OPERA VLAANDEREN 2015-2016 (ANVERS): AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY de Kurt WEILL et Bertolt BRECHT le 24 JUIN 2016 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; ms en scène: Calixto BIEiTO)

Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns
Eat, drink and fuck ©Annemie Augustijns

Il n’y a pas beaucoup d’occasions de voir l’opéra de Kurt Weill et Bertolt Brecht Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny sur les scènes : comme L’opéra de quat’sous, les mises en scènes satisfaisantes sont rares, d’une œuvre profondément marquée par l’idéologie, et traitée ici comme une comédie musicale.
En général, il est d’ailleurs difficile de mettre en scène Kurt Weill et Bertolt Brecht. Les échecs de L’Opéra de quat’sous sont fréquents, par exemple à Salzbourg récemment, mais aussi il y a longtemps au Châtelet avec Strehler, un brechtien pur jus pourtant. On verra l’an prochain ce que Wilson a concocté pour le Berliner Ensemble au TCE.
Pour Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny) il en est à peu près de même, on se souvient par exemple de l’échec retentissant de la production salzbourgeoise de Peter Zadek en 1998.
La production de l’opéra des Flandres remonte à 2011 et c’est une excellente idée de remonter ce travail considéré à l’époque comme “provocateur ” dans une maison où Bieito a ses habitudes.

Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Leokadia (Renée Morloc) Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

On connaît la thématique de Mahagonny: des truands s’allient et décident de fonder une ville dans le désert américain pour pousser les mineurs et les travailleurs à venir y dépenser leur argent. Plaisirs faciles, filles, sexe et jeu, tout est bon pour cet ancêtre lointain d’un Las Vegas qui va devenir le centre du plaisir et de l’excès et aller si loin en tirant sur cette corde-là qu’à la fin elle va se casser, métaphore d’une société rongée par le désir le plaisir et l’argent.
S’appuyant sur la tradition Berlinoise de l’opérette et de la revue, Kurt Weill et Bertolt Brecht construisent un « musical » à la berlinoise, avec orchestre organisé autour des bois et des cuivres plus que sur des cordes, avec alternance de dialogues, d’ensembles et de chansons, dont la plus connue est Alabama Song, chantée en anglais alors que l’opéra est en allemand

Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) Leokadia (Renée Morloc) Trinité (Simon Neal) ©Annemie Augustijns

Ainsi donc Bieito prend l’œuvre exactement comme elle est : une parabole à la Sodome et Gomorrhe où l’argent remplace toute règle et toute morale: les truands Trinité (Dreieinigkeitmoses), Leokadia et Fatty « Der Prokurist » s’enrichissent en proposant aux travailleurs de consommer bouffe alcool et sexe: eat drink and fuck. Il utilise à la fois les trucs brechtiens, par exemple le récitant qui raconte l’histoire, pour la distancier et didactiser le propos mais en même temps supprime toute distanciation dans la mesure où les chanteurs traversent régulièrement la salle, passent dans les rangs, envoient des objets au spectateur, en impliquant le public et en en faisant finalement une partie intégrante du spectacle  : Mahagonny, c’est nous.
La parabole construite par Bieito commence par une scène vide, du brouillard, des ombres qui vont s’installer en quelque sorte dans un « Nulle part », où il n’y rien pour accrocher le regard. Le décor de Rebecca Rings devient bientôt un amoncellement progressif de caravanes et de vans, qui va s’élever jusqu’à devenir aussi un mur, comme si on ne pouvait s’échapper (c’était un peu la même impression dans Die Soldaten, à Zürich et à Berlin) comme si la ville n’était qu’un amoncèlement d’habitations fragiles et précaires, prêtes à tout moment à aller ailleurs, qui ressemblent à ces caravanes ou campers abritant des prostituées au bord des villes , mais qui évoquent aussi une sorte de fête foraine. Il y a quelque chose d’un cirque, d’un barnum de la jouissance, coloré,et foldingue : un monde-ménagerie à la Lulu, que Berg composait au moment de Mahagonny, et que Wedekind avait publié au début du siècle. Le monde du cirque, c’est un monde animalier où les humains domptent les animaux : c’est cette ménagerie que Bieito nous montre où toute humanité s’efface, un crépuscule des hommes dans un monde sans Dieu…le personnage de Trinité (Dreieingkeitmoses) que Bieito habille en évêque, organise plus la farandole déglinguée autour du veau d’or qui devient terre promise, univers de la déchéance organisée par l’argent (le dollar) qui engloutit tout, aussi bien les petites filles innocentes devenues bientôt “queen of the porn” que les chercheurs d’or en quête de tous les plaisirs dépensant au bar comme au bordel.

Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns
Fatty (Michael J.Scott ) ©Annemie Augustijns

Avec la rigueur qu’on lui connaît et une impeccable direction d’acteurs, avec une troupe il est vrai convaincue et engagée, Bieito organise le sabbat. Son propos, conformément à celui de Brecht est de dire que « l’argent fait tout » et détermine les rapports sociaux en niant toutes les valeurs de l’humanité. Ainsi du sexe, non vu seulement comme sexe, mais comme valeur exclusivement marchande. Il serait erroné de croire que Bieito fait une « mise en scène sexuelle », ce qui ne veut rien dire parce que la représentation du sexe est ici un repoussoir. Il écœure jusqu’à l’impossible. De même la nourriture et la boisson. On boit jusqu’à l’excès (avec les débordements et dérèglements consécutifs) ou on mange à en crever, d’où l’évocation fugace des concours de mangeurs de saucisses dont certains ne réchappent pas.
Ce qui est effrayant dans ce travail, ce n’est pas son « exagération », parce que l’œuvre de Brecht et Weill dit exactement la perdition d’un monde où l’argent est la seule valeur. D’ailleurs évidemment, le style de l’œuvre incite à la caricature: nous sommes chez Brecht ! Ne l’oublions pas ! Ce qui est effrayant, c’est que nous y lisons çà et là notre monde, notamment les allusions à la crise économique de 2008, déclenchée par des jeux dangereux avec l’argent des subprimes, et aussi une vision d’un monde corrompu à tous les niveaux par la soif de l’or – je parlais plus haut de Crépuscule des hommes par allusion directe à Wagner, qui raconte en quelque sorte la même histoire dans le Ring. Ce que nous dit Bieito c’est notre monde décharné, où le sexe s’affiche partout (voir internet) où la valeur travail s’écroule, où la crise économique est mise sur le dos des petits, vus comme empêcheurs de tourner en rond. C’est le spectacle de l’indifférence, de l’absence de sentiments, de la destruction des rapports sociaux et celle de tout romantisme qui nous est ici montrée jusqu’à satiété.

Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) Jenny (Tineke Van Ingleed) ©Annemie Augustijns

Ainsi, Jim Mahoney le bûcheron arrivé dans la ville transforme-t-il les « interdictions » en « Du darfst » (tu peux) et le fait que Mahagonny ait échappé à un ouragan et une sorte de signe pour aller encore plus loin.
On peut tout à Mahagonny si on a de l’argent. Sinon, on est condamné à mort.
Ainsi Mahoney est-il condamné à mort, lorsqu’il n’a plus d’argent et que Jenny la prostituée n’a pas un si grand cœur pour lui payer ce qu’il doit .

Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Trinité (Simon Neal) Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

Bieito met en scène la mort d’une manière terrible, presque clinique. Mahoney est mis dans un caddy, symbole de consommation, qu’on électrifie, en ayant soin de lui verser de l’eau (comme pour un baptême) pour améliorer la conductivité. Dès que le courant passe, le corps est secoué, jusqu’à ce qu’il brûle de l’intérieur : Bieito point par point montre le processus de la chaise électrique. Puis le cadavre est émasculé.

