LA SAISON 2021-2022 DU TEATRO ALLA SCALA: L’OCCASION D’UN REGARD HISTORIQUE

Le Teatro alla Scala mérite toujours un approfondissement particulier parce qu’on fait bien des erreurs sur son histoire et ses traditions. Aussi, exceptionnellement, avons-nous opté pour une vision globale de la saison (ballet excepté), mais aussi d’un regard sur d’autres saisons du passé, non seulement par comparaison, mais aussi pour raviver quelques souvenirs et surtout pour lutter contre certaines idées reçues du plus lointain passé. En route pour notre Wanderung scaligère…

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Nous avons brièvement évoqué dans un récent post la situation de la Scala, et la présentation de la saison prochaine permet d’en savoir plus sur l’avenir de ce théâtre aimé entre tous.
Dominique Meyer a pris les rênes dans une période troublée, aussi bien à l’intérieur du théâtre à cause du départ anticipé d’Alexander Pereira, qu’à cause du contexte de pandémie, qui a contraint les salles à fermer pendant plusieurs mois au minimum, sinon plus d’une année.
C’est une situation difficile à maîtriser en ces temps extraordinaires. Manque de rentrées, initiatives sporadiques, programmation dans la brume de l’incertitude. On pourrait souhaiter mieux pour les théâtres et leurs managers.
Les choses se lèvent et la plupart des institutions présentent leurs saisons à la presse, en sollicitant les Dieux et les Muses pour que les salles ne soient pas à nouveau contraintes de fermer.

Fin de saison 2020-2021

Dominique Meyer a donc aussi programmé la fin de la saison 2021 (septembre à fin novembre) pour essayer d’attirer le public par des titres appétissants. Contrairement à d’autres maisons, il n’a pas repris les titres qui avaient été prévus avant la crise du covid. Ainsi, l’Ariodante initialement prévu avec Cecilia Bartoli qui avait annulé « par solidarité » avec Alexander Pereira non reconduit, avait-il été conservé sans Bartoli, mais toujours avec Gianluca Capuano, ainsi aussi du Pelléas et Mélisande très attendu qui devait être dirigé par Daniele Gatti (dans une mise en scène – moins attendue- de Matthias Hartmann). Deux spectacles annulés pour cause de Covid que nous ne verrons pas. Mais comme Matthias Hartmann est programmé dans la saison 2021-2022 peut-être lui a-t-on échangé Pelléas contre autre chose.

En septembre 2021, la saison (esquissée fin juin avec la production de Strehler des Nozze di Figaro dirigée par Daniel Harding) trois Rossini bouffes ouvrent l’automne lyrique

Septembre/octobre 2021
Gioachino Rossini, L’Italiana in Algeri (MeS : Jean-Pierre Ponnelle/Dir : Ottavio Dantone)
Avec Gaelle Arquez, Maxim Mironov / Antonino Siragusa, Mirco Palazzi, Giulio Mastrototaro etc…
Le retour de la production Ponnelle avec cette fois Gaelle Arquez dans le rôle d’Isabella, ce qui est une très bonne idée et les spécialistes Mironov et Siragusa dans Lindoro, avec Mirco Palazzi en Mustafa, le rôle immortalisé par Paolo Montarsolo. Bon début de saison automnale avec en fosse Ottavio Dantone, une sécurité.
(4 repr. du 10 au 18 septembre

Gioachino Rossini, Il barbiere di Siviglia (MeS : Leo Muscato /Dir : Riccardo Chailly)
Avec Maxim Mironov / Antonino Siragusa, Cecilia Molinari, Mirco Palazzi, Mattia Olivieri.
La Scala avait gardé jusqu’ici la trilogie bouffe rossinienne Italiana, Barbiere, Cenerentola, signée Jean-Pierre Ponnelle, précieux trésor scénique qui n’a pas trop pris de rides quand on voit les Rossini bouffes d’une grande banalité qui essaiment les théâtres. Le Barbiere de Ponnelle arrivé de Salzbourg à la Scala en 1969, inaugurant cette série de Rossini bouffes qui vont être immortalisés par Claudio Abbado.
Cette année en remisant Ponnelle au placard, on appelle Leo Muscato, celui qui avait eu la géniale idée de changer la fin de Carmen pour être plus dans l’air #Metoo du temps… Il a commis comme perles à un collier d’autres productions sans intérêt.
De Ponnelle à Muscato… plus dure sera la chute.
En compensation, Riccardo Chailly reprend la baguette dans un répertoire qu’il a abandonné depuis des années, et ça c’est heureux, très heureux même, on a hâte. Mais quelle gueule ça aurait eu qu’après Abbado, Chailly reprenne la production Ponnelle ! Non, on préfère la médiocrité scénique…Solide distribution, on attend avec gourmandise le Figaro de Mattia Olivieri et la Rosina de la jeune et talentueuse Cecilia Molinari.
(6 repr. du 30 sept. au 15 oct)

Gioachino Rossini, Il turco in Italia (MeS : Roberto Andò/Dir : Diego Fasolis)
Avec Rosa Feola, Erwin Schrott, Antonino Siragusa, Alessio Arduini
Même si je ne suis pas convaincu par Fasolis dans Rossini, ce Turco in Italia s’annonce vocalement intéressant avec un Erwin Schrott qui sûrement en fera des tonnes et la très lyrique Rosa Feola. Production distanciée et cynique de Roberto Andò qui eut bien du succès à la création en février 2020, avec une carrière interrompue par le Covid. On la reprend donc et c’est justice.
(5 repr. du 13 au 25 octobre)

Octobre-novembre  2021
Francesco Cavalli, La Calisto
(MeS : David McVicar/Dir : Christophe Rousset)
Avec Chen Reiss, Luca Tittoto, Véronique Gens, Olga Bezsmertna, Christophe Dumaux
Très belle distribution avec la délicieuse et talentueuse Chen Reiss et Véronique Gens, mais aussi les excellents Luca Tittoto et Christophe Dumaux. MeS de David McVicar, c’est à la modernité sans effrayer le bourgeois et les âmes si sensibles du public de la Scala. Direction confiée à Christophe Rousset, qui l’a enregistré avec Les Talens Lyriques : ce sera sans nul doute solide, mais pour ce qui est de l’inventivité ou de l’imagination… N’y avait-il aucun chef italien disponible pour cette œuvre vénitienne ??
(5 repr. du 30 octobre au 13 novembre)

Novembre 2021
Gaetano Donizetti, L’Elisir d’amore
(MeS : Grisha Asagaroff/Dir : Michele Gamba)
Avec Davide Luciano, Aida Gariffulina, René Barbera, Carlos Alvarez
Beau quatuor pour ce marronnier des scènes lyriques : Carlos Alvarez dans un rôle comique ce sera explosif, et David Luciano en Belcore sera sans doute là aussi très drôle. La production de Grisha Asagaroff est professionnelle et la direction de Michele Gamba, jeune chef appréciable, mais diversement apprécié dans sa prestation de 2019, dernière série de cette production régulièrement présentée depuis 2015, alors que la précédente (Laurent Pelly) ne l’a été qu’une saison.
(5 repr. du 09 au 23 novembre)

Cette saison d’automne constitue donc une bonne introduction à la saison 2021-2022. On peut même dire que saison d’automne 2020-2021 et saison 2021-2022 doivent presque être considérées globalement, puisqu’il n’y a en 2021-2022 ni Rossini ni baroque.

De plus, au total, on n’aura jamais autant vu Riccardo Chailly (on s’en réjouit) que pendant cette saison 2020-2021 tronquée : inauguration 2020 (le spectacle A riveder le stelle), Salomé, Die Sieben Todsünden/Mahagonny Songspiel, Il barbiere di Sivlglia, c’est deux fois plus que d’habitude… Vive les pandémies…

Riccardo Chailly et Dominique Meyer © Brescia e Amisano/Teatro alla Scala

 Saison 2021-2022

Ainsi donc la saison 2021/22 est-elle la première effective de Dominique Meyer, avec un jeu de propositions où le maître mot est « équilibre » à tous prix.
Treize productions étalées de décembre 2021 à novembre 2022 soit à peu près une par mois, plus des soirées de ballet (Dominique Meyer est depuis longtemps un grand amoureux du ballet et il a amené dans ses valises Manuel Legris, artisan d’un splendide travail à Vienne), et de nombreux concerts de tous ordres que nous détaillerons.

Mais le projet de Dominique Meyer est plus global et plus articulé :

En effet, il affiche aussi une vraie saison musicale et instrumentale, très bien structurée, et alléchante que nous allons d’abord évoquer.
Dominique Meyer est un passionné de musique, et notamment de musique symphonique, sans doute plus mélomane que lyricomane : on le perçoit dans la manière dont il structure l’offre « hors-opéra » de la Scala : il y a très longtemps que l’offre n’avait pas été aussi complète, avec de nouvelles propositions très heureuses.

Concerts et récitals

 

Les concerts avec l’orchestre de la Scala annoncés, avec la présence d’Esa Pekka Salonen, de Riccardo Chailly, qui est sans doute un plus grand chef symphonique que lyrique, et de Tughan Sokhiev, directeur musical du Bolchoï et dernier de la lignée des grands chefs russes, ainsi que de deux jeunes, Speranza Scappucci présence qui sans doute annonce un futur opéra (ce serait une excellente idée) et Lorenzo Viotti, qui est là pour Thais et ainsi sera entendu dans un répertoire symphonique ce qui est intéressant pour mieux le connaître.

Il y a aussi de beaux récitals de chant, une tradition qu’il faut absolument faire revivre et Dominique Meyer a bien raison de reconstruire une saison de récitals, comme la Scala en faisait jadis chaque année : Ildar Abdrazakov (nov. 2021),  Waltraud Meier (janv), Ekaterina Sementchuk (janv.), Ferruccio Furlanetto (avr.), Juan Diego Florez (mai), Anna Netrebko (mai),  Asmik Grigorian (sept.2022) sont affichés, alternant mythes et voix nouvelles ou encore moins connues à Milan avec quelque sommets comme la venue de Waltraud Meier. Il faut espérer que ces soirées réenclencheront la passion des milanais pour les voix et contribueront à attirer un public curieux.
Quelques événements exceptionnels aussi avec un concert de l’Académie avec Placido Domingo (2 décembre), le concert de Noël avec le Te Deum de Berlioz dirigé par Alain Altinoglu (18 décembre), et une soirée Anne-Sophie Mutter-Lambert Orkis le 13 février 2022.
Belle idée aussi qu’un cycle de musique de chambre avec les musiciens de l’orchestre de la Scala dans le Foyer (un concert mensuel), c’est si rare dans ce théâtre qu’on se réjouit de ce type d’initiative qui fait mieux connaître la qualité des musiciens et les valorise et surtout affiche la musique de chambre comme un moment d’écoute privilégié, car c’est la musique de chambre qui fait comprendre à l’auditeur ce qu’est « faire de la musique ensemble » et affine son écoute.
Enfin des orchestres invités et pas des moindres :

Novembre 2021 : Staatskapelle Berlin, direction Daniel Barenboim (2 concerts)
Février 2022 : Orchestre de Paris, Esa Pekka Salonen (1 concert)
Avril 2022 : Mariinsky Teatr, Valery Gergiev (1 concert)
Mai 2022 : East-Western Diwan Orchestra, Daniel Barenboim (1 concert)
Sept. 2022 : Staatskapelle Dresden, Christian Thielemann (2 concerts)

Ainsi reverra-t-on Daniel Barenboim à la Scala pour trois concerts, il n’était pas revenu après avoir quitté son poste de directeur musical, et ainsi verra-t-on Christian Thielemann très rare en Italie, alors qu’il y a souvent dirigé dans sa jeunesse. Tout cela est de très bon augure. Des bruits courent d’ailleurs sur la venue de Thielemann pour la première fois dans la fosse de la Scala… On parle même d’un Ring… Wait and see…
Voilà une « saison symphonique » séduisante, bien articulée, intelligente, qu’il faut accueillir avec plaisir, et même gourmandise.

Les autres annonces
Pêle-mêle d’autres annonces ont été faites ou confirmées :

  • Début des travaux d’agrandissement des espaces de travail du théâtre qui vont offrir une scène plus vaste, des espaces nouveaux pour la partie administrative et surtout des espaces pour les répétitions d’orchestre et les enregistrements qui seront à l’avant-garde. Avec un regret éternel pour la disparition de la très utile Piccola Scala depuis plusieurs décennies…
  • Projet de construction d’une cité du théâtre et de la musique, une sorte de « Teatrocittà » comme existe « Cinecittà » à Rome dans le quartier périphérique sud de Rubattino, qui devrait regrouper des entrepôts, des ateliers et des possibilités de production artistique. Une cité intégrée pour les arts de la scène, c’est un projet à peu près unique au monde.
  • À l’intérieur du théâtre, Dominique Meyer importe de Vienne le même dispositif de traduction et sous titres par tablette qui substituera les petits écrans derrière les fauteuils actuels, qui avaient été eux aussi à l’époque copiés sur l’opéra de Vienne. Pour l’avoir expérimenté à Vienne, ce système de tablettes est très efficace et particulièrement convivial pour le spectateur (en huit langues). Par ailleurs un plan de numérisation des documents musicaux est lancé.
  • L’accessibilité au théâtre devrait être améliorée et élargie par une nouvelle carte des prix des billets, un nouveau plan de billetterie qui devrait créer de nouvelles catégories, notamment en Platea (Orchestre) et dans les loges. Le constat unanime était que les prix institués dans la période Pereira étaient bien trop élevés (en soi et eu égard à la qualité moyenne) ce qui contraignait stupidement à vendre les billets invendus le dernier jour à 50%. Il est aussi question d’une Scala plus « inclusive », mais là on est plutôt dans la vulgate de toute institution aujourd’hui…

En bref, Dominique Meyer est réputé pour être non seulement un bon organisateur, mais aussi un bon gestionnaire. Le voilà à l’épreuve d’un théâtre qui en la matière n’en finit pas de virer sa cuti.

Quant au cœur du métier Scala, la programmation lyrique, le paysage est hélas nettement plus contrasté

Opéra

En ce qui concerne le lyrique, l’offre se profile de manière assez traditionnelle à l’instar d’autres saisons scaligères avec un plateau de la balance lourd sur le répertoire italien, et plus léger sur le répertoire non italien : un opéra français (Thaïs), un opéra russe (La Dame de Pique), un opéra du répertoire allemand (Ariadne auf Naxos), un Mozart (Don Giovanni) et une création contemporaine à Milan d’un opéra de Thomas Adès, The Tempest, d’après Shakespeare, créé à Londres en 2004, voilà l’offre non italienne, un saupoudrage auquel le théâtre nous a habitués depuis des décennies.
Le reste des titres (huit) appartient au répertoire italien avec un poids assez marqué pour Verdi et le post verdien : un Cimarosa (Il Matrimonio Segreto), pour l’académie, un Bellini (I Capuleti e i Montecchi), trois Verdi (Macbeth, Un ballo in maschera, Rigoletto), et trois post-verdiens (La Gioconda, Fedora, Adriana Lecouvreur). Une manière de revendiquer l’italianità du théâtre avec des titres qui n’ont pas été repris depuis très longtemps pour certains, comme Capuleti e Montecchi ou Matrimonio segreto, mais aussi une accumulation de trois titres de la dernière partie du XIXe, Ponchielli, Giordano, sans un seul Puccini qui il est vrai a été bien servi les saisons précédentes, et sans baroque ni Rossini très bien servis de septembre à novembre 2021, ce qui justifie leur absence. Nous commenterons au cas par cas et essaierons d’en tirer des conclusions générales sur une saison qui ne suscite pas un enthousiasme débordant.

 

Nouvelles productions :

Décembre 2021
Verdi, Macbeth (MeS: Davide Livermore /Dir. : Riccardo Chailly)
Avec Luca Salsi, Anna Netrebko/Elena Guseva (29/12), Francesco Meli, Ildar Abdrazakov etc…
(8 repr. Du 4 (jeunes) au 29 décembre).
La première production est toujours la plus emblématique. Riccardo Chailly revient à Verdi, et à l’un de ses opéras les plus forts avec une distribution évidemment en écho : Anna Netrebko (la dernière sera chantée par la remarquable Elena Guseva) et Luca Salsi forment le couple maudit. Pour des rôles qui exigent beaucoup de subtilité, il n’est pas sûr qu’ils soient les chanteurs adéquats, et pour un rôle pour lequel Verdi ne voulait pas d’une belle voix, il n’est pas certain non plus qu’Anna Netrebko douée d’une des voix les plus belles au monde soit une Lady Macbeth… Meli et Abdrazakov en revanche sont parfaitement à leur place. Mais pour la Prima, il faut des noms et Netrebko a pris l’abonnement… Quant à la mise en scène, c’est l’inévitable Davide Livermore, un excellent « faiseur »; comme metteur en scène, c’est autre chose… Mais depuis quelques années il est adoré à la Scala friande de paillettes et où l’on aime de moins en moins qu’une œuvre soit un peu fouillée. Étrange tout de même l’histoire de ce titre dans les 45 dernières années. D’abord Giorgio Strehler au milieu des années 1970, la production mythique d’Abbado avec Cappuccilli et Verrett, puis, un gros cran en dessous, la production Graham Vick avec Riccardo Muti, puis encore un cran en dessous Giorgio Barberio Corsetti avec Gergiev en fosse : pas de problème du côté des chefs, mais du côté des productions, jamais le souvenir magique de Strehler ne s’est effacé. On relira par curiosité ce que ce Blog écrivait de la production Gergiev/Barberio Corsetti où l’on faisait déjà le point sur la question https://blogduwanderer.com/teatro-alla-scala-2012-2013-macbeth-de-giuseppe-verdi-le-9-avril-2013-dir-mus-valery-gergiev-ms-en-scene-giorgio-barberio-corsetti.
Voilà la quatrième production, et Davide Livermore face à Strehler, c’est McDonald’s face à Thierry Marx ou un trois étoiles Michelin… On sait que Riccardo Chailly n’aime pas les mises en scènes trop complexes : avec Livermore, pas de danger. Mais quel signe terrible de l’intérêt pour la mise en scène de ce théâtre.
Quo non descendas…

Janvier-Février 2022
Bellini : I Capuleti e I Montecchi
(MeS : Adrian Noble /Dir : Evelino Pidò)
Avec Marianne Crebassa, Lisette Oropesa, René Barbera, Michele Pertusi, Yongmin Park,
(5 repr. du 18/01 au 2/02)
Une œuvre merveilleuse, l’une des plus belles du répertorie belcantiste revient après plus de deux décennies, c’est évidemment heureux. Entre Crebassa et Oropesa, Pertusi et Barbera, on tient là une distribution excellente qui ne mérite que l’éloge.
Mais aller chercher le médiocre Adrian Noble pour succéder à la merveilleuse production Pizzi est pire qu’une erreur, une faute.
Au pupitre Evelino Pidò, comme  il y a 14 ans à Paris dans la même œuvre (avec à l’époque Netrebko et DiDonato), et comme dans tant de reprises de répertoire à Vienne les dernières années. Je n’ai rien contre ce chef excellent technicien qui est pour les orchestres une garantie de sûreté surtout dans une perspective de système de répertoire ou de reprise rapide, mais il y avait peut-être d’autres noms à tenter pour une nouvelle production… D’autant que le monde lyrique est plein de chefs italiens très talentueux à essayer.

Février-mars 2022
Massenet, Thais
(MeS: Olivier Py/Dir. : Lorenzo Viotti )
Avec Marina Rebeka, Ludovic Tézier, Francesco Demuro, Cassandre Berthon.
Une œuvre représentée une seule fois à la Scala, en 1942. Puisqu’elle revient à la mode, c’est une bonne idée que de la proposer avec Lorenzo Viotti en fosse, qui avait bien séduit à la Scala dans Roméo et Juliette de Gounod.
Olivier Py est un grand nom de l’écriture et de la mise en scène, mais il y a quelque temps qu’il n’a plus rien à dire, sinon faire du Py et se répéter: gageons que ce « rien » sera déjà quelque chose. Quant à la distribution, c’est le calque de celle de Monte Carlo en mars dernier, et on est surtout très heureux de voir Ludovic Tézier revenir à la Scala après bien des années.(6 repr. du 10/02 au 2/03)

Tchaïkovski, La Dame de Pique (MeS : Mathias Hartmann /Dir. : Valery Gergiev)
Avec Najmiddin Mavlyanov, Roman Burdenko, Asmik Grigorian/Elena Guseva, Olga Borodina, Alexey Markov etc…
(5 repr. du 23/02 au 15/03)
Mathias Hartmann, un metteur en scène très « fausse modernité », qui fait peut-être Dame de Pique parce que le Pelléas prévu a été annulé mais on s’en moque puisque Gergiev, Borodina, Grigorian etc… Et donc une distribution de très haut vol dont il faudra bien profiter. En plus, Gergiev est l’une des rares grandes baguettes présentes cette saison, il faut saisir cette chance, même si l’on connaît son côté un peu fantasque, boulimique du kilomètre et peu des répétitions…

Mars 2022
Cilea, Adriana Lecouvreur
(MeS : David Mc Vicar /Dir : Giampaolo Bisanti)
Avec Freddie De Tommaso (4 au 10/03)/Yusif Eyvazov (9 au 19/03) Maria Agresta (4 au 10/03)/Anna Netrebko (9 au 19/03), Anita Rashvelishvili(4, 6, 16, 19/03) /Elena Zhidkova (9,10,12/03), Alessandro Corbelli (4 au 10/03)/Ambrogio Maestri (9 au 19/03)
(7 repr. du 4 au 19/03)
Co-Prod Liceu, San Francisco Opera, Paris, Vienne, Royal Opera House
Une large co-production pour ce retour à Milan d’Adriana Lecouvreur après une quinzaine d’années d’absence et surtout après une production Lamberto Pugelli qui a duré deux décennies. De David McVicar il faut s’attendre à un travail bien fait (encore un qui fait de l’habillage moderne d’idées éculées) qui n’effarouchera pas le public peu curieux de la Scala, mais on se demande bien quelle différence de qualité avec la production précédente, sinon l’habillage d’une nouveauté factice.
Mais une distribution étincelante où l’on découvrira (courez-y) le nouveau ténor coqueluche de toute  l’Europe lyrique, le britannique Freddie De Tommaso en alternance avec « Monsieur » Netrebko. Une production idéale pour période de foire et selfies en goguette.
Et puis, last but not least, un chef qu’on commence à entendre à l’extérieur de l’Italie, Giampaolo Bisanti, directeur musical du Petruzzelli de Bari. Applaudissons à ce choix

Avril-mai 2022
Strauss (R) Ariadne auf Naxos
(MeS : Sven Erich Bechtolf /Dir : Michael Boder)
Avec Krassimira Stoyanova, Erin Morley, Stephen Gould, Sophie Koch, Markus Werba etc…
(5 repr. du 15/04 au 03/05)
Co-Prod Wiener Staatsoper Salzburger Festspiele)
Venue d’une production viennoise et salzbourgeoise, élégante et creuse qui mérite les poussières ou les oubliettes de l’histoire : Bechtolf  en effet n’a jamais frappé les foules par son génie, ni par ses trouvailles. Distribution en revanche de très haut niveau (comme la plupart des distributions cette saison) Stoyanova, Gould, Koch sont des garanties pour l’amateur de lyrique. Chef solide de répertoire, familier de Vienne. Mais pour une nouvelle production d’un Strauss aussi important, on pouvait peut-être afficher une autre ambition notamment au niveau du chef.

Mai 2022
Verdi, Un Ballo in maschera (MeS : Marco-Arturo Marelli /Dir : Riccardo Chailly)
Avec Francesco Meli, Sondra Radvanovsky, Luca Salsi, Iulia Matochkina (4, 7, 10, 12/05), Raehann Bryce-Davis (14, 19, 22/05) Federica Guida
(7 repr. du 04 au 22/05).
Magnifique distribution, avec l’Amelia la meilleure qui soit sur le marché aujourd’hui (on peut même dire la verdienne du moment), qui était déjà l’Amelia de la production précédente (Michieletto/Rustioni) et direction musicale du maître des lieux qui dirige un deuxième Verdi, comme il sied à tout directeur musical scaligère, mais il ne nous avait pas habitué à un tel festin.
Avec Marco-Arturo Marelli comme metteur en scène, c’est plutôt l’inquiétude en revanche, tant ont fait pschitt les espoirs qu’on mettait en lui dans les années 1980 (sous Martinoty il avait signé à Paris un Don Carlos programmé par Bogianckino bien peu convaincant) et tant ses nouvelles productions viennoises malgré leur nombre n’ont pas remué le Landerneau lyrique (Capriccio, Cardillac, Die Schweigsame Frau Der Jakobsleiter sous Holänder et Zauberflöte, Falstaff, Gianni Schicchi, La Fanciulla del West, Medea, La Sonnambula, Orest, Pelléas et Mélisande, Turandot pendant le mandat de Dominique Meyer). Le voilà à la Scala, vous conclurez vous-mêmes…

Juin 2022
Ponchielli, La Gioconda
(MeS : Davide Livermore /Dir : Frédéric Chaslin)
Avec Sonya Yoncheva, Daniela Barcellona, Erwin Schrott, Fabio Sartori, Judith Kutasi, Roberto Frontali
(6 repr. du 7 au 25/06)
Sonya Yoncheva veut marcher dans les pas de Callas et s’empare de ses rôles les uns après les autres (Tosca, Médée, et maintenant La Gioconda), la voix est belle, mais le reste n’est pas à l’avenant. N’est pas Callas qui veut, même quand on est soi-disant un nom. Le reste de la distribution est en revanche vraiment très convaincant.
Le metteur en scène est encore une fois Davide Livermore qui fait du (quelquefois bon, reconnaissons-le) spectacle (les américains appellent cela entertainment) et surtout pas plus loin : vous grattez les paillettes, et c’est du vide qui sort.
Il est singulier, voire stupéfiant que Livermore soit tant sollicité à la Scala depuis quelques années et ça en dit long sur les ambitions artistiques de l’institution en matière de mise en scène… Bon, pour Gioconda, ça peut mieux passer que pour Macbeth. Moins gênant en tous casDirection musicale confiée à Frédéric Chaslin, très aimé de Dominique Meyer qui lui a confié à Vienne de nombreux titres de répertoire (à peu près 25) de tous ordres.

