SEMPEROPER DRESDEN 2014-2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 14 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Uwe Eric LAUFENBERG) avec Anja HARTEROS

Acte I © Matthias Creutziger
Acte I © Matthias Creutziger

Si le Don Giovanni bruxellois a fait passer le cerveau à la centrifugeuse ou au triturage, au moins à Dresde il a pu se reposer de ses fatigues, vu l’extrême platitude de la mise en scène de Uwe-Eric Laufenberg, vieille de 14 ans, dont il ne reste plus rien, si tant est qu’elle eût à offrir quelque intérêt un jour. Il est vrai que ce déplacement dans le théâtre où fut créé en 1911 Der Rosenkavalier n’avait dans mon cœur qu’un seul motif du nom d’Anja Harteros. Et je n’ai pas été déçu.
Concluant l’année Strauss après des représentations de Capriccio, que Thielemann a dirigé le mois dernier avec Renée Fleming, d’Arabella dans la pâle production de Salzbourg, mais avec Anja Harteros, de Josephslegende (Ballet) direction Paul Connelly, de Daphné dirigé par Omer Meir Wellber, voici donc un Rosenkavalier assez luxueusement distribué, avec Anja Harteros, Sophie Koch qui est désormais un des Octavian de référence et Christiane Karg en Sophie, un nom qui monte depuis deux ans, Peter Rose est Ochs, comme il se doit (il l’est à peu près partout), et Faninal comme à Salzbourg, c’est Adrian Eröd. La Staatskapelle Dresden étant dirigée par Christian Thielemann, évidemment, c’est un grand soir et le magnifique Semperoper est archi comble. Voilà en effet un Rosenkavalier somptueusement distribué, dirigé par un chef qui fait référence dans Strauss et avec l’orchestre qui l’a créé, accessoirement l’un des meilleurs d’Allemagne. Qui peut souhaiter mieux ?
La production ne sort pas de la grande tradition des Rosenkavalier, sauf qu’elle transpose l’action au XXème siècle, dans les années cinquante, au moment où l’on peut s’enrichir assez facilement dans un monde en pleine expansion.
Ainsi, si l’intérieur des appartements de la Maréchale reste très proche de celui qu’on verrait au XVIIIème (le passé), celui de Faninal est au sommet d’un haut bâtiment avec vue sur tout Vienne, on a convoqué la presse people et l’arrivée d’Octavian et de la rose est traitée comme une mise en scène pour la télévision (projecteurs, spots) où Octavian montre un art consommé du paraître et une habitude des médias (comme on dirait aujourd’hui) qui tranche avec le naturel de Sophie. C’est l’avenir…il y a un côté Gattopardo dans l’œuvre de Hofmannsthal.

