KOMISCHE OPER BERLIN 2016-2017: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 2 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Gabriel FELTZ; ms en scène: Andreas HOMOKI)

Acte III, Festwiese ©Monika Rittershaus
Acte III, Festwiese ©Monika Rittershaus

La production de la Komische Oper de Meistersinger von Nürnberg (signée Andreas Homoki) est déjà ancienne (2010), mais a bonne réputation. Afficher Die Meistersinger von Nürnberg à la Komische Oper peut sembler surprenant dans un théâtre qui affiche aussi Kiss me Kate, mais cet opéra-comique de Wagner a toute sa place dans un théâtre tout entier dédié aux diverses formes de l’opéra-comique, de l’opérette ou de théâtre musical ; on y a vu aussi Die Soldaten, Xerxès, Moses und Aron et Im weiss’n Rössl (L’auberge du Cheval Blanc): ainsi donc cela garantit un public varié, disponible et assez populaire vu les prix pratiqués. De plus, la salle de dimensions moyennes (1200 spectateurs) implique un rapport de proximité qui favorise l’émotion et aussi une certaine urgence. La salle était ce dimanche quasiment pleine pour une reprise pour trois représentations de cette production signée Andreas Homoki quand il était encore directeur de l’institution (il est aujourd’hui à Zürich).
La distribution est confiée pour l’essentiel à la troupe, et c’est Tómas Tómasson, le Klingsor vicieux du Parsifal berlinois (Staatsoper) de Barenboim / Tcherniakov qui depuis la création en 2010, chante Hans Sachs.
La production de Homoki est toute entière concentrée sur l’espace, l’espace scénique qui fièrement s’affiche dans sa nudité quand les spectateurs s’installent, et qui dès le début se remplit de maisons stylisées et d’un clocher, comme une Nuremberg abstraite qui fait toile de fond, et qui n’est pas sans rappeler la solution de Richard Peduzzi pour le Wozzeck de Chéreau au Châtelet (1992) et à la Staatsoper de Berlin. Ainsi donc au gré des scènes ce « village » bouge, se ferme, ouvre des failles, se renverse comme une sorte de corps vivant très autonome. Nike Wagner dans son ouvrage Wagner Theater rappelle combien Meistersinger est tributaire d’une vision platonicienne du monde où Nuremberg n’a rien de réel, mais fait corps uni autour de son gouvernement non par les sages, mais par les artistes, des artistes-artisans pour qui l’art du chant et de la poésie est métaphore de l’artisanat et d’une bourgeoisie laborieuse et éclairée. On rappelle pour mémoire le monologue de David à Walther au premier acte, qui explique parfaitement les liens métaphoriques existant entre des artisans qui travaillent la matière : pain, bijoux, tailleurs etc…et les mêmes, poètes, qui travaillent le texte : l’Art, c’est beau, mais c’est beaucoup de travail (« Kunst ist schön, macht aber viel Arbeit ») disait Karl Valentin, à savoir l’inverse d’une fureur divine qui surgirait ex-nihilo. Le défilé des corporations du dernier acte n’est que l’affichage de ces qualités nécessaires à l’entreprise artistique, tout en affirmant que l’art ne peut s’épanouir que dans une petite société fermée et heureuse, dans une sorte de « petit village gaulois », en l’occurrence bavarois – mais la Bavière de Louis II ne pourrait-elle pas être ce dernier refuge où l’artiste (Wagner?) serait auprès su monarque. Contrairement à la tradition de l’opéra-comique où le décor dans son exactitude mimétique affiche un réel scénique qui illustre un monde et une histoire, Homoki a privilégié l’abstraction, concentrant l’attention non sur meubles et colombages, mais proposant des idées de colombage en un espace imaginaire (décor de Frank Philipp Schlößmann) qui encadre le jeu des personnages devenant espace de concentration, des êtres qui se faufilent, tournent autour de maisons qui sont presque des maisons de poupées, et qui font de cet espace un corps qui respire et qui vit, sans aucun rapport avec une quelconque réalité que celle évocatoire de la Nuremberg wagnérienne, rêvée et bienveillante, enfantine et humaniste, heureuse et créatrice. Les personnages se glissent, se cachent, tournent autour des maisons ou les font tourner : rien d’autre qu’eux, sans meubles et sans objets pour jouer cette comédie si humaine.
Cette gentillesse et cette bonhommie s’accompagnent d’un jeu et de mouvements qui rappellent par certains côtés le monde du cinéma d’animation dont le décor serait simplement esquissé et qui pourrait se mouvoir à plaisir par le simple coup de crayon, un monde des rêves utopiques de l’enfance où les choses se résolvent et où les deux « ennemis » Sachs et Beckmesser se retrouvent à la fin dans une situation similaire, dos à dos. Homoki dessine aussi un monde de la caricature  (notamment l’utilisation du noir, du blanc du gris dans les costumes de Christine Mayer), mais sans insister sur aucun des arrière plans politiques ou idéologiques habituels, ni même les questions en débat sur l’art. Il reste dans « le gentillet », et en cela il respecte la tradition de l’opéra-comique, mais aussi dans le « minimalisme » et en cela il s’en éloigne.