Juin-Juillet 2022
Verdi, Rigoletto
(MeS : Mario Martone /Dir. : Michele Gamba)
Avec Piero Pretti, Enkhbat Amartüvshin, Nadine Sierra, Marina Viotti, Gianluca Buratto …
(8 repr. du 20 juin au 11 juillet)
Production de juillet, quand les touristes viennent, le Verdi des familles, signé Mario Martone (sa présence deux fois dans la saison compensera en mieux l’autre présence double, celle de Livermore…) qui est un metteur en scène « classique » mais intelligent et fin, après des dizaines années de règne incontesté de la production Gilbert Deflo : il était effectivement temps de changer.
Distribution solide avec le Rigoletto confié à Enkhbat Amartüvshin, une voix d’airain, mais un interprète peut-être à affiner encore, et accompagné de la délicieuse Nadine Sierra et du pâle mais vocalement très correct Piero Pretti. En fosse, un des jeunes chefs italiens digne d’intérêt, Michele Gamba que le public aura entendu déjà dans L’Elisir d’amore en novembre 2021 (voir plus haut).

Septembre 2022
Cimarosa, Il Matrimonio segreto
(MeS : Irina Brook /Dir : Ottavio Dantone)
Accademia del Teatro alla Scala
Orchestra dell’Accademia del Teatro alla Scala
(6 repr. du 7 au 22/09)
La production traditionnelle et annuelle de l’académie, aux mains d’une équipe équilibrée et très respectable. C’est de bon augure pour une œuvre qu’on n’a pas vue à la Scala… depuis 1980 !

Octobre/Novembre 2022
Giordano, Fedora
(MeS : Mario Martone /Dir : Marco Armiliato)
Avec Sonya Yoncheva, Mariangela Sicilia, Roberto Alagna (15 au 21/10), Fabio Sartori (24/10 au 3/11), George Petean.
(7 repr. du 15/10 au 3/11).
Là aussi, Lamberto Puggelli a signé une mise en scène restée au répertoire longtemps dont la dernière reprise remonte à 2004 qui était bien faite et c’est Mario Martone qui signera la nouvelle mise en scène. Dans le naufrage des mises en scènes de la saison, c’est la garantie d’un travail digne.
Distribution en revanche somptueuse qui marque le retour à la Scala de Roberto Alagna après des années d’absence, dans un rôle (Loris) très peu familier du public français, raison de plus pour y aller. Fedora, un rôle que les sopranos abordent sur le tard, est ici Sonya Yoncheva, actuellement loin d’être en fin de carrière mais j’ai beau aller souvent l’écouter, je trouve la voix très belle mais peu d’intérêt au-delà.
Et le chef, Marco Armiliato, efficace, solide, écume les scènes du monde.
Mon unique Fedora à la Scala (et ailleurs) était dirigée par Gianandrea Gavazzeni, avec Freni et Domingo.
Gavazzeni réussissait à faire respecter cette musique, voire la faire aimer… Il en fallait du génie pour faire de ce plomb de l’or.

Novembre 2022
The Tempest
(MeS : Robert Lepage /Dir : Thomas Ades)
Avec Leigh Melrose, Audrey Luna, Isabel Leonard, Frederic Antoun, Toby Spence
 (MET, Opéra National du Québec, Wiener Staatsoper)
(5 repr. du 5 au 18 nov.)
Une des rares créations (2004) qui ait fait carrière, signée Thomas Adès (compositeur et chef) avec la mise en scène « magique » de Robert Lepage, maître en images et en technologie scénique. Pour la plus baroque des pièces shakespeariennes, il fallait au moins ça, avec une distribution de très grande qualité (Antoun, Spence) dominée par le magnifique Leigh Melrose. Une bonne conclusion de la saison, une respiration “ailleurs” avec un niveau musical et scénique garanti.

Reprise :
Mars-avril 2022
Mozart, Don Giovanni
(MeS : Robert Carsen/Dir : Pablo Heras-Casado)
Avec Günther Groissböck/Jongmin Park (5, 10 apr.), Christopher Maltman, Alex Esposito, Hanna Elisabeth Müller, Emily d’Angelo, Andrea Caroll
Reprise de la médiocre mise en scène de Robert Carsen, théâtre dans le théâtre (comme d’habitude…) qui n’a pas marqué les esprits, mais il est vrai que trouver une production de Don Giovanni satisfaisante est un vrai problème. La production précédente de Peter Mussbach n’a pas marqué, et celle de Giorgio Strehler n’a pas non plus été à la hauteur de ses Nozze di Figaro légendaires. Donc, on accepte ce Carsen sans saveur pour jouir de l’excellente distribution et d’un chef qu’on dit très bon, mais qui ne m’a jamais vraiment convaincu.
(7 repr. du 27/03 au 12/04)

 

Conclusions :
Quelques lignes se dégagent :

  • Des distributions solides, voire exceptionnelles, il n’y a là-dessus pas l’ombre d’un doute, nous sommes bien à la Scala et l’excellence est dans chaque production
  • Des choix de chefs éprouvés, souvent familiers du répertoire à l’opéra de Vienne, et capables de bien gérer une représentation parce que ce sont souvent des chefs solides, mais en aucun cas ils n’ont offert de grandes visions artistiques ou de lecture d’une particulière épaisseur par le passé. Sans doute la saison préparée rapidement nécessitait de parer au plus pressé mais sans doute préside aussi l’idée que les chanteurs affichés suffiront à faire le bonheur du public. Des chefs pour la plupart au mieux efficaces, et donc à mon avis inadaptés à la Scala-plus-grand-théâtre-lyrique-du-monde comme « ils » disent…
  • Des choix de metteurs en scène sans aucun intérêt, à une ou deux exceptions près, voire souvent médiocres. Des choix de tout venant qui affichent l’opéra comme un divertissement pour lequel la complexité n’est pas conseillée: des metteurs en scène pour consommation courante, pas pour une vraie démarche artistique.
    Où est la Scala des Strehler, des Ronconi, des Visconti ? (Et même des Guth, Kupfer, ou Chéreau plus récemment) ?

 

Mon trépied de l’opéra chant-direction-mise en scène est bien bancal à la Scala cette année. Jamais la seule brochette de grands chanteurs dans une production n’a suffi à faire une grande soirée.

Il faudra sans doute attendre la saison 2022-2023 pour clarifier les choses puisqu’on espère qu’il n’y aura pas d’accident covidien en cours de route et voir si c’est ce chemin qu’on va emprunter.

Alors, pour essayer d’éclairer le lecteur, j’ai voulu remonter dans le temps, du récent (2012) au plus ancien (1924) pour voir à quoi dans le temps ressemblait vraiment la Scala, car en matière de Scala, le mythe construit dans les années 1950 est tel qu’on croit des choses qui n’ont existé que très récemment. En présentant deux saisons d’avant-guerre (avant deuxième guerre mondiale), à lire évidemment avec des clefs différentes nous avons eu de singulières surprises. Toujours mettre en perspective, c’est la loi du genre, sans jamais de jugements qui ne soient pas nés de l’expérience…

Arturo Toscanini

Plongeons dans l’histoire de la Scala

 

En conclusion de ce post mi-figue mi-raisin, j’ai donc voulu pour la première fois faire profiter le lecteur d’un de mes hobbies préférés, le plongeon dans les archives du théâtre pour mettre tout ce qu’on a pu écrire face au réel de l’histoire, et non face au rêve. Comme on pourra le constater, il y a à la fois des souvenirs, encore vifs, mais aussi des surprises de taille.
En plongeant dans cette histoire, se confronter avec d’autres saisons fait revenir à la raison ou relativiser (ou confirmer) nos déceptions. J’ai donc fixé comme critère des saisons où Macbeth était dans les productions prévues.

 

  • Une saison d’avant la deuxième guerre mondiale et une saison « Toscanini »

On devrait plus souvent se pencher sur les saisons de la Scala au temps de Toscanini et autour, on verrait l’extrême diversité de l’offre lyrique, et notamment aux temps de Toscanini, la présence quasi permanente du chef légendaire au pupitre. On verrait aussi que Verdi était bien moins représenté que de nos jours, avec quelques œuvres mais en aucun cas la large palette que les théâtres de tous ordres offrent dans Verdi. <

Ainsi Macbeth n’est pas représenté entre 1873 et 1939, année où l’œuvre de Verdi ouvre la saison (à l’époque le 26 décembre) dirigée par l’excellent Gino Marinuzzi.

Pour donner une indication encore plus surprenante : il y a 23 titres de tous ordres dont nous allons simplement donner la liste, et deux Verdi (Macbeth pour 4 repr. et La Traviata pour 11), tous deux dirigés par Gino Marinuzzi. Voici la liste des œuvres données en 1939, quelquefois inconnues de nos jours, et les œuvres étrangères données toutes en italien :

  • Verdi, Macbeth
  • Massenet, Werther
  • Mulé, Dafni
  • Bellini, La Sonnambula
  • Puccini, La Bohème
  • Rabaud, Marouf, savetier du Caire
  • Puccini, Turandot
  • Wolf-Ferrari, La Dama Boba
  • Wagner, Tristan und Isolde
  • Verdi, La Traviata
  • Leoncavallo, Pagliacci
  • Cilea, Adriana Lecouvreur
  • Humperdinck, Haensel und Gretel
  • Pizzetti, Fedra
  • Catalani, Loreley
  • Mascagni, Il Piccolo Marat
  • Beethoven, Fidelio
  • Wagner, Siegfried
  • Ghedini, Maria d’Alessandria
  • Boito, Nerone
  • Donizetti, La Favorita
  • Giordano, Fedora
  • Paisiello, Il Barbiere di Siviglia ovvero la precauzione inutile

Ainsi, on voit la grande diversité de l’offre, avec beaucoup d’œuvres « contemporaines » ou récentes à l’époque, pas un seul Rossini (la Rossini Renaissance sera pour plus tard).
On peut être surpris sur le nombre de titres affichés, mais c’était l’époque où la mise en scène n’était pas essentielle ou tout simplement n’existait pas au profit d’une mise en espace devant des toiles peintes, faciles à changer d’un jour à l’autre, sans décors construits. Une alternance plus rapide était plus facile à mettre en place.
Nettoyons nos idées reçues sur la Scala : à peine le nez dans son histoire qu’on découvre que tout ce qu’on raconte sur la Scala et Verdi, demande au moins une révision des rêves d’aujourd’hui sur un hier mythique.
Toscanini a beaucoup dirigé Verdi à la Scala, mais pas tous les titres, et il a autant dirigé Wagner et d’autres compositeurs. Prenons la saison 1924, celle du fameux Tristan und Isolde pour lequel Toscanini, arguant qu’il était ouvert à tout ce qui était novateur (les temps ont changé), avait appelé Adolphe Appia pour la mise en scène.
En 1924, voici les 24 titres, avec seulement trois chefs, Arturo Toscanini, Arturo Lucon, Vittorio Gui (un magnifique chef, si vous trouvez des enregistrements, n’hésitez pas, c’est un des plus grands chefs italiens, mort à 90 ans en 1975).

  • Strauss, Salomé (Vittorio Gui) (Ouverture de saison)
  • Riccitelli, I Compagnacci (Vittorio Gui)
  • Mozart, Zauberflöte (Arturo Toscanini)
  • Verdi, Aida (Arturo Toscanini)
  • Verdi, La Traviata (Arturo Toscanini)
  • Donizetti, Lucia di Lammermoor (Arturo Lucon)
  • Puccini, Manon Lescaut (Arturo Toscanini)
  • Wagner, Tristan und Isolde (Arturo Toscanini)
  • Mascagni, Iris (Arturo Toscanini)
  • Rossini, Il Barbiere di Siviglia (Arturo Lucon)
  • Bellini, La Sonnambula (Vittorio Gui)
  • Puccini, Gianni Schicchi (Vittorio Gui)
  • Gluck, Orfeo ed Euridice (Arturo Toscanini)
  • Alfano, La leggenda di Sakuntala (Vittorio Gui)
  • Verdi, Falstaff (Arturo Toscanini)
  • Verdi, Rigoletto (Arturo Toscanini)
  • Bizet, Carmen (Vittorio Gui)
  • Pizzetti, Debora e Jaele (Arturo Toscanini)
  • Charpentier, Louise (Arturo Toscanini)
  • Wagner, Lohengrin (Vittorio Gui)
  • Wagner, Die Meistersinger von Nürnberg (Arturo Toscanini)
  • Moussorgski, Boris Godunov (Arturo Toscanini)
  • Boito, Nerone (Arturo Toscanini)
  • Giordano, Andrea Chénier (Vittorio Gui).

Sur 14 titres dirigés, Arturo Toscanini dirige Verdi (4), Mozart (1), Gluck (1) Puccini (1), Mascagni (1), Moussorgski (1) Boito (1) Charpentier (1) Pizzetti (1) Wagner (2).

Plus près de nous, les saisons d’Abbado ressemblent par leur organisation aux saisons d’aujourd’hui. Vous pourrez constater que c’est à juste titre qu’on peut « mythifier » la période :

  • Une saison du temps de Claudio Abbado et Paolo Grassi
  • 1975-1976
  • Macbeth (Abbado/Strehler)
  • Io Bertold Brecht (Tino Carraro/Milva/Strehler) ) à la Piccola Scala
  • La Cenerentola (Abbado/Ponnelle)
  • L’Heure Espagnole/L’Enfant et les sortilèges/Daphnis et Chloé (Prêtre/Lavelli)
  • Cosi fan tutte (Böhm/Patroni-Griffi)
  • Simon Boccanegra (Abbado/Strehler)
  • Aida (Schippers/Zeffirelli)
  • Werther (Prêtre/Chazalettes)
  • Benvenuto Cellini (Davis/Copley) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
  • Peter Grimes (Davis/Moshinsky) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
  • La Clemenza di Tito (Pritchard/Besch) Tournée du ROH London (et la Scala est à Londres)
  • Der Rosenkavalier (Kleiber/Schenk)
  • Luisa Miller (Gavazzeni/Crivelli)
  • Turandot (Mehta/Wallmann)

Tournée aux USA pour le bicentenaire de l’indépendance américaine
– La Bohème (Prêtre-Zeffirelli)
– La Cenerentola (Abbado-Ponnelle)
– Simon Boccanegra (Abbado-Strehler)
– Macbeth (Abbado-Strehler)

Considérons le niveau des chefs invités à la Scala en dehors d’Abbado, Böhm, Prêtre, Kleiber, Mehta, Gavazzeni, Colin Davis : c’est le « festival permanent »… on comprend pourquoi le public était difficile…

Au temps de Muti, la saison 1997 a aussi ouvert par Macbeth, c’est moins festivalier que la saison 1975, mais cela reste assez solide avec trois titres dirigés par Muti sur dix.

  • Une saison du temps de Riccardo Muti et Carlo Fontana
    1997-1998
  • Macbeth (Muti/Vick)
  • Il Cappello di paglia di Firenze (Campanella/Pizzi)
  • Die Zauberflöte (Muti/De Simone)
  • Khovantschina (Gergiev/Barstov)
  • Linda di Chamounix (A.Fischer/Everding) (Prod.Wiener Staatsoper)
  • Der Freischütz (Runnicles/Pier’Alli)
  • Manon Lescaut (Muti/Cavani)
  • Lucrezia Borgia (Gelmetti/De Ana)
  • L’Elisir d’amore (Zanetti/Chiti)
  • Carillon (Pesko/Marini) au Piccolo Teatro Strehler

Même impression pour cette saison Lissner/Barenboim : Lissner a été décrié par le public local, pourtant, à lire la saison 2012 (il n’y a que 9 ans), on est tout de même séduit par la diversité de l’offre et la qualité moyenne… afficher dans une saison un Ring, un Lohengrin, un Don Carlo, une Aida etc… Ça laisse un peu rêveur…

  • Une saison du temps de Daniel Barenboim et Stéphane Lissner
    2012-2013
  • Lohengrin (Barenboim/Guth)
  • Falstaff (Harding/Carsen)
  • Nabucco (Luisotti/D.Abbado)
  • Der fliegende Holländer (Haenchen/Homoki)
  • Cuore di Cane (Brabbins/McBurney)
  • Macbeth (Gergiev/Barberio-Corsetti)
  • Oberto, conte di San Bonifacio (Frizza/Martone)
  • Götterdämmerung (Steffens-Barenboim/Cassiers)
  • Der Ring des Nibelungen (Barenboim/Cassiers)
  • Un ballo in maschera (Rustioni/Michieletto)

Tournée au Japon : Falstaff/Rigoletto/Aida

  • La Scala di Seta (Rousset/Michieletto)(Accademia)
  • Don Carlo (Luisi/Braunschweig)
  • Aida (Noseda/Zeffirelli)

De cette manière le lecteur tient des éléments de comparaison. L’intérêt de se plonger dans les archives, c’est de faire des découvertes, de rétablir des vérités contre les idées préconçues et surtout les mythes d’aujourd’hui :

  • quand on voit ce que dirige Riccardo Chailly, directeur musical (2 productions) et ce qu’ont dirigé encore près de nous Barenboim, Muti, un peu plus loin Abbado, et encore plus loin Toscanini, on se dit que le titre est usurpé parce qu’il est évident que Riccardo Chailly ne donne pas grand-chose à ce théâtre. À ce niveau, c’est plutôt la Scala qui sert la soupe à un grand absent.
  • quand on voit la saison 1975-1976 à la Scala on comprend pourquoi ces années-là semblent un rêve éveillé. Inutile même de comparer, c’est trop douloureux, mais à regarder la saison Muti et la saison Barenboim, la comparaison est aussi éloquente.
  • Personnellement, je revendique l’intérêt de mises en scène contemporaines, qui parlent aux sociétés d’aujourd’hui et pas de mises en scènes qui ne sont qu’un cadre divertissant à la musique : c’est une erreur profonde de penser que l’opéra c’est musique et chant + guirlandes. Qu’importe d’ailleurs que la mise en scène soit traditionnelle ou novatrice, si elle a du sens.

La saison lyrique 2021-2022 à la Scala, est grise et ne soulève pas l’enthousiasme. Il y a peut-être des raisons objectives à ces choix qui laissent un peu perplexes, mais sans penser qu’on doit faire de la saison un festival permanent (c’est pourtant le sens du système stagione : faire de chaque production un moment d’exception), il y a peut-être à trouver une voie un peu plus stimulante. Je peux comprendre des difficultés dues au contexte, mais ce programme ne donne aucun signe d’avenir, et c’est là la question. On compensera sa déception par une saison symphonique et musicale intelligente et bien construite qui est-elle tout à fait digne de cette maison.

On souhaite alors ardemment que la saison symphonique par son organisation et son offre, trace un sillon que suivra la saison lyrique les années prochaines pour un théâtre qui sait, quand il faut, être le plus beau du monde.
Mais, dans la déception comme dans le triomphe, on continue de l’aimer éperdument… Et lucidement, car on le sait, la passion va de pair avec la lucidité, comme chez Racine.

LE COMBAT DES CHEFS (SUITE) DÉGÉNÈRE À LA SCALA

30 octobre 2012, après 19 ans d’absence, Claudio Abbado retourne à la Scala pour un concert où il dirige La Filarmonica della Scala qu’il avait fondée en 1982 avec en seconde partie la Symphonie n°6 de Mahler, « Tragique », en première partie le concerto n°1 pour piano et orchestre de Chopin et pour soliste Daniel Barenboim. Nous avions rendu compte dans ce blog de ce concert historique.
Au-delà de l’émotion intense que nous avions tous ressentie, il était aussi très fort de voir sur la même scène, faisant de la musique ensemble, le directeur musical de la Scala, Daniel Barenboim, et l’ex-directeur musical, Claudio Abbado, liés par une longue amitié. C’était un point final digne et joyeux d’un serpent de mer qui durait depuis trop longtemps.

11 Mai 2021, après 16 ans (il est revenu à la Scala en 2020 avec Chicago mais n’a plus jamais dirigé l’orchestre du théâtre), Riccardo Muti, ex-directeur musical revient à la Scala avec les Wiener Philharmoniker. Riccardo Chailly, l’actuel directeur qui par égard lui a cédé sa loge (qui fut jadis celle de Muti), vient le complimenter après le concert. Et c’est l’esclandre.
Tous les journaux et les témoins rapportent l’accueil glaçant reçu par l’actuel directeur :

  • Muti : « Qui es-tu, toi ? »
  • Chailly (retirant son masque COVID) : « C’est Riccardo qui vient féliciter l’autre Riccardo »
  • Muti : « Dehors !… » (en des termes moins choisis…)

Raconté ainsi, l’incident semble sorti d’un roman ou un exemple d’infox. Et pourtant, la presse milanaise dans son ensemble le rapporte à peu près en ces termes et ne se retient pas de le commenter.

Pendant le concert, évidemment triomphal, au moment du bis, Muti avait pris la parole rappelant plusieurs éléments :

  • C’est la première fois que les Wiener rejouent en public depuis des mois
  • Cette tournée était prévue depuis longtemps et avant la pandémie: le fait qu’ils jouent le 11 mai 2021, 75 ans après le concert de réouverture de Toscanini est pure co-in-ci-den-ce (ce fut ainsi scandé)
  • Rappel qu’il avait lui-même fêté le 50ème anniversaire en 1996 avec le même programme que celui exécuté par Toscanini en 1946
  • Rappel des liens de Toscanini avec les Wiener Philharmoniker et notamment de Zauberflöte et Meistersinger.
  • Enfin : explication du choix du bis, la Valse de l’Empereur, avec sa mélancolie qui souligne la fin d’une époque et le début d’une autre.

L’affaire de la date, et l’évocation de Toscanini (dont nous avons parlé il y a quelques jours) … tout cela a poussé Riccardo Muti à prendre la parole, mais la polémique que nous avions signalée l’a visiblement irrité.

Ajoutons que la Scala avait au final proposé trois concerts, le premier dirigé par Riccardo Chailly avec Lise Davidsen le 10 mai (qu’on peut voir sur la plateforme Raiplay daté du 11 mai), le second avec Riccardo Muti et les Wiener Philharmoniker le 11 mai, le troisième avec Daniel Harding le 17 mai.

La date indique 11 mai, pour un concert du 10 mai.

La situation est née du fait qu’en “noyant” dans une succession de trois concerts marquant à la fois la réouverture d’après Covid et l’anniversaire du concert de réouverture de Toscanini, la venue le 11 mai des Wiener Philharmoniker sous la direction de Riccardo Muti était unus inter pares et le retour de l’ancien directeur musical de la Scala ne faisait plus “événement”.

