BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: EUGÈNE ONÉGUINE de P.I.TCHAÏKOVSKI LE 4 JANVIER 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Acte II © Bayerische Staasoper / Wilfried Hözl
Acte II © Bayerische Staatsoper

Les photos du spectacle (© Bayerische Staatsoper) sont celles des reprises précédentes avec d’autres chanteurs

Eugène Onéguine
Piotr Ilitch Tchaïkovski
Livret P.I.Tchaïkovski et Konstantin S.Schilowski
d’après le roman en vers d’Alexandre Pouchkine
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décor et costumes: Malgorzata Szczesniak
Direction musicale: Kirill Petrenko

 

C’est le second Eugène Onéguine dirigé par Kirill Petrenko que j’entends. Le premier, ce fut à Lyon, dans une mise en scène de Peter Stein lors de cette série d’opéras de Tchaïkovski dominée par un Mazeppa remarquable, et avec une Dame de Pique décevante. Même si on va m’accuser de tropisme lyonnais, j’aime à rappeler que Lyon a eu droit pour quatre productions à la présence de Kirill Petrenko, désormais l’un des chefs les plus en vue de la planète Opéra.

Voilà ce que j’écrivais lors d’une représentation de Mazeppa en 2010: “On connaît peu Kirill Petrenko en France. Ce chef de 37 ans a été directeur musical à Meiningen, théâtre historique de la Thuringe, puis au Komische Oper de Berlin, et en 2013, il dirigera, eh oui, le Ring du bicentenaire de Wagner au Festival de Bayreuth. À chaque fois que je l’ai entendu diriger, ce fut un moment de grâce, dernier en date, l’an dernier, Jenufa à l’Opéra de Munich. Et cette fois-ci de nouveau, on constate la technique, la mise en place parfaite, la dynamique au service de l’action, l’excellente préparation de l’orchestre et une manière toute particulière et séduisante de faire sonner Tchaïkovski, dans une salle malheureusement ingrate pour l’acoustique orchestrale, très sèche, sans aucune réverbération, sans respiration, ce qui pour une oeuvre aussi épique, constitue sans aucun doute une gêne (…) .Petrenko, un nom à retenir, courez l’écouter.”
Avec une grande chance, je n’ai jamais eu à me plaindre des autres chefs entendus dans Eugène Onéguine, à commencer par Mariss Jansons (2 fois), Vladimir Jurowski à la Scala, Seiji Ozawa à la Scala et à Vienne, et plus loin dans le temps, Mstislav Rostropovitch à Paris en 1982. C’est une musique dont on ne se lasse pas, encore plus poétique, sensible, profonde que La Dame de Pique, un grand chef d’oeuvre de l’opéra, et l’apogée du processus créatif de Tchaïkovski et de la poésie pouchkinienne.
Cette production de 2007, confiée à Krzysztof Warlikowski, avait fait couler beaucoup d’encre et hurler de nombreux spectateurs; elle reste encore comme une blessure vivante chez certains qui encore, six ans après, ont hué hier soir les moments les plus distanciés par rapport à la tradition puisque Warlikowski a assumé très clairement une vision de l’oeuvre éclairée par l’homosexualité non assumée de Tchaïkovski , qu’il a appliquée au personnage d’Onéguine. De fait, on lit partout depuis très longtemps des textes faisant allusion, évoquant, sussurant la présence d’un rapport fortement érotisé entre Lenski et Onéguine, alimentant en même temps la glose sur l’homosexualité du compositeur.
Pour une fois la chose est dite sur le théâtre, de la manière la plus nette, sur le mode du fantasme et du cliché à la Chippendale mais aussi sur le mode réprimé qui était celui qu’on vivait dans les années 60. Ainsi, la Polonaise fameuse du 3ème acte est-elle dansée par des cow boys aux torses nus, ainsi, Onéguine ne cesse au 3ème acte de voir le monde brouillé par la vision de théories de mâles musclés ou travestis dansant au son de la Polonaise ou du Galop qui la suit…

Dispositif Acte I © Bayerische Staasoper
Dispositif Acte I © Bayerische Staatsoper

Rien de moins russe (au sens pittoresque du terme) que le monde évoqué par Warlikowski: nous sommes dans un espace cinématographique de l’Amérique des années 60, avec des fonds qui évoqueraient des ambiances à la Hopper, et des premiers plans remplis de canapés de simili cuir et une TV en noir et blanc projetant soit des images de patinage artistique (la patineuse danse sur Casse Noisette ou sur le Lac des cygnes) , soit des images de l’arrivée d’Armstrong sur la lune. Un monde où rêve et fantasme se partagent et se projettent.
L’Opéra commence comme Die Frau ohne Schatten par la projection silencieuse sur l’écran TV en noir et blanc d’un championnat de patinage artistique, sur les musiques de Tchaïkovski: accrochées à l’écran, Madame Larina et Filipjewna, en bonnes ménagères de plus de 50 ans.

