LUCERNE FESTIVAL 2015: ANDRIS NELSONS dirige le BOSTON SYMPHONY ORCHESTRA le 31 AOÛT 2015 (STRAUSS-CHOSTAKOVITCH)

Le BSO à Lucerne le 31/08, avec son podium "maison" ©: Priska Ketterer, LUCERNE
Le BSO à Lucerne le 31/08, avec son podium “maison” ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Pour clore l’été, j’ai placé sur mon chemin deux orchestres américains au Lucerne Festival, le Boston Symphony Orchestra et son chef Andris Nelsons, qui effectue sa première tournée européenne depuis 2007 et le San Francisco Symphony Orchestra dirigé par son chef charismatique Michael Tilson Thomas dans une dizaine de jours. Ces deux orchestres sont liés à ma lointaine jeunesse, en 1982, où j’ai effectué un périple aux USA, en rencontrant sur la route de l’Ouest, au Hollywood Bowl, le San Francisco Symphony Orchestra, à l’époque dirigé par Edo de Waart, mais ce soir là déjà dirigé par Michael Tilson Thomas. Hollywood Bowl pratiquement plein, sorte d’ambiance véronaise avec seaux de Popcorn et litres de Coca-glaçons…une ambiance de fête,  comme l’ambiance que j’ai croisée sur la route de l’Est un jour d’août avec le Boston Symphony Orchestra, à Tanglewood, endroit enchanteur au milieu de la nature, avec son espace couvert et ouvert, avec son gazon, et j’ai écouté assis dans l’herbe Seiji Ozawa diriger Fidelio avec Hildegard Behrens et James Mc Cracken, très connu à l’époque par le disque et n’ayant pratiquement fait sa carrière qu’aux USA, avec Franz Ferdinand Nentwig et Paul Plishka ; j’ai contrôlé sur le site du BSO, évidemment doté d’un moteur de recherche très bien fait, avec les programmes d’époque numérisés…on attend en vain que nos institutions musicales ou culturelles se décident ENFIN à mettre leurs archives en ligne, ou au moins la liste de leurs concerts ou représentations. Mais on a l’impression que nos managers ont intérêt à faire en sorte que le public ait la mémoire courte : Aix n’a rien, l’Opéra a Mémopéra qui est une plaisanterie remontant à 1980 pour une institution née en 1669, l’Opéra Comique n’en parlons pas, le TCE non plus, quant aux orchestres… manque d’idée, absence de volonté d’inscrire l’institution dans une tradition comme si le hic et nunc était le début et la fin de toute culture. Médiocrité quand tu nous tiens…
J’invite donc les mélomanes à se plonger dans ce moteur de recherche qui s’appelle HENRY, de quoi nous donner quelques leçons…(http://archives.bso.org).

Tanglewood ©: Stu-Rosner
Tanglewood ©: Stu-Rosner

Comment décrire l’ambiance de Tanglewood, si jeune, si joyeuse, une ambiance de fête joyeuse là aussi, comme au Hollywood Bowl, en plein été, en pleine campagne, une ambiance extraordinairement jeune : où nos orchestres nationaux jouent-ils l’été en France, où essaient-ils de réunir autour d’eux un public jeune, dans des lieux inhabituels, oui il y a Montpellier, il y a Orange, il y a Aix, mais y-a-t-il un Tanglewood français, qui pourrait réunir Pop et classique, aux Vieilles Charrues réunir les Vieux Carrosses et  des dizaines de milliers de personnes…
Alors, j’étais très ému de les revoir, ces bostoniens, qui m’avaient enthousiasmé un soir de 1982 au fin fond du Massachusetts, je me souviens aussi des ovations et du sourire extraordinaire de Behrens, lumineuse comme savait l’être cette immense artiste.
Évidemment, voir Boston à Lucerne, c’est autre chose que l’ambiance chaise longue de Tanglewood, et l’orchestre lui-même avait cette componction qui sied à une tournée qui est en train de marquer cet été 2015, qui consacre aussi leur chef, à peine auréolé de son triomphe fabuleux avec le LFO, qui venait de triompher à Salzbourg, et qui a dirigé deux programmes, la veille, notamment, Håkan Hardenberger dans Dramatis personae de Brett Dean et Une vie de Héros de Strauss et ce soir, Don Quichotte de Strauss avec Yo Yo Ma en soliste et la symphonie n° 10 de Chostakovitch. Une première partie en forme de sourire mélancolique (lien avec Humor, le thème du festival, et une seconde partie plus sérieuse, un Chostakovitch libéré de l’ombre de Staline, comme le dit le sous-titre du CD sorti il y a peu (Nelsons, Chostakovitch Symphonie n°10, chez DG).

BSO, Nelsons, DG, dernier disque sorti
BSO, Nelsons, DG, dernier disque sorti

Justement, cette seconde partie qui reprend le programme du CD à peine sorti, montre aussi combien le disque peut-être à la fois proche et très éloigné des conditions du concert, entre le son direct et le son mis en scène et arrangé du disque, il y a un abîme, comme il y a un abîme entre ce concert et ce que je venais d’entendre au disque. Au disque, le début surgit très lentement du silence, alors que en salle, ce début sombre est au contraire clairement affirmé, inquiétant, tendu et surtout le son prenait ici une spatialité inconnue au disque.
Les orchestres américains sont réputés pour être des machines à musique huilées, un peu froides, mais des machines au service d’une perfection sonore qu’on dit quelquefois un peu interchangeable. Mais Boston, c’est toujours un peu différent, même si l’orchestre joue « physiquement » d’une manière qui rappelle les orchestres des années 60 ou 70, un peu raides et fixes (les violons !) et qu’il y a dans son effectif des musiciens très vénérables: quand on regarde le LFO ou les Berlinois, on voit un orchestre jeune qui bouge, qui accompagne la musique de ses mouvements .

Avant le concert ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Avant le concert ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Ici, l’orchestre reste fixe, presque immobile et il est composé de musiciens souvent mûrs, mais pourtant produit un son époustouflant de jeunesse, de netteté, de clarté, de chaleur,  des échos de velours, de moire, et de soie, jamais franchement acérés, toujours chaleureux, qui donnent une couleur un peu particulière à ce Chostakovitch, que Nelsons conduit avec une incroyable vitalité, soignant les contrastes, donnant une respiration épique aux grands moments (le deuxième mouvement, allegro, où Chostakovitch dit avoir pensé à Staline dans ce portrait musical effrayant, qui se termine en tourbillon ahurissant) . C’est plus le dernier mouvement qui m’a frappé ici . Il commence en andante et se termine en allegro presque tchaïkovskien, car la manière dont Nelsons le conduit, assez brillante évoque par certains moments une couleur tchaïkovskienne à la fois claire et à la fois sombre permettant à l’orchestre des moments à se pâmer (la petite harmonie est renversante).

Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Nelsons donne de l’ensemble une version large, aérée, énergique et exalte le son de son orchestre avec une extraordinaire capacité à mettre en valeur sa virtuosité et sa perfection technique. Dans une symphonie qui hésite entre l’angoisse tendue et la libération, Nelsons a plutôt choisi la libération. Une fois de plus se confirme quel chef il est : il est rare d’avoir à 37 ans une telle profondeur, déjà remarquée avec le LFO une dizaine de jours plus tôt et surtout une telle intelligence du propos, une telle volonté de dire quelque chose de l’œuvre et ce chef jeune et gesticulant s’accorde finalement très bien avec cet orchestre plus “distancié”, presque “chic”dans ses attitudes. Il reste que j’ai peut-être pour mon goût préféré l’interprétation hypertendue et plutôt « protestante », plutôt concentrée et acérée de Daniele Gatti en avril dernier avec la Staatskapelle de Dresde (voir ce blog) , un orchestre qui a vécu le stalinisme dans sa chair. Mais ce sont des distinguos d’enfant gâté : nul doute que ce Chostakovitch sonnera comme jamais dans la (trop ?) chaleureuse Philharmonie de Paris le 3 septembre.