Beckmesser (Tom Erik Lie) ©Monika Rittershaus
Beckmesser (Tom Erik Lie) ©Monika Rittershaus

Dans ce monde souriant, Beckmesser (Tom Erik Lie) n’est pas un barbon, mais un homme jeune (ou un jeune homme ?) plutôt « coincé » et imbu de lui-même, engoncé dans sa rigidité et désireux d’exploser…il est plus pitoyable que ridicule et c’est sans doute le personnage le plus fouillé (comme souvent), et Hans Sachs (Tómas Tómasson) est un personnage vieillissant, dont la silhouette émaciée tranche avec les Sachs bien plantés qu’on a vu souvent sur les scènes, magnifiquement personnifié par le chanteur. La manière d’approcher l’histoire par Homoki tranche aussi avec certaines de ses mises en scène plus radicales ou des partis pris abrupts qu’il a adoptés dans son Fliegende Holländer (Zürich, Scala) ou son Lohengrin (Vienne, Zürich) :  le monde fermé de Lohengrin nourri par ses règles, (comme celui de Tannhäuser d’ailleurs, dont Meistersinger pourrait constituer une version comique) peut rappeler que les grands opéras de Wagner (Ring et Tristan exceptés) sont des histoires de clôture (Tannhäuser, Lohengrin, Parsifal) ou de village (Meistersinger, Fliegende Holländer), c’est à dire des histoires d’isolement qu’on essaie de rompre d’une manière ou d’une autre où dont on essaie de s’échapper. Une des images les plus fortes de cette mise en scène est l’image finale de l’acte 1 ou le village se referme sur lui-même devant Walther désarçonné et devient rempart (un peu comme Lohengrin devant le mur blanc de la mise en scène de Neuenfels à Bayreuth), l’autre image étant celle où toute cette belle organisation protectrice s’autodétruit à la fin du deuxième acte, et où le village n’est plus que ruines et maisons renversées, pour ne renaître qu’à la Festwiese de l’acte 3 où l’ordre semble avoir été rétabli par celui-là même qui l’avait bousculé (Hans Sachs), mais cette fois non plus dans le noir et blanc qui dominait, mais en couleurs.