Capture d’écran du générique de la retransmission du concert de Riccardo Chailly

(D’ailleurs, le concert Chailly qu’on voit à la télévision marque très explicitement qu’il est donné en relation à l’anniversaire toscaninien, et porte à la TV la date du 11 mai, alors qu’il a été donné le 10 mai…)

Un lecteur français peut s’étonner de voir une telle polémique se développer autour d’une date symbolique certes – j’ai expliqué pourquoi par ailleurs-, mais qui semble bien bénigne au milieu de la joie de la réouverture.
L’Opéra de Paris est objet de polémiques permanentes, plus politiques ou économiques, mais jamais du moins à ma connaissance de ce type.
Mais la Scala est un théâtre emblématique, une sorte de porte-drapeau, et sous le regard médiatique international. La preuve, France Info ou France Inter, qui ne peuvent être soupçonnables d’être à l’affût des événements de musique classique ont signalé dans leurs bulletins d’information la réouverture de la Scala comme événement symbolique de réouverture des salles en Italie, quand d’autres avaient rouvert plus de deux semaines avant.
Alors je voudrais faire deux séries d’observations :

Sur la polémique en elle-même
La réaction de Riccardo Muti est à la fois étonnante, ridicule, et surtout malvenue parce que ce genre de problème se règle entre quat’zieux et pas sous ceux des médias. Mais je la trouve également touchante, parce qu’elle fait affleurer les choses banalement humaines, comme le ressentiment, l’extrême sensibilité irrépressible, et les fragilités.
Malgré sa carrière et sa gloire, malgré son statut désormais de patriarche de la musique en Italie, Riccardo Muti garde une sorte d’insécurité qui lui fait veiller jalousement à son image, à continuer de la construire (comme si elle en avait encore besoin) et notamment son lien supposé à Toscanini (dont nous avons dit la vanité), mais surtout la persistance de blessures non refermées, dont celle d’avoir été contraint en 2005 de partir de la Scala à la demande de l’orchestre. Apparemment, il n’a ni digéré, ni compris.
On comprend que le retour à la Scala en une date aussi symbolique puisse émouvoir l’homme, mais cette émotion va jusqu’à laisser ses nerfs le gagner et surtout prendre à témoin la salle en soulignant que la date n’est qu’une coïncidence alors que tout son discours tend à légitimer une sorte de fraternité avec Toscanini jusque dans sa relation privilégiée avec les Wiener. A-t-il besoin de souligner tout ça au stabilo comme s’il avait toujours besoin de rappeler au public qu’il était un grand chef d’orchestre, un grand musicien, et qu’il avait une histoire avec cette maison.
C’est incompréhensible si l’on ne tient pas compte de cette insécurité qui fait qu’il a toujours besoin pour exister de prendre des postures et de se constituer contre quelqu’un ou quelque chose (dans les chefs, ce fut Abbado et… Chailly aujourd’hui), ou s’ériger en maître du classicisme, ès Mozart, ès Gluck, ès Spontini ou Cherubini, contre un modernisme aux contours fumeux.
Riccardo Muti n’est pas un de mes chefs favoris, je l’ai souvent écrit, mais je reconnais qu’il m’a donné des émotions indicibles, à l’opéra essentiellement, et d’impérissables souvenirs (Otello à Florence, Lodoïska de Cherubini, mais aussi son Nabucco inaugural en 1986 à la Scala) et je reconnais volontiers le grand musicien, mais pas le grand inventeur.
Au seuil de son 80ème anniversaire, le voir réagir de la sorte me fait sourire d’une manière au total triste mais assez tendre : il a gardé son énergie intacte quand son ego est en cause, quand l’image qu’il veut donner est en cause. Sauf qu’il ferait mieux de mettre son énergie ailleurs…
Même s’il n’est pas de mes chefs de l’île déserte, il fait partie de ma vie de mélomane, de ma famille éloignée en quelque sorte, mais de ma famille. Il reste qu’il s’est fermé (volontairement ?) la Scala pour toujours à un âge où les blessures auraient pu se cicatriser.
L’autre c’est Riccardo Chailly qui en l’occurrence a parfaitement joué son rôle de maître des lieux, courtois et élégant. Mais bien qu’il soit un musicien incontestable à la carrière exemplaire, c’est par ailleurs un maître des lieux relativement absent, ou d’une présence elliptique presque contrainte et forcée car on cherche en vain un très grand événement musical depuis qu’il est à la tête de ce théâtre et on ne peut pas dire qu’il ait dynamisé la Scala durant la dernière période, contrairement à d’autres chefs et d’autres maisons.
On apprend que l’inauguration de la saison le 7 décembre 2021 sera Macbeth, un titre qu’il a enregistré pour le film-opéra de Claude d’Anna en 1987 (avec Leo Nucci et Shirley Verrett), avec dit-on, l’inévitable Anna Netrebko et l’inévitable metteur en scène Davide Livermore, comme si c’étaient là les bornes de son imagination artistique. Livermore fait du bon spectacle non dérangeant, c’est un habile faiseur de spectaculaire. Netrebko n’est pas une Lady Macbeth historique (pour l’avoir entendue plusieurs fois dans ce rôle) : mais l’inauguration doit être spectaculaire avec le grand nom du moment : un credo artistique limité ! L’affligeant spectacle TV substitutif du 7 décembre 2020, genre Folies Bergères du Lyrique, était d’ailleurs lui aussi signé Davide Livermore, sans doute titulaire du pass-navigo local, puisqu’il a inauguré 2018 (Attila), 2019 (Tosca), 2020 (le show TV) et maintenant 2021.


La Scala
La deuxième série d’observations concerne justement la Scala. Plus de quarante ans de fréquentation longtemps au quotidien de ce théâtre que j’aime plus qu’aucun autre n’empêche pas un regard distancié. C’est un théâtre qui depuis des années n’a plus rien produit d’intéressant, de référentiel dans le genre lyrique: qui donnera un exemple de spectacle qui ait marqué ces dernières années ? Tristan de Chéreau peut-être, c’était en 2007, il y a quatorze ans… Lohengrin de Guth peut-être, c’était il y a neuf ans : deux Wagner, avec deux fois Barenboim en fosse.
Dans Verdi ? morne plaine (sauf La Traviata de Tcherniakov-Gatti, vouée aux gémonies par un public scaligère à mettre au Museum parmi les fossiles). Dans Mozart ? morne plaine. Dans Rossini bouffe ? on en reste aux productions de Ponnelle des années 1970 sans avoir trouvé un chef qui succède dans le répertoire bouffe à Abbado (alors que Chailly a enregistré jadis de remarquables Rossini bouffe), sans parler du bel canto où la Scala a raté Netrebko quand elle le chantait comme personne et où depuis Muti et Capuleti e Montecchi (1987) on n’a pas encore retrouvé une production de grand niveau[1].
D’ailleurs, on chercherait en vain une politique en matière de bel canto à la Scala, et cela depuis des dizaines d’années. On n’ose même pas afficher Norma, à cause de la peur des fantômes… (dernière avec Caballé il y a 44 ans…en janvier 1977). On se demande bien d’ailleurs peur de quoi ou de qui vu que le public (qui fut très compétent) s’est dilué dans les touristes et les clients des foires avides de selfies.

Alors il reste à la Scala un élément qui a alimenté sa légende de tous temps, les scandales : Callas/Tebaldi alimenta la chronique, l’Anna Bolena tragique de la Caballé en 1982, le Don Carlo avec Pavarotti en 1992 et quelques autres, dont le malheureux incident de l’autre soir vient couronner la série.
On aimerait que ce théâtre se distingue aujourd’hui autrement.
En son temps, dans un discours d’adieu intelligent et fin qui avait mis en fureur ses adversaires (dont Muti…), Cesare Mazzonis, directeur artistique de 1983 à 1992, avait indiqué ce que pouvait être une ligne artistique pour la Scala.  En le relisant de matin, je me disais qu’il n’y avait rien à retirer, parce que depuis cette époque, la politique artistique du théâtre brinqueballe.
Une autre période commence, alors wait and see

[1] MeS Pier Luigi Pizzi, avec June Anderson et Agnès Baltsa entre autres…

BIENVENUE À PARIS, GUSTAVO !

Gustavo Dudamel © Julien Mignot

Un directeur musical à Paris

La nomination attendue de Gustavo Dudamel comme directeur musical à l’Opéra de Paris a provoqué le concert de louanges et déchainé les trompettes de la renommée. C’est effectivement une nouvelle positive car on parle futur, ce qui est toujours agréable.
Dans ce blog, on parle aussi beaucoup du passé, qui souvent éclaire le présent et détermine le futur. J’ai été interpellé par l’expression d’un article élogieux d’un de nos deux grands quotidiens nationaux de référence « premier chef sud-américain » nommé à Paris, comme s’il arrivait après une longue liste de noms les plus divers. Or un regard sur l’histoire récente montre qu’il n’en est rien. Pas de noms au XIXe, pas de noms au XXe jusqu’en 1973 où Georg Solti est « conseiller musical » – il le reste deux ans (Rolf Liebermann avait besoin d’un nom…), Georg Solti est donc le « premier chef magyaro-britannique » à « conseiller/diriger » musicalement l’Opéra de Paris. Puis après Solti arrive plus de dix ans après et pour deux ans, Lothar Zagrosek, nommé par Jean-Louis Martinoty, directeur musical en titre (le premier depuis le XVIIe) qui est donc le «premier chef allemand» à exercer cette fonction. En 1989, ce devait être Barenboim, éliminé par oukase, et c’est en 1990, nommé par oukase, Myung-Whun Chung, directeur musical et « premier chef coréen » à l’opéra de Paris. Chung est remercié par Hugues Gall, qui nomme en 1995 James Conlon « premier nord-américain » appelé à être directeur musical, jusqu’en 2004. Enfin, en 2009, Nicolas Joel appelle Philippe Jordan, « premier chef suisse » à exercer la fonction de directeur musical. Tout cela fait sourire.
Deux observations:
– la période contient deux blancs : 1975-1987 (Liebermann et Bogianckino) et 2004-2009 (Gérard Mortier). C’est dire simplement que la fonction n’est pas naturelle à Paris comme on semble le penser, et certains directeurs ou administrateurs généraux (et pas des moindres) ont préféré s’en passer. Gérard Mortier en avait un « in pectore », Sylvain Cambreling, mais il n’avait pas le titre. Rappelons aussi que Dominique Meyer à Vienne après la démission fracassante de Franz Welser-Möst en 2014 a préféré se passer de directeur musical…
– on attend donc dans un futur qu’on espère lointain pour Dudamel, la nomination du «premier directeur musical français»…

La fonction est obligatoire en Allemagne et en Italie, il y en a à Zurich, Bruxelles, Barcelone, Madrid et à Londres, mais pas vraiment en France sauf à Lyon où depuis une quarantaine d’années, elle est instituée (John Eliot Gardiner, Kent Nagano, Ivan Fischer, Louis Langrée, Kazushi Ono, Daniele Rustioni), à Toulouse (Michel Plasson, Tugan Sokhiev) et à Bordeaux (Paul Daniel actuellement) mais dans ces deux villes l’orchestre de l’opéra est en même temps l’orchestre régional, alors qu’à Lyon, l’orchestre de l’Opéra est spécifique et ne cumule pas les deux fonctions.

Les directeurs d’opéra n’ont en effet pas toujours envie de voir leur pouvoir limité par un directeur musical, quelquefois envahissant et on connaît quelques incompatibilités d’humeur (Riccardo Muti-Cesare Mazzonis à la Scala, mais aussi Claudio Abbado face à la paire Eberhard Wächter/Ioan Holänder à Vienne)

Il est clair que l’Opéra de Paris dans la situation actuelle a besoin de la figure du directeur musical, pour faire repartir la machine perturbée par la crise du Covid, le départ à épisodes de Stéphane Lissner, et la présence plus rare de Philippe Jordan, qui a conclu son mandat par un Ring en retransmission radio fin 2020, qui reste directeur musical en titre jusqu’à fin août mais sans diriger puisqu’il est officiellement à Vienne depuis septembre 2020. Il est vrai aussi que le Covid a rebattu les cartes.

La stratégie d’Alexander Neef est très claire. Il a besoin de relancer la machine, d’attirer de nouveau le public, et surtout de faire parler de l’Opéra autrement qu’en termes de crises, de contestations, de grèves et j’en passe…
Il lui fallait donc un nom, et un chef plutôt « communiquant » pour prendre la lumière et séduire les médias : en Gustavo Dudamel, il a tout. C’est un beau coup. 

Gustavo Dudamel

J’ai connu personnellement Gustavo Dudamel en 2004, à Bamberg, lors d’un concert d’automne des Bamberger Symphoniker consécutif à son succès au concours de direction d’orchestre «Mahler-Wettbewerb » de Bamberg, un concert au programme français, L’horloge de Flore de Jean Françaix avec Albrecht Mayer au hautbois (Albrecht Mayer était hautbois solo aux Bamberger Symphoniker avant d’intégrer les Berliner) et la Symphonie n°3 pour orgue de Saint Saëns. Je l’avais interviewé à cette occasion pour le mensuel italien Amadeus. Mais je l’avais vu précédemment diriger à l’Expo 2000 l’orchestre Simon Bolivar (Orquestra Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela) à Hanovre (il avait alors 19 ans) où j’étais conseiller musical. Cela pour préciser qu’il fait partie des chefs que j’ai suivis depuis très longtemps. Lors de cette interview, sa disponibilité, sa gentillesse et sa modestie m’avaient vraiment frappé, ainsi que la manière dont il parlait de ses maîtres, José Antonio Abreu le fondateur du Sistema vénézuélien, Sir Simon Rattle qui l’avait remarqué et Claudio Abbado passionné par les orchestres de jeunes et donc forcément par le projet d’Abreu. Il dirigea d’ailleurs régulièrement l’Orchestre Simon Bolivar entre 2005 et 2010, car il passait alors ses hivers au Venezuela et à Cuba. Il laissa même la baguette à Dudamel pour la 5ème de Mahler lors d’une tournée de l’Orchestre Bolivar à Rome et Palerme en septembre 2006 alors que lui dirigeait en première partie le triple concerto de Beethoven.
Gustavo Dudamel est fils du Sistema vénézuélien, c’est une évidence, mais il n’est pas issu d’une famille venue des bidonvilles où le Sistema recrutait, il provient d’une famille de musiciens et a commencé à diriger très tôt, et à 19 ans, il dirigeait déjà la Simon Bolivar, qui est le sommet de la pyramide d’orchestres qui composent El Sistema : intégrer immédiatement les jeunes dans un orchestre local et peu à peu permettre à ceux qui sont doués et qui veulent en faire leur métier d’accéder par étapes à des orchestres plus importants du pays est le principe de la construction fondée par José-Antonio Abreu dès les années 1970.
Ceux qui ont assisté à des concerts de l’Orchestre Simon Bolivar ont pu constater l’enthousiasme et la virtuosité de ces jeunes aussi fascinants dans Tchaïkovski, Mahler ou Prokofiev que dans West Side Story ou dans la musique populaire sud-américaine : ce sont les meilleurs musiciens d’orchestre de toute l’Amérique du Sud..
Le monde de la musique classique est désormais irrigué de ces jeunes musiciens vénézuéliens qui ont intégré les orchestres du monde entier. Par ailleurs, El Sistema a produit après Gustavo Dudamel un certain nombre de bons chefs qui font actuellement carrière, Domingo Hindoyan (à l’orchestre Symphonique de la Radio polonaise), Rafael Payare (à l’Orchestre symphonique de Montréal), Diego Matheuz (qui a été directeur musical de La Fenice de Venise), Christian Vasquez ( directeur musical du Teresa Carreño Youth Orchestra à Caracas et ex-directeur musical du Stavanger Symphony Orchestra). Notons enfin que la vénézuélienne Gladysmarli Del Valle Vadel Marcano a obtenu le prix de l’orchestre lors du premier concours La Maestra en septembre 2020 (remporté par Rebecca Tong).
Il faut insister sur cet aspect du parcours de Gustavo Dudamel pour mieux saisir le chef d’aujourd’hui : et d’abord il faut noter l’importance qu’il donne à la jeunesse (il m’avait dit que les salles de concerts vénézuéliennes étaient remplies de jeunes, et qu’en arrivant en Europe, il avait été surpris du public plutôt mûr). Ensuite il est très soucieux de diffusion musicale par des efforts marqués pour « populariser » la musique grâce au mélange de répertoires, et à l’ouverture à tous les publics, mais aussi par l’importance donnée à la communication.
Du point de vue musical, il s’est formé très jeune à la direction, et notamment avec de jeunes exécutants ; cela signifie des gestes précis, clairs, compréhensibles par le groupe, cela suppose aussi un rapport très naturel et très cordial, qualités dont évidemment il fait encore preuve à la tête des différents orchestres où il provoque une véritable empathie.
Comme d’autres collègues vénézuéliens (Matheuz ou Payare par exemple), il a été marqué par Claudio Abbado, qui dirigeait au moins deux fois par an à Caracas (janvier et février) et faisait avec l’orchestre de longues répétitions.
Son répertoire de base et sa formation sont donc essentiellement symphoniques (à commencer par les grands classiques comme Beethoven ou Mahler), et moins opératiques: il dirige son premier opéra, Don Giovanni, à la Scala en 2006 où Stéphane Lissner avait offert des productions à une série de jeunes chefs. Je l’avais entendu dans cette production et je me souviens de l’impression forte qu’il m’avait procurée dans la scène de la mort de Don Giovanni, au rythme et à la pulsion qui m’avaient évoqué quelque chose de Furtwängler, mais d’un autre côté, il avait tendance dans la fosse à se concentrer sur l’orchestre et à moins tenir compte des chanteurs. Je l’ai entendu dans Don Giovanni (Scala), Rigoletto (Scala), La Bohème (Berlin), West Side Story (Salzbourg-Pentecôte) et la semaine dernière dans Otello (Liceu), où j’ai été cette fois plus frappé par la manière dont il suivait très attentivement le plateau, par sa précision et le son qu’il arrivait à tirer de cet orchestre moyen, mais moins par l’originalité de l’approche.
Son répertoire lyrique va évidemment s’étoffer à l’Opéra de Paris. Philippe Jordan est arrivé à Paris à l’âge de 34 ans avec une réputation de chef lyrique plutôt que symphonique et donc avec un répertoire plus large : il dirigeait régulièrement à Berlin, à Zurich, et avait été directeur musical à Graz. Ce n’est que depuis qu’il prit en main les Wiener Symphoniker (en 2014) qu’il a construit son image de chef symphonique.
Dudamel c’est un peu l’inverse : il arrive à 40 ans, avec une expérience lyrique plus réduite et sans avoir exercé de fonctions dans un théâtre d’opéra, mais avec une très grosse réputation de chef symphonique au point qu’il compte aujourd’hui dans le top-ten des chefs d’aujourd’hui. Tout en gardant la Simon Bolivar, il a dirigé successivement l’Orchestre Symphonique de Göteborg puis il est passé au très prestigieux Los Angeles Philharmonic Orchestra, où exerçait alors Esa-Pekka Salonen qui était au jury du concours Mahler dont il sortit vainqueur en 2004.

C’est donc sans aucun doute en ce moment the right man on the right place pour Neef qui a besoin de redorer le blason parisien un peu piétiné depuis trois ans, et pour Dudamel qui a besoin quant à lui de compléter sa connaissance du répertoire lyrique, d’où un contrat de six ans (relativement long) qui sera sans doute renouvelé si chacun y trouve son compte. Un chef de grande réputation internationale comme lui doit s’affirmer aussi à l’opéra.
Il est bouillant, énergique, sympathique, tout en étant rigoureux, il plaît aux orchestres parce qu’il est techniquement très sûr et il est sans conteste un grand musicien. Mais il n’est pas encore un inventeur, et n’a pas trouvé encore à mon avis son style mais à quelques exceptions près, on sait bien que souvent, à part le jeunisme ambiant et ses instabilités, on devient « chef de référence » après quarante-cinq ans, « vénérable et respecté » après soixante-dix et « mythe vivant » après quatre-vingts. Wait and see. Bienvenue à Paris, Gustavo !

 

 

 

STAATSOPER BERLIN 2020-2021: PRÉSENTATION DE LA SAISON LYRIQUE

 

La Staatsoper Unter den Linden

Le paysage berlinois a trois salles d’opéra ce qui est un résultat de l’histoire, bien que la ville au XXe ait toujours eu plusieurs salles d’opéra

  • La Deutsche Oper Berlin est l’ex-opéra de Berlin-Ouest, lui-même héritier du Deutsches Opernhaus, ouvert en 1912
  • La Komische Oper de Berlin, héritière du Metropol Theater créé à la même adresse en 1898, puis installé dans d’autres lieux de Berlin-Mitte, un théâtre d’opérettes et de revues.
  • La Staatsoper de Berlin, située au centre historique institutionnel de Berlin, à deux pas de la Cathédrale ou du Palais impérial. C’est l’opéra historique de Berlin, inauguré en 1742, avec dans la fosse l’orchestre symbolique de la ville, la Staatskapelle Berlin fondée quant à elle au XVIe siècle.

Ces deux derniers théâtres sont situés dans ce qui était Berlin-Est avant la chute du mur , où se trouvaient aussi les principaux théâtres et l’essentiel des Musées. Ainsi, Berlin Ouest a dû ouvrir des lieux de spectacles nouveaux, dans des quartiers qui n’étaient pas a priori des quartiers de vie nocturne.
À la chute du mur, Berlin s’est retrouvé avec trois salles d’opéra dont deux à peu près similaires, la Deutsche Oper et la Staatsoper, toutes situées sur l’axe central de la ville à plusieurs kilomètres les unes des autres, et deux principales salles de concert, la Philharmonie à l’Ouest, construite à deux pas du Mur et le Konzerthaus à l’Est, qui est la salle de concerts historique…
La Komische Oper, héritière de la très riche tradition d’opérette de la ville et d’oeuvres musicales légères, a un rôle très différent, c’est des trois le théâtre qui a la couleur la plus claire (opéra populaire, genres très diversifiés).

Bebelplatz

La fonction « historique » de la Staatsoper est aussi soulignée par sa situation, donnant sur la prestigieuse Unter den Linden et sur la Bebelplatz, l’ex Forum Fridericianum, délimité par la Staatsoper, l’Université Humboldt et la cathédrale catholique Sainte Edwige, la plus ancienne église catholique de Berlin. C’est donc une des esplanades les plus emblématiques du passé de la ville.
Cette position prestigieuse est renforcée depuis 1992, par la présence comme directeur musical de Daniel Barenboim, qui, licencié de manière brutale et humiliante par Pierre Bergé, alors tout puissant président du Conseil d’administration de l’Opéra de Paris, se trouvait être disponible. À quelque chose malheur est bon : il aurait peut-être raté Berlin alors qu’il n’aurait de toute façon pas fait très long feu à Paris, à cause des errances de la politique culturelle (si politique il y a d’ailleurs) à cause de la valse des excellences à la tête de l’Opéra et aussi à cause de sa propre personnalité, qui s’accommode mal d’une tutelle même légère.

À la Staatsoper de Berlin, les intendants passent (Georg Quander, Peter Mussbach, Ronald Adler (commissaire), Jürgen Flimm, Matthias Schultz), Barenboim reste. La ville tient plus à son directeur musical qu’à ses intendants, c’est un peu comme le Roi et ses gouvernements. L’illustration parfaite de l’adage « L’intendance suivra… ».
De fait, Daniel Barenboim, par sa puissance de feu, ses réseaux, sa capacité à mobiliser des fonds, mais aussi ses positions politiques (notamment sur la question de la Palestine et d’Israel, qui lui fait honneur) et bien sûr son génie musical est devenu le vrai successeur de Karajan à Berlin en termes de pouvoir (et Karajan ne régnait que sur Berlin-ouest…).

À ce titre aussi, au début du mois de janvier 2020, le récent concert de Kirill Petrenko avec Daniel Barenboim comme soliste était une sorte d’entrevue du Camp du Drap d’Or, au pied musical…Les deux phares musicaux berlinois, l’ancien et le nouveau, se rencontraient. C’était obligatoire.
Les longs travaux de consolidation et restauration de la Staatsoper (sept ans) ont installé à portée de corridor l’opéra, la Fondation Barenboim-Saïd et la Pierre-Boulez Saal, siège du West-Eastern Diwan orchestra.  Administration, salles de répétitions, Fondation Saïd-Barenboim sont donc géographiquement solidaires : au cœur de Berlin – le mélomane ne s’en plaindra pas, c’est Barenboim-Quarter dont la Pierre-Boulez Saal, un outil architectoniquemement extraordinaire (un « cadeau » de Frank Gehry à Barenboim), est en quelque sorte la salle de musique privée du Maître, qui y dirige, qui y joue et qui a la main sur tous les programmes en patron de la Fondation.
Barenboim, maître de maison de tout ce dispositif, dirige à l’opéra essentiellement Wagner, mais aussi un certain nombre de premières de toutes sortes : ces dernières années il a abordé un répertoire qui lui était tout à fait étranger, comme le répertoire italien, voire français (jamais on aurait imaginé l’entendre dans Les Pêcheurs de Perles de Bizet ou Medea de Cherubini) ou russe (il va revenir à Bastille dirigeant La Dame de Pique) qu’il abandonne ensuite aux Kapellmeister de la maison ou à des jeunes chefs qu’il choisit et dont il lance la carrière..

Ce système a donné des productions de référence qui ont fait de la Staatsoper de Berlin le théâtre vers lequel tous les regards se portent, avec la présence de metteurs en scène parmi les plus emblématiques du dernier XXe siècle, Chéreau (avec qui Barenboim avait prévu plusieurs productions pour Bastille quand il devait en être le directeur musical), Kupfer (long compagnonnage depuis le Ring de Bayreuth) et maintenant Dmitry Tcherniakov, qui a signé à Berlin de très nombreuses productions, de Rimsky-Korsakov à Prokofiev en passant par Wagner : on lui doit notamment un Tristan et un Parsifal qui vont entrer de plain-pied dans la légende.
Plus que d’autres, Barenboim travaille par affinités électives, c’est un homme de fidélités à des metteurs en scène, à des chanteurs : à ce titre sa production des Meistersinger von Nürnberg est un hommage à tous les chanteurs avec qui il a fidèlement travaillé dans sa carrière.
La programmation n’en est pas pour autant un concerto pour Barenboim et orchestre.  Il est bien trop prodigieusement intelligent pour éviter qu’on lui fasse de l’ombre, notamment dans une ville où il a peu de rivaux…Daniel Barenboim a toujours veillé par exemple pour les raisons expliquées plus haut à entretenir des relations excellentes avec le Philharmonique de Berlin, du temps d’Abbado bien sûr, à cause de la longue amitié qui les liait, où il y eut un Falstaff, et du temps de Simon Rattle, avec plusieurs productions notables, dont De la Maison des morts de Leoš Janáček (celle de Chéreau venue d’Aix); il devait diriger cette saison Idomeneo (annulé pour cause de virus) et ce sera la saison prochaine une Jenufa qui fera évidemment courir.
Mais on y voit aussi fréquemment Zubin Mehta, amicalement lié à Barenboim comme il l’était à Abbado.
À l’autre bout, Barenboim n’hésite pas à inviter à diriger de jeunes chefs et ainsi les lancer, ce fut naguère le cas de Omer Meir Wellber, c’est aujourd’hui  celui de Thomas Guggeis, arrivé in extremis pour remplacer Christoph von Dohnanyi dont il était l’assistant dans la production de Salomé (Hans Neuenfels) et qui dirige cinq productions cette année.
Mais on a beaucoup accusé Barenboim (78 ans cette année) de s’accrocher à son post : aux tout nouveaux Oper ! Awards 2019, il a eu le prix de la GRÖSSTES ÄRGERNIS (La plus grosse colère) pour la prolongation de son contrat jusqu’à 2027 – il aura alors 85 ans.

