BAYREUTHER FESTSPIELE 2018: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 29 AOÛT 2018 (Dir.mus:Christian THIELEMANN; Ms en scène Yuval SHARON)

Acte III, choeur nuptial

 

L’Électricien devra repasser

Ma cinquième production

Depuis 1977, ma première année à Bayreuth, quatre productions de Lohengrin se sont succédé : celle de Götz Friedrich en 1979 (jusqu’à 1982), dirigée par Edo de Waart puis Woldemar Nelsson, avec le Lohengrin de Peter Hoffmann alternant avec Siegfried Jerusalem,  celle de Werner Herzog, de 1987 à 1993 – avec un trou en 1992- dirigée par Peter Schneider avec Paul Frey en Lohengrin, celle de Keith Warner dirigée par Antonio Pappano puis Sir Andrew Davis qui courut de 1999 à 2005 (avec trou en 2004) avec plusieurs Lohengrin dont on retiendra Peter Seiffert et Robert Dean Smith, celle de Hans Neuenfels (les rats..) dirigée par Andris Nelsons (de 2010 à 2014) puis Alain Altinoglu (en 2015) avec Jonas Kaufmann puis Klaus Florian Vogt en Lohengrin. Chacune a laissé des traces, la plus complète (musique et mise en scène) étant sans doute celle de Hans Neuenfels, qui fut toujours bien dirigée et chantée.

La production présente est donc la cinquième, et a connu quelques aventures de distribution et de mise en scène – c’est désormais l’usage –. Ce devait être Alvis Hermanis, mais suite à des déclarations politiquement peu correctes, il fut écarté et on appela l’américain Yuval Sharon (Die Walküre à Karlsruhe), dont la mission fut de reprendre la production là où elle était, avec ses décors déjà tout prêts. La tentation était trop grande pour un jeune metteur en scène comme Sharon ; il a donc accepté de travailler dans des conditions assez étonnantes, devant s’adapter à une esthétique plutôt  (décors et costumes de Neo Rauch et de Rosa Loy, des plasticiens importants en Allemagne, chefs de file de la “Nouvelle école de Leipzig”).
Il est à espérer qu’il pourra retravailler sa mise en scène dans le cadre du Werkstatt Bayreuth, parce qu’il est difficile de voir dans cette production un travail achevé.
À cela s’ajoute que le Lohengrin prévu de longue date était Roberto Alagna, qui a abandonné en juin s’apercevant un peu tard qu’il ne savait pas son texte – eh oui, Bayreuth se prépare…- et que Piotr Beczala, annoncé en 2019, a accepté de reprendre au pied levé le rôle – tandis qu’Anna Netrebko, prévue elle aussi en 2018, a préféré attendre 2019 (le temps de répétitions est moindre, elle n’en a évidemment aucun besoin) pour venir assurer la bagatelle de deux représentations…Elle a été remplacée cependant par une autre star, Anja Harteros, qui a déjà souvent chanté Elsa à Milan, Munich et Berlin et qui faisait ses débuts à Bayreuth.
Des errances de management aux caprices de divi et dive, il faudra revenir sans doute sur la situation actuelle du Festival qui semble hésiter entre un marketing artistique un peu putassier (Domingo, Netrebko), des exigences de présence des chanteurs qui aujourd’hui semblent hélas ne plus convenir au marché lyrique réel, et surtout aux stars du jour qui sont des oiseaux de passage, Netrebko qui Netrebko la, et des choix de mise en scène soit radicaux, soit erratiques. Netrebko est-elle bien utile dans ces conditions ? Sa présence donnera-t-elle du lustre au festival de Bayreuth  2019? Je crains que ce ne soit pas le cas, sauf dans les magazines glamour.
On a de toute manière peine à suivre…

Tout cela annonçait néanmoins un bon cru, agrémenté de la dernière Ortrud du dernier vrai mythe de l’époque, Waltraud Meier, qui faisait cette année ses adieux à un rôle qu’elle a marqué à jamais, revenant sur la colline après une vingtaine d’années : elle avait rompu avec Wolfgang Wagner en 2001 pour une affaire d’agenda, car à Bayreuth (en théorie) on reste sur place pendant le temps des répétitions et le temps des représentations, soit deux mois au bas mot sans avoir la licence d’aller chanter ailleurs.  Cette licence, elle fut accordée à certains chanteurs à commencer par Gwyneth Jones qui alternait des Brünnhilde à Bayreuth et pendant les journées de repos, des Maréchales munichoises (sous la direction de Kleiber). L’histoire ne dit pas pourquoi elle fut refusée à Waltraud Meier.
Il reste que sur le papier, Thielemann, Harteros, Meier, Beczala, Zeppenfeld , Koniezcny, c’était un ensemble digne d’attirer public avide et presse curieuse.
Mais le résultat est un peu plus contrasté qu’attendu .

Un propos scénique pas toujours « éclairant »

Yuval Sharon est un metteur en scène très sympathique, très ouvert, à qui l’on doit une Walküre respectable, mais pas très novatrice dans la Tétralogie tétrarégie de Karlsruhe (quatre metteurs en scène différents pour un Ring). Il fait partie des metteurs en scène dont on parle aujourd’hui, post-Regietheater, qui reviennent à une lecture moins idéologique des œuvres. Du moins a priori parce que le récit de ce Lohengrin reste tout de même dépendant d’une lecture du monde loin d’être neutre.
Il est d’abord tributaire d’un décor qui impose une vision singulière de l’œuvre et particulièrement fort, voire envahissant. Lohengrin prend sa source légendaire dans les romans arthuriens et sa source historique dans les efforts de l’Empereur Henri 1er (L’Oiseleur) pour réorganiser les états liés au monde germanique autour de la couronne impériale vers le Xe siècle et qui se trouve au bord de l’Escaut par la nécessité de lever des troupes.
Historiquement le duché de Brabant est plus tardif : il embrasse la région nord de la Lotharingie (nous sommes au bord de l’Escaut, peut-être aux alentours d’Anvers et le Brabant s’étend au bas mot de Bruxelles au sud à la Meuse au Nord).

Tour de guet (Fichtelgebirge, environs de Bayreuth)

Les plasticiens Neo Rauch et Rosa Loy ont travaillé sur les sources picturales hollandaises (Franz Hals, Rembrandt, Van Dyck), en y insérant en même temps une tour de guet aux deuxième et troisième actes qui ressemble assez à certaines tours franconiennes, avec un paratonnerre cependant.

Arrivée de Lohengrin, avec son Cygne interstellaire

En effet mis à part le cadre « flamingant » plus que brabançon, l’autre donnée est la présence monumentale de l’énergie électrique dans cette production. L’analyse du livret est claire : Lohengrin arrive dans ce Brabant un peu perturbé en sauveur tombé du ciel sur un cygne qui ressemble à un véhicule interstellaire ou à un jouet pour enfants. On a déjà souvent glosé sur les aspects politiques de ce récit, comme Neuenfels dans sa production, mais aussi jadis Götz Friedrich : comment un peuple se donne-t-il à un homme providentiel ? C’est l’une des problématiques toujours actuelles de Lohengrin.
Mais l’idée va ici encore plus loin : si l’arrivée de Lohengrin répond à un besoin, il vient aussi pour satisfaire le sien.

Éclairer par l’électricité

Un transformateur difficile à traverser

Dans un monde d’aujourd’hui en recherche d’énergies nouvelles, le Brabant est en panne d’énergie et d’électricité. Un peuple en panne en quelque sorte. D’où un décor de lande, au ciel tourmenté, tout en variations bleutées de type bleu de Delft, traversé de lignes à haute tension dont les isolateurs sont tombés, avec au centre un transformateur électrique ouvert sur un escalier qui barre la perspective et difficile à pénétrer (les secrets de l’énergie – des hommes aussi- sont complexes). D’où aussi un peuple aux mouvements divers cherchant désespérément la lumière (au propre et au figuré), comme ces insectes qui tournent autour des lampes.
L’autre couleur qu’on va découvrir bientôt est l’orange, symbole d’amour et d’énergie affective, qui est aussi l’autre couleur de la région (la couleur de la famille d’Orange-Nassau qu’on voit tant lors des fêtes royales aux Pays-Bas), ce n’est évidemment pas un hasard: la couleur du pouvoir en quelque sorte, peut-être plus que celle de l’amour.

Le cadre est donc bien inscrit dans une géographie historique, dans les couleurs symboles , et enfin dans les préoccupations du monde contemporain.
Le chœur est divisé en aristocrates vêtus à la manière des maîtres hollandais, comme évoqué plus haut, avec leurs collerettes quelquefois un peu fantaisistes, et en paysans qui eux rappellent un peu Breughel. Dans ce Brabant scénique, les aristocrates de haut rang sont affublés d’élytres. Serait-on passé des rats de Neuenfels aux insectes (?) de Sharon?Ces élytres ont une fonction symbolique haute : les perdre, c’est tomber en déchéance, c’est ne plus pouvoir voler pour chercher la lumière. C’est ce qui arrivera à Telramund dans son combat avec Lohengrin : il en perdra une et en perdre une, c’est perdre tout…Quant aux deux femmes, elles ont de petites ailes de papillon pour la gentille Elsa, petites, mais acérées pour la méchante Ortrud…

Much ado about nothing

Dans ce cadre dont on verra plus loin les variations, le premier acte se déroule néanmoins d’une manière singulièrement traditionnelle, sans travail particulier sur la direction d’acteurs, sans mouvements bien réglés du chœur, dans une disposition qu’on pourrait voir dans n’importe quel Lohengrin classique, sans autre regard novateur que le regard du décorateur. La pauvre Elsa – coiffure aux reflets bleutés- est attachée à un isolateur et on prépare son bûcher (évidemment, plus de courant : on est bien obligé de recourir aux vieilles méthodes !). Le couple Telramund-Ortrud est au contraire en noir et blanc, et Telramund est coiffé à la Frankenstein. On voit bien où sont les méchants…Et le roi et le héraut sont au milieu, dans une sorte de neutralité désappointée.

Tant de signes,  dans une vision plus ou moins élégante, ou esthétisante, en tout cas indiscutablement forte, voire dérangeante, renvoient à un univers proche des contes, ou des albums pour enfants. Le combat Telramund/Lohengrin se déroule d’ailleurs dans les airs (il faut bien utiliser les ailes d’insecte…), comme un quelconque Peter Pan.
Ainsi est souligné ce qui dans cette histoire peut être légendaire, voire mythologique : Lohengrin arrive en portant non une épée, mais la foudre avec laquelle il combat, comme Jupiter ou Zeus des anciens temps…On ne compte plus les statues de Zeus lançant la foudre.

Face à cette forêt de symboles, très (trop ?) syncrétique, et assez (trop) chargé, il ne se passe pas grand-chose de nouveau sur scène ni, il faut bien le dire, de très électrisant.

Un deuxième acte entre mystère et ironie

Le deuxième acte commence cependant dans une atmosphère plus mystérieuse, mieux venue, un jeu d’ombres et de pâle lumière où Telramund et Ortrud jouent un étrange jeu de cache-cache derrière un bosquet, et où apparaît Elsa, en haut d’une tour dans l’embrasure d’une petite fenêtre qui fait cadre, comme un portrait lointain. C’est un moment de grande poésie, d’une intensité qui rachète bien des moments plus banals de cette production, sans doute le plus réussi de la soirée, suivi bientôt par l’un des plus ironiques (du moins on l’espère),  l’entrée du cortège nuptial dans la cathédrale, précédé de jeunes filles jetant des pétales de roses qui peu à peu recouvrent la scène, en un rite répétitif, emprunté à tant d’images de cortèges d’opéra et à tant de mises en scène gnan-gnan. Il fallait cette ironie pour distancier la scène, parce que Yuval Sharon place l’histoire d’amour d’Elsa et Lohengrin dans l’espace infini du doute.

Acte II, cortège. Waltraud Meier (Ortrud)

Un Lohengrin aux valeurs renversées

C’est la seconde idée de la mise en scène, qui en soi n’est ni ridicule ni incongrue, abondamment explicitée dans le programme de salle.
Elsa influencée par Ortrud, refuse le deal de Lohengrin («aime-moi, épouse-moi et tais-toi !») qui suppose l’adhésion a priori et la soumission de la femme aux exigences de l’homme, fût-il le sauveur. Ainsi la situation traditionnelle est-elle retournée : Elsa en refusant le silence conquiert sa liberté de dire non.
Et d’ailleurs le troisième acte  encore plus tendu que de coutume, est consacré à cette situation nouvelle.

