OPERA NATIONAL DE LYON 2013-2014: LE COMTE ORY de GIOACCHINO ROSSINI le 25 FEVRIER 2014 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Laurent PELLY)

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

En 1824, Rossini quitte l’Italie pour Paris où il va diriger le Théâtre Italien. Et dès 1825, il propose Il Viaggio a Reims, une pochade qui célèbre le sacre de Charles X à Reims (Carlo decimo Re di Francia…) exhumée en 1984 au Festival de Pesaro par un certain Claudio Abbado dans une production non égalée de Luca Ronconi qu’on a vue à Pesaro, Milan, Vienne et Ferrare.  Cette œuvre étonnante tourne autour d’une intrigue minime : un accident de diligence empêche une dizaine de personnes de rejoindre Reims pour le sacre. Une intrigue minime qui par son statisme permet en réalité à une poignée de chanteurs un feu d’artifice pyrotechnique : Cecilia Gasdia, Lucia Valentini-Terrani, Lella Cuberli, Katia Ricciarelli (ou Montserrat Caballé), Samuel Ramey, Chris Merritt, Ruggero Raimondi, Carlos Chausson et quelques autres s’y sont illustrés. Mais Rossini est trop fin connaisseur du théâtre pour ne pas voir dans cette œuvre de circonstance une impasse : il la retire de la scène au bout d’une petite semaine, malgré le succès. Et il conserve dans un coin de sa tête les musiques.
Rossini est un maître du réemploi : un seul exemple, l’ouverture d’Aureliano in Palmira (1813), ouvrira aussi bien Elisabetta Regina d’Inghilterra (1815) qu’Il Barbiere di Siviglia (1816).

À Paris, il va essentiellement recycler en français des succès italiens. Maometto II devient à peu de frais le Siège de Corinthe. Mosè est recyclé et remanié assez profondément en Moïse et Pharaon. En 1829 cependant, il créé à Paris sa seule grande œuvre originale en français, Guillaume Tell, un des opéras fondateurs du style Grand Opéra à la française. Seule œuvre originale ? Pas vraiment, car en 1828, pour l’Opéra de Paris (et sans ballet !), il a créé Le Comte Ory, sur un livret d’Eugène Scribe et Charles-Gaspard Delestre-Poirson, en utilisant pour 50% environ des musiques du Viaggio a Reims restées au placard. Il ne s’agit pas d’une réécriture, mais d’une vraie création. L’ouverture par exemple, est originale, même si elle s’enchaîne avec la première scène qui reprend le début de Viaggio a Reims. Alors que le premier acte est recomposé presqu’entièrement à partir des musiques du Viaggio a Reims, le deuxième est fait d’un style sensiblement différent avec beaucoup de musique nouvelle.
J’ai fréquenté passionnément Il Viaggio a Reims dans l’étourdissante version d’Abbado (je lui ai consacré une chronique dans le blog) qui reste un des immenses souvenirs de Scala, où Abbado consentait à chaque représentation devant le délire de la salle le bis du Gran’pezzo concertato a 14 voci, qui est l’ensemble final délirant de l’Acte I du Comte Ory. Aujourd’hui d’ailleurs, Il Viaggio a Reims est plus fréquent sur les scènes que Le Comte Ory, car d’une part il est en italien et les chanteurs préfèrent, d’autre part il a perdu son caractère d’opéra de circonstance, et malgré (ou à cause de) sa pauvreté dramaturgique, il permet tous les délires sur la scène.
Je n’ai vu qu’une production du Comte Ory, proposée par Rolf Liebermann Salle Favart en 1976, dirigée par Michel Plasson, avec Michel Sénéchal dans le rôle titre, et dans une mise en scène de Robert Dhéry. Et je pense que c’était une erreur que de proposer à l’Opéra Comique une œuvre créé pour l’Opéra de Paris, qui n’a ni le format ni la forme de l’Opéra Comique.
Dans son effort de réécriture, Rossini réserve à la Comtesse Adèle et au Comte Ory les plus improbables acrobaties vocales : pour mémoire, le rôle du Comte Ory reprend des musiques destinées à celui de Madame Cortese dans Il Viaggio a Reims, chantée chez Abbado par Katia Ricciarelli, puis Montserrat Caballé…autant dire que le ténor est à rude épreuve : suraigus, agilités, scalette, il faut un acrobate aussi décomplexé scéniquement que vocalement pour assumer le rôle.