Son activité continue d’être débordante entre concerts, récitals de piano, opéras, mais on remarque qu’il va un peu ralentir son rythme la saison prochaine, où il va diriger deux nouvelles productions (Quartett de Francesconi et Le nozze di Figaro. Il devait cette année diriger Cosi fan Tutte, mais le coronavirus en a décidé autrement et Cosi fan Tutte, inscrit dans la saison au titre de répertoire, sera de fait une nouvelle production reportée. Proposant une nouvelle trilogie Mozart/Da Ponte mise en scène par Vincent Huguet, il était important d’afficher un titre par an – il y en aura donc deux la saison prochaine. Et on verra sans doute Don Giovanni en 21/22.
Dans les reprises, il sera au pupitre de ce Così fan tutte (une reprise, qui sera donc une première) et de Parsifal, comme presque chaque année (il ne dirige aucun des trois autres Wagner). Au total  Daniel Barenboim dirige 17 représentations ce qui est peu.
Les apparitions raréfiées cette prochaine saison annoncent-elles un début de retrait ? Quand on connaît l’énergie du personnage, cela ne laisse pas d’étonner. La saison 2019-2020, interrompue l’a vu diriger deux nouvelles productions Die Lustigen Weiber von Windsor et Samson et Dalila et il aurait dû diriger Così fan tutte à Pâques, et les reprises du Ring de Wagner en septembre 2019, et Carmen en mars. Il est nettement moins impliqué dans la saison qui vient.

Alors inévitablement se pose la question de l’après-Barenboim, qui est une question fort lourde pour une institution qu’il a dirigée depuis 1992, soit pour l’instant 28 ans en lui redonnant un lustre international qu’elle n’avait plus (même si c’était quand même un grand théâtre de tradition).
Par ailleurs, cette saison, parmi les chefs invités, on note des noms rares à Berlin (et ailleurs) à l’opéra, comme Matthias Pintscher ( Nouvelle production Lohengrin et Wozzeck de répertoire) ou rares à Berlin mais pas ailleurs comme Antonio Pappano (Nouvelle production La Fanciulla del West), tandis qu’on remarque que Marc Minkowski (Nouvelle production Mitridate Re di Ponto de Mozart et reprise d’Orfeo ed Euridice de Gluck) Simon Rattle (Nouvelle production Jenufa) et Simone Young dans trois productions (reprises) (Khovantschina, Die Frau ohne Schatten, Der Rosenkavalier) seront au pupitre berlinois cette année.
Panorama étrange et contrasté avec des choix incontestables, et d’autres plus étonnants.
Par ailleurs, se pose aussi notamment cette année une autre question : le niveau artistique est un peu en dents de scie, il y a certes des grands chefs et de belles distributions, mais bien des reprises restent d’un niveau modeste, même si on essaie de faire appel à de nouveaux chefs  ou de nouvelles voix  (Vida Miknevičiūtė dans Salomé) et donc c’est l’hétérogénéité de l’offre qui frappe, notamment quand on compare cette saison à celle de Munich, plus imaginative ou surtout à celle de Zurich, plus homogène et aux reprises plus stimulantes. C’est une année un peu en creux, mais sans doute aussi les circonstances l’ont-elles imposée.

 

Nouvelles productions :

 

 

8 Nouvelles productions (sans compter les fausses reprises de productions de 2019-2020 non créées que nous évoquerons dans la partie “Répertoire” ) dont 2 en version chambriste (un opéra pour enfant et un opéra de chambre contemporain)

Oct. 2020
Luca Francesconi, Quartett, (5 repr.), MeS : Barbara Wysoka Dir : Daniel Barenboim avec Mojka Erdmann et Thomas Oliemans
Tandis que la Bayerische Staatsoper crée Timon of Athens (voir notre présentation de la saison bavaroise), Berlin propose l’un des grands succès de Francesconi, Quartett, créé à la Scala en 2011, d’après la pièce d’Heiner Müller, tirée elle-même des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Barenboim dirige, ce qui est un signe important, deux chanteurs, l’excellent baryton Thomas Oliemans et Mojca Erdmann, qui sera aussi à l’affiche plus tard dans la saison dans un autre opéra contemporain de Jörg Widmann, Babylon (l ’opéra contemporain aime les voix suraiguës). La mise en scène est assurée par Barbara Wysocka, qui il y a quelques années avait mis en scène Lucia di Lammermoor à Munich dirigée par Kirill petrenko, qu’on vient de revoir en streaming.

Nov. 2020
W.A.Mozart, Mitridate, re di Ponto
, (5 repr.), MeS : Satoshi Myagi Dir : Marc Minkowski avec Pene Pati, Julie Fuchs, Elsa Dreisig, Jakub Józef Orliński, Anna Prohaska etc…
C’est la production phare des Barocktage 2020, dirigée par Marc Minkowski et surtout mise en scène dans l’esprit du Kabuki par l’un des plus grands metteurs en scène japonais, Satoshi Myagi, ce qui devrait être vraiment intéressant vu ses relectures des grands classiques occidentaux. Dans la distribution, rien que des chanteurs actuellement très demandés, Julie Fuchs, Elsa Dreisig, Jakub Józef Orliński, Anna Prohaska et un nouveau venu, le ténor néozélandais Pene Pati qui a fait des débuts remarqués à San Francisco (mais aussi à Bordeaux dans le rôle de Percy d’Anna Bolena en 2018 et qui devait chanter Romeo en ce dernier mois de mars), voix claire, idéale pour le bel canto.

Déc.2020/Janv. 2021
Richard Wagner, Lohengrin
, (6 repr.), MeS : Calixto Bieito Dir : Matthias Pintscher avec Roberto Alagna, Sonya Yoncheva, Martin Gantner, Ekaterina Gubanova, Adam Kutny
On se précipitera pour le couple vedette Alagna/Yoncheva. Cette production, qui succède à celle un peu irrégulière de Stefan Herheim en 2009, est confiée à Calixto Bieito qui va proposer sa vision aussitôt après avoir proposé son Ring à Paris ( plongeon dans Wagner et jonglage d’agenda en vue ). Roberto Alagna cette fois-ci devrait s’y coller, et Sonya Yoncheva  qui s’essaie à tout s’essaie aussi à Wagner. Plus classiques Martin Gantner et Ekaterina Gubanova dans les rôles des méchants. Et puis au pupitre on expérimentera Matthias Pintscher un nouveau venu à l’opéra autre que contemporain (il a dirigé à la Staatsoper Violetter Schnee de Beat Furrer et à Vienne la première mondiale d’Orlando d’Olga Neuwirth, d’après Virginia Woolf) à qui sera aussi confié Wozzeck dans la saison. Sans doute désire-t-il comme beaucoup de chefs catalogués dans un répertoire, à élargir ses interventions. Au total un Lohengrin plein de nouveautés et de risques, qui va sans nul doute exciter la curiosité.

Février 2021
Leoš Janáček, Jenufa, (6 repr.), MeS : Damiano Michieletto Dir : Simon Rattle avec Hanna Schwarz, Stuart Skelton, Ladislav Elgr, Evelyn Herlitzius, Camilla Nylund etc…
Rattle-Michieletto-Nylund-Herlitzius sont des noms qui sur une affiche ne laissent aucun fan d’opéra indifférent. Damiano Michieletto enfant terrible plus habituel dans le répertoire italien s’attaque à Janáček, Sir Simon Rattle est en général remarquable dans ce répertoire, et Nylund et Herlitzius devraient y faire merveille sans oublier la vénérable Hanna Schwarz, la Fricka du Ring de Chéreau. Voilà qui suffit pour justifier un voyage.

Mars 2021 (Feststage)
W.A.Mozart, Le nozze di Figaro,
(3 repr.), MeS : Vincent Huguet Dir : Daniel Barenboim avec Gyula Orendt, Nadine Sierra, Marianne Crebassa, Siegfried Jerusalem, Waltraud Meier, Elsa Dreisig, Riccardo Fassi, Stephan Rügamer etc…
Il faudra évidemment aller voir Cosi fan tutte et ces Nozze di Figaro, d’abord parce qu’elles marquent le goût ancien pour l’opéra mozartien du maître des lieux : rappelons qu’il enregistra très tôt (dans les années 70) Don Giovanni et Le Nozze di Figaro, un peu plus tard Così fan tutte, et que jamais il n’a marqué une distance par rapport à ce répertoire. C’est donc toujours un événement quand il retourne au pupitre pour diriger un opéra de Mozart. C’est par ailleurs aujourd’hui la mode que de proposer au même metteur en scène la trilogie Mozart/Da Ponte, une mode qui ne me convainc pas ( La trilogie Da Ponte/Mozart n’est pas le Ring) même si cela affiche un projet cohérent de confier à un univers unique les trois opéras de Mozart. Strehler de dix ans en dix ans (grosso modo) l’avait entrepris, mais si Le nozze di Figaro à Paris (1973) étaient un coup de génie, ni Don Giovanni (1987) à la Scala ni Così fan tutte (1998) au Piccolo Teatro de Milan n’avaient atteint ce degré de réussite.
C’est donc Vincent Huguet qui s’y attaque. Les précédents spectacles de Vincent Huguet ne m’ont pas vraiment convaincu. Espérons que ces Mozart casseront cette impression. La distribution faite d’une nouvelle génération d’excellents chanteurs (Gyula Orendt, Marianne Crebassa, Nadina Sierra, Elsa Dreisig etc…devrait exciter la curiosité, et encore plus la présence d’une Marcellina aussi luxueuse qu’inattendue, Waltraud Meier tout comme le Don Curzio de Siegfried Jerusalem: jamais un Don Curzio ne suscitera autant de curiosité. On fait à Berlin comme à Vienne où les gloires du passé furent souvent employées dans les tout petits rôles (je vis à Vienne Erich Kunz dans Benoit de La Bohème par ex). 

Juin 2021
Giacomo Puccini, La Fanciulla del West (7 repr.)
MeS: Lydia Steier, Dir: Antonio Pappano avec Anja Kampe, Yusif Eyvazov, Michael Volle, Graham Clark etc…
Antonio Pappano dirige très peu l’opéra en dehors de Londres, c’est d’autant plus intéressant de le voir à Berlin. Comme c’est un chef au très large répertoire, italien comme allemand, rien d’étonnant à le voir diriger Puccini, et un Puccini pas si fréquent. La production est confiée à Lydia Steier, qui là où elle passe, provoque la polémique dans le public ou la critique, et quelquefois même à la direction du théâtre (Genève). Et dans la distribution Anja Kampe, qui a déjà interprété le rôle de Minnie à Munich (voir le compte rendu dans Wanderersite.com), Michael Volle dans Jack Rance qui devrait être évidemment très attendu et Yusif Eyvazov dans Dick Johnson qui me laisse plus perplexe vu ses capacités d’acteur, et là aussi, dans les « petits rôles » une vieille connaissance, Graham Clark, qui participa y compris à Bayreuth à de nombreuses productions dirigées par Barenboim

Opéras pour enfants et opéras de chambre (dans l’ancienne salle de répétition d’orchestre)

Janv.2021
Lucia Ronchetti, Pinocchios Abenteuer, Instrumentale Komödie (Comédie instrumentale)
(à partir de 6 ans), (15 repr.) pour soprano et cinq musiciens, MeS : Swaantje Lena Kleff,  Dir : Adrian Heger avec en alternance Sophia Aristidou et Hanna Herfurtner.
Adaptation des aventures de Pinocchio pour prouver son courage, notamment en combattant des bêtes, des personnages louches, une baleine.

Avril 2021
Georg Friedrich Haas, Thomas, Kammeroper (2013)
, (8 repr.), MeS: Barbora Horáková Joly Dir: Max Renne avec les membres de l’Opéra Studio et des membres de la Staatskapelle Berlin ainsi que des artistes invités.
Un opéra de chambre sur la réaction devant la mort d’un ami : Matthias meurt à l’hôpital et Thomas, entouré de l’agitation des soignants, est laissé seul, avec ses souvenirs et son deuil. D’une effrayante actualité.

 

 

Répertoire:

 

26 reprises (dont deux ou trois « fausses » reprises de nouvelles productions qui n’ont pas eu lieu en 2019-2020)

Sept.2020
Giuseppe Verdi, Il trovatore,
(6 repr.), MeS: Philipp Stölzl, Dir: Massimo Zanetti avec Liudmyla Monastyrska, Vladislav Sulimsky, Marcelo Alvarez, Violeta Urmana, Adrian Sâmpetrean
Reprise alimentaire : septembre est musicalement très riche à Berlin et il faut proposer des titres qui attirent. Massimo Zanetti est un bon professionnel, la distribution est digne d’intérêt surtout pour Urmana en Azucena et Sulimsky, le baryton qui monte, en Luna. Alvarez est de plus en plus routinier, et Monastyrska qui est une bonne soprano dramatique d’agilité (Abigaille, Odabella), manque de ce lyrisme et de cette apparente fragilité qui font les grandes Leonora.

Otto Nicolaï, Die lustigen Weiber von Windsor, (4 repr.), MeS: David Bösch, Dir: Daniel Barenboim/Thomas Guggeis avec Michael Volle, René Pape, Pavol Breslik, Wilhelm Schwinghammer, Linard Vrielink, Mandy Fredrich, Michaela Schuster, Anna Prohaska, David Oštrek
Deux représentations dirigées par Barenboim et deux par Guggeis. La mise en scène de David Bösch assez réussie et bénéficie surtout d’une distribution splendide de chanteurs acteurs, dominée par les voix masculines, Michael Volle, René Pape, Pavol Breslik et Linard Vrielink, tous remarquables, et les voix féminines ne déméritent pas et sont très homogènes ; à voir sans aucun doute, d’autant que l’œuvre est rare, voire inexistante en France ou en Suisse.

Richard Wagner, Der fliegende Holländer, (4 repr.), MeS: Philipp Stölzl, Dir: Thomas Guggeis avec Matthias Goerne, Peter Rose, Ricarda Merbeth et Stephan Rügamer.
Thomas Guggeis est encore au pupitre, pour cette reprise de la production de Philipp Stölzl, proche par son esprit de la légendaire production d’Harry Kupfer à Bayreuth. La distribution est de bon niveau, Matthias Goerne, Peter Rose, Ricarda Merbeth et l’excellent Rügamer font partie de la crème du chant allemand.

Sept. 2020/Juin 2021
Walk the Walk
, (9 repr.)
Performance du compositeur et installateur danois Simon Steen-Andersen.

Oct. 2020
Modest Mussorgsky, Khovantchina
, (5 repr), MeS: Claus Guth, Dir: Simone Young avec Mika Kares, Sergey Skorokhodov, john Daszak, Vladislav Sulimsky, Alexey Tikhomirov, Marina Prudenskaya etc…
Voilà une reprise qui pourrait bien être une nouvelle production car on peut douter que la première ait lieu en juin 2020, au rythme où vont les choses.Une reprise (?) de 5 représentations qui devraient être prises d’assaut. Un metteur en scène qui fait toujours discuter, mais qui travaille toujours intelligemment, on aurait aimé que Vladimir Jurowski puisse diriger cette reprise, c’est quand même un des grands chefs de ce temps, et ce sera Simone Young, évidemment moins stimulante, même si bonne cheffe. Mais il y a une distribution de très haut niveau, réunissant quelques-uns des meilleurs chanteurs de la nouvelle génération, dont l’excellent Mika Kares, mais aussi Vladislav Sulimsky ou Alexey Tikhomirov. À voir évidemment !

Georges Bizet, Les pêcheurs de perles (3 repr.) MeS: Wim Wenders, Dir: Victorien Vanoosten avec Olga Peretyatko, Pavol Breslik, Alfredo Daza.
Reprise de la production de Wim Wenders du chef d’œuvre de Bizet, avec notamment Olga Peretyatko et Pavol Breslik, et le baryton maison Alfredo Daza. Notons l’appel à Victorien Vanoosten, un des chefs français de nouvelle génération, qui a étudié à Paris, mais aussi à Helsinki notamment avec Esa Pekka Salonen (école finlandaise, aujourd’hui la plus considérée), et d’autres. Il a été l’assistant de Daniel Barenboim pour Les Pêcheurs de Perles et reprend la production qu’il a déjà dirigée en 2018.

Oct-nov 2020/Avril 2021
Richard Wagner, Tannhäuser
(6 Repr.), MeS : Sasha Waltz, Dir : Thomas Guggeis avec Klaus Florian Vogt, Rachel Willis-Sørensen, Wilhelm Schwinghammer, Lauri Vasar, Marina Prudenskaya.
La production chorégraphiée et si originale de Sasha Waltz, dirigée par le très sollicité Thomas Guggeis, dans une distribution nouvelle, dominée par Klaus Florian Vogt avec l’Elisabeth de Rachel Willis-Sørensen et la Venus de Marina Prudenskaya. Si vous êtes à Berlin…

Oct-nov 2020
Benjamin Britten, The Turn of the screw
(4 Repr.), MeS : Claus Guth Dir :  Finnegan Downie Dear avec Stephan Rügamer, Maria Bengtsson, Angela Denoke etc…
La production de Claus Guth (à qui les questions de psychisme conviennent toujours) et la direction de Finnegan Downie Dear, directeur musical du Shadwell Opera, une des compagnies anglaises les plus inventives, peuvent stimuler la curiosité, mais aussi la distribution où l’on note Stefan Rügamer, magnifique chanteur acteur, de la troupe locale, mais aussi le retour de la grande Angela Denoke, dans le rôle de la gouvernante Mrs. Grose.

Nov.2020
Orpheus-festival (dans le cadre des Barocktage 2020)

 Les Barocktage 2020, outre Mitridate re di Ponto proposent un focus sur le mythe d’Orphée, avec trois Orphée différents, celui, berlinois, de Carl Heinrich Graun (1704-1759), celui, italien, de Monteverdi et celui viennois de Gluck

Carl Heinrich Graun, Orfeo (1 repr. concertante) Dir: Howard Arman avec Lucile Richardot, Sophie Karthäuser, Andrew Watts etc…
Akademie für Alte Musik
Jolie distribution pour cette unique représentation concertante dirigée par Howard Arman plus connu comme chef de chœur ( il dirige actuellement le Chor des Bayerischen Rundfunks, l’un des meilleurs sinon le meilleur au monde) que chef d’orchestre. Carl Friedrich Graun, compositeur à la cour de Frédéric II, est lié à Berlin et la distribution est dominée par les remarquables Lucile Richardot et Sophie Karthäuser.

Claudio Monteverdi, L’Orfeo (3 repr.) MeS: Sasha Waltz Dir: Jonathan Cohen avec Georg Nigl, Ana Lucia Richter, Katharina Kammerloher
Le spectacle qui lie opéra et danse a fait le tour de l’Europe (Amsterdam, Lille, Luxembourg, Bergen etc…) avec les mêmes protagonistes Georg Nigl et Ana Lucia Richter, le Vocalconsort Berlin et les Freiburger Barockconsort et donc, si vous l’avez raté, c’est l’occasion de le voir. Vaut le détour.

Christoph Willibald Gluck, Orfeo ed Euridice (3 repr.) MeS: Jurgen Flimm Dir: Marc Minkowski avec Bejun Mehta, Valentina Nafornița, Victoria Random
La version italienne de 1762 de Ranieri de’ Calzabigi, dirigée par Marc Minkowski (qui a souvent dirigé l’œuvre, notamment en français) avec comme particuarité Bejun Mehta en Orfeo contreténor, dans la mise en scène noire de Jürgen Flimm et les décors du grand architecte américain Frank Gehry. Vaut vraiment le détour aussi !

Never look back, ein Orpheus-Festival (5 repr.) dans l’ancienne salle de répétitions d’orchestre, une série de propositions sur le thème d’Orphée des écoles d’art berlinoises.

Nov-déc 2020/Janv.2021
Engelbert Humperdinck, Hänsel und Gretel,
(7 repr.) MeS: Achim Freyer Dir: Thomas Guggeis avec Gyula Orendt, Anna Samuil, Katrin Wundsam, Adriane Queiroz etc..
Reprise tout à fait traditionnelle en période de Noël de Hänsel et Gretel, si populaire en Allemagne…dans la production d’Achim Freyer (2017). Le Freyer plasticien donne à cette production le caractère très particulier de son univers. Encore une fois Thomas Guggeis au pupitre. 

Déc. 2020
Giuseppe Verdi, Rigoletto (5 repr.), MeS: Bartlett Sher Dir: Karel Mark Chichon avec Luca Salsi, Irina Lungu, Piotr Buszewski etc…
Reprise de la nouvelle production de juin 2019 de Bartlett Sher, transposée dans les années 20, dans une ambiance mélangeant l’expressionnisme d’Otto Dix et le maniérisme de Giulio Romano à Mantoue (Palazzo Te), on dirait donc manieristo-expressionniste…Toute nouvelle distribution à commencer le chef  Karel Mark Chichon familier de ce répertoire et assez apprécié en général, Luca Salsi dans Rigoletto, Irina Lungu  dans Gilda tandis que la plus grande curiosité viendra du  Duca du tout jeune ténor polonais Piotr Buszewski, voix claire de ténor lyrique, qui commence à peine à chanter en Europe (Leipzig, Berlin, après quelques apparitions aux USA).

Déc. 2020/Janv-fév-avril2021
W.A.Mozart, Die Zauberflöte
(12 repr.) MeS August Everding, Dir: Oksana Lyniv avec Mauro Peter, Jan Martiník, Evelin Novak, Serena Sáenz, Gloria Rehm, Roman Trekel etc…
Distribution passe partout (avec Mauro Peter, bien installé comme ténor mozartien, qui s’appuie sur la troupe (Jan Martinik comme Sarastro), mais la programmation joue sur les deux productions de Zauberflöte du répertoire de Berlin, la plus récente production Yuval Sharon, présentée en décembre 2019, et celle d’August Everding, légendaire, qui appartient au répertoire de Berlin comme de Munich. En 2019/2020, les deux productions devaient être proposées dans la même saison (décembre et avril) avec des distributions et des chefs différents. C’est en 2020/2021 la production d’August Everding qui est proposée sur 12 représentations (puisque les représentations d’avril ont été annulées). Au pupitre, Oksana Lyniv qui désormais est une inévitable des théâtres.

Janvier 2021
Richard Strauss, Die Frau ohne Schatten,
(4.repr) MeS: Claus Guth Dir: Simone Young avec Eric Cutler, Vida Miknevičiūtė, Michaela Schuster, Georg Nigl, Wolfgang Koch etc…
Une des grandes productions de la maison (Claus Guth), dans une distribution modifiée (Eric Cutler en Empereur, Vida Miknevičiūtė en impératrice) et au pupitre la solide Simone Young.

Janvier 2021
W.A.Mozart, Idomeneo (4 repr.) MeS, David Mc Vicar Dir: Louis Langrée avec Andrew Staples, Lea Desandre, Victoria Randem, Olga Peretyatko etc…
La nouvelle production d’avril 2020 (Festtage 2020, direction Simon Rattle) a été annulée pour cause de virus, elle est proposée en reprise (mais en réalité ce sera donc une nouvelle production) en janvier 2021 avec au pupitre Louis Langrée et une distribution différente, toujours Andrew Staples en Idomeneo, toujours Olga Peretyatko en Elettra, mais Léa Desandre (excellent choix) au lieu de Magdalena Kožená en Idamante et Victoria Randem au lieu d’Anna Prohaska en Ilia.

Janv-fév 2021
L.v.Beethoven, Fidelio (6 repr.), MeS: Harry Kupfer, Dir: Lahav Shani avec Simone Schneider, Greer Grimsley, René Pape, Andreas Schager/David Butt Philip, Evelin Novak, Florian Hoffmann, Arttu Kataja.
Une reprise de la production Kupfer, discutée lors des premières représentations, cette fois dirigée par le très doué Lahav Shani, chef israélien vainqueur du concours Mahler de direction d’orchestre de Bamberg, et aujourd’hui successeur de Nézet-Séguin à Rotterdam. La distribution affiche Andreas Schager sur 4 soirées, David Butt Philip sur les deux dernières, et René Pape en Rocco, Simone Schneider en Fidelio/Léonore, Greer Grimsley en Pizarro. Pour le chef d’abord.

Fév. – mars 2021
W.A.Mozart, Così fan tutte
(3 repr.) MeS : Vincent Huguet, Dir: Daniel Barenboim avec Barbara Frittoli, Elsa Dreisig, Marianne Crebassa, Paolo Fanale, Gyula Orendt, Ferruccio Furlanetto
Ce devait être une reprise, ce sera une première, pour trois représentations du Cosi fan Tutte prévu cette année qui a dû être annulé. Même distribution composée de la nouvelle génération: Elsa Dreisig en Fiordiligi et Marianne Crebassa en Dorabella, ce devrait être excellent, Paolo Fanale en Ferrando et Gyula Orendt en Guglielmo tout autant, Orendt est un magnifique chanteur et Fanale un ténor très sensible. Les surprises viennent de Barbara Frittoli en Despina (dans un rôle où je ne la sens pas trop) et un Alfonso aussi luxueux qu’inattendu, Ferruccio Furlanetto.

