SALZBURGER FESTSPIELE 2014 (PFINGSTEN): LA CENERENTOLA de Gioacchino ROSSINI le 5 JUIN 2014 (Dir.mus:Jean-Christophe SPINOSI; Ms en scène: Damiano MICHIELETTO) avec Cecilia BARTOLI

Cecilia Bartoli, rondo final © Silvia Lelli
Cecilia Bartoli, rondo final © Silvia Lelli

Cecilia Bartoli est à la fois directrice artistique, prolongée jusqu’en 2016 et vedette du Festival de Pentecôte de Salzbourg, traditionnellement dédié au répertoire baroque et construit en ce moment sur mesure pour la star italienne. Depuis deux ans, elle a proposé des pièces du grand répertoire (l’an dernier Norma, cette année Cenerentola) accompagnées par un orchestre d’instruments anciens, un « retour aux sources », dit-elle. C’était l’an dernier la formation baroque de l’Opéra de Zürich, l’Orchestra La Scintilla, c’est cette année l’Ensemble Matheus dirigé par son chef Jean-Christophe Spinosi.
La présence d’orchestres français dans la fosse salzbourgeoise n’est pas si fréquente, et l’on ne peut que s’en réjouir.

Dispositif d'ensemble © Silvia Lelli
Dispositif d’ensemble © Silvia Lelli

La mise en scène a été confiée à Damiano Michieletto, qui commence à essaimer sur les grandes scènes internationales, et la distribution est évidemment dominée par Cecilia Bartoli en Angelina, un rôle qu’elle a beaucoup chanté et qu’elle a aussi enregistré, par le ténor mexicain Javier Camarena en Ramiro, et par le baryton Nicola Alaimo en Dandini.
Une production annonciatrice de succès, ce qui fut, et un succès même triomphal.
La présence d’un orchestre d’instruments anciens enrichit-il notre vision de l’œuvre? J’avoue avoir mes doutes à ce propos. L’an dernier, je n’ai pas été trop surpris par Norma ni même dérangé, par rapport à la version habituelle avec un orchestre traditionnel. Cette année, j’avoue que mon oreille habituée à d’autres sons et à un autre Rossini a été un peu perturbée : certes, Spinosi mène l’ensemble avec beaucoup d’énergie très démonstrative, mais je trouve que les rythmes (notamment dans l’ouverture) s’en ressentent, que la fluidité s’en ressent, et que le rééquilibrage cordes/vents au profit des vents donne un son très différent et pas forcément plus intéressant que dans la version traditionnelle. Est-ce dû à l’acoustique ? à la place où j’étais ? J’ai par exemple trouvé que la flûte solo avait un petit air d’acouphène très désagréable. Le son d’ailleurs était assez mat dans l’ensemble, et souvent l’orchestre se faisait trop discret au profit du plateau. J’avoue avoir été « formé » ou « formaté » à l’excellente interprétation que Lopez-Cobos en donna jadis à Paris (avec en alternance Teresa Berganza et Frederica von Stade, excusez du peu) puis avec Abbado dans la production Ponnelle, désormais légendaire, mais aussi par l’enregistrement de Chailly (avec Bartoli) dans une version un peu plus rèche que celle d’Abbado, qui reste pour moi dans Rossini la référence. J’ai trop entendu son Rossini léger, clair, rythmé, aux crescendos incroyables (ah, le final du 1er acte…quelle frustration !), pour être séduit par ce son mat, ce manque de clarté ou de lisibilité (pour mon goût), même si certains moments m’ont plu notamment dans le second acte et que j’ai trouvé le continuo magnifiquement réussi, de justesse, de rythme, de présence discrète (Felice Velanzoni au pianoforte, Claire Lise Demettre au violoncelle , Thierry Runarvot à la contrebasse)

Angelina acte I © Silvia Lelli
Angelina acte I © Silvia Lelli

Certes, dans une mise en scène certes très « fun », mais où les aspects dramatiques et sombres notamment au début ne manquent pas (ne pas oublier que Cenerentola est un melodramma giocoso), un son moins clair, moins lumineux pouvait se comprendre. Dans l’ouverture notamment, il y a de la part du chef un parti pris plus saccadé pour accompagner le plateau et correspondre point à point aux gestes et aux mouvements voulus par le metteur en scène, et une manière sympathique de s’engager dans le spectacle (notamment lorsqu’au début du second acte, Alidoro lui envoie une flèche qui le transperce : Spinosi s’en donne à cœur joie pour le plus grand bonheur du public), tout cela contribue évidemment à la bonne humeur générale.
Mais c’est la mise en scène qui soutient l’ensemble et non l’orchestre.
Il est évident aussi que cet orchestre plus sourd ne pouvait que convenir à la voix de Cecilia Bartoli, dans une salle à l’acoustique idéale pour elle. Mon sentiment est donc mitigé ; l’expérience reste seulement pour moi une expérience.
Le plateau était dans l’ensemble plutôt homogène et très équilibré : il faut pour Rossini un engagement vocal et musical exceptionnels, une technique très maîtrisée, notamment dans la diction, et les rythmes, et il faut que les chanteurs s’amusent, sans quoi le soufflé retombe. Le sextet Che sarà du second acte, où toute la distribution est enfermée par Alidoro dans un rouleau de plastique adhésif  est l’un des meilleurs moments où cette homogénéité est mise en valeur.

Dandini (Nicola Alaimo) et les deux soeurs Clorinda (Lynette Tapia) à dte et Tisbe (Hilary Summers) à gche © Silvia Lelli
Dandini (Nicola Alaimo) et les deux soeurs Clorinda (Lynette Tapia) à dte et Tisbe (Hilary Summers) à gche © Silvia Lelli

Le travail de Michieletto est tellement précis, tellement intelligent, tellement juste, que chacun est scéniquement à sa place. Les deux sœurs Clorinda (Lynette Tapia) et Tisbe (Hilary Summers) sont par exemple désopilantes, d’une incroyable justesse, d’un engagement scénique irréprochable, l’une Clorinda avec sa voix un peu nasale et l’autre Tisbé à la voix d’alto tellement profonde qu’on ne serait pas étonné que ce fut un homme déguisé, d’autant que, physiquement à l’opposé l’une de l’autre, elles composent une de ces paires impossibles qui ne peuvent qu’avoir effet sur le public. Mais voilà, quand elles jouent, c’est parfait, mais dès qu’elles chantent, c’est moins précis, moins en rythme, et quelquefois aux limites de la justesse (notamment Hilary Summers trop rauque, même si elle s’en sert avec brio). L’Alidoro de la jeune basse Ugo Guagliardo est très efficace scéniquement lui aussi, d’autant que dans la vision de Michieletto il est le personnage toujours présent en scène qui manipule toute l’action. Même si le timbre est pour mon goût un peu trop jeune pour le rôle, la voix a une belle couleur, et la prestation est très honorable.

Nicola Alaimo (Dandini) et Cecilia Bartoli © Silvia Lelli
Nicola Alaimo (Dandini) et Cecilia Bartoli © Silvia Lelli

Le Dandini de Nicola Alaimo est irrésistible de présence. On connaît ce baryton, neveu de Simone Alaimo, qu’on a vu à Paris dans Dandini et Melitone de La Forza del Destino. Belle technique, belle présence scénique, un vrai baryton de caractère à la voix plutôt puissante, avec un vrai contrôle sur la voix, qui dessine un personnage désopilant de Prince vulgaire et excessif.

Enzo Capuano (Magnifico) et Cecilia Bartoli (Angelina) © Silvia Lelli
Enzo Capuano (Magnifico) et Cecilia Bartoli (Angelina) © Silvia Lelli

Enzo Capuano en revanche est un peu décevant dans Magnifico : certes, lui aussi est scéniquement d’une rare justesse, dans son personnage de père méchant, voire violent, et pas vraiment la basse bouffe et presque inoffensive qu’on a l’habitude de voir. J’ai encore le souvenir de Paolo Montarsolo qui dans son monologue initial Miei ramponi femminini faisait crouler la salle. C’est la mise en scène qui impose un personnage plus négatif que le clown qu’était Montarsolo jadis, mais vocalement il ne réussit pas à s’imposer pour mon goût, même si scéniquement il est remarquable.