Le dernier acte se déroule dans une sorte d’espace abandonné qu’on aménage pour l’occasion et qui semble servir à des « parties » (en anglais dans le texte) un peu décalées ou déjantées. C’est peut-être le mieux réglé ou en tous cas le plus riche d’idées (enfin… idées…n’allons pas trop loin).
Remettez tout cela dans un décor et avec des costumes XVIIIème sans rien changer à la mise en scène, et vous aurez un Rosenkavalier comme on en voit des centaines. Il y a quelques menus points intéressants, mais l’ensemble reste bien plat et conventionnel.
Monsieur Laufenberg remplace Jonathan Meese pour le Parsifal de Bayreuth en 2016, gageons que le choix de Katharina Wagner, fait pour pacifier les esprits et peut-être reconquérir un public échaudé, est sage et que Uwe-Eric Laufenberg satisfera la majorité du public…un choix par défaut, un choix de tranquillité, un gage en somme. Mais il reste à souhaiter que l’imagination et la créativité de Laufenberg se seront un peu réveillées en 2016.
Il en va autrement musicalement.
Moins d’un mois auparavant j’ai entendu Petrenko à Vienne, cet été j’ai entendu Welser-Möst à Salzbourg (difficile de ne pas entendre vu le volume) : cette année, anniversaire Strauss aidant, je suis revenu vers Rosenkavalier après une longue abstinence. Mais il est vrai qu’il y a aujourd’hui des chefs de choix et des Maréchales intéressantes Schwanewilms, Isokoski, Fleming, Harteros. Pour moi qui ai été nourri à Christa Ludwig, ma première Maréchale, puis Janowitz , Te Kanawa et Gwyneth Jones et qui ai été fulminé par Kleiber plusieurs fois (ah, je vous laisse imaginer quand il arrivait sur le podium, laissant à peine le public applaudir et se retournant brutalement pour faire exploser l’orchestre sans nous laisser reprendre le souffle…), il fallait du temps pour revenir à une œuvre où j’ai laissé tant de larmes au trio final .
J’ai entendu rarement Thielemann dans Strauss, c’était aussi l’occasion de me convaincre à mon tour. Tant d’amis me disent qu’il est insurpassable dans ce répertoire .
Disons le d’emblée, je n’ai pas été convaincu et ce Strauss au cordeau ne m’a pas secoué.
La Staatskapelle de Dresde, avec ce son si personnel, avec cette perfection dans l’exécution, a donné une performance de référence, sans aucune scorie, d’autant que la direction de Thielemann est très claire, isole les pupitres, fait vraiment tout entendre avec une diabolique précision. Même si le premier violon ne vaut pas Küchl à Vienne qu’on a encore dans l’oreille, c’est magnifiquement préparé.
Donc, du point de vue de la « mécanique musicale », il n’y a qu’à couvrir chef et orchestre de louanges. Mais dans Rosenkavalier, il en faut plus. Il faut de la rutilance, de l’explosion, de la dynamique, il faut un rythme, il faut un discours, il faut du sourire, il faut des larmes, il faut de la tension, il faut…il faut…

Acte I © Matthias Creutziger
Acte I © Matthias Creutziger

Il faut beaucoup de ce qui a manqué dans une représentation impeccable aux lignes parfaites, sauf que je n’ai pas senti d’engagement, sauf que je n’ai pas senti de dynamique, d’explosion, de vie.
Autant Petrenko partait en nous entraînant, en nous faisant tourbillonner d’emblée, ici, écouter l’orchestre est un rare plaisir, mais on ne tourbillonne jamais. Pas de tornade. Tout cela reste sage et presque démonstratif. Une belle vitrine de Noël, mais entre moi et ce que j’écoute, il y a une vitre. Il y a un bel objet sous verre.
Il y a aussi un point de vue : le troisième acte est sans doute pour moi le plus intéressant, parce qu’il y a une option claire de retenue de l’orchestre, de légèreté, d’élégance qui renvoie le phénoménal prélude à un tout autre univers que celui explosif de Welser-Möst à Salzbourg, qui savait construire une analytique de l’explosion et de Petrenko à Vienne, qui savait construire une poétique de l’explosion.
Thielemann n’est jamais nerveux, jamais tendu, très descriptif, très sage et conforme, voire conformiste. Il est soucieux de la rondeur des sons et du rendu, il semble moins soucieux de drame (au sens action du terme). C’est du côté du plateau qu’il faut chercher l’émotion, un plateau au volume somptueux que le chef laisse s’épanouir.

Acte II: Sophie Koch (Octavian), Christiane Kohl (Marianne Leitmetzerin, Adrian Eröd (Faninal) Peter Rose (Ochs) Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger
Acte II: Sophie Koch (Octavian), Christiane Kohl (Marianne Leitmetzerin, Adrian Eröd (Faninal) Peter Rose (Ochs) Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger

Adrian Eröd, chauve pour l’occasion, est plus présent que sur l’immense plateau salzbourgeois : son Faninal existe plus, la voix est plus audible, avec les qualités habituelles de diction et de viennéïté (qu’on me pardonne cet horrible néologisme, mais Eröd est viennois et dans cette œuvre, cela peut compter). C’est un artiste que j’apprécie et il n’a pas dérogé à la règle.
Peter Rose en revanche m’a semblé moins en voix qu’à Vienne. Certes, le personnage est là, imposant, plein d’humour, plein d’allant en scène, mais il m’a semblé moins présent vocalement qu’à Vienne, tout en défendant le rôle comme à son habitude. Mais peut-être passer son temps à chanter Ochs peut-il finir pas lasser…

