OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 8 février 2012 – EINE FLORENTINISCHE TRAGÖDIE (Alexander von ZEMLINSKY) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY)- GIANNI SCHICCHI (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Gianni Schicchi © Stofleth

Une tragédie florentine…et une comédie florentine, car Gianni Schicchi conclut le Trittico par ce clin d’oeil amoral (et dantesque, puisque l’histoire vient de Dante – Enfer, chant XXX, 31-45
E l’Aretin che rimase, tremando
Mi disse:” Quel folletto è Gianni Schicchi…”).
Florence est au centre de la soirée, une Florence des bourgeois enrichis, celle de Simone chez Zemlinsky comme celle du défunt Buoso Donati, chez Puccini. D’un côté Oscar Wilde et de l’autre Dante, voilà les horizons d’attente de cette soirée fort bien composée. Saluons au passage la belle politique de livres-programmes de l’Opéra de Lyon. De vrais livres, sans publicité, sans papier glacé, au prix d’un livre de poche bien documenté, bien construit. On  forme un public fidèle et compétent aussi avec les programmes…
Cette soirée diffère sensiblement des autres, dans la mesure où le spectacle de Zemlinsky est une reprise de la production 2007 de Georges Lavaudant  (l’opéra Eine florentinische Tragödie a été créé en France en 1989, il n’y a pas si longtemps…), tandis que David Pountney propose une nouvelle production de Gianni Schicchi, pas représenté à Lyon depuis 1967.

Une tragédie florentine ©Stofleth

Lavaudant inscrit Une tragédie florentinedans un espace réduit, triangulaire, aux proportions bouleversées, un angle de salle de réception aux murs obliques, au style presque cubiste, aux ombres déformées, avec une longue table sur laquelle se vautre au lever de rideau la femme saturée du plaisir donné par Guido Bardi, le fils du Duc de Florence. Le mari, Simone, revient.

Une tragédie florentine ©Stofleth

La femme est habillée de rouge passion, les hommes sont en noir, presque interchangeables, d’ailleurs , femme et amant sont des rôles presque de figuration. C’est Simone (l’excellent Martin Winkler) qui tient toute la place dans la partition. La mise en scène de Georges Lavaudant sait créer la tension, et suivre la musique expressionniste de Zemlinsky, avec ses jeux d’ombres perpétuellement décalés par rapport au réel, ombres immenses qui écrasent les personnages réels. Simone dès son entrée comprend plus ou moins la situation, mais commence une sorte de jeu du chat et de la souris entre  Simone et Bardi, on lui vend de merveilleuses pièces de de tissu, il achète tout au prix double, et Simone commence à voir se clarifier la situation, d’autant qu’à peine il disparaît, les deux amants se retrouvent et se lovent l’un à l’autre. Vocalement, Martin Winkler est à la fois impressionnant vocalement et scéniquement, il incarne le rôle et use de sa voix (qui est grande) avec extrême intelligence. Thomas Piffka n’est pas vraiment aidé par le rôle de Guido, qui ne lui permet pas de montrer ses possibilités vocales, non plus que la soprano  Gun-Brit Barkmin qui compose cependant un personnage inquiétant et fascinant.

Une tragédie florentine ©Stofleth

La musique de Zemlinsky (Maître de Schönberg) est généreuse, rappelle les grands anciens, Wagner, bien sûr, mais aussi les contemporains comme Strauss. Elle se situe dans la lignée d’autres œuvres comme Die Tote Stadt de Korngold. C’est une musique charnue, opulente, expansive, que l’acoustique sèche de l’opéra cette fois ne sert pas vraiment, on aimerait plus de réverbération, pour créer correspondance avec les jeux d’ombre de la scène. Kontarsky arrive  malgré l’acoustique ingrate à faire parler avec chaleur et précision cette musique qui se conclut non par le meurtre de Guido par Simone, mais par sa conséquence un peu ambiguë: les répliques finales (Bianca: “Tu es si fort, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”, Simone: “Tu es si belle, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”) semblent réconcilier le couple sur le cadavre de Guido, mais dans la mise en scène de Lavaudant sonnent aussi de manière sourdement inquiétante, Simone semble à la fois enlacer et étrangler Bianca. La Tragédie n’est pas close.