Le cadavre est laissé seul sur scène, sous les feux des projecteurs, pendant que chœur et troupe passent en salle et dansent une farandole et font la fête en lançant des billets de banque (des billets de la « banque du ciel » ) et en essayant d’entraîner dans la danse lesspectateurs tétanisés. C’est la fête, nous sommes tous Mahagonny, face au cadavre isolé. Terrible image. Rideau.

Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns
Jim (Ladislav Elgr) ©Annemie Augustijns

La manière de Bieito dans ce travail est aux antipodes de ce qu’il a montré très récemment dans La Juive et dans Lear, mais aussi de son Tannhäuser;  elle correspond peut-être à un moment de sa démarche aujourd’hui dépassé. Il reste que la puissance de ce spectacle frappe le spectateur et rend méditatif, tellement il incite à nous penser en reflet de cette horreur. On pense aux 120 journées de Sodome, de Sade, et au film homonyme de Pasolini, au sens où la relation de pouvoir sert pour assouvir le désir parce que pouvoir et désir sont solidaires. Mais la satisfaction momentanée du désir impose d’aller toujours plus loin, jusqu’à des limites qu’on ne cesse de dépasser.
Au service de ce spectacle hors normes, une distribution de premier ordre, investie comme rarement, complètement impliquée et visiblement en accord avec la démarche. Le jeu de chacun est incroyable de vérité et de crudité, aussi bien les chanteurs acteurs que le chœur. Dans ce type d’œuvre, il est inconcevable de penser « opéra » au sens traditionnel, – c’est du pur théâtre épique à la Brecht -ce qui avait tué la production de Zadek à Salzbourg, bien trop « opératique ». Ce qui est ici clair, c’est que l’opéra s’efface derrière les procédés de la revue, paillettes, trucs en plume, couleurs, lumières, mais une revue cynique et destructrice, malgré une musique apparemment « populaire ». On sait que le spectacle était conçu dès 1927, à Baden-Baden, comme une succession de chansons, sans intrigue, comme un récital avec chansons et quelques moments orchestraux. C’était plié en trente minutes. Et ce n’étaient que des chansons…
La crise de 29 est passée par là , et Mahagonny en 1930 est une réponse, ou un commentaire à cette crise ; bien entendu, Bieito le sait et rapproche le monde de 2011 et celui de 1930.Dans Mahagonny, le monde un peu fou des années vingt s’écroule et Brecht accuse; peut-on s’étonner que l’œuvre ait été accueillie à sa création à Leipzig de manière houleuse (présence de nazis dans la salle) puis interdite.
Il faut donc pour donner à l’œuvre tout son relief, sa verve, et son rythme, avec une troupe sans faiblesse et qui surtout soit totalement convaincante dans sa démesure et son exagération. Deux personnages se détachent pour leur implication scénique, le « Trinité » de Simon Neal, incroyable d’engagement, délirant dans son costume d’évêque-prophète entraînant les autres dans l’enfer du dollar avec une voix tonnante à la présence définitive, avec une capacité impressionnante à colorer, à varier le ton, avec une expressivité confondante. On connaît la qualité de ce chanteur (Fliegende Holländer à Lyon, Œdipe de Enesco à Francfort), mais dans ce rôle, il apparaît quasiment irremplaçable. Même chose pour la Leokadia de Renée Morloc, en troupe à Düsseldorf, vue dans Rusalka (prod.Herheim à la Monnaie) et dans la mère de Stolzius dans Die Soldaten à Salzbourg et à Milan (Production Hermanis). Un personnage incroyable de vivacité et de naturel, suant la vulgarité, avec une voix magnifiquement placée et une personnalité scénique prodigieuse. L’écriture de Weill est vraiment d’une grande subtilité pour les voix, entre des voix fortes et tonnantes et des voix exigeant des raffinements, des jeux de couleurs, des inflexions, et une vraie technique ; tout sauf une écriture uniforme ; nous sommes nous sommes dans un univers à la Berg ou à la Hindemith où le texte a tant d’importance.

Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns
Jenny (Tineke Van Ingelgem) Jim (Ladislav Elgr) Leokadia (Renée Morloc) ©Annemie Augustijns

Le Mahoney de Ladislav Elgr répond parfaitement aux exigences du rôle, avec une incroyable agilité scénique et vocale, certains aigus, certaines notes en voix de tête, sont impressionnants, la voix est magnifiquement posée, bien projetée. Par son chant – presque opposé terme à terme à la voix protéiforme de Simon Neal – il fait sentir la différence du personnage, à la fois comme les autres, mais aussi plus humain, parce qu’amoureux (de Jenny la prostituée) : depuis Wagner on sait qu’il faut renoncer à l’amour pour gagner le pouvoir et l’or. Lui fait entendre « sa petite musique », un peu différente, qui le rend forcément plus faible. Une composition exceptionnelle.
Avec une vraie présence, la jeune Tineke Van Ingelgem compose une Jenny, la prostituée sans grand cœur, avec de faux airs de chanteuse pop. La voix est bien contrôlée, avec un timbre chaud et de jolis aigus qui eussent pu mieux s’épanouir cependant. La personnalité manque peut-être un peu de ce côté « débridé » des autres, mais la performance est notable.
Évidemment, dans un œuvre pareille, tous les rôles doivent être parfaitement tenus : Fatty (Der Prokurist) de Michael J.Scott a une présence vocale et scénique vraiment marquante, et il faut noter aussi William Berger (Bill) et Adam Smith (Jack O’Brien et Tobby Higgins), tous deux très bons également mais je garde pour la fin le Joe poétique à la voix de basse bien timbrée, mais aussi émouvante, pleine de jeunesse et d’expression, de Leonard Bernad,  en troupe à l’Opéra Vlaanderens et déjà noté dans le Tannhäuser. Un jeune à suivre.
Inutile de préciser que pour un tel spectacle demandant à chaque participant un engagement total, le chœur de l’Opera Vlaanderen dirigé par Franz Klee a la plasticité et le sens de la scène que l’on connaît chez d’autres chœurs de cette région, comme celui de l’Opéra d’Amsterdam. La performance théâtrale emporte l’adhésion notamment dans la dernière scène.
Grand architecte musical de ce travail époustouflant, le chef Dmitri Jurowski, qui démontre à chaque production qu’il dirige d’être l’un des chefs d’opéra qui comptent. On l’avait déjà noté pour Tannhäuser. Il participe à la mise en scène (son entrée initiale en salle !) et dirige l’œuvre avec une élégance et une précision bluffantes. Aucune scorie dans un orchestre où les bois et les cuivres sont essentiels (mais aussi ..le banjo), dont les souvenirs wagnériens aux cordes (excellentes) sont nombreux, mais qui dialogue aussi avec toute la production du temps. Il y a d’ailleurs entre toutes les œuvres de ces années-là des systèmes d’écho aussi bien entre l’opérette (l’Auberge du Cheval Blanc de Benatzki) et l’œuvre de Weill  qu’entre Weill et ses contemporains, Hindemith, Berg ou Schönberg. On a parlé de la parenté thématique avec Lulu, on pourrait aussi en évoquer les similitudes musicales. Tout cela apparaît évident en écoutant l’interprétation de Jurowski et de l’orchestre : un travail d’un raffinement qui est presque oxymorique avec ce qu’on voit sur scène, mais qui en même temps renforce la complexité de l’œuvre et permet d’en éclairer la lecture et la compréhension. Musicalement, c’est un moment exceptionnel qui nous est donné de voir et d’entendre qui contribue à réhabiliter Weill toujours considéré comme un compositeur un peu secondaire par rapport à ses contemporains cités plus haut. Cette musique apparemment facile est en réalité savante, profondément enracinée dans la tradition germanique, et en même temps réussit, ici grâce à l’intelligence de l’interprétation à apparaître d’une grande modernité et passionnante.
Ce fut donc une soirée exceptionnelle à tous points de vue, parce qu’elle a allié un extraordinaire travail scénique à un travail musical de tout premier ordre. Des quatre productions de Mahagonny vues jusqu’ici, celle-ci est de très loin la plus stimulante, la plus forte et la plus juste. Bieito et Jurowski fonctionnent bien ensemble, à quand la suite ?[wpsr_facebook]