Le chanteur italien de Yosep Kang a un joli timbre clair, il n’efface pas l’excellent Benjamin Bruns à Vienne. Christa Mayer en revanche dans Annina fait merveille, notamment au troisième acte, son acte.
Restent nos trois dames :

Acte II © Matthias Creutziger
Acte II Sophie Koch (Octavian) & Christiane Karg (Sophie) © Matthias Creutziger

Sophie Koch est un Octavian impressionnant de puissance vocale, mais je trouve qu’elle pousse trop le volume, ce qui gêne pour entendre la Sophie de Christiane Karg quand elles chantent en duo et qui déséquilibre les ensembles. Nul doute que Koch a travaillé son volume et pourrait sûrement à un moment aborder les grands mezzos italiens (on pense à Eboli), mais elle manque de cette distance élégante dans Octavian, dans la diction, dans la tenue, dans le geste même. C’est un chant plein de santé, évidemment au point, mais qui n’est pas encore totalement dompté ou dominé pour mon goût. Nous ne sommes pas encore à des niveaux d’une Fassbaender, inouïe dans ce rôle, de la grande Yvonne Minton, d’Agnès Baltsa, la plus vraie, la plus juste ou même de ma préférée, Tatiana Troyanos qui fut la plus émouvante, ou même dans les plus récents Octavian d’une Graham, d’une Sindram ou d’une Kirschlager.
Et la Sophie fraîche et bien tenue de Christiane Karg au chant contrôlé, aux aigus bien développés, apparaît bien pâle à côté, et ses moyens semblent limités. Est-ce par cette différence de volume entre les deux voix qui finissent par ne pas s’accorder, est-ce parce que la voix est vraiment petite, je ne sais : il reste qu’il y a là une légère déception.
Mais pas pour Harteros.
Avec Anja Harteros, nous jouons à un autre niveau.

Anja Harteros © Matthias Creutziger
Anja Harteros © Matthias Creutziger

On retrouve immédiatement l’aura des grandes Maréchales, impeccable dans les tenues noires que lui réserve la mise en scène années 50 de Laufenberg. Il y a d’abord une tenue en scène d’une élégance et d’une distinction inouïes, on n’a vraiment d’yeux que pour elle, elle est la Maréchale telle qu’on la rêve, telle qu’elle habite nos fantasmes. Elle est ensuite d’un naturel rare, élégante quand il faut, familière et amoureuse quand il faut, énergique et sèche quand il faut : j’ai rarement entendu une maréchale aussi définitive face à Ochs au 3ème acte. Bref, une science du ton et de la couleur, si importante dans un rôle qui exige tant de subtilité, qu’on peut sans crainte qualifier d’unique : cette Maréchale ne chante pas, elle vit, elle est, elle vibre. J’adore Harteros dans tous les rôles où je l’ai entendue, mais là, il y a quelque chose de plus dans la vérité du personnage. Son monologue du 1er acte est vraiment un moment en suspension, un vrai monologue intérieur, très simple et très étudié à la fois, et l’urgence finale n’en est que plus forte et que plus émouvante.
Je n’ai pas encore parlé de la voix, des aigus tenus, de la diction exemplaire, de la ligne de chant, de la variété des tons : bref, elle s’impose, elle est là, immense. Là où elle chantera ce rôle, il faudra y aller. Et je ferai le voyage de Baden-Baden car elle vaut à elle toute seule le voyage. Je pensais qu’elle serait grande, je ne pensais pas qu’elle serait immense, à l’égal des Maréchales du passé qui m’ont accompagné et marqué.
Sans Harteros, ce Rosenkavalier restait quand même ordinaire, même avec Thielemann. C’est Anja Harteros l’épicentre de la production, elle la porte et elle nous emporte ; elle vaut tous les voyages…[wpsr_facebook]