Gianni Schicchi ©Stofleth

Face à ce retournement, un autre retournement, de testament celui-là dans le seul opéra bouffe écrit par Puccini, Gianni Schicchi, petit chef d’œuvre d’humour musical qui met en scène une famille apparemment éplorée par le décès d’un riche propriétaire, en attente de testament. Quand celui ci est découvert,  la famille se découvre déshéritée au profit de moines. On appelle le malin Gianni Schicchi, un bourgeois de peu, à l’instigation de Rinuccio, le fils de la famille, qui est amoureux de Lauretta fille de Schicchi. Ce dernier  se fait passer pour mourant, redicte un testament au Notaire en sa faveur. La famille ne peut répliquer sous peine de sanctions terribles (“Addio Firenze, addio addio cielo divino…”). Et tout est bien qui finit bien, y compris pour Rinuccio et Lauretta, les amoureux.

Face au décor hiératique du Zemlinsky, celui de Gianni Schicchi est au contraire chargé, et s’y développe le thème de la boite et du cube déjà vu dans Tabarro. Le défunt est dans un cube central, fermé par un rideau rouge, comme le théâtre d’une énorme farce, et la scène est encombrée de coffres forts, qu’on va ouvrir peu à peu pour chercher le testament et qui ne renferment que des boites de sauce tomate et de spaghettis. La famille est au complet, de tous âges, de vieillard au bébé, et le chœur de lamentations est une réussite au départ, ainsi que l’attaque explosive de l’orchestre. Werner Van Mechelen, le Michele de Tabarro, est cette fois Gianni Schicchi, il réussit moins dans ce rôle bouffe que dans le taciturne Michele. Il manque de cette verve innée que possédait un Bacquier par exemple dans ce rôle, il est trop sérieux. Natascha Petrinski, la Frugola de Tabarro,(et Zia principessa de Suor Angelica), est ici une Zita impeccable, autoritaire, expressive. Saimir Pirgu, remplaçant Benjamin Bernheim, montre comme toujours sa voix de ténor claire, techniquement bien posée, un peu limitée à mon avis pour les aigus du rôle, mais cela passe globalament. La Lauretta de Ivana Rusko, sur les épaules de qui tiennent la représentation tant tout le monde attend l’air fameux, répond aux attentes, même si la voix n’a pas pour mon goût le velouté voulu ni la douceur. Elle en a l’énergie cependant. La direction de Gaetano d’Espinosa est précise, claire, accompagne les chanteurs avec une grande précision (comme dans Tabarro), et laisse apparaître la richesse de l’orchestration et l’humour de Puccini dans l’utilisation des instruments au service de la comédie et des situations, et l’orchestre est valorisé, avec un rythme plus rapide que d’habitude (le début est explosif et fulgurant!) . Une mise en scène au total assez sage, mais juste, mais bien équilibrée, une direction musicale vraiment adéquate, une troupe de chanteurs de bon niveau. Encore une fois, la soirée se termine dans la joie et les spectateurs sont nombreux à fredonner l’air de Lauretta. Une belle soirée encore à l’actif de l’Opéra de Lyon.

Gianni Schicchi ©Stofleth

OPERA DE PARIS 2011-2012 : LA CERISAIE, de Philippe FENELON le 2 février 2012 (Dir.mus: Tito CECCHERINI, Ms en scène: Georges LAVAUDANT)