Lohengrin attache Elsa, avec les ailes posées au porte manteau (Acte III)

Le couple est isolé dans une chambre nuptiale orange, éclairée, Lohengrin qui a gagné ses ailes au combat (!) les a accrochées au porte manteau, le tout sans problème d’énergie sauf quand Elsa commence à s’exprimer (noir absolu, problèmes d’intensité électrique…) : l’arrivée d’énergie est alors l’indice de l’amour naissant ou disparaissant ou de l’obéissance due à Lohengrin…
Lohengrin n’est donc pas le beau chevalier blanc (ici bleu) qui sauve et conquiert les cœurs, il est celui qui sauve certes, mais au prix de la contrainte et de la soumission : do ut des. D’une part il n’y a pas de sauveur « gratuit », d’autre part Elsa est conquête au sens guerrier, prix du combat initial contre Telramund. Aucun signe d’adhésion ne lui est demandé, puisque l’acquiescement est automatique, comme femme par définition  obéissante et soumise, et  comme objet-récompense. Dans la situation d’Elsa au premier acte, elle n’a aucun moyen d’exercer un quelconque libre arbitre et on le lui refuse ensuite.
Ortrud au contraire est une femme païenne, héritière d’un monde où souvent les déesses sont déterminantes et exercent leur pouvoir (voir Fricka sur Wotan), le paganisme n’est pas toujours un patriarcat où le mâle triomphe. Entre le monde du Graal monolithique, exclusivement masculin d’où vient Lohengrin et celui d’Ortrud, beaucoup plus riche et touffus, monde de la nature animiste, monde d’un savoir mystérieux (alors qu’on demande à Elsa l’ignorance) il y a une béance.
Ortrud elle-même est le cygne noir face au cygne blanc qu’est Lohengrin[1]. Et c’est Ortrud qu’Elsa a écouté. Lohengrin s’est dévoilé cruellement dès les signes évidents de résistance d’Elsa, en l’attachant à un isolateur, comme elle l’avait été au premier acte par les autres, les méchants, les accusateurs, comme si elle était destinée à être dominée et prisonnière.
Ortrud attachait Telramund, Lohengrin attache Elsa. On voit bien où sont les supposés forts et les supposés faibles.

La liberté de la femme

On parlera donc de conquête de la liberté des femmes, de victoire des femmes dans un genre, l’opéra, que Catherine Clément dans un livre resté célèbre associe à la défaite des femmes[2]. En réalité, le livret lui-même permet ce retournement, qui veut qu’à la fin Lohengrin soit le perdant car c’est celui qui part et qui parle au conditionnel-irréel du passé.

Ach, diese letzte, traur’ge Fahrt,
wie gern hätt’ ich sie dir erspart!
In einem Jahr, wenn deine Zeit
im Dienst zu Ende sollte gehn, –
dann durch des Grales Macht befreit,
wollt ich dich anders wiedersehn! [3]

Alors qu’Ortrud parle au présent et reste en scène, Lohengrin
doit quitter la scène. Telramund le faible est mort, restent donc les deux femmes.
Ainsi la lecture de l’histoire prend-elle un autre point de vue, qui est loin d’être sot ou inintéressant.
La vision traditionnelle de l’œuvre de Wagner a toujours été « je viens, je (te) sauve, et tu me suis sans poser de question ». Lohengrin est le chevalier des contes de fées, un prince charmant auquel on ne résiste pas. On ne se pose d’ailleurs pas la question,bien heureusement .
Mais Elsa se pose en revanche la question et la pose : dans la vision traditionnelle de l’œuvre, c’est évidemment encore une fois par la femme que vient le problème et la ruine c’est l’éternel élément perturbateur : Elsa n’est guère qu’une des descendantes d’Eve, celle par qui la chute arrive, parce qu’elle veut connaître. Cette vision judéo-chrétienne qui fait de la femme la cause de la chute s’est installée depuis longtemps dans les habitudes et le final devient alors encore plus chrétien : devant le mal représenté par Ortrud (la femme qui sait, donc dangereuse…), Lohengrin rétablit le statu quo ante et pardonne.

Leb Wohl…

Elsa, munie désormais de tous les outils permettant de maintenir le courant (dans un panier d’osier qu’elle porte au dos)  vivra dans la repentance et le remords d’avoir gâché sa vie qu’on supposait radieuse auprès de Lohengrin même si dans la famille et dans l’entourage de Parsifal son papa, le destin des femmes n’est pas vraiment enviable, il vaut peut-être mieux qu’elle ne l’aie point connu.

Neo Rauch: Der Former (2016)

Enfin, le Duc de Brabant qui avait disparu réapparaît sous la forme d’un petit homme vert (le futur écologique de la planète?), réplique exacte du petit bonhomme vert aux feux rouges berlinois, comme le précise un lecteur, une vision un peu cryptique qui a laissé la salle perplexe, feu vert pour le Brabant avec l’électricité du panier d’Elsa?…Encore un signe sans doute à affiner, même si l’on remarque que le vert est une couleur forte et fréquente dans les tableaux de Neo Rauch, qui fait le même contraste avec le bleu dans son tableau Der Former

 

 

Vu et lu de cette manière le livret dit des choses effectivement nouvelles. La question de l’électricité devient alors anecdotique et décorative ou métaphorique :  l’arrivée de la lumière qui éclaire le monde et les âmes. Seulement elle pèse lourd visuellement, elle s’impose au spectateur comme si c’était la question cruciale : elle renvoie à une sorte de relation maître-esclave élargie au peuple et à son sauveur.
La question de la relation de Lohengrin à la femme et de l’attitude d’Elsa est aussi une relation maître-esclave, ce qu’Ortrud a priori refuse, et c’est là pour moi le centre de gravité de la soirée : comment la femme fragile et sans défenses conquiert-elle son autonomie et sa liberté, en disant non au souverain et au “sauveur” ?
C’est effectivement une vraie lecture dramaturgique du récit.

Une dramaturgie intelligente que la mise en scène souligne mal

Malheureusement, si l’analyse dramaturgique se défend, la mise en scène la défend moins  et ne reflète qu’occasionnellement ces intentions, notamment au niveau de la conduite d’acteurs, pratiquement inexistante, laissée à l’appréciation des individus sur scène, sans idées, avec des mouvements souvent conventionnels et bien peu de gestion générale du plateau, notamment en ce qui concerne le chœur, peu mobile, souvent divisé en deux latéralement, avec les conséquences possibles sur la conduite des ensembles. Et de fait, on a rarement entendu autant de décalages  notamment dans le choeur clé du début du troisième acte, l’un des musts musicaux de l’opéra. Ce qui lui a valu quelques huées (les abrutis sont en service permanent), ce que je n’ai jamais entendu auparavant, en 41 ans de présence fidèle sur la colline.
De cette mise en scène, Il résulte (je crois injustement) l’impression de pauvreté de manque d’idées, de platitude sinon de ridicule. Il s’agit en effet d’une mise en scène pavée sans doute d’intentions (bonnes), qui ne sont pas rendues évidentes sur le plateau.

Des personnages peu traités individuellement

Un des problèmes de ce travail est la caractérisation des personnages.
Le traitement scénique d’Elsa par exemple est indigent, ne permettant qu’au troisième acte à l’intensité dramatique de s’installer. Attachée à un isolateur au premier acte, lointaine et apparaissant dans une lucarne au deuxième, Elsa n’a guère d’occasions d’affirmer sa personnalité. C’est peut-être voulu, parce qu’il s’agit de faire du troisième acte celui de l’affirmation de soi, celui de l’existence en quelque sorte, mais scéniquement, cela reste singulièrement paresseux.
Dans l’ensemble les personnages bougent peu et sont distribués sur le plateau comme des pions d’un quelconque jeu, les confinant dans des gestes éculés : Piotr Beczala n’a jamais été un acteur engagé sur scène, et il ne lui est pas demandé grand-chose sinon d’être-là. Il est vrai qu’une entrée en scène avec une foudre à la main n’aide pas vraiment, et donne l’impression d’être chez Offenbach.
Seule dans ce monde un peu plâtré, Waltraud Meier remplit la scène par sa présence. Elle est Ortrud dès qu’elle apparaît. C’est le privilège des grands de remplir la scène par leur seule présence et par la puissance d’un seul regard. Et le premier acte qui ne donne à Ortrud qu’une présence vocale infime lui laisse toute latitude au contraire pour répondre au personnage, pour s’y installer, par la démarche, par le moindre mouvement, par les attitudes. C’est elle qu’on suit, par une puissance magnétique, presque magique qui correspond si bien à Ortrud. Elle est théâtre à elle seule. Au milieu d’un monde de statues de sel, elle est la chatte sur un toit brûlant. Fabuleux.
Cette présence est ce qui a toujours caractérisé Waltraud Meier, qui, au moment où nous écrivons ces lignes, vient de renoncer à jamais à ce rôle et à Wagner et a fait un adieu à Bayreuth en gloire. Même le soir où nous l’avons entendue, où la voix n’était pas toujours au rendez-vous, elle fut une reine parce que Waltraud Meier a toujours chanté avec la tête, toujours été en scène à l’écoute des autres, à l’affût des autres, toujours dans son rôle et n’attendant jamais passivement son tour. Au premier acte elle est à la fois muette et envahissante. Muette, mais magnétique. Muette, mais impériale. Et dans les autres actes, supérieure parce qu’elle est la seule à donner l’impression de savoir ce qu’elle chante, de connaître le poids des mots qu’elle cisèle. Elle est d’autant plus juste d’ailleurs dans une mise en scène qui consacre en quelque sorte le triomphe de son personnage.

Un plateau de qualité, mais qui peine à convaincre totalement

Face à un tel monstre sacré, le plateau réuni, l’un des plus enviables qu’on puisse trouver sur le marché, s’en trouve singulièrement pâli, et de fait il est apparu partiellement décevant, pour des raisons complexes qui imposent une analyse plutôt que des déclarations à l’emporte-pièce et des oukases.

Egils Silins
Le héraut d’Egils Silins (qui est pourtant un Wotan qu’on rencontre souvent sur scène) apparaît un peu empâté. La voix qu’il faudrait aiguisée et bien projetée (le métier du Héraut, c’est le gueuloir), garde un timbre opaque et un peu vieilli. Rien n’est scandaleux, mais rien n’est convaincant, c’est passable.

Tomasz Koniezcny (Telramund)

Tomasz Koniezcny
Le public a été en revanche très injuste avec Tomasz Koniezcny qui a été hué. On lui a reproché simplement de ne pas savoir chanter, ce qui est totalement faux. Koniezcny, qui est lui aussi quelquefois un Wotan, sait parfaitement chanter, moduler, exprimer. Son chant est particulièrement expressif en effet, pour un rôle qui, il faut bien le reconnaître, n’est pas aisé. N’importe quel baryton ne peut le chanter, il faut savoir colorer les paroles, montrer à la fois le côté noir et le côté obtus, mais aussi la noblesse parce qu’elle existe.
Telramund veut entrer dans ce qu’il croit être son droit, et il se soumet au jugement de Dieu. Il perd , ne l’accepte pas et va tomber dans le complot, qu’il va perdre. Telramund est un looser (y compris face à sa femme, voir comment elle le ligote au deuxième acte), mais un looser têtu…perseverare diabolicum…La mise en scène lui donne des faux airs de Frankenstein, identifie en lui le méchant, comme chez Guignol. Rendre tous ces aspects n’est pas si simple. Et Koniezcny a exactement la voix et le timbre qu’il faut pour le rôle. Il a une manière de projeter les sons qui rappelle un autre Telramund, de Bayreuth et d’ailleurs,  oublié aujourd’hui, Siegmund Niemsgern : exactement le même timbre désagréable notamment dans les graves, exactement la même projection qui fait qu’on a l’impression qu’il chante et qu’il gueule– qu’on me pardonne- en même temps. Mais le texte est dit, bien clairement, et les couleurs sont là : il fait le méchant et chante comme tel. Il a la voix pour ce rôle-là. Koniezcny, – mais je peux me tromper- ne sera jamais Wolfram ni Amfortas – pas plus que Gerhaher ne sera un jour Telramund.

Georg Zeppenfeld
Un des grands triomphateurs de la soirée est Georg Zeppenfeld, qui chante König Heinrich, comme en 2010 et 2011 dans la production Neuenfels où il fut inoubliable, par le chant, et surtout par l’incarnation. Sur un plateau que la mise en scène veut passif au dernier degré, il n’a rien à faire, il est comme tous les autres, il attend, il regarde, mais il n’a plus rien de ce souverain halluciné à la Ionesco avec sa p’tite couronne, dont on se souvient si vivement dans la production Neuenfels. Lui aussi il se contente d’être là.
Mais il chante.
Et là une fois de plus il nous frappe par sa science du phrasé, par la ligne de chant d’une rare homogénéité, par la couleur vocale, par l’intelligence du propos. Il incarne par la voix, mais sans la présence qu’on sait forte quand on lui donne quelque chose à faire sur scène.
On peut admettre qu’une mise en scène veuille montrer la passivité ou l’impuissance des personnages, mais pour cela, il faut trouver des gestes qui la traduisent, et ne pas les laisser sur scène les bras ballants, comme c’est le cas ici Voilà qui pèse lourdement sur l’ambiance générale du plateau, voire sur la lecture scénique.