$$$$$ ©Annemie Augustijns
$$$$$ ©Annemie Augustijns

LES SAISONS 2016-2017 (7): GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Préserver l’industrieuse Genève des méfaits d’un théâtre, c’est ce qu’en une soixantaine de pages, le plus célèbre des genevois, Jean-Jacques Rousseau préconise dans sa fameuse « Lettre à D’Alembert sur les spectacles ». Mais au moment même où Rousseau écrit, cette opinion est déjà battue en brèche puisque l’opéra est représenté dans plusieurs salles, dont « La Grange des étrangers » puis le théâtre de Neuve, ancêtre de l’actuel Grand Théâtre inauguré en 1879. Le Grand Théâtre fait pour accueillir le Grand Opéra, il ouvre en effet avec le Guillaume Tell de Rossini. Il y a par ailleurs à Genève une vraie tradition wagnérienne : depuis la reconstruction du Grand Théâtre, incendié en 1951 (suite à une erreur de mise en place d’effets spéciaux pour Die Walküre) et réouvert en 1962, on a connu à Genève plusieurs productions du Ring complet, bien plus nombreuses qu’à Paris. La tradition historique du Grand Théâtre, c’est la grosse machine lyrique : si c’est Guillaume Tell qui ouvre en 1879 le Grand Théâtre tout neuf, c’est Don Carlos de Verdi qui ouvre en 1962 le nouveau théâtre de 1500 places à vision frontale, avec sa large scène, plus faite pour accueillir Les Huguenots ou Götterdämmerung que Cosi fan tutte.
J’ai abordé il y a quelques jours à propos de Zürich la situation de l’Opéra en Suisse, et notamment les trois théâtres les plus importants, Zürich, Genève, Bâle. Zürich est la capitale économique de la Suisse et son opéra est le plus riche. Genève est une ville internationale dont l’Opéra est le plus vaste du pays, et la plus grande scène, mais moins riche que Zürich. Il en résulte que chacune des deux institutions fonctionne selon les systèmes qui se partagent la culture lyrique d’aujourd’hui, Zürich, théâtre de culture germanique, est un théâtre de répertoire, et Genève, de culture plutôt latine, est un théâtre de stagione.

Si l’on s’appuie et sur l’histoire et sur la culture théâtrale locale, Genève est un théâtre de stagione plutôt destiné (historiquement, c’est pour cela qu’il est né) à promouvoir des grands spectacles : l’opéra de Genève est né pour célébrer une bourgeoisie travailleuse  et enrichie, qui voulait par son théâtre imiter…le Palais Garnier, dont le Grand Théâtre est le lointain cousin. Il n’y a pas de hasard si le suisse Rolf Liebermann, administrateur général de l’Opéra de Paris, l’un des grands princes de l’Opéra du XXème siècle, a fait en sorte qu’Hugues Gall, son bras droit, devienne l’heureux directeur du Grand Théâtre à partir des années 1980, où son action fut déterminante sur une quinzaine d’années. À son départ pour Paris en 1995, plusieurs directeurs se sont succédés, Renée Auphan, de 1995 à 2001, puis de 2001 à 2009 Jean-Marie Blanchard qui donna au Théâtre un incontestable prestige artistique, mais que des crises successives dans les dernières années, dues à des problèmes d’organisation technique et administrative, ont contraint à ne pas renouveler son contrat. C’est Tobias Richter, venu du Deutsche Oper am Rhein, qui en est depuis le directeur général
Pour une ville comme Genève, le Grand Théâtre est une nécessité en terme d’image: une ville siège de plusieurs organisations internationales doit avoir un théâtre de prestige ; c’est aussi une nécessité culturelle, et stratégique ; la plus grande ville francophone de Suisse se doit de répondre en écho à la plus grande ville germanophone. Mais autant le théâtre de Zürich reste par delà les vicissitudes une maison de référence, celui de Genève doit faire face quelquefois à des crises (à la fin des années Blanchard) mais aussi à des problèmes structurels (le Grand Théâtre est fermé pour deux ans à cause d’importants travaux sur la structure) et même à des problèmes d’identité culturelle : dans le concert des théâtres européens et francophones de référence, Genève a perdu un peu de relief, face à sa voisine Lyon à la politique artistique beaucoup plus dynamique, mais aussi face à des structures comme l’Opéra des Flandres ou La Monnaie, qui devraient être comparables à Genève et qui ont une ligne artistique plus lisible.
Il faut dire que Genève a aussi un fort handicap, qui est l’absence d’un orchestre maison : l’Orchestre de la Suisse Romande, qui fut l’une des plus prestigieuses phalanges d’Europe, se partage entre la fosse du Grand Théâtre et le podium du Victoria Hall, sans avoir réussi à retrouver un chef qui lui redonne le lustre perdu ni perméabilité des chefs: on voit rarement, très rarement même, le directeur musical de l’OSR dans la fosse de l’opéra, comme si on voulait bien marquer les domaines de chacun, alors qu’on gagnerait sans doute à plus de cohérence, mais aussi de cohésion. Espérons en Jonathan Nott, qui a si bien réussi à Bamberg, et qui est aussi un bon chef d’opéra.
Et dans les deux ans qui viennent, le Théâtre s’est replié dans la structure provisoire qui servit à la Comédie Française, le Théâtre éphémère devenu à Genève Opéra des Nations, situé dans le voisinage des Nations Unies, une structure à la capacité moindre (un millier de places) et aux possibilités techniques inférieures au Grand Théâtre, ce qui impose une programmation plus limitée en termes de répertoire, qui correspond bien moins à la tradition maison : au Grand Opéra et à Wagner, dont la dernière production du Ring (Metzmacher, Dieter Dorn et Jürgen Rose) a constitué le climax des dernières années, va se substituer un travail sans doute concentré sur l’Opéra Comique français (tradition française oblige), le Bel Canto (qui rappelons-le est plutôt destiné à ces salles de dimensions moyennes), Mozart et le baroque (qui n’est pas vraiment la tradition locale, bien que la Salle Théodore Turrettini, dans le bâtiment des Forces motrices, ouverte en 1997, se destinât originellement à ce type de répertoire).
Enfin, la question du public de Genève se pose : un public vieillissant, plutôt traditionnel, et mondain, et une politique qui n’est pas vraiment dirigée vers les jeunes générations (de 20 à 45 ans) : le public de Lyon par comparaison a une moyenne d’âge inférieure à 50 ans et une forte proportion de public de moins de 25 ans. Reconstituer un public, cela prend du temps, et les travaux actuels ne facilitent pas l’entreprise.
Comme on le voit, la situation n’est pas simple et tout lecteur de la saison de Genève doit avoir en tête et cette histoire, et cette tradition, et surtout les conditions actuelles de travail, techniquement plus limitées, qui impliquent une offre à la fois plus modeste et plus diversifiée, mais en même attirante pour déplacer le public de la Place Neuve en plein centre, aux marches de la Ville.

La tradition de la stagione est respectée, pour une saison de septembre à juin (de 10 mois) et sept nouvelles productions. La question technique de l’adaptabilité des formats de production à l’Opéra des Nations fait que les productions maison du Grand Théâtre peuvent difficilement rentrer dans la salle provisoire, et qu’il faut donc soit produire du neuf, soit coproduire, soit louer des spectacles ailleurs, et pour garantir des levers de rideau en nombre correct, proposer d’autres formes, comme le théâtre pour enfants, les récitals ou l’opéra en version de concert. Ce sont 30 mois de jonglage qui attendent l’administration du Théâtre.

