressent en télé: on ne criera ni au génie, ni à la légende, ni au miracle.
Juste une question subsidiaire: Est-il voulu qu’Alcindoro (Jean-Marie Frémeau) ressemble autant au Victor Hugo des dernières années?

Jean-Marie Fremeau (Alcindoro) et Nicola Beller-Carbone (Musetta)