Piotr Beczala

Piotr Beczala (Lohengrin)

Piotr Beczala est Lohengrin. Il l’a été une fois à Dresde avec Anna Netrebko sous la direction de Christian Thielemann. Ce fut une représentation annoncée par les trompettes de la renommée. Elle fut honorable, mais pour le mythe, il faudra attendre le prochain cygne…
Beczala est un chanteur éminemment sérieux, qui se prépare, qui maîtrise parfaitement le texte, qui sait magnifiquement chanter. J’ai souri cependant en lisant çà et là qu’il avait un style italien : vu le succès très moyen remporté à la Scala dans Alfredo (huées comprises), on doit supposer que le public de la Scala, ne sait ce qu’est le style italien.
On s’est bien gardé de souligner que là où il possède incontestablement du style, c’est dans le répertoire français. Beczala est une voix, qui affronte la plupart du temps certains opéras italiens et qui devrait se mettre très sérieusement à chanter beaucoup plus en français.
Cependant cette voix parfaitement éduquée et maîtrisée techniquement a le défaut de produire sauf exception un chant uniforme, peu expressif, peu coloré, sans véritable engagement et sans accents : dans le répertoire italien, qu’il chante Alfredo, le Duc de Mantoue ou Riccardo, c’est toujours un peu pareil, dans une perfection formelle qui peine à émouvoir.
Il en va de même pour Lohengrin, qu’il affronte en maîtrisant parfaitement l’ensemble du rôle, à peu près impeccable techniquement, malgré quelques problèmes dans les passages, et un défaut d’appui sur certains aigus, notamment dans « In fernem Land ». Mais plus que les menus problèmes techniques qu’on peut comprendre et sur lesquels on peut aisément passer, il ne dit rien, il ne transmet rien, sauf à de rares moments où la plainte élégiaque semble prendre le dessus (notamment à son arrivée): c’est sans doute dans cette direction qu’il devra approfondir le personnage car il y a là une véritable émotion. C’est sinon un chant d’une perfection assez incolore. Ce chanteur sérieux, qui sait travailler, ira sûrement plus loin dans la caractérisation du rôle, mais pour l’instant, ce n’est pas encore ça. Il n’a pas la manière éthérée de chanter d’un Vogt, il n’a pas les modulations et l’expressivité poétique d’un Kaufmann, ni le charisme d’un Domingo: il a pour l’instant un beau timbre clair, une technique notable, un registre central enviable et stable, mais pas trop d’expressivité. Attendons.

Anja Harteros
Anja Harteros faisait ses débuts à Bayreuth, dans un rôle qu’elle a chanté souvent et dans lequel elle a souvent triomphé. Le soir où je l’ai entendue (le 29 juillet), ce fut une déception. Il semble que les dernières représentations aient été plus convaincantes.  Il est vrai que la température avoisinait les 38°/40° et que les efforts physiques consentis par les artistes dans ces conditions peuvent expliquer certains problèmes.
La prestation est allée en s’améliorant après un premier acte non pas hésitant, mais en sous-régime, la voix n’était pas toujours bien projetée,  avec des acidités qu’on ne lui connaissait pas. Le deuxième acte, grâce la stimulation du duo avec Waltraud Meier, a été bien mieux dominé. Mais on lui demande dans les deux premiers actes une telle passivité qu’elle peine à rentrer dans ce moule-là. Harteros a besoin de la scène, pour s’exprimer : or aussi bien au premier qu’au deuxième acte, elle reste fixe et au deuxième acte, pendant une partie du temps,  on ne voit d’elle que le visage et encore, dans le lointain: il est difficile d’exprimer dans ce contexte.
C’est sans conteste au troisième acte qu’on retrouve la tragédienne qui s’engage, et qui s’affirme : son troisième acte fut saisissant, exceptionnel, la voix n’avait plus ni hésitations ni acidité, elle s’imposait avec une volonté farouche, avec des variations tellement justes dans l’expression, avec un phrasé modèle et de tels accents que ça lui a valu un très grand triomphe aux saluts. Quoiqu’on en glose et on sait ce que vaut quelquefois la glose, Anja Harteros est encore une très grande Elsa : un chanteur peut avoir une fatigue passagère, qui provoque des problèmes dans la manière de travailler le son, mais l’intelligence et la technique restent. Reconnaissons cependant que cette soirée ne fut pas l’une de ses meilleures.

Waltraud Meier
Waltraud Meier disait adieu à Wagner et à Ortrud dans cette série de représentations. On peut dire sans hésiter qu’elle pouvait encore attendre un peu.

Georg Zeppenfeld (König Heinrich), Waltraud Meier (Ortrud) Tomasz Koniezcny (Telramund, à terre)

Certes, et ce soir-là en particulier, la voix n’était pas dans sa meilleure forme, ni les imprécations du deuxième acte (Entweihte Götter! Helft jetzt meiner Rache!), ni en particulier celles du troisième (Fahr Heim !), où les aigus étaient particulièrement courts . La voix n’était pas toujours stable et ce ne furent pas les moments impériaux qu’on pouvait attendre. La comparaison avec l’enregistrement de la Première montre qu’il y avait ce soir de la fatigue, que la chaleur épouvantable peut là aussi contribuer à expliquer. Pour les aigus, ce n’était pas son jour et la voix se dérobait.
Mais il y a le reste, qui rend cette Ortrud plus passionnante que toutes les Ortrud « à voix » du marché: nous avons évoqué plus haut l’incroyable composition du premier acte, du grand art, où Ortrud ne chante pratiquement pas, et en tous cas pas en soliste, mais le second acte est stupéfiant d’intelligence du mot, du phrasé, d’expressivité. Aussi bien avec Telramund qu’ensuite avec Elsa, Waltraud Meier trouve immédiatement la juste couleur, ici persiflante et méprisante, là insinuante et douce, pesant chaque mot, infléchissant chaque syllabe, donnant à faire ressentir tout un univers.
On ne peut qu’admirer cet art du dire et cet art du chant, un art du chant qui transcende la musique car – on le voit au premier acte- elle arrive à avoir une présence scénique même sans chanter, comme si elle faisait percevoir au public une voix intérieure. Alors, elle peut avoir raté quelques aigus, d’autres artistes auront sans doute les décibels, mais sans le phrasé, sans le dire, sans cette intelligence ni cette sensibilité… Je doute qu’on trouve à court terme une artiste qui maîtrise à ce point le texte, son sens et surtout qui sache à ce point transmettre. Waltraud Meier, c’est d’abord une tête et c’est ensuite une voix : c’est à cette seule condition qu’on devient mythe.

Un Christian Thielemann des grands soirs

Cette production était confiée à Christian Thielemann, qui cette année aura dirigé à Bayreuth tous les titres disponibles[4] sur ses dix-huit ans de présence. Même si on sait qu’il ne fait pas forcément partie de mon Panthéon des chefs, j’ai toujours plus apprécié son approche des opéras romantiques de Wagner. À Bayreuth, il m’a époustouflé dans Tannhäuser (2004) et dans Der Fliegende Holländer (2013). Et ce Lohengrin est dans la même veine.  Le seul point dolent de cette performance exceptionnelle, c’est le suivi du chœur qui ne semble pas avoir été aussi attentif. Comme on l’a vu plus haut, il y a eu des moments très sérieusement erratiques qu’on n’avait jamais vécus ici notamment dans le chœur initial de l’acte III, si attendu.
Par ailleurs, force est de reconnaître un prélude en tous points exemplaire, exceptionnel de retenue, de clarté, de subtilité. Un des moments de grâce de la soirée. D’autres moments furent aussi marquants, comme le final du premier acte, ou l’arrivée du peuple dans le troisième, avec des cuivres dans le lointain d’une netteté et d’une justesse très rares, et un sens du crescendo ahurissant. Il a su doser les volumes avec une grande maîtrise (il connaît la fosse et ses possibilités comme peu de chefs aujourd’hui), sans jamais sur-jouer, sans jamais être « violent » mais gardant toujours une réserve. Ce sens des équilibres, cette manière de faire entendre les choses les plus subtiles, et de garder à l’œuvre son relief sans tomber dans la complaisance (en particulier à l’acte II) ni dans le beau son cultivé pour lui-même ont caractérisé son approche, d’une très grande fluidité et d’une incroyable maîtrise, laissant l’orchestre donner son meilleur.

Au terme de cette longue promenade dans une production dont certains diront qu’elle ne méritait pas tant, deux observations :

  • Au sortir de la représentation, j’étais beaucoup plus sévère sur la mise en scène. Le décor impose fortement une vision qui écrase un peu le reste. Même si l’idée dramaturgique est intéressante, la mise en scène et surtout le travail sur les personnages méritent des approfondissements. C’est au Werkstatt Bayreuth de prendre le relais, en profitant de nouveaux protagonistes pour revoir ce qui fait problème (le premier acte par exemple).
  • Les aspects musicaux, malgré telle ou telle déception ou fatigue passagère, restent de très haut niveau, à commencer par une direction musicale qui cette fois arrive à convaincre. Il reste au protagoniste de rentrer dans le personnage et d’imposer un style qu’il n’a pas encore trouvé. Laissons du temps au temps.

C’est donc une production en suspens, qui n’est pas si insipide qu’on a bien voulu le dire, mais pour laquelle un travail supplémentaire s’impose. L’électricien devra repasser.

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[1] Chez Neuenfels, si le cygne noir était aussi Ortrud, mais le cygne blanc – la mariée-  est Elsa, et non Lohengrin

[2] Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Grasset, Paris, 1979

[3] Ah ! ce dernier, ce triste voyage
Comme j’aurais voulu te l’épargner !
Dans un an, quand ton temps
De service se serait achevé,
Libéré grâce au pouvoir du Graal
C’est autrement que je t’aurais revu !

[4] Pour information, Daniel Barenboim, l’autre recordman de présences sur la colline après-guerre, n’a dirigé ni Lohengrin, ni Der Fliegende Holländer.

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 3 AOÛT 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; MeS: Frank CASTORF)

Acte III © Enrico Nawrath

 

Nos rappels sur le Blog du Wanderer

Götterdämmerung 2013
Götterdämmerung 2014

Götterdämmerung 2014(2)
Götterdämmerung 2015
Götterdämmerung 2016
Abécédaire

Acte II © Enrico Nawrath

La fin de la belle histoire de la naissance et de la fin d’un monde. Une fin dans les flammes qui dévorent et dans la lumière de l’or qui repose de nouveau au fond du Rhin. Une fin que marque le retour à l’ordre éternel…
Telle est l’attente du spectateur au terme de la plus longue et sans doute plus spectaculaire des journées du Ring, celle où pour la première fois, apparaît le chœur, c’est à dire le peuple, c’est à dire les autres, ceux qui ne font pas partie du jeu ouvert à Rheingold. Ce peuple mené par Hagen apparaît pour montrer, pour la première fois dans cette histoire que Hagen est d’abord un politique, il utilise son pouvoir populaire pour réaliser ses desseins et donc cet appel au peuple est l’intrusion du politique dans le mythique.

Le monde comme il va (mal)

 Castorf évite le mythe, au moins celui qui nous fait rêver ou qui entraîne des mécanismes d’identité ou de catharsis. Il distancie, analyse, et fait en sorte que le prosaïque le plus cru (ici Patric Seibert au milieu des légumes et des mayonnaises, Gutrune bouffant des boites de chocolat, ou Brünnhilde lisant le Spiegel, voire Siegfried tué au milieu des cageots) mais c’est évidemment un prosaïque choisi, qui vise à montrer que le mythe est ce que nous vivons au quotidien, qu’il n’y pas un monde des Dieux et des héros, mais qu’il y a notre monde, au quotidien, celui que nous avons bâti ou que l’Histoire nous a livré, même s’il insiste sur des survivances profondes des mondes païens comme le Vaudou, dont il fait des trois Nornes des sortes d’officiantes (en habits composant le drapeau allemand…).

