TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: OBERTO CONTE DI SAN BONIFACIO de Giuseppe VERDI, le 2 MAI 2013 (Dir.mus: Riccardo FRIZZA, Ms en scène: Mario MARTONE)

Acte I, sc I: la bande de Riccardo ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Au départ, c’est plutôt une bonne idée que de proposer cet opéra premier du parcours verdien, très peu représenté à la Scala, pour la dernière fois en 2002  (Production Pier’Alli venue de Macerata), avec les jeunes de l’académie, mais il faut remonter à 1951 pour trouver une production “lourde” dirigée par Franco Capuana avec Ebe Stignani, Maria Caniglia, Tancredi Pasero. Je trouve qu’en effet en cette année Verdi, les programmateurs italiens auraient pu faire quelqu’effort d’imagination plutôt que proposer des Traviata (la Scala ouvrira par là sa saison prochaine) ou des Rigoletto: il faut aller en Allemagne pour trouver des Trovatore, et où sont Jérusalem, I Lombardi, Ernani, Attila, Il Corsaro, I Masnadieri, Giovanna d’Arco, La Battaglia di Legnano et le reste?
Si en Italie l’imagination était au pouvoir en cette année Verdi qui est quand même un symbole fort de ce pays tant aimé, on aurait pu penser que se construise un parcours Verdi au moins autour de la plaine du Po où  en s’alliant aux autres chaque théâtre (allez disons Scala, Regio de Turin, Comunale de Bologne, Maggio Musicale Fiorentino, Fenice, Regio de Parme et bien sûr Bussetto) aurait pu proposer un/des opéras différents, où l’on aurait ainsi pu voir en circuit tous les opéras (28 sans les refontes) du maître en version scénique ou même parfois concertante: cela faisait en moyenne 4 productions par théâtre et pouvait pour certains constituer la saison. Mais non, les théâtres ont préféré proposer leur Don Carlo (sans moyens à Florence et donc en version concertante comme si on ne pouvait  proposer en ces temps de disette que des nouvelles productions ou des versions concertantes et qu’on ne pouvait rien reprendre) ou leur nième Traviata ou Rigoletto. Platitude, manque de courage artistique, sûrement aussi peur de ne pas trouver de chanteurs disposés à apprendre des rôles rares (c’était aussi ce qu’on disait pour éviter de représenter le Don Carlos en français naguère) manque surtout d’audace et d’imagination; il est désolant que l’argent public à disposition de la culture ne soit pas mieux utilisé par ceux à qui on le confie… alors saluons au moins pour ces raisons cet Oberto, conte di San Bonifacio, premier opéra de Verdi, créé en novembre 1839 à la Scala.
Saluons, et reconnaissons que l’œuvre est loin d’être passionnante, un livret faible (une femme trahie et son père exilé reviennent pour demander des comptes au séducteur et trouvent une alliée dans la future épouse du méchant ingrat, sur fond de luttes féodales entre familles), une musique alerte, mais sans grande imagination mélodique (sauf à de rares moments, essentiellement au second acte), bref, un ensemble en soi un peu ennuyeux. Il faut un metteur en scène inspiré, un chef dynamique, une équipe de chanteurs exceptionnels pour pouvoir espérer passer sans sommeil les 2h40 de spectacle.
Et là encore, malgré un plateau très correct pour défendre l’œuvre, la mise en scène totalement ratée de Mario Martone et la direction plate et sans feu de Riccardo Frizza ne soutiennent pas une distribution très honorable qui ne peut porter à elle seule la soirée.