Acte I détail © Bayerische Staasoper
Acte I détail © Bayerische Staatsoper

Warlikowski ne choisit pas cette période et cette ambiance au hasard: plutôt que de représenter une Russie provinciale de pacotille (la musique du premier acte en accentue fortement le côté autochtone), il choisit l’Amérique profonde, de cette classe moyenne un peu coincée et destructrice si bien montrée dans le film de Ang Lee Brokeback Mountain (en français Le secret de Brokeback Mountain) qui remonte à 2005. C’est à cette aune-là qu’on doit lire ce travail dont à mon avis le film constitue le canevas implicite: dans l’Amérique des années 60, il n’est pas bon d’afficher son homosexualité, cette société mesquine et rabougrie exige des parades ou des faux semblants qui permettent de vivre sa vie dans le secret. Eugène Onéguine est l’un de ces êtres qui affichent une vie pour le monde et une vie pour le lit.
Mais cette clef de lecture, qui a fait sursauter et bouillir certains hier, il y a deux ans, il y a six ans, n’est pas aussi brutalement affichée qu’on pourrait le croire à lire ces lignes : car la mise en scène de Warlikowski invite progressivement et par étapes à découvrir ce qu’il y a derrière les yeux.
La lecture du livret d’Onéguine montre qu’il y a dans cette œuvre deux parties très distinctes, la première, centrée autour de Tatiana, autour d’une vie de jeune fille qui bascule dans la vie de femme, avec ses désirs et ses émois, et la seconde, centrée autour d’Onéguine. C’est à la découverte de ces deux intimités parallèles, au sens très fort du terme, que nous invite la mise en scène. Rarement la psychologie féminine et surtout l’émoi féminin n’ont été montrés aussi nettement, aussi directement. Tatiana dans les visions traditionnelles, est une jeune fille de province un peu rêveuse et amoureuse d’un fantasme qu’elle fait habiter par Onéguine.

Un monde de femmes © Bayerische Staasoper / Wilfried Hözl
Un monde de femmes © Bayerische Staatsoper

Ici, il nous est montré au premier et deuxième acte un monde de femmes, jeunes et moins jeunes. Les moins jeunes curieuses de TV, assez libérales envers les plus jeunes qui vivent leurs rêves ou leurs amours. Une Olga légère, une Tatiana rêveuse, qui ouvrent la scène initiale en chantant et dansant avec un micro dans une sorte de karaoké de party organisée au fin fond de cette Amérique de cinéma et une Larina et une Filipjewna qu’on sent quelque part être des doubles tolérantes des plus jeunes…Dans ce monde, les générations passent, la vie des femmes reste la même.
Un tableau d’une douce et subtile vérité montre d’un côté de la cloison (superbe décor vitré de Malgorzata Szczesniak) les deux femmes mûres assises dans l’obscurité et commentant ce qui se passe à côté, et de l’autre côté les deux couples Olga/Lenski et Tatiana/Onéguine qui s’essaient aux échanges. Magnifique scène, où assis en rang d’oignons, les deux couples sont croisés Lenski, Tatiana, Olga, Onéguine et se parlent par autre interposé, comme si le sentiment trouvait difficilement ses mots sans médiation; d’un côté (jardin) l’amour, de l’autre (cour) la légèreté : mais seuls les légers sont objets d’amour.
Le travail sur les personnages et leurs attitudes est d’un réalisme presque inhabituel : ces gestes, quasiment, nous mettent mal à l’aise, comme si nous spectateurs, nous devenions voyeurs d’une intimité presque insupportable. La manière dont Tatiana feint de ne pas regarder Onéguine, ses regards obliques, puis ses gestes brusques, une main approchée puis effleurée, un baiser cherché, puis volé, des corps qui s’aimantent, tout cela est  bouleversant de justesse. La manière, dans le monologue de la lettre, dont d’une part  Filipjewna  cherche à regarder la TV (qui retransmet le direct de la Lune…autre rêve éveillé) et que Tatiana éloigne manu militari installe le spectateur dans une sorte de familiarité confortable, bientôt perturbée par la scène de l’intimité amoureuse où voulant écrire la lettre sans y réussir, Tatiana refuse l’écriture pour s’enregistrer. Elle essaie ainsi de transcrire ses paroles, forcément plus vécues, plus spontanées, sans la distance de l’écriture qui mettrait de l’artifice à la place de l’expression naturelle.