Acte I © Enrico Nawrath

En ce sens l’entreprise de Castorf est évidemment la plus forte à Bayreuth depuis Patrice Chéreau, et sans diminuer les qualités de celle de Kupfer, sans doute la troisième du trio (les autres mises en scène du Ring, Hall, Kirchner, Flimm, Dorst n’ayant pas apporté de regard fondamentalement novateur, au-delà d’images et au-delà d’idées çà ou là intéressantes).
C’est pourquoi ceux qui estiment Frank Castorf dépassé, dernier avatar de la génération du Regietheater se rassurent sans doute parce qu’ils sont culturellement hermétiques à son univers hyper-référencé dont l’abécédaire du site Wanderer n’est qu’un aperçu, tant le monde de Castorf, à l’image du nôtre, est foisonnant : c’est bien parce qu’il nous parle trop crûment que certains détournent les yeux, voire le cerveau.
Et dans ce Götterdämmerung, il serait trop simple de penser qu’une fois transformé le Walhalla en Wall Street, la messe est dite. La messe serait trop simple. D’ailleurs Castorf ici ne fait que reprendre une idée de Wieland Wagner, mort il y a 51 ans, peu suspect de crime de Regietheater…
Le final de Götterdämmerung nous concentre sur un feu réduit à l’embrasement d’un baril de pétrole que tous regardent fascinés, pendant que tourne le monde. Il est évident que cette tournette sur laquelle est installé le monumental décor d’Aleksandar Denić c’est aussi le temps qui passe, l’heure qui tourne, l’idée même d’une permanence et d’un changement dans une continuité, comme la présence de l’horloge universelle Urania le rappelait dans Siegfried. On ne peut s’étonner alors que ce Ring n’ait pas de fin, que Brünnhilde s’en aille comme vers de nouvelles aventures après qu’elle eut renoncé à allumer le brasier, après que les filles du Rhin eurent aussi éteint les briquets, et que ceux qui restent (filles du Rhin et Hagen) regardent fascinés un petit baril qui brûle. Castorf nous annonce simplement que rien ne se termine, et que le Ring de Wagner pointe des mécanismes de désir, de pouvoir, d’ambition qui avec des instruments divers selon l’époque, Or ou Or noir hier, nucléaire ou numérique demain, installent un monde dont les caractères permanents sont la désillusion et l’oppression.
Nous avons évoqué ailleurs l’apparition de personnages « castorfiens » dans notre monde d’aujourd’hui, Ceaucescu et son Walhalla délirant de Bucarest, Trump, Berlusconi, Kim-Jong-Un ou un Poutine tout en muscles siegfriedesques, quant à moi je trouve à Teresa May un air de Fricka – de Rheingold– au petit pied… tout simplement parce que notre monde tel qu’il est, est exactement ce que Castorf en lit. Ce n’est pas notre monde qui est castorfien, c’est simplement Castorf qui est notre monde…Et Castorf nous en dit la permanente absence de sens. Pas de cycle cyclique, où l’on reviendrait sans cesse aux origines, mais un Ring en continu, aux épisodes semblables et différents, le soap-opera éternel qu’annonçait Rheingold.
C’est sans doute la plus amère et la plus pessimiste des visions, qui ne laisse aucun espoir et c’est sans doute ce qui crée chez le spectateur des tiraillements, pris entre cette mise en scène très dure et distanciée et une musique qui semble au contraire favoriser nos délires cathartiques..
Dans ce cadre général, quelques points cette année ont focalisé mon attention.

Hagen
Dans cette vision que sanctionne un Götterdämmerung virtuose (la mise en scène du 2ème acte simplement étourdissante), un personnage surnage, c’est Hagen, qui tire les fils de l’histoire : un personnage qui chez Castorf acquiert une profondeur inhabituelle, différente en tous cas des Hagen noirs tout d’une pièce qu’on voit souvent.
Hagen est un personnage hybride, qu’Alberich a eu avec Grimhilde : l’importance de la mère est grande chez Hagen, on en parle dès les premières répliques de l’acte I puisque c’est aussi la mère de Gunther et Gutrune. Il y a chez Hagen le regret que sa mère l’ait livrée à Alberich, et donc ne lui ait pas donné de repos, Hagen ne sait ni aimer ni prendre le plaisir et il en éprouve une sorte d’amertume éternelle. Il est probable que cet anneau recherché par Alberich, Hagen ait l’idée de le garder pour lui : Alberich est toujours pris au piège par plus malin…Hagen, héros terrestre et politique, utilise sa bande, sa horde ou son peuple pour célébrer les noces de Siegfried et Gutrune et ne cesse de manœuvrer chacun, comme le ferait un Wotan terrestre, et tout comme Wotan Hagen ne dédaigne pas l’inceste. Castorf introduit le désir de Hagen vers Gutrune, sans doute réciproque, parce que le désir n’a pas de frontières dans le monde sans aventure de Gibichungen, mais aussi dans le monde plus général du Ring.
Ainsi Hagen est à Alberich ce que Siegmund est à Wotan, le fils conçu pour récupérer Or, Anneau et puissance, mais si à Siegmund le temps a manqué, Hagen a développé une intelligence (que Gunther appelle sagesse) qui en fait un personnage particulier dans le Ring, notamment en opposition aux Gibichungen écervelés, un personnage qui a plus que d’autres, une psychologie, notamment au deuxième acte et qui après la visite de son père qui lui demande de reconquérir l’anneau pour eux deux, décide sans doute de le reconquérir pour lui-même.

Plusieurs scènes au troisième acte semblent poser des questions irrésolues à propos de Hagen, essentiellement dans l’image qu’en renvoient les projections.
L’écran est utilisé ici comme les morceaux d’un film de cinéma pas encore terminé qui constitueraient une histoire autonome, une sorte d’histoire du Ring telle qu’on la veut, avec sa nature, sa forêt, son vrai Grane (dans Siegfried).
À peine Hagen a-t-il tué Siegfried, qu’on le voit à l’écran marcher dans une forêt, une image d’une insigne poésie : rentre-t-il au bercail pour annoncer la nouvelle ? profite-il de ce répit pour à son tour jouir de l’instant, une fois la tâche terminée, pour vivre un peu en harmonie avec la nature, pour être un peu lui-même ? Cet Hagen-là est en tous cas inhabituel, dans une sorte de solitude apaisante.

Car autour de lui, un père honni (Alberich), qui part avec sa valise vers un ailleurs indéfini (comme Brünnhilde à la fin) et qui même dans l’histoire de Wagner, ne meurt pas (Kupfer l’avait bien souligné), deux Gibichungen, l’un, Gunther, une frappe lâche, l’autre, Gutrune, une petite vertu, qui se laisse tripoter par Hagen, mais aussi par les compagnons de Hagen au deuxième acte, pas plus recommandable que les autres, une sorte de ravissante idiote. Pas de quoi être stimulé…
La dernière image du Ring est aussi d’une grande poésie : pendant qu’au bord du baril qui brûle (avec l’anneau dedans) filles du Rhin et Hagen sont plongés dans une sorte de désarroi comme s’il n’y avait plus qu’à rester dans cette fixité interrogative en un « et après ? » terrible, sur l’écran défile la fin qu’on aime et qu’on a envie de voir, la fin pour la galerie : les filles du Rhin observant le cadavre d’Hagen avec sa crête originelle, Hagen de cinéma glissant et s’éloignant sur l’eau. La fin de théâtre est moins optimiste.
Les deux fins sont contradictoires et disent chacun l’opposé de l’autre. Il y a une fin de cinéma « pour le cinéma ». Et une fin de théâtre,  et seul le théâtre ne raconte pas d’histoire mais l’Histoire.

Siegfried
Siegfried, arrivé avec ses breloques, Notung, c’est à dire une Kalachnikov enveloppée comme pour un cadeau à donner à Gunther, qui s’en amuse comme un gosse (comme Siegfried dans Siegfried), un Tarnhelm dont il ne sait pas l’usage et que Hagen va lui apprendre, mais sans anneau qu’il reprendra à Brünnhilde en fin d’acte, comme s’il devait reconquérir les breloques du dragon, comme si la mémoire de Brünnhilde lui faisant défaut, il lui fallait retrouver le statu quo ante, celui qu’il avait avant de la connaître et de connaître la peur.
Le Siegfried du Götterdämmerung, ce n’est pas le Siegfried qui a été un peu éduqué par Brünnhilde (les runes), mais celui d’avant : la brute-qui-tue-tout-le-monde. L’effet du philtre de Hagen est de redonner à Siegfried son identité de petite frappe, et ainsi la boucle est bouclée : ils sont tous les mêmes ! D’ailleurs le combat de Hagen et Siegfried au deuxième acte (avec leurs planches) les met exactement au même niveau.

Acte II © Enrico Nawrath

Jusqu’au troisième acte Siegfried reste le même mauvais garçon, il bat le pauvre type qui dort avec une jeune femme, et avec les filles du Rhin, il se comporte comme avec l’Oiseau dans Siegfried, il est vrai qu’elles usent de tous leurs moyens appétissants pour lui prendre l’anneau.  Siegfried n’est ni bon ni mauvais, il est ce que le monde a fait de lui, il n’a pas de distance, pas d’intelligence des rapports humains ni d’ailleurs des rapports avec les femmes qui ne servent qu’à …ça…

Dans ce Götterdämmerung, aucun personnage ne se sauve, ils sont presque tous méprisables à des degrés divers, les seuls à posséder une épaisseur sont Hagen et Brünnhilde, parce que chacun ont une mission et d’ailleurs la même mission. Terrible constat.

Pour Castorf, pareil jeu de massacre (où seul le personnage de Brünnhilde reste un tant soit peu proche de la vision traditionnelle) n’est rendu possible que par le cadre où se déroule l’histoire, nous sommes au moment agité de la Berlin du mur, au moment du pont aérien, et nous passons indifféremment de l’est (Schkopau, Buna et les conglomérats pétroliers de l’Est ) à l’Ouest de l’autre côté du mur (que les personnages allègrement traversent) vu sous l’angle d’un kiosque à Döner berlino-turc (les deux drapeaux y trônent) et d’un magasin de fruits et légumes, ce qui manque à l’Est, comme le montre le personnage incarné par Patric Seibert qui mange une banane en secret, que les allemands de l’Est devaient se procurer à prix d’or ( voir notre article banane de l’abécédaire à ce propos).
La Berlin d’après-guerre cristallise les enjeux de pouvoir et les luttes idéologiques : le fait que l’immense bâche qui croit-on recouvre le Reichstag (allusion à Christo) recouvre en réalité Wall Street, montre pour Castorf en même temps et le vrai pouvoir, et l’inféodation d’une certaine Allemagne, à l’Est Schkopau et à l’ouest Wall Street. Tout cela est d’ailleurs désormais connu et analysé.
Ce qu’ajoute Götterdämmerung, ce n’est pas tant la manière dont les foules sont toujours manœuvrées (Acte II), ou que les idéologies aient toutes les mêmes intérêts (Le pétrole…), c’est que toute cette histoire du Ring passionnante et si agitée finisse dans un néant presque shadockien. Ces Shadocks qui pompent (le pétrole ?) sans jamais construire, c’est ce qui se déroule devant nous : Castorf (qui ne connaît probablement pas cette série culte de la culture médiatique française) arrive au même vide, au même gouffre. Chez Castorf, Siegfried est mort, tout comme Siegmund et Hunding, comme Mime, comme Gunther. Restent vivants à l’ombre de Wall Street Alberich, Brünnhilde, Hagen, les filles du Rhin et Gutrune…bonjour la reconstruction !
Le Ring wagnérien dans son mouvement semblait pourtant proposer quelque chose de plus optimiste, d’ailleurs Chéreau laissait les hommes présents sur scène comme pour dire « au boulot », laissant une trace d’espoir, Kriegenburg à Munich arrive à une vision optimiste de solidarité (Gutrune accueillie par le groupe qui ouvrait Rheingold). Chez Frank Castorf, qui lit notre monde comme soi-disant post idéologique, voire post historique, on conclut par le vide, comme image de notre chute, et de notre désespérante impéritie.

Sans doute cette frustration d’une absence de lendemain possible, de lever de soleil sur une vie éventuelle d’après est-elle totalement anti cathartique et rend un certain public qui a soif d’identification terriblement colère. Mais on ne va pas à Bayreuth pour voir du Walt Disney…

Il faut à cette vision qui évidemment secoue, une musique qui se déploie d’une manière plus singulière. Parce que devant les scènes finales telles que les voit Castorf, la musique sonne évidemment plus creux, et accentue le malaise : trop plein de beauté devant l’image du vide…Comme dans le final de Siegfried mais pas avec le même discours: le final de Siegfried nous disait qu’il n’y avait rien à croire de l’histoire du couple Brünnhilde-Siegfried et que la musique ne disait pas ce qu’on croyait, le final de Götterdämmerung doit musicalement laisser une place au doute, devrait nous laisser aussi un peu insatisfait, comme lorsqu’on disait de Petrenko qu’il n’était pas assez « spectaculaire ».
Mais Petrenko regardait attentivement ce qui se passait sur scène.
Avec Marek Janowski, pas de surprise, pas de frustration, pas de second degré. C’est très bien dirigé, très bien mené, avec des tempi larges, avec de la respiration, avec des cordes sublimes, sauf que la musique ne dit pas vraiment ce qui se passe en scène. On peut écouter avec un masque de sommeil, comme certains idiots patentés l’ont fait, on aura le Wagner qu’on attend, le Wagner pour toujours, le Wagner qui fait plaisir à l’oreille sans trop se poser de questions, mais pas le Wagner qui accompagne cette production-là, l’œuvre d’art non totale, mais partielle, Janus qui dit deux choses contradictoires. Je le répète : il n’y a rien à reprocher à l’exécution technique de l’œuvre, en concert cela ferait un effet garanti, mais sans doute aussi si la mise en scène offrait casques vikings et heaumes rutilants.
Mais là, ça coince et ça gêne, parce que les accents ne correspondent pas vraiment entre scène et fosse, sauf peut-être au deuxième acte, dont l’ensemble est très réussi et scéniquement et musicalement, et dont le trio final est enthousiasmant à tous niveaux.
Il ne s’agit pas de crier haro sur le baudet, et de déplorer le départ de Petrenko remplacé par un Janowski non concerné. Mais dans un travail où musique et mise en scène ont été travaillées jusqu’au plus infime détail dès l’origine, on remarque bien trop les deux chemins qui se séparent ou qui quelquefois se rencontrent par hasard.
Autant Rheingold, trop théâtral, n’a pas bien fonctionné dans son rapport scène-fosse,autant Walküre a mieux fonctionné, et Siegfried partiellement. Il en est de même pour ce Götterdämmerung avec ses moments d’ivresse musicale (Acte II, mort de Siegfried et marche funèbre) et ses moments contradictoires où la scène et la musique ne vont pas au même pas. Il n’importe : on sent quand même un travail mieux maîtrisé, plus accompli que l’an dernier, et on sent les chanteurs bien plus à leur aise.