Javier Camarena est un Ramiro exceptionnel, dans la tradition des ténors latinos qui depuis Luigi Alva ont toujours été de grands rossiniens. La voix est ductile, puissante, et si le personnage reste un peu pâlichon (mais c’est aussi la couleur voulue par Rossini), la présence vocale est telle dans les airs qu’il remporte un immense triomphe, à l’égal de Bartoli. Un moment merveilleux de suavité musicale et de style, de très grand style même.
Reste Cecilia Bartoli, très familière du rôle, qu’elle reprend après avoir fréquenté d’autres répertoires ou un Rossini plus sérieux (Desdemona d’Otello par exemple). Les agilités de l’air final « Non piu’ mesta » sont étourdissantes, les cadences acrobatiques. On connaît cette Bartoli-là qui est un feu d’artifice irrésistible.

Enzo capuano (Magnifico) et Angelina (Cecilia Bartoli) © Silvia Lelli
Enzo capuano (Magnifico), Angelina (Cecilia Bartoli) et Ramiro (Javier Camarena) © Silvia Lelli

Mais dans la ligne de sa Norma de l’an dernier, c’est son sens dramatique aigu qui m’a frappé et c’est là ce qui m’a peut-être le plus ému : une Angelina quelquefois déchirante, discrète, modeste, d’une étonnante justesse en bref un vrai personnage à la fois émouvant, mais aussi énergique, qui ne s’en laisse pas compter. On reconnaît les très grands à leur capacité à vous étonner et à être là où on ne les attend pas : Cecilia Bartoli est de ceux-là.
Mais le plateau et l’orchestre n’auraient peut-être pas remporté l’immense triomphe qu’ils ont connu à Salzbourg sans le travail de Damiano Michieletto, qui donne sens à l’ensemble et qui porte complètement la soirée. C’est à mon avis lui la clef de voûte et qui va n’en doutez pas, faire courir le public cet été à Salzbourg. On connaît la technique de Michieletto : de la transposition naît la lumière. Il éclaire les livrets par une vision d’aujourd’hui (rappelons Un Ballo in maschera de la Scala vu comme une campagne électorale à l’américaine par exemple).
Ici toute l’action est transposée dans un bar-buffet à l’américaine (ce pourrait d’ailleurs être en Sicile ?) un peu cheap, tenu par un Magnifico qui a tout d’un émigré italien avec ses deux filles oisives et pestes, et Angelina qui fait tout le boulot : laver les sols, nettoyer les tables, servir les clients. La situation est donc respectée.

Au palais apparition d'Angelina © Silvia Lelli
Au palais apparition d’Angelina © Silvia Lelli

On passe ensuite au Palais, vu comme un bar de luxe, divans, lumières tamisées, jardin, fréquenté par l’aristocratie locale, structuré comme le bar de Magnifico mais en version luxe, avec l’apparition d’Angelina en star hollywoodienne qui m’a rappelé Audrey Hepburn. Ainsi les deux moments sont-ils d’une lumineuse clarté dramaturgique, d’une belle lisibilité et d’une grande logique.

Alidoro descend du ciel (image initiale) © Silvia Lelli
Alidoro descend du ciel (image initiale) © Silvia Lelli

Toute l’action est pilotée par Alidoro, sorte de magicien qui gère les lieux, les gens, les lumières, qui crée les situations, génie invisible ou visible selon les moments, et qui arrive dès l’ouverture comme descendu du ciel. C’est lui le deux ex machina, c’est lui le génie, le magicien d’Oz, sorte d’enfant grandi trop vite avec son petit costume blanc et son Bermuda. Une sorte de vision du bon génie qui créé les situations où les méchants se confirment et où la bonté d’Angelina éclate.
Alors, changements à vue, décor à transformations, changements de lumières très efficaces d’Alessandro Carletti et utilisation très réussie de la vidéo, qui contribue à éclairer l’intrigue, tout cela file avec une grande fluidité.  Avec évidemment des moments désopilants, qui provoquent applaudissements à vue, et une vraie joie du public.
Le rythme, la couleur, les contrastes, tout dépend de ce travail scénique d’une incroyable précision, d’une très grande tenue, et en même temps d’une justesse dans la transposition qui éclaire l’intrigue sans jamais casser l’histoire : Michieletto en bon italien a son Rossini dans le sang, mais il a su aussi en tirer des éléments moins souvent valorisés, comme la violence subie par Angelina, et la pointe tragique qu’on lit pendant le premier acte, une pointe de serio dans cette fête du giocoso. Un spectacle complet, une vision à la fois traditionnelle et renouvelée, une ambiance poétique par l’image finale où tous lavent les sols, pendant qu’Angelina, de blanc vêtue, chante son rondo, rythmée par les bulles de savon qui envahissent la scène, à la fois issues du nettoyage général et du rêve de la jeune fille. Monsieur Propre au pays des Fées. [wpsr_facebook]

Effets vidéo © Silvia Lelli
Effets vidéo © Silvia Lelli

 

OPERA NATIONAL DE LYON 2013-2014: LE COMTE ORY de GIOACCHINO ROSSINI le 25 FEVRIER 2014 (Dir.mus: Stefano MONTANARI; Ms en scène: Laurent PELLY)

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

En 1824, Rossini quitte l’Italie pour Paris où il va diriger le Théâtre Italien. Et dès 1825, il propose Il Viaggio a Reims, une pochade qui célèbre le sacre de Charles X à Reims (Carlo decimo Re di Francia…) exhumée en 1984 au Festival de Pesaro par un certain Claudio Abbado dans une production non égalée de Luca Ronconi qu’on a vue à Pesaro, Milan, Vienne et Ferrare.  Cette œuvre étonnante tourne autour d’une intrigue minime : un accident de diligence empêche une dizaine de personnes de rejoindre Reims pour le sacre. Une intrigue minime qui par son statisme permet en réalité à une poignée de chanteurs un feu d’artifice pyrotechnique : Cecilia Gasdia, Lucia Valentini-Terrani, Lella Cuberli, Katia Ricciarelli (ou Montserrat Caballé), Samuel Ramey, Chris Merritt, Ruggero Raimondi, Carlos Chausson et quelques autres s’y sont illustrés. Mais Rossini est trop fin connaisseur du théâtre pour ne pas voir dans cette œuvre de circonstance une impasse : il la retire de la scène au bout d’une petite semaine, malgré le succès. Et il conserve dans un coin de sa tête les musiques.
Rossini est un maître du réemploi : un seul exemple, l’ouverture d’Aureliano in Palmira (1813), ouvrira aussi bien Elisabetta Regina d’Inghilterra (1815) qu’Il Barbiere di Siviglia (1816).