Tatiana (scène de la lettre) © Bayerische Staasoper
Tatiana (scène de la lettre) © Bayerische Staatsoper

Plus avant, à peine vêtue, elle esquisse sur son corps des gestes plus intimes, moment gênant pour le spectateur qui est en position de voyeur. Warlikowski réussit à créer du malaise, né d’un processus cathartique, là où habituellement on n’a guère qu’une aimable resucée de bovarysme.

La réponse d'Onéguine © Bayerische Staasoper
La réponse d’Onéguine © Bayerische Staatsoper

Ce monde du rêve éveillé est encore plus marqué lors de la scène de la réponse d’Onéguine, dans le jardin, qui dans l’œuvre est entrecoupée d’un chœur de jeunes filles qui « fait ambiance ». Pour abstraire ce chœur, la salle s’allume, le chœur est disposé derrière une rambarde de balcon et Tatiana, au centre, éclairée différemment (très beaux éclairages de Felice Ross), rêve un  peu comme Juliette. Mais Roméo ne va pas exactement délivrer le message espéré et au milieu de ce chœur éthéré, c’est le drame de la jeune fille qui se joue, et elle s’en souviendra…
Jusqu’à ce moment, le propos est complètement centré autour de Tatiana, le livret est scrupuleusement respecté et éclairé, et Onéguine n’est qu’un célibataire endurci et viveur vaguement vulgaire, assez nerveux, aux gestes brusques qui sont des gestes de malaise qu’on comprendra plus tard.

Anniversaire..acte II, après la fête..© Bayerische Staasoper
Anniversaire..acte II, après la fête..© Bayerische Staatsoper

La scène de l’anniversaire de Tatiana, party bon enfant de la petite bourgeoisie de campagne américaine, est superbement composée. Elle commence par la normalité : une valse ouverte par Lenski et Olga, bientôt rejoints par Onéguine et Tatiana, tous deux perturbés, Tatiana par Onéguine, Onéguine par l’autre couple ; c’est alors que s’ajoute au monde de femme de Tatiana, le monde d’homme d’Onéguine. Et Warlikowski fait sentir imperceptiblement que ce qui gêne Onéguine, c’est Lenski qui danse avec Olga. Il va donc, en bon amoureux jaloux, chercher à détourner le regard de Lenski sur lui, en lui enlevant Olga, en créant l’inévitable jalousie, en suscitant une authentique scène de ménage de couple (homosexuel).  On remet à Tatiana un pingouin en peluche, allusion claire à une bande annonce montée (en 2006) sur celle de Brokeback Mountain  et  mettant en parallèle l’histoire des Pingouins gays (à voir sur YouTube) qu’on appelé plus tard Brokeback Iceberg à la suite plus récente d’une affaire de séparation de pingouins gays au zoo de Toronto. On découvre peu à peu aussi la vérité d’Onéguine, et notamment la puissance du sentiment, l’honnêteté, même maladroite, affichée face à Tatiana et le malaise ambiant. Il va ensuite sans cesse chercher à calmer Lenski par de petits gestes affectueux, à reconquérir son amitié, jusqu’à l’embrasser violemment sur les lèvres. Pour couronner le tout et placer la scène dans le contexte, on s’assied pour regarder le spectacle préparé en l’honneur de Tatiana, une parodie des Chippendales à la The Full Monty, le film de Peter Cattaneo (1997) et la chanson de Monsieur Triquet, vu comme une (petite) grande folle pittoresque (excellent ténor de caractère Kevin Conners). On est dans le sujet caché .
La première partie s’arrête non à la mort de Lenski, fin de l’acte II, mais à la fin de la fête, lorsque la rupture est consommée entre Lenski et Onéguine, sous le regard interdit des femmes, lorsqu’on bascule des femmes chez les hommes.
On avait exploré le monde du rêve et du désir féminin, on va basculer dans la mâlitude, vue au prisme du fantasme masculin et de ses interdits. On était dans un monde diurne, on va basculer dans le monde nocturne.