© Opéra National de Paris

L’opéra est-il un art vivant? Au vu de la programmation muséale des théâtres, il semble qu’il faille répondre par la négative: des enquêtes diverses concluaient que le monde lyrique tournait sur une trentaine de standards. La redécouverte du répertoire baroque a élargi l’assiette de programmation, mais en s’enfonçant dans les profondeurs de l’histoire plus qu’en explorant les possibilités du futur. Peut-on aujourd’hui parler de l’opéra de l’avenir? Gérard Mortier soulignait fréquemment que si l’opéra continuait à exploiter indéfiniment le même répertoire, il sciait la branche sur laquelle il était assis et se promettait une mort certaine.
Voilà pourquoi il faut toujours accueillir avec plaisir une création, et notamment une création qui s’inscrit clairement dans le genre. Non pas une création de “théâtre musical”, mais une œuvre avec une trame, des solistes, des airs, des chœurs. Un opéra, quoi! C’est bien ce que poursuit Philippe Fénelon, qui compte parmi les compositeurs d’opéras les plus présents sur la scène française. On ne va pas s’en plaindre. D’autant que cette Cerisaie montre un tournant dans une inspiration plus attirée jusque là par les mythes littéraires (Faust, Salammbô) que par le théâtre. En travaillant sur La Cerisaie, Fénelon suit une tradition bien assise qui s’appuie sur des pièces de théâtre (à succès ou non) pour faire de l’opéra: c’est une tradition d’où sont nées Le barbier de Séville, Le nozze di Figaro, La Traviata, Ernani, Tosca, Wozzeck, Lulu, Salomé…On ne saurait lui faire reproche de choisir La Cerisaie, ni de confier le livret à un librettiste russe, Alexei Parine, connu pour être un dramaturge de référence (il est le dramaturge de Dimitri Tcherniakov), et de proposer l’opéra en langue russe. Les ingrédients pour en faire un travail digne d’intérêt sont là.

© Opéra National de Paris

L’œuvre de Tchekhov est un monument, c’est un univers, c’est un monde, c’est aussi une œuvre à tiroirs, faite de nostalgie, de drame, mais aussi de comédie, d’ironie, de grincements. Chaque personnage traîne une histoire qui se faufile dans l’intrigue, et qui de ramification en ramification, produit une œuvre d’une rare complexité. A l’opéra, cette complexité peut être partagée entre livret et musique, celui-ci disant e que celle-ci ne dit pas ou vice versa. Le choix de Fénelon et Parine n’est pas exactement la complexité ni même les méandres de l’intrigue mais une sorte d’épure qui efface en quelque sorte toute dramaturgie pour ne produire qu’une variation sur la nostalgie et le temps passé. Contrairement à l’original de Tchekhov, l’œuvre s’ouvre par l’annonce par Lopakhine qu’il a acheté la propriété. Et toute la construction de l’opéra s’en trouve déterminée. Les personnages n’avancent pas vers un irrémédiable dénouement, mais prennent acte et se réfugient dans le rêve ou la nostalgie. C’est donc plutôt à une variation sur la Cerisaie qu’on assiste, avec les conséquences sur la construction dramaturgique: espace unique, nombreux monologues, pas de nœud dramatique, mais une succession de moments, dans une ambiance rythmée par le chœur de femmes, très inspiré naturellement des chœurs russes et des choix qui illustrent qui la tristesse, qui la distance, qui l’ironie, qui la farce, sans véritablement que se tissent des liens, mais bien plutôt des murs qui abritent autant de “pezzi chiusi”. On donne même la parole aux morts (Gricha) dont la présence-absence est marquante dans pièce de Tchekhov. La lecture de l’argument sur le programme montre clairement cette construction: “La crise de nerfs de Liouba”, “Le champagne de Iacha”, “Le billard de Lionia”, “Chat perché de Gricha”, “Les espérances d’Ania”, “La valse de Liouba”. L’annonce de Lopakhine provoque des réactions de chaque personnage, et chacun va tout au long des deux parties, les explorer face au public, dans une ambiance de dernier bal, de dernière valse un peu triste animée par un orchestre maigrelet au fond de la scène.