À Paris, il va essentiellement recycler en français des succès italiens. Maometto II devient à peu de frais le Siège de Corinthe. Mosè est recyclé et remanié assez profondément en Moïse et Pharaon. En 1829 cependant, il créé à Paris sa seule grande œuvre originale en français, Guillaume Tell, un des opéras fondateurs du style Grand Opéra à la française. Seule œuvre originale ? Pas vraiment, car en 1828, pour l’Opéra de Paris (et sans ballet !), il a créé Le Comte Ory, sur un livret d’Eugène Scribe et Charles-Gaspard Delestre-Poirson, en utilisant pour 50% environ des musiques du Viaggio a Reims restées au placard. Il ne s’agit pas d’une réécriture, mais d’une vraie création. L’ouverture par exemple, est originale, même si elle s’enchaîne avec la première scène qui reprend le début de Viaggio a Reims. Alors que le premier acte est recomposé presqu’entièrement à partir des musiques du Viaggio a Reims, le deuxième est fait d’un style sensiblement différent avec beaucoup de musique nouvelle.
J’ai fréquenté passionnément Il Viaggio a Reims dans l’étourdissante version d’Abbado (je lui ai consacré une chronique dans le blog) qui reste un des immenses souvenirs de Scala, où Abbado consentait à chaque représentation devant le délire de la salle le bis du Gran’pezzo concertato a 14 voci, qui est l’ensemble final délirant de l’Acte I du Comte Ory. Aujourd’hui d’ailleurs, Il Viaggio a Reims est plus fréquent sur les scènes que Le Comte Ory, car d’une part il est en italien et les chanteurs préfèrent, d’autre part il a perdu son caractère d’opéra de circonstance, et malgré (ou à cause de) sa pauvreté dramaturgique, il permet tous les délires sur la scène.
Je n’ai vu qu’une production du Comte Ory, proposée par Rolf Liebermann Salle Favart en 1976, dirigée par Michel Plasson, avec Michel Sénéchal dans le rôle titre, et dans une mise en scène de Robert Dhéry. Et je pense que c’était une erreur que de proposer à l’Opéra Comique une œuvre créé pour l’Opéra de Paris, qui n’a ni le format ni la forme de l’Opéra Comique.
Dans son effort de réécriture, Rossini réserve à la Comtesse Adèle et au Comte Ory les plus improbables acrobaties vocales : pour mémoire, le rôle du Comte Ory reprend des musiques destinées à celui de Madame Cortese dans Il Viaggio a Reims, chantée chez Abbado par Katia Ricciarelli, puis Montserrat Caballé…autant dire que le ténor est à rude épreuve : suraigus, agilités, scalette, il faut un acrobate aussi décomplexé scéniquement que vocalement pour assumer le rôle.

On a peu d’idée de la gloire de Rossini dans la première moitié du XIXème siècle : il a 32 ans en 1824 quand Stendhal publie sa Vie de Rossini, on lui fait un pont d’or pour venir à Paris. Il peut tout se permettre, tant le public l’accueille et le fête.
Ainsi de ce Comte Ory.
Il travaille pour l’Opéra, sans passer par les fourches caudines du ballet obligatoire, sans vraiment obéir aux lois du genre, tant cette comédie qui se prête à tous les délires se prête peu en revanche aux rigidités de notre Opéra national : mais on ne refuse rien à Rossini. Le livret, dont on a dit qu’il était « une érection de deux heures et quart », s’appuie sur  une romance picarde médiévale, remise au goût du jour et transformée en pièce de théâtre (pour le Vaudeville) dont le titre est aussi Le Comte Ory. Outre le goût marqué de l’époque pour le Moyen-Âge, le livret en effet illustre une verve toute rabelaisienne que Lucien Febvre a brillamment évoquée dans Le Problème de l’incroyance au XVIème siècle, la religion de Rabelais. Un Moyen-Âge leste, déluré, festif dans la tradition du Décaméron de Boccace, hymne au désir sexuel qui traverse les trois personnages principaux et qui désacralise tout, les croisades, la fidélité conjugale, la religion, et évidemment le genre, puisque le page Isolier, un Cherubino après la lettre se retrouve à disputer la belle Adèle à son maître priapique, le comte Ory, dont les compagnons se déguisent en religieuses ravagées de désir et d’ivresse à l’acte II. Le trio du second acte, si exactement dessiné dans la mise en scène de Pelly, est en fait une partie fine au lit où ténor (Ory), mezzo-soprano (Isolier) et soprano (Adèle) s’en donnent à cœur joie (quand on est deux, quand on est deux, on a moins peur…).
Car si le comte Ory ne pense qu’à ça, si Isolier ne pense qu’à elle, la vie d’Adèle la comtesse, qui a fait serment de fidélité et chasteté en l’absence de son mari, n’en est pas moins traversée par des désirs moins chastes : c’est bien ce que raconte Pelly, qui fait de cette histoire médiévale l’histoire de l’ennui dans la bourgeoisie campagnarde d’aujourd’hui, une bourgeoisie à la Chabrol, frustrée, en proie aux fantasmes et aux fausses croyances, et prête à tout pour se changer les idées : Pelly va même jusqu’à penser la comtesse comme un personnage pathétique, du moins le déclare-t-il, même si sa mise en scène ne le souligne pas.
Car tromper l’ennui est bien le point de départ de cette actualisation du livret, qui laisse de côté tous les aspects médiévaux, et finalement rend tout aussi bien justice à une histoire qu’on a critiquée en disant qu’elle racontait deux fois la même chose, alors que rien n’est moins sûr.
Certes, le premier acte et le deuxième acte montrent les efforts du comte Ory pour conquérir la belle Adèle qui telle Pénélope, attend le retour de son mari des Croisades (et à Lyon, les Croisades, c’est évidemment la guerre au Proche Orient ou en Afghanistan, dont on voit quelques images)… Mais aussi bien musicalement que dramaturgiquement les choses sont subtilement différentes.
Musicalement, la première partie laisse au chant le primat : grands airs très acrobatiques qui se succèdent, final ébouriffant qui reprend le Gran’ pezzo concertato a 14 voci du Viaggio a Reims, feu d’artifice d’aigus et d’agilités dans une dramaturgie minimale où il se passe peu de choses et où l’orchestre donne le rythme, la respiration, accompagne sans être exactement protagoniste, mais où la musique est plus fluide, plus rapide, plus démonstrative.
L’espace est public : une salle (ici une sorte de salle polyvalente de village, salle de sport et de réunion avec bar minable et scène de fortune), mais une atmosphère un peu rêvée qui mélange du concret (boissons et nourriture, chaises de plastique, R5 de la comtesse) et de l’abstrait : pas de murs, un fond noir, un décor qui évoque, écartelé entre l’hyperréalisme et le rêve.
La seconde partie, qui raconte selon le même schéma une nouvelle tentative du comte pour circonvenir Adèle, se déroule non dans un espace public (comme la première partie), mais privé, le château (ou la demeure) d’Adèle. Nous en voyons les appartements (là aussi sans murs) : cuisine, antichambre, chambre, salle de bains. Espace si privé d’ailleurs que dans sa salle de bains, Adèle se lave les dents, prend ses pilules et fait ses petits besoins. Les personnages, moins stéréotypés, moins en représentation vocale, interagissent. On y voit d’abord le monde des femmes, recluses dans le château, qui brodent, lisent ou tricotent, puis le monde des hommes (déguisés en religieuses) qui s’introduisent dans ces appartements avec la ferme intention d’y passer une nuit de viveurs au milieu de femmes et de vin. Encore un monde de femmes-femmes, d’hommes chantés par des femmes, et de femmes chantées par des hommes, encore un labyrinthe pour identifier un genre… L’actualisation des costumes (de Pelly aussi) sert le comique : le comte en religieuse s’étend sur le lit, laissant voir sous la jupe grise des jambes qu’on suppose velues qu’il gratte goulûment.
L’Opéra vu par Rossini n’est décidément pas un monde très politiquement correct.
Musicalement, le second acte est sensiblement différent du premier et bien des analystes ont souligné l’aspect moins démonstratif de la vocalité : Dmitri Korchak (le comte Ory) était bien plus à l’aise dans ce second acte qui permet à la vis comica de se répandre et d’irriguer l’ensemble, mais on note aussi un rôle de l’orchestre plus subtil, un tissu mieux construit fait de voix et d’orchestre notamment dans le fameux trio, qui est l’un des sommets de l’œuvre. Un orchestre peut-être moins fluide, moins léger, moins “italien”, plus proche de Guillaume Tell que du Barbiere di Siviglia.
L’œuvre est intéressante pour qui aime Rossini parce qu’en deux heures, on passe d’un Rossini à l’autre, d’un Rossini proche du Barbiere ou de Cenerentola, un Rossini léger, primesautier, pétillant (comme du Champagne, naturellement…c’est toujours ce qu’on dit), qui montre que le français s’adapte finalement assez bien à un rythme italien, à un Rossini plus symphonique sans être lourd, avec des jeux de réponses entre les voix et les instruments, où le compositeur montre d’une manière non indifférente sa capacité à densifier le tissu musical. Mais tissu musical, tissu textuel et tissu scénique dans cette seconde partie se répondent et la rendent encore plus réussie, plus explosive, plus subversive aussi que la première.