Malcolm Lowe, Yo-Yo Ma, -Steven Ansell, Andris Nelsons & le BSO le 31/08 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Malcolm Lowe, Yo-Yo Ma, -Steven Ansell, Andris Nelsons & le BSO le 31/08 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

C’était le final d’un concert qui m’a plus ému et plus séduit dans sa première partie, dédiée à Don Quichotte de Strauss. Après avoir convoqué la veille Une vie de héros , le programme convoque cette fois non sans émotion et tendresse une vie d’antihéros telle que Strauss la voit. J’ai pensé par moments (est-ce sacrilège ?) au rôle des voix « instrumentalisées «  dans Pulcinella entendues une semaine plus tôt dans la même salle. Ici, l’instrument (violoncelle et alto) est plutôt vocalisé, le violoncelle renvoyant à Don Quichotte et l’alto, plus guilleret à Sancho Pança tandis que les bois (stupéfiante clarinette basse) et le tuba expriment non la conversation mais la couleur des sentiments. A priori les deux solistes aux cordes sont donnés au soin d’un soliste de l’orchestre : ici l’alto solo est le premier alto de l’orchestre, Steven Ansell, tandis que le violoncelle, élevé par le podium au rang de soliste est confié à Yo-Yo Ma, la légende vivante qui ici se fait très modeste, jamais cabot, se fondant dans le son de l’orchestre et diffusant une émotion indescriptible. Dès les parties solistes, en dialogue avec l’alto ou le fabuleux violon solo de Malcolm Lowe, les sonorités que Yo-Yo Ma tire de son instrument, dans la magnifique acoustique si précise et en même temps si enveloppante de Lucerne, sont renversantes.

D’ailleurs, cet ensemble de variations permet d’exalter l’un après l’autres les pupitres de l’orchestre et d’en faire, sans vraiment le vouloir, d’une manière presque naturelle une démonstration de virtuosité étourdissante et en même temps d’une extraordinaire modestie tant c’est vraiment un sentiment de totalité qui vous prend, un sentiment où les sons miroitent et les volumes dansent, avec l’extraordinaire ductilité de la musique de Strauss, dont les solos de cordes font écho à des moments de ses opéras (Ariane, la femme sans ombre) mais où d‘autres moments comme la cavalcade contre les moulins rappellent discrètement Wagner et d’autres chevauchées, ou même l’ambiance presque mahlérienne de certains moments plus bucoliques . Tout cela Nelsons le dit, et nous tient en haleine, et nous émeut, et nous fait sourire et exalte cette « symphonie de petites choses », cet ensemble de fleurs musicales émergeant d’un extraordinaire paysage sonore. Ce fut un enchantement et c’est plutôt la magie extraordinaire de ce Don Quichotte que je vais emporter dans mon (vaste) coffre aux souvenirs musicaux.
Triomphe, standing ovation et bis (Chostakovitch ?) époustouflant, étourdissant, ahurissant, tourbillonnant, en ambiance Volksfest des vastes étendues de la Sainte Russie.
Chers lecteurs parisiens, courez à la Villette le 3, la soirée sera mémorable.[wpsr_facebook]

Yo-Yo Ma et Andris Nelsons, BSO, 31/08/2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Yo-Yo Ma et Andris Nelsons, BSO, 31/08/2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNK le 24 MARS 2013 (CHOSTAKOVITCH Symphonie n°6 – BEETHOVEN Symphonie n°5 )

Lucerne, 24 mars 2013

Après le choc du War Requiem, le programme de ce concert assez court (1h05 de musique en tout) pouvait paraître  passe-partout: il affichait certes la 6ème de Chostakovitch, pas très connue, mais surtout la 5ème de Beethoven, sorte de miel destiné à attirer les mouches. J’y suis donc allé en me disant qu’en aucun cas je ne pourrais éprouver quelque chose de comparable à ce que m’avait apporté le concert Britten de la veille.
La symphonie n°6 de Chostakovitch, coincée entre les deux monuments que sont la 5 et la 7, est moins connue que ses deux voisines, si elle a obtenu un grand succès à sa création le 5 novembre 1939 à Leningrad sous la direction de Evguenyi Mavrinski, elle a vite été critiquée à cause de sa construction en 3 mouvements, très déséquilibrée puisque le premier mouvement de plus de 15 minutes très sombre est suivi de deux autres mouvements plutôt brefs au rythme rapide et joyeux. De fait l’œuvre ne dépasse guère trente minutes.
Dès les premières mesures du largo aux altos et violoncelles, on comprend à la netteté, à la rondeur du son que ce sera exceptionnel. Ce largo, aux accents proches de Mahler, et même de Sibelius, est plutôt sombre. Mariss Jansons travaille avec précision chaque élément, et lui aussi, comme Abbado, révèle une architecture, fait entendre les différents éléments, les différents niveaux, sait obtenir des musiciens des couleurs sonores très différentes: ce qui frappe, c’est à la fois la plongée dans une atmosphère mystérieuse, et en même temps inquiétante, y compris quand le son se développe en expansion. De longs et lourds silences, des confidences notamment dans les bois, qui se répondent (flûte extraordinaire, dialogues en écho entre piccolo et cor anglais), une sorte d’atmosphère suspendue, et tendue, qui va trancher avec le court second mouvement, allegro, qui est une sorte de scherzo vif, souriant, humoristique et à la fois grinçant, sarcastique un peu comme chez Mahler, c’est joyeux (premières mesures), mais jamais tout à fait, c’est enlevé comme une danse, mais une danse plutôt macabre. Un tourbillon où Jansons emporte son orchestre avec une précision incroyable qui laisse peu le temps de respirer, tout explose mais on entend l’explosion dans chacun de ses éléments. Ce halètement, rythmé par une flûte étourdissante (quelle ovation à la fin!), étonne (au sens fort) dans le dernier mouvement qui est une manière de galop endiablé, qui laisse peu de souffle au spectateur, tant l’entrain, la joie, la sève dionysiaque nous entraîne dans un vertige étourdissant, et Jansons au milieu donne des signes d’une telle netteté, prend ce mouvement avec tout son corps, se met aussi à sauter, si bien que nous entendons et nous voyons le mouvement. C’est de plus en plus acrobatique, cela va à une vitesse folle, et pourtant on comprend tout, on entend chaque son, chaque touche sonore, même les plus ténues, qui se confrontent aux plus graves. Et la fin arrive avec à la fois une telle brutalité et une telle surprise que le public crie son enthousiasme: dans ce final littéralement animal, il n’y a qu’à hurler un enthousiasme total devant cette performance, encore plus endiablée que dans son enregistrement avec l’Oslo Philharmonic. Il y a là de la folie, de l’humour, de la joie, mais aussi une sorte de frénésie qui entraîne tout le public, une frénésie où se reconnaissent le goût de Chostakovitch pour les rythmes forts, de danses virevoltantes. Et au milieu de cette folie furieuse, il y a une incroyable maîtrise du son: l’orchestre est tout simplement prodigieux, je l’ai rarement entendu à ce niveau de perfection.