On a peu d’idée de la gloire de Rossini dans la première moitié du XIXème siècle : il a 32 ans en 1824 quand Stendhal publie sa Vie de Rossini, on lui fait un pont d’or pour venir à Paris. Il peut tout se permettre, tant le public l’accueille et le fête.
Ainsi de ce Comte Ory.
Il travaille pour l’Opéra, sans passer par les fourches caudines du ballet obligatoire, sans vraiment obéir aux lois du genre, tant cette comédie qui se prête à tous les délires se prête peu en revanche aux rigidités de notre Opéra national : mais on ne refuse rien à Rossini. Le livret, dont on a dit qu’il était « une érection de deux heures et quart », s’appuie sur  une romance picarde médiévale, remise au goût du jour et transformée en pièce de théâtre (pour le Vaudeville) dont le titre est aussi Le Comte Ory. Outre le goût marqué de l’époque pour le Moyen-Âge, le livret en effet illustre une verve toute rabelaisienne que Lucien Febvre a brillamment évoquée dans Le Problème de l’incroyance au XVIème siècle, la religion de Rabelais. Un Moyen-Âge leste, déluré, festif dans la tradition du Décaméron de Boccace, hymne au désir sexuel qui traverse les trois personnages principaux et qui désacralise tout, les croisades, la fidélité conjugale, la religion, et évidemment le genre, puisque le page Isolier, un Cherubino après la lettre se retrouve à disputer la belle Adèle à son maître priapique, le comte Ory, dont les compagnons se déguisent en religieuses ravagées de désir et d’ivresse à l’acte II. Le trio du second acte, si exactement dessiné dans la mise en scène de Pelly, est en fait une partie fine au lit où ténor (Ory), mezzo-soprano (Isolier) et soprano (Adèle) s’en donnent à cœur joie (quand on est deux, quand on est deux, on a moins peur…).
Car si le comte Ory ne pense qu’à ça, si Isolier ne pense qu’à elle, la vie d’Adèle la comtesse, qui a fait serment de fidélité et chasteté en l’absence de son mari, n’en est pas moins traversée par des désirs moins chastes : c’est bien ce que raconte Pelly, qui fait de cette histoire médiévale l’histoire de l’ennui dans la bourgeoisie campagnarde d’aujourd’hui, une bourgeoisie à la Chabrol, frustrée, en proie aux fantasmes et aux fausses croyances, et prête à tout pour se changer les idées : Pelly va même jusqu’à penser la comtesse comme un personnage pathétique, du moins le déclare-t-il, même si sa mise en scène ne le souligne pas.
Car tromper l’ennui est bien le point de départ de cette actualisation du livret, qui laisse de côté tous les aspects médiévaux, et finalement rend tout aussi bien justice à une histoire qu’on a critiquée en disant qu’elle racontait deux fois la même chose, alors que rien n’est moins sûr.
Certes, le premier acte et le deuxième acte montrent les efforts du comte Ory pour conquérir la belle Adèle qui telle Pénélope, attend le retour de son mari des Croisades (et à Lyon, les Croisades, c’est évidemment la guerre au Proche Orient ou en Afghanistan, dont on voit quelques images)… Mais aussi bien musicalement que dramaturgiquement les choses sont subtilement différentes.
Musicalement, la première partie laisse au chant le primat : grands airs très acrobatiques qui se succèdent, final ébouriffant qui reprend le Gran’ pezzo concertato a 14 voci du Viaggio a Reims, feu d’artifice d’aigus et d’agilités dans une dramaturgie minimale où il se passe peu de choses et où l’orchestre donne le rythme, la respiration, accompagne sans être exactement protagoniste, mais où la musique est plus fluide, plus rapide, plus démonstrative.
L’espace est public : une salle (ici une sorte de salle polyvalente de village, salle de sport et de réunion avec bar minable et scène de fortune), mais une atmosphère un peu rêvée qui mélange du concret (boissons et nourriture, chaises de plastique, R5 de la comtesse) et de l’abstrait : pas de murs, un fond noir, un décor qui évoque, écartelé entre l’hyperréalisme et le rêve.
La seconde partie, qui raconte selon le même schéma une nouvelle tentative du comte pour circonvenir Adèle, se déroule non dans un espace public (comme la première partie), mais privé, le château (ou la demeure) d’Adèle. Nous en voyons les appartements (là aussi sans murs) : cuisine, antichambre, chambre, salle de bains. Espace si privé d’ailleurs que dans sa salle de bains, Adèle se lave les dents, prend ses pilules et fait ses petits besoins. Les personnages, moins stéréotypés, moins en représentation vocale, interagissent. On y voit d’abord le monde des femmes, recluses dans le château, qui brodent, lisent ou tricotent, puis le monde des hommes (déguisés en religieuses) qui s’introduisent dans ces appartements avec la ferme intention d’y passer une nuit de viveurs au milieu de femmes et de vin. Encore un monde de femmes-femmes, d’hommes chantés par des femmes, et de femmes chantées par des hommes, encore un labyrinthe pour identifier un genre… L’actualisation des costumes (de Pelly aussi) sert le comique : le comte en religieuse s’étend sur le lit, laissant voir sous la jupe grise des jambes qu’on suppose velues qu’il gratte goulûment.
L’Opéra vu par Rossini n’est décidément pas un monde très politiquement correct.
Musicalement, le second acte est sensiblement différent du premier et bien des analystes ont souligné l’aspect moins démonstratif de la vocalité : Dmitri Korchak (le comte Ory) était bien plus à l’aise dans ce second acte qui permet à la vis comica de se répandre et d’irriguer l’ensemble, mais on note aussi un rôle de l’orchestre plus subtil, un tissu mieux construit fait de voix et d’orchestre notamment dans le fameux trio, qui est l’un des sommets de l’œuvre. Un orchestre peut-être moins fluide, moins léger, moins “italien”, plus proche de Guillaume Tell que du Barbiere di Siviglia.
L’œuvre est intéressante pour qui aime Rossini parce qu’en deux heures, on passe d’un Rossini à l’autre, d’un Rossini proche du Barbiere ou de Cenerentola, un Rossini léger, primesautier, pétillant (comme du Champagne, naturellement…c’est toujours ce qu’on dit), qui montre que le français s’adapte finalement assez bien à un rythme italien, à un Rossini plus symphonique sans être lourd, avec des jeux de réponses entre les voix et les instruments, où le compositeur montre d’une manière non indifférente sa capacité à densifier le tissu musical. Mais tissu musical, tissu textuel et tissu scénique dans cette seconde partie se répondent et la rendent encore plus réussie, plus explosive, plus subversive aussi que la première.