Pourtant, la première partie donne l’occasion à Laurent Pelly de travailler sur des références culturelles nombreuses, dans la musique ou dans la culture générale de référence.
On sent parfaitement qu’il est dans son élément dans l’Opéra bouffe. Beaucoup moins bridé que dans sa mise en scène de I Puritani à Bastille, dont il ne savait visiblement pas quoi faire du livret, il fourmille d’idées et sait adapter la scène au rythme de la musique (il a une éducation musicale et cela se sent). Ici, outre la référence cinématographique à Chabrol, visible aussi dans les costumes, d’une simplicité presque démonstrative, il fait du comte Ory « sage ermite » un de ces prédicateurs qui font rêver le bon peuple.

Fakir 2C’est en sâdhu qu’apparaît le comte, un peu d’exotisme dans ce monde de brutes, un sâdhu (sorte d’ermite indien qui a renoncé au monde et qui vit des dons des autres) qui rappelle furieusement ce fakir des aventures de Tintin,  qui dans Le Lotus Bleu s’assoit sans problème sur un siège clouté, mais qui ne supporte pas les coussins.
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Un sâdhu qui se donne en spectacle,  que les spectateurs veulent consulter et auquel en échange ils apportent des victuailles.
Alors Pelly joue sur toutes les références possibles: quand Adèle chante son air En proie à la tristesse, parsemé de redoutables écarts et d’aigus et suraigus, elle chante comme la poupée des Contes d’Hoffmann, comme une mécanique, et en même temps comme souvent la vocalise trahit un état mental, ici le désir (le comte est presque nu, et les regards d’Adèle sont insistants et ciblés…). Par ailleurs, et c’est un autre exemple, les dernières mesures de l’acte sont calquées par la mise en scène sur celles du final du premier acte de Don Giovanni (Le Comte Ory comme succédané comique de Don Giovanni) où tous entourent Le comte, qui dans l’affolement général de ce final, réussit à s’échapper, comme Don Giovanni échappe à ses poursuivants:  c’est bien aussi un motif don juanesque que cette manière de se démasquer, spectaculairement, pour ensuite planter là les poursuivants.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Il y a chez le personnage dessiné par Pelly quelque chose de vaguement effrayant et monstrueux, supposé être irrésistiblement attirant pour les dames (l’attrait du mâle sauvage sans doute). Mais entre les numéros vocaux, et l’extraordinaire désordre scénique, on est plutôt dans un festival échevelé sans grande lisibilité des caractères : nous sommes dans le domaine de la seule caricature.
C’est incontestablement la seconde partie, conduite d’une manière à la fois rigoureuse et linéaire qui constitue le sommet de la loufoquerie. Un espace privé, grandes fenêtres, portes monumentales, qui va glisser devant nous laissant voir à cour une chambre et  derrière le lit une salle de bains, puis en glissant de l’autre côté une cuisine.

Dmitri Korchak & Désirée Rancatore Acte II © Stofleth
Dmitri Korchak & Désirée Rancatore Acte II © Stofleth

Trois espaces : celui de la comtesse, qu’on ne pénètre pas, celui du quotidien, où toutes les femmes  (vêtues comme la comtesse Adèle, en jupe et cardigan, sauf Dame Ragonde) s’ennuient aux travaux féminins (broderie, tricot) et les communs, la cuisine où vont se réunir les hommes – vêtus en religieuses. L’entrée du comte Ory dans la chambre, en religieuse, robe grise, sandales et sac à dos fait évidemment exploser la salle, et Korchak dont les qualités scéniques sont ici étonnantes est désopilant.

Les femmes, la nuit Acte II © Stofleth
Les femmes, la nuit Acte II © Stofleth

Le second acte alterne scènes collectives (chœurs de femmes en attente et en ennui et chœur des hommes prêts à tout), et des scènes privées (on a parlé d’Adèle dans sa salle de bains, un espace dont on ne sort pas, et qui devrait être le dernier recoin où elle peut se réfugier si le comte l’attaque). La présence d’un grand lit évidemment ne peut être gratuite.

Les hommes, la nuit Acte II© Stofleth
Les hommes, la nuit Acte II© Stofleth

L’entrée des religieuses (14..c’est beaucoup dit Adèle) donne l’occasion d’une de ces scènes gaillardes interrompues par Dame Ragonde (ils dissimulent le vin sous les robes) puis par Adèle qui les envoie dormir. Mais le sommet est évidemment la scène du trio entre le page Isolier qui intervient pour protéger Adèle des assauts du comte, le comte en religieuse qui envoie ses frusques en l’air pour se retrouver en caleçon, et Adèle, qui se protège au fond du lit.

Trio...Acte II © Stofleth
Trio…Acte II © Stofleth

Trois personnes dans un lit, qui s’en donnent à cœur joie (Ah ! grand Dieu, quelle trahison !) : le comte confond Isolier et Adèle, et la partie devient de plus en plus fine, pour le plus grand bonheur du public.
Tout cela est interrompu par le retour (trop tard…) des maris, en treillis et rangers bien de chez nous, avec un Isolier dont on devine qu’il sera dans un proche futur un Cherubino actif auprès de la comtesse.
Voilà une mise en scène qui donne à l’ensemble une bouffée d’allégresse et qui par son rythme, son ironie, sa justesse aussi, colore l’ensemble du spectacle et lui donne son incontestable relief. C’est le travail de Laurent Pelly jouant sur la gaillardise (toute médiévale cette fois) qui emporte la conviction et fait tenir l’ensemble, musique et chant dans une sorte de tourbillon qui stimule tout le plateau.

La direction de Stefano Montanari est très enlevée et un peu sèche, mais  sans doute aussi l’acoustique de Lyon ne sert-elle pas la fluidité rossinienne. Beaucoup de rythme, mais, notamment en première partie, un petit manque de légèreté : à certains moments cette musique devrait être à peine effleurée, jouée sur un souffle rapide, comme une caresse érotique. L’intérêt de cette approche au corps plus marqué est une meilleure cohérence entre première et deuxième partie, à mon avis plus réussie musicalement, plus fouillée, et plus en phase avec ce qu’on voit et qu’on entend. La direction contribue de toute manière avec bonheur à l’explosion générale ainsi que l’excellent chœur dirigé par Alan Woodbridge.
Il faut rendre hommage à une distribution qui défend parfaitement et l’œuvre et la lecture qu’en fait Pelly : tout le monde joue le jeu et s’engage d’une manière gourmande dans l’aventure.
À commencer par Dmitri Korchak qu’on a connu plus emprunté. Qu’il soit en fakir ou en religieuse, il est désopilant, très alerte, et particulièrement à l’aise dans le rôle. Par ailleurs, sa diction française est impeccable, quasiment sans l’ombre d’un accent. Vocalement, il a visiblement des problèmes au premier acte : manque de ductilité, sons un peu fixes, et surtout une tendance à pousser qui l’empêche d’avoir la souplesse exigée par Rossini et finit par créer quelques menus problèmes de justesse dans les hauteurs du registre. Au second acte, la vocalité plus humaine et plus égale, lui donne une aisance plus grande. La religieuse lui va donc mieux que le fakir. Il reste que Dmitri Korchak défend ce rôle très difficile avec pleine autorité et une belle présence.