Photo Peter Fischli

On comprend qu’après une telle orgie de son et de rythmes, l’imposante 5ème de Beethoven semble plus attendue. On se demande d’ailleurs comment dans une œuvre aussi rebattue, qui existe en nous sans que nous ayons besoin de l’écouter, nous pouvons réussir à trouver encore du neuf, de l’originalité, de l’intérêt presque et pourtant…
déjà la disposition des cordes de l’orchestre changent: premiers et seconds violons se font face, contrebasses à gauche cette fois, et alors une nouvelle construction architecturale des sons apparaît notamment dès les premières mesures.
C’est un travail passionnant qui nous est donné d’entendre, un travail où la grandeur, la monumentalité sont marquées, l’orchestre est un orchestre beaucoup plus nombreux pour le Beethoven d’Abbado à Rome en 2001 qui avait opté pour une version plus aérienne, toute en souplesse et en fluidité. L’option de Jansons, c’est à la fois une sorte de version plus épique, plus solennelle, plus romantique aussi, avec des contrastes très marqués entre des moments où l’orchestre susurre et puis où un instant plus tard il explose. Et ce n’est pas pour autant une version de plus de la cinquième. L’attention au volume, explosif quelquefois mais jamais démesuré est marquante, la rondeur des sons, la fluidité est là aussi, mais ce qui frappe, c’est l’incroyable clarté, on se croirait évoluer dans un palais translucide où l’on distingue tout, où chaque son est pris dans sa liaison aux autres, mais aussi pris isolément (ah! ces pizzicati au troisième mouvement). Et alors naît l’émotion qui vous prend à la gorge au crescendo final du troisième mouvement qui explose au quatrième sans respiration et cette émotion ne lâchera pas jusqu’à la fin. Mariss Jansons est quelqu’un qui tient l’orchestre dans sa main ferme sans jamais lui lâcher la bride, qui va jusqu’au bout des possibilités, mais qui en même temps produit un son d’une telle humanité si formidablement présente dans ce Beethoven là qu’il finit par nous emmener au bord de larmes qu’on attendait pas dans cette œuvre là qu’on croyait explorée définitivement. C’est l’œuvre des grands chefs de nous faire toujours voir là on on ne voyait pas, mais c’est le caractère des grandes œuvres de toujours se dérober. Eet de ces mesures archi-connues émerge alors comme le “petit pan de mur jaune” cher au Vermeer vu par Proust, un élément qu’on n’avait pas entendu encore, qui ne nous avait pas arrêté, que la direction cristalline de Jansons nous révèle alors, qui nous va nous suivre alors jusqu’à l’obsession et jusqu’au ravissement, et qui fait que l’on aurait envie de retenir le chef pour que le moment en question ne cesse pas. Oui, je l’ai dit souvent, il faut aller à Lucerne, mais surtout il ne faut pas rater un concert de Mariss Jansons: ce chef nous emmène toujours dans l’inattendu, dans un vrai point de vue, original, quelquefois surprenant (son Brahms ) et qui réussit toujours à nous toucher car émane de sa manière de diriger une telle joie, un tel rayonnement, un tel engagement qu’il ne peut que nous émouvoir au plus profond.
Et comme pour faire prolonger le ravissement du public, encore et toujours debout, un bis ce soir, un bis mozartien exclusivement aux cordes, toutes les cordes, qui montrait quel orchestre il avait sous la main! Une merveilleuse soirée.
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Lucerne, 24 mars 2013

MC2 GRENOBLE 2012-2013: Yuri TEMIRKANOV DIRIGE L’ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE SAINT PETERSBOURG le 14 NOVEMBRE 2012 (PROKOFIEV-CHOSTAKOVITCH)

Prokofiev:
Symphonie n°1 en ré majeur “classique”op.27
Roméo et Juliette, extraits des suites d’orchestre n°1 et n°2 op 64 a et b
Chostakovitch:
Symphonie n°5 en ré mineur op.47

Il y a dans l’art ce merveilleux de la permanence: au-delà des clivages, au delà des vicissitudes politiques, au-delà des drames de l’histoire, l’art et ses serviteurs sont au rendez-vous. Voir le Philharmonique de Saint-Petersbourg (que j’ai connu comme Philharmonique de Leningrad dans mon jeune temps) et Yuri Temirkanov, c’est évidemment toucher cette permanence, cette tradition de 130 ans (ils ont été fondés en 1882) qui défie les circonstances et les contingences. Tels ils sont, tels ils étaient:  extraordinaires.
Ce soir ils donnaient un programme fait de deux compositeurs qui ont joué à cache cache avec le pouvoir stalinien, Prokofiev, qui était dedans-dehors, et Chostakovitch, qui vivait dedans et composait trop souvent “en dehors”, en dehors de la ligne, en dehors des schémas, des classicismes, des conformismes. Lui aussi donc, un dedans-dehors, peut-être plus radical que Prokofiev. L’orchestre donnait un programme d’ œuvres qu’il a créées, pour une grande part, la Symphonie Classique de Prokofiev en 1918, et la Symphonie n°5 de Chostakovitch en 1937, ainsi que la suite d’orchestre de Roméo et Juliette n°2 là aussi en 1937. Ce qui nous été donné à voir ou à entendre, c’est le génome de l’orchestre, tout simplement.
Que cet orchestre impérial (fondé pour Alexandre III et sa cour) se retrouve un soir à Grenoble – c’est sans doute la première fois que se produit une phalange d’un tel prestige, est en soi exceptionnel, et il faut en remercier Michel Orier,  directeur de la création artistique au Ministère de la Culture et ex-directeur de la MC2; il reste à espérer que son successeur Jean-Paul Angot fasse de même.
Et il y a aussi Yuri Temirkanov, le successeur du mythique Mravinsky (50 ans à la tête de l’orchestre) depuis 1988. Temirkanov, qui étudie à Leningrad le violon et l’alto, le pur produit de l’école russe de direction d’orchestre, issu du conservatoire de Leningrad, qui commence à 27 ans une carrière qui l’amènera dans le monde entier. Succéder à Evguenyi Mravinski en URSS, en 1988,  c’était à peu près comme succéder à Karajan l’année suivante pour Abbado. Faire exister l’orchestre après l’irremplaçable: c’était le défi.  Et pourtant, autant le Philharmonique de Berlin change avec ses chefs, autant le Philharmonique de Saint Petersbourg, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change, reste le même. Il est de ces orchestres immuables, tels qu’on les connaissaient avant la “mondialisation” de la musique classique. En occident, les orchestres sont aujourd’hui plurilingues, multinationaux par leurs membres, et on leur reproche d’aller quelquefois vers un son uniforme et sans âme, alors que Saint Petersbourg, c’est au contraire un orchestre vraiment national, un orchestre de racines, qui est incomparable, par le son, par le répertoire, par l’incroyable personnalité. Et pourtant, Yuri Temirkanov fait le modeste, avec son geste limité, et minuscule quelquefois:  il dirige, dirait-on, par signes plus que par gestes, faisant avec ses deux mains, sans baguette, des signes entendus, confirmés par quelque sourire en coin, il ne prend pas la musique à pleine mains, mais il a caresse, il la titille, il la déchaîne d’un minuscule geste: il y a des mouvements qu’on devine sans les voir tant les mains bougent et pas les bras. Temirkanov le “simple” qui réussit à obtenir de l’orchestre par ses seuls regards ou son sourire en coin, une précision métronomique dans les gestes et dans le son. Rarement j’ai vu des cordes au geste si précis qu’on a l’impression de la reproduction par dizaines du même mouvement, de la même amplitude, du même engagement, ce qui produit un son compact, plein, et un son authentiquement collectif: époustouflant. Et ce n’est pas mécanique, c’est  extraordinairement contrôlé, et en même temps joyeux; joyeux par les si nombreux sourires des musiciens entre eux, ou pour soi , joyeux et serein. De cette sérénité qui construit des montagnes. Ici ni de la part du chef, ni de ses musiciens, pas de gestes démonstratifs, pas de mouvements de l’orchestre comme des vagues ou une mer déchainée, non, le son explose du fond d’une machine impeccablement entretenue, huilée, d’une machine humaine toute dédiée à son œuvre, et à son chef. Une merveilleuse bête humaine.
Quand on entend les premières notes de la Symphonie classique, on comprend de suite le propos: Prokofiev voulait une œuvre qui fût à la fois un hommage au monde de la symphonie de Haydn, en privilégiant un orchestre calqué sur l’orchestre du XVIIIème, influencé par son maître Glière, grand admirateur de Haydn, mais avec un système référentiel du  XXème, y compris de l’école de Vienne. J’ai l’habitude du Prokofiev d’Abbado, énergique et élégant. Temirkanov propose un Prokofiev très raffiné, avec des sons d’une grande délicatesse, d’une très grande légèreté, y compris dans le premier mouvement si vital.
Le larghetto confirme largement cette option d’où émerge à la fois une délicatesse de salon, et une certaine tension. Magnifique dernier mouvement, tout en dynamique comme une course au son, qui reste néanmoins très dominé (ah, les flûtes!).
Les suites de Roméo et Juliette sont issues de ce premier grand ballet de l’ère soviétique, crée en Tchécoslovaquie en 1938, dont Prokofiev a tiré trois suites (la troisième est peu connue). Les extraits présentés sont dans le désordre,  mélangent Suite n°1 et 2 qui elles mêmes ne suivent pas l’ordre des scènes. Cela s’ouvre par Montaigus et Capulets, le moment le plus connu de la partition, qui pose à la fois les antagonismes, une certaine grandeur et aussi une certaine lourde violence, d’autres extraits font irrésistiblement penser à Pierre et le Loup, et l’orchestre sait contrôler le volume, et les rythmes souvent légers et dansants et syncopés. J’ai beaucoup aimé la tendresse, la douceur, et la jovialité de “Juliette jeune fille” et surtout la suavité avec laquelle le chef emmène l’orchestre, ainsi que “Masques” avec son côté mystérieux et aussi ironique. Bref, variété, couleur, acrobatie sonore et virtuosité ont émaillé cette première partie dédiée à Prokofiev, mais ce qui frappe, c’est la capacité de Temirkanov à obtenir de l’orchestre une incroyable palette de couleurs, lourdeur et légèreté, délicatesse et brutalité, tout cela se tisse dans un feu musical intense. Merveille
Chostakovitch a composé sa Symphonie n°5, on le sait, “comme la réponse d’un compositeur à de justes critiques” après l’accueil terrible de Staline à sa Lady Macbeth du district de Mtzensk qui avait signé la disgrâce du compositeur,: il se voyait déjà arrêté. Il compose donc une symphonie d’une facture très classique, d’une longueur habituelle (40 minutes) en quatre mouvements (moderato, allegretto, presto, allegro  non troppo). En fait Chostakovitch veut à la fois se montrer docile et faire comprendre à qui veut l’entendre qui ne l’est pas tant. Son final très optimiste fait contraste avec la majeure partie d’une symphonie plutôt douloureuse et recueillie. Mais ce qui m’a frappé, c’est qu’on entend Mahler partout, Mahler et donc partout une douleur structurelle . Le largo (troisième mouvement) entièrement joué sur les cordes et le hautbois est particulièrement emblématique, et comme les cordes du Philharmonique de Saint-Petersbourg sont prodigieuses, sublimes, il en résulte une forte tension et une infinie tristesse, on navigue sur une vague d’émotion intense. Et le dernier mouvement n’en paraît que plus banal, écrit pour rattraper l’opéra maudit: ” les transports de joie ont été obtenus par des menaces” , Chostakovitch insistera bien sur l’artifice de ce final, là aussi très mahlérien, mais c’est un Mahler surjoué. Il n’est que de voir l’hystérie collective qui saisit les cordes dans le crescendo final avec leurs mouvements rapides, saccadés, tous ensemble, en une sorte de danse presque macabre, rien moins qu’optimiste. Non Chostakovitch ne positive pas, il prend la pose, la posture de la joie, mais il reste en retrait.
Enorme succès, bis extraordinaire de tension et de technicité (sons mourants à se damner) et en sortant le regret que ce passage à Grenoble se limite à un soir. Il est vrai que ce n’était pas plein, qu’il y avait des rangées vides, à cause du prix exceptionnel pour Grenoble (76 €) et évidemment les absents avaient tort, grand tort parce que le paradis n’a pas de prix.