Pourtant, la première partie donne l’occasion à Laurent Pelly de travailler sur des références culturelles nombreuses, dans la musique ou dans la culture générale de référence.
On sent parfaitement qu’il est dans son élément dans l’Opéra bouffe. Beaucoup moins bridé que dans sa mise en scène de I Puritani à Bastille, dont il ne savait visiblement pas quoi faire du livret, il fourmille d’idées et sait adapter la scène au rythme de la musique (il a une éducation musicale et cela se sent). Ici, outre la référence cinématographique à Chabrol, visible aussi dans les costumes, d’une simplicité presque démonstrative, il fait du comte Ory « sage ermite » un de ces prédicateurs qui font rêver le bon peuple.

Fakir 2C’est en sâdhu qu’apparaît le comte, un peu d’exotisme dans ce monde de brutes, un sâdhu (sorte d’ermite indien qui a renoncé au monde et qui vit des dons des autres) qui rappelle furieusement ce fakir des aventures de Tintin,  qui dans Le Lotus Bleu s’assoit sans problème sur un siège clouté, mais qui ne supporte pas les coussins.
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Un sâdhu qui se donne en spectacle,  que les spectateurs veulent consulter et auquel en échange ils apportent des victuailles.
Alors Pelly joue sur toutes les références possibles: quand Adèle chante son air En proie à la tristesse, parsemé de redoutables écarts et d’aigus et suraigus, elle chante comme la poupée des Contes d’Hoffmann, comme une mécanique, et en même temps comme souvent la vocalise trahit un état mental, ici le désir (le comte est presque nu, et les regards d’Adèle sont insistants et ciblés…). Par ailleurs, et c’est un autre exemple, les dernières mesures de l’acte sont calquées par la mise en scène sur celles du final du premier acte de Don Giovanni (Le Comte Ory comme succédané comique de Don Giovanni) où tous entourent Le comte, qui dans l’affolement général de ce final, réussit à s’échapper, comme Don Giovanni échappe à ses poursuivants:  c’est bien aussi un motif don juanesque que cette manière de se démasquer, spectaculairement, pour ensuite planter là les poursuivants.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Il y a chez le personnage dessiné par Pelly quelque chose de vaguement effrayant et monstrueux, supposé être irrésistiblement attirant pour les dames (l’attrait du mâle sauvage sans doute). Mais entre les numéros vocaux, et l’extraordinaire désordre scénique, on est plutôt dans un festival échevelé sans grande lisibilité des caractères : nous sommes dans le domaine de la seule caricature.
C’est incontestablement la seconde partie, conduite d’une manière à la fois rigoureuse et linéaire qui constitue le sommet de la loufoquerie. Un espace privé, grandes fenêtres, portes monumentales, qui va glisser devant nous laissant voir à cour une chambre et  derrière le lit une salle de bains, puis en glissant de l’autre côté une cuisine.