Mario Martone n’est pas un metteur en scène médiocre et son idée de départ est cohérente. Dans un Moyen âge en proie aux luttes sanglantes entre clans, entre familles ennemies, il voit une sorte d’Italie éternelle qui reproduit aujourd’hui à travers les luttes et alliances alternées des familles mafieuses (les fameuses “cosche”) un modèle médiéval. “Moyen âge notre contemporain” titre-t-il dans le programme de salle.  De fait, et nous aurons peut-être l’occasion de le développer ailleurs, l’homo italicus est fortement marqué par l’appartenance à une zone, à une région, à une ville, à un clan et les organisations de tifosi autour du football, ou même dans la musique (mutiani/abbadiani ou callassiani/tebaldiani) montrent que la culture de réseau et de clan est fortement enracinée dans le pays. Alors, pourquoi ne pas lire Oberto, qui évoque les luttes intestines au cœur du Veneto (autour de Bassano, dominé par Ezzelino da Romano). Le jeune comte Riccardo di Salinguerra (ténor) veut épouser par ambition la soeur d’Ezzelino, Cunizza (mezzo), un personnage que Dante évoque dans Le paradis de la Divine Comédie; mais il a promis sa main à Leonora (soprano), qu’il a ainsi trahie,  fille d’Oberto, comte de San Bonifacio (basse) exilé parce qu’il est opposé à Ezzelino . Oberto l’a appris et se trouve non seulement en exil, mais déshonoré.Père et fille (séparés: Oberto l’a chassée) se retrouvent à la veille du mariage de Riccardo et Cunizza pour demander des comptes à Riccardo et le contraindre à révéler sa duplicité. Cunizza apprenant cette trahison prend fait et cause pour Eleonora et veut elle-aussi contraindre Riccardo à se dévoiler, et même à rendre son honneur à Leonora en l’épousant (c’est rare les mezzos sympas chez Verdi!). Mais un duel entre le jeune Riccardo et le vieil Oberto finira mal pour Oberto, Leonora se sentant cause de ce naufrage se retirera dans un couvent et Riccardo partira en exil demandant pardon à Leonora et lui offrant de nouveau sa main.
Un seul mort, ce qui est rare, et deux femmes alliées, ce qui l’est encore plus. Et aussi une singulière ressemblance indirecte avec le Don Giovanni de Mozart, une fille déshonorée, un père tué en duel par le séducteur, une alliance entre les deux femmes trahies (ici Leonora Cunizza, là Anna/Elvira) tout cela nous rappelle quel intérêt portait le jeune Verdi à l’opéra de Mozart.
Mario Martone n’est pas un metteur en scène médiocre; et son idée de départ n’est pas absurde. Les transpositions sont fréquentes aujourd’hui (voir le Rigoletto  mis en scène par Michael Meyer au MET, transposé à Las Vegas  ou celui de Jonathan Miller à l’ENO, transposé dans le monde mafieux de Little Italy). Dans le cas d’Oberto, soit par la pauvreté du livret, soit par les costumes -mini jupes, talons surélevés, blousons etc- mal adaptés, soit par les situations mal construites, cela ne fonctionne jamais, et frise le ridicule. Non seulement cela ne fonctionne jamais, mais en plus n’ajoute rien au livret, rien à l’histoire, rien aux personnages et même le message de la mise en scène ne réussit pas à s’imposer, jamais. Il n’y a pas d’ange noir totalement méchant, même Riccardo garde une certaine noblesse; et au total, le voir comme chef de clan d’aujourd’hui ne tient pas la route, il ne rentre pas dans le costume.
L’entrée du chœur (la bande de Riccardo) avec les cadavres tout frais qu’on jette au milieu de la scène est un peu excessif, comme une sorte de bande dessinée pour adultes, la mort d’ Oberto, dont on apporte le cadavre à la fin dans un coffre de BMW poussiéreuse (cela rappelle le Rigoletto de Mayer où Rigoletto découvre le corps de Gilda dans un coffre de voiture) au delà du cliché, ne contribue en rien  non plus à la clarté du livret. Quant aux sacs à main, aux pistolets, aux mitraillettes, on dirait du film à trois sous.

Leonora(Maria Agresta) et Oberto (Michele Pertusi) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Et fallait-il mettre Leonora enceinte pour montrer l’effet physique du déshonneur: son entrée en minirobe, enceinte,  blouson de cuir et gros sac est d’une singulière vulgarité, en contradiction forte avec le livret.