Début 2ème partie (photo privée)
Début 2ème partie (photo privée)

Lorsque le public revient après l’entracte, la scène est ouverte sur un lit central, presque nuptial, et barrée par une rangée de cow-boys aux pectoraux surdéveloppés. La scène du duel est posée.
Dans cette seconde partie, essentielle pour comprendre les implicites de la première, plus de scènes de genre, plus de foules, plus de chœurs, mais des scènes de l’intimité et de la solitude. Le secret des alcôves et des nuits. Même la Polonaise est vue sous le prisme du fantasme (danse de Cow-Boys imitant les polkas ou les galops de saloon).

Scène du duel  © Bayerische Staasoper
Scène du duel © Bayerische Staatsoper

Ainsi le duel se passe-t-il dans l’intimité du lit du couple Onéguine/Lenski, de cette même intimité dérangeante qu’on avait avec Tatiana en première partie. Les deux dorment, mal, côte à côte et se tournant le dos, tandis que le témoin du duel et du couple (Rafal Siwek) entre les deux parle à Onéguine, puis tous deux se lèvent et s’habillent, tandis que Lenski chante son magnifique air (Kuda, kuda) dont les paroles sonnent étrangement vu la situation affichée et le contexte.

Le duel (2) © Bayerische Staasoper
Le duel (2) © Bayerische Staatsoper

Le duel commence, les deux sont fous de désir, Lenski se déshabille, torse nu, se précipite sur Onéguine, et l’autre, refusant cette image, cette situation, ce tunnel qui ne le mène nulle part, tire et le tue.
Il reste pistolet pointé pendant que les Cow-boys enlèvent le corps de Lenski, puis dansent leur Polonaise. Une position qui le montre refusant ses fantasmes, pris du désir de meurtre et de mort, et pourtant subissant son fantasme persistant : toutes les scènes de ballet du dernier acte étant jouées par des hommes ou des travestis, et vécues comme des intrusions fantasmatiques, refusées et destructrices, dans la vie réelle d’Onéguine.
Ce troisième acte est un choc d’intimités : intimité d’Onéguine, comme on l’a vue, perturbée par ses fantasmes persistants, intimité de Grémine, qui raconte son amour pour Tatiana,  intimité de Tatiana, allongée sur le lit central (ce même lit qui abritait Onéguine et Lenski) que Grémine déchausse, et qui est étendue, en attente… Jusqu’où le fait que Grémine soit chanté par Rafal Siwek, qui chantait Zaretski, le témoin du duel Onéguine à l’acte II et qui veillait en quelque sorte sur le lit du couple pourrait-il alimenter l’histoire de ces intimités ? Et si Grémine venait lui aussi de ce monde d’hommes qu’Onéguine essaie de fuir ?…
Intimité enfin du couple retrouvé Tatiana/Onéguine, où les rôles sont inversés, où les gestes naguère de Tatiana (cherchant à embrasser, à genoux, suppliante) sont désormais ceux, mimétiques, d’Onéguine. L’espace d’un instant fugace, Tatiana retrouve la jeune fille d’antan, mais l’adulte reconstruite reprend ses droits, repousse Onéguine et l’abandonne fièrement. Il reste seul, sur le lit. Il a tout perdu. Rideau.