On est donc dans une mise en scène étonnamment épurée, à rebours de la tradition, et fondée sur la conduite des personnages, les mouvements du chœur, qui circulent entre les corridors et les ruelles crées par les « silhouettes » de maisons du village qui bougent à plaisir, mais aussi sur une gestion des dialogues qui colle aux exigences de l’opéra-comique, en cohérence avec le lieu. Aussi le deuxième acte est-il un jeu autour de la maison de Sachs, où les personnages, de manière assez virtuose, tournent autour, se cachent derrière, entrent, comme un jeu mécanique et presque chorégraphique du plus bel effet. Ainsi le travail d’Andreas Homoki m’est-il apparu particulièrement bienvenu, et plus convaincant que nombre d’autres de ses travaux.
Au service de ce travail rigoureux et juste une distribution qui ne dépare pas, malgré d’inévitables hauts et bas dans une œuvre aussi exigeante et aussi complexe. On notera d’abord l’excellent Kothner de Günter Papendell (comme souvent), un des meilleurs éléments de la troupe de la Komische Oper : là où à Munich Eike Wilm Schulte était « l’ex » noble et vieilli mais toujours vert, Papendell est plutôt jeune, et vocalement bien ciselé, avec une diction impeccable et un beau timbre.
Le Pogner de Jens Larsen sans être exceptionnel, est de bon niveau, il appartient à la troupe depuis 2001 où il a les emplois de basse profonde. Bonne diction, jolies couleurs il répond à la demande du metteur en scène de travailler les dialogues de la manière la plus fluide et naturelle possible, comme dans tout opéra-comique qui se respecte et d’être un personnage gentiment caricatural.
David est Ivan Turšić, un ténor originaire de Croatie qui appartient à la troupe de la Komische Oper, valeureux et sympathique, sans avoir le raffinement d’un Benjamin Bruns, il est un David particulièrement bien adapté à l’opéra-comique, voix ductile, fraiche, claire, compréhensible et très naturelle. Une jolie incarnation.
De même la Magdalene de Maria Fiselier, originaire des Pays-Bas, qui entre dans la troupe cette année et qui va y interpréter des « petits » rôles comme Mercedes de Carmen ou Otho dans L’incoronazione di Poppea. On la verra aussi à Genève (en novembre) dans Der Vampyr de Marschner. J’ai écrit ailleurs combien les deux rôles de femme de Meistersinger sont difficiles. Comme Walther, ni Eva ni a fortiori Magdalene ne font les Meistersinger. Ce sont des rôles qui sont des briques pour bâtir un ensemble : le moment où l’on demande à tous d’être là et de contrôler vraiment leur chant, c’est le quintette du troisième acte, seul moment où Eva doit montrer ce qu’elle peut faire (on se souvient de la catastrophe d’Amanda Mace à Bayreuth, du jamais entendu dans cette enceinte et probablement ailleurs, l’exemple type du mal canto) et seul moment où les voix sont à la fois exposées et fusionnelles, d’où l’extrême difficulté. La voix est claire et ronde, la diction impeccable, le timbre est chaud, c’est une Magdalene convaincante et juvénile. On n’en demande pas plus.

Le Beckmesser de Tom Erik Lie est particulièrement intéressant. Dans la troupe depuis 2004, il propose un Beckmesser qui visiblement ne veut pas se mêler au monde des artisans qui l’entourent, avec un costume de bourgeois plus « arrivé », même si légèrement ridicule, et qui comme je l’ai écrit, est coincé par sa rigidité et sa volonté de distinction. Il n’est donc pas à proprement parler ridicule, mais plutôt (maladroitement) décalé. Lui aussi a des qualités de diction et de projection notables et compose un personnage vraiment juste, comme l’a voulu Homoki (il était déjà Beckmesser à la création de la mise en scène), qui reste aux limites de la lumière et qui finit par se réfugier dans le giron de Sachs, resté seul lui aussi à la fin.
On est un poil moins convaincu par le Walther de Erin Caves. Non pas que ce ténor américain qu’on voit fréquemment sur les scènes allemandes (notamment à Stuttgart) en Tristan ou en Don José, ou dans d’autres rôles exigeants de ténor romantique (Max) n’ait pas la voix du rôle, mais le personnage reste un peu pâle. Il s’acquitte de sa mission avec honneur et sans vraiment démériter. La manière de darder les aigus, de ne pas rendre la voix assez homogène à la fin entre lyrisme et héroïsme montre la difficulté du rôle, « entre deux », entre une voix à la Lohengrin et une voix à la Siegmund, dont le rôle consiste à chanter le même air tout au long de l’œuvre, à chaque fois différemment et surtout à chaque fois mieux pour exploser dans la prestation finale du concours. C’est évidemment un vrai défi, et les grands Walther ne courent pas les rues, d’autant que ce n’est pas un rôle « qualifiant » qui va vous projeter au Panthéon des ténors wagnériens. Walther est pour cela un rôle ingrat (voir comment le Walther de Kaufmann, pourtant exceptionnel, a été accueilli par certains commentateurs), car un mauvais Walther ne plombe pas une représentation des Meistersinger (on l’a vu récemment à Munich). Erin Caves s’en tire sans encombre, tellement mieux que le Walther récent de Munich, avec de jolis moments et de belles qualités de timbre, mais sans qu’on ait l’impression de tenir UN Walther … il reste que c’est une voix à suivre.
On est au contraire beaucoup plus captivé par l’Eva de Johanni van Oostrum, cette chanteuse sud-africaine jeune qui chante la Maréchale ou Senta, aussi bien que la Contessa des Nozze di Figaro. Eva est une prise de rôle, riche d’avenir. Ce qui frappe dans son Eva, c’est bien sûr la fraîcheur et la justesse, le contrôle de la voix et la précision, le sens du dialogue, la diction, mais surtout, la force dramatique qui en émane, et ce dès le premier acte. Cette Eva est fraîche mais en même temps mûre et décidée, mais aussi consciente de ce qu’elle fait et elle a la couleur mélancolique nécessaire dans certains moments du rôle (deuxième acte), on entend dans ce chant aussi bien la joie que le drame, car il sait créer la tension aussi bien que le sourire et la détente. C’est une vraie découverte, et c’est en tous cas la meilleure Eva entendue depuis très longtemps (quasiment depuis Harteros à Genève il y a bien longtemps) : quand, dès les premiers mots, l’auditeur se sent surpris et pris, c’est qu’il y a dans le chant ce presque rien qui fait toute la différence. Ne la manquez pas, elle chante en ce moment surtout à Wiesbaden, mais m’est avis qu’on va bientôt l’entendre sur des scènes plus importantes. Elle va chanter dans Nozze di Figaro, j’entends déjà son « Porgi amor… » dont elle a exactement la couleur.