PRODUCTIONS d’OPÉRA

SEPTEMBRE

Manon de Jules Massenet
La saison s’ouvre sur un des opéras les plus populaires du répertoire français, pour un des grands mythes de la littérature, de la scène et du cinéma, le mythe de Manon (tiens, d’ailleurs un Festival « Manon » aurait sans doute été bienvenu, avec les ballets et les films, mais aussi des œuvres en version de concert comme la suite de Manon écrite par Massenet Le Portrait de Manon, ou l’opéra comique d’Auber ) . En complément est prévue seulement la Manon Lescaut de Puccini en concert.
La direction musicale est assurée par le slovène Marco Letonja, un chef de qualité directeur musical du Philharmonique de Strasbourg, (qui avait déjà dirigé la Medea de Cherubini) et la mise en scène par Olivier Py, qui revient à Genève après sa trilogie du diable (sous Blanchard) sa Lulu et son célèbre Tannhäuser qui fit découvrir certaines réalités masculines à des spectateurs qui n’en revenaient pas (et Nina Stemme par la même occasion). Olivier Py, digne directeur du Festival d’Avignon, s’est beaucoup assagi, d’aucuns diraient assoupi, mais cela garantit quand même un niveau de qualité enviable.
La distribution affiche Patricia Petibon et Bernard Richter, deux garanties. Patricia Petitbon qui était la Lulu de Py, sera sa Manon, d’ici à faire un lien entre les deux, il n’y a qu’un pas que franchit d’ailleurs le pitch du site du Grand Théâtre.
Coproduction avec l’Opéra Comique de Paris, dont l’espace et les possibilités scéniques ne sont pas trop différentes de l’Opéra des Nations, et qui lui aussi est en travaux…
Du 12 au 27 septembre (8 représentations)

NOVEMBRE

Der Vampyr, de Heinrich Marschner

Voilà une excellente initiative qui va faire courir tous les curieux de nouveauté, et surtout les lyricomanes. On dit toujours que l’opéra wagnérien naît de l’écoute de Weber et de Schubert, bien sûr on oublie les italiens, mais on oublie surtout Marschner qui à l’époque avait autant de succès que les autres dans le genre de  l’opéra fantastique. Sur un livret de Wilhelm August Wohlbrück, d’après Der Vampir oder die Totenbraut (1821) de Heinrich Ludwig Ritter, basé sur la nouvelle The Vampyre de John Polidori.  La production présentée cette saison à la Komische Oper Berlin a évidemment fait couler quelques quantités d’encre, dans une mise en scène du metteur en scène allemand Antú Romero Nunes, ce qui nous garantit le tripatouillage du livret dont il s’est fait la spécialité, lui qui s’est fait connaître en présentant des livrets d’opéra en version théâtrale. C’est un metteur en scène inconnu hors d’Allemagne (on lui doit notamment à Munich un Guillaume Tell très sage et un Ring sans musique à Hambourg). Y aura-t-il à Genève les coupures qu’on lui a reprochées à Berlin ?
En tous cas la distribution est stimulante, avec notamment Tómas Tómasson (Klingsor dans le Parsifal de Barenboim/Tcherniakov à Berlin), Jens Larsen (en troupe à la Komische Oper), Shawn Mathey  et Laura Claycomb. L’orchestre sera dirigé par le remarquable Dmitri Jurowski, ce qui garantit une très haut niveau musical.
Du 19 au 29 novembre (7 représentations). Il FAUT aller voir ce spectacle, vaut le TGV, et tous moyens de transports possibles y compris le bus si on habite le genevois français ou Annemasse.

DÉCEMBRE-JANVIER

La Bohème, de Giacomo Puccini
J’écrivais dans la présentation de saison de Zürich que « toute reprise de La Bohème est alimentaire ». À l’évidence, cette série de 12 représentations avec grosso modo 2 distributions en période de fêtes est faite pour remplir et salle et caisses. Il est évident qu’il faut des opéras populaires pendant ces deux ans de travaux, et les anciens se souviendront qu’à Paris, La Bohème, qui est entrée au répertoire du Palais Garnier en 1973, était auparavant un titre destiné à l’Opéra Comique au format bien plus réduit. Cette version conviendra donc à l’Opéra des Nations.
Deuxième règle : pour attirer le public pour les grands standards de l’opéra, il ne faut surtout pas l’effrayer . Et donc il est à attendre une mise en scène sage. Mathias Hartmann a réalisé une Elektra à Paris sous Mortier, et c’est la même équipe qui a fait le Fidelio  du Grand Théâtre de la saison 2014-2015 qui n’avait pas fait l’unanimité. L’orchestre sera dirigé par Paolo Arrivabeni l’un des chefs habitués de ce répertoire, et la distribution est solide sans être exceptionnelle. Rodolfo sera Aquiles Machado qui roule sa bosse entre Las Palmas et Moscou dans les rôles traditionnels de ténor italien. Mimi sera d’une part la charmante Ekaterina Siurina, et d’autre part Ruzan Mantashyan, soprano lyrique qui a débuté il ya deux ou trois ans et qui a beaucoup chanté Musetta.
Musetta en revanche sera en alternance Julia Novikova soprano colorature qu’on commence à voir dans de nombreux théâtres et la jeune Mary Feminear des jeunes solistes en résidence  au Grand Théâtre. A dire vrai, cette distribution est un peu passe partout, on compte sur l’effet “titre” pour attirer le public, et pas vraiment sur les solistes.
À noter, plus intéressant, un spectacle jeune public de Christof Loy sur « Les scènes de la vie de Bohème » préparatoire à cette série de représentations (voir plus loin)
Du 21 décembre au 5 janvier (12 représentations).

JANVIER FÉVRIER

Il Giasone, de Francesco Cavalli.
Un opéra de carnaval, qui traite évidemment des amours de Médée et de Jason, en version moins tragique que d’habitude. C’est l’excellent Leonardo Gárcia Alarcón qui dirigera la Capella Mediterranea, son orchestre, choisi pour cette série de représentations, ce qui garantit évidemment la cohésion et un travail approfondi alors que l’an dernier (pour Alcina les musiciens de la Capella Mediterranea assuraient seulement le continuo). Il est bon de créer des fidélités, notamment dans un répertoire moins familier du public de ce théâtre. Cela permet de tisser des liens artistiques et musicaux, mais aussi de fidéliser un public peut-être nouveau. Avec le transfert à l’Opéra des Nations, il serait bon d’afficher une ligne de programmation en évolution, qui puisse inclure ce type de collaboration plutôt stimulante.
C’est le jeune et talentueux contreténor Valer Sabadus qui sera Giasone, et la mezzo norvégienne spécialiste de ce répertoire Kristina Hammarström, vue dans Alcina cette saison, tandis que Dominique Visse le grand contreténor français sera Delfa.
Une belle distribution, bien construite, dans un spectacle qui sera mis en scène par l’italienne Serena Sinigaglia dans des décors d’Ezio Toffolutti, c’est à dire une ambiance sans doute plutôt traditionnelle mais élégante, ce qui changera de l’analytique David Bösch (Alcina cette année), invité cette prochaine saison pour Mozart.
Du 25 janvier au 7 février (7 représentations)

MARS

Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Wozzeck d’Alban Berg

Wozzeck (Thomas Koniezcny)(prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago
Wozzeck (Thomas Koniezcny)(prod.McVicar) ©Andrew Cioffi/Lyric Opera Chicago

Une production louée, pour un opéra qu’on ne reprend pas régulièrement. On peut supposer que c’est une décision peut-être récente parce que la distribution est en cours, et que seul le Wozzeck du remarquable Tomasz Konieczny est affiché (mais c’est déjà une garantie) qui a créé la production en 2015 à Chicago. La production est de David McVicar, au modernisme modéré (un type d’approche qui convient aux USA) et qualifiée « d’humaniste » par la critique américaine. L’orchestre sera dirigé par le suisse Stefan Blunier le GMD de l’opéra de Bonn et directeur musical du Beethoven Orchester Bonn (qui devrait quitter ses fonctions en fin de saison).
Du 2 au 14 mars 2017 (7 représentations)
Production du Lyric Opera de Chicago

