CONCERTGEBOUW AMSTERDAM 2014-2015: ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI (Gustav MAHLER SYMPHONIE N°3, soliste Christianne STOTIJN)

Concertgebouw, 16 janvier 2015
Concertgebouw, 16 janvier 2015

Aussi étonnant que cela puisse paraître, je pénétrais en ce 16 janvier pour la première fois au Concertgebouw d’Amsterdam. D’une part, j’ai souvent entendu l’orchestre du Concertgebouw à Lucerne, quasiment systématiquement, à Paris ou même à Berlin. Ensuite, lorsque je me rendais à Amsterdam pour un opéra, il y avait rarement coïncidence d’agenda avec des concerts stimulants, enfin, ma vie « symphonique » a été souvent dictée par les programmes des orchestres dirigés par Abbado, qui n’est que rarement passé à Amsterdam sinon à l’occasion de tournées.

Grave erreur de ma part car entendre un orchestre dans sa salle est toujours fondateur. Il y a une relation profonde entre le son d’un orchestre et la salle dans laquelle il joue habituellement ; on peut ainsi parier que l’installation de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie va déterminer l’évolution artistique et sonore de cette formation.
Et chaque salle a ses rituels et son public.

Au Concertgebouw, évidemment, les corridors respirent la tradition : portraits, bustes, architecture néoclassique XIXème avec ses colonnes et ses pilastres. Même si les accès publics (entrée) ont été modernisés, l’essentiel des espaces est un bel écrin de tradition, préparatoire à l’audition. Le public néerlandais est très détendu, jamais guindé (je l’avais déjà noté à l’opéra), très convivial, d’autant qu’au Concertgebouw, la plupart des boissons  sont offertes (à l’exclusion du Champagne), ce qui renforce la convivialité puisque le public est dispersé dans les sept bars installés autour de la salle.
Une salle en « boite à chaussures » d’une grande simplicité, très peu décorée, avec un podium pour l’orchestre nettement plus élevé que la moyenne, très inspirée des églises « musicales » (on pense en plus vaste à l’église de la Carità à Venise). Le public se divise en parterre,  balcon latéral et central, et derrière l’orchestre de chaque côté de l’orgue qui ressemble par sa monumentalité et sa facture à un orgue d’église. Le volume est voisin de celui du Musikverein de Vienne.
À noter pour finir le rituel de l’arrivée du chef dont la loge se situe au premier étage, parfaitement accessible au public. Une porte monumentale à deux battants s’ouvre et le chef descend l’escalier vers l’orchestre sous les applaudissements du public. Spectaculaire.
Je savais que l’acoustique de la salle était réputée comme l’une des meilleures sinon la meilleure du monde : un son très chaleureux, mais pas vraiment réverbérant, une incroyable transparence : on entend tous les pupitres qui jamais ne s’étouffent les uns les autres, notamment les bois qui par leur position pourraient couvrir les cordes et ce qui frappe surtout, c’est un volume qui jamais n’écrase. Certes, les choix du chef y contribuent aussi, mais l’écoute d’un concert le lendemain avec un autre chef et une autre phalange a confirmé bien des impressions. En bref, on se sent immédiatement bien au Concertgebouw, et ce n’est pas un détail lorsqu’on va écouter de la musique, et cette musique, si familière au lieu, à l’orchestre, au public.

On a coutume de classer les symphonies de Mahler en symphonies positives et « optimistes » jusqu’à la 5ème, puis plus sombres à partir de la 6ème . Même si la 8ème est à part, une sorte d’hapax inclassable.
La troisième devrait donc être une symphonie de l’espérance. Pourtant bien des moments font entendre quelque chose d’assez différent, mélancolique peut-être, quelquefois même funèbre : on y entend les premiers accords de la marche funèbre de Siegfried dans le Crépuscule des Dieux, la harpe du 4ème mouvement sonne presque comme un glas, juste avant le O Mensch. En tous cas, on pense souvent à la 9ème .
C’est en tous cas la plus monumentale, 1H50 à peu près dans l’interprétation de Daniele Gatti, avec un premier mouvement de plus de 35 minutes, qui amène quelquefois à une pause entre le premier et les 5 autres.
Après la symphonie “Résurrection” et son élévation finale, la Troisième était prévue par Mahler comme une symphonie à programme, retraçant les diverses étapes de la Création, avec un premier mouvement, très long et très développé.
Les titres attribués par Mahler ont évolué tout au long du processus de composition, et Mahler y a finalement renoncé, mais les citer permet de clarifier le propos.