Beckmesser (Tom Erik Lie) Sachs (Tomas Tomasson) ©Monika Rittershaus
Beckmesser (Tom Erik Lie) Sachs (Tomas Tomasson) ©Monika Rittershaus

Comme à la première en 2010, Hans Sachs est Tómas Tómasson dont le Klingsor vieillard lubrique à la Staatsoper avait tant marqué les deux dernières saisons. Lui aussi sera dans la distribution du prochain Marschner à Genève (Der Vampyr) où il chantera Lord Ruthven. Le baryton islandais est un habitué des rôles wagnériens : son Sachs est particulièrement intéressant, dans son incarnation du cordonnier simple, rempli d’humanité, mais aussi un peu roublard (au deuxième acte). Aucun problème de diction, ni de couleur, ni de variété dans le ton, et une vraie agilité dans les dialogues. Du point de vue du chant, la voix garde son homogénéité jusqu’au troisième acte, dont le discours final marque hélas une fatigue marquée : aigus lancés et criés, manque de legato, problèmes de souffle. Pour le reste, graves et aigus sont au rendez-vous, mais le registre central est un tantinet opaque. La voix a un peu vieilli et le timbre a perdu de son émail, il reste que l’ensemble du personnage tient parfaitement la rampe et répond aux impératifs du rôle que la mise en scène veut d’abord inter pares avant que d’être primus . Il en rend parfaitement la modestie et le bon sens, l’ironie et l’intelligence : l’interprétation est fouillée, dominée, convaincante, et c’est l’essentiel dans Meistersinger. Un Sachs discutable et le navire coule. C’est loin d’être le cas, et c’est tout à l’honneur de la Komische Oper que de proposer une distribution aussi homogène, sans zone grise, faite pour l’essentiel d’éléments de la troupe, dans une œuvre qui demande avant tout cette homogénéité plus que des vedettes.
Même satisfaction devant le chœur, très mobile, très investi dans la mise en scène, comme souvent dans ce théâtre où les mises en scène jouent un rôle déterminant : on le voit dans les débats actuels autour de la nomination du directeur musical qui pour la direction doit par force être ouvert aux mises en scène maison, toujours particulières. Ce chœur bouge avec beaucoup d’entrain, et la construction du final de l’acte II, jouant entre les maisons qui bougent est particulièrement virtuose et précise. C’est tout à fait remarquable.
Enfin l’orchestre, qui était il y a six ans dirigé par Patrick Lange, alors directeur musical, l’est cette fois par Gabriel Feltz, qu’on avait entendu diriger Die Soldaten en octobre 2014 dans cette même salle. GMD à Dortmund, il deviendra en 2017 le directeur musical du Philharmonique de Belgrade. Dans une interprétation qui reste dans l’ensemble « traditionnelle », mais très adaptée à la salle par un soin particulier donné au volume, jamais tonitruant, on est frappé par le rythme en harmonie avec le rythme de la mise en scène, et par la clarté de l’orchestre, et surtout la précision des attaques, la limpidité des différents niveaux, la mise en valeur des différents pupitres. L’orchestre de la Komische Oper n’est pas si facile, après avoir été dirigé par Yakov Kreizberg (le frère de Semyon Bychkov), mort trop tôt mais alors l’un des plus prometteurs des chefs, puis est arrivé Kirill Petrenko jusqu’en 2007. Depuis le départ de Petrenko, les directeurs musicaux se sont succédés : Carl Saint Clair, Patrick Lange, Henrik Nánási. Ce dernier après quatre ans laisse l’orchestre sans chef, et il semble difficile, comme évoqué plus haut, de lui trouver un successeur. L’orchestre n’est sans doute pas du niveau de la Staatskapelle Berlin, mais il a des qualités qui lui permettent de jouer avec bonheur des répertoires différents, et je n’ai jamais trouvé que cet orchestre était médiocre, y compris dans des répertoires inattendus comme le répertoire baroque. Dans Die Meistersinger von Nürnberg, il est parfaitement à la hauteur, sans scorie aucune, y compris aux cuivres, toujours dangereux. Et Gabriel Feltz, avec un tempo large, un sens des volumes et des contrastes, un orchestre plein de relief, rend la représentation à la hauteur – sinon meilleure- des grandes salles européennes (pour le tiers du prix pratiqué dans lesdites salles…).