MAI

Così fan tutte, de W.A.Mozart
Il eût été étonnant que dans une salle aussi adaptée à Mozart que l’Opéra des Nations, celui-ci fût absent. Così fan tutte, 6 chanteurs, recours au chœur limité, est un opéra idéal pour ce type de lieu au rapport scène-salle très favorable. La distribution est soignée, Veronica Dzihoeva (Fiordiligi), Alexandra Kadurina (Dorabella), Steve Davislim (Ferrando), Vittorio Prato (Guglielmo), Monica Bacelli (Despina) et Laurent Naouri (Don Alfonso), l’orchestre est dirigé par Hartmut Haenchen le chef allemand qu’on va voir pas mal dans la région puis qu’il dirige Elektra et Tristan à Lyon, et la mise en scène est confiée à David Bösch, le metteur en scène en vogue en ce moment (il vient de proposer Idomeneo à Anvers, il prépare Meistersinger à Munich et il a mis en scène Alcina à Genève)
Du 30 avril au 14 mai (8 représentations)

JUIN

Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart
Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart

Norma, de Vincenzo Bellini.
Je vis Norma il y a déjà longtemps à Genève (June Anderson, Inès Salazar). On compte sur les doigts les productions de Norma qui tiennent la route et on attend le moment où la Scala aura le courage de mettre à l’affiche cet opéra qui y manque depuis une  quarantaine d’années (dernière Norma scaligère: Caballé). C’est une gageure. Le récent forfait d’Anna Netrebko attendue à Londres en est une preuve. Il faut une Norma, et le marché en a plusieurs, mais aucune n’est incontestable, sauf la Bartoli, mais dans des conditions spéciales. Sans doute la réussite dans Medea d’Alexandra Deshorties à Genève a donné l’idée de lui confier le rôle de la druidesse. Elle sera entourée de Marco Spotti dans Oroveso, et Ruxanda Donose dans Adalgisa; Pollione n’est pas encore distribué…
La production a été louée à Stuttgart, elle remonte à 2002  et elle est signée Jossi Wieler et Sergio Morabito dans des décors d’Anna Viebrock, la décoratrice fidèle de Christoph Marthaler. La production a voyagé, en Russie, en Sicile, et a été assez souvent reprise à Stuttgart où elle avait obtenu le qualificatif d'”Event of the Year” à sa création; c’est l’américain John Fiore (Parsifal à Genève, Tristan à Zürich), un authentique musicien de grande qualité qui dirigera l’OSR.
Du 16 juin au 1er juillet (7 représentations)

Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart
Norma (Prod Wieler Morabito) ©OperStuttgart

A ces sept productions, on doit ajouter trois titres en version de concert qui complètent la programmation.
The indian Queen, de Henry Purcell
La dernière œuvre de Purcell que son frère acheva, une histoire d’amour entre Aztèques et Incas. Concert unique pour ouvrir la saison en profitant d’une tournée de MusicAeterna, et de son chef Teodor Currentzis, une star fantasque de la baguette, ainsi que des chœurs de l’opéra de Perm, qui présentent en version de concert une production de 2013 de l’Opéra de Perm.
Avec Johanna Winkel, Paula Murrihy, Ray Chenez, Jarrett Ott, Christophe Dumaux, Willard White.
Le 4 septembre 2016.

Manon Lescaut, de Giacomo Puccini
Pour faire écho à la Manon de Massenet, celle d’un Puccini encore jeune qui par cette Manon Lescaut devient une célébrité. Pour l’occasion, sont invitées les forces du Teatro Regio de Turin sous la direction de leur chef Gianandrea Noseda. Manon Lescaut sera Marie José Siri, Des Grieux Gregory Kunde, et Lescaut confié à Dalibor Jenis.
Le 30 mars 2017

Orleanskaya Deva (Орлеанская дева )(La Pucelle d’Orléans).
Une rareté, dans la saison de l’OSR, qui aura lieu au Victoria Hall, un opéra dérivé de Die Jungfrau von Orléans de Schiller, pour 3 soirées.
La distribution comprend Ksenia Dudnikova (Jeanne d’Arc), Migrant Agadzhanyan (Charles VII) et Mary Feminear (Agnès Sorel), tous deux jeunes solistes en résidence au Grand Théâtre de Genève, et entre autres, Roman Burdenko et Aleksey Tikhomirov. L’orchestre de la Suisse romande sera dirigé par le remarquable Dmitry Jurowski.
Les 6, 8 et 10 avril 2017

Et dans la programmation quelques productions pour la jeunesse qu’il faut signaler

Le chat botté, de César Cui. César Cui, un compositeur russe important du XIXème siècle (mort en 1918) qui n’est pratiquement plus jamais représenté. C’est l’occasion de découvrir sa musique dans une production de Strasbourg de 2013, dirigée par Philippe Béran et dans une mise en scène de Jean Philippe Delavault. Les interprètes en sont les jeunes solistes en résidence à Genève.
Dates : Octobre, sans autre précision

Scènes de la vie de Bohème, d’après Henry Murger et Puccini.
Version pour piano de La Bohème de Puccini, présentée en 2011 au Deutsche Oper am Rhein à Düsseldorf, sur une idée de Christof Loy pour jeune public
Pas d’autres précisions et dates prévues entre fin novembre et décembre 2016, en amont des représentations de La Bohème.

Pierre et le Loup/le Carnaval des animaux
Une spectacle créé en octobre 2016 qui devrait être donné tout au long de la saison où Philippe Béran initiera les enfants à la chose musicale (instruments)
Pas d’autres précisions

 

Enfin, un certain nombre de récitals :

13 septembre 2016, 19h30
Thomas Hampson,
baryton

29 septembre, 19h30
Erwin Schrott, Rojotango
Erwin Schrott le baryton basse avec 7 musiciens aborde l’univers du tango.

 Mercredi 12 octobre, 19h30
Camilla Nylund, soprano,
Helmut Deutsch, piano
Wagner, Mahler, Strauss

27 janvier 2017, 19h30
Christian Gerhaher, baryton,
Gerold Huber, piano
Schumann

Vendredi 17 mars à 19h30
Joyce di Donato, mezzo soprano
Orchestre (lequel ?) dirigé par Maurizio Benini

Mardi 9 mai à 19h30
Karita Mattila,
Ville Matvejeff, piano

Dimanche 28 mai, 19h30
John Osborn/Linette Tapia

Samedi 17 juin, 19h30
Patricia Petibon
Suzanne Manoff, piano
La saison 2016-2017 de Genève ne manque pas d’intérêt, même si tout n’est pas d’égale qualité, du moins sur le papier. La situation impose effectivement moins de productions, et habilement la saison est présentée sans faire la différence entre les représentations scéniques et les concerts : on est piégé par la présentation du site.
Justement, les spectacles de complément (notamment les spectacles pour enfants et les récitals) semblent présentés par le site un peu à la va vite, sans dates, sans grandes précisions comme si les choses étaient encore en cours…. Quant aux récitals, à part les textes de présentation un peu racoleurs, certains indiquent vaguement un programme, d’autres même pas de pianiste ou d’orchestre, ni évidemment de programme. Je ne suis pas particulièrement bégueule, mais cela me paraît de la part d’un théâtre de ce niveau un peu léger. En principe, les programmes sont annoncés, les pianistes sont annoncés. Annoncer le nom seul veut dire que le public va aller au concert sur le seul nom…Au moins une phrase du genre “Programme TBA” serait acceptable a minima. C’est se moquer gentiment de son public que de procéder ainsi.
Et puisque la saison présente un nombre de productions réduit, pourquoi ne pas envisager des actions de complément autour des productions qui enrichiraient la programmation sans énormes frais supplémentaires (projections, conférences).
Enfin, que pour une production aussi importante que Wozzeck la distribution ne soit pas indiquée ne laisse pas d’étonner. Où est la précision horlogère suisse ? [wpsr_facebook]