Ce Ring a d’ailleurs été mieux dominé du point de vue vocal, et ce Götterdämmerung le confirme : des Nornes superbes (Christiane Kohl toujours un peu acide cependant, mais Wiebke Lehmkuhl et Stephanie Houtzeel magnifiques), des filles du Rhin toujours aussi fraiches et justes (Stephanie Houtzeel et Weibke Lehmkuhl encore, mais aussi Alexandra Steiner), le chœur impressionnant du deuxième acte, avec une mise en scène si fluide dans un espace si réduit, renforcée par une prise vidéo virtuose, impose sa puissance étonnante, écrasante même, sous la direction d ‘Eberhard Friedrich.
Marina Prudenskaia en Waltraute va au bout du récit de manière honorable, mais elle ne fait pas oublier Claudia Mahnke, ni par l’engagement vocal, ni par l’énergie.
Albert Dohmen est en revanche plus à l’aise dans Alberich : la voix a repris de l’éclat, la diction est toujours d’une clarté impeccable, il impose un profil de Wotan déchu qui va très bien avec la mise en scène.
Markus Eiche, plus à l’aise dans Gunther que dans Donner, fait entre son timbre chaud, avec une belle projection et une magnifique intelligence du texte, la prestation est tout à fait remarquable.
Remarquable comme toujours aussi Allison Oakes dans son personnage de Gutrune ravissante idiote, la voix est bien projetée, bien assise, et elle acquiert dans la scène finale une véritable dimension tragique, une grande Gutrune, probablement une des meilleures sur le marché, pour un rôle difficile à incarner.
Stephen Milling est peut-être encore plus impressionnant cette année que les années précédentes, la voix est magnifiquement projetée, avec une carure vocale (et physique) bluffante. Même sans sa crête (portée par Attila jun, son prédécesseur dans le rôle), il impose sa présence, à la voix rude et retenue, terrible et réservée. Une très grande incarnation.
Stefan Vinke dans Siegfried payait sans doute les efforts déployés dans Siegfried. Le Siegfried de Götterdämmerung est différent du Siegfried de Siegfried, demande moins de force et plus de subtilité et un peu plus de lyrisme, et Stefan Vinke chante avec une émission très nasale qui est indice de fatigue (Lance Ryan avait aussi cette nasalité fréquente). Il reste néanmoins un très grand Siegfried, convaincant. Moins mauvais garçon que Lance Ryan il est un ado poupin et souriant qui ne comprend rien à rien, et qui joue sans cesse à Siegfried, c’est bien vu. Vinke reste le Siegfried du moment.
Catherine Foster vient à bout du rôle avec cran et grandeur, sans fatigue apparente, particulièrement intense et émouvante. Ne l’ayant jamais entendue ailleurs qu’à Bayreuth, je ne sais comment la voix sonne dans une autre salle (Bayreuth reste une salle tellement favorable aux voix !), mais ici, elle est l’une des Brünnhilde les plus vocalement convaincantes qu’on ait vue depuis très longtemps, sans une note ratée, toujours impressionnante par la justesse et surtout, ce qui est plus rare, toujours claire dans sa diction : on entend et on comprend tout. Grandiose prestation.
On quitte ce Ring avec le sentiment d’un spectacle d’exception de très grand niveau musical malgré les réserves exprimées, avec des chanteurs de très haut niveau. Que nous réservera 2020… ?

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2016: PARSIFAL de Richard WAGNER les 2 et 6 AOÛT 2016 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Uwe Eric LAUFENBERG)

Acte I, prélude ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte I, prélude ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Une production nouvelle de Parsifal est toujours attendue à Bayreuth. La seule œuvre écrite expressément en fonction de la fosse, la dernière œuvre de Wagner, et cette histoire de Graal qui renvoie au monde religieux, fait que certains spectateurs se croient à la messe ou dans un quelconque rituel célébratif et noble, qu’il convient d’honorer d’un comportement respectueux. D’ailleurs, la tradition y pousse puisque « la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation bruyante et donc les applaudissements ». C’était traditionnel à Bayreuth, même si la volonté de Wagner n’est pas si claire. Ça ne l’est plus. Au deuxième Parsifal le 2 août, et au troisième le 6 août, de longs applaudissements ont salué le premier acte qui a fait dire à mon voisin « On n’est pas à un concert Pop quand même ! ». Le public change, moins wagnérien sans doute et plus profane. On entend souvent au self, une heure avant la représentation, des spectateurs qui se lisent l’histoire de Tristan ou de Parsifal; et ça c’est assez récent. Bayreuth n’est sans doute plus seulement le pèlerinage d’une vie de wagnérien, mais devient un des lieux où il faut passer : un autre des lieux de consommation du tourisme musical. C’était assez minoritaire ici, ça l’est moins. Et ce public moins informé est persuadé que ce qu’il voit à Bayreuth est le mieux du mieux wagnérien. Il est donc prêt à faire des triomphes à peu de frais. On sait que ce n’est pas toujours le cas ; on sait même que ça l’est rarement. Ce n’est pas sans conséquence sans doute sur les futurs choix artistiques.

Voilà un Parsifal initialement prévu avec le couple Jonathan Meese/Andris Nelsons. Au terme du voyage, c’est un Parsifal avec le couple Uwe Eric Laufenberg/Hartmut Haenchen. Meese a été écarté au prétexte qu’il coûtait trop cher, mais sans doute parce que le projet ne plaisait pas : Jonathan Meese est l’un de ces artistes clivants qui aurait probablement occasionné une bronca qu’on a estimé peu souhaitable, sans compter la presse à l’affût du moindre hoquet de Bayreuth.
Andris Nelsons est parti trois semaines avant la première pour des raisons mal éclaircies, mais où rentre l’ambiance difficile de Bayreuth ces temps-ci dont toute la presse allemande parle. Hartmut Haenchen le remplace, originaire de Dresde où il a étudié,  qui a aussi travaillé auprès de Karajan, Boulez, Mravinskij et Arvīds Jansons, le père de Mariss. Il commença sa carrière en DDR, à Halle, Berlin, Schwerin pour devenir un directeur musical à succès à Amsterdam où il dirigea un Ring dont on parla beaucoup et qui existe en CD.  Il a dirigé souvent Parsifal (dont à Paris), c’était un chef très aimé de Gérard Mortier, qui l’a fait diriger à Paris, à Madrid, à Bruxelles. On le verra à Lyon la saison prochaine pour Elektra et Tristan. Un coup d’œil à son agenda depuis 2012 montre clairement qu’il dirige partout en Europe, Espagne, France, Pays Bas, Danemark, Grande Bretagne, Italie, mais pas en Allemagne où il semble avoir été découvert par le grand public à l’occasion du remplacement d’Andris Nelsons à Bayreuth ! Il est vrai que c’est un homme discret, loin des feux médiatiques, mais qui fait un travail approfondi, sécurité pour un orchestre. Faire appel à lui qui connaît et Parsifal et la fosse de Bayreuth où il fut assistant était une excellente idée et une garantie vu les circonstances et l’urgence.
J’ai eu la chance d’assister à deux représentations, le 2 août avec Klaus Florian Vogt, le 6 août avec Andreas Schager, je vais essayer d’en rendre compte.
L’appel à Uwe Eric Laufenberg est aussi explicable : voilà un metteur en scène (et directeur du théâtre de Wiesbaden) qui ne fait pas trop de vagues, « moderne » mais pas Regietheater: un peu le profil de Bechtolf pour Salzbourg, c’est à dire sans trop d’idées qui pourraient effaroucher et donc habituellement d’une fadeur consensuelle. Il reste que ses dernières productions (l’Elektra de Vienne notamment) n’ont pas vraiment convaincu.
De fait son travail sur Parsifal est loin d’emporter l’adhésion, et ce pour plusieurs raisons:

  • D’abord, c’est un travail qui profite de manière un peu abusive de l’actualité (Daech, l’Islam…) suffisamment pour faire parler avant la Première et faire filtrer des bruits alarmants, qui justifient, croit-on, l’imposant dispositif de sécurité mis en place sur la colline verte. Le résultat est pire que piètre, il est inutile. Faire un deuxième acte au harem, avec tous les poncifs occidentaux sur l’orient, faire mettre un voile islamique aux filles-fleurs, pour les transformer bientôt en danseuses du ventre, c’est du pipeau et ça ne va pas bien loin
  • Ensuite, la thèse défendue est d’une affligeante banalité. Déjà les nazis reprochaient à Parsifal son message pacifiste et universaliste. Le réaffirmer est juste mais pas neuf, d’autant plus que d’autres metteurs en scène, à Bayreuth même, ont affiché ou défendu des idées voisines, à commencer par Götz Friedrich en 1982 (avec la grande Rysanek puis la toute jeune Waltraud Meier), qui faisait de Parsifal celui qui faisait tomber les murs et qui ouvrait au peuple le plus diversifié, ce que fait présentement Laufenberg, et puis Schlingensief qui mettait dans le chœur des chevaliers du Graal tout ce que compte la société en matière de religion, de corps social, de corporations, de soldatesque, de personnages historiques (Napoléon !), on y voyait toutes les religions, et pas seulement les trois religions du Livre, comme chez Laufenberg. Enfin, Herheim, dans la production précédente, sans doute le plus gros succès des dix dernières années.
    Il n’a donc rien inventé. Habiller des idées d’autrui des remugles de l’actualité (voir plus haut) pour faire moderne, c’est médiocre pour ne pas dire plus.
  • Enfin, le sang qu’on boit à la blessure d’Amfortas était une des idées de Dmitri Tcherniakov à Berlin récemment (2015 et 2016), même si ici il y en a un peu plus, et même s’il coule ensuite au robinet où défilent les chevaliers (ici les moines), à moins qu’il ne s’agisse de vin, puisque l’idée du sang transformé en vin (ou l’inverse) semble le préoccuper quand on lit son interview dans le programme de salle. Mais la question du sang c’était aussi une des idées-force de Schligensief : la cérémonie du Graal étant une sorte de cérémonie Vaudou où l’on plongeait les mains dans un giron sanglant et où chaque participant imposait la marque sanglante de sa main sur la tunique du précédent ou du suivant.

Donc, pour ma part, much ado about nothing…mais ce nothing, il faut quand même l’expliquer au lecteur.
Parsifal version Laufenberg se passe dans une communauté monastique isolée dans une région de conflits (un peu comme la communauté de Tibérine), au nord de l’Irak. Le rideau se lève sur une nef d’église byzantine (décor de Gisbert Jäkel), avec un personnage assis en hauteur dans l’ombre près de la coupole, derrière un grillage ; en arrière-plan, des fonts baptismaux. La nef est remplie de réfugiés qui y ont trouvé abri et que les moines réveillent pendant l’ouverture (ballet de lits pliants). Les réfugiés à peine sortis, entrent des soldats, arme au poing, inspectant les lieux, ils passent, comme ils passeront chez Klingsor au deuxième acte. Gurnemanz est assez jeune, une sorte de moine hôtelier. On porte alors une croix recouverte d’un linceul, on enlève le linceul on détache de la croix le Christ (nu, sorte de poupée de celluloïde), qu’on enveloppe dans le linceul, on le sort de la salle et on laisse la croix, seule, en place…  La première scène se passe comme d’habitude, dans des productions plus conformistes ou moins prétentieuses ; l’arrivée de Kundry (voilée ! à moins que ce ne soit pour se protéger du vent du désert) laisse voir que le jeu proposé par Laufenberg est plutôt actualisé, dans les comportements, dans la manière de se tenir, de se déplacer, d’échanger entre les personnages : il y a moins d’attitudes compassées, plus de comportements prosaïques mais cela revient grosso modo au même…

Puis Parsifal arrive, jeune homme moderne, pull ouvert, jean noir (costumes très actuels de Jessica Karge)…muni quand même d’une arbalète. On apporte le cygne percé d’une flèche, pour faire bonne mesure. Au moment de son entrée, un enfant surgit, sosie du petit Aylan et s’écroule au moment où le cygne est atteint, Kundry le recueille et le transporte…L’enfant c’est la mort de l’innocence, victime de conflits plus grands. Émouvant certes, mais son utilisation ici m’est suspecte.
Parsifal sauvageon comprend ce qui se passe sans comprendre, selon la tradition; il essaie d’étrangler Kundry, comme de juste, et écoute Gurnemanz lui annoncer la cérémonie du Graal « Zum Raum wird hier die Zeit », et commence alors la « Verwandlungsmusik » qui est illustrée en substituant la traditionnelle « Verwandlung » du décor par une vidéo cosmique de Gérard Naziri, Raum und Zeit ensemble, partant de ce minuscule point qu’est l’église, sise quelque part non loin du Tigre, pour arriver au-delà du système solaire aux confins de l’Univers et revenir dans la salle où le fond de scène est dissimulé par une bâche de plastique translucide. Au centre il y a maintenant un podium (les fonts baptismaux de la première partie recouverts) et autour duquel les moines se réunissent et s’assoient. Manque de chance, pas assez de chaises, et certains en apportent ou vont en chercher …

La cérémonie du Graal se déroule…on pense que le personnage assis en haut du décor est Titurel. Eh bien non ! Titurel apparaît derrière le plastique translucide et entre dans la salle pour stimuler Amfortas qui n’en peut déjà plus. Quant à Parsifal, il est assis sur une chaise (on lui en a trouvée) et observe, se lève, s’accroupit…se rasseoit.