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CONCERT À CARNEGIE HALL NEW YORK: Matthias GOERNE & Leif Ove ANDSNES (Lieder de MAHLER & CHOSTAKOVITCH) le 1er mai 2012

J’aime Carnegie Hall. Vieux bâtiment, riche d’histoire (120 ans) couvert de photos dédicacées de vieilles gloires connues ou inconnues (Magda Olivero, Jan Peerce, Josef Hoffmann ou d’autres). La salle possède une acoustique merveilleuse, où que vous soyez, mais y accéder, notamment aux places de Balcony, tout en haut, est d’une incommodité rare. Deux petits ascenseurs de chaque côté ou bien de longs escaliers aux marches très hautes et raides, peu adaptés au public du troisième ou quatrième âge. Puis, après l’ascenseur (Dress Circle) encore une volée d’escaliers pour arriver finalement en haut de la salle, vue plongeante impressionnante comme sur la photo avec l’ouvreuse qui vous dit de  bien faire attention aux marches, raides, hautes, difficiles en montée comme en descente. Vertige assuré. A part cela moquette rouges, uniformes rouges très chics du personnel. Un lieu un peu à part, en tout cas et lorsque vous sortez après un concert aussi retenu, recueilli, sensible comme celui dont je rends compte, vous tombez dans l’agitation de la 7th Avenue, avec les lumières de Times Square tout au fond, et sous vos yeux un vendeur de quatre saisons avec le public qui se précipite pour acheter deux ou trois fruits: le choc est total.
Ce fut un concert mémorable au programme à la fois surprenant et cohérent fait de choix de Lieder de Mahler extraits du Knaben Wunderhorn, des Rückert Lieder, et des Kindertotenlieder et de Lieder de Chostakovitch tardifs extraits de la Michelangelo Suite (op.145), composée à partir de poèmes de Michel Ange. Les textes se mélangent, se succèdent presque sans interruption, comme s’ils appartenaient à un même ensemble, comme en tous cas les deux artistes veulent les présenter en un tout cohérent. Ils ont préféré, plutôt que de donner les œuvres séparément, les unir en les liant par les thématiques, l’enfance et la fin de vie, la guerre, la mort (qui est le thème essentiel de la soirée), d’autant que Chostakovitch aimait Mahler et a souvent adopté ses techniques d’expression.
Ce programme déjà donné l’an dernier à Salzbourg, sera aussi donné à l’Opéra de Vienne le 30 mai…Si vous êtes par là….Et ne manquez pas Goerne dans le Schwanengesang avec Eschenbach à Paris Salle Pleyel le 11 mai prochain.
Dès le début, “ich atmet’ einen linden Duft” avec son jeu de mot sur le double sens de “linden”(délicat/Tilleul), pose l’ambiance et dessine un paysage d’une délicatesse infinie, le toucher très léger de Andsnes, la voix à la fois chaude et large de Goerne, avec sa facilité à l’aigu (presque donné en falsetto), montre à la fois la technique mais surtout un miracle de diction et d’expression. Ces Lieder de Mahler, qu’on entend souvent avec orchestre (Urlicht par exemple, qu’on retrouve dans la Symphonie Résurrection, chanté par une voix féminine) dessinent une ambiance complètement différente en récital avec piano. Ils diffusent une émotion plus intense, plus intime. L’immense salle de Carnegie Hall devient un extraordinaire lieu de l’intimité partagée: Urlicht, justement, qui clôt la première partie, a des allures de paradis (Mahler disait que ce devait être chanté comme par un enfant qui pense être au ciel). Et Goerne en donne une interprétation à la fois émerveillée et recueillie qui impose un silence final très impressionnant. Même remarque pour les choix de deuxième partie, avec le sommet constitué par “Ich bin der Welt abhanden gekommen”, qui impose une impression de temps suspendu et de mort heureuse. On sait que Mahler le composa à Maiernigg en Carinthie et qu’il exprimait une grande satisfaction de créer dans ces conditions. Goerne et Andsnes réussissent à exprimer cette satisfaction, cette expression d’une sorte de mort  douce avec une telle sensibilité et diffusant une telle émotion que les larmes viennent aux yeux. “Es sungen drei Engel” qu’on entend plus souvent dans la troisième symphonie (avec choeur de femmes et choeur d’enfants), donne aussi cette impression de légèreté, et de joie, avec une économie de moyens impressionnante. Quant aux chants de guerre (“Wo die schönen Trompeten blasen”, “Revelge”, “der Tambourgs’sell”) qui réussissent à exprimer à la foi l’angoisse, la nostalgie, la douleur, et l’attente de la fin, ils gardent cet aspect populaire et presque enfantin qui ne leur donne que plus de force. Goerne réussit ce prodige de chanter presque comme un enfant.
Les mélodies de Chostakovitch ont été publiées en 1974. Ce sont les “Seven sonnets of Michelangelo” présentés en 1967 par Peter Piers et Benjamin Britten qui ont donné l’idée à Chostakovitch de composer son op.145. Il faut lire les sonnets de Michel Ange, bouleversants sonnets d’amour et sonnets amers sur la situation politique de Florence et la corruption ambiante: Chostakovitch compose 11 mélodies regroupées par thèmes commun, amour, qu’il va orchestrer en 1975. Les thèmes en sont le lyrisme et l’amour, la corruption, la mort et l’immortalité (dans l’épilogue), dans l’ordre: 1 Vérité 2 Matin 3 Amour 4 Séparation 5 Colère 6 Dante 7 Pour l’exil 8 Créativité 9 Nuit
10 Mort 11 L’immortalité. le programme de la soirée en inclut 6, Matin, Séparation, Dante, Nuit, Immortalité, Mort. Ce programme propose des mélodies de chaque partie : Matin et Séparation font écho au cycle d’amour et de lyrisme. Dante fait écho à l’exil forcé de Dante et au sort fait aux artistes, comme claire allusion à la situation de l’art dans l’URSS d’alors.