Der Vampyr (Prod.Antú Romero Nunes) ©Iko Freese :drama-berlin.de
Der Vampyr (Prod.Antú Romero Nunes) ©Iko Freese :drama-berlin.de

OPERA VLAANDEREN 2015-2016: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 22 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; Ms en Scène: Calixto BIEITO)

Et à la fin c'est Venus qui gagne © Annemie Augustijns
Et à la fin c’est Venus qui gagne © Annemie Augustijns

Après Parsifal et Der Fliegende Holländer à Stuttgart, Calixto Bieito aborde à l’invitation de l’Opéra des Flandres (Opera Vlaanderen) Tannhäuser, en alternance à Gand (en septembre) et à Anvers (en octobre). L’Opéra des Flandres est une institution très vivante: la scène flamande, que ce soit au théâtre, en danse ou à l’opéra, est en Europe l’une des plus intéressantes depuis une quinzaine d’années, stimulée aux origines par le plus glorieux des hommes de culture et de spectacle vivant, un flamand né à Gand du nom de Gérard Mortier qui, depuis qu’il a dirigé la Monnaie de Bruxelles, a imposé au spectacle en Belgique et aux Pays Bas (puis ailleurs) une couleur particulière, très ouverte, imposant une qualité des productions inconnue jusqu’alors. Sa disparition en mars 2014 n’a pas effacé son souvenir, et on découvre chaque jour quelle influence il a pu avoir là où il est passé et quelles traces il a laissées.

Calixto Bieito ne faisait pas forcément partie de ses artistes favoris, mais c’est un metteur en scène qui là où il passe interroge les œuvres d’une manière cohérente et chirurgicale, d’aucuns diraient provocatrice.

Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns
Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns

À part en France, où il a fallu attendre la saison dernière pour voir une de ses productions (Turandot à Toulouse), Bieito est un des inévitables du Regietheater, dont les grandes productions sont visibles en Espagne, son pays d’origine, mais surtout à Bâle, à Stuttgart, à Berlin, et même en Italie.
La question posée par Tannhäuser est complexe, sans doute plus complexe que d’autres opéras de Wagner comme Lohengrin ou Fliegende Holländer. Elle est sans doute aussi plus complexe que celle posée par Parsifal. Un des indices de cette complexité est que Wagner est revenu continûment sur l’œuvre, en la révisant régulièrement, et pas seulement pour la première parisienne : on pense qu’il y a une version de Dresde et il y en a deux et une version de Paris, mais il y a aussi une version de Vienne et Munich, et Wagner, dans les dernières années de sa vie, envisageait d’y revenir, voire de refaire entièrement l’opéra :il meurt le 13 février 1883 et le 5 février, Cosima dans son journal note « il déclare par ailleurs vouloir donner d’abord Tannhäuser à Bayreuth ; s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan ». Si l’on s’en tient à Dresde et Paris, puisque ce qui nous est présenté à Gand est un habile mélange entre version de Paris (Acte I) et version de Dresde (Actes II et III), se pose déjà la question de l’évolution créatrice de Wagner, dont la version dite de Paris prend place au moment où a déjà composé Tristan (les orages Wesendonck sont récents) qui va être créé en 1865 et où sa vision du drame musical est assise. Le Wagner du Tannhäuser parisien n’est plus tributaire du grand opéra romantique, et au contraire cherche à construire l’identité nouvelle de la musique de l’avenir.
En ce sens, l’histoire de Tannhäuser est plurielle, comme on dirait aujourd’hui, c’est d’abord l’histoire d’un homme, face à ses contradictions et à ses désirs profonds, qui expose ses déchirements, et c’est l’histoire d’un artiste, qui puise dans son expérience personnelle pour créer, et qui finit par s’opposer à la doxa locale en cours (et en cour) à la Wartburg. On oublie aussi souvent de lire le titre qui nous renseigne sur cette dualité : Tannhaüser und (et) Der Sängerkrieg auf der Wartburg et non oder (ou). La deuxième partie du titre n’est pas un sous-titre. Comme si d’une certaine manière, der Sängerkrieg auf der Wartburg était un épisode de la vie d’un artiste, d’un parcours artistique.

Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns
Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns

Même ambiguïté sur les personnages féminins : le fait même que l’on ait confié quelquefois à la même chanteuse (à la santé vocale solide) Venus et Elisabeth conduit à se poser la question (assez hoffmanienne) de l’identité des ou du personnage féminin : deux visages d’un même Janus ? Deux femmes différentes, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ; deux manières d’aimer, mais aussi deux désirs, exprimés, et vifs. Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Tannhäuser est une fleur du Mal.
Au moment où Wagner reprend Tannhäuser, après la composition de Tristan, il va forcément en tenir compte dans sa réécriture du Venusberg. Ce Venusberg dans lequel Nike Wagner voit à la fois les désordres parisiens face à la sérénité germanique (personnifiée par le chant du pâtre initiant la scène finale du premier acte), dans lequel on peut voir aussi le monde superficiel des plaisirs face à la profondeur du monde artistique de la Wartburg, mais aussi le monde de la disponibilité et de l’ouverture à la nature,  face au monde des règles et des sangles, face à un monde culturellement prisonnier, qui cache derrière un bel ordonnancement des désordres peut-être plus coupables que ceux affichés et revendiqués du Venusberg.

Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

C’est ce dernier chemin que Bieito choisit de suivre, abandonnant résolument le débat esthétique (un chemin que Robert Carsen avait emprunté pour son Tannhäuser parisien), pour poser la question sans doute (apparemment) bien commune de l’opposition nature/culture, en indiquant clairement que toute culture signifie nature domptée, prisonnière, compressée qui cherche sans cesse à sortir par tous les pores.
Autant la vision du Venusberg présente une nature indomptée et sensuelle (très beau décor de Rebecca Ringst, fait de branchages suspendus se balançant au gré du vent dans les feuilles dont on entend le bruit), une nature habitée, vivante, qui caresse les corps et leur donne du plaisir (Venus s’y love sans cesse avec un plaisir onanistique non dissimulé), une nature sûre d’elle même et sereine, qui rappelle le Baudelaire de Correspondances (La nature est un temple où de vivants piliers…) autant la Wartburg est un monde géométrique, en laqué blanc, à la lumière aveuglante mais qui par le fait même qu’elle aveugle, rend invisible les corps torturés de désir et prisonniers de cette géométrie d’un ordre faussé devenus des ombres. Si Venus se laissait aller aux caresses des rameaux, Elisabeth est un corps tout aussi désirant, mais laissé seul au milieu de l’espace, sans la sollicitation d’un rameau bienveillant.

Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns
Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns

Tannhäuser surgit dans le Venusberg comme un passant, comme par hasard, un Parsifal tombé chez Venus, le Graal du désir, et l’on est bien proche de Kundry et de son jardin fleuri, ou un Siegmund épuisé, qui rencontre la sensualité d’une Venus-Sieglinde laissée seule au milieu des bois. L’allusion à l’un et à l’autre est trop claire pour ne pas interpeller le spectateur. Mais ce monde du désir se traduit dans une sorte de va et vient entre douceur et violence: en témoignent les cheveux qu’on caresse et qu’on tire, les têtes qu’on effleure ou qu’on agrippe, le désir est cette errance entre plaisir de la tendresse et plaisir de la violence que Bieito affronte avec une grande netteté.
Et du même coup, après la fuite de Tannhäuser de cet état de nature vers l’ailleurs, son arrivée au milieu des chasseurs est transitionnelle. Il rencontre d’abord le berger, ici  une petite fille à la voix blanche, image de l’innocence et d’un amour serein qui contraste avec le Tannhäuser déjà détruit qui va tomber au milieu des chasseurs. La chasse est la première activité de régulation de la nature (les chasseurs, n’est-ce pas, sont les premiers écolos), d’une nature encore présente (la scène vidée de ses branches est néanmoins entourée d’arbres) : on est sorti d’une sorte d’Eden, d’état de nature au sens illuministe où la sensualité est partout et la culpabilité nulle part, pour tomber ou chuter dans le monde, et dans le monde naturel déjà touché par les hommes (d’où la chasse vue comme jeu humain dans la nature, comme début de domptage).