Ryan Mckinney (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Amfortas chante sa douleur, affublé d’une couronne d’épines (vous comprenez sûrement maintenant pourquoi on a enlevé le corps du Christ de la croix…) mais on lui ôte sa tunique, le voilà presque nu, en martyr (ce qu’il n’est pas), on le scarifie en rouvrant sa blessure et il pisse littéralement le sang, on approche la coupe et on la remplit du sang qui coule (merci Tcherniakov), puis on la tend à Titurel qui s’en repait, et les servants la boivent, pendant qu’Amfortas, les bras en croix dans l’axe de la croix , devient de-visu substitution christique…puis s’écroule : le sang inonde le podium, et les chevaliers, sous la lumière rougeoyante prévue par Wagner, s’approchent et boivent non le calice, mais à un robinet situé dans l’axe de la croix, où ils remplissent leur verre. C’est que le sang s’est transformé en vin, et ce plateau où gît Amfortas est devenu une sorte de réservoir d’où le vin coule…Puis tout le monde s’en va, ceux qui avaient des chaises les emportent, reste Parsifal et entre alors Gurnemanz, qui n’était pas à la cérémonie : aurait-il une unique fonction de chroniqueur, une sorte de Pimen de l’occasion ? Un chroniqueur hors temps, hors espace, hors drame dont la seule fonction serait de raconter ? Weißt du, was du sahst?
Visiblement, Parsifal ne sait pas ce qu’il a vu, il est chassé comme de juste (dort hinaus !), voix du ciel, Gurnemanz comprend ce qu’il n’a pas perçu à première vue, et regarde dans la direction d’où est sorti le chaste Fol. Rideau. Applaudissements (malgré la tradition !)
Je décris tout cela de manière sans doute sarcastique, mais ceux qui ont vu le spectacle peuvent témoigner que je décris ce qu’on voit.

Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Certes, il y a là de dedans des symboles : la question du sang est centrale, mais elle a déjà été traitée dans des termes voisins, soit par Tcherniakov, soit par Schlingensief, comme rappelé plus haut, la question de la transformation du sang en vin (ou de vin en sang) occupe Laufenberg, comme en témoigne l’interview donnée dans le programme de salle, bien que l’installation d’une fontaine de sang qui coule pour remplir les coupes des chevaliers me paraisse bien malvenue ; je préfère envisager qu’il coule du vin issu de la transformation du sang…Ce qui caractérise cet acte, c’est le mélange de rituel, qui de loin en loin reprend la tradition, même si il « montre » ce que la tradition « évoque ». Tcherniakov montrait aussi, Schlingensief déplaçait la cérémonie en en donnant un sens très primitif un Ur-sens en quelque sorte, du côté du vaudou (il y a d’ailleurs quelque chose de cela dans le Götterdämmerung de Castorf, auprès de qui Schlingensief a travaillé). Donc les éléments symboliques sont là, mais en même temps Laufenberg insiste sur des détails profanes, galette de pain arabe, chaises qu’on déplace, jeu très « prosaïque » y compris de Kundry, mais aussi de Gurnemanz, qui fait des gestes affectueux (lui qu’on a l’habitude de voir statufié), qui est plutôt jeune (de voix et d’allure). Au total, et malgré mon ironie, ce que propose Laufenberg n’est pas si loin de la tradition, mettons-y des arbres et des feuilles mortes et on sera proche de ce que faisait Wolfgang Wagner dans ses différents Parsifal. Rien de vraiment révolutionnaire, ce qui pourrait apparaître neuf a déjà été fait ailleurs. Nihil novi sub sole. Ce premier acte passe sans trop de casse.

Le deuxième acte s’ouvre sur le même espace, mais recouvert de céramique bleue, comme dans un palais arabe ou ottoman avec au fond, à peine visible un palmier. On comprend qu’on est « en face ». Un podium laqué noir au centre, sur les côtés des piles de serviettes de toilette…serait-on au hammam ??? Amfortas est assis, les yeux bandés, et Klingsor s’adresse (méchamment) à lui. Pendant tout l’acte, Amfortas apparaîtra aux moments clés, comme pour rappeler là où (et comment) il a pêché ou pour habiter une mémoire sensitive de Parsifal, comme pour rappeler discrètement que probablement il est amoureux de Kundry (merci Tcherniakov). En haut sous la coupole, toujours le personnage du premier acte : certains y ont vu Wagner, c’est envisageable, sauf qu’il est chauve : si on avait eu Wagner, on aurait eu le bérêt, pour bien marquer qui est qui…J’ai supposé que vu le contexte et la place du personnage, c ‘est Dieu qui regarde tout cela d’en haut, le corps affaissé, voire accablé.
Klingsor muni d’un tapis de prière s’essaie à prier, mais il ne connaît pas la direction de La Mecque, et donc il place le tapis à Jardin, puis à Cour, et puis renonce. Visiblement un converti de fraîche date…Klingsor le magicien mauvais est donc musulman, c’est donc cela ! Il a quitté la communauté du Graal pour aller en face, chez les autres (Daech ? les musulmans ? les ottomans ?) chez les méchants ? Un peu facile, un peu provocateur, un peu putassier par les temps qui courent. Kundry, de noir vêtue, en déshabillé chic, se réveille comme il se doit de mauvaise humeur mais la vue d’Amfortas l’adoucit, elle cherche à le toucher, à le caresser, elle l’aime …(re-merci Tcherniakov), pendant que Klingsor brandit une croix au bout recourbé en phallus (la provocation !!!), substituant ainsi son auto-émasculation chez les chrétiens par une utilisation sacrilège du symbole de la croix par un néo-musulman. Accablant.

Klingsor (Gerd Grochowski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Klingsor (Gerd Grochowski) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le fond de la scène est masqué par une cloison noire, comme le podium central, percée d’une porte coulissante circulaire (on dirait l’entrée d’un Spa) et d’une ouverture rectangulaire en hauteur, comme un théâtre de marionnettes, fermée d’un rideau rouge…Klingsor disparaît pour y réapparaître : le rideau rouge cachait un décor fait de croix de toutes sortes, image des trophées recueillis quand il capture les chevaliers du Graal dans son château enchanté avec en premier plan deux corps du Christ sans crucifix (comme au premier acte, mais en modèle réduit) qu’il caresse au passage. Sorte de mausolée des « regrets éternels » de Klingsor, son jardin secret, cimetière des illusions de son passé et exposé de ses trophées de chasse.
Arrive une troupe de soldats, comme au premier acte : Laufenberg nous dit ici deux choses : que le palais de Klingsor est exactement l’anti-Graal, même espace, même structure, mêmes soldats qui passent, mais en version négative, oxymorique, et de l’autre que l’armée est partout, que la soldatesque (américaine ?) ignore les religions et leurs conflits…idées puissantes et nouvelles. Le dernier des soldats arrive, nerveux, pointant son arme, pendant que les filles fleurs, groupe de femmes voilées, qui sont à Klingsor ce que les chevaliers sont au Graal, arrivent en chantant leurs joyeuses paroles (rappelons que le chœur des filles-fleurs est un pendant du chœur des chevaliers du Graal… ). Le soldat vu en dernier revient, et on comprend que c’est Parsifal (!), qui a laissé l’arbalète pour les armes à feu, qui durant ses errances s’est engagé, avec son casque surmonté d’une caméra infrarouge, et les filles fleurs en voile séduisent le soldat-chaste fol …américain…
Ainsi donc l’opposition Graal-Klingsor chez Wagner se traduit chez Laufenberg par les oppositions religieuses et idéologiques de l’Orient, c’est d’une clarté aveuglante, et c’est en même temps une manière terrible d’aplatir complètement le mythe et l’histoire que de mettre Parsifal au niveau le plus vulgaire et le plus désolant, celui des conflits interreligieux du moment, celui de l’actualité qui passe et qui lasse. Tcherniakov en faisait quelque chose d’autrement plus fort, détaché de toute contingence « terrestre », quand Schlingensief, qui ne fut pas toujours compris, en faisait un symbole à la fois esthétique et philosophique du monde du jour, à la lumière de débats d’une teneur autrement théorique.

Filles fleurs et Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Filles fleurs et Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le jeune soldat est donc entouré de ces femmes voilées qui chantent leur air joyeux et qui l’entourent, le circonviennent, lui enlèvent son uniforme pour le laisser en boxer-teeshirt, puis bientôt en boxer (pour Schager) et l’entraîner vers un bassin où elles se trempent avec lui.