Dmitri Korchak & Désirée Rancatore Acte II © Stofleth
Dmitri Korchak & Désirée Rancatore Acte II © Stofleth

Trois espaces : celui de la comtesse, qu’on ne pénètre pas, celui du quotidien, où toutes les femmes  (vêtues comme la comtesse Adèle, en jupe et cardigan, sauf Dame Ragonde) s’ennuient aux travaux féminins (broderie, tricot) et les communs, la cuisine où vont se réunir les hommes – vêtus en religieuses. L’entrée du comte Ory dans la chambre, en religieuse, robe grise, sandales et sac à dos fait évidemment exploser la salle, et Korchak dont les qualités scéniques sont ici étonnantes est désopilant.

Les femmes, la nuit Acte II © Stofleth
Les femmes, la nuit Acte II © Stofleth

Le second acte alterne scènes collectives (chœurs de femmes en attente et en ennui et chœur des hommes prêts à tout), et des scènes privées (on a parlé d’Adèle dans sa salle de bains, un espace dont on ne sort pas, et qui devrait être le dernier recoin où elle peut se réfugier si le comte l’attaque). La présence d’un grand lit évidemment ne peut être gratuite.

Les hommes, la nuit Acte II© Stofleth
Les hommes, la nuit Acte II© Stofleth

L’entrée des religieuses (14..c’est beaucoup dit Adèle) donne l’occasion d’une de ces scènes gaillardes interrompues par Dame Ragonde (ils dissimulent le vin sous les robes) puis par Adèle qui les envoie dormir. Mais le sommet est évidemment la scène du trio entre le page Isolier qui intervient pour protéger Adèle des assauts du comte, le comte en religieuse qui envoie ses frusques en l’air pour se retrouver en caleçon, et Adèle, qui se protège au fond du lit.

Trio...Acte II © Stofleth
Trio…Acte II © Stofleth

Trois personnes dans un lit, qui s’en donnent à cœur joie (Ah ! grand Dieu, quelle trahison !) : le comte confond Isolier et Adèle, et la partie devient de plus en plus fine, pour le plus grand bonheur du public.
Tout cela est interrompu par le retour (trop tard…) des maris, en treillis et rangers bien de chez nous, avec un Isolier dont on devine qu’il sera dans un proche futur un Cherubino actif auprès de la comtesse.
Voilà une mise en scène qui donne à l’ensemble une bouffée d’allégresse et qui par son rythme, son ironie, sa justesse aussi, colore l’ensemble du spectacle et lui donne son incontestable relief. C’est le travail de Laurent Pelly jouant sur la gaillardise (toute médiévale cette fois) qui emporte la conviction et fait tenir l’ensemble, musique et chant dans une sorte de tourbillon qui stimule tout le plateau.

La direction de Stefano Montanari est très enlevée et un peu sèche, mais  sans doute aussi l’acoustique de Lyon ne sert-elle pas la fluidité rossinienne. Beaucoup de rythme, mais, notamment en première partie, un petit manque de légèreté : à certains moments cette musique devrait être à peine effleurée, jouée sur un souffle rapide, comme une caresse érotique. L’intérêt de cette approche au corps plus marqué est une meilleure cohérence entre première et deuxième partie, à mon avis plus réussie musicalement, plus fouillée, et plus en phase avec ce qu’on voit et qu’on entend. La direction contribue de toute manière avec bonheur à l’explosion générale ainsi que l’excellent chœur dirigé par Alan Woodbridge.
Il faut rendre hommage à une distribution qui défend parfaitement et l’œuvre et la lecture qu’en fait Pelly : tout le monde joue le jeu et s’engage d’une manière gourmande dans l’aventure.
À commencer par Dmitri Korchak qu’on a connu plus emprunté. Qu’il soit en fakir ou en religieuse, il est désopilant, très alerte, et particulièrement à l’aise dans le rôle. Par ailleurs, sa diction française est impeccable, quasiment sans l’ombre d’un accent. Vocalement, il a visiblement des problèmes au premier acte : manque de ductilité, sons un peu fixes, et surtout une tendance à pousser qui l’empêche d’avoir la souplesse exigée par Rossini et finit par créer quelques menus problèmes de justesse dans les hauteurs du registre. Au second acte, la vocalité plus humaine et plus égale, lui donne une aisance plus grande. La religieuse lui va donc mieux que le fakir. Il reste que Dmitri Korchak défend ce rôle très difficile avec pleine autorité et une belle présence.