Les chasseurs © Annemie Augustijns
Les chasseurs © Annemie Augustijns

Et déjà ces chasseurs-mâles jouent à des jeux mâles dès qu’ils reconnaissent Tannhäuser, coups, jeux de combats, frôlements ambigus des corps (notamment évidemment entre Wolfram et Tannhäuser), torses nus, une sorte de sensualité dévoyée par la violence qui finit par un rituel de sang, proche de rituels vaudoo (on pense à Schlingensief à Bayreuth) où l’on est toujours aux bords de la transe, au bord du monde interdit au bord du monde des esprits, un monde du θάμβος (thambos) grec (la terreur sacrée notamment inspirée par la nature)

Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns
Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns

Ainsi le deuxième acte est fortement marqué par le premier, toujours sous-jacent. Derrière les smokings d’une société policée, se cachent les désirs, la violence, et la culture n’est qu’un habillage maladroit de l’état sauvage. Déjà Elisabeth seule avec son corps et habillée quasiment comme Venus, n’est plus du tout sur le chemin de la sainteté mais sur celui d’une identité humaine et féminine revendiquée, même si son père (qui plus tard ne se privera pas de reluquer la chair fraîche) lui fait endosser une veste légère qui la couvre partiellement et qu’il impose un decorum. Mais tous les autres apparaissent d’abord comme des ombres sous cette lumière aveuglante (éclairages très réussis de Michael Bauer), prêts à surgir derrière les piliers qui les dissimulent à moitié. Tout cela est à la fois très cru, très direct et très juste. Cet acte tout de violence d’abord rentrée puis exprimée pose immédiatement la question de Tannhäuser, mal à l’aise dans son costume d’artiste sage et courtisan qui va bientôt s’arracher ses habits et se singulariser. C’est bien de singularité qu’il est question dans ce travail.

Acte II final © Annemie Augustijns
Acte II final © Annemie Augustijns

Les singularités brimées de tous les personnages s’opposent à celle affirmée de Tannhäuser. Le monde des courtisans, sortes de bêtes de salons qui assistent sans comprendre à cet hallali, s’efface bien vite et efface le rituel du concours et en fait une discussion violente, presque un bizuthage à la fois esthétique et philosophique d’où tout cérémoniel rigide est absent. Car la discussion devient existentielle, et non plus morale ou religieuse et on en vient aux mains. Le vernis social disparaît, la sauvagerie sous-jacente ne demande qu’à réapparaître sous la forme de cette flagellation rituelle à coup de rameaux (tiens tiens) dont Tannhäuser est victime.

Bieito fait de Tannhäuser le drame intérieur, et non plus une histoire sociale, religieuse ou artistique, mais non pas un drame individuel, mais un drame intérieur collectif dans lequel aucun personnage n’est épargné.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns
Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns

Le troisième acte commence par l’apparition d’un décor du 2ème acte envahi, désaxé, où pénètrent des éléments naturels, où le blanc immaculé est taché et envahi de noir, où les personnages sont eux mêmes prisonniers de ces éléments, comme Wolfram un Wolfram en permanence déchiré, violent, torturé par son amour d’Elisabeth, attiré par Tannhäuser, un Wolfram en permanence bousculé, qui n’a plus rien du poète éthéré qu’on peut souvent voir sur les scènes, et qui finit par chercher la mort et s’ensevelir tandis qu’Elisabeth perdue mange la terre qui jonche le sol, comme le faisait Venus et retourne ainsi à la nature, mais une nature angoissante et envahissante qui n’a rien de la nature vivifiante du premier acte. Dès lors, plus question de rédemption, de sainteté de rachat : c’est la lutte pour la vie, pour le revendication de soi, pour le désespoir existentiel. Wolfram (Daniel Schmutzhard, à la belle présence et très vrai en scène) détruit chante sa romance à l’étoile intensément, en la murmurant, pendant qu’Elisabeth (Liene Kinča) s’efface en arrière scène sans disparaître, et que Tannhäuser (Andreas Schager) revient, plus ravagé encore, plus singulier encore, confirmé dans son désir de retourner à Venus, mais aussi de massacrer ce monde qui l’a détruit et qui a saccagé son amour, et dont le récit de Rome ne fait que confirmer l’hypocrisie du monde et les masques de la société.

Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns
Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns

Venus apparaît donc, debout, regardant le lointain, et tous peu à peu, personnages, chœur de pèlerins, rampants, se soumettent à sa loi, la loi de la nature et des corps, triomphante.
Une fois de plus dans une mise en scène, Venus triomphe, comme à Bayreuth avec Baumgarten. Une Venus au total plus saine et plus vraie qu’aucun des personnages de l’œuvre .