Il ne s’agit pas de scènes mal ficelées, mais d’un ensemble qui jamais ne se met en cohérence. C’est vraiment regrettable d’autant que le spectacle est bien réalisé dans un  beau décor double très réaliste (cinématographique) de Sergio Tramonti:

Al Pacino, Scarface dans le décor qui inspire la production scaligère

un salon de villa très inspiré du décor de Scarface de Brian de Palma avec Al Pacino (1983) et un terrain vague sur fond d’immeubles et de grues, avec une voiture retournée qui a probablement chuté d’une falaise voisine. Tout cela pour rien, pour distiller de l’ennui, du sourire, de la désolation.
Dans la fosse, Riccardo Frizza, qui dirige souvent du Bel Canto, du Rossini,  aborde Oberto dans une direction sans sève, sans couleur, ou plutôt monocolore et monotone, n’arrivant pas à moduler, à “concertare”, c’est à dire à construire des niveaux de lecture, à différencier, à faire ressortir les moments instrumentaux intéressants, tout est pris sur le même niveau mezzo forte, aucun accent, aucun soin à vraiment accompagner les chanteurs pour créer de la variété et de la couleur. L’ouverture avec ses cuivres tonitruants, est le modèle à ne pas reproduire, on comprend d’emblée qu’on va dans fosse s’ennuyer ferme aussi. Alors, même si c’est techniquement au point, il n’y rien qui aille au-delà, rien qui ressemble de près ou de loin à une intention interprétative. Frizza n’aide pas à faire aimer l’œuvre: il aurait plutôt tendance à l’enfoncer.
Reste le plateau. Les chanteurs réunis, au moins, savent chanter, sont techniquement au point, et il n’y a pas à reprocher de faute de style, de vulgarités, de fautes de goût. C’est beaucoup par les temps qui courent et on ne saurait que le saluer vivement: ils remportent un bon succès, et applaudissons-les.
Toutefois, sont-ils les artistes idoines pour cette œuvre?

Cunizza(Sonia Ganassi) et Riccardo (Fabio Sartori) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Sonia Ganassi, qui excelle dans les rôles rossiniens, s’est lancée dans les grands mezzos verdiens (Eboli!); elle a une technique, elle sait chanter, mais elle n’a ni l’ampleur, ni la puissance, ni même la présence vocale des grands mezzos verdiens. Cela reste un chant “contenu” et contrôlé, mais nettement sous-dimensionné pour ce genre de rôle.
Maria Agresta, dont on fait grand cas en ce moment, est un soprano lyrique, elle devrait le rester; et ne pas essayer de se lancer dans la classe au-dessus, le lirico spinto. Certes, elle lance ses aigus, mais on la sent à la limite, sans les réserves nécessaires. Non que la voix soit petite, mais elle plus à l’aise dans des rôles plus lyriques comme l’Amelia de Simon Boccanegra (qu’elle a chantée à Rome avec succès). Il reste, reconnaissons-le, que la prestation est très honorable, le registre central très intense, les cadences réussies, et une scène finale très forte et très bien menée. De toute manière, c’est une artiste qui si elle n’est pas détruite par les agents italiens (leur grande spécialité), doit être suivie avec attention.
Fabio Sartori est un de ces ténors mal aimés des mélomanes et lyricomanes; pourtant, c’est un des rares ténors à l’aise dans plusieurs répertoires (il chante aussi bien Don Carlo que Gabriele Adorno), la voix est claire, bien timbrée, la technique solide, le contrôle impeccable et les aigus la plupart du temps garantis. Seulement, malgré un sens marqué du phrasé, il reste assez étranger à ce qu’il chante, peu de coloration, peu de modulations, peu d’interprétation. Bref un chant bien dominé mais pas passionnant, jamais émouvant. Il reste que dans cette production il se défend.
Notons au passage les courts moments d’intervention de l’Imelda de José Maria Lo Monaco, la Carmen de Lyon l’an dernier (Olivier Py), voix de mezzo sombre, bien marquée, et intéressons-nous pour finir à Michel Pertusi, la basse rossinienne bien connue, aux qualités de phrasé et de diction marquées, qui semble moins à l’aise dans ce rôle. Une interprétation un peu monotone, une tendance à tout chanter de la même façon, une voix encore marquante, mais fatiguée dans les aigus (air ei tarda ancor de l’acte II).