La Notte, Michel Ange, Sagrestia nuova, Basilique de San Lorenzo

Nuit se réfère à la statue éponyme de la sacristie de la basilique de San Lorenzo, avec un magnifique solo de piano et un texte qui oppose le calme de la nuit et un monde fait de honte et de crime, c’est pour moi l’un des plus beaux de la série.
Les deux artistes ont placé “Immortalité” avant “Mort” et préfèrent donc exprimer avant l’idée de mort celle de la complète liberté de l’immortalité, placée juste après “Ich bin der Welt abhanden gekommen”, le poème de la mort douce, et le poème “Mort”, plus dramatique, côtoyant “Der Tambourgs’Sell”, qui évoque un Tambour probablement condamné à mort.

On ne sait que privilégier dans ce concert, l’intelligence de la composition du programme, la variété des couleurs de la voix de Goerne, qui est à la fois joyeuse et mélancolique, qui n’exagère jamais les contrastes avec un volume égal, même si on sent la puissance de la voix quelquefois subitement remplir l’immense vaisseau. Un contrôle qui permet à la fois des notes filées, des aigus en falsetto, des graves impressionnants, et en même temps une impression de suavité et de douceur qui prend aux tripes. En cela on sent parfaitement l’entreprise construite en commun.

Leif Ove Andsnes ©Felix Broede

Andsnes est lui aussi d’une très grande légèreté et d’une très grande douceur, avec un son souvent ouaté et délicat, mais aussi- notamment dans Chostakovitch ou dans les chants militaires de Mahler- réussit à exprimer ce mélange de rudesse, et de douceur, et à évoquer en même temps l’enfance. C’est vraiment un travail exceptionnel.
On comprend que, grand lecteur des sonnets de Michel-Ange et adorateur de Mahler, j’ai pu être séduit puis complètement pris par un programme très original, passionnant, qui ne distille jamais l’ennui, ou la lassitude, mais l’envie d’en entendre plus, de demeurer dans cette atmosphère si particulière où la mort est douce et la vie amère.

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Photo by John A. Lacko courtesy of the Gilmore Keyboard Festival.

OPERA DE LYON 2011-2012: LE NEZ de Dimitri CHOSTAKOVITCH (Ms.en scène William KENTRIDGE, Dir.Mus: Kazushi ONO

Une fois de plus, ce spectacle a fait mouche: l’Opéra de Lyon ne désemplit pas et chaque soir c’est un triomphe: Le Nez, de Dimitri Chostakovitch, qui l’eût cru, est le spectacle à ne pas manquer de cette rentrée. Les quatre représentations d’Aix avaient créé la curiosité et l’événement, Lyon propose sept représentations (dernières le 20 octobre) avec la même distribution ou presque. Le fait d’avoir déjà vu la production permet de se concentrer sur des détails, de mieux appréhender le texte (même si les sous-titres sont très mal placés, et je ne sais ce que peuvent en voir les spectateurs des 5ème et 6ème balcons), et surtout de revivre l’intense plaisir connu la première fois. Cette oeuvre est une explosion d’inventivité, de jeunesse, d’ironie, une sorte de dessin animé sonore que la production de Kentridge renforce sans jamais écraser la musique. L’explosion visuelle qui correspond à cette explosion sonore ne gêne jamais l’audition, mais la renforce sans cesse, et construit une telle solidarité entre scène et fosse qu’on pourrait se demander si l’on ne tient pas là une sorte de version définitive…Il aurait fallu aller voir cette année la production de Zurich (Ingo Metzmacher au pupitre et Peter Stein à la mise en scène), qui a connu sa dernière le 8 octobre, pour se faire une idée claire. Il reste que les deux petites heures passées à Lyon sont un indicible plaisir.
Un plaisir parce que le spectacle repose solidement sur les trois pieds du trépied lyrique:
– une direction d’orchestre au petit poil, d’une redoutable précision, encore plus qu’à Aix peut-être, qui suit avec une minutie métronomique les éléments du spectacle qu’elle accompagne presque comme si elle illustrait, elle commentait ce qui se passe en scène, comme une musique de film. Kazushi Ono fait un travail magnifique avec l’orchestre de l’Opéra de Lyon, (les musiciens ont l’air de s’amuser comme des fous!) dans un répertoire où il excelle
– une distribution exemplaire, où chacun est à sa place, dans le jeu comme dans la voix. la voix de Vladimir Samsonov sonne mieux dans la salle plus petite de l’Opéra de Lyon. On retrouve avec plaisir le désopilant Ivan de Vassily Efimov, et naturellement l’exceptionnel sergent de Andrei Popov. Tous (c’est la même distribution qu’à Aix) sont vraiment excellents acteurs et remarquables chanteurs: on note encore une fois leur diction exceptionnelle et leur engagement prodigieux
– une mise en scène étonnante, qui ne laisse pas un instant de répit, qui nous entraine dans un tourbillon d’images mais qui en même temps est un remarquable travail historique sur le constructivisme russe, sur le monde intellectuel de l’époque, mais aussi sur la société russe dans ses racines et sa diversité. Elle utilise la vidéo, le cinéma d’animation, les collages, et explose sans cesse en images diverses: la scène du journal est encore une fois l’une de mes préférées, mais la première scène du coiffeur est aussi à la fois surprenante et exacte, collant remarquablement au texte de Gogol. J’ai déjà écrit un compte rendu lors de ma première vision à Aix, je n’ai qu’à ajouter une seule chose: Allez-y, allez-y, allez-y, c’est jusqu’au 20 octobre, risquez si vous n’avez pas de billet, il y a toujours de places de dernier moment.