Anja Harteros © Matthias Creutziger
Anja Harteros © Matthias Creutziger

CONCERT DU NOUVEL AN: Variations sur un thème à BERLIN, DRESDE, VENISE

En dehors DU concert du Nouvel An, les télévisions allemands ont retransmis deux concerts de Saint Sylvestre (Silvesterkonzert), celui des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle (à 18h30 le 31 sur ARD), et celui de la Dresdner Staatskapelle dirigée par son chef Christian Thielemann (à 17h35 le 31, sur ZDF), tandis qu’ARTE proposait le concert du Nouvel An de La Fenice, dirigé par Diego Matheuz, l’assistant de Claudio Abbado qui commence à faire une belle carrière en Italie. Le concept fait florès.
Les concerts de Noël, de Nouvel An, de Saint Sylvestre sont des événements habituels des scènes germaniques, c’est l’occasion de manifester tout ce que la musique peut avoir de festif, mais aussi de rassembler le public autour de son orchestre – on sait que cette relation particulière de l’orchestre au public est très importante en Allemagne, dans toutes les villes où il y a un théâtre et un orchestre.
Je me souviens de Soirées de Saint Sylvestre à la Philharmonie, dirigées par Abbado, suivies d’agapes, de soirées dansantes, dans les espaces du bâtiment de Scharoun. C’est souvent l’occasion soit de jouer des programmes d’œuvres populaires, ou des programmes un peu décalés (en 2002, Sir Simon Rattle proposa le musical “Wonderful town” de Leonard Bernstein, qui fut l’un des grands moments de ma vie de mélomane), ou des programmes d’opérettes, de ces opérettes ou de ces pièces légères qu’on prend très au sérieux en pays germanique: Strauss est réputé très difficile à jouer vraiment dans l’esprit “viennois”. Cette tradition a gagné l’Italie avec le “concert de Noël” de la Scala (cette année Dudamel dans la 2ème Symphonie de Mahler) et surtout le concert du Nouvel An de La Fenice, qui j’espère, ne cherche pas à faire concurrence avec celui de Vienne, parce que là c’est raté d’avance.

La polémique a précédé les deux “Silvesterkonzerte” de Berlin et Dresde, puisque les chaînes généralistes allemandes ARD et ZDF se concurrençaient à peu près à la même heure, l’une (Berlin) dans un programme très dansant, mais des grandes danses du répertoire symphoniques (Danses slaves de Dvorak, danses hongroises de Brahms, L’Oiseau de feu de Stravinski, la Danse des sept voiles de Salomé, mais aussi le concerto pour piano et orchestre de Grieg, avec Evgueni Kissin en soliste), la Staatskapelle de Dresde proposant un programme Franz Lehar, beaucoup plus conforme à la tradition qui préfère l’opérette à la musique “sérieuse” ce soir-là.
Rien n’est le fait du hasard. Le concert berlinois reste un concert traditionnel, avec une volonté de proposer un programme peut-être plus thématique, mais le plus souvent ouvrant le répertoire sans trop laisser  s’éloigner des rives de la musique dite “sérieuse”. On entendit Abbado dans des soirées italiennes, Verdi, Rossini, certes, ou  proposant des extraits symphoniques acrobatiques (comme le dernier mouvement de la VIIème de Beethoven à un train d’enfer, qu’il affectionne particulièrement). Il est conforme à l’esprit d’ouverture de l’orchestre et permet de l’entendre dans divers registres, dont certains inhabituels, d’autre non. C’est un moment de convivialité, point trop mondain (au contraire de Vienne) même si Angela Merkel en est une fidèle, mais la chancelière n’est pas du tout une mondaine. En ce sens, le concert de ce 31 décembre a répondu aux attentes: Sir Simon Rattle étant un maître du “spectaculaire”, et affectionnant les répertoires un peu dansants (son Oiseau de feu à ce titre était particulièrement en phase), j’ai personnellement beaucoup aimé le concerto de Grieg et Kissin, dans un très bon soir.
Face aux Berliner Philharmoniker, valeur consacrée qui ne se confronte pas aux Viennois dans leur répertoire ni dans leurs horaires (encore que le concert du Nouvel An de Vienne est aussi le soir précédent un “Silvesterkonzert”) , la Staatskapelle de Dresde dirigée par Christian Thielemann apparaît comme une challenger dans un combat de Titans. C’est que l’installation de Thielemann à Dresde, après ses tribulations et son échec munichois, apparaît comme le point de référence d’une certaine tradition germanique, avec un orchestre qui en est le symbole immuable et un chef qui en a fait son fond de commerce. Ainsi a-t-on face à face, un orchestre qui serait celui de l’ouverture et la modernité (Berliner Philharmoniker et Rattle) et un orchestre qui porterait la grande tradition (Dresde et Thielemann). Alors il est logique que dans la tradition des pays germaniques, Dresde offre un concert Franz Lehar, dédié aux airs d’opérette les plus connus, en une soirée traditionnellement “légère”, qui fasse lointain écho au concert de Vienne, autre grande référence de la tradition. Et puis, depuis longtemps maintenant, Christian Thielemann cultive la figure des grands Kapellmeister du passé, alors qu’il a peut-être plus de succès en Autriche qu’à Berlin, sa ville, où il a eu aussi une expérience contrastée. Il y a derrière ces deux concerts mis en exergue et en concurrence quelque chose de plus qu’une simple émulation musicale.