Filles fleurs, version dévoilée Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Filles fleurs, version dévoilée Parsifal (Klaus Florian Vogt) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Quand arrive Kundry pour siffler la fin de la partie par un singulier « Parsifal ! Weile ! », Parsifal s’ébroue au fond du bassin sous une pluie de pétales de roses (rien ne nous est épargné) et sa tête mouillée apparaît. Kundry, vêtue d’une robe de cocktail vaporeuse est moins séductrice que mère-maquerelle au milieu de ses filles, et moins maquerelle que mère avec Parsifal, qu’elle va sécher à l’aide des nombreuses serviettes disposées là ad hoc. Elle le sèche maternellement, lentement, et lui fournit un ensemble d’intérieur, léger, noir ressemblant à un ensemble tunique/pantalon indien ou oriental, comme celui d’un prince oriental des lieux.  Pendant que des servants amènent un lourd coussin de velours pour le divan et une table avec une carafe de vin et deux verres, manière de montrer que d’une part il va s’agir d’une « conversation de salon », et d’autre part que le vin sert de médium, lui qu’on a vu provenir du sang du Christ au premier acte.  Et du vin dans un espace manifestement musulman, c’est en même temps délicieusement sacrilège.
Laufenberg refuse – il l’écrit dans le programme de salle – qu’il y ait vraiment échange, dialogue et scène de séduction, mais plutôt rencontre et croisement de deux destins, de deux solitudes. Tout de même, la scène voulue par Wagner, où Kundry est mère et femme à la fois et joue sur les deux tableaux, est bien là, et le physique d’Elena Pankratova invite plutôt à en développer les aspects maternels, même si cela se termine par un baiser et une tentative d’assaut par Parsifal, mais comme le veut l’histoire, le baiser provoque la « Mitleid », la compassion, la « souffrance avec », la solidarité avec les souffrances d’Amfortas que Parsifal éprouve et comprend (et voit, puisqu’Amfortas est là), et donc il recule, terrassé par l’évidence, non sans avoir hésité à se rapprocher à nouveau de Kundry offerte par un dernier assaut auquel il renonce, aussitôt remplacé par Amfortas (réel ou fantasmé?), qui, tout comme Klingsor en haut de sa scène-guignol, observait la scène et rôdait. Il peut enfin honorer Kundry, pendant que Parsifal renonce. L’amour Amfortas-Kundry, évoqué par Tcherniakov, est ici explicite, veut sans doute montrer à quel point l’Amfortas Christique lie Kundry à Marie-Madeleine, parmi les nombreuses références qui émaillent l’histoire complexe du personnage (ne pas oublier que Wagner avait écrit un “scénario” appelé Jésus de Nazareth) .
Si Amfortas est christique, on le sait depuis le premier acte (couronne d’épine, crucifixion, sang), Parsifal ne le sera jamais, et c’est bien là la différence, Parsifal vient d’ailleurs et va ailleurs…
Pour illustrer encore l’absence de dialogue entre Kundry et Parsifal, Laufenberg fait devenir leur dialogue une sorte de double monologue, profitant que chacun disparaisse pour se changer. Pendant que l’autre se change dans la coulisse, Parsifal en soldat, de nouveau et Kundry dans sa tunique initiale et non plus sa robe de cocktail un peu vulgaire (qu’elle avait enfilée pour la scène de séduction/non-séduction), chacun chante ses doutes, sa détresse, sa solitude – pourquoi pas ? C’est là la moins mauvaise des idées de mise en scène – mais ils se retrouvent chacun au statu quo ante, comme au début de l’acte, puisque l’entreprise qui a échoué demande d’autres ressources. Kundry appelle donc à l’aide et arrive du fond de la scène Klingsor avec sa lance. La scène de la lance est théâtralement souvent problématique  (même si quelquefois elle est réussie, comme chez Herheim), et ici, elle est volontairement escamotée et vaguement ridicule : Parsifal nouveau héros-soldat pétrifie Klingsor, lui prend la lance, la brise, met en croix les deux morceaux et le tour est joué : de même coup devant cette croix qui figure la vraie croix, toutes les croix qui décoraient la cage à guignol de Klingsor chutent bruyamment. « Du weißt, wo du mich wiederfinden kannst », Parsifal sort, brandissant la Lance-en-croix, suivi de ses premiers disciples : l’aventure nouvelle commence. Rideau.
Voilà un deuxième acte où tout « mystère » est volontairement exclu, où toute sensualité disparaît, même avec les filles fleurs (la scène du bassin fait que le public s’occupe à voir Parsifal tout mouillé en boxer et le jeu des serviettes de toilettes), où l’on accumule les signes lourds, les croix dont la croix-phallus, présence d’Amfortas, regard de Klingsor et cette lourdeur qui souligne de stabilo les différents moments et leur signification rend évidemment plus prosaïque une scène qui souvent ne l’est pas.  L’ambiance islamique et vaguement orientale montre en même temps où se placent et le bien et le mal, ou du moins les oppositions entre orient et occident, avec un sens qui ne va pas très loin et devient lui aussi lourd, parce qu’inutile et donc ici inutilement provocateur. Martin Kušej dans le sillon de son Entführung aus dem Serail aixois aurait fait de Klingsor un islamiste converti et cadre de Daech, à n’en point douter. Ici, Laufenberg ne veut pas aller jusqu’au bout de sa logique, préfère élargir le débat aux religions et à leurs méfaits/effets, préfère faire de Klingsor un converti hésitant, entre Croix et Croissant, et donc un méchant au total assez gentil et un peu psychotique.
N’allant pas très loin, du même coup ses voiles noirs paraissent inutiles, voire agressivement inutiles Quant à la scène centrale entre Parsifal et Kundry, elle est d’une pauvreté conceptuelle singulière. Ni échange, ni confrontation, ni séduction ni sensualité. On s’ennuie ferme.
Le troisième acte s’ouvre sur un espace un peu plus réduit, pas celui de l’église, envahi par des plantes exotiques et géantes, des lianes par-ci, des immenses feuilles de plantes grasses par-là, des branchages géants, des débris et des racines au sol, un frigo , un fauteuil roulant et au fond une végétation luxuriante. Gurnemanz marche péniblement, il entend le cri de Kundry, la découvre (rien que de très habituel), Kundry est devenue une vieille femme, en foulard, sorte de vieille babouchka réussissant à peine à se déplacer (jolie incarnation de Pankratova d’ailleurs). Arrive le soldat de Dieu, Parsifal, tout de noir vêtu et en passe-montagne, un soldat aux missions sans doute délicates, portant la Lance-croix. Il se fait reconnaître, enlève le passe montagne, s’écroule…tout cela est habituel, dans tous les Parsifal du monde. Il s’écroule épuisé et Kundry va chercher péniblement de l’eau dans le frigo…elle lui rapporte une bouteille de plastique (toujours cette volonté de prosaïsme chez Laufenberg) d’ailleurs, elle l’essuie et l’aide comme une grand-mère cette fois (on est monté d’une génération) avec les gestes qui rappellent l’acte II. À noter que si elle se déplace avec d’infinies précautions et une lenteur calculée, elle s’assoie et se plie avec une facilité déconcertante (le lavement de pieds…). La scène du lavement de pieds et du baptême (« nicht so… ») se déroule là aussi comme dans toutes les versions traditionnelles de Parsifal, sauf que Kundry ne cesse d’aller fouiller dans le frigo et qu’elle va ensuite chercher une bassine dans la forêt tropicale du fond, pour la ramener et laver les pieds du Parsifal-nouveau. Elle enlève son foulard et apparaissent de longs cheveux gris avec lesquels elle essuie les pieds du nouveau héros.

Enchantement du Vendredi Saint ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Enchantement du Vendredi Saint ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est au moment de l’Enchantement du Vendredi Saint que les choses évoluent : les plantes se déplacent, la perspective et le décor s’élargissent, et la forêt luxuriante du fond subit une pluie battante, sous laquelle bientôt des jeunes filles (parmi lesquelles les ex-filles-fleurs) y compris dans le plus simple des appareils évoquent par des mouvements harmonieux des figures printanières, quelque chose qui va rappeler au lointain de la mémoire une nature botticellienne, et un aimable paganisme baigné (c’est le cas de le dire) d’antiquité, de renaissance (au sens propre et figuré) et de néo-platonisme, le christianisme n’étant comme on sait qu’un (néo) platonisme pour le peuple. Ainsi apparaît en fond de scène le locus amoenus des poésies élégiaques. L’enchantement du Vendredi Saint devient un Sacre du Printemps sans violence, gentillet, souriant, une préfiguration du désir d’avenir parsifalien, irruption du paganisme dans ce monde divisé par les religions.
« Mittag ! ». Commence alors la scène de la Verwandlungsmusik de l’acte III. Plus d’aventure cosmique alors. Parsifal et Gurnemanz sont partis faire leur office, laissant Kundry seule désormais inutile (mais baptisée), sur son fauteuil roulant. Le rideau tombe, la vidéo montre une pluie battante, il pleut sur mon cœur…apparaissent alors les masques mortuaires de Kundry, de Titurel…et de Richard Wagner (mais je suis sûr que vous aviez deviné…), le monde s’élargit du paradis de Parsifal à celui de la musique : outre à célébrer les deux morts, on va en célébrer un troisième dont Parsifal est dit le « testament musical », avec Bayreuth pour Mausolée…
Le rideau se lève sur la scène du premier acte, un peu plus désolée, sans chaises, sans bancs, mais avec des chevaliers des trois religions révélées, ou des chevaliers partis chercher fortune dans les autres religions, dans le fond prient des juifs contre le mur, dans la foule, des imams et des musulmans, des moines aussi, et des « civils » de toutes races,  le monde s’est élargi au monde (merci Schlingensief, merci Götz Friedrich), plus d’uniformes, mais un monde bariolé, divers, désordonné aussi, sans rituel.
Le cercueil de Titurel est porté au proscenium, arrive Amfortas, qui ressemble un peu à Titurel du premier acte, et un peu à Klingsor du deuxième, c’est à dire qu’il n’a plus rien de christique ; il n’y a d’ailleurs plus de croix. Il ouvre le cercueil et fait couler entre ses mains la poussière : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », qui exprime son désir de mort et le constat de sa déchéance.
Mais Parsifal arrive, en costume deux pièces et chemise ouverte, deux ex machina brandissant la Lance-croix, et fermant la blessure et la souffrance d’Amfortas. Le rite du Graal n’a plus rien du rite : il casse la croix, la jette dans le cercueil et tout le peuple réuni jette dans le cercueil tous les oripeaux des religions (croix, torahs etc…) pendant que l’espace s’ouvre, que la coupole fait de nouveau apparaître Dieu ( ?), toujours là quand même, mais sans grillage, libéré du carcan des religions, et que la salle du Festspielhaus s’illumine progressivement incluant le spectateur dans cette célébration, qui par l’éclairage de la salle devient du même coup célébration de Wagner, dans son Mausolée musical, et on comprend alors pourquoi son masque mortuaire apparaissait : le peuple désordonné sur scène, dans lequel Parsifal se mêle et disparaît, le peuple ordonné en gradins dans la salle, tous célèbrent l’union par l’art et la musique, ce qui reste quand tout le reste est mort : là aussi Schlingensief avait évoqué dans son troisième acte un Friedhof der Künste , un cimetière des arts qui renaissaient, colorés et vivants, à la fin de l’œuvre.  L’art dans son ensemble est réduit ( ?) à la musique de Wagner, devenue symbole et emblème de la renaissance d’une civilisation de l’humanité. Rideau.
Certes, comment refuser une fin aussi syncrétique, qui implique la salle, et qui dit une si belle chose : mais souvenons-nous de la force de la fin du Parsifal de Herheim, qui avec la même idée de communion, montrait la salle en miroir avec le chef qu’on voyait dans la fosse (ce qui scandalisa quelques âmes sensibles), la colombe qui brillait et le monde qui tournait…Ici, c’est moins fort, parce que trop souligné, trop évident, sans vraiment la puissance de l’évocation : était-il besoin de mettre ce Dieu au sommet qui observe le monde ?
Les idées développées par Laufenberg, on les a vues développées ailleurs, mais ce qui me gêne encore plus dans ce travail c’est l’accumulation d’idées poncifs à la pelle, comme l’apparition finale de Wagner, la touche presque larmoyante de l’affaire, celle qui va valoriser le public se rappelant qu’il est là pour Wagner, et que ce lieu est celui de la religion wagnérienne, et qu’ainsi lui, public, s’élève aussi. Poncif aussi que l’union des religions ensemble et des peuples, qu’on entend dans la bouche de tous les politiques au lendemain d’attentats quand ils ne savent plus quoi dire: ce ne sont pas des idées mauvaises en soi, mais on ne fait pas de bon théâtre avec de bons sentiments. Le message de Parsifal doit être subversif, il le fut suffisamment pour que les nazis renoncent à le faire représenter, mais il faut alors en montrer vraiment la subversion et non le rendre rassurant et apaisant. Il faudrait un Castorf pour donner quelque coup de pied bienvenu dans la fourmilière. A chaque moment une idée différente, mais n’allant jamais bien loin. Au total un spectacle consensuel et assez plat, sans relief, sans images puissantes, sans idées neuves, qui ne rend pas justice à la grandeur de la musique, et au cours duquel on n’apprend rien, sinon la confirmation de ce qu’on savait déjà. Rendez-nous Herheim, rendez-nous Schlingensief, rendez-nous Götz Friedrich, rendez-nous même Wolfgang Wagner qui, s’en tenant au livret et à son exposition littérale, au moins nous permettait d’y mettre ce qu’on voulait. Mieux cela qu’une resucée soit disant moderne et désespérément banale.
À cette eau tiède, la musique allait-elle donner quelque chaleur ou quelque relief ? Quand Meese a été éliminé, il restait Andris Nelsons, qui pour tous les habitués du lieu constituait la plus grande curiosité, et ceux qui avaient assisté à son 3ème acte de Parsifal à Lucerne savaient quelle richesse il y avait à attendre.
Las ! Parti lui aussi.
On ne peut tenir rigueur à Hartmut Haenchen d’être là, bien au contraire. Et c’est une excellente idée que de l’avoir invité. C’est un vrai connaisseur de Wagner, c’est un analyste hors pair des partitions, un fin connaisseur de ses éditions et des recherches en la matière ; c’est un vrai intellectuel et un vrai chercheur. D’ailleurs, dès le prélude, on comprend qu’il connaît la fosse, qu’il connaît les particularités de l’acoustique de la salle et qu’il sait comment travailler les équilibres sonores et les balances. Sa direction est d’une grande clarté, non dépourvue d’une certaine finesse, techniquement impeccable et sans scorie aucune. C’est un travail techniquement sans reproche, souvent riche, souvent intéressant (au premier acte notamment), qui valorise les prestations scéniques et qui accompagne les chanteurs avec une grande attention. Alors, ensuite, c’est du domaine des opinions personnelles, des attentes, des modes, de la doxa…
S’il y a une insatisfaction devant ce travail c’est surtout qu’il est étonnamment « objectif » au sens « neue Sachlichkeit » de l’affaire. Aucune incursion dans ce qui serait une émotion, dans ce qui serait une complaisance sentimentale ou une expressivité excessive. La musique doit se suffire à elle-même, telle qu’elle est donnée. Même le travail sur le son reste en retrait (on imagine ce que donnerait Thielemann à certains moments), une version « brute », « Bauhaus », de la partition, une version carrée et sans fioritures, sans pathos, sans toujours avoir – et c’est là le problème – le relief voulu. Boulez avec qui Haenchen a travaillé avait une urgence dramatique folle dans son enregistrement de 1971, avec un tempo rapide que tout le monde a noté, et dans sa version de 2004, bien plus lente, plus chatoyante et plus charnue aussi, il avait un pathos jusque-là inconnu. Haenchen n’a aucun pathos, et reste en retrait, froid, quelquefois un peu rapide, mais de cette rapidité linéaire qui exclut tout moment de sensibilité. C’est ce qui me manque dans ce travail, travail parfait formellement mais sans tension théâtrale ni même théâtralité (deuxième acte !!). Il est vrai aussi que ce qu’on voit sur scène n’y invite pas. J’ai entendu deux représentations, et c’est à chaque fois le même constat et la même insatisfaction. Un travail sérieux, jamais pris en défaut, mais où manque un peu le cœur, trop raisonnable et trop lisse pour mon Wagner à moi. En tous cas je n’aurais jamais l’idée saugrenue de le huer comme certains le firent le 6 août,  car sa direction reste tout à fait digne d’intérêt.
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich reste dans Parsifal toujours une source de surprises infinies. On s’y attend mais on est toujours surpris et émerveillé. La cérémonie du Graal du premier acte est un moment suprême de l’art du chœur, avec une diction incroyable, un engagement, un sens des volumes et de leur relativité. Même quand la représentation ne répond pas aux attentes, le chœur ne m’a jamais déçu dans Parsifal : il est unique, singulier, irremplaçable. Les années passent, les membres changent, mais il est toujours le même, c’est lui le miracle permanent de la colline verte.