Première partie:

– « Kräftig » (fort), « Entschieden » (décidé) « Der Sommer marschiert ein » (l’été fait son entrée).

La seconde partie, divisée en cinq mouvements se décompose comme suit :

– Tempo di minuetto, sehr mässig (très mesuré)(was mir di Blumen auf der Wiese erzählen)(ce que les fleurs des prés me racontent)
– Comodo, scherzando, Ohne Hast (sans hâte) (was mir die Tiere im Walde erzählen)(ce que me racontent les animaux de la forêt)
– Sehr langsam (très lent), Misterioso, Durchaus ppp (assez ppp, soit pianississimo…) « O Mensch, gib acht » (O homme, prends garde) (was mir di Nacht erzählt)(ce que la nuit me raconte)
– Lustig im Tempo und keck im Ausdruck (joyeux dans le tempo et guilleret dans l’expression)« Es sungen drei Engel » (il y avait trois anges qui chantaient..)
Was mir die Morgenglocken erzählen (Ce que les cloches du matin me racontent)
– Langsam, Ruhevoll, Empfunden (Lent, plein de paix, sincère) (Was mir die Liebe erzählt)(Ce que l’amour me raconte).

L’entrée de l’été, au premier mouvement qui devait s’appeler initialement « l’éveil de Pan » renvoie immédiatement à une nature antique une Ur-Natur, à cette nature décrite par Hugo dans Ce que dit la Bouche d’Ombre dans Les Contemplations :

Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
 Tout parle ?
Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! Tout est plein d’âmes. ….

Pour ressentir ce que nous dit la Troisième de Mahler, il faut avoir en tête ce merveilleux Tout est plein d’âmes de Hugo, dans un texte prophétique. Si Hugo emploie le verbe dire, Mahler va utiliser dans son programme le verbe erzählen raconter, plus serein, presque plus familier ou chaleureux que le dire de Hugo mais l’expression syntaxique was…erzählen est exactement la même que celle employée par Hugo, à la différence essentielle que Mahler dit mir, à moi. Il y installe une relation assez romantique entre le Moi et la nature, en une sorte d’engagement personnel ou même de dialogue, comme si l’art naissait de ce dialogue et de cette intimité.
C’est une nature à la fois frémissante et vivante, inquiétante et sombre, joyeuse et guillerette qu’il faut raconter. Mahler lui-même disait que sa symphonie n’était qu’un « Naturlaut », qu’un son de la nature. Une nature puissante dans ses expressions et ses variations, cette nature antique où tout parle, où tout vit, une nature animiste, assez proche dans son intention (mais évidemment pas sa réalisation) de ce que voulait exprimer Stravinski dans le Sacre du Printemps. Il y a quelque chose de profondément sacré et profondément païen dans cette démarche : comment sinon justifier la référence à Nietzsche ? L’œuvre de Nietzsche dit quelque chose de puissant, presque épique, que reprend d’ailleurs dans notre langue l’adjectif nietzschéen.