Fév-mars 2021
Giacomo Puccini, Tosca,
(6 repr.), MeS: Alvis Hermanis, Dir: Massimo Zanetti/Julien Salemkour avec Angel Blue, Brian Jagde/Marcelo Puente, Lucio Gallo, Jan Martiník.
Pure reprise alimentaire avec la jeune Angel Blue, la Tosca d’Aix, et deux ténors dont on parle Brian Jagde (2 premières rep.) et Marcelo Puente (4 dernières), ainsi qu’en Scarpia Lucio Gallo, qu’on n’a pas vu depuis très longtemps. Direction Massimo Zanetti et pour les deux dernières, Julien Salemkour, ex-assistant de Barenboim. Une reprise sans véritable intérêt

Mars 2021
Richard Strauss, Der Rosenkavalier
, (4.repr) MeS: André Heller / Wolfgang Schilly, Dir: Simone Young avec Camilla Nylund, Günther Groissbock, Adrian Angelico, Nadine Sierra, Jonathan Winell etc…
Simone Young dirige cette reprise avec une belle distribution: Nylund, Groissböck, le meilleur Ochs aujourd’hui et la jeune et fraîche Nadine Sierra en Sophie, ainsi que dans Octavian, Adrian Angelico, le mezzo-trans norvégien qui a tant fait parler et qui a déjà chanté Octavian à Oslo et Stockholm. Un ensemble solide dans une production très « wienerisch »

Mars-avril 2021
Richard Wagner, Parsifal
(3 repr.) MeS: Dmitry Tcherniakov, Dir: Daniel Barenboim, avec René Pape, Marina Prudenskaya, Andreas Schager, Falk Struckmann, John Tomlinson etc…
Reprise de ce Parsifal qui va devenir légendaire, pour trois représentations seulement, avec toujours Andreas Schager (Parsifal) et René Pape (Gurnemanz) les piliers de la production, mais Falk Stuckmann en Klingsor et Marina Prudenskaia en Kundry. Cette dernière fera difficilement oublier Anja Kampe et Waltraud Maier, qui fit ses adieux au rôle dans cette production. Mais si vous n’avez pas vu ce Parsifal, il faut évidemment y aller ventre à terre.

Avril-Mai 2021
Giacomo Puccini, La Bohème,
(5 repr.) MeS : Lindy Hume, Dir : Rafael Payare avec Aida Garifullina, Elsa Dreisig, Dmitry Korchak, Alfredo Daza etc…
Une reprise alimentaire, avec le couple Garifullina/Korchak en Mimi et Rodolfo, Dreisig/Daza en Musetta/Marcello (Adriane Queiroz pour la dernière). Le chef vénézuélien Rafael Payare, issu du Sistema de José Antonio Abreu, qui fut assistant de Claudio Abbado et de Daniel Barenboim est au pupitre.

Mai 2021
Giuseppe Verdi, La Traviata,
(6 repr.) MeS: Dieter Dorn, Dir: Eun Sun kim  avec Elsa Dreisig, Freddie De Tommaso/Rame Lahaj, George Petean etc…
Autre reprise alimentaire avec Elsa Dreisig très présente dans les distributions parce qu’elle appartient à la troupe de la Staatsoper. Et deux ténors à l’orée de la carrière, Freddie De Tommaso et Rame Lahaj, ainsi que l’excellent George Petean comme Germont. Quant à Eun Sun Kim, on la voit de plus en plus diriger en Allemagne.

Alban Berg, Wozzeck, (4 repr.), MeS: Andrea Breth, Dir: Matthias Pintscher avec Matthias Goerne, Eva-Maria Westbroek, Florian Hoffmann, Graham Clark, John Daszak, Katharina Kammerloher, Heinz Zednik etc…
Comme souvent désormais, les gloires du passé dans les productions actuelles et dans de petits rôles c’est le cas de Heinz Zednik ici dans Der Narr (le fou), et des moins petits (Graham Clark dans Der Hauptmann – Le Capitaine). Le couple Wozzeck/Marie c’est Matthias Goerne et Eva Marie Westbroek, John Daszak est le tambour major, distribution très solide, presque référentielle. Le chef est Matthias Pintscher qui aborde le grand répertoire d’opéra.

Richard Strauss, Salomé (4 repr.), MeS : Hans Neuenfels, Dir : Thomas Guggeis avec Vida Miknevičiūtė, John Daszak, Waltraud Meier, Johan Reuter, Siyabonga Maqungo etc…Certes, c’est Waltraud Meier qui chante Herodias, et John Daszak Herodes mais plus d’Ausrine Stundyté en Salomé, on va découvrir Vida Miknevičiūtė qui aura aussi été Die Kaiserin dans Die Frau ohne Schatten cette saison. À découvrir donc, sous la direction de Thomas Guggeis, qui a créé la production encore récente de Hans Neuenfels.

Mai-juin 2021
Carl-Maria von Weber, Der Freischütz
, (5 repr.) MeS: Michael Thalheimer Dir: Alexander Soddy avec Victoria Randem, Evelin Novak, Stephan Rügamer/Andreas Schager, Falk Struckmann etc…
Un Freischütz c’est toujours à prendre, parce que l’œuvre est rare et difficile. C’est une reprise de la production de 2015 de Michel Thalheimer diversement accueillie. Au pupitre Alexander Soddy, GMD du Nationaltheater Mannheim et ex assistant de Petrenko dans le Ring de Bayreuth. Distribution solide comprenant le Max de Stefan Rügamer, ténor excellent de la troupe de la Staatsoper, qui va étrangement alterner avec le puissant Andreas Schager, deux voix très différentes, presque opposées par le timbre et le volume.  Agathe est Evelin Novak dans une distribution largement puisée dans la troupe. Survivant de la création, Falk Struckmann en Kaspar…

Juin-Juil. 2021
Jörg Widmann, Babylon
, (4 repr.) MeS : Andreas Kriegenburg, Dir : Christopher Ward avec Mojca Erdmann, Susanne Elmark, Charles Workman, Willard White, Marina Prudenskaya
La saison s’achève sur 4 représentations de Babylon, l’opéra de Jörg Widmann, livret du philosophe Peter Sloterdijk créé à Munich en 2012 sous la direction de Kent Nagano.
À Berlin, la production d’Andreas Kriegenburg qui remonte à la saison 2018-2019 (mars 2019) a été dirigée à la création par Daniel Barenboim, et sera reprise la saison prochaine par Christopher Ward, GMD d’Aix la Chapelle, et ex-assistant de Simon Rattle pour le Ring d’Aix et de Kent Nagano lorsqu’il dirigeait Munich. La distribution est sensiblement identique à celle de la première. Seule exception Willard White succède à John Tomlinson comme Roi-Prêtre. Saluons le fait qu’un opéra contemporain soit repris et entre au répertoire.

Conclusions :

À vrai dire, l’impression laissée par cette saison est mitigée. Elle semble moins brillante et moins inventive que la précédente. D’abord nous l’avons souligné, l’impression d’un Daniel Barenboim en retrait, ensuite, certains choix de distribution étranges (l’alternance Rügamer/Schager dans Freischütz non par rapport à la qualité intrinsèque des deux artistes, mais à leur voix complètement différentes sur le même rôle).
D’un autre côté, Berlin fait résolument appel notamment dans les reprises de répertoire, à des jeunes chanteurs, quelquefois tout à fait débutants, y compris dans des rôles importants (Vida Miknevičiūtė à la fois Kaiserin dans Die Frau ohne Schatten et Salomé, les ténors Freddie De Tommaso, Rame Lahaj dans Traviata, Piotr Buszewski dans Rigoletto, ou David Butt Philip alternant dans Florestan avec Andreas Schager) et surtout à des jeunes chefs, nous avons signalé plus haut Thomas Guggeis, mais nous pourrions évoquer aussi Victorien Vanoosten, Finnegan Downie Dear, Lahav Shani, sans oublier Matthias Pintscher, pas si jeune mais rare à l’opéra qui aborde des œuvres étrangères à son répertoire habituel. Tout cela peut être défendu, d’autant que dans l’ensemble il est plutôt fait appel dans les productions de référence à la jeune génération des chanteurs (voir les Mozart par exemple : qui connaît Gyula Orendt, qui va chanter et Guglielmo et il conte ? C’est pourtant un chanteur qui fut un Zurga remarquable dans Les Pêcheurs de Perles de Wenders lors des premières dirigées par Barenboim, ou un Galveston de grand niveau dans Lessons in love and violence de George Benjamin (à Lyon la saison dernière).
Du positif et du discutable donc.

Mais la situation elle-même à cause du coronavirus est lourde de conséquences sur la saison prochaine : trois productions prévues Cosi fan tutte, Idomeneo, Khovantchina n’ont pas eu lieu ou n’auront pas lieu cette saison : il est fort douteux que les théâtres rouvrent avant l’été, et à supposer que ce soit possible, dans quelles conditions ? Avec quelle distanciation sociale ? Avec quel public pour un opéra international ou un Festival quand le public international ne sera pas dans les mêmes situations sanitaires selon les pays ?
Pour Berlin, c’est déjà le cas pour Cosi fan tutte et Idomeneo, et Khovantchina prévu en juin reste lourdement menacé. D’où l’affichage de ces titres la saison prochaine qui s’ajoutent de facto aux nouvelles productions prévues et que l’on propose sur de très courtes périodes (3 repr. pour Così fan Tutte, exactement comme prévu la saison actuelle (report sine die dans les mêmes conditions ?), 4 représentations pour Idomeneo au lieu de 5 cette saison, mais avec changement de chef et d’Idamante (Rattle pas libre et donc du même coup Magdalena Kožená), avec l’avantage que ces productions étaient prêtes en mars et n’auront pas besoin de longues semaines de répétitions. Pour Khovantchina prévu pour cinq représentations, au lieu des six affichées en juin, c’est un peu différent. Si la production comme c’est à craindre est annulée en juin, elle sera affichée en octobre (mais avec Simone Young et sans Vladimir Jurowski) , à un moment où tout reprendra progressivement, ce qui laisse le temps pour des répétitions en septembre, voire en juin (si c’est possible). Cela permettra-t-il de valider au moins partiellement des billets déjà achetés, de ne pas dénoncer les contrats, autant de questions qui me paraissent légitime de poser, et pas seulement pour Berlin.

C’est à la fois la conséquence de la situation que nous vivons, et aussi du système de répertoire qui permet un appel fort à la troupe, et d’afficher en peu de temps certaines reprises, notamment quand la troupe est bonne, comme c’est le cas à la Staatsoper de Berlin. Ainsi les grands standards sont-ils forcément affichés chaque saison (ce que j’appelle les productions « alimentaires ») et en 2020-2021, il y en aura au moins cinq Tosca, Traviata, La Bohème, Rigoletto, Die Zauberflöte, susceptibles d’attirer du public.

Ne nous berçons pas d’illusions : le monde du spectacle va se relever lentement de la situation inédite et dramatique qu’il connaît actuellement, et les saisons déjà présentées sur ce blog trahissent en creux pour la plupart, les problèmes que les théâtres affrontent actuellement. Il n’est pas sûr qu’au final elles se déroulent comme elles sont annoncées sur le papier. Mais il faut y croire.

Staatsoper, la salle

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2020-2021: PRÉSENTATION DE LA PROCHAINE SAISON LYRIQUE ET SYMPHONIQUE

Sauve qui peut.
Stéphane Lissner signe un programme qu’il ne suivra pas puisqu’il part pour Naples jouir de la plus belle baie du monde et d’un des plus beaux théâtres qui soient, lieu de la grande tradition italienne.
Quant au directeur musical Philippe Jordan, il aura déjà un pied à Vienne, le théâtre de référence du genre, et ne sera présent que pour son deuxième Ring. Reste Aurélie Dupont à la tête du ballet, pour poursuivre une gestion pour le moins problématique.
Le seul événement de l’année, Ring mis à part, sera la présence de Daniel Barenboim au pupitre de Bastille pour la première fois, puisque Pierre Bergé l’en avait chassé avant même qu’il lève la baguette de directeur musical en 1989. C’est évidemment un événement symbolique considérable, car les très grands chefs mythiques ne sont pas légion depuis très longtemps dans les fosses bastillaises.

Un regard sur les chefs invités pendant la saison montre d’ailleurs que si la plupart sont des bons chefs, on peine à voir de grands chefs.

Annus Horribilis

Annus Horribilis, telle a été l’année du 350ème anniversaire de la maison, qui s’est terminée par la plus longue grève de son histoire. Avec le coronavirus et la fermeture pour plusieurs mois des théâtres, la catastrophe continue, annulées par exemple les premières productions du Ring, sur lequel l’Opéra comptait pour se refaire au moins une image sinon une santé.
Il n’est pas question de revenir sur les motifs de cette très longue grève, une sorte de feuilleton quotidien où les artistes eux-mêmes (et le public avec) apprenaient à 15h (au mieux) qu’ils ne chanteraient pas le soir à 19h30.
En revanche, un tel mouvement, qui a atteint toutes les forces de la maison, est indice du profond malaise de ce théâtre, au-delà du motif affiché de la réforme des retraites. Un malaise qu’on avait perçu dans le ballet, et Madame Dupont ne fera pas d’ombre à Brigitte Lefèvre ni même à Benjamin Millepied qui l’ont précédée : avec elle « on allait voir ce qu’on allait voir »…et on a vu. Mais la question dépasse celle du Corps de ballet, elle réside dans la relation que l’on à une mission artistique, sur la confiance qu’on a dans les pilotes, sur le sentiment d’appartenance.
On aurait pu souhaiter pour Stéphane Lissner une fin de mandat moins bousculée, je persiste à penser qu’il n’a pas du tout démérité dans sa programmation, après les années Nicolas Joel (encore un qui nous avait claironné qu’on allait voir ce qu’on allait voir…et on a vu). Mais Lissner au terme d’une carrière riche n’a pas pu donner à cette maison la cohésion que sa glorieuse histoire mériterait, et il ne s’est pas vraiment attaché aux réformes qui étaient peut-être nécessaires, il n’avait pas envie de s’y atteler, alors qu’au terme de sa carrière il eût pu sans trop de risque pour son image s’y engager, mais sans doute aussi le silence assourdissant du Ministère de la Culture sur ces questions ne l’encourageait pas.

Une immense « boutique »

L’Opéra de Paris est certes un objet artistique, mais aussi et surtout politique (on n’est pas fondé par Louis XIV pour rien). Le politique, qui a déjà fort à faire par ailleurs, n’a pas envie d’y rajouter la question de l’Opéra, lancinante, qui apparaît, disparaît, et réapparaît régulièrement depuis que je fréquente les lieux, soit depuis 1973. La réforme des retraites n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase souvent plein de l’Opéra de Paris.

Et pourtant quel théâtre au monde pourrait se targuer de cette puissance de feu : une salle historique de 2000 places, le Palais Garnier, qui aurait sans doute pu suffire à notre plaisir, une des merveilles des théâtres au monde, une salle récente, l’Opéra Bastille (30 ans à peine) de 2700 places esthétiquement et architectoniquement ratée, sans parler des espaces techniques, mais qui bon an mal an depuis son ouverture a répondu à l’exigence d’élargir le public, et qui ces dernières années notamment à cause d’une politique tarifaire erratique mais pas seulement, n’arrivait plus à remplir…
Et voilà qu’on nous a annoncé récemment la future ouverture de la salle ex-modulable, troisième espace d’un millier de places, restée fermée depuis l’inauguration du théâtre. Ce qui ferait si les trois salles fonctionnaient en même temps 5700 places offertes au quotidien rien que pour l’Opéra de Paris. On aimerait que le bassin de public soit aussi énorme, cela signifierait que l’opéra et le ballet sont devenus les chouchous du public.
Bon courage pour gérer ce mastodonte, parce qu’il faudra programmer des centaines de soirées et que Paris a déjà bien d’autres salles concurrentes, avec moins de charges et plus de sveltesse. C’est exactement l’histoire de l’A380 d’Airbus, arrivé trop tard sur le marché et remplacé par des avions de capacité moindre et technologiquement plus efficients.

L’Opéra de Paris dans son format actuel ne correspond plus au profil voulu pour le genre, à moins d’un manager génial qui réussisse à résoudre la quadrature du cercle, ce que nous souhaitons à Alexander Neef.

Nous l’avons déjà écrit : quand au début des années 1980 a été lancé le projet Bastille, il n’y avait pas d’alternative à Paris, le succès de l’Opéra à Garnier ne se démentait pas, le public affluait et débordait. À l’inauguration de Bastille en 1989 les choses avaient déjà changé avec notamment le Châtelet et bientôt le Théâtre des Champs Elysées.
L’Opéra-Bastille, construit pour être un théâtre de répertoire à l’alternance serrée (on parlait d’un « Opéra national populaire » sur le modèle de l’ENO de Londres ou de la Volksoper de Vienne) est devenu un théâtre de stagione-répertoire (rappelons pour mémoire que Barenboim a été chassé sous le prétexte qu’il proposait un pur théâtre de stagione, une hérésie paraît-il à l’époque qui allait contre tout le projet « populaire » affiché de Bastille). Bastille est redevenu un théâtre de stagione-répertoire sur le modèle du MET, et du ROH Covent Garden, avec un nombre de productions respectable puisé dans le répertoire de la maison (un répertoire construit par Hugues Gall qui a répondu à sa mission) et huit ou neuf nouvelles productions par an… Mais on a oublié le concept d’opéra populaire.

Management et politique culturelle

L’Opéra de Paris, rappelons-le aussi, fut au XIXe le plus grand et le plus prestigieux des opéras, rang qu’il a perdu au XXe, notamment après la deuxième guerre mondiale. Quand Rolf Liebermann en a pris les rênes en 1973, c’était une institution tellement fossilisée qu’il a dû refonder tout son fonctionnement artistique, en licenciant dans la douleur et la troupe et le chœur.
Si l’on reprend le management de la maison pendant ces années : Liebermann, qui en a fait simplement une maison européenne normale à l’instar de Londres, est resté sept ans, puis remercié. Puis se sont succédé, plus ou moins de deux ans en deux ans, Bernard Lefort, Alain Lombard et Paul Puaux (interim) Massimo Bocianckino, Jean-Louis Martinoty, René Gonzalès, Jean-Marie Blanchard pour arriver à Hugues Gall, le seul qui a duré une dizaine d’années, Gérard Mortier, dura cinq ans, puis  arrivèrent Nicolas Joel et enfin Stéphane Lissner (il y a quand même eu depuis l’inauguration de Bastille, soit 30 ans, six directeurs généraux).
Comment construire une politique durable à ce rythme, là où ailleurs les managers durent au minimum dix ans ?
Le manque de regard stratégique des politiques est justifié par cette valse de Directeurs généraux, qui n’ont simplement pas le temps de construire une politique à long terme et qui sont réduits à « faire des coups » qui sont autant de coups d’épée dans l’eau la plupart du temps, même pour les productions à succès. La question de la stratégie tient moins aux individus qu’au suivi très lâche, sinon incompétent de la tutelle.
Le Ministère de la Culture aujourd’hui est le grand muet:  on n’y pense pas à long terme : le rôle qu’on y préfère, depuis qu’il n’y a plus de stratégie, c’est d’être la puissance qui nomme avec les jeux de cour, les jeux de couloir, les jeux de lobbying qui vont avec. La dernière nomination d’Alexander Neef a dû être reprise en main par la Présidence de la République, ce qui en dit long sur l’état des troupes et sur les agitations de la courette culturelle.
Cela traduit à la fois la pauvreté conceptuelle de nos politiques culturelles,  la charge que constitue le « machin » Opéra de Paris, et enfin le manque de candidats capables de le gouverner. Serge Dorny était de ceux-là, mais pour les raisons ci-dessus évoquées, on lui a préféré Lissner, selon la vieille théorie du bâton de maréchal, et Dorny a été bien inspiré de se tourner vers Munich.

Nous nous trouvons donc devant un État qui considère plutôt son Opéra National comme un boulet à traîner, devant une maison dont le format ne correspond plus ni à l’époque, ni au bassin de public, devant un management qui est incapable de donner un sens et une direction dans lesquels le personnel de l’opéra puisse se reconnaître et retrouver un sens à son travail, et devant une crise économique profonde due aux événements récents et actuels.

On comprendra bien que dans la situation actuelle, la question de la programmation est contingente (et la programmation lyrique est plutôt solide ces dernières années, et qu’il s’agit bien plus de restimuler à tous niveaux une machine qui semble en suspens, en attente d’arrivée du nouveau directeur général, du nouveau directeur musical, et en attente du départ de la directrice du ballet, qui n’a pas donné de grandes preuves de compétences. La situation n’est pas vraiment azuréenne

Malgré les problèmes, une programmation qui se défend

Néanmoins, celui qui écrit a suivi cette maison passionnément, il l’aime comme on aime sa vieille école, où l’on a tout appris, il retourne toujours à Garnier avec émotion, se revoyant dans ses jeunes années, tout excité à l’idée d’entendre ses voix préférées. Celui qui écrit est loin d’être indifférent à cette maison, – même si depuis, il a élu domicile opératique plutôt ailleurs. Et il espère toujours que tout cela va se stabiliser et repartir sur des bases plus solides.
Pendant la longue grève de l’opéra, on a vécu sans Opéra et sans avoir l’air d’en souffrir (évidemment les autres maisons parisiennes fonctionnaient et les grèves focalisaient l’attention ailleurs) comme si cette maison était devenue inutile et ne provoquait qu’indifférence, comme si on s’en passait sans douleur. Quelle tristesse… Qui redonnera de l’âme à l’Opéra de Paris, qui lui redonnera son histoire et la joie de travailler pour elle, qui ranimera son lustre, qui recréera des rituels, qui recréera chaque soir la joie d’y aller ?

C’est dans ces conditions que Stéphane Lissner signe une programmation 2020-2021 amputée de deux productions (Jenufa et le ballet Le Rouge et le Noir) et un nombre de productions moindre, mais des nouvelles productions et reprises alléchantes et notamment un Ring. C’est tout à son honneur. La programmation lyrique résiste bien à ce contexte. Mais qu’en sera-t-il dans cinq ou six mois ? L’opéra sera-t-il en mesure de la réaliser compte tenu du drame que l’Europe et le monde traversent en ce moment? Ce sont de vraies questions. Mais, n’est-ce pas, mieux vaut rêver.

Opéra :

18 spectacles lyriques, 9 nouvelles productions (Ring inclus) et 9 reprises

Avant d’en aborder les détails, quelques observations.
Nous en avons des preuves chaque année, dans un théâtre qui a mission de répertoire et qui doit faire des reprises, en réalité, beaucoup de productions ne sont proposées qu’une saison, au mieux deux saisons, alors que – comme Gall l’avait pensé- certaines productions sont faites pour durer bien plus longtemps ; la plupart du temps, les seules productions qui furent reprises plusieurs fois le furent sous Gall et quelques (rares) fois après lui .
Quel sens avait donc de refaire une Bohème aussi particulière que celle de Claus Guth alors que c’est l’opéra « durable » type et que la production Jonathan Miller pouvait durer encore, comme aurait pu durer (à plus forte raison) la magnifique production Menotti de Garnier, et comme dure encore Zeffirelli à Milan ou Vienne. Claus Guth avec sa vision si particulière se comprend dans un contexte de Festival, pas à Bastille qui a 2700 places à remplir.
Quel intérêt de proposer une nouvelle production de Manon ? C’est depuis 1974 la cinquième production, celle de Deflo (ère Gall) ayant été proposée quatre fois (un record), alors que l’Opéra-Comique, en plus, a proposé l’œuvre la saison dernière ?
L’ancienne production Serreau de l’Opéra de Paris était nulle, mais ne valait-il donc pas mieux alors louer celle de Pelly au MET (déjà proposée à la Scala), que de proposer une nouvelle production qui durera ce que dure les roses… Car ce n’est pas la production de Vincent Huguet (bien sage en l’occurrence) qui attire les foules ici, c’est la distribution et le couple Pretty Yende-Benjamin Bernheim :  alors qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivraie.
Dans la prochaine saison, mêmes interrogations : quel intérêt de proposer une nouvelle production d’Aïda, 7 ans après celle de Py ? On ne regrettera pas la production Py, et l’appel très intéressant à Lotte De Beer n’est pas en cause, mais le choix de refaire une Aïda, dont l’Opéra de Paris s’était passé depuis des dizaines d’années avant 2013, alors que manquent au répertoire de Paris ou n’ont pas été proposés depuis longtemps un Trouvère en français (de nouveau on propose en reprise la version italienne), Ernani, Attila, I Lombardi (ou pourquoi pas Jérusalem vu à Garnier en 1984), ou le Macbeth de Tcherniakov (depuis onze ans, il n’y pas eu une seule reprise) voire un Macbeth dans la version parisienne, Les Vêpres siciliennes en français, présenté à Amsterdam, Munich, Genève, mais pas à Paris. Et plutôt qu’une nouvelle Aïda, un nouveau Falstaff ne se justifiait-il pas mieux, puisque la production Pitoiset remonte à 1999.

En revanche, on ne peut dire la même chose des nouvelles productions de Faust ou de La Dame de Pique.
–  Pour Faust, l’échec retentissant de la production Martinoty justifiait une nouvelle production, proposée opportunément au grand Tobias Kratzer, qui fera sans doute frémir le public particulièrement conservateur de l’Opéra, mais qui ne manquera pas d’intelligence.
– Pour La Dame de Pique, ce sera la troisième production après Konchalovsky (en 1991) une des première productions de Bastille, et celle de Dodin, reprise de 1999 jusqu’à 2012. La venue de Barenboim justifie la nouvelle production, d’autant qu’il s’agit d’une coproduction avec la Staatsoper de Berlin.