Il y a eu néanmoins de très beaux moments, dont le plus beau est le duo Cunizza/Leonora du second acte (scène I bis) , un duo écarté par Verdi pendant les trois premières reprises de l’opéra (de 1839 à 1841), et qu’on a redécouvert il y a une quarantaine d’années. C’est une excellente idée que de le reproposer, d’abord parce qu’il convient à nos deux chanteuses, avec sa couleur bellinienne, son registre central qui sied à ces deux voix, qu’on sent à l’aise et un des moments les plus mélodiques et les plus émouvants de la soirée. Autre moment assez marquant, la scène finale, fluide, intense, avec une Maria Agresta vraiment impliquée et une émouvante Sonia Ganassi: une des scènes les mieux réglées de l’ensemble et pour une fois l’orchestre sonne présent.
On va sans doute m’accuser de faire le difficile, mais c’est Verdi qui est difficile, plus difficile que Wagner où il est toujours possible de se cacher derrière l’orchestre ou derrière une diction impeccable d’un long monologue: aujourd’hui chantent encore des Gurnemanz qui n’ont plus d’âge. Rien de tel chez Verdi, qui est toujours à risque, toujours à découvert, toujours sans filet. Un seul défaut mineur et toute la tension et toute l’émotion s’écroulent; cette perfection où conditionnent toute représentation verdienne tout à la fois chant, phrasé, technique, interprétation scénique, et surtout humanité, une humanité incroyablement présente, toujours déterminante qui doit colorer sans cesse la mécanique du chant,  est aujourd’hui bien difficile à obtenir car elle demande du temps, de l’application, du travail, un très long travail de maturation: Verdi parle moins aujourd’hui:  il est trop difficile pour les chanteurs (et pour les chefs! quel chef aujourd’hui nous raconte-t-il Verdi?), et il est trop humain pour nous.
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Scène finale ©Marco Brescia & Rudy Amisano

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI avec Placido DOMINGO et Anja HARTEROS (24 avril 2010)

Une barque et une voile en ombre, une lumière ocre, et un génie de la scène, Giorgio Strehler. Qui n’a pas vu au moins cette photo sur la couverture du CD de Simon Boccanegra dirigé par Claudio Abbado et les forces de la Scala, qui n’a pas vu la magnifique vidéo qui en a été faite par la RAI ? Qui enfin, – de ma génération- n’a pas vu ce spectacle, qui a fait le tour du monde (Londres, Washington, New York, Tokyo, Vienne, Paris) puisqu’au temps où la Scala faisait des tournées, il était montré partout comme la production emblématique de l’époque avec son quintette vocal de choc : Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Felice Schiavi, Veriano Lucchetti. Abbado lui-même, partant diriger Vienne en 1986, a fait acheter par le Staatsoper la production de Strehler (de 1971 !) qui a été détruite aussitôt Abbado parti à Berlin (signe de l’intelligence des dirigeants viennois de l’époque). C’est aussi la magie de cette production, qui a fait couler des flots de larmes, qui poussa Rolf Liebermann a faire appel à la même équipe pour inaugurer son « règne » pour « Le nozze di Figaro » en 1973, production qui fut aussitôt pour Paris un emblème tel que Nicolas Joel à Bastille va en proposer l’an prochain la version abâtardie, faite pour la Scala en 1981, qu’on a déjà affichée au temps de Hugues Gall (puisque la version originale ne convenait pas aux dimensions de Bastille je crois).
C’est dire que Simon Boccanegra est un titre qui a marqué l’histoire de la Scala, l’histoire de l’opéra aussi car ce titre peu joué jusqu’alors fut redécouvert et se trouve désormais régulièrement dans les saisons d’opéras, il a marqué le règne de Claudio Abbado à Milan, la vie et la carrière même de Claudio Abbado, puisqu’en 2000, il a repris à Salzbourg l’opéra de Verdi dans une production assez terne de Peter Stein, avec une distribution sur le papier somptueuse (Mattila, Alagna), mais en réalité plus pâle à cause d’un Carlo Guelfi inexistant en Simone, mais surtout à cause des souvenirs trop prégnants…Et dans ce cas les souvenirs n’embellissent rien : chaque fois que je regarde la transmission vidéo tant de Paris (j’ai la chance de posséder ce document rarissime !!) que de Milan (celle là, tout mélomane qui se respecte doit la posséder), je suis pris à la gorge par l’émotion et par l’incroyable qualité du chant et de l’interprétation. Le Simon Boccanegra d’Abbado est un miracle, quelle que soit la version, quel que soit le lieu d’exécution (je dois bien en posséder une dizaine de versions).