Cette puissance, c’est ce que Daniele Gatti communique tout au long de cette Troisième. Et notamment dans les premières mesures du premier mouvement, sorte de réveil de la nature à la fois solennel et imposant, voire inquiétant. Le son est appuyé, les silences marqués, une marche, certes, mais peut-être plus une manifestation d’énergie motrice comme l’écrit Henry-Louis de la Grange. Une puissance qui se marque d’abord par un souci de l’équilibre sonore, évidemment renforcé par l’acoustique exceptionnelle de la salle où se déploie cette symphonie initiale de cuivres sans jamais être éclatante, mais au contraire assez sombre, presque rude. Jamais, même aux moments les plus intenses au son le plus volumineux, il y a d’éclat démonstratif. Chaque pupitre est à sa place, la valorisation de tel ou tel répond à des intentions de discours et non de spectacle. Il y a un refus du spectaculaire et un souci de concentration patent dès le premier mouvement . On le sent aussi dès l’apparition du second thème, plus bucolique, plus printanier, on passe du minéral au végétal, de la sourde inquiétude au sourire et à l’apaisement. Daniele Gatti laisse l’instrument (ici les cordes et les bois) se développer presque librement, sans jamais appuyer, les transitions en ce début de symphonie sont marquées par des silences mais il se crée un dialogue entre les cuivres imposants du début et la légèreté des bois, par delà le contraste. Le son s’atténue jusqu’à l’imperceptible, mais il y a continuité. Ce souci de « naturel » évidemment marque le refus de tout pathos, qui consisterait à être complaisant pour faire sonner l’orchestre, pour souligner les virtuosités, pour exalter des compétences individuelles, pour exalter le son. Il n’y a ici aucune exaltation sonore, aucune ivresse, il y a presque une « Sachlichkeit » (objectivité) initiale qui nous donne la musique « telle quelle» avec ses ruptures, ses grandeurs et même ses vulgarités volontaires. C’est le roman (ou l’histoire ? le récit ?) picaresque de la naissance de la Nature. Et cette volonté très forte de jouer la musique dans son état le plus « naturel » presque sans intervention (en réalité le souci du contrôle du son et des volumes est bien réel, voir millimétré : donner l’impression de naturel c’est beaucoup de travail et de précision ) conduit au final étourdissant de ce premier mouvement (35 minutes environ), par un tempo qui s’accélère en tourbillon, et en même temps parfaitement maîtrisé qui conduit un spectateur à ne pas réussir à réprimer un « bravo », tellement la tension qui est créée est grande, elle se perçoit à la manière dont la salle « souffle » après ce prodigieux moment.
Cette impression de naturel se confirme au deuxième mouvement, qui contraste avec le premier tant il est homogène dans l’Idylle. Bois et cordes se prennent mutuellement la parole (il commence par un solo de hautbois) dans une sorte de légèreté (notamment quand le rythme s’accélère de manière un peu plus tourbillonnante). Gatti soigne particulièrement la clarté du rendu et la fluidité. L’orchestre est totalement transparent, et les éléments se succèdent en un fil continu sans que rien ne vienne briser l’harmonie, même si çà et là quelques éléments plus vigoureux voire un peu plus sombres viennent s’y greffer. Les équilibres entre les bois et les cordes, quelquefois si difficiles à établir, sont ici impeccablement mis en place pour souligner cette volonté décidément très appuyée de rendre une totalité d’où aucun pupitre ne sortirait du rang, mais où tous seraient au service d’une ambiance voire d’un discours: le dialogue entre flûte et violon, le soin mis aux atténuations sonores, font parler l’orchestre en état de grâce : il y a là un discours qui nous apaise, une évocation aux rythmes dansants, aux ralentis qui créent une sorte de douce accoutumance renforcés par les notes finales de ce mouvement, presque suspendues, filées, évanescentes.
Le long scherzo ne rompt pas avec ce qui précède, il le développe en une sorte de fête de sons divers évoquant la forêt et les animaux,  une forêt non mystérieuse et sombre, mais plutôt lumineuse, plutôt vivace, et des évocations animales plutôt souriantes. L’univers dessiné est presque ici un kaléidoscope sonore, optimiste, comme un surgissement continu qui évoque le monde de l’enfance (oserais-je presque dire “un monde à la Walt Disney”), une sorte de forêt pleine des animaux de l’enfance, et donc à la fois rassurante, mais bientôt un peu nostalgique, comme le souligne l’intervention du cor de postillon, élément étrange ou étranger dans ce monde rassurant. Le cor de postillon est absolument parfait (à Berlin lors de la III de Dudamel on en était loin), son intervention s’enchaîne naturellement, avec une fluidité voulue d’un discours continu à peine décalé qui donne une touche d’étrangeté, sans que l’auditeur ne s’arrête. Chez Abbado je m’en souviens à Lucerne l’enchaînement orchestre/cor de postillon créait une sorte de choc émotionnel d’autant que le choix était celui d’un son vraiment lointain. Ici, le son est clair, à peine voilé, lointain mais pas trop et l’effet est émouvant mais pour d’autres raisons, dans « ce je ne sais quoi et presque rien » qui vient de la nature de l’instrument même. Gatti laisse la musique aller, de manière presque linéaire et une fois de plus soigne les transitions, ici par d’imperceptibles silences entre les différents moments : on comprend qu’à travers le cor de postillon s’annonce l’homme, pendant qu’après un silence la ronde des animaux de la forêt continue insouciante. C’est un moment d’une très grande intensité, malgré l’impression de quiétude. Et je pense que Gatti pour créer l’intensité, veut préserver à l’ensemble une très grande simplicité qui éclaire l’écoute. À noter une citation presque in extenso d’une phrase de la scène finale de Lodoiska de Cherubini, qui est aussi un retour à la nature après le trouble.
Schönberg admirait ce solo de Posthorn à qui il prêtait une sérénité grecque, qui va contraster avec l’appel final plus inquiétant (qui rappelle par certains échos la symphonie Résurrection) plus tourbillonnant (tout comme le numéro précédent) presque brutal de ce scherzo complexe.