Acte I Dmitri Korchak & Désirée Rancatore © Stofleth
Acte I Dmitri Korchak & Désirée Rancatore © Stofleth

Désirée Rancatore m’a surpris : je ne pensais pas qu’elle avait à ce point cet humour, cet allant, cet abattage qui en fait vraiment le centre de tout le premier acte, dans son personnage de comtesse un peu frustrée et travaillée par la bébête. D’ailleurs j’entendais certains spectateurs dire que cela ne démarrait qu’à partir de son air En proie à la tristesse. Cette présence affirmée qui marque le premier acte s’efface quelque peu dans un deuxième acte où son personnage est plus réservé et plus distant, surtout dans les premières scènes. Le rôle est maîtrisé et scéniquement et vocalement, où il réserve quelques suraigus piégeux. Certes, il y a dans la voix quand elle est très sollicitée à l’aigu quelque dureté, et la ductilité en souffre, mais que de moments dominés, que de cadences pyrotechniques, que de dynamisme. De plus, Pelly lui fait mimer Olympia la poupée, ce qui non seulement provoque un effet hilarant sur un public qui a vu Les Contes d’Hoffmann du même Pelly deux mois auparavant, mais aussi permet, en « mécanisant » les variations, de résoudre sans doute des pièges techniques dus aux exigences de fluidité et de legato, qui sont ici évités par le chant haché de la poupée, accompagné des gestes adéquats. Pas de logique psychologique à ce choix sinon la logique d’intertextualité, sopranos de tous les opéras unissez-vous, et l’installation d’une saine loufoquerie qui ne quittera pas la scène.
Certains d’ailleurs pourraient reprocher à Laurent Pelly d’avoir préféré la loufoquerie un tantinet vulgaire à l’élégance, qui siérait à la présence de l’œuvre au répertoire de l’Opéra, mais Pelly a choisi au contraire d’aller au bout de la logique du texte, qui ne tient que par la permanence du désir et de la paillardise d’un bout à l’autre, dans un monde que ne renieraient ni Rabelais, je l’ai dit plus haut, ni même Aristophane.

Cet ermite en rut, cette comtesse prise d’un désir violent pour le jeune page nous indiquent clairement dans quelle direction aller :

Cher Isolier, cher Isolier !
je veux t’aimer, je veux n’aimer que toi,
Non
N’aimer, n’aimer que toi !
Déjà je sens les feux brûlants
De la jeunesse se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Déjà je sens les feux brûlants
De la jeunesse se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer,
Se rallumer, se rallumer.
Peut-on être plus clair ? Il y a dans le livret et dans la manière dont Rossini impose l’œuvre une volonté d’aller assez loin, et plus loin que ne le permettaient à l’époque les codes sociaux et les conventions de l’opéra, sans doute grâce à son immense gloire.
Isolier est chanté par la jeune Antoinette Dennefeld, particulièrement engagée elle aussi dans ce personnage de jeune mâle cherubinesque à qui elle donne une vraie présence: Rossini se souvient évidemment des Nozze di Figaro car  dans la relation Isolier/Comtesse Adèle on lit en filigrane la relation trouble Cherubino/Contessa. Elle fait preuve d’une belle énergie et d’un joli contrôle sur la voix, qu’elle sollicite et qu’elle colore avec maîtrise.

Je suis moins convaincu de la Dame Ragonde de Doris Lamprecht. Si elle est le personnage, ses interventions vocales sont un peu en-dessous de l’attendu, difficultés à l’aigu, peu d’agilité, voix un peu fatiguée.
Parmi les compagnons de débauche du comte Ory, Raimbaud a une place particulière, avec un air de choix venu du Viaggio a Reims : on se souvient dans l’enregistrement d’Abbado, de Ruggero Raimondi chantant Medaglie incomparabili où il imite plusieurs accents, l’air est repris par Rossini dans le second acte du Comte Ory ; il s’agit simplement d’énumérer cette fois-ci des vins de toutes origines : la voix de Jean-Sébastien Bou est moins profonde que celle de Raimondi, mais il possède pour cet air l’abattage voulu, le style et l’agilité, et une vraie présence, même si la voix disparaît un peu dans le grave.. D’ailleurs, il est dès le départ particulièrement en verve, et sa composition de Raimbaud notamment au premier acte est particulièrement notable en âme damnée du damné comte.
Enfin, le gouverneur de Patrick Bolleire affiche une voix à la fois sonore et profonde, avec une présence scénique affirmée (notamment en religieuse, et surtout en gouverneur de débauche): la prestation d’ensemble est vraiment solide.
Ce fut donc une bonne soirée, enlevée, alerte, allègre : une recette typiquement rossinienne qui a remis en mémoire une œuvre trop rarement montée. Elle le sera deux fois cette année, puisque la Scala, qui coproduit le spectacle, le présente en juillet prochain avec une autre distribution : Juan Diego Florez (Le comte Ory), Alexandra Kurzak (La comtesse Adèle), Stéphane Degout (Raimbaud), José Maria Lo Monaco (Isolier) sous la direction de Donato Renzetti. Voilà une occasion de l’entendre à nouveau. Dans un tout autre volume,  avec le ténor rossinien par excellence et l’un des deux barytons français de référence. Nul doute qu’elle sonnera encore différemment, mais il n’est pas sûr qu’elle sonnera mieux.
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Acte II © Stofleth
Desperate housewives…Acte II © Stofleth

 

 

DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/CLAUDIO ABBADO et IL VIAGGIO A REIMS de GIOACCHINO ROSSINI

Dispositif scénique de "Viaggio a Reims" (Ronconi/Aulenti) à la Scala

Un ami m’ayant demandé des informations sur “Il Viaggio a Reims”, je me suis replongé dans l’œuvre, ce qui aboutit à ces quelques notes pour  retracer brièvement ici l’histoire (abbadienne)  de cette œuvre, depuis le 19 août 1984, première à Pesaro, qui aujourd’hui est représentée sur toutes les grandes scènes du monde.
Claudio Abbado tout au long de sa carrière a contribué à exhumer des œuvres inconnues (comme Fierrabras de Schubert) ou à promouvoir des versions originales (comme celle de Boris Godunov de Moussorgski que les représentations de la Scala en 1979 ont véritablement imposé sur le marché (alors que la version originale était déjà connue, et avait déjà bénéficié d’un enregistrement de Jerzy Semkov), ou même la version complète de Don Carlo de Verdi. Lorsqu’il propose en 1984 dans le cadre du Festival de Pesaro, dans le petit auditorium Pedrotti,  une œuvre inconnue, mais avec pour partie la musique du Comte Ory, dans une distribution étincelante, et dans une mise en scène ébouriffante de Luca Ronconi dans des décors de Gae Aulenti (reprise par la Scala en 2008-2009 sous la direction d’Ottavio Dantone) qui prend pour ligne directrice l’exploitation “médiatique” d’un “event” (à savoir le sacre de Charles X), c’est un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il Viaggio a Reims dans cette production va être proposé à la Scala en septembre 1985, puis à l’opéra de Vienne en 1988, à Ferrare et à Pesaro (mais au Teatro Rossini) de nouveau en 1992 (année Rossini) pendant qu’il en donnera une version semi-scénique fin 1992 à Berlin avec le Philharmonique de Berlin. La production était prévue à Paris au Théâtre des Champs Elysées, mais pour des raisons financières elle fut annulée, ce qui permit les représentations de Ferrare, qui récupéra les dates où , curiosité, le rôle muet de Charles X était tenu par Placido Domingo. La production de Ronconi mobilisait la scène, et la rue,  puisque le cortège du sacre, Charles X en tête, se promenait dans les alentours du théâtre pendant toute la représentation, que des vidéos retransmettaient dans le théâtre la progression du cortège, et qu’il faisait irruption dans la salle à la fin du spectacle. Le tout en principe en direct (pas à Vienne où le cortège avait été filmé une fois pour toutes).
A chaque fois ou presque, il en est resté des traces, soit sur CD, soit en vidéo VHS, soit les deux. Toutes les représentations depuis 1984 ont bénéficié de la présence de Lucia Valentini Terrani (Marchesa Melibea), la mezzo rossinienne qui n’a pas été remplacée, de de Lella Cuberli, en laternance avec Tiziana Fabbricini à Ferrare, Enzo Dara (Barone di Trombonock), de Ruggero Raimondi (Don Profondo) – en alternance avec Giorgio Surjan à Vienne- et de Samuel Ramey (Lord Sydney) – en alternance avec Ferruccio Furlanetto à Vienne- , tandis que changeaient d’autres  rôles, en particulier Madame Cortese, passée de Katia Ricciarelli en 1984 à Montserrat Caballé à Vienne, et Cheryl Studer toute l’année 1992.