Et la Fenice…? Il ne faut pas se leurrer, la Fenice de Venise n’est plus aujourd’hui un théâtre pour les vénitiens, comme le sont les salles de Berlin ou Dresde pour les habitants , la ville de Venise (60000 habitants) n’a pas une assise de public suffisante. C’est un théâtre à la réussite contrastée au niveau artistique, mais depuis sa restauration après le dernier incendie, un lieu d’attirance touristique fort. Une soirée à La Fenice, c’est quelque chose qui fait rêver, entre une matinée à l’Accademia et un repas à “La Colomba”. Le niveau actuel du théâtre est honnête sans plus, et ne peut être comparé à celui de La Scala, de Rome ou de Florence. L’opération “Concert du Nouvel An” est une opération d’image, qui repose sur le nom de Venise, sur la gloire passée de son théâtre et le mythe qu’il génère, notamment chez les touristes chic et choc et qui ne répond à aucun concept, sinon celui de copier le concept viennois à la mode italienne (Disons “Verdi au lieu de Strauss” pour faire bref), y compris avec le ballet, comme à Vienne. Il s’achève toujours par le “libiamo” de Traviata (créée à Venise). Concept plaqué, pour moi sans aucun intérêt mais qui correspond sans doute à une niche de marché, du petit marché de la musique classique à la TV, et qui permet à ARTE de se singulariser et de cultiver le fantasme vénitien du public, français notamment. Musicalement honnête sans plus (Diego Matheuz est un très bon chef certes, qui deviendra quelqu’un avec lequel compter, mais comment rivaliser aujourd’hui  avec Rattle, Thielemann ou Jansons), le concert de la Fenice est une opération plaquée, sans aucun intérêt artistique clair, mais avec un intérêt touristique et donc économique certain.

Comme on le voit, le concept de concert de Saint Sylvestre ou de Nouvel An se vend bien sur nos TV qui souvent (ARTE excepté) découvrent que la musique classique existe entre le 25 décembre et le 1er janvier, paillettes, rêve, fleurs, musique légère, ballets, tous les ingrédients de la fête y sont. Mais l’artistique cette année était à Vienne et à Berlin, à Dresde ensuite, et pas trop à Venise.
Le concept construit au fil des ans par Vienne, qui repose sur une vraie tradition, est artistique (le choix du chef y est déterminant: on a vu combien les concerts donnés par Carlos Kleiber sont devenus des mythes) et s’est peu à peu coloré depuis les vingt ou trente dernières années, à cause du tourisme, de l’élargissement du public des spectateurs, il reste à mon avis le modèle du genre, et aussi un modèle d’équilibre entre exigences médiatiques et artistiques. Mais le Philharmonique de Vienne a inventé le nouveau concept de Sommerkonzert (concert d’été), en plein air, gratuit, cette année dirigé par Gustavo Dudamel, en écho au concert donné en juin par les Berliner Philharmoniker à la Waldbühne (que Dudamel a dirigé d’ailleurs), version “popu” qui compense le concert du Nouvel An, qui est particulièrement exclusif…