Il reste que sur les nouvelles productions comme pour les représentations de répertoire qui vont être reprises, les distributions sont à la hauteur,

Nouvelles productions :

 

  • Le Ring : Calixto Bieito, Dir : Philippe Jordan avec Iain Paterson (Wotan), Martina Serafin/Ricarda Merbeth (Brünnhilde), Andreas Schager (Siegfried), Jonas Kaufmann (Siegmund), Eva-Maria Westbroek (Sieglinde), Elaterina Gubanova (Fricka), Jochen Schmeckenbecher (Alberich), Gerhard Siegel (Mime) etc…(Nov-dec) (2 Ring complets) et sont prévues Siegfried (en oct., 3 repr.) et Götterdämmerung (en nov, 3 repr.), mais tout cela sera en suspens à cause du problème Rheingold/Walkyrie non présentés ce printemps.

Qu’un Ring attire les foules est évident, que cette maison ait une production médiocre (Günter Krämer) dans ses réserves, grâce aux idées de Nicolas Joel, c’est aussi évident.
Que Lissner ait envie de laisser un Ring à Paris qui ait sa patte, c’est peut-être compréhensible, à condition que Calixto Bieito signe une mise en scène qui soit plus brillante que l’existante, alors que ces deux ou trois dernières années il n’a pas été très inventif.
Que Philippe Jordan continue d’avoir envie de diriger le Ring, c’est aussi d’autant plus compréhensible qu’il part à Vienne, et qu’il aura sans doute à le diriger là-bas, avec un tout autre enjeu.
Bref, les deux protagonistes ont un motif évident de voir ce Ring naître. Il reste qu’on peut malgré tout s’interroger sur la pertinence d’investir dans une nouvelle production, dans la mesure où l’ancienne toute médiocre qu’elle soit, pouvait être reprise avec une distribution étincelante qui aurait pu justifier la reprise à moindre frais – et on aurait fermé les yeux, dans la tradition de certaines reprises du répertoire : la production Bechtolf de Vienne n’a aucun intérêt non plus, et elle est pourtant fréquemment reprise.
On a là un nouveau Ring mais une distribution qui présente des hauts et des bas : Jochen Schmekenbecher est par exemple un excellent choix pour Alberich ou Ain Anger en Hagen, il n’est pas sûr qu’aujourd’hui Eva-Maria Westbroek soit une Sieglinde incontestable, et enfin soyons clairs, pour un Kaufmann et un Schager, on aura une Serafin et un Paterson, qui, tout en étant de bons professionnels, n’ont pas montré être les Brünnhilde et les Wotan de la décennie, ni de l’année.
De plus, Das Rheingold et Die Walküre doivent glisser la saison prochaine. Dans les conditions actuelles, Das Rheingold a été annulé et on voit mal comment Die Walküre pourrait naître début mai, les répétitions devant nécessairement commencer alors que le confinement continuera encore probablement plusieurs semaines ; dans les conditions les plus optimistes, c’est en début de saison prochaine qu’il faudra préparer en même temps les quatre opéras du Ring pour fin novembre prochain…Quant à la construction des décors de Siegfried et Götterdämmerung (à supposer que les deux autres soient prêts…), il n’est pas sûr que le confinement la permette…
Le feuilleton ne fait donc que commencer.

  • Sept morts de Maria Callas , Conception Marina Abramović, Musique Marko Nikodijević, MeS Marina Abramović (avec Lynsey Peysinger), Dir.mus : Yoel Gamzou (Orchestre de l’Opéra National de Paris) (Sept.2020) (4 repr), Palais Garnier.
    Une création de la performeuse Marina Abramović, bien connue pour la manière extrême de travailler sur son corps, passionnée de Maria Callas, qui construit un opéra sur les sept morts de grandes héroïnes chantées par Callas, Carmen, Tosca, Desdemona, Lucia, Norma, Cio Cio San, Violetta.
    Un projet conçu comme européen, qui tourne aussi à Athènes, Berlin, Munich, Florence et qui va pâtir de la période (repr. supprimées à Munich par exemple).
  • Giuseppe Verdi, Aida, MeS : Lotte De Beer, Dir : Michele Mariotti, avec Kaufmann, Radvanosky, Tézier, Garanča (12 fev/2 mars), et Pretti, Stikhina/ Rowley, Sgura, Dudnikova, (6-27 mars) (Fev-mars 2021) (14 repr.), Opéra-Bastille.
    Tout en s’interrogeant sur la pertinence de cette nouvelle production, on doit se féliciter de la présence à la mise en scène de Lotte De Beer (qui fit à Munich un Trittico assez intéressant), d’une distribution A totalement tourneboulante et d’un grand chef verdien.
  • P.I.Tchaïkovski, La Dame de pique, MeS Tcherniakov, Dir : Daniel Barenboim/Oksana Lyniv avec Jovanovich, Lundgren, Dupuis, Urmana, Grigorian, Margaine etc…(Mai-juin 2021)(7 repr). Palais Garnier.
    Une distribution très solide notamment pour les rôles féminins, et une mise en scène évidemment prometteuse car Tcherniakov est une boite à idées.
    Mais ce qui va déterminer la ruée, c’est l’arrivée enfin au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra (pour 4 représentations seulement) de Daniel Barenboim : on l’attend depuis 30 ans. Un mythe vivant dans la fosse de l’Opéra, ça n’était pas arrivé depuis des lustres et Barenboim n’a jamais dirigé à l’Opéra de Paris. Les trois autres représentations seront dirigées par Oksana Lyniv, l’une des cheffes les plus en vue aujourd’hui (la première cheffe invitée à Bayreuth), ce qui est pas inintéressant non plus.
  • Charles Gounod, Faust, MeS Tobias Kratzer, Dir : Lorenzo Viotti avec Benjamin Bernheim, Ildar Abdrazakov, Florian Sempey, Ermonela Jaho etc (du 16 mars au 3 avril), Steven Costello, John Relyea, Anita Hartig (6-21 avril) (Mars-avril 2021)(13 repr), Opéra-Bastille.
    Il faut faire oublier la prod.Martinoty pour ce titre emblématique de l’Opéra de Paris qui doit être régulièrement affiché. Cette fois-ci, c’est à Tobias Kratzer que Lissner confie la mise en scène, ce qui est un choix excellent, Kratzer étant l’un des plus grands metteurs en scène aujourd’hui, d’une fulgurante intelligence, particulièrement pour le répertoire du XIXe. Quant à Lorenzo Viotti, c’est le jeune chef qu’on s’arrache à l’opéra ces derniers temps. Excellente distribution A, un peu plus discutable la distribution B, mais pour les deux on se demande où sont passés les chanteurs français pour les principaux rôles : à part Bernheim et Sempey (et aussi Sylvie Brunet-Grupposo) indiscutables, où sont les autres ?
  • Marc-André Dalbavie, Le soulier de satin, MeS: Stanislas Nordey Dir : M.A.Dalbavie avec Luca Pisaroni, Eve-Maud Hubeaux, Jean-Sébastien Bou, Vannina Santoni etc…(Mai-juin 2021) (5 repr.) Opéra-Bastille
    Très belle distribution pour cette création attendue de Marc-André Dalbavie, dont la mise en scène est confiée à Stanislas Nordey. Claudel à l’opéra, c’est quand même un événement.

Reprises de répertoire :

Beaucoup de reprises « alimentaires » cette saison (Elisir, Carmen, Traviata, Tosca, Zauberflöte, Trovatore), et quelques-unes plus stimulantes (Snegourotchka, Iphigénie en Tauride) et le seul Strauss de l’année, Capriccio à Garnier avec des distributions pour la plupart intéressantes qui donnent à ces reprises un véritable intérêt pour certaines.

  • Donizetti, L’elisir d’amore, MeS : Pelly, Dir : Frizza avec Julie Fuchs, Xabier Anduaga, Gabriele Viviani, Bryn Terfel (Sept.oct)(10 repr.) Opéra-Bastille. Entre Julie Fuchs et Xabier Anduaga, c’est la nouvelle génération qui est ici en première ligne, et Bryn Terfel en Dulcamara, c’est plutôt excitant. Quant à Riccardo Frizza, c’est un spécialiste de ce répertoire.
  • Bizet, Carmen, MeS : Bieito, (Sept-oct/Déc) (19 repr.) Opéra-Bastille
    • Sept-oct 2020 Dir : Hindoyan avec Vittorio Grigolo/Charles Castronovo, Adam Plachetka, Clémentine Margaine/Elina Garanča, Nadine Sierra
    • Déc.2020
      Dir : K.L.Wilson avec Charles Castronovo, Lucas Meachem, Varduhi Abrahamyan, Valentina Naforniţă

Le nombre de représentations (19) montre que l’effet Carmen fonctionne toujours, dans une production (Bieito) qui a fait ses preuves sur pas mal de scènes du monde depuis 20 ans. Deux chefs, Domingo Hindoyan, surgi récemment sur la scène internationale (on l’entend partout) et plutôt intéressant et la cheffe canadienne Keri-Lynn Wilson, qu’on voit aussi dans de nombreux opéras, d’Oslo à Moscou. Quant aux deux distributions, celle d’octobre avec Garanča et Sierra attirera les foules, mais celle de décembre n’est pas mal non plus (Castronovo/Abrahamyan)

  • Gluck, Iphigénie en Tauride, MeS : Warlikowski, Dir : Hengelbrock avec Joyce Di Donato, Florian Sempey, Stanislas de Barbeyrac, Laurent Naouri (Sept-oct.2020) (8 repr.) Palais Garnier. Reprise d’un très beau spectacle de Warlikowski, l’un des premiers (2006) au temps de Mortier qui va bénéficier de la baguette experte dans ce répertoire de Thomas Hengelbrock avec pour l’occasion une distribution exceptionnelle dont Joyce Di Donato est le diamant, accompagnée d’autres joyaux (Sempey, Barbeyrac, Naouri). Il faudra y courir. 
  • Rimsky-Korsakov, La fille de neige (Snegourotchka), MeS : Tcherniakov, Dir : Tatarnikov avec Ayda Garifullina, Yurij Minenko, Oksana Dyla, Marie-Nicole Lemieux, Stanislav Trofimov (Oct-nov 2020), (6 repr.) Opéra-Bastille. Autre grand moment glorieux de l’histoire des représentations de l’Opéra de Paris avec une distribution de grande qualité et un excellent chef, directeur musical du Mikhailovski de Saint Petersbourg. À voir et à revoir.
  • Verdi, La Traviata, MeS : Stone, Dir : James Gaffigan avec Zuzana Marková, Frédéric Antoun, Peter Mattei (Nov-déc 2020) (10 repr.) Palais Garnier
    La production discutée de Simon Stone, dirigée cette fois par James Gaffigan, un chef correct, avec une distribution nouvelle et le très grand Peter Mattei en Germont.
  • Mozart, Die Zauberflöte, MeS : Carsen, Dir : Cornelius Meister avec Cyrille Dubois/Stanislas de Barbeyrac, Julie Fuchs/Christiane Karg, Alex Esposito/Florian Sempey, Nicolas Testé, Sabine Devieihle/Nina Minasyan, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Janv-fév 2021)(15 repr.) Opéra-Bastille.
    Belle distribution dans toutes ses déclinaisons, et chef plutôt intéressant, GMD de la Staatsoper de Stuttgart. La production de Robert Carsen est un beau spectacle intelligent ; il faut donc y aller.
  • Verdi, Il Trovatore, MeS : Alex Ollé (La Fura dels Baus), Dir : Luisotti (janv-fév-mars 2021) (12 repr.) Opéra-Bastille
    – avec Luca Salsi, Krassimira Stoyanova, Brian Jagde, Daniela Barcellona (21 janv-14 fév)
    avec Artur Ruciński, Marina Rebeka, Yusif Eyvazov, Daniela Barcellona (17 fév-3 mars)
    Comme on l’a souligné plus haut, on peut, on doit regretter que la version française Le Trouvère, n’ait pas encore été tentée à Paris. Nicola Luisotti est un bon professionnel et les deux distributions sont correctes sans être fabuleuses, malgré la grande Stoyanova et la populaire Marina Rebeka.

Strauss, Capriccio, MeS : Carsen , Dir : Marc Albrecht avec Diana Damrau, Simon Keenlyside, Pavol Breslik, Günther Groissböck, Ekaterina Gubanova (Janv-fév 2021)(8 repr.) Palais Garnier.
Une autre production de Robert Carsen, intéressante, très bien distribuée et dirigée par un spécialiste de Strauss, une de ces reprises qui stimulent et qu’on peut vraiment aller revoir (ou simplement voir).

Puccini, Tosca, MeS : Audi,
– Mai: Dir : Sagripanti avec Alexandra Kurzak, Roberto Alagna, Zeljko Lučić
– Juin: Dir : Ettinger avec Maria Agresta Michele Fabiano, Ludovic Tézier(Mai-juin 2021)(15 repr.) Opéra-Bastille.
Avec 15 représentations, cette reprise de la Tosca médiocre de Pierre Audi affiche des distributions qui vont attirer le public aussi bien le couple Kurzak/Alagna que Agresta/Fabiano (je ne suis pas sûr qu’Agresta soit une Tosca), avec une deuxième distribution qui bénéficie en plus du Scarpia de Ludovic Tézier. Les deux chefs sont aimés à Paris, mais ne m’inspirent pas beaucoup personnellement.

En conclusion

Une saison d’opéra dans l’ensemble intéressante, avec les réserves exprimées plus haut, mais diversifiée, avec des distributions solides, des productions stimulantes et des metteurs en scène qui titillent (Bieito, Kratzer, Tcherniakov etc..) y compris dans les reprises. On regrette d’autant plus évidemment la suppression de Jenufa au vu de ce qui se profilait (distribution exceptionnelle, prod. Warlikowski). Au niveau musical, la présence de Barenboim au pupitre de Dame de Pique, qu’on espérait depuis l’arrivée de Lissner à l’Opéra, se réalise au moment de son départ et c’est pour moi, bien plus que Le Ring, l’événement de l’année.
Espérons simplement que le coronavirus ne dévore pas ce projet, très menacé au moins pour le début de saison et donc pour le Ring.


Concerts :

 

Dans les concerts programmés à Bastille ou à Garnier, il faut saluer l’excellent cycle de musique de chambre à l’Amphithéâtre, belle initiative pour aider les musiciens de l’Opéra à « faire de la musique ensemble » dans un programme assez structuré autour des instruments (cordes, vents, sextuors, percussions) ou d’une thématique (Orient Express, musique française) ainsi que les « Midis musicaux » à Garnier, un lointain souvenir de ceux du Châtelet que Lissner et Blanchard avaient inventé à la fin des années 1980.

Les concerts symphoniques ont en revanche à mon avis deux problèmes :

  • D’une part un nombre insuffisant (quatre) à la régularité élastique, sans vraie ligne.
  • D’autre part l’omniprésence de Philippe Jordan au pupitre, (trois concerts sur quatre en 2019-2020) alors que l’on pourrait en profiter pour inviter d’autres chefs (si le nombre de concerts était plus consistant).

Structurer, cela veut dire afficher une ligne de programmation (cycles, thématiques, monographies) et donner des rendez-vous fixes et une régularité (un programme par mois, peut-être deux soirées par programme etc…) et surtout dans un seul lieu.
La saison offre cette saison quatre concerts symphoniques, deux à Bastille, un à Garnier, un à la Philharmonie, dont le 27 juin 2021 un gala lyrique « au bénéfice des activités de l’Opéra de Paris » à un moment où l’Opéra a beaucoup souffert et a besoin de soutiens financiers ainsi qu’un concert au programme non communiqué, sans doute pour célébrer le départ de Philippe Jordan (1er juillet 2021).

Il reste dans « l’ordinaire » deux concerts

  • 16 octobre 2020 : Dir : Philippe Jordan
    Schönberg : Verklärte Nacht
    Strauss: Eine Alpensinfonie
    Opéra-Bastille
  • 5 mai 2021: Dir: Daniel Barenboim
    P.I.Tchaikovski
    Concerto n°1 pour piano et orchestre en si bémol mineur op.23
    Piano : Martha Argerich
    Symphonie n°5 en mi mineur
    Philharmonie de Paris

L’irrégularité des dates saute aux yeux : 20 octobre, 5 mai, 27 juin, 1er juillet et la seule cohérence programmatique est la soirée Tchaikovski liée à la série de La Dame de Pique, avec Barenboim et Argerich dont le programme suscitera une ruée à la Philharmonie.
Il y là quelque chose à retravailler : l’Orchestre de l’Opéra National de Paris a longtemps été considéré comme le meilleur sur la place, et il mériterait d’être mieux mis en valeur dans des programmes symphoniques réguliers que quatre soirées un peu jetées là au hasard.

Pour la programmation du ballet et les réflexions qu’elle suscite, voir le site Wanderersite.com dans ses pages « Danse ».

Tarifs
Tarif pour les “grands” ballets compris entre 15 et 150 €
Tarif pour les opéras compris entre 15 et 195/210 €
Tarif pour le Festival Ring compris entre 215 € et 1000 €
On est loin de l’opéra populaire vu le nombre de places à tarifs “raisonnables”, mais 215€ pour un Ring complet comme tarif minimal (plus de 50€ en moyenne par place/opéra aux places les plus mauvaises de la salle) sans faire l’effort d’un prix politique, c’est scandaleux. Et dire qu’on a supprimé les places debout instituées par Mortier…On n’aime pas les pauvres à l’Opéra de Paris.

 

 

 

IN MEMORIAM FRANZ MAZURA (1924-2020)

Franz Mazura, Hans Schwarz dans la production de Die Meistersinger von Nürnberg (MeS andrea Moses, Dir.Daniel Barenboim) à la Staatsoper unter den Linden de Berlin ©Bernd Uhlig

C’est avec une très grande émotion que j’ai appris la disparition de Franz Mazura : il y a peu de chanteurs qui aient à ce point accompagné ma vie de mélomane et de wagnérien.
En effet, si j’entrai pour la première fois à Garnier le 29 avril 1973 pour un Parsifal dont le Gurnemanz était Kurt Moll, j’y retournai en novembre de la même année et cette fois Gurnemanz était Franz Mazura, et, souvent appelé par Rolf Liebermann en ces années d’or, il y fut aussi un stupéfiant Alberich dans Das Rheingold de Peter Stein : on se souvient de cette figure effrayante émergeant des dessous de la scène (la mise en scène remarquable de Stein utilisait les structures du théâtre), je le vis aussi dans Wotan de Die Walküre, dans Orest lors d’une reprise d’ Elektra sans Nilsson, mais il fut pour moi Dr. Schön/Jack pour l’éternité dans l’inoubliable production de la Lulu de Chéreau en 1979. C’est la première fois que je l’approchai d’ailleurs à la sortie des artistes où il bavardait volontiers longuement, très disponible, très souriant, très simple aussi.
Je le vis aussi à cette époque à Bayreuth, dans Gunther dans la mise en scène de Chéreau, et aussi dans celle de Peter Hall, mais le rôle qu’il marqua à Bayreuth fut Klingsor dans plusieurs productions successives de Parsifal (Wolfgang Wagner, Götz Friedrich et puis une nouvelle production de Wolfgang Wagner) sous les directions musicales de Horst Stein, James Levine, Daniel Barenboim, Giuseppe Sinopoli). Il était un Klingsor exceptionnel, fort, froid, inquiétant sans être caricatural, disant le texte comme personne; un Klingsor de cette trempe, on en voit peu à la scène (Klingsor est un rôle bref, souvent mal distribué : les bons Klingsor sont rares).
Franz Mazura était un de ces artistes toujours présents, jamais star, mais qui marquait vraiment de manière forte les rôles qu’il interprétait, si bien qu’il n’était jamais oublié de ceux qui vont à l’opéra. Un des très grands des cinquante dernières années.
Je l’ai revu bien plus tard, à l’Opéra de Lyon où il fut Schigolch dans la production de Lulu de Peter Stein, il y fêta d’ailleurs son 85ème anniversaire. Peu importait d’ailleurs l’état de la voix, tant il était le personnage, tant il remplissait la scène, tant le phrasé impeccable rendait le texte d’une clarté modèle.
Et puis il y eut de nouveau l’Elektra de Chéreau à Aix (et à la Scala) où il partageait avec Donald McIntyre les petits rôles de serviteurs, mais à qui Chéreau avait confié l’assassinat d’Egisthe : moment d’une intense émotion où se revoyaient sur scène les héros du Ring légendaire de Bayreuth.
À cette occasion j’allai le rencontrer pour lui confier combien il était lié à mon parcours de mélomane, et nous avions parlé assez longuement de Chéreau, de sa manière de travailler, tant cela l’avait marqué. Il avait aussi une mémoire prodigieuse de toutes ses présences à Paris, et nous avions évoqué son Gurnemanz. Et puis, pour dire quel était le personnage, peu après cette conversation, j’étais attablé dans un café de la ville avec un ami, il passa devant nous, nous avons échangé un regard amical, et il est venu spontanément partager une bière, nous avons ainsi continué la conversation sur nos souvenirs communs, lui d’artiste et moi de spectateur.
Et puis il y eut enfin ces Meistersinger de Berlin, dans la mise en scène de Andrea Moses, sous la direction de Barenboim qui avait réuni bien des artistes qu’il avait dirigés à un moment ou un autre, où Salminen était Pogner et où les maîtres étaient entre autres Graham Clark, Siegfried Jerusalem, Reiner Goldberg, et naturellement Franz Mazura qui était Hans Schwarz  dans une composition de vieillard vénérable plutôt souriante (il avait 95 ans lorsque je le revis à Berlin en avril dernier) et à la sortie des artistes, il tenait encore longuement la conversation. Vie entière au service de l’art lyrique.
C’est encore un pan de l’histoire de ma relation à l’opéra qui quitte la scène, cette fois-ci un pan très particulier, tant son nom est lié à des spectacles clefs de mon expérience lyrique. Il reste dans nos mémoires et il reste dans mon cœur.

En 2013 à Aix en Provence

 

IN MEMORIAM HARRY KUPFER (1935-2019)

Harry Kupfer ©dpa/Soeren Stache

On ira lire dans la presse spécialisée les faits et gestes de Harry Kupfer, l’un des metteurs en scène allemands les plus respectés dans la sphère de l’opéra. Je préfère évidemment évoquer les souvenirs d’un metteur en scène qui m’a accompagné depuis 1978, puisque j’eus la chance d’assister aux premières représentations de son Fliegende Holländer à Bayreuth, l’année-même où le Ring de Chéreau se « stabilisa » dans le succès voire le triomphe. Cette production installa Kupfer dans les metteurs en scène d’opéra de référence et elle fut durablement imitée, encore récemment par Philipp Stölzl dans sa production berlinoise au Staatsoper am Schillertheater en 2013 (https://blogduwanderer.com/staatsoper-berlin-2012-2013-der-fliegende-hollander-de-richard-wagner-le-16-mai-2013-dir-mus-daniel-harding-mise-en-scene-philipp-stolzl), mais aussi d’une certaine manière par Claus Guth , à Bayreuth au début des années 2000 .

Der Fliegende Holländer (Prod. Harry Kupfer) © Bayreuther Festspiele

C’est Kupfer qui en effet le premier a analysé Senta comme un cas psychologique, un personnage névrotique qui vit cette histoire dans sa tête et finit par se suicider en se jetant dans le vide. Depuis Kupfer beaucoup de metteurs en scène « Regietheater » avec plus ou moins de bonheur ont repris ce thème en en faisant des variations plus ou moins heureuses, dernier avatar, la dernière production (de Jan Philipp Gloger), toujours à Bayreuth (à partir de 2012).
Cette production de Fliegende Holländer reste pour moi la meilleure des cinquante dernières années, par l’idée, par le choix de la version de 1843 qui allait si bien avec le propos, sans la rédemption, par l’extraordinaire interprétation de Lisbeth Balslev et Simon Estes et aussi par la qualité globale d’un spectacle magnétique par ses effets visuels et techniques, comme la tempête de l’acte III, un des moments les plus impressionnants vécus à Bayreuth, ou par l’ironie de certaines images (la transformation du vaisseau en immense bouquet de fleurs nuptiales).

Der fliegende Holländer (Prod.Kupfer) Lisbeth Balslev et Simon Estes © Bayreuther Festspiele

Cette production eut un immense succès puisqu’elle fut reprise six fois après la première saison – la dernière édition eut lieu en effet en 1985 : elle fut représentée chaque année à l’exception du Festival 1983.
De cette production procéda à Bayreuth celle du Ring de 1988, début d’une fidèle collaboration entre Daniel Barenboim et Harry Kupfer.
Après l’échec de la production Peter Hall, Wolfgang Wagner offrait à Harry Kupfer, l’un des très grands représentants du « Regietheater », aux côtés d’une Ruth Berghaus (jamais invitée à Bayreuth), et Götz Friedrich (à qui Bayreuth doit un Tannhäuser ouvriériste qui scandalisa les bonnes âmes (1972) ainsi qu’un Lohengrin (1979) et surtout d’un Parsifal du centenaire (1982)qui fit date, dirigé par James Levine).
On ne répètera jamais assez le rôle de Wolfgang Wagner dans la diffusion du Regietheater en Allemagne et ailleurs ainsi que son sens « politique » d’une incroyable intuition.