OPERA DE LYON 2011-2012: QUELQUES MOTS SUR UNE (BELLE) SAISON

Les saisons de Lyon sont souvent  passionnantes. La saison qui commence est particulièrement riche avec une ouverture “alla grande” en octobre (le 8)  avec Le Nez de Chostakovitch (voir mon compte rendu d’Aix) dans la production vue à Aix et avec la même distribution et le même chef: à ne pas manquer, vaut absolument le voyage, vous ne le regretterez pas.
Mais toute la saison est intéressante, très bien composée, équilibrée, avec des dominantes et des variations, tout à l’inverse de celle de l’Opéra de Paris, faite de grisaille de luxe.
Lyon avec des moyens importants mais incomparables avec notre première scène nationale, cherche des voies originales, joue habilement sur le répertoire standard et sur les raretés, et propose cette année une dominante sur les formes plus petites (opéras en un acte) et sur les appariements d’œuvres du premier XXème siècle, composant un système d’écho et offrant un travail passionnant sur l’histoire du genre.
Comment ne pas saluer le cycle Puccini Plus (fin janvier-mi février 2012) qui après une série sur Pouchkine et Tchaïkovski, il y a deux ans puis Mozart l’an dernier, va proposer il Trittico de Puccini mis en regard avec des œuvres moins connues de Hindemith, de Schönberg, ou de Zemlinski de la même période, soulignant par là que l’écriture de Puccini est une écriture moderne, inscrite dans les gênes du XXème siècle: on sait combien Puccini aimait le Pierrot Lunaire de Schönberg et combien Schönberg admirait Puccini. On verra ainsi, en contrepoint d’une des trois œuvres du Trittico, la Sancta Susanna de Hindemith (face à Suor Angelica) , Von heute auf morgen de Schönberg (face à Il Tabarro), Une tragédie florentine de Zemlinski (face à Gianni Schicchi) . Avec le même chef (Lothar Koenigs), le même décorateur(Johan Engels)  et la même créatrice de costumes (Marie-Jeanne Lecca) pour les six œuvres, et deux metteurs en scène, un pour Puccini (David Pountney), un pour les trois œuvres mises en contrepoint (John Fulljames). Les mélomanes curieux ne peuvent pas manquer l’occasion de voir des œuvres qu’on ne voit pratiquement jamais sur les scènes d’opéra.
Il suffirait de ces deux opérations (le Nez et Puccini Plus) pour rendre la saison stimulante, mais Serge Dorny a aussi programmé un Parsifal après le Tristan de l’an dernier, avec une belle distribution où on retrouvera les excellents Georg Zeppenfeld en Gurnemanz et Gerd Grochowski en Amfortas, ainsi qu’Alejandro Marco-Buhrmester en Klingsor. Parsifal est confié à Nicolai Schukoff, l’un des astres montants de la petite planète des ténors dramatiques, un artiste vraiment remarquable et Kundry à la très solide Elena Zhidkova. C’est Kazushi Ono qui assure la direction musicale, une garantie, et la mise en scène a été confiée au cinéaste et metteur en scène québecois François Girard, dont on peut espérer une approche originale (Mars 2012).(Coproduction avec le MET de New York).
Encore une curiosité dans une saison dédiée aux appariements d’œuvres brèves, une soirée composée de L’enfant et les sortilèges, de Maurice Ravel, couplée avec Der Zwerg (le Nain) de Zemlinsky: deux oeuvres de Zemlinsky en une saison, le public lyonnais est gâté. Le chef choisi, Martyn Brabbins,   est peu connu en France, mais c’est un spécialiste de la musique du tournant XIXème/XXème siècle et la mise en scène, qui devrait être passionnante est confiée à une équipe polonaise conduite par Grzegorz Jarzyna, l’un des maîtres de la scène polonaise moderne avec Warlikowski. C’est une coproduction avec la Bayerische Staatsoper. (Mai 2012)
Excellente nouvelle que la reprise (en avril 2012) d’un des spectacles les plus magiques des dernières années, Le Rossignol et autres fables, d’Igor Stravinski, mise en scène Robert Lepage, dirigée cette fois par un jeune chef argentin très prometteur, qui a dirigé pas mal de musique d’aujourd’hui, Alejo Perez. Si vous n’avez pas vu ce spectacle fascinant l’an dernier, précipitez-vous car nul doute que ceux qui l’ont déjà vu voudront encore le revoir. A noter dans la distribution Lothar Odinius, qui m’a tant impressionné dans le Tannhäuer de Bayreuth où il chantait Walther.
La saison se clôt par Carmen, titre emblématique, dans une mise en scène d’Olivier Py, et dirigée par Stefano Montanari, excellent chef venu du baroque, que les lyonnais ont entendu cette année dans les Mozart, et qui dirigera une jeune Carmen elle aussi venue du baroque, Josè Maria Lo Monaco. Sans nul doute un point de vue particulier à tous les niveaux (Juin Juillet).

Voilà pour les titres qui m’attirent le plus, mais ce n’est pas tout: la saison est aussi riche d’opérettes d’Offenbach, avec une reprise (en novembre/décembre 2011) de La Vie Parisienne de 2007, mise en scène par Laurent Pelly, un excellent souvenir, avec une distribution où l’on voit notamment Laurent Naouri en baron de Gondremark et Jean-Sebastien Bou en Raoul de Gardefeu, le tout dirigé par Gérard Korsten, bon chef mozartien (il vient de prendre la direction des London Mozart Players), ce qui devrait convenir pour une œuvre du Mozart des Champs Elysées, et une production de Mesdames de la Halle, encore une œuvre en un acte, faite par le tout Nouveau Studio de l’Opéra de Lyon, dirigée par Jean-Paul Fouchécourt qui passe ainsi du chant au pupitre, et mise en scène par Jean Lacornerie (en coproduction avec le Théâtre de la Croix Rousse)(Mai 2012). Enfin une création en mars 2012, Terre et Cendres de Jérôme Combier sur un livret de Atiq Rahimi, dans une mise en scène de Yoshi Oida (au théâtre de la Croix Rousse), dirigé par Philippe Forget

Certes, il y a aussi des concerts (par ex. l’intégrale des quatuors à cordes de Chostakovitch, autour des représentations du Nez)  des soirées de ballet (Forsythe, Cunningham, Balanchine etc…), et même un opéra pour enfants (Douce et Barbe Bleue, d’Isabelle Aboulker) au théâtre de la Croix Rousse (Janvier 2012).
Enfin, last but not least, le répertoire de bel canto est l’objet, comme chaque année, d’une version de concert dirigée par Evelino Pido’, spécialiste de ce répertoire (c’est lui qui a dirigé à Vienne cette année la fameuse Anna Bolena avec les deux dames, Mesdames Garança et Netrebko): ce sera le magnifique Capuleti e Montecchi de Bellini, avec à Lyon aussi deux dames de haut niveau, Anna Caterina Antonacci en Romeo et Olga Peretyatko en Giulietta.(Novembre 2011).
On le voit, c’est une saison à la fois exigeante et très attirante, équilibrée, avec des choix hardis, une grande cohérence et une vraie politique artistique, qui manque souvent ailleurs à l’opéra. Serge Dorny essaie toujours non de procéder par accumulation de titres, mais de composer, au sens presque musical, une saison. Il a aussi la chance d’avoir, à Lyon un public disponible, sans idées préconçues, construit par des années et des années d’une programmation exigeante et originale. C’est une vraie chance pour cette ville d’avoir su recruter ce directeur, après les quelques années d’errements qui avaient suivi le départ de Brossmann. Il faut faire régulièrement le voyage de Lyon.

LUCERNE FESTIVAL 2011: Andris NELSONS dirige l’orchestre du CONCERTGEBOUW (WAGNER, STRAUSS, CHOSTAKOVITCH) le 4 septembre 2011

 

Royal Concertgebouw Orchestra (Mariss Jansons au centre)
Photo: Simon van Boxtel

 

 

Évidemment, j’aurais secrètement voulu entendre Mariss Jansons diriger son orchestre du Concertgebouw. Mais j’ai beaucoup d’intérêt pour Andris Nelsons, et je suis curieux de l’entendre dans le répertoire le plus large, pour me faire une idée complète de ses talents. Et puis, j’ ai moins l’occasion d’entendre l’orchestre du Concertgebouw que d’autres grandes phalanges: le même jour Pollini et le Concertgebouw à Lucerne, cela ne se refuse pas.
C’est un programme éclectique qu’a proposé ce soir le l’orchestre du Concertgebouw, une première partie brève (25 minutes) faite de l’ouverture de Rienzi de Wagner et de la Danse des sept voiles de Salomé, de Richard Strauss, et en seconde partie la Symphonie n°8 de Chostakovitvch appelée quelquefois “Stalingrad”.
L’ouverture de Rienzi est le morceau le plus connu du “Grand Opéra” de Wagner, interdit de Bayreuth (en 2013, si les financements sont trouvés, Christian Thielemann dirigera Rienzi sous une tente, où seront aussi donnés les autres opéras de jeunesse, les Fées, et la Défense d’aimer, avant le Festival.) On en connaît un enregistrement de référence, dirigé par Wolfgang Sawallisch, chez Orfeo, écho de représentations munichoises. Andris Nelsons dirige avec un tempo plus lent (cette lenteur qu’on a aussi remarqué dans Lohengrin), détaillant l’architecture avec une grande précision, et exaltant les différents niveaux sonores, comme s’il voulait montrer combien le grand Wagner est déjà présent dans cette œuvre appelée le “meilleur opéra de Meyerbeer”, il en résulte une fresque symphonique somptueuse, très rythmée, et très sensible: l’émotion est là, oui, même dans cette musique un peu méprisée.
Un moment éclatant et épique, qui contraste un peu avec le second extrait, la Danse des Sept voiles de Salomé de Richard Strauss, dont Nelsons fait une sorte de suite d’orchestre, très impressionnante. L’absence de scène (et l’on sait que ce morceau est toujours très attendu) amène l’auditeur à se concentrer sur la musique, qui devient sous la baguette de Nelsons, un festival de couleurs, de toutes sortes, loin du décadentisme, et très proche de ce XXème siècle commençant qui va porter très vite à l’Ecole de Vienne. Une vision  très symphonique, diffractée en sons qui explosent, et où les bois éblouissants de l’orchestre du Concertgebouw stupéfient. Moment grandiose.
           Andris Nelsons (Photo Marco Borggreve)