La chute du Mur de Berlin…la musique comme “Passe Muraille”

S’il ya un domaine où la différence entre République Fédérale Allemande et République Démocratique Allemande (la DDR) n’est pas si profonde, c’est bien la musique classique et la scène musicale, et les observations faites au moment de la chute du mur, le rôle joué par la musique, les organisations d’un côté et de l’autre du mur montrent qu’au-delà des différences idéologiques, évidemment énormes, les différences du point de vue de l’organisation des théâtres à l’Est et à l’Ouest ne sont pas si importantes. En ces temps d’anniversaire, il m’apparaît intéressant de rappeler quelques faits.

La musique et le théâtre, la scène, sont des éléments importants de la formation “à l’Allemande”: depuis longtemps les universités forment en “Theaterwissenschaft” des étudiants qui deviennent ensuite critiques ou metteurs en scène, des académies préparent les acteurs, il y a de vrais cursus universitaires partout, et bien avant que le concept d'”études théâtrales” arrive dans l’université française. Il y a entre 250 et 300 théâtres en Allemagne, recensés dans le fameux “Deutsche Bühnen Jahrbuch”, le répertoire annuel des scènes allemandes,dont la plupart, dans une écrasante majorité, sont publiques, supportées essentiellement par les villes ou les Länder (le théâtre engloutit en général l’essentiel des budgets culturels des municipalités) et ces salles jouent des centaines de soirées par an, opéra, opérette, ballet, théâtre. Dans les villes petites ou moyennes, le théâtre municipal (Stadttheater) propose à la fois lyrique, ballet et théâtre. Dans les villes plus importantes, il y a un opéra, et un théâtre municipal, quelquefois, comme à Mannheim ou à Karlsruhe, deux salles dans le même bâtiment. Cela signifie que la proposition en matière d’opéra est beaucoup plus forte et ouverte qu’ailleurs en Europe, et que le marché des chanteurs y est très large. Cela veut dire aussi que si l’on ne peut s’attendre partout à des soirées mémorables, au moins, chaque allemand (et notamment chaque jeune) pour un prix raisonnable peut en n’importe quel point du territoire, avoir accès à l’essentiel des grands standards du répertoire à 30 km à la ronde (qui habite Mannheim, outre Mannheim, peut aller à Heidelberg (13km), Ludwigshafen (2km), Darmstadt (50 km), Francfort (80 km), Stuttgart (120 km), Pforzheim (80km), Karlsruhe (58km) ou même Baden Baden (90km) ou Strasbourg (130km). cela veut dire enfin que les troupes locales sont très enracinées, que les spectateurs sont très attachés à leurs acteurs, leurs chanteurs, leurs théâtres. Ce système du répertoire, très coûteux certes,  permet aux jeunes chefs, aux jeunes chanteurs, de travailler un répertoire large en ayant l’assurance d’un salaire mensuel (la plupart des artistes en troupe ont un statut qui s’approche de celui de fonctionnaire municipal). La même chose vaut pour les acteurs. Et ce système permet  au jeune public de se faire une vraie culture par le contact non avec le disque mais avec le spectacle vivant et ça, c’est irremplaçable. La tradition allemande est celle d’un théâtre public, vécu comme un service public, qui n’est pas un luxe, mais une nécessité sociale. La chute du mur a donné l’occasion de réfléchir sur ce système, beaucoup ont pensé qu’il ne tiendrait plus longtemps vu ses coûts, on discute toujours (notamment à Berlin!) de l’avenir des théâtres, mais pour l’instant, les choses tiennent encore, car toute fermeture de théâtre est vécue comme une blessure, à Berlin comme ailleurs en Allemagne.