Le Ring de Kupfer figure sans aucun doute aux côtés de celui de Chéreau et de celui de Castorf (autre représentant de la culture théâtrale de l’ex-DDR) comme l’une des meilleures productions des 50 dernières années à Bayreuth, avec une ouverture technologique forte (usage du laser) et des images fabuleuses qui frappèrent le public (la vision initiale du Rhin et pour ma part, l’extraordinaire marche funèbre de Siegfried dans Götterdämmerung.).
Son Elektra à l’Opéra de Vienne fut aussi une production très forte, dirigée par Claudio Abbado en 1989, qui resta au répertoire jusqu’en 2012 (65 représentations).
Kupfer n’a jamais été un « provocateur » au sens où Castorf pourrait sembler l’être, mais chaque production fut toujours motivée par une réflexion profonde,  dont le résultat est toujours résolu voire quelquefois déstabilisant, comme son Fidelio à la Staatsoper de Berlin qui a déplu à plus d’un, concentré sur l’idée de la musique comme véhicule idéologique, et élément de résolution dans un opéra dont l’intrigue plutôt traditionnelle oblige à se concentrer sur la musique, sur la variation des genres, sur une analyse des personnages qui fut toujours un des points très forts de Kupfer avec un travail exemplaire sur la conduite des acteurs.
Les dernières productions vues de lui, à part ce Fidelio, furent Tannhäuser à Zurich, Lady Macbeth de Mzensk à Munich  Die Meistersinger von Nürnberg à Zurich et à Milan, Der Rosenkavalier à Salzbourg et Milan et Ivan Soussanine à Francfort, nous renvoyons le lecteur à nos comptes rendus sur ce blog ou sur Wanderersite (voir ci-dessous).
Il y avait dans chaque travail de Kupfer une analyse précise des personnages, ainsi son Ochs n’est-il pas le hobereau vulgaire qu’on voit habituellement, Gunther Groissböck en fait un personnage un peu plus élégant, sinon raffiné, ainsi aussi son Sachs, si merveilleusement chanté par Michael Volle (ce fut son premier Sachs), un Sachs conversatif, discursif, presque politique.
Il y avait aussi dans son travail une direction clairement indiquée, souvent épurée, toujours profondément réfléchie. Kupfer élevé au lait de Brecht et Felsenstein n’était ni un superficiel, ni un homme à la mode, c’était un personnage discret, qui a traversé les remous de l’époque : contrairement à Friedrich, il ne passa pas à l’ouest, mais resta à Berlin Est jusqu’au bout, tout en travaillant souvent à l’ouest. À la Komische Oper, il a pris les fonctions de « chefregisseur » (metteur en scène résident) en 1981, succédant à Joachim Herz (Felsenstein mourut en 1975) fonctions qu’il a laissées en 2002 à Andreas Homoki.
De l’histoire de la Komische Oper, il est évident qu’émergent essentiellement les noms de Walter Felsenstein et de Harry Kupfer.

Avec Daniel Barenboim préparant Parsifal à la Staatsoper Berlin © Getty / Archie Kent / ullstein bild

Et ce dernier a eu des compagnons fidèles, comme Daniel Barenboim d’un côté, qui l’a appelé très souvent pour des mises en scène à la Staatsoper de Berlin, et Alexander Pereira qui l’appela aussi bien à Zurich qu’à Salzbourg.
Pour ma part, fasciné par son travail à Bayreuth sur Der fliegende Holländer, et reconnaissant dans son Ring un digne successeur de « papa Chéreau » comme il l’appelait affectueusement, j’ai toujours eu pour Kupfer une très grande considération parce qu’il m’a beaucoup appris : il représente un théâtre sans concession, marqué par le réalisme de Felsenstein, mais un réalisme épuré, évocatoire (aidé par ses décorateurs, dont l’autre compagnon de route Hans Schavernoch), toujours soucieux de la justesse des personnages, toujours soucieux aussi d’une certaine poésie des images (je pense par exemple à son beau Rosenkavalier salzbourgeois ou à Ivan Soussanine).
Il représente aussi cette école de mise en scène formée à l’Est (en DDR) et qui a été déterminante dans les évolutions du théâtre des quarante dernières années. Un des apports culturels de la DDR a été évidemment l’évolution de l’art théâtral dont Kupfer a été l’un des maîtres. On a coutume de taire les apports « culturels » de la DDR, mais au théâtre, l’Allemagne de l’Est a insufflé des visions neuves, qui ont marqué ensuite de manière déterminante l’ensemble du théâtre européen, Götz Friedrich, Ruth Berghaus, Frank Castorf, Heiner Müller, Peter Konwitschny, et Harry Kupfer viennent de là, ce n’est pas peu.
Harry Kupfer ne s’occupa que d’opéra, et resta lié à Berlin sa ville dont la tradition d’ouverture culturelle et d’innovation n’est plus à rappeler.
Son esprit, son intelligence, ses visions vont nous manquer.
Il est l’un de ceux qui jusqu’au bout aura placé l’analyse et la réflexion au premier plan, loin des paillettes et du superficiel, et jusqu’au bout il aura réussi à faire discuter, sans jamais offrir un théâtre dépassé. Son théâtre reste au contraire profondément actuel : regardez son Fliegende Holländer de Bayreuth dont il existe la vidéo et vous pourrez constater que cette production pourrait être reprise demain.

Tannhäuser : (Zurich 2011) https://blogduwanderer.com/opernhaus-zurich-6-fevrier-2011-tannhauser-diringo-metzmacher-msen-sceneharry-kupfer-avec-nina-stemme

Die Meistersinger von Nürnberg:

Der Rosenkavalier:


Ivan Soussanine (Francfort 2015) : https://blogduwanderer.com/oper-frankfurt-2015-2016-iwan-sussanin-de-mikhail-ivanovich-glinka-le-27-novembre-2015-dir-mus-sebastian-weigle-ms-en-scene-harry-kupfer


Fidelio (Staatsoper am Schiller Theater 2016): https://blogduwanderer.com/staatsoper-im-schiller-theater-berlin-2016-2017-fidelio-de-l-v-beethoven-le-28-octobre-2016-dir-mus-daniel-barenboim-ms-en-scene-harry-kupfer


Die Meistersinger von Nürnberg:

Lady Macbeth de Mzensk (Munich 2016): https://blogduwanderer.com/bayerische-staatsoper-2016-2017-lady-macbeth-de-mzensk-de-dimitri-chostakovitch-dir-mus-kirill-petrenko-ms-en-scene-harry-kupfer

Autre texte (David Verdier)
http://wanderersite.com/2016/12/lady-macbeth-de-mzensk-une-tragedie-monstre/

CHRIS DERCON ABANDONNE LA VOLSKBÜHNE: EXCELLENTE NOUVELLE.

La nouvelle est d’importance et a pris le monde culturel berlinois de court, même si on savait que les choses n’allaient pas bien. Chris Dercon n’attend même pas la fin de la saison pour annoncer son départ de la Volksbühne de Berlin, quelque mois après le début de sa première saison.
La première explication de ce départ, c’est évidemment un projet mal accueilli par les milieux culturels berlinois n’a pas trouvé son public: c’est le motif principal de cet échec, qui tient sans doute à sa nature, et à sa manière d’exploser et de diluer les champs culturels dans un théâtre dont toute l’histoire et la tradition disaient le contraire.
De fait, aucun des spectacles présentés n’a trouvé une véritable accroche.
L’idée était claire. Après 25 ans de règne de Frank Castorf à la Volksbühne, avec un projet théâtral exigeant qui n’avait pas non plus évité les crises dues à l’écrasante personnalité du metteur en scène berlinois, il fallait sans doute  aller ailleurs, briser les frontières des genres, comme le montrent les tendances du jour: Dercon a donné à la danse un rôle moteur, et a proposé des productions théâtrales qui n’ont convaincu ni le public ni la critique.
Qu’on en partage les attendus ou pas, l’idée qu’après Castorf il fallait une rupture est évidente, on ne pouvait proposer un projet qui fût la copie modernisée du précédent. Dans ce cas autant garder l’original. En ce sens l’appel à Dercon pouvait se justifier.
Alors Dercon est arrivé, dans un milieu culturel méfiant et a priori hostile, il a proposé un projet qui peut-être collait à l’idée qu’il fallait offrir à cette Berlin qui se transforme et qui se gentrifie (c’est le cas à Berlin Mitte) un projet qui puisse correspondre aux “nouveaux habitants” ou à ceux du futur. Mais Berlin n’est pas Londres, et la Volksbühne n’est pas un symbole de “l’ancien monde” tandis que la nouvelle Volksbühne serait le porte drapeau du nouveau. Simplement parce qu’autour de la Volksbühne, il y a des quartiers encore très populaires, et que Prenzlauer Berg n’est pas encore envahi de bobos en tous genres. Entendons-nous bien, le théâtre de Castorf n’est pas exactement un théâtre “populaire”, mais la Volksbühne était un lieu qui attirait un public divers, le centre d’un quartier assez vivant qui certes évolue, mais qui garde un certain cachet et encore une certaine authenticité, elle trône dans son espace un peu décalé par rapport aux grands axes y compris proches.
Castorf en avait fait l’emblème d’une résistance de gauche au monde néolibéral ambiant, mais aussi au monde stalinien qu’il a subi. Il est l’homme d’une culture libre qui s’est déjà opposée au pouvoir de l’Est, et qui dénonçait aussi le pouvoir du monde occidental, aussi pourri que l’autre: c’est bien le sens de son Ring à Bayreuth. On voyait donc à la Volksbühne des spectacle très marqués idéologiquement qui en faisaient un temple de la gauche, qui étaient aussi souvent de très grands spectacles, qui interrogeaient fortement le spectateur .
Par cette sorte de village gaulois/berlinois au centre d’une ville qui se transforme, Castorf le berlinois affirmait à la fois l’existence et le droit à la vie d’une culture berlinoise qui venait de l’Est, que la réunification tendait à effacer ou voulait à toutes forces faire oublier et l’existence d’un théâtre à haute valence idéologique qui lisait les fractures et les dérives du monde contemporain, entouré d’une troupe d’une extraordinaire qualité, et d’un team artistique d’un incroyable talent. Un théâtre “voleur de feu”. Un théâtre un peu “off”.
Dercon a voulu remplacer ce théâtre qui marquait une forte identité historique et géographique  (rappelons le fier OST qui trônait sur le toit) et une forte filiation brechtienne du théâtre de l’ex-DDR, par un lieu multigenre aux frontières floues, fortement ouvert à l’international, et aussi aux modes du jour. D’un théâtre off il passait à un théâtre très in…D’un lieu de création volontairement résistant et difficile, il a voulu un lieu qui épousait outrageusement le monde justement dénoncé par l’équipe précédente et a proposé une  programmation faite de coups et d’events pour bobos chics de tous pays. Cela ne pouvait fonctionner dans ce lieu-là qui reste encore emblématique d’un type de théâtre et d’une histoire culturelle qui dépasse d’ailleurs et Castorf et Dercon, mais dont Castorf avait su affirmer la présence et rendre la modernité, voire la nécessité.
En passant du berlinois-AOC Castorf qui “résistait” à Chris Dercon représentant d’une culture plus internationalisée et au total plus consensuelle, la Volksbühne a perdu ses repères, le public et la presse avec, et n’a pas revêtu d’habits neufs.
Un autre élément essentiel me paraît hautement symbolique pour Berlin. Castorf était directeur de la Volksbühne parce qu’il était un artiste, un créateur: et le lieu en était l’outil. Dercon est en revanche un manager culturel et il a fait non de la création, mais du management culturel en s’entourant d’artistes, certes, mais en cassant l’idée d’un théâtre lié à un créateur, comme ont pu l’être le Berliner Ensemble, le Piccolo Teatro de Milan ou le TNP de Vilar. La succession ne pouvait être que difficile, et le projet était bien faible pour répondre à ce défi. Péché d’orgueil et de présomption, mais aussi, de manière étonnante, une certaine ignorance des contextes.
On doit sans cesse rappeler que la plupart des institutions culturelles historiques de Berlin étaient à l’Est: dans l’ex-Berlin Est se trouvent Berliner Ensemble, Deutsches Theater, Gorki Theater, Volskbühne, Komische Oper, Staatsoper Unter den Linden…l’éclatante réussite de la Staatsoper est due à Daniel Barenboim qui a su redonner du lustre à une institution nationale qui l’avait un peu perdu, et qui a relancé l’orchestre de la manière que l’on sait, mais Barenboim n’a pas oublié où il était ni qui il était, parallèlement, la Fondation Barenboim Saïd accolée à la Staatsoper oeuvre  par la culture et la musique à une paix que les politiques n’arrivent à obtenir, symbole d’ouverture et d’humanisme, qui se trouve à Berlin et pas ailleurs parce qu’il y a à Berlin un humanisme qu’on ne retrouve pas ailleurs.
Du côté de la Komische Oper, le cas est un peu différent parce que l’institution avait grâce à Walter Felsenstein un prestige international avant même la réunification, on a travaillé à la continuité et aussi à maintenir son statut d’Opéra populaire dont le public a longtemps été nourri principalement par les spectateurs de l’ex-Berlin Est.
Si Barry Kosky l’actuel intendant, un créateur lui-aussi, a un peu bousculé les traditions (notamment la question de la langue allemande imposée dans les spectacles) il s’est replongé dans l’histoire du Metropol Theater, en exhumant notamment des opérettes d’avant le nazisme qui firent la gloire de l’institution. Et ça a marché au-delà de toutes les prévisions. La Komische Oper est aujourd’hui comme hier un des phares de Berlin.
Dercon quant à lui est arrivé en terrain conquis..avec le résultat qu’on constate.

Plus généralement se pose la question des choix culturels de la ville de Berlin. Et cet échec montre en même temps et avec quelle violence que Berlin n’est ni Londres, ni Paris, ni New York. Il montre que l’institution théâtrale à Berlin est encore profondément  liée à son histoire culturelle (Brecht mais pas seulement) et que ses lieux soufflent cet esprit-là et qu’il y a dans la tradition de cette ville une certaine distance envers les modes qui traversent le spectacle vivant ailleurs (abandon du répertoire, mélange des genres, relativité du texte théâtral, popularité de la danse contemporaine) . Dercon était étranger à l’art théâtral auquel il n’avait jamais été lié (c’est essentiellement un directeur de Musées) dans une ville où le théâtre est un élément majeur de l’histoire et de l’activité culturelles. Il est resté aussi étranger à la ville, à une ville qui n’a pas encore reconquis totalement son histoire et sa culture, qui est encore en chantier au propre et au figuré.

Le Ministre de la culture berlinois avait sans doute jugé un peu vite qu’il fallait bousculer l’ordonnancement post unification et passer à autre chose et cela lui revient comme un boomerang. Cet autre chose, c’était de faire de ce temple berlinois un temple à la mode, qui sacrifiait sa singularité à l’autel de la culture chic internationale et qui serait devenu un symbole de la future Berlin. Or les blessures de l’histoire dont Berlin a tant souffert (alors que paradoxalement elle a toujours été été une des villes  les plus ouvertes de toutes les capitales européennes, y compris pendant l’empire wilhelminien) continuent de marquer sa reconstruction et les débats qui la traversent, voir par exemple la reconstruction du palais impérial, autre projet culturel “pharaonique”.
Que des résistances intellectuelles fortes aient eu raison d’un projet confus et sans colonne vertébrale ne peut que satisfaire, qu’il y ait à Berlin un vrai public averti à qui on ne la fait pas, ennemi des paillettes de la modernité libérale ne peut que réjouir l’amoureux de Berlin que je suis. Dercon était appelé pour une mission à laquelle il a essayé de répondre, c’est tout à fait respectable, mais cette réponse a pris de très haut l’existant et s’est écrabouillée sur le mur de la réalité .
Tout cela est une leçon: la question des contextes est centrale dans les politiques culturelles, on ne touche pas au théâtre impunément à Berlin. Les grandes institutions locales ont su à la fois évoluer sans que leur identité si forte ait pu être touchée. On a voulu violer (ou peut-être punir?) la Volksbühne qui regardait le monde du jour sans pitié, profondément liée à l’histoire de Berlin, et cette histoire se rebiffe. C’est rassurant.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, la polémique qui est née a permis à Frank Castorf de revenir au centre de la vie culturelle allemande, parce que ce fut inévitablement le moment d’une évaluation de son rôle éminent sur le théâtre allemand des trente dernière années. La réussite musicale et scénique du Ring de Bayreuth n’a pas peu contribué non plus à cette gloire. Le voilà donc désormais non plus concentré sur Berlin, mais partout en Allemagne et au-delà…puis qu’il se démultiplie à Stuttgart, Munich, Hambourg, Berlin…et même Salzbourg et Zurich. Chassez le Castorf et il revient au galop…
Gageons enfin que cette démission va réveiller des débats culturels passionnants et que Klaus Lederer, le ministre de la culture de Berlin, va devoir faire travailler ses neurones et son imagination en évitant de répéter les erreurs…Dur dur…

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER, le 11 OCTOBRE 2015 (Dir.mis: Daniel BARENBOIM; Ms en scène Andrea MOSES)

"Barouf" de l'acte II ©Bernd Uhlig
“Barouf” de l’acte II ©Bernd Uhlig

L’Orchestre est prêt, scène ouverte, le chœur s’installe, les Maîtres aussi, tous venus de la salle, on bavarde, on se salue, on s’assoie. On fait silence. Puis au milieu de la scène arrive une dame avec un micro, on se dit : « Aïe ! l’annonce d’un malade… » Mais la dame nous rassure tout de suite en disant que tout le monde est en forme.
Elle vient nous dire simplement qu’après la représentation, le personnel de l’opéra sera aux portes pour recueillir ce que voudront bien verser les spectateurs pour les réfugiés arrivés à Berlin, de manière à résoudre au plus vite les questions pratiques et logistiques, l’argent liquide ira directement à une des associations berlinoises en charge du problème.

On croit rêver.

On croit rêver… et pourtant, cette manière de faire est implicitement cohérente avec la mise en scène de ces Meistersinger d’Andrea Moses, qui, en quelque sorte, fait le point sur l’Allemagne d’aujourd’hui et l’identité allemande.

Acte I Meistersinger ©Bernd Uhlig
Acte I Meistersinger ©Bernd Uhlig

Je trouve toujours plus que Die Meistersinger von Nürnberg est l’opéra le plus beau, le plus intéressant et le plus profond de Wagner. Je sais pourtant que beaucoup de wagnériens non allemands ont des difficultés avec cette œuvre. Moi même je n’y suis pas facilement entré. Mais quand tombent les blocages, quel univers fascinant ! Voilà une œuvre complexe, qui fut une sorte de modèle, dont on retrouve trace(s) aussi bien dans le Falstaff de Verdi que dans la Cinquième de Mahler, qui cumule les questions, celle du propos, d’abord, qui n’est pas si évident, celle de la réception ensuite, puisqu’elle a été ballotée entre la comédie pour distraire le bon bourgeois bavarois, et le symbole de l’identité allemande, glorifiée par les nazis pour devenir la seule œuvre possible à Bayreuth pendant la deuxième guerre mondiale, c’est elle enfin, en 1956, qui a été complètement nettoyée des scories brunes par Wieland Wagner à Bayreuth.
L’histoire de l’œuvre dans les 50 dernières années à Bayreuth est intéressante à rappeler pour comprendre l’importance de ce qu’Andrea Moses veut transmettre. Dernière œuvre « autorisée » par l’oncle Wolf à Bayreuth et jouée jusqu’en 1944, elle fut la seule des productions du Festival 1951 à ne pas subir le nettoyage par le vide wielandien. Il attendit 1956 et ce fut un scandale énorme, puis en 1963 il en « externalisa » la problématique chez Shakespeare dans un décor très inspiré du Théâtre du Globe essayant alors de « dégermaniser » la question. Une mise en scène qui dura peu, puisque dès 1968, après la mort de son frère, Wolfgang en proposa une vision assez traditionnelle, reprise avec de menues variantes jusqu’en 1996 et au seuil des années 2000. En gardant la main sur l’œuvre, Wolfgang donnait en quelque sorte un gage à ce public de Bayreuth qui ne digérait pas le Regietheater entré dans le temple wagnérien dans les années 70, et l’œuvre très populaire auprès de ce public (elle a même un public très spécifique) n’était ainsi pas remise en cause dans son aspect disons…folklorique. Un deal en quelque sorte.

Katharina Wagner osa affronter la discussion sur une œuvre que Bayreuth avait traité de manière ambiguë et qui continuait de traîner son image un peu délétère. Elle fit de Sachs un libéral qui vire au conservateur puis au dictateur : son discours final devenant clairement un discours hitlérien. Il faut se souvenir de l’excellent Hawlata mimant Adolf avec ses mouvements de main nerveux, entouré de statues à la Arno Breker, et Walther entre du même coup dans le rang dans un conformisme désolant. Et elle fit au contraire de Beckmesser une image d’ouverture et d’innovation. C’étaient des Maîtres « cul par dessus tête ».
En 2017, pour la première fois depuis 1956, une mise en scène des Maîtres à Bayreuth échappera à un Wagner, puisqu’elle est confiée à Barrie Kosky.
Daniel Barenboim, après une petite vingtaine d’années de présence à Bayreuth, a installé à Berlin un pôle wagnérien particulièrement médiatisé : Festival annuel, et productions très discutées ces dernières années : le Tannhäuser de Sasha Waltz puis le Parsifal de Tcherniakov ont installé définitivement la Staatsoper de Berlin et permis de rivaliser avec Munich et Bayreuth sur les exécutions wagnériennes de référence : Guy Cassiers (pour le Ring), Dmitri Tcherniakov et Sasha Waltz sont évidemment des noms qui comptent dans le monde théâtral.
Avec Andrea Moses, l’Opéra d’Etat de Berlin a fait appel à un metteur en scène moins en vue, originaire de Dresde (en ces temps de Pegida, ça compte) une jeune femme (il n’y en a pas trop dans le monde des metteurs en scène) qui affronte le plus tudesque des opéras.
Andrea Moses pose justement la question de l’Allemagne, très nette, très affichée (drapeau géant présent en permanence, dans lequel s’enroulent Eva et Waltehr au deuxième acte, délicieuse cachette pour amants, ballons aux couleurs germaniques, insignes des maîtres aux trois couleurs etc.). Et elle réussit le prodige de ne pas en faire un manifeste nationaliste, parce qu’elle pose la question de l’œuvre en lui permettant de se dérouler telle quelle dans une Allemagne apaisée, faisant de Nuremberg non pas la ville folklorique traditionnelle, mais une image de ville moderne qui reflète une Allemagne du jour, où Sachs cultive son cannabis sur le toit, et où les bagarres naissent des oppositions de supporters d’équipes de foot comme au deuxième acte, une Nuremberg très berlinisée qui abrite des punks berlinois. Même chez Wagner d’ailleurs, Nuremberg n’est pas la ville de Nuremberg, hic et nunc, mais un univers presque abstrait où art et artisanat se parlent, un monde où la discussion esthétique est quotidienne, une sorte de République platonicienne dont poètes et musiciens seraient les Maîtres.
Trois points frappent dans ce travail :

  • d’abord, le retour de la farce, du « Witz », la première scène dans l’église où Walther caresse le dos nu d’Eva est à la fois hardie et désopilante, Hans Schwarz (Franz Mazura, 91 ans bien portés !), qui ne cesse d’avaler ses pilules en se faisant encore plus vieux qu’il n’est, David malmené par ses copains, un groupe de Punks un peu agités, on rit beaucoup, on sourit souvent.
  • Ensuite, la scrupuleuse obéissance au livret, en le faisant aller au fond des choses, en installant Sachs dans son personnage de poète intellectuel (une bibliothèque riche en livres variés, comme on le voit au début du troisième acte) et notamment en révélant l’ambiguïté d’Eva, et son jeu entre Sachs et Walther (c’est presque d’ailleurs un topos de l’œuvre aujourd’hui) : même transposée, on reconnaît toute la trame.

    Acte III: Sachs (Wolfgang Koch) , Eva (Julia Kleiter) Walther (Klaus Florian Vogt) ©Bernd Uhlig
    Acte III: Sachs (Wolfgang Koch) , Eva (Julia Kleiter) Walther (Klaus Florian Vogt) ©Bernd Uhlig
  • Enfin, cette transposition moderne est plus subtile qu’il n’y paraît : l’affichage du panneau des sponsors comme lors des conférences de presse des entraîneurs au foot ou en formule 1, la présence lors de la Festwiese de délégués d’un Etat du Golfe, à qui on explique le déroulé, sans doute parce qu’ils sont des financeurs potentiels, les néons des toits de Nuremberg qui indiquent Sachs, ou Pogner comme autant de firmes qui cherchent à se vendre, sont des indices des intentions de la mise en scène : ces Maîtres d’aujourd’hui construisent une reconstitution « marketing » de l’histoire des Maîtres Chanteurs, cherchant sans doute un sponsor pour financer l’opération « Meisterfest » comme il y a l’Oktoberfest, et cherchant à affirmer une identité plus festive qu’idéologique, avec les qualités et les défauts du modernisme ambiant.