Cette vision d’une seconde partie qui est fantasme et intimité, toute faite de solitudes entrecroisées, est à l’opposé de celle d’Herheim à Amsterdam, très historicisée, un peu lointaine et même anecdotique, qui faisait de la Polonaise un défilé de l’histoire russe,  de Tatiana l’épouse soumise et apeurée d’un oligarque mafieux et d’Onéguine à la fois un ami et un intrus, un mondain et un perdu (stupéfiant Bo Skhovus).
Ce travail de Warlikowski, d’un réalisme qui confine à la crudité est certes dérangeant,  mais profondément humain et juste. Il faut le lire au prisme de Brokeback Mountain, qui évoque un monde de masques où se cachent les drames des désirs interdits et des fantasmes qui peuvent être des clichés, mais où le désir féminin est aussi caché, interdit et réprimé. Monde de répression du sentiment et du désir qui mène à l’assèchement ou à la mort, c’est le monde de Tchaïkovski que tous perçoivent intellectuellement : pourquoi alors reprocher à Warlikowski de l’avoir affronté et montré ?
À l’intelligence du propos scénique répond celui du propos musical, d’abord grâce à une distribution qui sans être faite de vedettes incontestées, fonctionne parfaitement à tous niveaux.
L’Onéguine d’Artur Rucinski, un chanteur peu connu, est parfaitement en phase avec ce que veut en faire Warlikowski, un personnage affadi, névrosé, nerveux : il n’a rien du port altier et terriblement séducteur d’un Kwiecien, d’un Tézier ou d’un Keenlyside. Son débit et sa manière de projeter, notamment au début, sont peu stylés, et tout le monde considère cet Onéguine comme le maillon faible d’une banalité marquée. Peut-être est-ce d’ailleurs cette banalité qui renforce la puissance fantasmatique des désirs de Tatiana, on n’aime pas forcément les héros, et le piège de la passion est quelquefois aussi d’aimer un médiocre.
Le personnage se construit dans la deuxième partie où, perdu, il chante le désespoir. Les chants désespérés…Son chant colle alors parfaitement à son être, à son physique, à ses attitudes, à ses névroses : il devient non pas pitoyable, ni pathétique, mais simplement humain, trop humain. Un timbre clair, une bonne diction de la langue russe, une émission claire et des aigus très bien tenus, même s’ils ne sont pas triomphants. Mais un personnage comme Onéguine, tout en faux semblants, qui se découvre peu à peu faible et vulnérable, peut-il être triomphant ?
C’est au contraire Lenski qui est figure de l’élégance dans cette production, Edgaras Montvidas ( qui était aussi Lenski à Lyon) a acquis une personnalité, un sens du lyrisme, une sensibilité touchants : son chant diffuse l’émotion. Il est l’opposé physique et vocal d’Onéguine. Face à un Onéguine au style peu assis et aux attitudes un tantinet vulgaires, il est un Lenski de très haute tenue, et un ténor à la technique très contrôlée, avec du style, une chaleur communicative, un sens du texte et de la couleur notables. Voilà un ténor impeccable pour Mozart ( il en a les grands rôles de ténor à son répertoire) et pour le bel canto, parce qu’en matière de bel cantare, il est un artiste à suivre. Il est de plus un bel acteur, très spontané, très communicatif. Jolie performance.
Rafal Siwek, qui fait partie de la troupe du Bayerische Staatsoper n’a pas pour Grémine la profondeur voulue, il a un beau registre central, des aigus de bonne facture, mais Grémine exige un grave profond qu’il atteint difficilement, son Grémine, qui a eu un beau succès, reste en deçà d’autres (récemment Michael Petrenko à Amsterdam en faisait une belle interprétation, vigoureuse et jeune). J’ai malheureusement dans ce rôle encore dans les oreilles Nicolaï Ghiaurov, entendu à la fois à la fleur de l’âge et en fin de carrière, et il demeure pour moi la référence.
Ekaterina Sergeeva est une Olga très fraîche à la belle voix bien posée, son premier acte est  intéressant et elle compose un joli personnage, qui, même secondaire, a une vraie présence en scène.
Saluons Larissa Diadkova, une Filipjewna de belle facture, dont la voix est encore puissante et bien projetée, et qui rappelle qu’elle fut il y a quelques années un des mezzo de référence du répertoire russe (une Marfa exceptionnelle). J’ai notamment aimé son émission très égale, un chant simple, bien posé, très humain, dans une vraie adéquation avec le personnage.