L'affiche du Festival de Pesaro 1984

La distribution originale était :
18/20/23/25 août 1984
Auditorium Pedrotti
Il viaggio a Reims
nuova produzione
Dramma giocoso di Luigi Balocchi
Musica di Gioachino Rossini
Edizione critica Fondazione Rossini/Ricordi, a cura di Janet Johnson
Direttore Claudio Abbado
Regia Luca Ronconi
Scene e costumi Gae Aulenti
Interpreti
Corinna Cecilia Gasdia Marchesa Melibea Lucia Valentini Terrani Contessa di Folleville Lella Cuberli Madama Cortese Katia Ricciarelli/Antonella Bandelli (23 agosto) Cavalier Belfiore Edoardo Gimenez Conte di Libenskof Dalmacio Gonzales/Francisco Araiza (25 agosto) Lord Sidney Samuel Ramey Don Profondo Ruggero Raimondi Barone di Trombonok Enzo Dara Don Alvaro Leo Nucci Don Prudenzio Giorgio Surjan Don Luigino Oslavio Di Credico Maddalena Raquel Pierotti Delia Antonella Bandelli Modestina Bernadette Manca di Nissa Antonio Luigi De Corato Zefirino Ernesto Gavazzi Gelsomino William Matteuzzi
Coro Filarmonico di Praga
Maestro del Coro Lubomír Mátl
The Chamber Orchestra of Europe

A la Scala, un an après, la distribution était à peu près similaire, avec Chris Merritt cependant dans le conte di Libenskof à la place d’Araiza.
On le voit, même en alternance, les distributions étaient plus ou moins introuvables: il était rare de voir sur une affiche autant de grands noms. On se souviendra toujours du Don Profondo de Ruggero Raimondi, et notamment de son air “Medaglie incomparabili”, de l’extraordinaire Corinna de Cecilia Gasdia et surtout du “Gran pezzo concertato a 14 voci” étourdissant, qu’Abbado reprenait régulièrement en bis à la fin de l’opéra, devant le délire que la représentation provoquait dans le public. On en sortait heureux, rempli d’énergie, ne rêvant qu’à la représentation suivante.
Car Claudio Abbado est le chef rossinien par excellence. A chaque fois qu’il a abordé un Rossini à l’opéra, ce fut un miracle: que ce soit Cenerentola, il Barbiere di Siviglia, L’Italiana in Algeri ou il Viaggio a Reims, il a écrit l’histoire de la représentation de Rossini à l’opéra, en s’appuyant toujours sur les derniers états de la recherche. Au disque, son “Italiana” et surtout son second “Barbiere” (avec Domingo) sont discutables, mais à la scène, ce fut toujours LA référence. Pas un chef aujourd’hui n’a pris sa place et Bruno Campanella, qui a fait longtemps figure de meilleur chef rossinien (“qui pétille comme le champagne”-sic-) se situe loin loin derrière. Riccardo Chailly peut-être, pourrait éventuellement non lui faire concurrence, mais constituer une possibilité…
Le miracle de Viaggio a Reims, c’est que l’opéra fonctionne sur une intrigue quasiment inexistante: des invités internationaux (anglais, allemand, français, espagnol, états pontificaux, russe, polonais) sont bloqués dans une station thermale alors qu’ils se rendent au sacre de Charles X. Si tu ne vas pas à Charles X, Charles X viendra à toi.
Bien sûr, cela construit des souvenirs indélébiles, j’ai vu les représentations de la Scala, de Vienne, de Ferrare et à chaque fois ce fut un indescriptible bonheur.
Eh bien, ce bonheur-là, vous pouvez le revivre en CD, mais, étonnamment, pas – ou peu – en DVD, puisque les DVD en vente ne proposent pas en ce moment la version Abbado. Il existe pourtant ou a existé:

Le CD original (issu des représentations de Pesaro)

– Un CD issu des représentations de Pesaro en 1984, avec le Chamber Orchestra of Europe
– Un VHS de la RAI, en vente pendant quelques années, qui est une retransmission de ces représentations
– Un VHS de Vienne, longtemps vendu, mais jamais repris en DVD

Le CD issu des concerts de Berlin

– Un CD issu des concerts de Berlin, avec le Philharmonique de Berlin.

De ces propositions subsistent seulement les CD, encore en vente.
Mon conseil: Pesaro, et seulement Pesaro. L’enregistrement de Berlin n’a ni la dynamique, ni la finesse, ni l’excellence de la jeunesse, ni la joie, ni l’engagement de celui de Pesaro. Et le Chamber Orchestra of Europe, à peine formé, allait devenir pendant quelques années l’orchestre préféré d’Abbado pour les formes plus réduites. C’est un miracle musical.

Viaggio a Reims (Ronconi/Aulenti)

Pour les vidéos, si vous trouvez Vienne, ce sera déjà bien. Mais cherchez l’enregistrement de la RAI de Pesaro, il existe, il est sublime, et il a été vite retiré du marché. Un jour sans doute, il réapparaîtra. Guettez ce moment. Et ne gâchez pas votre argent à acheter les DVD de Gergiev ou même de Lopez Cobos (qui est cependant un bon rossinien); mieux vaut attendre. Patience et longueur de temps…

Il reste que les politiques de l’industrie du disque, vendant des productions médiocres alors que les enregistrement de référence existent et dorment dans les placards, sont impénétrables (mais sûrement pleine de sens…).
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OPERA DE LYON 2010-2011: OTELLO de G.ROSSINI (Dir: Evelino PIDO’, avec Anna Caterina ANTONACCI) le 9 novembre 2010

L’opéra de Lyon programme chaque saison un opéra en version de concert, plutôt choisi dans le répertoire belcantiste. C’est au tour du rare Otello de Rossini cette année, dans une distribution alléchante, présenté aussi au Théâtre des Champs Elysées. L’Otello de Rossini fut l’Otello du XIXème, jusqu’à ce que celui de Verdi, au livret plus proche de l’original et bien mieux construit, le détronât. L’oeuvre est depuis une rareté sur les scènes. On en a vu à Londres, à Wildbad, à Pesaro. Pas de production référencée à Paris si je ne me trompe. Pour ma part, je l’ai vu sur scène à Pesaro en 1988, avec June Anderson, Rockwell Blake, Chris Merritt. Quel souvenir !