Andris Nelsons est un chef d’opéra, il l’a prouvé là où il est passé, et dernièrement à Bayreuth pour Lohengrin. Il fut aussi le lointain successeur de Richard Wagner puisqu’il eut lui-aussi la charge de directeur musical de l’Opéra de Riga, capitale de la Lettonie, sa patrie. Compatriote de Mariss Jansons, il en fut aussi l’élève (privé), et sans doute sa formation musicale le prédispose à diriger Chostakovitch. En effet, d’une famille de musiciens, lui-même trompettiste dans l’orchestre de Lettonie, il a étudié la direction d’orchestre à Saint Petersbourg, comme les grands musiciens des états baltes, à commencer par Mariss Jansons lui-même, qui fut l’assistant de Evgueni Mravinski au Philharmonique de Leningrad. La tradition interprétative de Chostakovitch part évidemment de Saint Petersbourg et de Mravinski, créateur de la Symphonie n°8 en novembre 1943. Ainsi, Andris Nelsons, formé à l’école de Saint Petersbourg et à celle de Jansons a-t-il sans doute profité de cette grande tradition qui, partie de Mravinski, passe par ses deux assistants successifs Kurt Sanderling et Mariss Jansons. Il était donc intéressant d’écouter un représentant de la nouvelle génération des chefs issus de la tradition petersbourgeoise.
Andris Nelsons est un chef démonstratif, dont les gestes et le corps accompagnent la musique et les rythmes sur le podium, il rappelle bien sur Mariss Jansons, par sa manière de tenir la baguette notamment, et par la manière de se mouvoir, tête, expression faciale, gestes des épaules. Tout concourt à indiquer aux musiciens l’expression, là où chez Abbado tout passe par la main gauche et le visage, là où chez Rattle tout passe par une expression  grimaçante du visage. Cette énergie dépensée sur le podium souligne sa jeunesse (il est né en 1978), mais sa manière de diriger est très différente de celle de Gustavo Dudamel, dont le long passage par l’orchestre des  jeunes du Venezuela, a donné certes beaucoup d’énergie et d’expression du corps, mais surtout une précision du geste et du regard qui doit donner aux orchestres une très grande sécurité. Nelsons, c’est d’abord une boule d’énergie.
Et il faut bien reconnaître que l’interprétation de la Symphonie n°8 fut, évidemment grâce au concours de cet orchestre magique, un immense moment musical, vraiment bouleversant. Cette symphonie, classée parmi les symphonies de guerre (elle succède à la Symphonie Leningrad) n’est pas vraiment une symphonie à programme, même s’il a plu aux exégètes de créer une succession créatrice de sens (n°7 Leningrad, n°8 Stalingrad) puisque le parcours proposé est une vision évidemment tragique de la guerre, mais qui se termine par des rappels de l’adagio initial qui envisagent un apaisement ou un futur plus serein né des victoires de l’armée rouge. Le début décrit une tension entre le drame (contrebasses et violoncelles) et une mélodie presque mahlérienne aux violons. Si les deux premiers mouvements sont bien identifiés, les trois derniers s’enchaînent sans interruption et la symphonie se termine par un allegretto qui mélange des échos tragiques du passé, des mélodies populaires d’inspiration plutôt pastorale, et des rappels du premier mouvement, adagio. Les mesures finales s’abîment jusqu’au silence de notes à peine effleurées. Extraordinaire.
Nelsons ménage de violents contrastes, retient l’orchestre et le fait murmurer (les violoncelles et les contrebasses sont phénoménaux), ou exploser, et sa lecture est d’une très grande clarté, et fait très nettement émerger les architectures, loin d’être une lecture massive, c’est au contraire une lecture très dynamique, qui exalte aussi les sons individuels. Cela permet d’entendre et d’exalter les solistes de l’orchestre et surtout les cuivres et les bois sublimes notamment dans le solo initial pris à un tempo très lent, du dernier mouvement (rappelons pour mémoire que Lucas Macias Navarro, Hautbois solo, est aussi le Hautbois solo du Lucerne Festival Orchestra). La Symphonie ménage des moments très marquants aux solistes de l’orchestre et cela permet évidemment de vérifier que l’Orchestre du Concertgebouw est tout simplement stupéfiant.
Sans diminuer le mérite du chef, on se demande avec pareille phalange si l’on peut faire autre chose que du sublime. Précision redoutable, engagement, mais aussi  très grande simplicité d’approche et de comportements, pas de gestes spectaculaires générateurs d’applaudissements triomphaux, ils jouent, simplement, ils font de la musique avec cette sécurité d’âme que seuls les authentiques artistes possèdent et qui naît sans doute de la tradition musicale hollandaise
Est-ce le plus grand orchestre du monde actuellement comme le disent certains ? Force est de constater qu’à chaque fois que je l’entends (il y a deux ans à Londres dans Mahler, il y a trois mois à Amsterdam dans Tchaïkovski, ce soir à Lucerne), c’est une vraie stupéfaction. La présence à leur tête de Mariss Jansons, chef médiatiquement discret, souriant, chaleureux et humain,  immense musicien, y est sans doute pour quelque chose, et ils ont été  précédemment dirigés pendant des années par un autre chef d’envergure qui fait penser à Jansons par sa discrétion et ses qualités musicales, Bernard Haitink (la relation à Chailly, prédécesseur de Jansons, fut plus contrastée).
Andris Nelsons bénéficie donc à la fois de cet orchestre proprement miraculeux, et de la tradition dont il a hérité par ses maîtres et sa famille: cela donne une soirée marquante, soldée par un triomphe mérité  (standing ovation, longs applaudissements, mais pas de bis…). Il fallait une fois de plus aller à Lucerne ce soir là, le ciel noir au dessus du lac fut illuminé par cette extraordinaire flaque d’éternité.

NB: je vous conseille d’écouter cette symphonie dans l’enregistrement de Jansons dirigeant le Pittsburgh Symphony Orchestra, avec un bonus qui montre Jansons en répétition: vous comprendrez sans doute ce que j’entends par “chef discret, souriant, chaleureux et humain,  immense musicien”.

PS: Après plus de 10 jours, la symphonie de Chostakovitch me poursuit, et j’ai des souvenirs intenses de ce concert. Quelques amis croisés à Lucerne qui ont vu beaucoup de concerts du festival 2011 considèrent que ce dimanche 4 septembre fut le sommet de cette année. Ce fut vraiment un très grand moment. Mes souvenirs recréent l’émotion qui m’a étreint, et même la multiplient.

FESTIVAL d’AIX 2011: LE NEZ, de D.CHOSTAKOVITCH, dir.mus:Kazushi ONO, ms en scène: William KENTRIDGE


© Pascal Victor / ArtcomArt

“Le Nez” de Dimitri Chostakovitch, écrit en 1927-1928 et créé au théâtre Maly (aujourd’hui Mihailovski) de Leningrad en 1930  ne connut à la création que 16 représentations, critiqué pour “formalisme” par la critique stalinienne; l’oeuvre disparut des scènes jusqu’en 1975 où elle fut reprise en Union Soviétique par Guennadi Rojdestvenski . Encore aujourd’hui c’est une oeuvre qui résiste: il est difficile de rentrer dans cet univers sonore, et même théâtral. Beaucoup restent encore hermétiques à cette musique riche, foisonnante,  souvent à la limite de l’atonalité, mais aussi pleine d’humour. L’histoire est celle de la nouvelle de Gogol (1835), légèrement modifiée et enrichie d’autres scènes prises dans d’autres œuvres de Gogol, d’un Assesseur de collège, Kovaliov, qui se réveille un matin sans nez, et dont le nez se promène par la ville, vêtu en Conseiller d’Etat. c’est l’occasion d’une satire féroce de la société de Saint Petersbourg et du monde tsariste.
© Pascal Victor / ArtcomArt

La musique quant à elle, est résolument novatrice: n’oublions pas que les années 20 en Europe voient éclore Wozzeck (créé à Leningrad en 1927), les petits opéras de Hindemith ou de Schönberg (Von heute auf morgen est aussi de 1928) et que la musique bouillonne. L’avant garde russe est aussi en bouillonnement, musical et théâtral: en 1929, la pièce “la Punaise” donnée au théâtre Meyerhold de Moscou rassemble Meyerhold, Maiakovski, Chostakovitch, Rodtchenko. C’est ce bouillonnement là qui est montré par la mise en scène de William Kentridge et sa nombreuse équipe, qui rappelle par certains côtés le style de Alexandre Rodtchenko. C’est un fourmillement d’écrits en russe ou en anglais qui écrase le spectateur et dilue volontairement son attention: écrits, projections, films d’animation, sculpture tournantes faisant apparaître le visage de Chostakovitch ou de Staline, décors apparaissant dans des espaces réduits sortis des feuilles imprimées (le décor du coiffeur est presque un décor de bande dessiné, celui du journal est impressionnant d’inventivité). Spectacle étourdissant d’intelligence, de fantaisie, qui est presque à lui seul une performance plastique: William Kentridge, plasticien, metteur en scène et cinéaste utilise tous les arts dans un travail syncrétique qui correspond, qui colle totalement à l’ambiance intellectuelle ébouriffante de la fin des années 20 à Leningrad.