Pourquoi préciser tous ces points, sinon pour dire qu’en DDR, oui dans l’ex-DDR et en République Fédérale, le système était à peu près le même, et que sur le plan du théâtre et de l’opéra, la réunification n’a rien changé à son fonctionnement, même si elle a changé les hommes, évidemment (mais pas toujours) et même si le théâtre à l’Est a beaucoup, mais beaucoup souffert dans les nouveaux Länder, de la réunification au départ. Je me souviens y avoir fait un voyage d’études en 1992, et tous les directeurs rencontrés disaient qu’il y avait une chute du public énorme, qui menaçait le maillage culturel de l’ex-DDR. En effet, il y avait un très grand nombre de salles, le public des salles sous le régime communiste était garanti par les usines environnantes qui achetaient des abonnements. Or, vers 1992, les entreprises fermaient les unes après les autres, provoquant chômage et désarroi, et bien sûr, plus d’abonnements de garantie pour les théâtres, d’autant que le public disait-on était plus intéressé par les feuilletons ou les émissions de la télévision que par les théâtres, qui rappelaient la période communiste: il a donc fallu revoir les politiques publiques, fermer des salles; mais, 20 ans après, les choses sont stabilisées. Un seul exemple: je me souviens à l’époque avoir visité le très charmant théâtre de Altenburg, en Thüringe. Il était dans une situation désespérée: je suis allé voir son site internet…je ne commente pas, je vous y renvoie, vous constaterez vous-mêmes ce qu’une petite structure de l’ex-Allemagne de l’Est peut produire aujourd’hui !(http://www.tpthueringen.de/frontend/index.php).
Parlons de Berlin: pour des raisons à la fois politiques et géographiques, c’est l’ex-DDR qui avait sur le territoire de l’ex-Berlin Est toutes les grandes scènes historiques de la ville, à commencer par la Staatsoper, le Deutsches Theater, et le Berliner Ensemble, mais aussi la Komische Oper (le théâtre de Felsenstein) et la Volskbühne am Rosa Luxemburgplatz. Car tout le quartier du centre (Mitte) se situait à Berlin Est. De facto dépositaire de la tradition historique théâtrale et lyrique, la DDR s’en est évidemment emparée pour redorer son blason et montrer qu’en matière d’identité culturelle allemande, elle n’avait pas de leçons à recevoir. D’ailleurs ses artistes (Theo Adam, Peter Schreier) essaimaient les scènes …de l’ouest et les enregistrements de l’époque pour les mêmes raisons, et ses orchestres (Gewandhaus de Leipzig et Staatskapelle de Dresde) continuaient d’être ce qu’ils sont encore, des orchestres de référence!  (Mais il ne fallait pas trop être révolutionnaire, bien des jeunes metteurs en scène (Frank Castorf) vont être sanctionnés par le régime)

Je me souviens d’une tournée triomphale du Staatsoper de Berlin Est, au théâtre des Champs Elysées, qui présenta une Walkyrie bien sage au demeurant mais magnifiquement chantée, avec Theo Adam dans Wotan, début avril 1973. La musique de Berlin Est était alors une vraie référence. Cette situation aboutit bien sûr au trop plein  berlinois d’aujourd’hui: trois opéras et trop d’orchestres et de grandes institutions théâtrales publiques coûtent très cher à Berlin aux finances chancelantes. Mais voilà, on ne ferme pas un théâtre si facilement à Berlin et en Allemagne, surtout là où chacun porte en lui une marque historique profonde. Ironie de l’histoire, la Staatsoper Unter den Linden ferme pour trois ans à la fin de la présente saison. Elle va s’installer à l’ouest, au Schiller Theater, à quelques centaines de mètres et dans la même avenue que son grand rival, la Deutsche Oper (l’opéra de l’ex Berlin Ouest). Pendant trois ans, l’Opéra à Berlin sera à Charlottenburg, et l’on passera d’un trottoir à l’autre pour goûter à l’un (Opéra de l’ex Berlin Est) ou à l’autre (Opéra de l’ex Berlin Ouest) , au style de programmation assez différent. Quant à la Komische Oper, marquée par la tradition à la fois de l’opéra populaire (tous les opéras sont donnés en allemand), et celle de la mise en scène (Felsenstein est passé par là), elle se spécialise de plus en plus dans des mise en scènes un peu particulières (Calixto Bieito par exemple), sous l’impulsion de Andreas Homoki, son directeur, qui part à Zürich dans deux ans. C’est l’avenir de cette salle (l’ex Est) qui pose le plus de problèmes.