Heike Grötzinger montre, avec d’autres membres de la troupe (Rafal Siwek, Kevin Conners) l’excellent niveau de l’ensemble de Munich, nécessaire pour assurer l’homogénéité de la programmation et l’équilibre des distributions : c’est à eux qu’on doit cette impression toujours égale de bonne qualité moyenne et d’excellence qui caractérise la Bayerische Staatsoper.
Enfin, Kristine Opolais est pour moi une vraie surprise. Je savais que l’artiste était de qualité, mais la voix ne m’avait jamais parue sortir du lot commun des sopranos corrects. Tatiana exige une voix plutôt assise, au centre large et à l’aigu assuré. Elle n’a peut-être pas pour le rôle le calibre voulu. Le sien est relativement léger, moins spinto que lyrique : une Freni (magnifique Tatiana à la fin de sa carrière) avait sans conteste une voix plus large. Mais Kristine Opolais sait transformer cette relative légèreté une vraie fragilité, qui pour le coup sert le rôle et la vision du metteur en scène. On sent les aigus un peu tirés, on sent le volume au maximum, mais l’interprète est tellement fraîche, à fleur de peau, qu’elle est véritable incarnation, stupéfiante de naturel, sensibilité et déchirure, elle est nostalgie et désir, impudeur et pudeur, timidité et effronterie, passion et raison. En un mot, elle est bouleversante, elle est Tatiana, et elle est la Tatiana voulue par la mise en scène.
Avec un chœur splendide (dirigé par Sören Eckhoff) notamment les basses et le chœur féminin, très sollicité, le Bayerisches Staatsorchester est emmené par Kirill Petrenko à un autre sommet, dans une approche surprenante, mais totalement cohérente avec le propos de Warlikowski.
Surprenant, certes, car de Petrenko, dont c’est le répertoire atavique, on pouvait attendre une vision orchestrale très marquée par le lyrisme russe, dans le style de ce qu’avait proposé Jansons, avec l’orchestre du Bayerischer Rundfunk à Lucerne comme avec le Concertgebouw à Amsterdam à la fois puissant, plein, dynamique et romantique. Rien de tout cela ici. Petrenko s’éloigne du lyrisme de l’œuvre pour en proposer une vision plus froide, plus analytique, fouillée au scalpel et néanmoins tout aussi fascinante et complètement nouvelle. Pas une phrase, pas une note qui ne soit réfléchie et justifiable : dès la première mesure, à la fois nette avec une pointe de legato, on sent qu’on va aller ailleurs, dans une vision particulièrement détaillée, où chaque pupitre est isolé, où chaque phrase est mise en relief, au point qu’on découvre, stupéfait, des moments  à la limite de l’atonalité qu’on n’avait jamais remarqués dans ce prélude. Petrenko dirige en architecte, et en pédagogue de l’architecture, il identifie puis éclaire les formes : ici c’est Wagner, que Tchaïkovski connaissait bien, par les jeux des couleurs et des niveaux dans les cordes, par l’agencement mélodique, là c’est Verdi, dont il isole des phrases intégralement empruntées, ou même, incroyable, le final de la scène d’anniversaire de Tatiana construit sur le modèle du IIIème acte de Traviata, avec son crescendo, la construction des ensembles, le dynamisme. Sans parler évidemment des  danses, emmenées à un rythme d’enfer, telles que le galop du troisième acte, où Petrenko emporte ses musiciens en faisant corps avec son orchestre. D’un geste toujours identifiable, d’une redoutable précision, d’une main gauche toujours parlante, d’un regard souriant, communicatif, ce timide maladif parle un incroyable langage avec ses musiciens qui le suivent au souffle près, et sait le communiquer au spectateur qui s’en sentirait (presque) intelligent.
Ainsi donc la direction musicale, une fois de plus, porte le spectacle, en enrichissant, en élargissant, en illustrant, en confirmant la vision scénique, mais en suivant les chanteurs sans jamais les couvrir, en mettant le dynamisme et le dramatisme au service d’un discours, grâce à un orchestre qui parle le langage du plateau, jamais protagoniste, et pourtant complètement présent.
Le cœur bat rien qu’en y repensant.
Inutile de préciser que le triomphe a été total avec des rappels incessants, et un public étonné au sens fort du terme. Voilà de l’opéra comme on voudrait toujours, à aimer, à vibrer, à pleurer.
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Un monde d'hommes © Bayerische Staasoper
Un monde d’hommes © Bayerische Staatsoper