L’oeuvre est étrange: d’une part le livret de Francesco Berio di Salsa offre le choix entre une fin sanglante et tragique (Desdemona est poignardée, et pas étouffée) et un “happy end”, le méchant est dénoncé avant l’issue fatale, le couple se parle et tout se termine bien. Le livret  ficelé comme ceux de nombre d’opéras de l’époque: une femme prise entre deux hommes, celui qu’elle aime; Otello, et celui que son père lui impose, Rodrigo. L’intrigue ourdie par Jago est simplifiée: Jago fut jadis amoureux d’elle, il soustrait une lettre écrite par Desdemona (à Otello) en la présentant à Otello comme écrite à Rodrigo. Pas de mouchoir donc, mais une Desdemona prise entre le père et les deux amoureux, de la tempête, de l’orage, des crescendos, des ensembles, des aigus, des suraigus, des écarts redoutables pour rien moins que cinq ténors sur huit chanteurs,et une basse, un soprano, un mezzo. Jago est un ténor, Rodrigo, aussi, qui a le rôle le plus spectaculaire et le plus pyrotechnique, Otello enfin aussi, mais avec une voix plus épaisse et un  plus sombre. Toutes les couleurs du ténor dans un opéra dont on a loué surtout le troisième acte (c’est injuste pour les deux autres), considéré comme un des grands chef d’oeuvre de l’écriture lyrique. On aura compris qu’il faut des chanteurs d’exception pour tenir le choc.

La distribution réunie à Lyon a relevé le défi et remporté un très grand succès. D’abord, en confiant à Evelino Pido’ les rênes de l’orchestre (décidément de très grande qualité: les bois très sollicités étaient vraiment remarquables l’autre soir, on a l’assurance non seulement d’une grande précision dans la construction orchestrale et d’une grande sécurité pour les chanteurs. Evelino Pido’ est plus apprécié en France qu’en Italie où il est plutôt rangé dans les chefs de répertoire de grande série, plutôt que parmi les inventeurs. C’est vraiment injuste, car ce mardi soir, il a montré toutes ses qualités d’interprétation, de rythme, de sens des ensembles. Ce fut un grand moment qu’écouter cette oeuvre dans ces conditions, qui contrairement à ce qu’on écrit ne se limite pas au seul troisième acte, les duos du second acte, les ensembles du premier acte sont captivants (pour qui aime se bercer à ce répertoire naturellement). On est toujours frappé par le métier de Rossini, qui trouve des accents, des rythmes, des écarts qui sont surprenants et qui effectivement capturent l’attention et qui ne laissent pas le spectateur en repos, même si les “trucs” auxquels il nous a habitués par ailleurs se retrouvent, les phrases empruntées à l’un ou l’autre de ses opéras, les ensembles souvent construits selon les mêmes canons.. on est frappé aussi de voir combien Rossini va essaimer. On est forcé par exemple de constater combien Verdi a écouté son Otello, le duo Jago/Otello du 2ème acte en est un exemple frappant.

Le rôle de Desdemona confié à une personnalité telle que Anna Caterina Antonacci indique d’une part clairement que la Desdemona de Rossini est bien le personnage central de l’oeuvre, celui vers qui tout converge. Il faut une interprète, une personnalité, une voix: Antonacci est les trois à la fois. La couleur sombre de la voix lui convient bien (la créatrice, Isabella Colbran était mezzo-soprano, et n’avait pas à ce qu’on sait des aigus triomphants), mais il lui manque à mon avis un soupçon de poésie. Sa chanson du Saule (qui vaut bien celle de Verdi) serait tout au aussi convaincante sans “surjouer”. Autant Antonacci sait être émouvante, autant ici sa prestation manque ce cette chair qu’elle a su donner ailleurs. Sa Desdemona ne m’a pas totalement convaincu. J’ai le souvenir de June Anderson, autrement plus élégiaque, et même un souvenir très personnel dans une petite église de Champagne, où la très musicale Sophie Pondjiclis avait donné de la chanson du saule une interprétation qui m’a avait à la fois surpris par son intensité et sa justesse, et convaincu que cette chanteuse n’a pas fait la carrière qu’elle méritait.

On n’a pas vraiment pu apprécier à sa juste valeur la chanson du gondolier (sur un texte de Dante!), malgré un orchestre magnifique en ce début de troisième acte, est-ce la prestation assez banale de Tansel Akzeybek, est de le faire chanter à côté du choeur au fond de la scène alors qu’on préfèrerait l’entendre en coulisse (l’effet nous semblerait plus fort), le moment “suspendu” reste plutôt plat et c’est dommage.
Le père (Elmiro) de Marco Vinco est correct sans plus,il est vrai que le rôle ne permet pas la nuance! Si le chant m’est apparu sans reproche, la voix est chaude, bien projetée, Vinco  ne va peut-être pas jusqu’au bout de l’obstination du personnage. Il chante, mais n’interprète pas vraiment.

Restent les trois ténors: José Manuel Zapata qui a chanté le rôle de Jago à Pesaro a dans la voix une douceur qui donne par contraste toute sa noirceur au personnage, d’autant qu’il se compose un physique bien ambigu et chafouin. Sa voix s’allie parfaitement aux deux autres voix, l’une plus claire, l’autre plus sombre et c’est un sans faute technique. Très beaux moments.
A Dmitry Korchak le rôle le plus acrobatique de la partition, celui de Rodrigo, aux écarts redoutables, aux suraigus qui rappellent ceux de la Fille du Régiment. Incontestablement, c’est une voix à suivre qui emporte l’adhésion et triomphe auprès du public. Rien à dire sur la pâte vocale, sur le registre central, sur le rythme et sur l’interprétation, c’est un chant habité et engagé. En revanche, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de chanter ce rôle (il chante aussi Tonio de la Fille du Régiment) car les aigus sont bien trop ouverts et le son produit est carrément vilain. A Lyon du moins, par deux fois, j’ai sursauté de surprise (désagréable), il n’a visiblement plus de réserves et je ne pense pas qu’il gagnera à chanter des rôles aussi tendus et qui ne lui conviennent pas, il y a bien d’autres rôles rossiniens où il doit sans doute exceller pour laisser celui-là à d’autres (qui d’autre d’ailleurs sinon Florez…). j’ai encore dans l’oreille les incroyables variations de Rockwell Blake qui semblaient si faciles, si évidentes, avec ce sourire serein avec lequel il respirait la joie de chanter et nous le paradis.

Pido’ a confié à un vrai ténor et non à un baryténor le rôle d’Otello, et c’est heureux : c’est surtout heureux qu’il ait été confié à John Osborn, qu’on a vu dans Leopold de La Juive à Bastille et qu’on n’a pas oublié. La technique est impressionnante: les aigus (moins exigeants que ceux de Rodrigo ) sont autrement négociés que chez Korchak, mais la respiration, la technique, l’émission, la clarté, l’incroyable clarté du texte qu’on entend de manière totalement cristalline, tout est maîtrisé et tout fait sens. C’est magnifique, convaincant, et cela laisse espérer un grand avenir ! On l’attend dans les grands rôle de ténor du répertoire français! Un pur produit de l’école américaine de chant, préparation de fer, sûreté, technique, élégance, mais aussi personnalité qui donne à sa voix de la couleur de la chair et de l’âme, ce qui n’est pas toujours le cas chez les américains. A suivre…

Au total ce fut quand même une belle soirée, jamais ennuyeuse, où personne ne démérite mais où peu réussissent à convaincre totalement . Il reste qu’on peut donc distribuer très correctement Rossini aujourd’hui et que ce répertoire mérite qu’on y revienne. Il y a dans cette musique, au-delà de la réussite mélodique, une vie à peu près unique.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA DONNA DEL LAGO (LA DAME DU LAC) DE G.ROSSINI à l’OPERA GARNIER (JUAN DIEGO FLOREZ, JOYCE DI DONATO, DANIELA BARCELLONA) le 18 JUIN 2010

180620102125.1276967678.jpgL’Opéra affiche La Dame du Lac, et propose la version italienne, il eût donc été plus pertinent de donner le titre italien (La Donna del Lago) que tout le monde connaît, avec sa traduction française…Mais la Dame du Lac sonnait sans doute plus son Walter Scott,  sonnait plus arthurien ou plus « Excalibur » pour un public français. En tous cas, c’est une excellente initiative que de mettre au répertoire cette œuvre assez rarement donnée, qui annonce dès 1819 les évolutions futures du Cygne de Pesaro, vers des formes qui se rapprochent plus du bel canto, même si le rondeau final trouve des échos dans Cenerentola. Pour cette entrée au répertoire, Nicolas Joel a réuni ce qui se fait de mieux en matière de chant rossinien, à commencer par l’Uberto de la décennie, Juan Diego Florez et Joyce Di Donato, que je découvris dans Sesto de La Clémence de Titus à Genève il y a quelques années, et qui m’avait frappé par l’intensité du chant et la qualité technique et qui depuis conduit une carrière exemplaire.