Stéphane Lissner , l’année même du retour d’Abbado à la Scala les 4 et 6 juin prochains, ose proposer le Simon Boccanegra, avec comme attraction essentielle Placido Domingo dans le rôle titre et Anja Harteros, la diva extraordinaire éclose ces dernières années dans celui d’Amelia. Ce spectacle, que j’ai vu à Berlin, appelle incontestablement des commentaires : rappelons qu’à Berlin ni la mise en scène de Federico Tiezzi, ni les décors de Maurizio Balò, ni la direction de Daniel Barenboim ne m’avaient convaincu. Qu’en est-il ce soir, après six mois ?
D’abord, les décors de Maurizio Balò n’ont pas été repris, un nouveau décorateur, Pier Paolo Bisleri, a été appelé pour en faire d’autres, dans le même esprit (assez dépouillés, géométriques, censés figurer une jetée, un bord de mer, quelques arbres (suspendus pendant le duo Simone-Amelia).
La mise en scène reste indigente, sans grandes idées, sans véritable direction d’acteurs (ils sont livrés à eux-mêmes), un travail traditionnel sans image forte, une fin complètement ratée. Dans le programme de salle, Tiezzi en appelle à Shakespeare. Ah ! si au moins cet appel avait provoqué quelque lumière. Evidemment, les spectateurs ont en tête la mise en scène de Strehler, qui avait en plus l’avantage d’être en phase avec la musique, chaque geste correspondant à une phrase musicale. Tout le mystère nocturne du prologue devient ici une sorte d’assemblée des dockers, sur fond de cordage, le Palais des Fieschi, un escalier sur la gauche, avec des mouvements pas vraiment fluides. De plus, alors que tous nous avons en tête justement une certaine fluidité musicale, avec des intervalles réduits au minimum, ici, les intervalles entre chaque tableau durent au moins 5 minutes. Ce qui finit par ralentir le rythme : on le ressent à la fin du premier acte, entre le court intermède avec Paolo et la scène du conseil. Ce travail à Berlin comme à Milan, est raté. Sans doute affiche-t-il de nobles intentions, mais elles ne se traduisent jamais en effets scéniques.
Autre désastre, la direction de Daniel Barenboim. On se demande pourquoi ce grand chef a été s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le sien. Dans cette salle, son interprétation passe encore moins bien qu’à Berlin.  Alors que cette musique est toute en raffinement, toute en subtilité, l’approche de Barenboim est toujours brutale, l’orchestre est toujours trop fort, il couvre toujours les voix, avec des à-coups, avec des secousses, avec des moments qui finissent pas gêner l’expansion des voix. Certaines scènes, dont la poésie amène l’émotion de manière systématique (le duo Simon-Amelia de la reconnaissance), sont presque « interrompues » par l’irruption de l’orchestre qui en est presque – c’est un comble- gênant. Un ami a qualifié Barenboim de criminel : son orchestre, parfaitement au point, techniquement impeccable, est une arme de destruction massive, qui à aucun moment ne semble en phase avec ce qui est chanté, avec ce qui se passe. Oui, c’est une direction désastreuse, où rien n’est senti, où tout est asséné presque assommé. Pour moi c’est là un contresens total. je suis peut-être excessif (parce qu’il a eu un beau succès au contraire de la Première), mais j’estime qu’il est l’artisan d’un demi-succès musical, qui fera de ce Simon Boccanegra un moment certes fort à cause de Domingo, mais qui ne peut en aucun cas rentrer dans la légende scaligère.