© Opéra National de Paris

La mise en scène de Georges Lavaudant ne peut guère, dans ces conditions qu’accompagner le livret et de structurer l’espace pour qu’il s’y déploie. Un espace unique, délimité par des troncs enchevêtrés, sans feuilles, sorte de pergola glacée, gelée, où la nature n’évoque absolument pas cette Cerisaie printanière et fleurie, mais au contraire la glaciation annonciatrice de fin, fixant un avenir pétrifié. Des sièges de salon, qu’on découvre ou qu’on recouvre, comme dans les propriétés abandonnées, des personnages qui errent ou qui dansent au milieu, et des numéros, comme au Music Hall. Ainsi de la servante allemande Charlotta, chantée par un homme, qui dans une fête triste fait des tours de magie (Mischa Schelomianski) au rythme d’un fox-trot chostakovien; D’autres moments, tout aussi décalés, serrent le cœur: la composition de Firs le vieux serviteur, chanté par une femme cette fois (l’excellente Ksenia Vyaznikova) est époustouflante, mais on se demande, au-delà de la performance de la chanteuse, pourquoi cette prise de distance, si ce n’est que Firs est ailleurs, c’est celui qu’on oublie quand on s’en va, qui reste seul, loin.
Georges Lavaudant suit donc cette fête triste en l’accompagnant d’un univers de la mélancolie et de la nostalgie. On se demande ce que Tcherniakov, auquel Fénelon avait pensé, aurait construit autour de ce livret. Lavaudant illustre, c’est un travail honnête, ce n’est pas un travail marquant.
La musique de Fénelon est certainement l’une des plus fines qu’il ait écrites, et pour moi l’une des plus réussies. Les deux orchestres qui, comme Fénelon le dit dans le programme, ne jouent pas les mêmes choses, donnent une atmosphère particulière. D’ailleurs l’orchestre de scène n’est pas composé comme celui de la pièce de Tchekhov. L’écriture pour l’orchestre de fosse, est assez colorée, joue sur les variétés de timbre, sur un scintillement instrumental, avec de très nombreuses citations, russes bien sûr (Moussorgski ou Tchaïkovski, Chostakovitch) mais aussi Beethoven ou Mozart, ou même Verdi du Bal Masqué. ce système de références, cette intertextualité musicale, très présente ici, mais qui l’était aussi chez les compositeurs du XIXème, montre bien sûr la parfaite connaissance qu’a Fénelon du répertoire et son souci de s’inscrire non en rupture, mais en continuation. A ce titre, les chœurs de femmes (magnifique chœur de notre Opéra National) sont à mon avis parmi les grandes réussites de ce travail, construits comme une sorte de fil rouge, ou fil russe, qui donnent une couleur particulièrement élégiaque à la pièce.

© Opéra National de Paris

Au service de cette musique, dirigée avec grande précision par Tito Ceccherini, un chef spécialisé dans le répertoire contemporain, qui sait ici respecter l’atmosphère, sans jamais faire envahir la scène par le son, on trouve une distribution très homogène. La partition ne permet pas aux chanteurs de se singulariser, peu d’occasions d’acrobaties vocales. Mais si les performances techniques ne sont pas favorisées, les différences de timbre et de couleur sont particulièrement soignées et marquées, chaque chanteur, même dans les mêmes registres,est très individualisé musicalement: Liouba, Ania, Varia, sont trois soprano de couleurs très différentes, et chaque rôle est interprété avec une grande justesse (car Philippe Fénelon écrit très bien pour la voix) soit par

Elena Kelessidi © Opéra National de Paris

Elena Kelessidi (Liouba), soit par Ulysana Aleksyuk (Ania) et tout particulièrement par Anna Krainikova (Varia) et Alexandra Kadurina (Gricha, l’enfant – souvenir qui a dans l’opéra une présence presque obsessionnelle). Lionia, frère de Liouba (Gaïev dans la pièce) est agréablement interprété par Marat Gali ténor, tandis que Lopakhine est confié à un baryton, très bien campé par Igor Golovatenko, scéniquement et vocalement. Quand on sait l’importance des rôles de basse dans le répertoire russe, on s’étonne que le seul rôle de basse soit celui de la servante Charlotta. Clin d’oeil? En tous cas, il est clair que cette variation sur la Cerisaie est aussi une variation sur les voix de femme, solistes ou chœur, qui colorent tout particulièrement l’œuvre et donnent aux rêves de femme et à leurs nostalgies une importance centrale.
Il en résulte une soirée aux contours contrastés: la musique et son écriture, la qualité de son interprétation sont une très agréable surprise. Cependant les choix du livret et surtout les choix dramaturgiques empêchent la mise en scène de se structurer et d’aller au delà d’une illustration et d’une mise en espace d’un univers mental  – surprenant affadissement de l’original de Tchekhov au total assez banal: on retrouve là ce qui pêche dans la création moderne, qui est l’imaginaire dramaturgique et le sens du drame, que l’opéra pourtant a souvent su mettre en relief. Merci à l’Opéra de Paris et au Bolchoï d’avoir mis leurs forces au service de la création, même si le Bolchoï n’en a présenté qu’une version de concert.

© Opéra National de Paris