Mais l’Est théâtral a depuis longtemps irrigué l’Ouest: bien des metteurs en scènes fameux des années passées sont des transfuges de l’Est, à commencer par Götz Friedrich,  décédé il y a quelques années, qui fut le premier metteur en scène “new look” de Bayreuth (avec son Tannhäuser), et qui ironie là aussi, fut longtemps directeur de la Deutsche Oper (de l’Ouest), Harry Kupfer, à qui l’on doit à Bayreuth un Ring et un mémorable Vaisseau Fantôme, à Berlin un autre Ring, fut lui aussi un hiérarque du théâtre à l’Est puisqu’il dirigea la Komische Oper à la fin des années 70:  il resta quant à lui à l’Est. Parlons aussi de Ruth Berghaus, dont les mises en scènes ensanglantèrent bien des opéras allemands ou autrichiens. Enfin, Frank Castorf, l’un des plus brillants metteurs en scène d’aujourd’hui, qui dirige la Volksbühne de Berlin a fait mettre au fronton du théâtre en lettres lumineuses “OST” (EST), revendiquant une identité culturelle marquée, et désireuse de s’identifier comme “Ossie” (venant de l’est, en langage populaire).
On le voit, la pénétration de l’Est dans le monde de l’Ouest a commencé bien avant la chute du mur, et cette chute au total a posé peut-être plus de problèmes aux artistes locaux, puisque Berlin a été l’objet de convoitises multiples!

Dernier point, si Barenboim dirige depuis bientôt vingt ans la Staatsoper de Berlin, ce n’est pas un hasard, l’artiste, très engagé par ailleurs, trouve sans doute symbolique d’être installé dans le théâtre historique de la capitale allemande, lui l’israélien d’origine argentine, qui défend la cause palestinienne et fonde un orchestre de jeunes qui justement transperce transcende ou ignore les Murs: l’ouverture et la disponibilité qui sont des caractères de cette ville vont bien à sa personnalité. Ce n’est pas un hasard non plus que l’année même de la chute du Mur, les Berliner Philhamoniker aient choisi à la surprise générale et de l’élu lui même Claudio Abbado pour mener leur révolution post Karajanesque! Ce n’est pas un hasard si Rostropovitch, ou Bernstein, se soient retrouvés au pied du Mur pour de mémorables concerts, ils ont porté les uns ou les autres le message social et politique de la musique. Et ce n’est pas non plus un hasard enfin, bien qu’on ne l’ait pas assez rappelé ces derniers jours que les premières grandes manifestations de Leipzig, qui allaient d’exporter à Berlin et provoquer la fin du régime, aient été portées par l’orchestre du Gewandhaus et de son chef Kurt Masur, qui a rencontré l’histoire à cette occasion!

Il y a bien des choses à rappeler sur les moments musicaux de cette période, sur les échanges Est/Ouest, sur le nouveau paysage musical et artistique des “nouveaux Länder” et de Berlin mais il n’y a pas eu rupture, il y a eu élargissement, remise en cause, changements de personnes, enjeux d’ambitions personnelles fortes, mais autour d’idéaux et de croyances qui étaient assez communes, et qui avaient déjà transcendé les murs et les frontières: la musique passe les murailles!