LUCERNE FESTIVAL 2011 (PÂQUES): EUGENE ONEGUINE, de P.I.TCHAIKOVSKI, dirigé par Mariss JANSONS (16 mars 2011)

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Le Festival de Lucerne n’est pas seulement un Festival d’été, mais aussi d’automne (Piano) et de Printemps (Pâques): il s’agit de varier les propositions, de faire fonctionner la salle, de construire une offre continue. Cette année à Pâques, outre Mariss Jansons et l’orchestre de la Radio Bavaroise, on pouvait assister à une master class de direction d’orchestre de Bernard Haitink, qui par ailleurs dirigeait le Chamber Orchestra of Europe dans deux soirées Brahms (dont le Deutsches Requiem), à des concerts d’Hélène Grimaud, de Kolja Blacher (le violoniste soliste premier violon du Lucerne Festival Orchestra), du Concentus Musicus de Vienne dirigé par Nikolaus Harnoncourt (Haendel, Resurrezione), du Concert des Nations et de la Capella Reial de Catalunya avec Jordi Savall dans le “Vespro della Beata Vergine” de Monteverdi. En une semaine, il y en a pour tous les goûts.

Etrangement il restait des places pour le concert que l’Orchestre de la Radio Bavaroise et le choeur de la Radio Bavaroise donnaient ce samedi 16 avril sous la direction de Mariss Jansons, une version concertante de Eugène Onéguine, que Mariss Jansons dirigera à l’opéra d’Amsterdam en juin et juillet prochains (avec le Concertgebouw) avec une distribution une peu différente et dans une mise en scène de Stefan Herheim. Il restait même des places à 60 CHF (50€ environ), ce qui est très étonnant: d’autant plus étonnant que nous avons assisté à une de ces soirées mémorables qui vous clouent sur place.
Le jeu de l’opéra en version de concert est quelquefois difficile: jouer? ne pas jouer?se mouvoir? Abbado préfère les versions semi-concertantes, avec une mise en espace. Ici, quelques mouvements, quelques regards, un jeu minimal, mais sans partition, ce qui permet tout de même une sorte d’accroche scénique et laisse dire aux mauvaises langues que cela fonctionne très bien sans mise en scène, ce qui montre que la mise en scène est inutile!
Eugène Onéguine n’est (n’était) pas a priori mon préféré des opéras pouchkiniens de Tchaïkovski, mais il me semble avoir redécouvert cette musique d’une incroyable finesse, cette alternance, ce mélange même de tension haletante et de respiration, là où je voyais quelquefois un peu de facilité. De fait on se souviendra longtemps de ce final diaboliquement tendu, qui s’achève par un noir total, surprenant, immédiatement suivi d’une explosion du public hurlant son enthousiasme.

On se souviendra de tout d’ailleurs, et tout d’abord d’un orchestre vibrant, techniquement impeccable, suivant tous les mouvements du chef (qui bouge beaucoup, qui exprime la musique par son corps d’une manière étonnante de vivacité), des cordes somptueuses (les violons allégés au maximum, les violoncelles et les contrebasses au son plein, le violoncelle solo magnifique), des bois et des cuivres à faire rêver, jusqu’aux timbales de Raymond Curfs, qui officie aussi au Lucerne Festival Orchestra. On se souviendra aussi du choeur de la Radio Bavaroise, tout à fait extraordinaire préparé par Martin Wright. Sa prestation au début de l’oeuvre, dont certains moments renvoient aux chants des liturgies orthodoxes et ne sont pas sans évoquer certains grands moments choraux de Moussorgski, impressionne et bouleverse.
Ce qui frappe c’est à la fois un son très plein, très charnu , favorisé par l’acoustique très réverbérante de l’auditorium de Lucerne, qui installe quelque chose de somptueux, mais qui est capable de s’alléger jusqu’à l’inaudible, et qui reste d’une absolue clarté. Pas un pupitre n’échappe à l’oreille, ce ne sont que contrastes savamment ménagés entre des morceaux de bravoure (valse du second acte, et surtout étourdissante et brillantissime Polonaise du 3ème acte qui fait éclater l’enthousiasme du public), et les moments de pur lyrisme (les airs de Lenski par exemple) ou pur tragédie, non exempts de recueillement (le duel) ou les dramatiques échanges du final, qui tendent l’ambiance à l’extrême. Voilà un travail spectaculaire en tous les sens du terme, spectaculaire parce qu’il donne à voir, regards, mouvements légers, engagement des musiciens et des chanteurs, subtiles variations des éclairages entre les scènes,  parce qu’il donne à s’émouvoir, parce qu’il étonne et qu’il surprend, et simplement parce que la musique donne à entendre tant de couleurs, tant d’ambiances, tant de rythmes, tant de finesse rassemblés qu’on a l’impression de redécouvrir l’oeuvre.
Au service de ce magnifique travail, une distribution engagée et parfaitement choisie. On retrouve avec plaisir Stefania Toczyska qui a encore ses impressionnants graves dans Madame Larina, Marina Prudenskaia en Olga confirme ce que j’écrivais l’an dernier à propos du Requiem de Verdi de Salzbourg à la même période “mezzo irréprochable”, avec en plus une personnalité affirmée qu’on sentait moins alors. Voix chaude, présente, puissante, qui fait d’Olga un personnage moins pâle que d’habitude. Notons aussi la jolie mezzo Nona Javakhidze, qui remplace Nina Romanova, souffrante en Filipewna.