Aussi ne peut-on que saluer une représentation qui procure bien du plaisir, sans grandes faiblesses, où la Komische Oper montre une fois de plus qu’elle est une salle remarquable, avec une troupe solide, un chœur rompu au répertoire le plus divers qui soit, et notamment dans une œuvre où il est particulièrement sollicité, avec un orchestre vraiment convaincant à qui on souhaite au plus vite un directeur musical qui satisfasse à toutes les exigences. Que les mélomanes français en visite à Berlin ne négligent jamais de jeter un œil à sa programmation : on voit d’ailleurs en ce moment à Lyon sa notable production de L’ange de Feu (Benedict Andrews) et dans un mois à Genève celle de Der Vampyr de Marschner (Antú Romero Nunes). Il faut courir aux deux.

Quand l’opéra dit « populaire » est à ce niveau, redonnez-nous-en. [wpsr_facebook]

Final acte II ©Monika Rittershaus
Final acte II ©Monika Rittershaus

 

 

KOMISCHE OPER BERLIN 2013-2014: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 15 JUIN 2014 (Dir.mus: Gabriel FELTZ; Ms en scène Calixto BIEITO)

Die Soldaten (Komische Oper) © Monika Rittershaus
Die Soldaten (Komische Oper) © Monika Rittershaus

On pourra se reporter aux comptes rendus de Die Soldaten (4 Octobre 2013), Die Soldaten (26 Octobre 2013) dans cette mise en scène, et Die Soldaten (31 Mai 2014) dans la production de Munich (Kriegenburg/Petrenko), et pour mémoire, le compte rendu de la production de Salzbourg (Alvis Hermanis/Ingo Metzmacher) en 2012 (26 août 2012)

C’est une année placée pour moi sous le signe de Zimmermann. Deux productions importantes, Zürich et Berlin pour l’une (Calixto Bieito), Munich pour l’autre (Andreas Kriegenburg), et trois chefs (Marc Albrecht, Kirill Petrenko, Gabriel Feltz) qui permettent à cette musique de s’installer auprès du public, et de s’imposer après le spectacle de Salzbourg en 2012 (Alvis Hermanis) qu’on verra la saison prochaine à Milan, recalibré pour la salle milanaise, très différente de la Felsenreitschule à Salzbourg.
À ma quatrième audition de l’œuvre pendant cette saison, il y a au moins une certitude, qui est une interrogation. Cette œuvre fait-elle à ce point peur que, 49 ans après la première, elle soit aussi rare sur les scènes ? La production de Calixto Bieito montre en plus que, si c’est intelligemment agencé, des théâtres de taille plus réduite peuvent l’accueillir et qu’il n’est pas besoin d’une impressionnante arène pour la monter.
Il fallait peut-être à Salzbourg pour imposer l’œuvre à un public souvent rétif miser sur le grand spectacle et la fresque : immense décor, orchestre à la masse impressionnante, s’imposant comme une énorme machine, dans un cadre suggestif comme la Felsenreitschule. La production munichoise, dans une salle comparable aux grandes salles d’Europe, est en quelque sorte, « normalisée ». Et celle de Bieito s’impose définitivement comme un choix différent, celui d’un spectacle intégré où musique chant et jeu s’interpénètrent.

Calixto Bieito le 15 juin 2014
Calixto Bieito le 15 juin 2014

J’ai dans ce blog rendu compte deux fois déjà de la production zurichoise signée Calixto Bieito. Très frappé par la première vision, j’ai tenu à le revoir une fois encore quelques semaines après. Fin mai, c’était au tour de la magnifique production munichoise, et c’est de nouveau la production Bieito que je revois, et avec quel plaisir, à Berlin.

Le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son originalité, les magnifiques éclairages de Frank Evin, le dispositif de Rebecca Ringst, le déroulement en avant-scène, sur la fosse recouverte, de l’ensemble de la pièce, la disposition de l’orchestre en hauteur, permettant de rééquilibrer le son et dans une salle aux dimensions plus réduites, de donner aux voix et aux protagonistes une présence, voire une urgence : tout cela évidemment permet au spectateur de rentrer dans l’œuvre avec une tension inconnue. Je renvoie le lecteur aux articles du mois d’octobre 2013 pour un descriptif plus détaillé, même si Bieito a légèrement modifié certaines vidéos,  certaines scènes ou certaines coiffures dont celle de Susanne Elmark qui a perdu ses couettes initiales de petite fille. L’Andalouse n’est plus une femme, mais un travesti qui montre son sexe lorsqu’elle s’isole à cour avec un des officiers, vision d’un couple amoureux qui tranche avec la violence de la scène d’ensemble, certaines scènes à forte connotation sexuelle (Mary avec Marie et Charlotte par exemple) ont été atténuées, distanciées presque. Les dernières scènes ont été retravaillées de manière plus claire, peut-être un peu plus lisible. Il est vrai que Bieito a remonté le spectacle avec un chef différent, un orchestre différent et une distribution quasi intégralement modifiée, puisqu’on ne retrouve de la production zurichoise que Susanne Elmark, magnifique Marie, et Noëmi Nadelmann, comtesse de la Roche déglinguée que Bieito, qui ne laisse aucune espace à l’humanité ou à l’espoir, rend tout aussi violente et terrible que les autres personnages. Pour le reste, et pour l’essentiel de la distribution à quelques exceptions près, c’est la troupe remarquable de la Komische Oper dont la performance est à souligner.
J’ai pourtant été un peu déçu par rapport à mon souvenir zurichois. Le spectacle m’est apparu moins dynamique, moins rythmé, moins fort musicalement. Marc Albrecht à Zurich avait misé sur force, violence, contrastes et dynamisme, avec un orchestre-maison superlatif. Kirill Petrenko à Munich, avec un orchestre exceptionnel aussi, avait travaillé avec une précision incroyable sur la clarté, les échos et les contrastes stylistiques, en privilégiant une approche presque bel cantiste de la part des chanteurs (notamment pour Daniel Brenna en Desportes, Michael Nagy en Stolzius et Nicola Beller-Carbone en comtesse de la Roche).

Gabriel Feltz le 15 juin 2014
Gabriel Feltz le 15 juin 2014

Gabriel Feltz, actuellement GMD de la ville de Dortmund, est l’un des chefs intéressants de la génération des quadragénaires, qu’on commence à voir diriger dans les grands théâtres allemands (en juillet, il fera Der Fliegende Holländer à Munich) et son répertoire, comme tout GMD, est très large (il va d’Intolleranza de Luigi Nono à Carmen).
Son approche de la partition est très différente celle de Marc Albrecht : un tempo manifestement plus lent, une grande lisibilité, un son peut être un peu plus chaleureux (si ce mot peut convenir à cette œuvre) mais en même temps moins de dynamique, ce qui nuit à mon avis au rendu d’ensemble du spectacle et à sa tension. L’orchestre de la Komische Oper, tout en étant très honorable, n’est pas tout à fait à la hauteur des deux autres phalanges entendues et certains moments (l’ensemble de jazz, jazz-combo) ne semblent pas encore au point. Il est probable qu’à mesure des représentations, les choses se stabiliseront. D’ailleurs, étant placé très près de la scène, le son et les équilibres ne me sont peut-être pas apparus aussi fusionnels qu’à Zurich.

Suzanne Elmark le 15 juin 2014
Susanne Elmark le 15 juin 2014

Il reste que Susanne Elmark une des rares artistes issues des représentations de Zurich dans cette production, est toujours aussi passionnante en Marie, avec un jeu toujours aussi engagé. Ce soprano colorature a une voix large, solide, très lyrique, bien posée, magnifiquement projetée, mais une couleur très différente de celle de Barbara Hannigan à Munich, plus fragile, mais aussi plus ductile. Avec deux Marie aussi différentes, sans oublier Laura Aikin dans la production d’Alvis Hermanis à Salzbourg, les théâtres n’auront aucune difficulté à proposer Die Soldaten dans des interprétations magnifiques, et radicalement opposées.
Noëmi Nadelmann en comtesse de la Roche promène son personnage complètement déglingué, violent, méchant, à l’opposé de l’élégante et stylée Nicola Beller-Carbone à Munich, qui m’avait vraiment séduit. Mais Nadelmann est vraiment une bête de scène, impressionnante, frappante même (au propre et au figuré), et même si la voix n’a en rien la tenue et le lyrisme de sa confrère munichoise, il reste qu’elle est souveraine par sa présence.
Le reste de la distribution est  issu pour l’essentiel de la troupe vraiment excellente de la Komische Oper: belle Charlotte de Karolina Gumos, voix profonde, sonore, bien posée, très vibrant Stolzius du norvégien Tom Erik Lie, belle voix de baryton, belle articulation, interprétation très concentrée, sans rien de démonstratif, mais toujours tendue, ce qui lui donne une grande présence et une grande puissance émotive ; citons aussi Christiane Oertel, la mère de Stolzius, un des piliers du théâtre et le jeune australien Adrian Stooper, qui vient d’intégrer la troupe si je ne me trompe, joli ténor à suivre en jeune La Roche.
Mais quatre chanteurs se détachent à des degrés divers, Jens Larsen, très bon Wesener, un des meilleurs de la distribution, à la belle voix, bien projetée, particulièrement apte à colorer, et qui produit l’impression d’un mélange de faiblesse et d’absence, qui convient très bien à ce rôle, le Desportes de Martin Koch, en troupe à Cologne, à la voix forte, énergique, un Desportes « soldat », très différent de Peter Hoare à Zurich, plutôt ténor de caractère un peu pervers et cynique, et de Daniel Brenna à Munich, moins héroïque et plus lyrique, le Haudy de Tomohoro Takada, en troupe à Kiel, belle voix de basse, sonore, juste, claire, qui se détache fortement de la scène de la taverne et enfin l’excellent Mary de Günter Papendell, un autre pilier de la troupe depuis 2007, qui me frappe à chaque fois que je l’entends par sa voix si contrôlée au beau timbre, si sonore,  et qui remporte un vif succès. Une seule petite ombre, la vieille mère de Wesener (Wesener’s alte Mutter) de Xenia Viaznikova n’a ni la présence, ni la sensibilité, ni le métier, ni la diction de Cornelia Kallisch à Zurich,  authentique apparition,  qui disait son texte comme un Lied, inoubliable.
Malgré ma réserve sur cette troisième vision de la production, que la troupe puisse fournir à un si bon niveau tant de rôles dans un opéra si rarement joué et si difficile est pour moi la confirmation du travail excellent qui peut être fait quand on a en main un ensemble homogène et engagé. J’avoue enrager quand j’entends dénigrer le système de répertoire, parce qu’il est garant d’une bonne irrigation artistique du territoire, d’une bonne qualité au moins dans les villes importantes, (Hamburg, Berlin, Munich, Francfort, Stuttgart, Dresde) mais aussi dans les villes moyennes (comme Cottbus, ou Heidelberg, ou Karlsruhe, ou Freiburg), et permet une ductilité exemplaire voire acrobatique : Die Soldaten alterne à la Komische Oper avec West Side Story, l’opérette Clivia, Così fan tutte, Castor et Pollux et La Traviata et un ballet, Don Juan !
J’ai aussi une grande sympathie pour cette institution, plus populaire que les autres opéras de Berlin, qui sait prendre des risques, menée depuis deux ans par Barrie Kosky, metteur en scène décoiffant qui a animé avec excellente humeur la fête consécutive à cette Première, où les personnels du théâtre étaient visiblement ravis. La routine, qu’on reproche si souvent au théâtre de répertoire était bien loin. Voilà des chanteurs employés, mensualisés, et heureux ;  voilà un système qui ignore l’intermittence, garanti par la puissance publique, et qui présente en un mois autant (sinon plus) de titres (et quels titres) qu’un opéra moyen en France en une saison. Cherchez l’erreur.
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Die Soldaten (Komische Oper) © Monika Rittershaus
Die Soldaten (Komische Oper) © Monika Rittershaus