La harpe a dû à ce moment être totalement réaccordée car elle était presque ¼ de ton au dessus, ce qui a amené évidemment l’auditeur à se concentrer sur l’instrument, dès le début du quatrième mouvement, très lent, très sombre. La harpe sonne, comme je l’ai souligné plus haut,  quasiment comme un glas, et le son est murmuré, avant que la soliste (Christianne Stotijn) n’entame le Lied de Nietzsche extrait d’Also sprach Zarathustra. Ce qui frappe ici, c’est la manière dont Gatti ralentit et donne une extrême importance aux silences, c’est aussi le jeu réglé de manière subtile entre les solistes de l’orchestre (violon, hautbois, cor anglais) et la voix qui annonce les Rückert Lieder. Jamais Christianne Stotijn ne m’a convaincu, mais cette fois, j’ai adhéré un peu plus à son intervention, même si je trouve la qualité de la voix intrinsèquement assez banale. J’aurais aimé plus sombre, plus caverneux, plus profond (Gerhild Romberger ?), un peu comme l’Urlicht de la symphonie n°2 que ce mouvement rappelle fortement. Mais dans le parti pris de simplicité et de naturel du chef, son intervention presque « neutre » sonne juste.
Sans transition, et ce sera de même avec le mouvement final, on passe au lustig de l’intervention des chœurs (Groot Omproepkoor, Nationaal Jongenskoor, Nationaal Kinderkoor).

Ainsi depuis la fin du quatrième mouvement la musique devient presque continue, d’un univers l’autre, sans reprendre son souffle, en un passage du profond au joyeux, puis à l’irrésistible grandeur du mouvement final, en une élévation de plus en plus contrastée et de plus en plus sentie. L’intervention du chœur, entamant un extrait de Des Knaben Wunderhorn, allège l’impression tendue née du mouvement précédent, qui était à la fois avertissement (Gib’Acht) et hymne à la profondeur de la nuit, en un contexte qui n’est pas sans rappeler les « Habet Acht », chantés aussi par une voix de mezzo du second acte de Tristan au cœur d’une nuit célébrée par les amants.
À la fois lié au mouvement précédent mais d’une tonalité autre, nous sommes évidemment dans l’évocation d’un monde céleste. Malgré la forte référence à Nietzsche dans cette symphonie (qui devait s’appeler Le Gai Savoir), malgré la tentation du paganisme et l’exaltation d’une nature comme totalité animée fortement affirmée, l’élévation, qui se poursuivra dans le mouvement suivant, nous renvoie à l’univers judéo-chrétien de Mahler.