Venusberg © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

On reste fasciné par la rigueur de ce travail, qui suit une logique implacable, qui fait du Venusberg un lieu de plaisir sans culpabilité, renvoyant la culpabilité sur le monde construit et artificiel de la Wartburg : un monde qui n’est pas si loin de celui de Parsifal que Bieito a déjà abordé à Stuttgart, la vision du 3ème acte est bien proche de celle d’un royaume du Graal abandonné aux forces naturelles et en ruines, d’ailleurs, Bieito fait offrir par Wolfram l’eau à Elisabeth (comme Kundry à Parsifal) et l’image finale fait de Venus une sorte de Parsifal officiant au milieu d’un peuple aux abois, réunissant (et récupérant) et Tannhäuser, et Elisabeth et Wolfram.
Et cette image parsifalienne finale, loin d’être une fantaisie, est bien amenée par une logique de l’œuvre où les personnages ne réussissent pas à résoudre leurs conflits internes, à cause d’un monde culturel oppressant et stérile, qui devient enfer, et n’ont plus d’autre solution que d’être ce qu’ils sont, dans une nature vue comme solution finale. Venus n’est plus la déesse de nos perversions secrètes, mais de notre soif de vrai et de nos penchants naturels. Nous devenons responsables et surtout pas coupables.
Cette symphonie des corps revendiquée est mise en scène de manière magistrale par Bieito, car au-delà du propos fondamental nature/culture, Bieito gère avec une précision incroyable et une habileté presque magique les mouvements des corps, y compris dans leur plus grande intimité, dans une « Personenführung » dont la précision et la justesse rappellent Chéreau. Et il remplit la scène dans une géométrie des mouvements –des masses- impressionnante, quelquefois ritualisés, quelquefois faussement désordonnées, quelquefois anguleuse : le mouvement de Tannhäuser parcourant la scène du 2èmeacte de cour à jardin, du proscenium au fond de scène, de manière à la fois géométrique, mais aussi vaguement perdue, qui ne cesse d’attirer l’œil malgré le déroulement de l’intrigue au centre du plateau, est vraiment prodigieuse.
Du point de vue musical, comme toujours dans les spectacles réussis, le plateau répond à la sollicitation urgente de la mise en scène, et à la rigueur du plateau répond une fosse bien préparée et dirigée par Dmitri Jurowski qui dans une salle aux dimensions moyennes (l’opéra de Gand est vraiment une jolie salle, avec des foyers en enfilade impressionnants) réussit à ne jamais couvrir les chanteurs. Il a travaillé de manière toute particulière sur les bois, en les mettant en valeur notamment dans les parties plus symphoniques et il isole certains pupitres pendant l’ouverture qu’il fait plus particulièrement entendre en proposant une lecture analytique mais jamais froide, toujours élégante et équilibrée. Une direction colorée, quelquefois chatoyante, jamais plate, et souvent tendue et dramatique (début du troisième acte) qui mérite d’être soulignée et louée. Sans un orchestre de qualité et de bon niveau, avec de menues scories aux cuivres, il n’eût pu proposer une lecture aussi profonde et aussi claire.
Le chœur dirigé par Jan Schweiger est aussi plein de relief et mis en valeur sans jamais être imposant, d’ailleurs la mise en scène le garde la plupart du temps en coulisse : les pèlerins sont en coulisse, et seule la cour est sous les projecteurs, comme si Bieito voulait notamment au premier acte garder le côté évocatoire et lointain du retour des pèlerins, et effacer de la vue toute allusion religieuse, pour mieux préparer la scène finale où ces pèlerins revenus de Rome finiront par entourer Venus.
Le plateau ce soir proposait Andreas Schager dans Tannhäuser (il alterne avec Burckhard Fritz) et la jeune Liene Kinča (au lieu d’Annette Dasch). Tous les autres avaient chanté la première ; globalement,  on ne peut que saluer la prestation de chacun et leur ardeur à défendre l’œuvre et la production, car les performances d’acteur de chacun sont notables.
C’est Ausrine Stundyte en Venus qui peut-être impressionne le plus au niveau scénique la soprano lithuanienne, qu’on va bientôt voir dans Lady Macbeth de Mzensk à Lyon, chante avec son corps avec une présence impressionnante; ce soir néanmoins elle m’a semblé un peu en dessous de ses performances vocales usuelles, la voix manquait quelquefois de puissance, mais jamais de couleur, mais jamais d’expression, mais jamais de présence. Et c’est une actrice exceptionnelle, totalement fascinante en scène, d’un naturel et d’une vérité étonnants. On voit rarement un tel engagement en scène.
Face à elle, Andreas Schager chante lui aussi avec un engagement prodigieux. Il n’est pas toujours un acteur exceptionnel, mais il réussit là une vraie performance, car il ose tout avec résolution. Il a une très belle présence, valorisée par la mise en scène qu’il suit avec beaucoup de rigueur. Avec une diction exemplaire, une voix chaleureuse, claire, bien projetée, il est un Tannhäuser de grand style. Un seul problème : les aigus, quelquefois trop volumineux, trop démonstratifs qui étouffent un peu ceux de la partenaire. Un peu de contrôle de ce côté là serait sans doute bienvenu. Mais quelle prestation ! De Erik à Siegmund, Siegfried ou Parsifal, quel rôle de ténor wagnérien pourrait-il lui échapper ?

Acte 2 © Annemie Augustijns
Acte 2 © Annemie Augustijns

L’autre fleur de Lithuanie, Liene Kinča, soprano à la voix claire, très bien projetée, est une Elisabeth sans doute plus soucieuse du chant et peut-être à peine moins engagée que ses deux collègues. Il lui manque un peu de maturité pour rendre le personnage d’Elisabeth aussi torturé que le voudrait la mise en scène, malgré une vraie présence en scène. Le chant reste quelquefois un peu trop mat, sans toujours avoir le relief voulu, mais la prestation reste plus qu’honorable.
Daniel Schmutzhard est un Wolfram sans nul doute plus engagé que d’habitude et dont le personnage a visiblement intéressé Bieito. Wolfram est souvent vu comme le mal aimé un peu transi, noble cœur et noble voix, qui contraste avec un Tannhäuser torturé, extériorisant ses espoirs et désespoirs. Il ferait le pendant de Tannhäuser : il en est ici à la fois le concurrent et l’ami, dans une relation ambiguë au héros, et dévoré par le désir et par le dépit d’être dans cette « Liebhaberkrieg » auf der Wartburg le perdant. Son jeu très physique, son engagement, et la voix à la fois très claire (c’est surprenant, c’est presque un baryténor) le placent sur un niveau voisin de Tannhäuser. Belle prestation vocale, belle énergie, grande présence, il m’avait moins marqué en Papageno à l’Opéra Bastille, il est ici un très beau et assez inhabituel Wolfram.

Acte II © Annemie Augustijns
Acte II © Annemie Augustijns

Autre agréable surprise, le Landgrave d’Ante Jerkunica. Une voix à la fois grave et très sonore, une diction impeccable, une présence notable : en bref l’un des Landgrave les plus convaincants vus ces dernières années. Le timbre est incroyablement sonore, avec des reliefs et des couleurs à la Ghiaurov. Seul petit problème  ce soir-là, quelques passages à l’aigu un peu plus mats et difficiles, ce qui surprend vu les qualités de cette voix : l’aigu manque quelquefois d’un éclat qu’on attendrait. Mais cela reste occasionnel et véniel au regard de l’impressionnante prestation d ‘ensemble. Avec un tel quatuor et un tel orchestre, rater l’occasion de ce Tannhäuser serait bien étonnant, même si les rôles de complément sont pour certains un peu moins bien ciblés.
Le Walther von der Vogelweide de Adam Smith est notable : le rôle est souvent distribué à un ténor en qui l’on voit un futur Lohengrin. La voix est très présente, bien placée, bien projetée, chaude, et le personnage n’est pas pâle. Le Biterolf de Leonard Bernad est en revanche un peu plus vert, la jeune basse roumaine émerge des concours, et n’a pas encore la pose de voix ni la projection qui s’imposeraient, même dans ce rôle moins exposés. Stephan Adriaens (Heinrich der Schreiber) et Patrick Cromheeke (Reinmar von Zweter) complètent honorablement la distribution.
Incontestablement le spectacle est réussi, parce qu’au delà d’une idée menée jusqu’à son terme – sous la culture perce toujours un état sauvage qui ne demande qu’à s’exprimer – , nous portons avec nous notre côté animal, notre face cachée et dissimulée derrière les rituels sociaux: elle est ce qui reste quand tout est oublié ou quand l’urgence l’exige. Lors de l’image finale, Venus, debout regarde le lointain, tandis que tous, chœur et personnages, héros vainqueurs ou vaincus, se retrouvent à terre et dans une dépendance qui ne fait aucun doute. La Venus de Bieito est une Venus sensuelle, certes, mais d’une fraicheur qui n’a rien à voir avec la maquerelle qu’on voit quelquefois sur les scènes, ou la Kundry de la scène des filles fleurs que d’autres nous proposent. La Venus de Bieito est vitale, et elle alimente notre sève, elle nous enserre et nous enferme dans notre Ordre qui est l’Ordre des corps.

Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns
Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns

Bieito pose la question de la pulsion, il ose le corps, omniprésent, un corps détruit ou maculé, un corps érotisé, il impose la chair, qui n’est pas si triste, mais qui n’est jamais très loin de la violence, eros, thanatos, souffrance, violence. Tel est le Tannhäuser vu par Bieito qui s’appuie sur la vision wagnérienne toujours ambiguë de la question du désir exprimé et réprimé, chanté et tu, un désir violent présent chez tous les héros wagnériens, sauvages ou policés, éduqués ou éducables, de Senta à Siegfried, de Sachs à Parsifal, d’Isolde à Eva et à Elisabeth, de Siegmund à Alberich, de Sieglinde à Brünnhilde. Bieito nous dit qu’au commencement était le corps, et le corps était l’homme: il pose aussi la complexité d’une œuvre qu’on croyait une fois pour toute classée dans les œuvres « d’avant Tristan ». Wagner songeait une semaine avant de mourir remettre Tannhäuser sur le métier, pour le proposer à Bayreuth, avant Tristan. Il n’y a pas de Wagner simple : on n’en a pas fini avec Tannhäuser. [wpsr_facebook]

Final acte I © Annemie Augustijns
Final acte I (avec Burkhard Fritz) © Annemie Augustijns