Acte I Dmitri Korchak & Désirée Rancatore © Stofleth
Acte I Dmitri Korchak & Désirée Rancatore © Stofleth

Désirée Rancatore m’a surpris : je ne pensais pas qu’elle avait à ce point cet humour, cet allant, cet abattage qui en fait vraiment le centre de tout le premier acte, dans son personnage de comtesse un peu frustrée et travaillée par la bébête. D’ailleurs j’entendais certains spectateurs dire que cela ne démarrait qu’à partir de son air En proie à la tristesse. Cette présence affirmée qui marque le premier acte s’efface quelque peu dans un deuxième acte où son personnage est plus réservé et plus distant, surtout dans les premières scènes. Le rôle est maîtrisé et scéniquement et vocalement, où il réserve quelques suraigus piégeux. Certes, il y a dans la voix quand elle est très sollicitée à l’aigu quelque dureté, et la ductilité en souffre, mais que de moments dominés, que de cadences pyrotechniques, que de dynamisme. De plus, Pelly lui fait mimer Olympia la poupée, ce qui non seulement provoque un effet hilarant sur un public qui a vu Les Contes d’Hoffmann du même Pelly deux mois auparavant, mais aussi permet, en « mécanisant » les variations, de résoudre sans doute des pièges techniques dus aux exigences de fluidité et de legato, qui sont ici évités par le chant haché de la poupée, accompagné des gestes adéquats. Pas de logique psychologique à ce choix sinon la logique d’intertextualité, sopranos de tous les opéras unissez-vous, et l’installation d’une saine loufoquerie qui ne quittera pas la scène.
Certains d’ailleurs pourraient reprocher à Laurent Pelly d’avoir préféré la loufoquerie un tantinet vulgaire à l’élégance, qui siérait à la présence de l’œuvre au répertoire de l’Opéra, mais Pelly a choisi au contraire d’aller au bout de la logique du texte, qui ne tient que par la permanence du désir et de la paillardise d’un bout à l’autre, dans un monde que ne renieraient ni Rabelais, je l’ai dit plus haut, ni même Aristophane.

Cet ermite en rut, cette comtesse prise d’un désir violent pour le jeune page nous indiquent clairement dans quelle direction aller :

Cher Isolier, cher Isolier !
je veux t’aimer, je veux n’aimer que toi,
Non
N’aimer, n’aimer que toi !
Déjà je sens les feux brûlants
De la jeunesse se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Déjà je sens les feux brûlants
De la jeunesse se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer.
Peut-on être plus clair ? Il y a dans le livret et dans la manière dont Rossini impose l’œuvre une volonté d’aller assez loin, et plus loin que ne le permettaient à l’époque les codes sociaux et les conventions de l’opéra, sans doute grâce à son immense gloire.
Isolier est chanté par la jeune Antoinette Dennefeld, particulièrement engagée elle aussi dans ce personnage de jeune mâle cherubinesque à qui elle donne une vraie présence: Rossini se souvient évidemment des Nozze di Figaro car  dans la relation Isolier/Comtesse Adèle on lit en filigrane la relation trouble Cherubino/Contessa. Elle fait preuve d’une belle énergie et d’un joli contrôle sur la voix, qu’elle sollicite et qu’elle colore avec maîtrise.