La Clémence de Titus est bien d’ailleurs un exemple de ces opéras d’où émerge la figure d’un souverain clément et bienfaiteur, et qui est aussi la figure tutélaire de La Donna del Lago. Chez Mozart on complote, chez Rossini on fait la guerre. Uberto/Jacques V renonce à l’amour et transforme cette renonciation en clémence.

Elena, « La Donna del Lago », est face à trois hommes qui l’aiment, Rodrigo le héros écossais rebelle, Uberto le roi d’Ecosse déguisé, son ennemi, et Malcolm, preux chevalier qui met son épée au service de la révolte écossaise, par amour pour Elena. Promise à Rodrigo, elle aime Malcolm, et elle éprouve pour Uberto (dont elle ignore la véritable identité) une tendre amitié.
Au milieu de cet imbroglio, un père, figure aimée mais qui exige qu’Elena épouse Rodrigo, et donc voilà la tendre Elena, beauté solitaire qui médite au bord d’un lac ou qui se réfugie dans des grottes ou des défilés étroits, prise au piège des désirs, des amours, des nécessités politiques, dans une atmosphère brumeuse d’une Ecosse où l’on pourrait rencontrer une autre victime des hommes, Lucia di Lammermoor.

Cette histoire poétique, qui se termine bien (Uberto/JacquesV  pardonne à tout le monde, au nom de son amour pour Elena, à qui il remet et son père et Malcolm), aurait pu trouver des ambiances crépusculaires dans la mise en scène, qui hésite entre plusieurs options sans vraiment choisir. La production de Luca Ronconi  en 2001 à Pesaro (Luca Ronconi, Daniele Gatti, Florez, Devia, Barcellona était très poétique -voir photo ci-dessous-

donna-8.1276967293.jpget assez convaincante, vocalement prodigieuse (Florez et Barcellona étaient dans la fulgurance de leurs débuts), celle de Muti à la Scala en 1992, dans une mise en scène de Werner Herzog, avec des chanteurs de très haut niveau, mais à la fin de meilleures années (Chris Merritt, 98675lmd.1276967858.jpgRockwell Blake, June Anderson), qui aurait pu être un grand rendez-vous, mais qui était au total, tant pas la direction que par la mise en scène, assez ennuyeuse. (Photo ci-dessous)

98862lmd.1276967970.jpg

Lluis Pasqual a choisi une voie médiane, très visuelle, mais en même temps une scénographie envahissante (portique circulaire à colonnes monumentales, entourant un espace vide (le lac et au fond des toiles peintes). Une belle idée que de faire apparaître du Lac les objets, le banc, Elena elle-même sortant des eaux. Une moins bonne celle de doubler les personnages (leur apparition est précédée de la vision de leur double dans les coursives) ou d’ajouter un ballet médiocre, qui non seulement n’éclaire pas l’œuvre, mais la  dérange, ou  bien de mélanger les époques, le chœur ayant une fonction de chœur antique, plus spectateur extérieur qu’acteur, et les personnages vivant leur aventure isolée, et jouant sur l’opéra dans l’opéra, l’opéra au miroir, l’opéra second degré, avec moments d’une discrète ironie, mais avouons le, aucune vraie trouvaille sinon que, comme d’habitude, les décors de Ezio Frigerio et les costumes de Franca Squarciapino, ainsi que les lumières de Vinicio Cheli, donnent un cadre assez esthétique à l’histoire. L’intrigue, qui n’est pas si lancinante qu’on le dit, le livret, qui n’est pas si ennuyeux qu’on le dit pouvaient être mieux traités, et éviter de faire sentir des longueurs (surtout au premier acte).

180620102124.1276967505.jpgLa direction de Roberto Abbado aurait pu être aussi plus vibrante. Roberto Abbado est un très bon technicien, soucieux des chanteurs, qui se sentent en grande sécurité avec lui. Ce n’est pas un inventif, et il manque à sa direction une vraie pulsion, un véritable engagement. Il reste que c’est en place. Mais on sait bien que ce n’est ni pour le chef ni pour la mise en scène que les foules parisiennes se battent pour chercher les quelques places disponibles (hier des places sans visibilité à 9 €)

Nicolas Joel n’a pas lésiné en effet pour faire de l’entrée au répertoire de l’Opéra de La Donna del Lago un événement grâce à une distribution exceptionnelle. Qui mieux que Juan Diego Florez, dont Uberto/Giacomo V est l’un des rôles fétiches, et Joyce Di Donato devenue l’une des grands stars du chant mozartien et rossinien pouvaient garantir une perfection qui à dire vrai donne le frisson, voire bouleverse. Du début à la fin Florez impose ses suraigus, son chant parfaitement maîtrisé, cette voix sûre, qui n’a pas le timbre nasal des ténors rossiniens traditionnels, mais qui reste une voix mâle, avec un magnifique timbre .On connaît  les débats qui agitèrent les lyricomanes passionnés dans les années 1980 ou 1990 autour de Rockwell Blake, ou même de Chris Merritt : rien de tout cela avec Florez qui fait l’unanimité, il  est proprement étourdissant, comme d’habitude pourrait-on dire, et sans aucun défaut. Joyce di Donato dans le rôle d’Elena, se ménage dans le premier acte, qui est très correct mais pas vraiment exceptionnel, mais  tout le deuxième acte (et tout le final) est un feu d’artifice vocal, où plus la technique impeccable est presque oubliée par l’engagement, et le plaisir de chanter qui électrisent le public, on atteint des sommets inouïs. Ni Devia ni Anderson ne m’avaient pareillement impressionné. L’air final et le rondeau sont deux moments qu’on n’oubliera pas de sitôt. Ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés par Daniela Barcellona, spécialiste du rôle de Malcolm, avec sa voix sombre, très ductile, puissante, aux ébouriffantes agilités, mais aux suraigus légèrement métalliques cependant (qui n’apparaissaient pas il y a quelques années). Simon Orfila en Douglas est une basse de qualité, qui remporte un franc succès dans « sul labbro tuo stranieri son questi accenti… », tout comme le Rodrigo de Colin Lee, convaincant par les aigus redoutables, par le style, par la technique moins que par le timbre. Le reste de la compagnie est sans reproche.

Je m’inscris en faux contre ceux qui ont écrit que cet opéra était un monstre d’ennui. S’il n’a pas la grandeur de Moïse, de Guillaume Tell ou même de Maometto II, il y a bien des moments marquants (« Cielo in qual estasi » est un des plus beaux duos que je connaisse) où Rossini s’essaie à un romantisme naissant et sombre, que la mise en scène, trop soucieuse de « faire quelque chose » et qui ne fait rien, n’a pas rendu et que la direction en place et indifférente de Roberto Abbado de saisit pas.
Alors, même s’il n’y a que des places sans visibilité, cela vaut à mon avis le déplacement, cela vaut même un petit voyage à Paris, car personne ne regrettera cette extraordinaire fête de la joie de chanter. Eh oui, il faut quelquefois se laisser aller à cette simple joie, qui fait toucher la perfection.

 

LA DONNA DEL LAGO
Gioacchino ROSSINI

Dir.Mus : Roberto Abbado
Mise en scène : Lluis Pasqual

18 juin 2010

Joyce Di Donato
Juan Diego Florez
Daniela Barcellona
Simon Orfila
Colin Lee