    Acte I ©Bernd Uhlig
    Acte I Sachs sur fond de sponsors©Bernd Uhlig

    Et du même coup on comprend évidemment pourquoi on sort le fauteuil de Sänger (« der Sänger sitzt ») sous une housse de plastique transparent, tout comme l’établi de Sachs, comme des objets sortis du grenier, reliques d’une époque disparue qu’on essaie de faire revivre plus ou moins artificiellement , on comprend aussi pourquoi les fauteuils des maîtres au premier acte sont des meubles dépareillés comme sortis du même grenier: nous sommes dans une représentation de « théâtre dans le théâtre ». Je dis « nous », parce que nous, spectateurs à Berlin, sommes évidemment part de la représentation, comme le montre l’accrochage des ballons tricolores sur scène et dans la salle, comme le montre la première image où chœur et spectateurs se font face avec la fosse au milieu pour écouter religieusement l’ouverture, et comme le montre l’image (quasi) finale du Palais impérial de Berlin, fond de scène bien peu nurembergeois, mais allusion claire au débat historique de la reconstitution d’un Palais impérial qui perdit sens et fonction à la chute de l’Empire, et donc à la question de l’Allemagne et de sa mémoire, voire de sa relation à l’histoire. Un texte du programme en souligne d’ailleurs l’absurdité.
    Aussi, quand l’effigie du Palais disparaît au profit de celle d’une sorte de prairie idéale et apaisée, une vraie « Festwiese » débarrassée de tout symbole politique, et que tous se tournent vers elle, alors, l’Allemagne unie autour de l’art et de la nature, apparaît, une Allemagne illuministe qu’on veut éternelle, et dont ces Meistersinger se veulent le nouvel emblème. Débats esthétiques, débats médiévaux, débats d’aujourd’hui et surtout débats allemands, voilà l’idée qui nous est proposée.

Acte III sur fond de palais ©Bernd Uhlig
Acte III sur fond de palais ©Bernd Uhlig

L’histoire est donc racontée avec distance, avec un regard à la fois tolérant, mais tout de même acéré, qui affiche l’aujourd’hui des sponsors, y compris les plus incongrus, et l’aujourd’hui d’une communauté diverse, pas forcément unie, mais disponible. On croise donc aussi bien un juif orthodoxe un peu ahuri par la bagarre du deuxième acte que des financeurs du golfe, des supporters de foot (un peu hooligans), des nostalgiques de l’Empire qui agitent le drapeau noir/blanc/rouge rétabli par les nazis qu’on fait bien vite taire, et des maîtres qui sont d’authentiques maîtres chanteurs historiques, Siegfried Jerusalem, Rainer Goldberg, Olaf Bär, Graham Clark, Franz Mazura (91 ans) qui chantèrent chacun jadis un des grands rôles de l’opéra et qui furent à un moment symbole d’une identité ouverte (tous ne sont pas allemands) et unie autour de la musique.
Jeu subtil entre représentation et réalité, et représentation de la réalité, l’opéra utilise la salle et les spectateurs comme des spectateurs de Maîtres lointains et proches, qui concernent directement un public allemand et une Allemagne sans doute assez sûre d’elle pour lier de nouveau cette œuvre à un discours identitaire certes, mais jamais dominateur.
Du même coup, ces Meistersinger ont une saveur nouvelle : ils disent la grandeur de l’Allemagne du jour, avec ses qualités et ses défauts, avec sa diversité et ses problèmes, sans se poser le satané problème identitaire qui empoisonne inutilement et stupidement ce type de discours en Allemagne et ailleurs. Si Die Meistersinger von Nürnberg apparaît comme une manière d’opéra national, ce ne fut jamais un opéra nationaliste, sauf dans les fantasmes des âmes nazifiées. Que Daniel Barenboim conduise le bal est évidemment un gage, compte tenu des opinions qu’il a toujours affichées, de son ouverture et il faut bien le dire, de son courage, et bien entendu, de sa propre identité d’israélo-argentin au passeport palestinien vivant à Berlin.
Ainsi, la quête pour les réfugiés (qui apprend-on par un tweet, a recueilli 11000 €) prend-elle place légitimement dans une soirée qui célèbre une autre Allemagne que celle des clichés ou des peurs brunes.

À une mise en scène aussi réussie et aussi profonde correspond un travail musical exceptionnel, qui associe solistes, troupes, chœur et orchestre. Daniel Barenboim, dans une salle de 900 places (au merveilleux rapport scène salle, il faut le souligner), et pour une œuvre aussi monumentale, réussit à équilibrer les volumes au point qu’aucun chanteur n’est jamais couvert, qu’on entend tout, avec un vrai souci du texte, qui est dans cet opéra un élément fondamental, dont on ne peut jamais faire abstraction, tant il y a entre texte et musique une sorte de complicité, de systèmes d’échos, de précisions qui font que l’un est toujours tributaire de l’autre. C’est d’ailleurs le problème pour les spectateurs non germanophones ou non allemands, qui n’arrivent pas toujours à rentrer dans ce texte et ses jeux permanents sur tel ou tel mot, auquel répond une musique construite en fonction et de la lettre et du sens du texte, sans doute portée ici à sa perfection parce qu’elle sonne en même temps intime et collective. Intime… j’ose ici un mot qu’on n’associe pas toujours aux Meistersinger von Nürnberg, mais qui correspond parfaitement à l’une des couleurs de cet opéra- et qui en fait la complexité : Die Meistersinger est un opéra intimiste qui fouille les dédales de l’âme de Sachs, à la fois Tristan et Roi Marke, inventeur et créateur encore plein de ressources, et individu aimant au seuil de la vieillesse, qui se pose en permanence la question de l’être et de l’avoir été, intellectuel et artisan, à la fois citoyen et anti-système, qui raconte ici l’histoire de sa renonciation.
Ainsi la direction de Daniel Barenboim, d’une clarté exemplaire, est peut-être l’une de ses plus grandes réussites, parce que même dans les parties les plus spectaculaires (ouverture, chœurs, final), elle n’est jamais cabotine ou démonstratrice (ce qu’on lui reproche souvent), elle est toute faite de subtilité, de raffinements, de poésie et n’exagère rien dans un dialogue exemplaire entre intimisme et ensemble, entre musique de chambre (oui, vous avez bien lu) et symphonisme : la Staatskapelle Berlin le seconde dans ce propos de manière exemplaire : pas une scorie, des parties solistes à faire rêver (les violoncelles, les bois à se damner), et l’orchestre à lui seul construit cet univers idéal qu’on perçoit sur scène et qui fait que le spectateur sort toujours e heureux et en paix après avoir entendu cette œuvre.

Meistersinger ©Bernd Uhlig
Meistersinger (au premier plan, Franz Matura et Olaf Bär)  ©Bernd Uhlig

Car sur scène, il y a d’abord une équipe, une troupe, un ensemble dont la cohésion est visible. Il est clair que les chanteurs ont tous pris plaisir à un travail qui va sans doute devenir une grande référence dans l’histoire de la production de l’œuvre.

Die Meistersinger ! ©Bernd Uhlig
Die Meistersinger ! ©Bernd Uhlig

Les Maîtres d’abord : certes, la distribution des Meistersinger est toujours difficile pour un théâtre notamment à cause de ces 12 maîtres qui ne sont pas des rôles de complément (c’est un peu le même problème pour les Walkyries). La Staatsoper de Berlin a résolu le problème en distribuant huit des douze maîtres à des maîtres du chant, des Maîtres-Chanteurs authentiques d’hier ou d ‘aujourd’hui : aujourd’hui pour les rôles principaux Sachs (Wolfgang Koch), Pogner (Kwangchul Youn), Beckmesser (Markus Werba), mais aussi Kurt Vogelgesang (Graham Clark, qui fut un David merveilleux), Balthasar Zorn (Siegfried Jerusalem, ci-devant Walther, mais aussi Tristan, mais aussi Siegfried, mais aussi Lohengrin, mais aussi Parsifal , mais aussi Siegmund, mais aussi Loge, mais aussi Froh), Ulrich Eisslinger (Reiner Goldberg, un des ténors wagnériens qui réveilla tant d’espoirs au moment où l’on était en panne de ténors et qui fut à Bayreuth Erik, Tannhäuser, Siegfried, et naturellement Walther) , Hans Schwarz (Franz Mazura, une des basses wagnériennes les plus importantes qui chanta à Bayreuth de 1971 à 1995) et le Hans Foltz d’Olaf Bär (considéré en son temps comme le successeur de Dietrich Fischer Dieskau, un des maître du Lied et de la musique sacrée jusqu’au début des années 90 et qui chanta Günther et Donner à Bayreuth). Au-delà de l’émotion de voir ici réunies des gloires du chant wagnérien, l’idée de les réunir dans une œuvre aussi emblématique de l’éducation musicale et de l’éducation au chant est vraiment un vrai coup « de maître ».
Particulièrement « réaliste », la mise en scène assigne à chacun une part du jeu, focalise tour à tour l’action, notamment sur le vétéran Mazura, toujours au premier plan, chacun a quelque chose à faire, avec une précision dans le jeu d’acteur qui rappelle le travail de Frank Castorf, et qui ne démentit jamais Wagner quand il définit ce qui est imposé au chanteur dans Die Meistersinger von Nürnberg en matière de diction et de fluidité des dialogues. Il y a dans ce travail presque « choral » au sens « Bachien » du terme, presque fugué au sensF du terme (combien le Falstaff de Verdi se souvient de ces Meistersinger…), quelque chose d’une ciselure prodigieuse, d’un travail de joaillerie qu’un artisan-maître de Nuremberg ne pourrait démentir.
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Nachtwächter ©Bernd Uhlig
Nachtwächter ©Bernd Uhlig

utre exemple de joaillerie dans la mise en scène, le Nachwächter de Jan Martinik de bonne facture, habillé en pasteur, que personne de craint plus, qui veille au salut des âmes –Seelenwächter plus que Nachtwächter-, bientôt victime lui-même des baruffe du final de l’acte II, dans une Allemagne qui n’a pas peur des transgressions.
Évidemment, les grand solistes ne démentent en rien l’observation de ce travail global des maîtres, à commencer par le Veit Pogner de Kwangchul Youn, à la voix toujours sonore, plus vivant et plus coloré que d’habitude, avec un chant à la fois net, à la diction impeccable et à la couleur bon enfant.

Acte II:  Sachs et Beckmesser ©Bernd Uhlig
Acte II: Sachs et Beckmesser ©Bernd Uhlig

Le Beckmesser de Markus Werba est sans doute scéniquement remarquable, jamais caricatural, ni exagéré, mais un peu décalé par son côté « professeur » tiré à quatre épingle, une sorte de Topaze un peu has been, et peu sûr de lui, qui essaie de se glisser dans les habits voulus « au sens propre », puisqu’il est vêtu d’habits médiévaux au deuxième acte pour chanter sa romance  (costumes d’Adriana Braga-Peretzki, qui a fait aussi les costumes du Ring de Castorf à Bayreuth); des habits qui rappellent un peu, de loin, le Mezzetin de Watteau, dans une atmosphère de « fête galante » très anachronique par rapport à l’ambiance voulue par cette mise en scène et qui souligne à plaisir l’anachronisme du personnage. Sans vouloir à tous prix établir des liens, soulignons quand même que Verlaine publie ses Fêtes Galantes en 1869, soit un an après la création des Meistersinger. Ce Beckmesser est ridicule parce qu’il n’est plus de ce temps, mais parce que sa jalousie et sa petitesse, elles, le sont. Il est chanté par un Markus Werba valeureux, mais qui ne sort pas du lot des bons Beckmesser, respectables mais pas exceptionnels. Les grands Beckmesser, eux, sont des modèles de chant, qui peuvent en remontrer à Sachs : ils ont nom Hermann Prey (à Bayreuth), ou même Michael Volle, qui, avant d’être Sachs sur scène, à Zurich et Salzbourg, a été un immense Beckmesser (à Bayreuth encore). Il y a vocalement dans Beckmesser un Sachs possible.
Magdalena est la jeune Anna Lapkovskaia, vue à Bayreuth dans le Ring cet été, elle se sort très honorablement d’un rôle un peu ingrat, jamais mis en valeur et pourtant toujours très présent dans les grands moments (le quintette…) et qui est souvent un gage de futur, tandis que le David de Stephan Rügamer (troupe de la Staatsoper de Berlin) est frais, jeune, vif, comme souvent chez ce ténor toujours juste.
Julia Kleiter abordait Eva pour la première fois. Habituée aux rôles plus légers ou aériens : Ännchen, Pamina, Sophie, Eurydice. Ella aborde Eva, un rôle faussement léger, qui demande à la fois les qualités des rôles cités précédemment, mais aussi une assise vocale plus forte, il faut se faire entendre au quintette, et il faut savoir aussi jouer et chanter les coquettes à l’acte II : personnage complexe, qui vire de jeune fille à jeune femme, en faisant passer Sachs de la maturité à la vieillesse. Certains lui ont reproché une certaine raideur, un manque de lyrisme qui donnait au personnage un aspect plus rêche. J’ai trouvé que dans cette salle, la voix sonnait bien et s’affirmait remarquablement, et j’ai aimé ce ton moins uniforme que d’habitude, plus nerveux, plus tendu. Comme un personnage en crise d’identité qui passe de Sophie à Susanne (qu’elle chante d’ailleurs aussi). La mise en scène l’habille plus « femme » que « jeune fille » et c’est ce passage-là que je trouve réussi vocalement dans une sorte d’instabilité théâtrale bien rendue vocalement qui m’a bien plu.
Klaus Florian Vogt est un Walther déjà éprouvé ailleurs, à Bayreuth, et même à Genève, face à une lumineuse Eva qui avait nom Anja Harteros. Il possède chaque inflexion du rôle, chaque nuance, chaque respiration aérienne. Mais il n’a plus ce qu’il avait naguère, une jeunesse de timbre séraphique, certes toujours enchanteur et un peu étrange mais imperceptiblement plus mature, moins éthéré, moins « étonné » et donc moins « étonnant ». Je sais que certains lecteurs peuvent me trouver difficile, mais dans Meistersinger, on chante toujours sur le fil du rasoir : Vogt chantait merveilleusement ce rôle parce qu’il en épousait les évolutions, d’un chant d’élève frais et naïf au premier acte à un chant de Maître au troisième. Il chante ici en professionnel, merveilleux certes, mais dans les équilibres subtils de la partition, on y croit un peu moins.

Hans Sachs (Wolgang Koch) ©Bernd Uhlig
Hans Sachs (Wolgang Koch) ©Bernd Uhlig

Reste Wolfgang Koch.
J’avais cet été hautement apprécié le monologue de Wotan du deuxième acte de la Walkyrie, pour moi un des sommets musicaux et vocaux du Ring de Bayreuth, où Wolfgang Koch atteignait un degré de profondeur sidéral, grâce à un corps à corps avec le texte, dont il faisait un gouffre à l’incroyable profondeur. Muni de ce viatique, il aborde Hans Sachs qu’il va reprendre avec Kirill Petrenko à Munich dans la mise en scène de David Bösch en mai prochain. C’est d’emblée un Sachs de référence : il a d’abord ce qui fait Sachs, à savoir la science du Lied, qui construit un univers par le chant : il a le mot en bouche, modulé jusqu’aux inflexions les plus subtiles et les plus fines, il dit un texte avant de le chanter et en ce sens il répond mot pour mot aux exigences de Wagner dans cette œuvre. Il est ensuite le personnage, sur scène, un peu négligé, mais pas trop, très simple et jamais «envahissant » ni imposant ni cabot, un personnage d’une humanité profonde et perceptible par le jeu, les attitudes, voire le côté un peu « farouche ». Un Sachs qui faiblit à peine à la toute fin de l’œuvre (le rôle est écrasant) et qui nous gratifie d’un troisième acte anthologique, dans sa bibliothèque d’intellectuel où trônent toutes sortes de volumes (beaucoup de partitions mais pas que…) sur de hauts rayonnages et un tableau de la renaissance allemande représentant un groupe d’hommes, tout de noir vêtus, image sociale et référentielle à la fois. Un Sachs déjà de référence, et qui marque cette représentation de son empreinte : ni basse profonde, ni haute stature, un Sachs à l’allure commune, ni aristocrate à la Fischer Dieskau, ni popu à la Hawlata, mais un humain ordinaire parmi les humains, à la fois simple et définitif.
Voilà ce que furent ces Meistersinger von Berlin, magnifiquement adaptés à cette ville ouverte et disponible, extraordinairement plurielle, qui célébrait le 3 octobre le « Jour de l’Unité » et où on le célébrait en fête à la Staatsoper pour la Première de cette production, une production très politique et très ironique en même temps, mais jamais cynique, jamais amère, jamais autre que souriante et apaisée. Il sera d’autant plus stimulant de comparer ces Meistersinger berlinois aux Meistersinger munichois en mai prochain, qui vont réinstaller ce pilier du répertoire munichois où ils ont été créé.
Mais ce soir, nous étions tous des berlinois. [wpsr_facebook]

Festwiese, image finale  ©Bernd Uhlig
Festwiese, image finale ©Bernd Uhlig

LUCERNE FESTIVAL 2015: DANIEL BARENBOIM dirige le WEST-EASTERN DIVAN ORCHESTRA le 16 AOÛT 2015 (DEBUSSY-BOULEZ-TCHAIKOVSKI)

Le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Le West-Eastern Divan Orchestra est une bien belle entreprise, en ces temps troublés où la haine prévaut, dans tous les sens et dans tous les horizons. Faire de la musique n’efface pas les plaies, ne résoud pas les problèmes, mais au moins permet de reconnaître en l’autre son égal, son prochain, et permet un dialogue médiatisé par l’art, par la nécessité de produire ensemble et donc de collaborer au service d’un tiers, le compositeur. On connaît les opinions affirmées et courageuses de Daniel Barenboim sur le conflit israélo-arabe, qui se dresse contre l’absurdité de cette situation où l’on cultive tous les moyens de ne pas se parler . Il répète à l’envi cette vérité simple: les murs ne sont jamais éternels.
Il doit être difficile de trouver dans cette région des musiciens suffisamment formés, et bien des participants étudient en occident, par ailleurs, des musiciens supplétifs pour certaines pièces difficiles ne sont pas forcément originaires du Moyen Orient. On reconnaissait le flûtiste Michel Dufour, transfuge du Chicago Symphony Orchestra qui va rejoindre les Berliner Philharmoniker à partir de cette saison ou Dominic Oelze (Staatskapelle Berlin). C’est le cas dans tous les orchestres, mais ce qui compte, c’est l’affirmation d’un symbole, c’est ce cri de paix dans une période où l’irrationnel triomphe et où la peur s’insinue. N’ayez pas peur, la musique existe encore.
D’année en année, l’excellence de l’orchestre s’affirme et d’année en année, les programmes se complexifient. Pour Pierre Boulez, avant le 23 août où le Festival de Lucerne a programmé une journée hommage, Barenboim a inscrit au programme une des plus longues pièces du répertoire boulezien, Dérive II, plus longue encore que la Symphonie n°4 de Tchaïkovski au programme en deuxième partie de soirée. C’est le même concert qui a été donné à Salzbourg le 12 août dernier, avec un immense succès.
Le concert a débuté par Le prélude à l’après midi d’un faune de Debussy, mettant en exergue la flûte que nous évoquions plus haut, un Debussy que Barenboim aborde de manière nette, franche, en rien éthérée, avec une science des équilibres fabuleuse, mais travaillant sur une couleur qu’on n’a pas l’habitude d’entendre : le travail sur les reprises des cordes, sur les différents niveaux a tendance à effacer les marqueurs de Debussy, mais exalter tout ce qui pourrait rappeler l’épaisseur et l’ivresse sonore wagnérienne. C’est à la fois magnifique et surprenant, Barenboim, en maître du son wagnérien, wagnérise un prélude qui par certains côtés n’est pas ici sans évoquer Tristan. Tout ce qui fait la poésie mystérieuse de la pièce n’est pas privilégié, au bénéfice d’une approche plus directe, plus sonore. L’orchestre répond parfaitement à cette sollicitation : cordes et bois sont vraiment merveilleux et sonnent avec une grande précision ; c’est une voix debussyste cependant un peu inhabituelle.

Dérive II, 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Dérive II, 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Dérive II, déjà donné lors d’un concert à la Philharmonie de Paris il y a quelques mois par le même orchestre, composée à l’occasion du 80ème anniversaire d’Eliott Carter (1988), dédicataire, a été créé à Milan en juin 1990, et Boulez disait aussi s’appuyer sur le travail sur la périodicité de GyorgyLigeti. La version plus longue en a été créée à Lucerne, dans la Luzerner Saal (où officie la Lucerne Festival Academy, à côté de l’auditorium du KKL ) en 2002, et comme souvent chez Boulez, les œuvres sont remises sur le métier, sans cesse in progress et une autre version ainsi  été créée à Aix en 2006.
Inscrire dans une tournée une œuvre aussi inhabituelle et difficile ne peut qu’être porté au crédit de Barenboim, dont on connaît l’amitié pour Boulez (Dérive II a été jouée par la Staatskapelle Berlin) et offre là à la fois aux jeunes musiciens de l’orchestre l’occasion de se frotter à ce répertoire plutôt rare en concert symphonique (les orchestres qui l’ont joué, à part la Staatskapelle Berlin sont tous des formations dites « spécialisées » comme l’Intercontemporain, le London Sinfonietta ou l’Ensemble Modern) et de montrer leur virutosité, et en même temps impose au public dans un programme par ailleurs plutôt classique une œuvre que la plupart des auditeurs n’auraient pas choisi au premier abord.
Il faut reconnaître que je manque de références dans ce répertoire et qu’il est difficile de faire des comparaisons. Ceux qui ont entendu Boulez avaient loué sa clarté et sa netteté : Boulez est un concis, j’ai pour ma part apprécié ce moment, très particulier, où sur un rythme assez soutenu, les instruments sont « mis en danger » parce que très exposés : il y a onze musiciens : Michael Barenboim (fils de…) plutôt discret au violon (c’est le premier violon de l’orchestre) , Yulia Deyneka est au contraire exceptionnelle à l’alto, très sollicité, très sonore et particulièrement varié.

Barenboim félicite Dominc Oelze après le Boulez ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Barenboim félicite Dominc Oelze après le Boulez ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

On retiendra en particulier aussi le vibraphone de Dominic Oelze, le percussionniste de la Staatskapelle Berlin et le Marimba de Lev Loftus, vraiment prodigieux, mais il faut citer tous les autres : Adi Tal, violoncelle, Emmanuel Danan, cor anglais, Jussef Eisa, clarinette, Mor Biron, basson, Sharon Polyak, cor, Michael Wendeberg, piano, et Aline Khoury, Harpe (assez étonnante elle aussi). C’est cette présence des instruments, cordes, bois et cuivre au centre, percussions sur les côtés (avec la harpe), et les systèmes d’écho et de reprise, les rythmes syncopés, les ralentis, les brutales accélérations, les “allers et retours” instrumentaux, tout cela était passionnant : la musique contemporaine oblige à la concentration, et notamment la musique de Boulez; on  se fixe sur tel ou tel instrument, exploités quelquefois jusqu’au vertige, on cherche, on est tendu. Elle requiert de la part de l’auditeur une totale disponibilité et une attention redoublée. Les jeunes instrumentistes s’en sort sortis avec tous les honneurs.

Daniel Barenboim le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Barenboim adopte un tempo légèrement plus étiré (46 min), l’œuvre dure entre 42 et 45 minutes normalement, mais garde la tension exigée, notamment dans les parties les plus rapides. Il en résulte des moments explosifs, avec quelques respirations, et une redoutable précision de toute manière : Barenboim est un maître et cela se voit et s’entend.
Un maître qui a fait des siennes dans la Symphonie n°4 de Tchaïkovski. Une symphonie qui a permis, s’il était encore besoin, de donner à l’orchestre et à ses capacités l’occasion de les montrer de manière spectaculaire.
Ne pas aller chercher dans cette interprétation fulgurante la poésie et la chaleur coloriste d’un Tchaikovski “traditionnel” car cette interprétation est plus « barenboimienne » que « tchaikovskienne », ou disons, moins conforme à ce que à quoi on est habitué dans Tchaïkovski. Barenboim choisit de jouer très fort, notamment le premier mouvement particulièrement héroïque, ou très bas, fortissimissimo quand c’est fortissimo et pianissimissimo quand c’est pianissimo, c’est à dire des écarts violents, des contrastes marqués, des rythmes et des ruptures de tempo; tous les effets sont exploités au maximum: c’est ahurissant de virtuosité, c’est étonnant, c’est quelquefois phénoménal, et c’est quelquefois ailleurs, en nous prenant à revers avec des rythmes très syncopés de ballet là où on attendrait de la fluidité et une certaine légèreté (deuxième mouvement !). Le troisième mouvement est pour ma part le plus réussi, avec des pizzicati à se damner, et sans doute le plus rigoureux et maîtrisé. Le 4ème mouvement est une démonstration de virtuosité et de contrastes, d’allègements incroyables et de fortissimi écrasants. Un tremblement de terre.
J’avoue que ce n’est pas ainsi que je préfère Tchaïkovski . Ma dernière 4ème fut avec Claudio Abbado et la Orquesta Sinfónica Juvenil de Venezuela Simón Bolívar à Séville, le 2 janvier 2007 et nous sommes dans deux univers opposés, l’un aérien et d’une étonnante souplesse, l’autre tellurique, dont vous pouvez imaginer auquel va ma préférence.
Ce Tchaikovski ébouriffé et hyper démonstratif, de bateleur de génie, confirme en même temps quel orchestre magnifique peut être le West-Eastern Divan Orchestra et quel chef est Daniel Barenboim : un Tchaïkovski pareil, il fallait le faire, il fallait oser. Il a osé, et c’est aussi pourquoi on l’admire.
Triomphe total.
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Daniel Barenboim dirige le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim dirige le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL