OPERA NATIONAL DE PARIS 2012-2013 : SIEGFRIED de Richard WAGNER le 3 avril 2013 (Dir.mus : Philippe JORDAN ; Ms en Scène Günter KRÄMER)

Dernière image © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Avant le Ring compact et complet prévu en juin, qui est malgré tout un événement, puisque l’œuvre n’a pas été présentée en continu à Paris depuis une cinquantaine d’années, l’Opéra présente le Ring en épisodes séparés. C’est au tour de Siegfried, dont j’avais écrit en son temps que dans la grisaille générale de ce Ring, Siegfried était le moins nocif. Pour mémoire, je renvoie le lecteur à ce que j’en avais dit  il y a deux ans dans le compte rendu de la représentation d’alors.
En deux ans, les choses ont plutôt stagné. La mise en scène n’a pas évolué, et si je maintiens que ce n’est pas la pire des quatre épisodes (Götterdämmerung est catastrophique, Walkyrie est irritante), je confirme que ce n’est pas vraiment intéressant ou novateur. Bien sûr il  faut désormais éviter de penser au merveilleux Siegfried de Andreas Kriegenburg à Munich, on ne joue pas dans la même cour, on n’est même pas sur la même planète pour  ne pas accabler celui-ci. Mais  celui de la Scala/Staatsoper Berlin (Guy Cassiers) se défend mieux aussi, même sans idées phénoménales.
Dans la mise en scène, on continue de trouver l’acte deux sans magie, sans idées majeures sinon un didactisme inutile (Fafner comme roitelet, une sorte de Kurtz du roman de Conrad, Au coeur des Ténèbres qui avait inspiré, entre autres, Apocalypse now de Coppola: c’est un trafiquant d’armes puisque la première image est celle de porteurs nus de caisses sur lesquelles est frappé le nom Rheingold, qui contiennent en réalité des armes. Veut-il indiquer par là que l’or lui sert à conquérir le pouvoir? veut-il montrer la puissance maléfique de l’Or?
J’aime pourtant penser que Fafner , de tous, est celui qui ne fait rien de l’Or, une sorte de Picsou passif, assis sur son trésor, qui s’oppose à l’industrieux Alberich ou à Wotan habité par la soif de pouvoir et premier avatar d’un capitalisme naissant (eh, oui! la lecture de Chéreau est toujours d’actualité). Ici, absence de magie, absence de sens clair: une fois de plus, les idées scéniques ne sont pas liées à un propos d’ensemble, ce sont des idées qui s’égrènent sans vrai lien les unes aux autres. Cette mise en scène n’emporte jamais la conviction et j’engage ceux qui rêvent de Ring à aller voir aussi ailleurs si cela leur est possible: Munich cet été ou même la petite cité de Cottbus (100.000 habitants), au Nord de Dresde, qui vient de produire un Götterdämmerung que tous les critiques disent être de très grande qualité, et qui a suscité l’enthousiasme, au moins scéniquement. C’est heureux d’avoir un Ring au répertoire de l’Opéra de Paris, mais pour ceux et notamment les jeunes qui voient leur premier Ring, c’est dommage. Enfin, je veux y voir un encouragement à voyager: après tout j’aime à penser que  tout jeune mélomane est un Wanderer qui sommeille…
Du point de vue de la distribution, nous sommes  en retrait par rapport à mars 2011. Le Wanderer correct d’Egils Silins n’a pas la stature de l’Uusitalo d’alors. Le timbre est beau, le chant est juste, mais froid, les graves manquent de consistance et l’interprétation reste un peu plate  même si le troisième acte semble plus habité notamment dans la scène avec Erda ou avec Siegfried.
L’Alberich de Peter Sidhom reste insuffisant (un peu moins cependant que dans mon souvenir d’il y a deux ans), sa prestation vocale n’est pas passionnante (mais scéniquement il se défend bien) et le duo avec le Wanderer du deuxième acte continue de manquer sérieusement d’intensité musicale. Le timbre ne fascine pas,  la puissance n’est pas vraiment au rendez-vous (je soupire hélas douloureusement en pensant au duo Thomas Johannes Meier/Thomas Konieczny hallucinant de Munich, mais comme dit la Grande Duchesse de Gerolstein “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a” ): dans un Ring, Alberich doit être à la hauteur de Wotan, et ce n’est pas le cas.
L’oiseau de Elena Tsallagova est très agréable à entendre mais mériterait d’être sur scène et non caché en coulisse: elle pourrait remplacer le mime qui fait l’Oiseau (une sorte de double de Siegfried, en culotte courte et chaussettes) . Quant au Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, il est toujours convaincant scéniquement, un vrai rôle de composition, juste et inquiétant à la fois avec la vraie voix pour le rôle, beaucoup d’expressivité et de couleur.

Erda © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

La Erda de Qiu Lin Zhang qu’elle promène désormais sur toutes les scènes est solide, malgré un vibrato pour moi toujours excessif, et la mise en scène du dialogue Wanderer/Erda n’est pas le pire moment du spectacle, il en résulte un échange intense, musicalement réussi, la voix a du volume et de la présence même si elle bouge un peu. Positif.

Siegfried et Fafner © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Le Fafner de Peter Lobert est aussi une surprise, c’est un nouveau venu (il y a deux ans c’était Stephen Milling, le Gurnemanz de Salzbourg) et son monologue-avertissement à Siegfried sonne avec bonheur (jolis graves, belle présence vocale).
Autre nouvelle recrue de ce Ring (vue dans Walkyrie et Siegfried) c’est la Brünnhilde de Alwyn Mellor, dans ces quarante redoutables minutes que constituent l’intervention de Brünnhilde dans Siegfried, perchée au milieu de l’escalier monumental à la pente raide, qui pourrait être fatal à tout faux pas motivé par une  envolée trop vécue ou trop allante. Aigus (qu’elle n’a pas) souvent criés (notamment le dernier, préparé avec soin et lancé sans vrai élan), registre central correct mais pas très convaincant au niveau de l’interprétation ou de la couleur: au total, une Brünnhilde quelconque dont la voix convient mal à un vaisseau comme Bastille. Nous n’y sommes pas vraiment, c’est le maillon faible.
Enfin Torsten Kerl: voilà un bon chanteur, attentif et clair dans sa diction, doué d’une belle musicalité mais au volume tout de même moyen et à la projection problématique. Certes, les aigus sont défendus, même dans le chant de la forge (avec quelques menues scories), et l’artiste tient la distance là où d’autres s’épuisent au troisième acte. Il reste que je pense qu’il ne devrait pas chanter Siegfried, ni trop souvent, ni trop longtemps: il est bien plus convaincant dans Tannhäuser ou Rienzi. Il n’est pas un Siegfried pour moi (et dans Götterdämmerung qui demande d’autres qualités et une autre couleur, c’est encore plus vrai) et il prend un risque. J’espère me tromper.
Il reste l’orchestre.
Si Philippe Jordan n’est pas toujours convaincant et souvent accusé d’être peu engagé ou d’être simplement au point, mais jamais vraiment plus, je dois reconnaître  plus encore qu’il y a deux ans, que son orchestre est ce qu’il y a de plus convaincant dans la soirée. Il y a non seulement un évident travail technique: les pupitres sont impeccables, pas de scories, pas de faiblesses notamment dans les cuivres, mais aussi une profondeur nouvelle dans la lecture et l’interprétation à noter: le prélude du premier acte, le chant de la forge, le prélude du deuxième acte, les murmures de la forêt très attentifs à la couleur, pleins de retenue, l’énergie du début du troisième acte et l’accompagnement remarquable du dialogue avec Erda:  j’ai vraiment trouvé que la représentation n’avait vraiment d’intérêt réel que par lui, qui tenait vraiment la colonne vertébrale de l’ensemble (au contraire de l’impression au sortir de l’Or du Rhin il y a deux mois) et maintenait un élan général: il y a une présence de l’orchestre  particulièrement vive et intéressante, et pas du tout l’impression d’interprétation sage et sans caractère qu’on pouvait quelquefois avoir. Pas de vraie magie sonore à la Nagano, mais tout de même une vraie présence et une vraie affirmation.
Alors, ce Siegfried reste peu passionnant, plombé par une vision scénique dépassée, un visuel assez laid (cela  pourrait se comprendre à la limite, dans le monde décrit par Wagner) un plateau correct sans plus, avec des insuffisances (Brünnhilde/Mellor) un manque d’engagement dans l’interprétation (Wanderer/Silins), un chant médiocre (Alberich/ Sidhom) ou inadapté au rôle (Siegfried/Kerl) et de la représentation ne ressort  ni optimisme, ni joie comme ce devrait être le cas (le seul du Ring avec le premier acte de Walkyrie où l’on peut croire à quelque chose) mais simple impression d’ordinaire, même coloré par une direction musicale qui essaie de se convaincre qu’il vaut la peine d’y aller.
Je me souviens de ce que j’ai écrit à l’issue du 25 janvier 2013 à Munich: “Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours.” On va sans doute me reprocher ce rapprochement, mais comment ne pas le faire entre deux maisons comparables? Je ne compare pas Paris et le plus grand Festival existant, mais deux opéras qui font vivre l’art lyrique dans leurs villes respectives . Devinez où est la vie et l’invention? [wpsr_facebook]

Tableau final © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2012-2013: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner,(Dir. mus: Philippe JORDAN; ms en scène Günter KRÄMER) à l’Opéra Bastille (12 février 2013)

 

Photo de répétition (févr. 2010) © Opéra national de Paris/ DR

Pour le détail, notamment de la mise en scène, je renvoie le lecteur à mon compte rendu de la représentation de Rheingold du 16 mars 2010, il n’y a rien à changer  de ce qui avait été dit à l’époque.
Malgré la déception passée, et à quelques semaines du magnifique Ring de Munich qui me suit encore à la trace, j’ai voulu profiter du hasard d’un passage à Paris pour revoir ce spectacle, pour constater ou non des évolutions, vu que j’en ai entendu des échos très favorables, voire hyperboliques.
j’ai beaucoup médité sur une conversation saisie derrière moi dont j’ai entendu sans le vouloir un ” Wagner, il faut oser!” au sens où aller voir un Wagner, c’est oser… Bienheureux Richard Wagner  pour qui presque jour pour jour 120 ans après sa mort (13 février 1883)   il y a encore des spectateurs qui considèrent audacieux d’aller voir un de ses opéras ! Mieux, il y a les wagnériens impavides “sic” qui vont voir 5h d’opéra ! (je me disais  “pas seulement les wagnériens pur sucre, sinon les salles seraient clairsemées..”).  A part ces fragments d’un discours ni amoureux, ni musical ni wagnérien, je me suis réjoui de voir tant de gens faire la queue des derniers moments en billetterie, tant de jeunes aussi, et au fond tant de curiosité pour Wagner, dont on ne voit pas fréquemment les œuvres à l’Opéra de Paris, et en particulier le Ring (Rheingold: 1976, 2010, 2013). C’est pourquoi j’ai scrupule à émettre tant de réserves sur cette entreprise, moi qui suis un enfant gâté du wagnérisme, car à part voyager, quelle possibilité a le parisien de voir du Wagner, sinon se contenter de l’offre locale? Car c’est bien Wagner qui provoque cette ruée, à chaque fois, Wagner bien plus que le renom de la production parisienne: le public a une envie très légitime de cette musique, qu’il n’a pas l’habitude d’entendre et pour laquelle globalement il a peu de références autres que des enregistrements.
Si on a des références scéniques nombreuses, alors le regard est forcément différent, même si hier, j’étais disposé à me laisser surprendre, alors que j’avais juré qu’on ne m’y prendrait plus, car en matière de théâtre, rien n’est définitif.
Las, la mise en scène a provoqué à trois ans de distance les mêmes irritations, longs trous noirs générateurs d’ennui, peu de direction d’acteurs, des éléments peu motivés (Germania) sinon que tout pouvoir veut sa trace d’architecture, de Versailles à la Pyramide du Louvre en passant par Germania, le rêve de la cité idéale selon Hitler et surtout Speer et les mêmes appréciations (la scène initiale des Filles du Rhin, esthétiquement réussie). Comme Kriegenburg à Munich, Krämer utilise des figurants humains pour faire le Rhin (encore que chez Krämer le Rhin est figuré par des fumigènes et que ces centaines de bras sont une sorte d’univers animalier du fond du Rhin.) ou pour figurer le dragon ou la grenouille de la scène de Nibelheim. Mais là aussi, le spectateur non averti voit peu de différence entre la figuration du dragon ou de la grenouille vu que l’argument essentiel (le jeu sur les tailles) ne se voit pas clairement sur scène: Kriegenburg utilisait des hommes pour montrer l’humanité en charge du mythe, qui le racontait ainsi en le figurant. Ici, on a l’impression que c’est l’effet pour l’effet, sans objectif précis car au bout de cette deuxième vision, je ne sais toujours pas quel propos nous est tenu. Ah oui, l’idée du pouvoir sur la terre:  Wotan trône sur un globe illuminé,

Photo Opéra National de Paris

et les géants sont des ouvriers en colère qui plantent leurs drapeaux rouges sous les fenêtres des Dieux…une métaphore éculée de la doxa scénique wagnérienne. On ne peut même pas dire qu’il n’y ait pas d’idées, mais elles ne sont exploitées que pour elles mêmes, jamais mises en lien pour construire un discours unifié autour d’objectifs clairs.
Du point de vue de la distribution, incontestablement et dans l’ensemble, on a un ensemble de chanteurs de très bon niveau, qui sont laissés à peu près à eux-mêmes. Les Dieux, Froh, Donner sont vraiment des dieux de luxe aujourd’hui, mais justement, confier Froh à Bernard Richter dont ce n’est pas tout à fait le répertoire, et à Samuel Youn Donner alors qu’il chante aujourd’hui le Hollandais, c’est peut-être sur-dimensionner, car la valeur ajoutée incontestable de ces deux chanteurs de grande notoriété ne rajoute pas grand chose à leur prestation scénique dans des personnages un peu secondaires . Le Wotan assez juvénil d’Egils Silins, entendu à Munich dans ce même rôle, est très correct, avec un joli timbre, mais manque de largeur et ne s’impose pas (peut-être le personnage est-il voulu ainsi?) , pas plus que Kim Begley en Loge, violemment hué et bien en deçà de sa prestation il y a trois ans: la voix est fatiguée, la composition un peu pâle, routinière.
Du côté des géants, rien à dire, ils sont excellents (Groissböck!) avec une belle découverte, le Fasolt imposant de Lars Woldt. Si Wolfgang Ablinger Sperrhacke fait une composition honorable en Mime (il est bien plus convaincant dans le Mime de Siegfried) Peter Sidhom en Alberich est à la limite de l’acceptable: sa première scène est mal chantée, pas de puissance, diction à la dérive, voix mal appuyée sur le souffle, peu colorée. Le reste de ses interventions ne passe que parce qu’il  substitue à la couleur, aux modulations, à la puissance, aux aigus, qu’une manière d’appuyer sur le mot, de nasaliser, de donner un peu de relief au discours, qui reste quand même notoirement indigent. Une erreur de distribution.
Les trois filles du Rhin ne sont pas exceptionnelles, et surtout leurs voix ne fusionnent pas ou fusionnent mal, ce qui est gênant pour des filles du Rhin si élégamment vêtues de robes sur lesquels sont cousus deux seins apparents et un pubis bien poilu.
Sophie Koch en Fricka sans avoir une voix d’exception a un chant  affirmé, et impliqué, ce qui en fait une Fricka très présente et engagée. Bonne prestation aussi d’Edith Haller qui a la voix du rôle, le volume, les aigus de Freia, elle est une Sieglinde en puissance (et en réalité) et cela s’entend, tellement plus convaincante que Ann Petersen il y a trois ans.
Moins convaincante la Erda de Qiu Lin Zhang, affligée d’un fort vibrato, qui traverse deux fois la scène (pendant la remontée du Nibelheim et dans sa scène) de la même manière, et sans vraiment diffuser de mystère ni de conviction.
Peu de mystère non plus dès le départ dans une direction musicale décevante, toujours très précise et très en place mais sans aucun éclat ni relief; cela reste très plat, si plat qu’on entend peu l’orchestre notamment pendant les trois premières scènes, on entend à peine les cuivres, et l’orchestre semble avoir un style “chambriste”, qui prendra du volume vers la fin.
Dès l’accord initial, on n’a aucune couleur, aucun sentiment que quelque chose commence: un discours fait de notes, mais pas de musique. La mise en scène a sans doute quelques idées mais pas de discours global, la direction musicale n’affiche pas de véritable parti pris, pas de point de vue sur l’œuvre, c’est un travail neutre bien sage,  bien fade et sans imagination – quand on pense au parti pris de clarté et de modernité de Nagano à Munich ! on  reste frustré ici du manque d’invention- un travail qui donne de l’espace à la mise en place des instruments, à une construction technique mais sans vraie modulation ni variété ni couleur qui puisse convaincre, sans réponse à la question musicale posée par le Ring.

Pour toutes ces raisons, je suis vraiment resté réservé sur un spectacle pas si mal distribué, mais qui génère une grande insatisfaction musicale et scénique: quand deux pieds sur trois du trépied lyrique sont bancales, cela ne marche pas. J’aurais aimé que quelque lumière se lève sur ce Rheingold, mais l’or est resté bien caché, au profit d’une grisaille sans âme. Je me réjouis cependant du fort succès obtenu, c’est la preuve que Wagner fonctionne en dépit de tout (et c’est sa force!): un Verdi du même niveau n’aurait sans doute pas passé la rampe.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : GÖTTERDÄMMERUNG / Le Crépuscule des Dieux (Dir: Philippe JORDAN, Ms en scène: Günter KRÄMER) le 3 juin 2011

 

Scène finale

 

Depuis hier soir 3 juin, l’Opéra de Paris a un Ring complet dans son répertoire. Le dernier Crépuscule des Dieux remonte à 1962.  Rolf Liebermann avait essayé d’en monter un, avec Solti, qui s’annonçait somptueux musicalement, mais le demi-échec de la production Stein-Grüber, les coûts induits à un moment où sa gestion était très critiquée, et où la présidence de la République avait pris ses distances, tout cela avait amené à l’interruption de l’entreprise.

On reste sur des souvenirs forts d’un Or du Rhin hors normes de Peter Stein, un très grand chef d’œuvre de la mise en scène d’opéra, d’une Walkyrie étonnante dans des décors de Edoardo Arroyo, où déjà Grüber voulait  raconter l’histoire,

avec des vrais chevaux (un peu trop affectueux, pour qui se souvient de l’annonce de la mort où Gwyneth Jones avait à lutter contre des coups de langue d’une monture trop amoureuse…) et du vrai feu. Mais à l’époque, un an après le choc Chéreau, Grüber était apparu un peu en retrait.
35 ans après, Nicolas Joel a réussi à boucler la commande. nous avons enfin un Ring complet à Paris. En soi, c’est un signe fort de la bonne santé de notre première scène nationale.
Et ce Ring est dominé par l’extraordinaire prestation musicale de l’Orchestre de l’Opéra, magnifiquement dirigé, façonné, sculpté, coloré, par son directeur musical Philippe Jordan. On aime ses Mozart, ses Strauss, et on adore ses Wagner, très symphoniques, charnus, pleins, et en même temps fouillés jusqu’au moindre détail, qui font apparaître tous les niveaux, toute la construction architectonique de l’œuvre. Ainsi le Crépuscule des Dieux emporte définitivement l’adhésion. S’appuyant sur un tempo très (trop?) lent, notamment au premier acte (2h10), Philippe Jordan en fait une sorte d’immense marche funèbre, immense cérémonie d’un monde qui coule, où peu à peu tout se délite et s’engloutit dans une sorte de suicide collectif. Le premier duo Siegfried/Brünnhilde devient une sorte de chant forcé, où la joie de l’amour est tempérée par un je ne sais quoi d’inquiétant qui fait qu’on n’y croit pas une seconde.


Elisa Haberer/ONP                                            Récit de Waltraute

On retiendra aussi le magnifique récit de Waltraute, avec une Sophie Koch exceptionnelle, d’une intensité qui donne le frisson, donnant sens à chaque syllabe d’un texte merveilleusement dit, et aussi tout le trio du deuxième acte, dans sa partie finale, où l’accompagnement orchestral est suffoquant , et enfin tout le troisième acte, de la légèreté triste de l’apparition des filles du Rhin, à la glaçante marche funèbre, et au final très amer voulu par le metteur en scène.

A cette entreprise somptueuse et tout à fait exceptionnelle correspond une mise en scène assez décevante, non pas par son propos et ses idées, qui prises séparément, peuvent paraître pleines de sens et souvent intéressantes, mais sont mal servies par  un visuel confus et des choix discutables.
Plusieurs postulats de départ à ce travail:
– Premier postulat: ce n’est pas Hagen qui mène l’histoire, mais Alberich qui manie Hagen de bout en bout: c’est lui qui a recueilli l’héritage de Wotan.
Déguisé en nounou fantomatique, il fouille au lever de rideau dans les oripeaux des journées précédentes (Nothung, lance brisée de Wotan, armure de Brünnhilde) pour chercher à prendre ce qui va lui être utile. Hagen quant à lui est un enfant paralysé en fauteuil roulant, qui tient un planisphère dans la main. On voit l’enjeu: dominer le monde, lui imposer ses règles: Alberich ramasse la lance brisée de Wotan et la répare, puis la donne à Hagen. D’où le symbole: Siegfried sera tué par la lance même de Wotan. Alberich poussera Hagen au propre et au figuré à gérer la vengeance, il est présent à la mort de Siegfried et c’est lui qui pousse la lance, Hagen, en fauteuil roulant, ayant de facto une mobilité réduite. C’est enfin lui et non Hagen qui au final se jette dans le Rhin pour récupérer l’anneau, mais les filles du Rhin en un dernier combat lui prennent sa lance, le tuent, et récupèrent l’anneau.
Dernière image au baisser de rideau, d’un côté Brünnhilde et Siegfried morts, de l’autre, le corps d’Alberich, percé de la lance de Wotan, au pied de ce qui reste de l’Or qui brille timidement. Autrement plus fort était le final de Kupfer où, devant le monde écroulé, Alberich seul restait vivant en scène, et fermait le rideau.

Second postulat: Brünnhilde et Siegfried sont au départ de jeunes mariés encore en habit de noces, mais Siegfried au lieu de partir en barque avec son épousée, très désireuse de le suivre, s’en va pour un voyage de noces solitaire sur le Rhin. Ils sont tous deux abrutis par le désir d’embourgeoisement (du déjà vu, là aussi chez Kupfer) – Brünnhilde aménage l’appartement et range la vaisselle pendant que Waltraute essaie de la convaincre, Siegfried est un jeune sans cervelle, en habit de jeune marié, en proie à tous les désirs (les femmes, l’alcool) et incapable de distinguer le bien du mal. Ce sont deux humains, deux mortels qui ont abandonné tout ce qui restait de leur héroisme. Le texte a beau sans cesse revenir sur l’héroisme de Siegfried, celui-ci a abdiqué son statut de héros, pour endosser celui d’humain médiocre: plus de Nothung, un seul habit de marié qui perd tout son sens à mesure que l’intrigue avance, et un imperméable chiffonné à la Colombo. A cet embourgeoisement forcément médiocre correspond la fascination de Siegfried pour le monde minable des Gibichungen.

-Troisième postulat, justement, un monde des Gibichungen petit, médiocre, auquel Siegfried s’adapte, dans lequel il se vautre, philtre ou non. Pour identifier ce monde, pendant le voyage de Siegfried sur le Rhin, des serveuses (en fait des hommes) en Dirndltracht orange et vert, installent des tables façon Biergarten bavarois. Le choeur rameuté par Hagen est vêtu en orange vif, installé sur les marches du Walhalla, sorte d’allusion aux Maîtres chanteurs (les femmes arrivant un peu plus tard comme dans le défilé des Corporations…) en somme, une fête de mariage qui ressemblerait à une Festwiese (scène finale des Meistersinger) qui tournerait mal. Là aussi un monde engoncé, recroquevillé sur ses traditions (Maibaum comme dans les villages bavarois). Günther vêtu d’un costume assez vulgaire d’un vert triste, est d’une insigne lâcheté, d’une faiblesse coupable et raillée par Brünnhilde qui le repousse violemment et le domine lorsqu’il se présente à elle avec Siegfried pour lui arracher l’anneau (il faut l’intervention de Siegfried, évidemment, pour qu’il arrive à ses fins), Gutrune vêtue d’un tailleur rouge ridicule, qui répond assez passivement à un Siegfried qui se jette littéralement sur elle avec une insigne vulgarité. Ainsi ce monde des hommes est-il assez repoussant, tout conduit à détruire le mythe. Quant à Brünnhilde, elle rêve d’un intérieur petit bourgeois rabougri.
Les traces du mythe, dans le Crépuscule, ce sont les Nornes et les filles du Rhin, chantées ici par les mêmes chanteuses (au moins deux sur trois), et vêtues sensiblement de la la même manière, robe noire, sac à main et talons pour les Nornes, et elles se transforment en Filles du Rhin qui apparaissent dès le début du Voyage de Siegfried en fond de scène (ce n’est d’ailleurs pas une mauvaise idée). Ces Nornes ne tissent pas, mais regardent un fond de scène trouble (le monde?), écoutent un sol muet: rien du futur n’apparaît, sauf quand se tenant les unes aux autres, elles rompent la chaîne en une rupture annonciatrice de catastrophe.

Pris isolément, ces postulats acceptables, mais pas si nouveaux, proposent des pistes intéressantes. Mais Gunter Krämer est beaucoup trop démonstratif, beaucoup trop didascalique, beaucoup trop didactique: sans cesse les choses sont soulignées, grassement, sans cesse des idées se rajoutent au livret qui pourtant est assez parlant et clair, au besoin pour le contredire: deux exemples,

– d’abord, dans la dernière scène de l’acte I, le livret dit que Günther attendra Siegfried au bas du rocher de Brünnhilde, en réalité ils arrivent tous deux devant Brünnhilde et Siegfried devient une sorte de marionnettiste qui “gère” Günther en le poussant, dissimulé derrière lui en brandissant son Tarnhelm comme un torchon qui cacherait son visage.

– ensuite pourquoi faire de Hagen un handicapé en fauteuil roulant manipulé par son père, alors que le livret indique clairement qu’il a épousé les haines ancestrales – dans la sc.I du deuxième acte par exemple- à quoi sert de rajouter l’image d’un Alberich angoissé de rater son coup et de se laisser voler la victoire éventuelle (jeu sur le planisphère entre Hagen et son père) au point que dans la scène finale, c’est non pas Hagen (sorti de scène poussé dans sa chaise roulante par Gutrune…) comme dans le livret qui intervient en se jetant sur l’anneau mais Alberich: Alberich luttant avec les filles du Rhin et mourant par sa propre lance (ou celle de Wotan) est à mon avis un contresens, Alberich étant le seul héros resté vivant à la fin de l’œuvre, comme l’avait bien souligné Kupfer à Bayreuth.
La vision finale est d’ailleurs assez pauvre, et l’apocalypse se réduit à une sorte de jeu de massacre


Elisa Haberer/ONP                                                                           Fin du Walhalla

sur un écran géant tel un jeu vidéo (c’est très clairement indiqué) inventé par une Brünnhilde collée contre l’écran de feu. Une fin “virtuelle” qui enlève jusqu’au bout la magie de la scène finale à laquelle nous sommes habitués, et qui frustre tellement les spectateurs qu’un cri (“honteux!”) fuse dans le public dès que le silence se fait.

Du point de vue du décor, l’élément central est une sorte de grille (voir ci-dessus) sur laquelle sont projetés des vidéos, porte monumentale vers les espaces virtuels,  si le gigantesque escalier qui conduit au Walhalla est encore présent, la scène est plutôt moins encombrée que précédemment. On notera que la vidéo accompagnant la Marche funèbre (le corps de Siegfried dématérialisé montant au Walhalla) rappelle dans son principe celle de Bill Viola pour la mort de Tristan.
Alors au total, ce Crépuscule, moins échevelé que les autres journées (la Walkyrie notamment),- certaines scènes sont même étonnamment “sobres”- est dominé par l’envie de Gunter Krämer de noircir encore plus un livret qui pourtant ne manque pas en soi de noirceur ni de pssimisme, dans une volonté affirmée d’empêcher de laisser à l’histoire et au public un quelconque espoir, une quelconque lumière qui permettrait d’espérer (comme chez Braunschweig ou même chez Chéreau) dans le futur.

Au service de ce spectacle, au parti pris très discutable, mais d’une plus grande cohérence que les autres journées,et à la musique enivrante dans la fosse, une distribution contrastée, qui n’a pas la belle homogénéité que dans Siegfried en mars dernier.

 
Torsten Kerl

 

(Photo Elisa Haberer)

Torsten Kerl avait séduit dans sa vision d’un Siegfried adolescent attardé, avec une voix solidement plantée. Sans doute fatigué, son Siegfried du Crépuscule, qui nécessite de chanter moins en force, avec un legato plus affirmé, un peu plus de lyrisme, est nettement insuffisant en volume (c’est frappant dans ses duos avec Brünnhilde) et accuse des difficultés dès qu’il faut monter brutalement à l’aigu (deuxième acte!!) et cale au troisième acte. Il remporte un succès d’estime.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est littéralement incroyable de volume dès qu’elle monte à l’aigu, elle domine complètement l’immense vaisseau de la Bastille, et remporte un triomphe total. Pour ma part, je trouve que lorsque les aigus ne sont pas sollicités, la voix perd de la couleur, de l’expression et on a peine à l’entendre (graves et registre central), on a souvent l’impression d’une sorte de monotonie, d’un chant uniforme, rythmé par d’impressionnantes montées à l’aigu, mais pas vraiment habité.
Le Hagen de Hans-Peter König vu à New York il y a un mois dans Hunding a une voix impressionnante, et il remporte un juste triomphe, mais dans Hunding, il prêtait cette voix énorme à un personnage plus subtil, du moins chez Lepage, et plus humain. Il semble très gêné de devoir chanter assis dans son fauteuil roulant, et l’interprétation en souffre, une immense voix, pas vraiment habitée là non plus. Mikhail Petrenko à Aix avec un volume bien moindre et une voix plus claire, pas vraiment adaptée au rôle, était tellement plus convaincant rien que par un style et une diction incomparables.
L’Alberich de Peter Sidhom n’a rien des grands Alberich d’aujourd’hui ou d’hier, voix voilée, volume limité, interprétation pâle. Sans intérêt.
Sophie Koch en revanche est éblouissante de bout en bout dans Waltraute, une Waltraute elle aussi débarrassée des oripeaux de Walkyrie, en longue robe et capuchon noirs, comme une religieuse sans coiffe ou sans cornette, bouleversante, nous l’avons dit.
Si Iain Paterson est un remarquable Günther, rôle très difficile à habiter, avec sa diction parfaite, sa puissance, son énergie désespérée et vide, Christine Libor, qui avait ébloui au Châtelet dans “Les Fées” il y a quelques années, est décevante, souvent proche du cri, avec une voix mal adaptée au rôle et trop stridente. Les Nornes(Nicole Piccolomini, Daniela Sindham, Christine Libor)/Filles du Rhin (Nicole Piccolomini, Daniela Sindham, Caroline Stein) sont assez correctes , à mon avis  les premières meilleures que les secondes.

Que dire en conclusion sinon répéter qu’avec ses hauts et ses bas nous avons un Ring à Paris et que c’est la bonne nouvelle de la saison. Un Ring dominé par l’extraordinaire prestation de l’orchestre,

et du chef, qui confirme que nous tenons là un très grand chef, de haut lignage (il a de qui tenir!!), doué d’un sens théâtral de tout premier ordre. Un Ring dans l’ensemble assez bien chanté, mais pas  exceptionnel à cause de prestations beaucoup trop contrastées. Et un Ring chaotique au niveau scénique, avec un peu de bon et beaucoup de pire, discutable – cela alimentera la chronique- de bout en bout, qu’on devra quand même voir et revoir (supporter?) tout au long des saisons prochaines, et qui peut-être se transformera ou s’améliorera. Pour l’instant, on est entre la colère et l’indifférence,mais jamais  l’admiration, avec cette lassitude du déjà vu, ou de fréquentes grimaces devant les tortures subies par le livret et les excès inutiles.
Les rêves de Gunter Krämer sont des cauchemars méandreux.

 

OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : SIEGFRIED de Richard WAGNER ( Dir.mus: Philippe JORDAN, Mise en scène Günter KRÄMER) le 15 mars 2011

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Soyons justes, ce Siegfried n’est pas la représentation du siècle, mais du prologue et des deux  journées présentées, c’est sûrement la représentation la plus cohérente, ne serait-ce que parce que le premier acte est assez réussi et que certaines images du troisième ne manquent pas de grandeur. Musicalement, la direction de Philippe Jordan, remarquable, soutient une équipe de chanteurs dans l’ensemble satisfaisante. On ne sort pas en furie, comme ce fut pour moi le cas au sortir de La Walkyrie.
Pour Siegfried, il faut d’abord saluer un niveau musical globalement supérieur à ce qu’on a entendu précédemment. L’orchestre dirigé par Philippe Jordan est en tous points remarquable: la direction au tempo souvent plus lent que d’habitude (le prélude installe une tension très forte et donne une couleur mystérieuse qui fait d’ailleurs contraste avec le lever de rideau) fait justice à tous les moments de la partition, des Murmures de la forêt étonnants de chaleur et de douceur, un troisième acte tout de somptuosité sonore, alternant moments de pure poésie suspendue et moments d’une formidable intensité dramatique, une clarté de lecture qui laisse entrevoir tous les pupitres, un accompagnement des chanteurs d’une grande précision. Ce travail exemplaire révèle de plus en plus un très grand chef d’opéra.
La distribution est d’un d’un très haut niveau. et montre une fois de plus ce que j’affirme depuis quelque temps: il n’y a aucun problème à monter Wagner aujourd’hui et une oeuvre aussi difficile que Siegfried qui exige une performance physique énorme du protagoniste peut être proposée avec trois  ténors pour lesquels on est assuré de la performance, Lance Ryan, Stephen Gould, Torsten Kerl (puisque c’est une prise de rôle à Paris) et au moins un chanteur d’un niveau bien inférieur, mais qui “assure” tout de même, Christian Franz.
Torsten Kerl (un nom qui va bien avec Siegfried!) n’a pas le timbre étonnamment juvénile et clair de Lance Ryan, ni sa vaillance, mais c’est en quelque sorte une “force tranquille”: un timbre velouté, une grande douceur, sans jamais donner l’impression de forcer et un engagement scénique qui provoque l’admiration. Un très grand Siegfried, et un beau choix de Nicolas Joel. On est heureux aussi de revoir Juha Uusitalo qui a traversé un passage à vide dû à des problèmes de santé. La voix n’a peut-être plus tout à fait  la puissance d’antan, mais le timbre sonore, et pur, la couleur, la largeur sont revenus. Sa scène avec Mime, et celle avec Erda (un peu traitées de la même manière par la mise en scène d’ailleurs) sont d’une rare intensité. Même remarque avec le Fafner exceptionnel de Stephen Milling, le court moment de sa mort et la réplique à Siegfried donnent le frisson.
mime.1300295177.jpgLe Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke , qui est en train de devenir le Mime de référence, comme Heinz Zednik en son temps: je trouve cependant que la voix manque de couleur et n’est pas si expressive, alors qu’au contraire la composition de l’acteur, en “ménagère allemande de plus de cinquante ans” est à la fois magnifiquement décalée et désopilante. La prestation globale reste très impressionnante. Seule faiblesse dans l’ensemble des hommes, l’Alberich de Peter Sidhom, très fade, sans expression, qui me semble loin d’être à la hauteur du reste de la distribution.
Du côté féminin, Qiu Lin Zhiang est une bonne Erda, solide, à la voix profonde exigée par le rôle, la composition et le jeu sont très solides,  Elena Tsallagova dans l’oiseau n’est pas exceptionnelle, mais la prestation reste satisfaisante. La Brünnhilde de Katarina Dalayman a l’engagement voulu, et il en faut pour chanter ce rôle d’une très grande difficulté (le duo final de Siegfried est pour la soprano l’un des moments les plus difficiles de toute la partition du Ring) sur un escalier gigantesque particulièrement raide, où tout mouvement incongru et non contrôlé serait fort risqué. Il reste que cette chanteuse ne m’a jamais convaincu: les aigus sont là, puissants, projetés mais quelquefois aussi criés, ou manqués l’engagement est réel, mais quelques problèmes dans les graves, souvent détimbrés, et une note finale – comme souvent chez beaucoup de ses collègues, reconnaissons le- ratée. Mais cela reste très honorable, voire meilleur que d’habitude.

Au total, du côté de la musique, ce retour de Siegfried, pas joué à l’opéra depuis 1959, est plutôt un grand bonheur.
Du côté de la scène, on est forcé d’être beaucoup moins positif, même si là aussi, le spectacle est plus cohérent et moins ridicule que ce à quoi Günter Krämer nous a habitués. Il reste tout de même des choses difficilement supportables (le deuxième acte, minable)

mime2.1300295165.jpgLe premier acte présente une grotte de Mime sous l’escalier monumental montant au Walhalla, bien connu depuis l’Or du Rhin. Un ascenseur monte vers les cintres (l’ours l’utilise)et en fait Mime est une sorte de travesti (perruque blonde, habits de ménagère allemande) qui cultive son jardin (plantes, géraniums, nains de jardin etc… et même un ensemble de Cannabis éclairé par des lampes rouges comme dans une serre: Mime est un petit trafiquant. Une atmosphère ridiculement familiale, où Siegfried est un ado qui boit du Coca et mange du Nutella. L’attitude de Siegfried semble bien proche d’une manifestation de crise d’adolescence, engoncé dans une salopette trop juste de qui a grandi trop vite. Bonne idée aussi que l’apparition du Wanderer dans un costume de vagabond qui ressemble un peu au costume endossé par Wotan dans la première production de Siegfried à Paris il y a bien longtemps. Un seul point pénible: lors du chant de la forge, des soldats(?) en arrière fond esquissent comme des pas de marche militaire. Pourquoi?

acte-ii.1300295148.jpgLe deuxième acte est totalement raté à mon avis: tout mystère, toute poésie en sont effacés. Le lever de rideau laisse voir à gauche Alberich et à droite Wotan (ou l’inverse) habillés à l’identique (merci Chéreau à qui l’idée est prise) qui veillent sur l’antre de Fafner vers laquelle se dirigent des esclaves-soldats nus portant des caisses marquées “Rheingold”, renfermant des armes qu’ils vont pointer sur tout ce qui s’approche de la grotte. Fafner n’est jamais un Dragon, mais un roi à la couronne de carton pâte(personnage à la Ionesco, qui porte la même couronne que Mime à la fin du premier acte lorsqu’il se voit déjà, telle Perrette et son pot au lait, détenteur de tous les pouvoirs). L’oiseau n’est pas un oiseau mais un jeune personnage que Siegfried suit (pourquoi le faire doubler alors par la chanteuse? Celle-ci pouvait parfaitement jouer et chanter..)
La forêt est automnale, les feuilles mortes volent, actionnées par Wotan, toujours à l’affût (c’est une constante de l’opéra selon Krämer: Wotan est là jusqu’aux dernières mesures). Cette forêt jonchée de feuilles mortes prépare sans doute déjà le Crépuscule. Ainsi Siegfried joue-t-il à peine avec les symboles tant recherchés par les autres, Tarnhelm, Anneau car sans doute voit on le jeu des hommes au lieu du jeu des mythes et le combat de Siegfried et du Dragon est un simple duel entre Fafner et lui, deux mortels. Les gardiens nus s’écroulent quand Fafner s’écroule. la forêt se réduit à deux rideaux de tulle peint superposés. Il y a un refus total de la magie, qui reste portée par la musique, mais ce qui est représenté sur scène va contre et les décors de Jürgen Bäckman ne sont pas convaincants.

Le troisième acte commence par une vision nocturne du Walhalla, où les dieux semblent assis à des tables de bibliothèque (lampes de bureau vertes) parmi lesquelles Erda, à moins que cette idée de bibliothèque ou d’archive ne soit une allusion à la mémoire du monde, portée justement par Erda.

erda.1300317611.jpgLa scène entre Wotan et Erda, non dénuée d’intensité et de violence se déroule sur et autour d’une table, et finalement n’est pas si mal réussie, la tension que Wotan crée n’y est pas étrangère. Le rideau d’avant-scène, celui qu’on avait déjà vu au premier et second acte, portant les traces de mots inscrits à la craie (Riesen, Nibelung, Notung, résultats des devinettes posées à Mime par le Wanderer) ou le mot “Fürchten”: “avoir peur” qui est ce qu’ignore Siegfried jusqu’à la vue de Brünnhilde, tombe à nouveau pour isoler Wotan et Siegfried, la scène se déroule selon les canons habituels, et Siegfried, brisant la lance se précipite vers le rocher, en fait l’escalier immense et raide qui monte vers le Walhalla, au centre duquel gît Brünnhilde. Près d’elle, Wotan écroulé, vaincu, face contre terre, en haut à droite une armée d’anges gardiens, chœur muet, qui attendent sans doute le Dieu. Un peu en contrebas Siegfried qui va monter jusqu’à Brünnhilde pour la réveiller. Peu de mouvements possibles sur cette pente abrupte, sur ces marches assez raides à la maigre surface, d’où quelques images fortes sans grands mouvements possibles, par exemple Brünnhilde qui dort au milieu des personnages qu’on vient de décrire, avec des débris de la gloire d’antan, bouclier, table renversée, lettres GER de Germania abandonnées.

Le duo en lui-même sans doute à cause de la situation un peu acrobatique, est réglé de manière bien frustre, sans urgence érotique, sans véritable palpitation des cœurs. Il faut attendre la dernière image pour apprécier une idée:

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celle de Wotan regrimpant péniblement et en s’écroulant vers le Walhalla, suivi et soutenu de ses anges gardiens, sorte de vision à la fois parallèle et antithétique de la vision finale de l’Or du Rhin, et,  tandis que Brünnhilde le considère d’un regard rapide en le voyant s’éloigner, elle se tourne rapidement vers Siegfried et se jette dans ses bras  pour le premier émoi.

Au total, un spectacle sans grandes trouvailles, encore une fois, mais qui est malgré tout  plus cohérent que les spectacles précédents (à moins qu’on ne s’habitue…) avec quelques éléments accrocheurs çà et là, mais toujours des visions ridicules et didactiques (Fafner), sans intérêt. Comme pour les épisodes précédents, cela ne nous apprend rien et nous laisse de marbre. Heureusement la musique a emporté l’adhésion: une vision musicale s’installe, incontestable et c’est Philippe Jordan le grand vainqueur : il accèdera sans doute au Walhalla des chefs.

Il y a de quoi se réjouir que l’Opéra de Paris soit en route vers son premier Ring depuis 1959…Patience et longueur de temps…En juin prochain, Nicolas Joel aura gagné son paradis wagnérien.
Ce ne sera certes pas la production rêvée, mais ce sera sans doute de la belle musique. On pourra attendre alors le premier Ring complet, et se rendre compte de l’effet produit par quatre soirées successives en immersion dans du Günter Krämer. [wpsr_facebook]

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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner, mise en scène Günter KRÄMER à l’Opéra Bastille (16 mars 2010)

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L’entreprise était une nécessité. L’Opéra de Paris, la plus grande maison d’opéra du monde avec ses deux énormes salles,  n’avait plus à son répertoire depuis des lustres une production de l’Anneau du Nibelung (le “Ring”). C’est au Châtelet (Bob Wilson) et au Théâtre des Champs Elysées (Mesguich) qu’on doit les dernières productions présentées, et mieux encore, à l’Opéra de Paris, la dernière tentative, qui remonte à 1976,- une production hardie de Peter Stein et Klaus Michael Grüber- avait avorté après “La Walkyrie”, pour cause économique (Problème des coûts de production soulevé par un audit-vengeance de Giscard suite à une grève survenue lors d’une soirée dédiée “aux français méritants”  ). Hugues Gall avait d’autres priorités, Gérard Mortier n’avait pas osé, ou pas envie.(1)
Nicolas Joel l’a enfin programmé, et c’est donc un projet qui se justifie, d’autant que tous les théâtres se mettent en ordre de marche pour 2013, année du bicentenaire de Richard Wagner. La Scala commence aussi cette année, le MET l’an prochain. Vienne, Londres, Florence et Valence ont déjà leur production en boite.
Quels sont les enjeux d’un “Ring”? Paradoxalement, pour une grande maison, ils sont évidemment musicaux, mais peut-être pas  prioritairement . En effet, la plupart des maisons d’opéra cherchent naturellement à proposer une interprétation de grande tenue avec des chanteurs de qualité et un chef de prestige (Pappano, Levine, Welser-Möst, Barenboim). La rareté des représentations, des reprises, font qu’un “Ring” est toujours un événement, c’est bien le cas cette année qui voit la ruée des spectateurs sur les représentations de l’Opéra Bastille. Pour une maison d’Opéra, l’enjeu du Ring, et notamment depuis celui de Chéreau à Bayreuth, réside sans doute plus dans la mise en scène, qui devient un emblème des choix artistiques, et qui va marquer les esprits, notamment par l’intérêt des médias. Le MET par exemple investit beaucoup dans le choix de Robert Lepage, La Scala aussi en misant sur Guy Cassiers, choix très novateur. En confiant la réalisation à Günter Krämer, Nicolas Joel fait le choix d’un grand professionnel pas vraiment inventif ni original, et celui d’une lecture conforme à la tradition allemande , suffisamment moderne pour être dans l’air du temps et suffisamment sage pour pouvoir durer sans trop choquer, le choix du répertoire plutôt que du coup médiatique, c’est le choix de la sécurité. En faisant de cet Or du Rhin, la première production dirigée ès qualités par le nouveau directeur musical Philippe Jordan, il en fait aussi un moment très symbolique de la vie de l’orchestre.

Malheureusement c’est raté. Le résultat tape en dessous de tout ce qu’on pouvait souhaiter. Si les trois autres journées valent le prologue, cela nous promet de longs moments d’ennui. Le spectacle ne tient que par la direction musicale, précise, fouillée, très analytique, trop même car elle manque quelquefois de tension. Peut-on en tenir rigueur au chef quand on voit ce qui se passe sur scène ?…Philippe Jordan a fait preuve de sa rigueur habituelle dans la lecture de la partition, et l’orchestre le suit, avec une concentration qu’on ne lui connaît pas toujours. Il lui manque un soupçon de fantaisie, un soupçon de dramatisme, mais l’ensemble est vraiment appréciable, sinon remarquable.

La distribution réunie par Nicolas Joel est globalement décevante. Certes, Falk Struckmann est un Wotan de haut niveau, doué d’une diction parfaite, d’une voix encore sonore, d’un timbre de qualité. Mais il ne campe pas un personnage intéressant, dominant comme il doit l’être dans le prologue. Sophie Koch est une Fricka de très grande qualité, sans être aussi intense que dans Brangäne par exemple, Kim Begley s’en tire avec tous les honneurs dans Loge, c’est sans doute le meilleur de la compagnie, avec Iain Paterson dans Fasolt et la Erda de Qiu Lin Zhang  dont l’intervention cependant est bien mal réglée par le metteur en scène. Mais aucun n’est vraiment exceptionnel.
En revanche Peter Sidhom est un Alberich  bien pâle (comme le Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke), au moins dans la première partie, quasiment inexistant dans la première scène avec les filles du Rhin (un comble!), cela s’améliore cependant dans la scène de Nibelheim. Froh (Marcel Reijans) et Donner (Samuel Youn) sont traités par la mise en scène comme des comparses, et vocalement cela ne vaut guère beaucoup mieux. Freia est notoirement insuffisante (Ann Petersen), pas de volume, voix stridente et courte. Et les filles du Rhin restent assez moyennes, voire insuffisantes (Daniela Sindham en Wellgunde).
Quand on pense à la distribution rassemblée par Liebermann en 1976 (Sir Georg Solti, Adam, Ludwig, Dernesch, Mazura, tear, Finnilä), on reste sur sa faim.
Quand on pense aussi à la mise en scène de Peter Stein, qui avait si intelligemment utilisé l’espace de la scène de Garnier pour en faire un Univers, on se dit que le travail de Günter Krämer est un vrai recul, même par rapport à cette production de 34 ans plus ancienne. D’ailleurs, on aurait pu voir son spectacle il y a dix ans, vingt ans, trente ans tant il est déjà vieux, après quatre représentations. Tous les poncifs des 30 dernières années y sont servis, y compris les géants en ouvriers avec drapeaux rouges qui hurlent de la salle. Aucune direction d’acteurs (ils n’ont rien à faire pendant de longs moments sinon être là), des incohérences (entrée de Freia),  les scènes centrales (Les dieux, Nibelheim)  d’un ennui mortel: il ne s’y passe rien, les chanteurs sont livrés à eux mêmes ou platrés dans l’immobilité. Aucun travail sur les rapports des personnages entre eux, qui vivent une sorte d’existence cloisonnée, aucune lecture vraiment claire: l’allusion à Germania, le rêve architectural des nazis, est comme plaquée, et son absence n’enlèverait rien de fondamental à l’ensemble. Nibelheim est marquée au centre par une sorte de pendule (coupe-pizza géant a dit fort justement Renaud Machart dans “Le Monde”) qui taille l’or et les solutions des scènes de transformation (Dragon, Grenouille) a priori intéressantes, tournent court. Le Walhalla est une sorte l’Echelle de Jacob immense gravie comme les gradins de l’Olympia Stadion de Berlin par des athlètes en blanc “Riefenstahl”. Esthétiquement, cela ne vaut pas non plus tripette. Globe terrestre qui rappelle de très loin  la coupole actuelle du Reichstag pour le séjour des dieux, des solutions scéniques lourdes, qui nécessitent des machinistes a vue: on sait – c’est suffisamment souligné- que nous sommes au théâtre. Les mouvements des figurants, des machinistes, le miroir qui renvoie la salle ou les cintres, tout cela est archi déjà vu et ne donne pas grand sens à l’ensemble. Seuls le lever de rideau et la scène des filles du Rhin sont assez frappants et procèdent d’une bonne idée (des mains rouges qui remuent comme des animaux au fond des flots). . Ne parlons pas des costumes de Falk Bauer, hideux; quant aux décors de Jürgen Bachmann, ils sont sans intérêt. Bref, tout cela est une proposition faible qui ne fait qu’ accompagner ou illustrer (mal) l’histoire dont au fond, rien ne nous est dit. Il résulte qu’il est impossible d’y voir une ligne claire, un propos. Je préfère de loin Otto Schenk au MET, au moins, le parti pris “traditionnel” est assumé. On a ici une fausse modernité, qui n’apporte rien à la compréhension ni du texte ni de l’œuvre.

Allez, chers amis, replongez- vous dans vos DVD et revoyez Chéreau, ou même Schenk, cela vous évitera de perdre du temps en baillant à ces représentations qui laissent mal augurer de la suite. Dommage, vraiment dommage, quand on pense à l’investissement que représente un Ring: c’est une occasion ratée, et c’est vraiment regrettable pour Philippe Jordan qui défend vaillamment la musique de Wagner.

(1) Pendant l’interrègne de Bernard Lefort en 1971-1972, avant l’arrivée de Liebermann, avait été présentée une production de “Die Walküre”.