240420101963.1272159211.jpgSaluts

On discutera à l’infini de la pertinence pour Placido Domingo de chanter ce rôle de baryton. Certes, les graves ne sont pas toujours au rendez-vous, non plus que le souffle (la scène du conseil est à ce titre la moins favorable au grand chanteur). Il reste qu’en termes de phrasé, d’intensité de l’interprétation, de jeu, de couleur, d’engagement, de technique, c’est exceptionnel. Le duo du premier acte avec Amelia est bouleversant (même si le « figlia » final n’est pas tenu). Placido Domingo peut se permettre cela en immense artiste qu’il est, nous sommes tous émerveillés de l’entendre à 70 ans chanter encore Verdi de cette manière, mais le Simon de référence reste Piero Cappuccilli ! Domingo n’efface rien, ne fait rien oublier ; il est à part, pour notre joie, pour l’affection que nous avons pour lui, et parce qu’encore aujourd’hui il n’a pas de rival.
Anja Harteros confirme et l’impression de Berlin, et tout le bien que nous pensons d’elle. Elle avait fait annoncer qu’elle était indisposée, et de fait certains graves sont éteints, mais quels aigus, quelle technique, quelle sûreté sur toute la tessiture. C’est vraiment elle aussi une artiste exceptionnelle, qui enchante aussi bien dans Wagner que dans Verdi, et qui de plus, sur scène, est une vraie figure tragique, engagée, aux gestes forts. Cette Amelia est une référence d’aujourd’hui, et sans doute, après Mirella Freni, la plus intense qu’on ait entendu (ni Kiri Te Kanawa, ni Katia Ricciarelli , ni Margaret Price ne rivalisaient avec Freni en intensité, seule Karita Mattila a pu soutenir quelque peu la comparaison quand elle a chanté avec Abbado).
Fabio Sartori est un vrai ténor à l’ancienne, de la voix, une technique, du style, un son intense, mais une attitude un peu passive. La prestation est excellente, comme à Berlin, souvent vocalement engagée (plus qu’à Berlin). Le contraste entre l’engagement vocal et l’engagement scénique est hélas, trop criant. Mais dans l’ensemble, cet artiste mériterait grandement d’être entendu plus souvent sur les scènes internationales.
Jolie surprise avec le Paolo Albiani de Massimo Cavaletti. Voix chaude à la présence certaine, presque trop belle pour le rôle, personnage jeune et séduisant, à l’image de certains séides des puissants d’aujourd’hui à l’opposé de Felice Schiavi chez Strehler qui composait à merveille les traitres de grand guignol en roulant des yeux inquiétants et en rendant son corps difforme.
Reste le Fiesco décevant de Ferruccio Furlanetto, la voix est fatiguée (ou bien est-ce sa nature ?), un peu rustre, sans vrai raffinement. On aimerait entendre dans ce rôle un Giacomo Prestia. J’ai plusieurs fois entendu ces dernières années Furlanetto dans ce rôle, et ce soir fut décidément le pire de tous.
Au total, malgré tout et surtout malgré Barenboim, ce soir fut quand même un grand soir. Parce que on a entendu chanter très bien Verdi, ce qui laisse espérer une année Verdi 2013 moins catastrophique qu’attendue, on aimerait bien sûr plutôt entendre dans ce répertoire un Riccardo Chailly, un Antonio Pappano, ou même réentendre, se bercer encore du rythme, de la légèreté, de la fluidité, du génie d’Abbado.
240420101965.1272158846.jpgPlacido Domingo (24 avril 2010)

Ce fut un grand soir parce que Placido Domingo est unique, qu’il peut désormais tout se permettre, et que le public ne peut que suivre, parce que Madame Harteros est aujourd’hui sans doute ce qui se fait de mieux et surtout parce que la Scala était nerveuse comme aux grands moments, que le public du Loggione (le poulailler) agité discutait fiévreusement, que tous étaient revenus pour l’occasion, « même ceux du sud de l’Italie ». Un grand soir à la Scala, c’est quand même toujours et toujours quelque chose de fort. C’est cela, les lieux où souffle l’Esprit.