Je suis moins convaincu de la Dame Ragonde de Doris Lamprecht. Si elle est le personnage, ses interventions vocales sont un peu en-dessous de l’attendu, difficultés à l’aigu, peu d’agilité, voix un peu fatiguée.
Parmi les compagnons de débauche du comte Ory, Raimbaud a une place particulière, avec un air de choix venu du Viaggio a Reims : on se souvient dans l’enregistrement d’Abbado, de Ruggero Raimondi chantant Medaglie incomparabili où il imite plusieurs accents, l’air est repris par Rossini dans le second acte du Comte Ory ; il s’agit simplement d’énumérer cette fois-ci des vins de toutes origines : la voix de Jean-Sébastien Bou est moins profonde que celle de Raimondi, mais il possède pour cet air l’abattage voulu, le style et l’agilité, et une vraie présence, même si la voix disparaît un peu dans le grave.. D’ailleurs, il est dès le départ particulièrement en verve, et sa composition de Raimbaud notamment au premier acte est particulièrement notable en âme damnée du damné comte.
Enfin, le gouverneur de Patrick Bolleire affiche une voix à la fois sonore et profonde, avec une présence scénique affirmée (notamment en religieuse, et surtout en gouverneur de débauche): la prestation d’ensemble est vraiment solide.
Ce fut donc une bonne soirée, enlevée, alerte, allègre : une recette typiquement rossinienne qui a remis en mémoire une œuvre trop rarement montée. Elle le sera deux fois cette année, puisque la Scala, qui coproduit le spectacle, le présente en juillet prochain avec une autre distribution : Juan Diego Florez (Le comte Ory), Alexandra Kurzak (La comtesse Adèle), Stéphane Degout (Raimbaud), José Maria Lo Monaco (Isolier) sous la direction de Donato Renzetti. Voilà une occasion de l’entendre à nouveau. Dans un tout autre volume,  avec le ténor rossinien par excellence et l’un des deux barytons français de référence. Nul doute qu’elle sonnera encore différemment, mais il n’est pas sûr qu’elle sonnera mieux.
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Acte II © Stofleth
Desperate housewives…Acte II © Stofleth

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: I PURITANI, de Vincenzo BELLINI le 25 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Michele MARIOTTI, ms en scène: Laurent PELLY)

Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Soirée importante à Bastille ce soir, I Puritani faisait son entrée à l’Opéra par la grande porte, après l’avoir fait par la petite à l’Opéra Comique en 1987 (avec June Anderson quand même!). Bien que créée à Paris, en janvier 1835 au Théâtre Italien, l’œuvre a attendu 152 ans pour entrer au répertoire de l’Opéra, et 177 ans pour entrer dans la salle principale…pour un des chefs d’oeuvre du répertoire italien, ça n’est pas si mal.

L’histoire est assez simple: sur fond de luttes entre les partisans de Cromwell et les partisans de la monarchie, une jeune fille, Elvira, est amoureuse d’un beau et courageux chevalier, Arturo (ténor); alors qu’elle devait épouser un autre noble, Riccardo (baryton) finalement son père accepte qu’elle convole avec son aimé. Mais voilà, l’être aimé est si courageux que le jour du mariage, il plante là sa fiancée pour aller sauver la reine, prisonnière en secret dans le château: aux yeux des partisans de Cromwell, et aux yeux d’Elvira, c’est un traître . La jeune fille en devient folle, mais il reviendra, et en le revoyant elle retrouvera la raison. Traître condamné à mort, Arturo sera amnistié à la faveur de la victoire définitive de Cromwell, tout est bien qui finit bien et embrassons-nous Folleville.
Pour le bel canto romantique, il faut d’abord les voix, ensuite un chef qui les soutienne, et enfin (accessoirement) un metteur en scène. Il faut bien dire que ce répertoire n’est pas vraiment le chéri du Regietheater, du théâtre tout court d’ailleurs. À part Andrei Serban avec Lucia di Lammermoor, et quelques autres travaux qui essaient de tirer de ces oeuvres assez convenues un spectacle cohérent, la plupart du temps, on a droit à un travail au mieux illustratif. Laurent Pelly n’est pas un révolutionnaire de la scène, mais c’est un homme à idées, plein d’humour, qui a laissé à la postérité dans ce répertoire  une Fille du Régiment (Donizetti) qui a fait le tour du monde.

Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Cette fois-ci, on en est loin.
Dans un vaste espace gris assez vide, qui laisse les personnages et le chœur évoluer sur toute la surface du plateau, un décor réduit à l’os sur une tournette, un squelette de château anglais (Elvira passe son temps à monter sur les coursives et les parcourir), au deuxième acte, dans le même style, la chambre d’Elvira qui a tout d’une grande cage, au troisième, une façade, une tour, une cheminée, où brûle un feu qui donne à cet ensemble un peu de chaleur et de vie. Un espace scénique immense qui n’est pas vraiment favorable aux voix…L’humour (?) de Pelly se reconnaît à sa manière de traiter les masses (sautillantes comme chez Marthaler quelquefois, mais sans l’intelligence du propos) en automates où les femmes semblent être en patins à roulettes (elles semblent seulement), où les soldats casqués sont ridicules à souhait (ils le sont trop pour que ce ne soit pas voulu), où le chœur chante en rang d’oignons  face au chef, selon la bonne et détestable tradition. Les chanteurs sont quand même (un peu) dirigés, en tous cas plus que chez Py dans Aida, avec quelques moments réussis, par exemple lorsqu’Elvira cherche désespérément à se défaire de sa robe de mariée ou que Sir Giorgio et Riccardo se retrouvent seuls sur le plateau nu. Mais au total une production sans intérêt majeur même si quelquefois élégante, un spectacle qui se veut poétique, mais qui accumule les poncifs (voulus? pas voulus?) d’un style de représentation qu’on pensait révolu. À ce tarif là, mieux valait louer une production à Madrid, Florence ou Vienne, et se payer une vraie nouvelle production d’Elektra. Laurent Pelly n’a pas sollicité beaucoup ses neurones, c’est un travail pâle, faussement ironique, plat voire ennuyeux, qui ne rend pas justice à l’œuvre et qui ne marquera ni sa carrière, ni hélas celle de ces Puritani à l’Opéra.
Il en va autrement du point de vue musical: il est vrai que dans ce type de répertoire, il vaut mieux un plateau qui tienne la route, et dans Puritani,  il faut en plus un ténor qui monte à l’impossible contre-fa. Il faut aussi un chef qui aime les chanteurs et qui sache les soutenir. L’Opéra a invité Michele Mariotti. C’est un jeune chef de 34 ans, qui a beaucoup dirigé à Pesaro, dont il est originaire, et qui commence une belle carrière, notamment au MET où il a dirigé Carmen et la nouvelle production de Rigoletto (celle qui se passe à Las Vegas). En relisant ce que j’écrivais alors sur lui après Rigoletto, je remarque que je n’ai pas grand chose à changer: “Sans être exceptionnelle (apparemment ce ne sera pas le nouveau Toscanini), sa direction est intéressante car il sait bien doser les volumes, donner du rythme et de la palpitation et gérer les crescendo: il reste à donner plus de relief et d’accents, mettre en son comme on met en scène, c’est à dire mieux animer l’orchestre quelquefois un peu plat, mais il écoute les chanteurs et au total la prestation est loin d’être indifférente.” Un spectateur disait hier devant moi à sa compagne “le chef est inexistant”.  Il a d’ailleurs reçu des huées de la part des imbéciles de service, ignares et injustes. Sa direction, si elle n’est pas sonore, est très fluide, et assez fouillée: elle n’envahit pas le plateau ou la salle par son volume, car dans une salle aussi vaste et sur un tel répertoire, Mariotti retient le son pour laisser les voix s’épanouir, c’est un choix qui se défend, d’autant que l’orchestre est parfaitement au point, que l’ensemble est rythmé et respire, et que si “la tromba non suona”, il reste que cela sonne quand il faut, et avec une certaine élégance: Bellini n’est ni Donizetti, ni le jeune Verdi. C’est une approche dans le répertoire italien que je préfère mille fois à celle d’un Daniel Oren, ou à l’opposé de celle de Pido’ (que je ne déteste pas..) dans Norma pour de citer que ceux-là.
Même avec ses inévitables hauts et bas (bien plus de hauts que de bas, soyons justes) le plateau est assez défendable et les choix de chanteurs cohérents. Je voudrais d’abord saluer Luca Lombardo (qui commença sa carrière en s’appelant Bernard Lombardo, car il est français): il a une place particulière dans mon musée mélomaniaque car il fut le Floreski de Riccardo Muti dans ma chère Lodoïska à la Scala: il a ici un rôle de complément (Sir Bruno Roberton) dont il s’acquitte avec honneur, tout comme Wojtek Smilek qui prête sa voix de basse profonde à Lord Gualtiero Valton. Je voudrais aussi signaler le beau timbre d’Andreea Soare (issue de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris) dans le rôle d’Enrichetta di Francia, une voix chaude qui sonne bien, et qui laisse espérer une suite de carrière intéressante.

Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana

J’attendais beaucoup de Mariusz Kwiecien (Sir Riccardo Forth), qu’on n’avait pas revu à Bastille depuis le Roi Roger en 2009. Belle voix de baryton, bien posée, bien projetée, belle diction, jolis aigus: il fait une belle carrière dans les barytons de Verdi, Donizetti et Bellini au MET. Son premier air (Il duol che al cor mi plomba et bel sogno beato) est parfaitement en place, énergique, bien projeté: il obtient d’ailleurs des applaudissements nourris. La suite a moins de relief, l’aigu est un peu “savonné”, la voix manque quelquefois d’éclat, c’est un peu décevant par rapport à l’attente et même dans le duo fameux “suoni la tromba”, c’est Pertusi qu’on remarque le plus: il reste que l’artiste est intéressant, l’un des barytons du moment et  doit être réentendu en meilleure condition vocale.
Michele Pertusi est vraiment le triomphateur de la soirée dans Sir Giorgio: d’abord parce que de tout le plateau, c’est le seul qui ait exactement le style voulu. Sa longue fréquentation de Rossini et des romantiques lui a donné une impeccable ligne de chant, un sens de la nuance, une manière unique de colorer, une intelligence du texte, toujours d’une grande clarté et parfaitement émis. Oui, il a du style, et il sait ce qu’il chante. Dans ce rôle très humain, son chant dégage une chaleur, une douceur particulières. Il obtient le plus grand triomphe et c’est parfaitement mérité.
Le style n’est pas ce qui marque la prestation de Dmitri Korchak. Il a les aigus – même si les plus hauts ne sont pas très jolis-, le volume, le contrôle; mais son chant reste monotone et peu expressif, il chante tout de la même manière, a toujours le même mode de lancer la voix, en force, avec un appui justifié sur le diaphragme, mais un chant “di petto” excessif qui donne l’impression qu’il s’époumone, avec un timbre un peu nasal et sans vraiment le legato voulu et sans élégance.  Si on devait évoquer style,  modulation, notes filées, variations, cadences, on serait bien à la peine. De plus son attitude scénique raide, l’absence totale de mouvement (les bras désespérément le long du corps), n’arrangent pas les choses et le personnage est sans vraie vie, sans animation, sans âme. Du chant, oui, de la musique, pas vraiment, sauf peut-être dans le duo final avec Elvira où quelque chose vibre, même s’il est un peu fatigué.

Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Reste Maria Agresta. Cette jeune chanteuse éveille l’intérêt en Italie parce qu’elle sait chanter Verdi avec une certaine sûreté, elle a une belle voix de soprano lyrique, avec des aigus sûrs et une vraie aptitude à  la fois aux agilités, et à élargir la voix, notamment dans le jeune Verdi. Je l’ai entendue récemment à la Scala dans Oberto Conte di San Bonifacio, où elle ne m’avait pas déplu.

Dans Elvira, elle est d’abord très émouvante, très juvénile, dans sa robe de mariée qu’elle ne quitte pas, tache blanche au milieu de tant de gris et tant de noir, très engagée en scène, c’est un atout dans cette production,  surtout face à l’Arturo un peu plâtré de Korchak. Vocalement, elle domine sans conteste le rôle, notamment les parties centrales qui exigent quelquefois une forte tenue de souffle et une ligne qu’elle tient avec sûreté. Elle se sort des cadences avec bonheur, et la plupart de ses airs sont réussis. Il lui manque cependant de la réserve à l’aigu. Les aigus sont tous tenus, mais aussi tendus, mais aussi un peu tirés et même quelquefois un peu métalliques, notamment les notes les plus hautes. Par rapport à la couleur du registre central, cela détonne un peu. Le volume est satisfaisant sans être exceptionnel, mais la diction est bonne et la projection vocale bien en place.  Le timbre n’est pas (pour mon goût) particulièrement séduisant et n’a pas ce velouté et cette chair qui me plaisent tant dans ce répertoire, mais la prestation est plus qu’honorable et elle sait tenir ce rôle sans faiblir. Gros succès final.
Au total, ces Puritani font une entrée à l’Opéra musicalement réussie mais scéniquement indifférente sinon ratée (au moins pour mon goût), une Première au succès franc sans être triomphal. On devrait quand même entendre encore plus de Bellini à Paris: après Norma il y a quinze jours, I Puritani ce soir, on rêve d’entendre Beatrice di Tenda et l’on se réjouit de réentendre I Capuleti de i Montecchi que Mortier nous avait offert avec Netrebko et Di Donato…heureux temps…et que Joel  reprend cette saison avec une autre distribution.
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I Puritani, 25 novembre 2013
I Puritani, 25 novembre 2013