Hymne à l’amour, à l’amour divin, élévation pure, le parti pris de Gatti d’une sorte d’équilibre grec (μηδὲν ἄγαν : rien de trop), je dirais presque de hiératisme, sans luxuriance, « tout, mais seulement tout », donne à ce long mouvement qui fait pendant au premier quelque chose d’antithétique : autant le réveil de la nature était contrasté allant du minéral au végétal, du solennel au familier, de la tension à la détente, autant il y a ici une cohérence continue et une montée lente, large, profonde puissante, vers un climax. Depuis avril 2014, depuis l’interprétation de ce mouvement par le Lucerne Festival Orchestra en larmes, je ne peux m’empêcher de penser en surimpression à la perte de Claudio et même de voir son visage. Encore plus aujourd’hui, où j’écris ce texte, à exactement un an de sa disparition. Il était là, en ce 16 janvier, comme une sorte de vision familière qui m’accompagne et qui fait en moi comme un trou béant. Non pas que le travail de Daniele Gatti évoquât celui de Claudio Abbado : les visions sont très différentes, voire presque aux antipodes. L’un est sol, l’autre est ciel. Mais l’interprétation à la fois puissante et pudique de Gatti permettait cela, comme une forte invite à la concentration et au retour en soi.
Comment expliquer mon ressenti à ce dernier mouvement totalement bouleversant ?
Il y a au contact de la nature grecque une sorte de terreur sacrée (et de sentiment du sacré) qui saisit que les grecs appellent Thambos (θάμβος), ce sentiment du sacré, c’est ce qui m’a envahi progressivement, et qui m’a de manière presque inattendue  renvoyé à Jean-Sebastien Bach. Il y a dans cette puissance et dans cette noblesse sonore qui s’imposait à moi quelque chose de Bach. Il y avait dans cette musique à la fois si terrienne et si spirituelle, si païenne et si judéo-chrétienne, si humaine et si proche du divin, quelque chose qui pour moi renvoyait par sa puissance suggestive directement à Bach (avec des échos  brucknériens, ce qui n’est pas contradictoire).

Lors de l’audition de la 9ème par le même orchestre et avec le même chef à Lucerne en 2013, j’avais employé le mot « chtonien » pour qualifier ce Mahler. C’est exactement ce qui me vient ici. Plus que « tellurique », qui évoque encore trop l’effroi ou la mise en scène d’un son qu’on voudrait prophétique, l’adjectif « chtonien » « qui a rapport à la terre », me renvoie aux origines, au sol, à la terre-mère, à des forces souterraines, à la notion de puissance et de mystère. Et chtonien ne veut pas dire « matériel », c’est au contraire une haute spiritualité qui nous est ici communiquée. Il y a là une démarche profondément intellectuelle et altruiste qui essaie de rendre au spectateur ce discours le plus naturel possible, une volonté de partage sans jamais épater, sans jamais faire autre chose qu’explorer, chercher, au plus profond de la sensibilité et de la pensée de l’auteur pour atteindre au plus profond de la sensibilité de l’auditeur.
Au service de ce propos, un orchestre quasiment parfait (quelques scories cependant aux cors) dont la maîtrise se lit notamment à la qualité des transitions, quelquefois contrastées, quelquefois acrobatiques, mais toujours lisibles, toujours élégantes, qui suit le chef avec une attention qui est évidemment adhésion.

Gatti choisit un tempo qui pour certains est lent. Je dirai qu’il est large. Et ce n’est pas tout à fait la même chose. Large parce qu’il embrasse un ensemble, large parce qu’on  a vraiment l’impression d’une totalité, d’une masse sonore qui avance ensemble, sans manifestations « solistes » ou solitaires : et lorsqu’on marche ensemble, on va souvent un peu plus lentement.
Mais la question n’est pas « rapide » ou « lent », comme souvent on lui en fait le reproche: on lui reproche ses ruptures, ses surprises « ou trop lent, ou trop rapide » disent certains, comme si un orchestre se lisait seulement au tempo tout simplement parce que c’est la marque de l’option interprétative la plus reconnaissable et la plus accessible au profane. Les choix des tempi sont toujours bien entendu pensés, mais sont une conséquence plus qu’une cause. Il y a dans le choix de Gatti un côté majestueux, un sens du sacré, mais un sacré lié d’abord à l’humain, et non immédiatement au divin. Il y a avant l’élévation une « élévation en nous mêmes », une volonté d’introspection, de retour en soi, comme aux origines. Chronos, Ouranos, les Géants : la Création vue par le paganisme grec. Cette création du monde est une chose éminemment sérieuse, qui part du sol et qui va s’élever par l’amour. J’évoquais le Hugo prophétique et ce qui me vient  dans ce mouvement est l’expression d’Eluard « Dit la force de l’amour ». Amour et force, deux paroles qui me paraissent traduire l’émotion finale indicible.