© Pascal Victor / ArtcomArt

Dans cette ambiance, c’est l’écrit et ses variations qui dominent, un écrit qu’on voit dans tous les sens, écrit fixe, animé, écrit de journal, feuilles volantes qu’on se passe, jusqu’aux surtitrages qui semblent faire partie de la mise en scène. A cette mise en scène extraordinaire correspond une direction musicale de Kazushi Ono pleine de fantaisie, d’invention, d’humour, collant aux intentions du compositeur, avec un orchestre de l’opéra de Lyon d’une redoutable précision, sans une scorie, et un chœur dirigé par Alan Woodbridge rompu au répertoire russe depuis les Tchaïkovski et le Rossignol à Lyon. Un travail exemplaire: il faut souligner qu’à peine le rideau tombé sur la dernière de Tristan und Isolde à Lyon,  l’orchestre est parti pour Aix répéter, et retourne aussitôt après  ce “Nez”  à Lyon pour un Cosi’ fan Tutte retransmis dans toute la région. Une fin de saison qui montre la qualité du travail accompli et la nécessité pour tout mélomane de passer par la capitale des Gaules. Quant à la distribution, presque entièrement russe, elle montre la qualité de la formation russe actuellement, qui inonde les scènes européennes de chanteurs qui savent à la fois jouer et chanter, et qui ont une qualité de diction proche de la perfection. beaucoup sortent d’ailleurs de l’Opéra Centre Galina Vichnevskaia, l’un des centres de formation les plus avancés actuellement en Europe.


© Pascal Victor / ArtcomArt

Notons évidemment Vladimir Samsonov, étourdissant Kovaliov, le barbier d’Alexandre Ognovenko, les ténors Alexandre Kravets et surtout Vasily Efimov, le valet à la Balalaïka fantaisiste deKovaliov ,

© Pascal Victor / ArtcomArt

et Andrey Popov, l’inspecteur de police à l’extraordinaire voix de ténor de caractère. Les autres (très nombreux) sont exemplaires, dans cette composition folle, où la folie créatrice voulue par le compositeur et le metteur en scène étouffe la critique de la société tsariste montrée dans Gogol. On n’ose imaginer ce qu’aurait été la créativité russe si le stalinisme dès les années trente ne l’avait pas étouffée (Meyerhold est fusillé en 1940).
Seulement quatre représentation d’un spectacle qui est sans doute celui qu’il ne fallait manquer sous aucun prétexte à Aix cette année. Par chance, cette coproduction entre le MET, Aix et l’Opéra National de Lyon sera à Lyon cet automne dans la même distribution: on pourra la revoir les prochains 8,10, 12, 14 , 16, 19, 20 octobre. Elle vaut le voyage, précipitez-vous, il y a encore des places !!

© Pascal Victor / ArtcomArt

OPERA DE LYON 2009-2010: TCHERIOMOUCHKI (MOSCOU, QUARTIER DES CERISES) (D.Chostakovitch) (17 décembre 2009)

МОСКВА ЧЕРЕМУШКИ

C’est une reprise, d’un spectacle présenté en création française en 2004, mais l’opéra est encore plein, le public joue le jeu, et la soirée est l’une de celles dont on sort heureux. Dimitri Chostakovitch, écrivait à son propos: ” Je meurs de honte…C’est ennuyeux, sans talent, stupide…”. Il était bien dur avec un travail souriant, bien construit, avec des mélodies séduisantes souvent inspirées (notamment les ballets) de la tradition populaire russe et une orchestration comme toujours très élaborée dont l’ instrumentation exemplaire est mise en valeur par le travail du  jeune chef ukrainien Kirill Karabits qui dirige cette production avec efficacité et allant. L’oeuvre est intéressante à un plus d’un titre: historiquement, elle marque un moment clé de l’histoire de l’Union Soviétique, en plein coeur de la réaction Kroutchévienne au stalinisme, et à la transformation de Moscou, architecturalement et socialement, par un programme de logements sans précédent. Beaucoup de moscovites vivaient dans des conditions précaires, dans des vieux immeubles insalubres, entassés à plusieurs familles, exploitant le moindre recoin. La construction de vastes cités dortoirs représentait un horizon particulièrement enviable pour des habitants entassés dans des logements exigus: découverte d’un certain confort moderne, installation dans des appartements plus vastes, espoir dans un futur souriant et évidemment salut à la gloire de l’état soviétique garant de ces progrès, tout cela est contenu dans une oeuvre “de circonstance”, servant évidemment la gloire du régime. Il y a aussi pour tempérer cette vision idyllique, l’évocation des passe droit, des fonctionnaires corrompus, d’une administration dictatoriale et quelquefois injuste, les bons couples bénéficiant de la politique sociale du régime, les méchants fonctionnaires essayant de profiter de leur position dans la Nomenklatura pour en tirer de multiples avantages sur le dos des petits, mais tout est bien qui finit bien et finalement l’amour triomphe. Voilà en gros la trame de l’oeuvre. Musicalement, on reconnaît toute la fascination de Chostakovitch pour des formes largement puisées dans le Jazz, pour la valse, et l’ambiance musicale est bien celle des célèbres suites de jazz. Toute cette veine n’est pas toujours exploitée par les théâtre et on doit rendre justice à l’Opéra de Lyon pour sa politique originale.
Pour cette reprise, Serge Dorny a réuni une distribution largement slave, qui cependant s’exprime en français dans les dialogues, dans l’ensemble homogène et de qualité, comme toujours à Lyon, avec tout particulièrement la séduisante Lidotchka d’Elena Semionova et le Boris très efficace du jeune syrien Nabil Suliman, voix claire, bien posée, sonore personnage très bien dessiné, la Lioussa de Elena Galitskaia, après un début un peu pâle, affirme de plus en plus sa voix légère de soprano, bonnes prestations de Michael Babajanyan (le méchant Drebedniov) et de Alexander Gerasimov (le gérant corrompu Barabachkine). Quelques réserves en revanche pour le Sergueï du ténor Andreï Ilyushnikov, qui n’arrive pas à négocier les notes aigus, toujours criées et détimbrées, le reste de la distribution est sans reproche et se trouve parfaitement en phase avec cette oeuvre efficace, rythmée. Le choeur est allègre à souhait. La mise en scène de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, qui signe aussi le décor monumental qui nous plonge dans les années soixante avec une ironie appuyée, est un travail à la fois distancié et tendre, en s’appuyant sur les personnages familiers de leur univers (l’employée dessinée par Marie Christine Orry est vraiment désopilante). Rien de nostalgique, mais une adaptation au rythme endiablé, très rapide s’appuyant sur une succession de scènes brèves et de ballets bien réglés par Anne Martin sur le style du réalisme soviétique. Un travail au total très séduisant, qui fonctionne sur le public de Lyon comme toujours plein de jeunes, en visite à l’Opéra grâce à la très belle opération de la Région Rhône-Alpes “Lycéens à l’Opéra” qui draine de nombreuses classes de toute la région, et notamment les coins les plus reculés.

A la même époque, Bernstein composait West Side Story, à la carrière que l’on connaît, il est amusant de mettre en rapport et en contraste les deux oeuvres. Quant à Chostakovitch, il accepta l’adaptation filmique de l’opérette faite par le cinéaste Gerbert Rappaport, qui eut un bien plus gros succès que la version scénique, et qui aida le musicien à accepter son oeuvre,un peu isolée dans toute sa production symphonique. C’est en tous cas un spectacle à voir, qui rend pleinement justice au musicien, et dont on peut féliciter l’Opéra de Lyon dirigé par Serge Dorny, dont l’intelligente artistique s’affirme d’année en année.