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Se confirme enfin une vraie perle, la jeune soprano géorgienne Veronika Dzhioeva, remarquée il y a deux ans à Baden-Baden dans Aleko avec Gergiev, qui se révèle une Tatiana à la fois juvénile, mais aussi mature, décidée, à la voix très expressive et aux accents bouleversants: l’air de la lettre est un très grand moment, et la scène finale incroyable de tension dans le duo avec Bo Skovhus. Du côté des hommes, on est un peu déçu au premier acte par Bo Skovhus, qui a toujours ses grandes qualités d’interprète, qui dit le texte avec une clarté et une attention peu communes, mais dont la voix semble un peu voilée, notamment dans les graves, qu’il a beaucoup perdus. Mais son deuxième acte est bien meilleur et surtout son troisième acte, totalement bouleversant, où il transcende littéralement le personnage, ce qui donne une scène finale d’un dramatisme incroyable . Face à lui, le magnifique Lensky de Marius Brenciu, dont j’avais vu un bon Don Carlos à Bâle il ya quelques années: c’est une voix claire, bien posée, très contrôlée, qui rappelle avec un peu plus d’épaisseur Veriano Lucchetti, avec ses sons très ouverts, mais aussi des murmures et des mezze voci parfaits, et au total un Lensky qui distille une très grande émotion. Quant au Gremine de Mikhail Petrenko, un Gremine juvénile, à la voix de basse plus claire que d’ordinaire (comme son Hagen d’Aix), il est tout simplement étonnant. On a tout: la voix, au timbre assez clair (quel Don Giovanni il doit être!), mais à l’étendue impressionnante, dans les aigus comme les graves, la couleur, la technique et le contrôle et un sens exceptionnel du texte (on s’en rendait compte à Aix aussi) qu’il rend d’une incroyable clarté. Les autres chanteurs, et notamment le très bon Triquet de Gilles de Mey, qui en cinq minutes réussit avec son air du second acte à captiver le public, sont sans reproches (Carsten Wittmoser, Benedikt Göbel).
Artisan de ce triomphe, Mariss Jansons, l’élève de Karajan, mais aussi, comme Abbado, comme Mehta, de Hans Swarowsky, assistant de Evgueni Mravinsky, et donc dépositaire d’une double filiation, riche de la tradition germanique et de la grande tradition russe (il sort du conservatoire de Saint Petersbourg): un chef qui aujourd’hui est inévitable, dans ce répertoire bien sûr, mais aussi on l’a vu, dans Mahler ou même dans Verdi. On est toujours surpris de le voir diriger avec cette énergie, avec cette précision du geste, un geste à la fois net qui travaille l’aérchitecture de la partition, mais qui dessine aussi la musique, et qui accompagne l’orchestre et le choeur, mais aussi les chanteurs avec une attention et une précision rares: il est là tout près du chanteur et semble chanter avec lui: un tel engagement, une telle performance provoquent même à la fois un brin d’anxiété (il a des problèmes cardiaques depuis longtemps) et en tous cas l’enthousiasme du public debout scandant ses applaudissements, et celui de tous les participants: Veronika Dzhioeva était rayonnante au moment des saluts et on sentait une véritable osmose dans toute la compagnie, autour de ce chef miraculeux. Alors c’est dire quelle hâte j’ai de voir la production d’Amsterdam, avec le merveilleux Concertgebouw et dans la mise en scène de Stefan Herheim, c’est dire avec quelle chaleur je vous suggère de faire le voyage d’Amsterdam entre mi juin et le 10 juillet…

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Photo Michel Neumeister