Ce qui me vient à l’issue de cette audition, et au retour que j’opère avec ce compte rendu, c’est d’abord la présence de la poésie. La poésie compagne de la musique, la poésie qui  sculpte le monde par les mots, comme ici par le son, et par conséquent la totale absence de gratuité. Rien n’y est superficiel, aucune concession à ce qui serait une mode: les choses sont dites, directement, sans aucune fioriture, elles sont dites dans leur grandeur simple. Cette approche a quelque chose de dorique. On le sait, la colonne dorique repose directement sur la terre, alors que la colonne ionique repose sur une sorte de « coussin » de pierre. La colonne dorique lie plus qu’une autre la terre au ciel, parce qu’elle repose sur la terre et parce qu’elle en est comme à l’écoute, métaphore d’un arbre qui y plongerait ses racines pour mieux s’élever vers le ciel. Il en va de cette approche comme de cette colonne, elle plonge dans le naturel, elle cherche à faire communiquer les différents ordres, sans affèterie, sans volutes, sans complaisance aucune pour le brillant que si facilement Mahler peut suggérer, et qui plaît tant aujourd’hui à une époque si soucieuse des excès formels, si soucieuse de « style » et de maniera.
« La forme, c’est la substance » dit souvent notre époque emportée par le souci de l’apparence. Il suffit de voir la prédominance dans la langue officielle de la périphrase qui masque la simple parole ou l’euphémisme qui masque souvent des réalités cruelles : considérons par exemple ce que cache souvent dans le discours politique ou économique le mot si beau, si propre de réforme.
Et le goût musical ces dernières années s’est à mon avis gauchi de la même manière. En chant comme à l’orchestre, on aime à la fois le propre, le linéaire, mais aussi la perfection formelle pour elle même. Il y a des chefs qui se contentent de ce qu’il y a devant les yeux, qui « en mettent plein la vue », c’est à dire empêchent de voir en cachant ce qu’il y a derrière les yeux et qui mettent le public amateur d’effets à genoux. Il y a en a d’autres qui ne cessent de chercher et qui ne voient les formes que si elles mènent à la substance, et ils sont évidemment moins populaires car ils exigent un effort, ils ne donnent pas l’œuvre à entendre, mais à écouter pour sentir certes, mais aussi pour penser. Ce sont les Klemperer, ce sont les Giulini, et je sens quelque chose de cela dans cette Troisième. Ce qui nous touche, c’est la perception d’une épaisseur.
En réalité, la forme n’est jamais au service d’un fond, parce que la forme et le fond se répondent, on ne pense pas d’abord pour chercher ensuite une forme qui puisse habiller la pensée : il y a poésie quand ce qui est à dire a trouvé sa forme. « La poésie est une âme qui inaugure une forme » écrivait Pierre-Jean Jouve.
C’est ce que je ressens à cette audition qui fait se bousculer des références poétiques, seules possibles pour essayer d’expliquer ce que je perçois des choix voulus, des formes voulues par le chef dans un Mahler qu’il rend ici presque métaphysique, qui proposerait une métaphysique de la nature. Cette interprétation est incarnée, c’est à dire en chair, c’est une sorte d’incarnation de l’Idée, comme si pour une fois Nietzsche conduisait à Platon.[wpsr_facebook]

Concertgebouw, 16 janvier 2015
Concertgebouw, 16 janvier 2015

 

PHILHARMONIE BERLIN 2009-2010: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRE PHILHARMONIQUE DE BERLIN (Berlin 14,15, 16 MAI 2010)

Le rendez-vous est désormais une institution, au coeur du mois de mai, chaque année, Claudio Abbado retrouve son ancien orchestre et dirige à la Philharmonie de Berlin son concert annuel. Déjà le programme de l’an prochain est paru (Berg, Mozart, Liszt, Mahler, avec Maurizio Pollini et Anna Prohaska)  quand le concert de cette année n’est pas encore passé. C’est un moment toujours fort à Berlin, tant le chef italien est aimé, tant il a laissé une trace durable. Et tous les grands pupitres sont là: Faust, Mayer, Pahud, Fuchs, Damiani et les autres. Le rendez vous de mai est un moment qu’on ne manque pas. Les programmes des concerts deviennent ces dernières années des constructions plus complexes qu’une symphonie ou un concerto. Claudio Abbado fait ce qui lui plaît, et tout le monde le laisse faire: cette année, trois Lieder de Schubert,  un extrait des Gurrelieder de Schönberg (le fameux “Lied der Waldtaube”) et enfin la cantate  “Rinaldo”,  avec Jonas Kaufmann, qui n’est pas une des oeuvres les plus connues de Johannes Brahms.
160520102106.1274220345.jpgClaudio Abbado a toujours affirmé que les concerts qu’il dirigerait à Berlin porteraient sur des projets particuliers, terminer les symphonies de Mahler non dirigées, ou bien exécuter dans des conditions optimales le Manfred de Schumann ou le Te Deum de Berlioz (non exécuté à la Philharmonie, à la suite d’un incendie malencontreux, mais à la Waldbühne devant 20000 personnes) ou bien ce Rinaldo, absent des programmes du Philharmonique de Berlin depuis plus de cinquante ans. L’an prochain, le projet tournera autour de la Lulu Suite (on sait qu’Abbado a le projet de diriger Lulu) et de l’adagio de la Xème de Mahler.
Le problème consiste ensuite à bâtir un programme autour, et celui proposé m’apparaît un peu composite, même si l’on peut dire qu’il propose trois oeuvres de poésie mises en orchestre (les Schubert sont orchestrés par Max Reger et par Berlioz): Goethe s’y taille d’ailleurs la part du lion (Deux Lieder de Schubert, et tout le texte de Rinaldo), qu’Abbado aime tisser des liens entre les oeuvres et que musicalement, le rythme du Rinaldo de Brahms renvoie certains échos du schubertien Fierrabras que les abbadiens connaissent bien- mais aussi de Fidelio-, et que les thématiques sont globalement centrées autour des filets tissés par l’amour. Toutes les pièces ont déjà fait l’objet de concerts ou de mémorables enregistrements d’Abbado (les Schubert à la cité de la musique de Paris, en 2002, lors d’un concert magnifique où Abbado dirigeait le Chamber Orchestra of Europe, Anne Sofie von Otter et Thomas Quasthoff, un disque exceptionnel en est résulté.).
On est donc assez frustré lorsqu’on entend seulement trois Lieder de Schubert ou un mince extrait (la fin de la première partie) des Gurrelieder de Schönberg, une oeuvre qu’Abbado a dirigée pour la dernière fois à Salzbourg en 1996 lors d’une tournée d’été du Gustav Mahler Jugendorchester (avec notamment Hans Hotter…) dans une Felsenreitschule totalement subjuguée et bouleversée. On est d’autant plus frustré devant la perfection de l’exécution orchestrale, qui laisse sans voix. Dans les lieder de Schubert,  Nacht und Träume est un des sommets de la soirée: l’orchestre murmure et plante immédiatement l’ambiance nocturne, le recueillement, l’émotion. Ah!Si la voix de Christianne Stotijn avait été au rendez-vous! On la perçoit, lointaine, dans la pourtant très favorable acoustique de la Philharmonie, un timbre quelconque, une interprétation sans éclat, des problèmes techniques de justesse, de projection (la voix est trop en arrière). C’est plat dans Schubert, il y a un peu plus relief dans Schönberg, mais on retiendra plus la fulgurance de l’intermède orchestral, bouleversante leçon de musique, que ce Lied der Waldtaube, sans âme, exécuté par la mezzosoprano hollandaise. A la deuxième audition (concert du 16 mai) et à une autre place, ce n’est pas mieux, et décidément cette voix ne séduit pas, même si certains de mes amis, placés à 10m de la soliste, l’entendaient mieux sans vraiment eux non plus être séduits.
Mais tout le monde attend la seconde partie.

140520101971.1274220403.jpgL’attraction de la soirée est donc ce rarissime Rinaldo, défendu par les Berlinois et Abbado, et aussi par le double choeur d’hommes de la radio de Berlin et de la radio bavaroise, ainsi que, last but not least, par le ténor Jonas Kaufmann. Cette cantate pour ténor et voix d’hommes fut commencée en 1863 pour un concours de pièce chorales à Aix la Chapelle. Brahms la termina (par le choeur final “Auf dem Meere”) en 1868. Le texte choisi est celui de Goethe, qui s’appuie sur la “Jerusalem délivrée” du Tasse pour concentrer en 40 minutes l’histoire de Rinaldo, pris dans les filets d’Armide, qui n’arrive pas à s’en libérer, tandis que ses compagnons les chevaliers (le choeur d’hommes) cherchent à le convaincre de les rejoindre et de quitter la magicienne, rôle muet de cet opéra en réduction. L’intérêt réside évidemment dans cette esquisse d’opéra que Brahms, on le sait, n’écrira jamais, et peut-être a-t-il eu raison…La première impression à l’audition est un certain ennui, malgré l’excellence de l’interprétation et des interprètes: Jonas Kaufmann, avec la voix merveilleuse qu’on lui connaît, reste en retrait, plus préoccupé par la partition dans laquelle il est plongé que par le souci de proposer un vrai personnage, mais la précision et la technique sont là: il est vrai qu’il n’aura sans doute pas l’occasion de le retrouver de si tôt. L’orchestre (Faust et Mayer, malades, sont absents, mais le premier violon est le nouveau venu, et remarquable violoniste japonais Daishin Kasdhimoto) est comme toujours complètement engagé et fait vibrer cette musique énergique, qui est plus un mélange de Schubert, Beethoven ou même Schumann par certains accents qu’une grande trouvaille mélodique du Brahms des symphonies, dont on entend tout de même fortement certains (futurs) accents. Grand vainqueur de la soirée: les choeurs d’hommes de la Radio de Berlinet de la Radio bavaroise, absolument exceptionnels d’engagement, de précision, de couleur, d’énergie: miraculeux. Au total, le 14 mai on se dit que si l’exécution est exemplaire, l’oeuvre ne justifiait peut-être pas le voyage et nombre de mes amis rendent leur  billet pour les concerts suivants (beaucoup de mélomanes berlinois, fous d’Abbado, réservent habituellement pour les trois concerts) . Ils ont tort de céder à l’humeur du moment… car si le 15 (soirée à laquelle je n’ai pas assisté) semble aux dires de tous à peu près de la même eau, le 16 tout explose. Certes, la première partie est toujours aussi plombée par la voix de la mezzosoprano, dont on se demande vraiment pourquoi elle est si réclamée (son nom est fréquent sur les affiches des concerts), mais la deuxième partie s’envole, et emporte dans son tourbillon le public qui finira délirant. Kaufmann est plus sûr, même si encore un peu “neutre”, le choeur est toujours superbe, mais avec  une énergie encore plus vitale, qui tient en haleine le public. La seconde audition se laisse écouter avec plaisir, puis avec émotion:  Abbado danse sur le podium, emporté par ses musiciens, et c’est vraiment un moment d’une beauté étourdissante qui nous est là donné, tant l’engagement de tous est marqué. Bref, ce petit plus qui fait passer la soirée à un niveau d’intensité rare, au stade du Moment musical. Diable d’homme!Il nous étonnera toujours. Morale de l’histoire, ne jamais abandonner le navire Abbado au milieu du gué, il réussit toujours à nous bluffer, à nous emporter, à nous séduire,et à nous bouleverser.140520101977.1274220430.jpg

Je vous renvoie à l’enregistrement video sur le site du Philharmonique de Berlin , j’ai donné dans les “news” du blog l’adresse électronique.