Gurnemanz (Georg Zeppenfeld) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Gurnemanz (Georg Zeppenfeld) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le plateau est pour le moins contrasté. Unanime pour Georg Zeppenfeld, un Gurnemanz presque déjà entré dans la légende : certes, il n’a pas le format des Gurnemanz habituels, la voix est plus jeune, plus claire. Je parlais de Pimen (dans Boris Godunov) plus haut, mais vocalement ce n’est certes pas Pimen et son insondable profondeur. Outre le grain vocal et la présence, ce qui frappe d’abord c’est la clarté du discours : dans un rôle qui consiste seulement à raconter, Zeppenfeld fait du récit un moment vivant, engagé, coloré, un moment expressif, d’une touchante humanité. Comme dans Marke, et dans son Heinrich der Vogler où il fut LE personnage ionesquien halluciné voulu par Neuenfels , il s’implique dans le jeu. Dans cette mise en scène, reconnaissons à Laufenberg d’avoir « humanisé » Gurnemanz pour en faire un personnage actif, tourné vers les autres, dans l’action et pas seulement dans la chronique  ou le témoignage. C’est le seul personnage qui vraiment touche par son chant et rend sensible la partition, avec une palette expressive large et passionnante. Il a eu un indescriptible triomphe à chaque fois, mérité. C’est l’atout de cette distribution.
Une grosse déception pour moi constitue le Klingsor de Gerd Grochowski. Klingsor est un rôle certes ingrat, parce que court, et ardu, avec une vélocité et des aigus difficiles, des écarts, et une voix entre baryton et basse qui ne facilite pas les choses. De fait, j’ai rencontré dans ma vie de mélomane peu de Klingsor notables (Franz Mazura, oui, fantastique, parce qu’il en faisait vraiment un caractère, sculptant sardoniquement chaque mot : un monument), Grochowski, qui est un chanteur que j’apprécie dans tous les rôles entendus (Gunther, Kurwenal) a été ici décevant. D’abord, le texte n’est jamais sculpté, n’a aucune couleur, il est dit sur le même ton, jamais caricatural alors qu’il doit l’être à certains moments (« er ist schön der Knabe ») et en particulier lorsqu’il évoque sa blessure : son « furchtbare Not » n’a aucun relief : Tomasson à Berlin était autrement présent. Ensuite, il n’y arrive pas, dans les deux représentations, les passages sont mal négociés, ainsi que les aigus, qui disparaissent à la fin sous l’orchestre avec des difficultés évidentes. Ce sont les pièges d’un rôle que Gerd Grochowski n’a aucun intérêt à garder dans son répertoire.
L’ensemble des filles-fleurs, en voile, en danseuses du ventre où en jeunes filles émerveillées du printemps, m’est apparu plutôt homogène malgré quelques stridences : là aussi, il suffit de voir qui est la première fille-fleur (une vraie Pamina…) dans certains enregistrements pour comprendre certaines difficultés, Cheryl Studer, Kiri Te Kanawa…Ici, c’est un ensemble qui passe, sans être mémorable. J’avais tellement aimé Julia Borchert dans la production Schlingensief…
Les Chevaliers du Graal (Tansel Akzeybek et Timo Riihonen) sont très corrects aussi, assez sonore pour Akzeybek, un ténor à suivre… et Wiebke Lehmkuhl, toujours bonne quand on l’entend sur scène, est une jolie Alt-Stimme (la voix du ciel).
Le Titurel de Karl-Heinz Lehner, le très bon Fafner du Ring, est moins convaincant en Titurel là aussi moins grave et plus sonore que d’habitude, avec un registre central opaque, moins « voix d’outre-tombe », sans doute aussi parce que Laufenberg en fait autre chose qu’un pré-cadavre,

Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Ryan McKinny (Amfortas) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Ryan McKinny est Amfortas. Jeune baryton-basse américain, il aide par son physique au personnage christique voulu par Laufenberg. Il évoque un peu le Christ de Michel-Ange à Santa Maria sopra Minerva à Rome. Vocalement, il est plutôt présent et intense avec une voix bien posée et bien projetée. C’est un Amfortas plutôt jeune, très engagé, une découverte pour les théâtres européens. Nul doute qu’on va désormais le voir souvent.
Il manque cependant à cet Amfortas ce qui fait la force certains Amfortas récents, à savoir le dire, la parole, le sens du mot et de la couleur ; l’Amfortas de McKinny manque de couleur de relief et l’expression est souvent un peu uniforme. Il faudrait qu’il travaille chaque mot, pour donner au rôle une couleur plus intérieure,  moins démonstrative et un peu moins superficielle. La diction aussi mériterait plus d’attention encore. Wolfgang Koch avec Barenboim à Berlin et Peter Mattei à New York avec Gatti sont en la matière pour moi indépassables actuellement, qui chantent ce rôle comme un long Lied déchirant.
Elena Pankratova était Kundry. Un choix surprenant pour moi car cette artiste ne fait pas partie de celles qui peuvent faire de Kundry une incarnation. C’était mon avis « sur le papier », c’est toujours mon avis après deux visions de la production. Certes, Pankratova n’a aucune difficulté avec les aigus du rôle, tous les aigus, dont elle se rit. Mais dès le rire initial justement, dès les premières paroles, on est surpris de la platitude, du manque de relief, de l’absence totale d’expression et surtout de quelques trous (les graves!). Le texte est dit, assez clairement, mais sans aucune espèce de variation de couleur, sans aucune espèce d’incarnation. C’est du chant qui ne signifie pas ; sans aucune présence vocale sinon par le volume. Certes, sur la scène de Bayreuth, on a vu défiler des Kundry de grande série ou de série B, et d’autres, de série A, n’ont pas été à l’aise dans le rôle (Fujimura), mais on y a vu aussi, et longtemps Waltraud Meier, on l’y a même vu débuter…

Alors on fait des comparaisons et on se dit que cette Kundry-là au moins a les aigus que d’autres n’avaient même pas, mais à part les aigus…

Il est désolant de n’entendre aucune personnalité dans la voix, aucun effort pour interpréter, aucune sensualité qui pourrait faire oublier l’indigence de la mise en scène. Des aigus qui décoiffent font-ils une Kundry? C’est ignorer les subtilités du chant et du chant wagnérien en particulier. Much ado, but nothing.

Venons-en à Parsifal, entendu deux fois, et avec les deux chanteurs vedettes du lieu, Klaus Florian Vogt le 2 août et Andreas Schager le 6 août, autant dire le jour et la nuit, tant les deux artistes sont différents.
Klaus Florian Vogt n’était pas très en forme le 2 août, ce qui justifie sans doute son annulation du 6. Il n’avait pas les aigus habituels, tenus sur le souffle, et sa voix singulière, si fascinante, n’arrivait pas toujours à séduire. Mais surtout, c’est dans l’étendue du spectre qu’il y avait des trous : graves opaques, voire inaudibles, passages mal négociés, ligne de chant moins parfaite que d’habitude. Bref, un Parsifal en petite forme. Certains ont donc eu beau jeu de dire que Vogt est incapable de chanter autre chose que Lohengrin, que ce n’est pas un Parsifal etc…
Et pourtant, ce Parsifal de paix, à la voix apaisante et singulière, se combine très bien avec le personnage voulu par Laufenberg et avec l’histoire qu’il veut nous raconter. Un Parsifal discret, pudique en scène avec ses gestes un peu gauches, un Parsifal enfantin aussi au début du deuxième acte. Il a certes cette « voix étrange venue d’ailleurs » qui convient d’ailleurs aussi bien à Parsifal qu’à Lohengrin (après tout ils viennent du même endroit) et qui continue, même en petite forme, de fasciner, par le contrôle, par le soin donné à chaque mot, à chaque inflexion, par la volonté de couleur, d’expression qui va directement toucher la sensibilité. Ténor élégiaque s’il en est, Klaus Florian Vogt reste un poète des mots et garde une vraie présence : c’est certes un Parsifal inhabituel, qui n’a rien à voir avec un Kaufmann lacéré ou un Schager triomphant. Il est un Parsifal très humain, très simple, sans affèterie ni maniérisme, et chante cela comme un Lied, non dépourvu d’une certaine grandeur au troisième acte (le deuxième lui réussit un peu moins bien, à cause des bribes « héroïques » que lui réserve la partition). En difficulté certes, mais séduisant malgré tout, bien que la deuxième partie du deuxième acte exige sans doute un peu plus de présence et d’héroïsme (ce qui ne veut pas dire histrionisme, suivez mon regard…) Reconnaissons que j’aurais peut-être été un peu moins séduit et plus sévère si je n’avais entendu Schager après.
Le remplaçant au pied levé (mais devant chanter le rôle l’an prochain, il a assisté aux répétitions et l’a déjà chanté de nombreuses fois, dont à Berlin avec Barenboim), Andreas Schager propose un personnage diamétralement opposé, à la personnalité plus contrastée, correspondant à sa nature démonstrative. Il a sans doute pensé qu’il devait affirmer justement cette personnalité opposée, et il a joué tout au long des trois actes le chien fou. Chien fou dans le jeu, gestes désordonnés, en faisant des tonnes, sans contrôle ni retenue. Certes, le Parsifal du premier acte est un peu écervelé, mais est-ce si utile d’en rajouter ? Chien fou dans le chant, nous sommes aux antipodes du contrôle d’un Kaufmann ou d’un Vogt. Très loin aussi du Schager de Berlin, où tenu par Barenboim et ses glorieuses collègues (Anja Kampe et surtout Waltraud Meier) il campait un Parsifal juvénile, mais aussi torturé, déchirant et très contrôlé (comme il disait « Erlöser !!) et se limitait dans la manière de lancer sa voix. Je me disais alors qu’on tenait là LE Parsifal des prochaines années.
Las, sur la scène de Bayreuth, il ne s’est mis ni limites ni barrières et la voix est allée dans tous les sens.
La voix d’Andreas Schager est pourtant exceptionnelle, solide à l’aigu, puissante, avec un timbre clair, sachant allier héroïsme et lyrisme. Quand il contrôle l’instrument, c’est alors phénoménal. Ici, dès que le texte lui en donnait l’occasion il poussait le volume et seulement le volume. Son « Amfortas! die Wunde !» a voulu aller trop loin et il a dû se reprendre, mais c’était un chant en permanence tendu et crié, au point qu’à la fin de l’acte II il a failli s’égosiller et on a entendu quelques sons éraillés. Aucune subtilité, aucun raffinement, ni même aucun effort pour. J’attendais un “Erlöser” séraphique comme à Berlin, il n’en est hélas rien sorti, aucun relief, aucun ton,. tout s’est passé comme s’il voulait à toutes forces prouver quelque chose que personne ne lui demandait. On demandait un Parsifal, on a eu un concours de décibels entre Pankratova et lui, tous deux trop heureux de cette émulation à l’envi. Ma sévérité est à la mesure de la déception, et je suis colère qu’il n’ait pas saisi l’occasion pour installer définitivement un Parsifal de grande lignée. Ce Parsifal à la limite de la vulgarité a tellement poussé au deuxième acte que les attaques et les sons n’étaient pas toujours sans failles au troisième. En bref, l’artiste doit impérativement se contrôler et surveiller son ardeur. Public en délire parce que cela impressionne, et que Bayreuth démultiplie l’effet du volume, mais il ne nous a rien dit du personnage. Mieux Vogt fatigué que Schager déchaîné.

J’ai voulu raconter par le menu deux soirées pour le moins discutables. Avec des distributions moins brillantes, Herheim et Gatti restent dans toutes les mémoires de ceux qui y étaient – c’est cette production merveilleuse qui a décidé de l’aventure de ce blog. Ici, la production, non dépourvue d’idées, s’ingénie à les aplatir, et à leur préférer les affligeantes banalités, voire les inutiles provocations. Quant à la direction musicale, de très grande qualité, elle ne touche jamais la sensibilité. Seul Gurnemanz convainc sans discussion aucune. Quant au Parsifal de cette année comme celui de l’an prochain, à des titres divers, et pour des raisons opposées, ils n’arrivent pas à convaincre. On a à Bayreuth entendu bien pire, mais aussi tellement mieux. Il reste à espérer que la reprise du Festival prochain puisse être un peu retravaillée, et qu’Hartmut Haenchen puisse en assumer l’ensemble de la préparation. Certes Nelsons a son contrat signé, mais il serait désobligeant de se substituer désormais à un Haenchen qui a pris la barre dans la tempête. [wpsr_facebook]

Acte II Parsifal (Klaus Florian Vogt) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath
Acte II Parsifal (Klaus Florian Vogt) Kuhdry (Elena Pankratova) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath